Les trois conversions - R. P. Réginald Garrigou-Lagrange, O. P.

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    Les trois conversions

    et les trois voiespar le R. P. Rginald Garrigou-Lagrange, O. P.

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    AVANT-PROPOS

    Ce petit livre, crit sous une forme accessible toutes les mes

    intrieures, est comme le rsum de deux ouvrages, bien quil se puissefacilement comprendre avant de les avoir lus.Dans Perfection chrtienne et contemplation, nous avons vu, selon les

    principes formuls par saint Thomas et par saint Jean de la Croix, que laperfection chrtienne consiste spcialement dans la charit selon la plnitudedes deux grands prceptes : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout toncur, de toute ton me, de toutes tes forces, de tout ton esprit, et ton prochaincomme toi-mme (Luc, X, 27). Nous y avons vu aussi que la contemplation

    infuse des mystres de la foi, mystres de la sainte Trinit prsente en nous, delIncarnation rdemptrice, de la Croix, de lEucharistie, est dans la voie normalede la saintet.

    En suivant les mmes principes nous avons trait ailleurs[1] despurifications ncessaires pour arriver lamour parfait de Dieu et du prochain,et nous nous sommes attach en particulier montrer que la purification passivedes sens marque lentre dans la voie illuminative, et celle de lesprit lentredans la voie unitive des parfaits.

    On nous a demand de divers cts de rsumer ces deux ouvrages pourmettre mieux en relief quelles sont, de ce point de vue, les grandes lignes de lathologie asctique et mystique.

    Pour ne pas purement et simplement nous rpter, et pour considrer leschoses dune faon la fois plus simple et plus haute, nous parlerons ici destrois ges de la vie de lesprit et des trois conversions qui constituent lecommencement de chacun deux.

    Un premier chapitre traite de la vie de la grce et du prix de la premire

    conversion. Dans les chapitres suivants il est parl du progrs de la viespirituelle, en insistant sur la ncessit de deux autres conversions outransformations, qui marquent, lune le dbut de la voie illuminative, et lautrele commencement de la voie unitive des parfaits.

    La division du progrs spirituel selon les trois voies, communmentreue depuis saint Augustin et Denys, est devenue banale, en tantquinvariablement reproduite par tous les traits de spiritualit, mais ondcouvre sa vrit profonde, son sens, sa porte, son intrt vital, lorsquonlexplique, comme la indiqu saint Thomas, par analogie avec les divers gesde la vie corporelle, et aussi, ce quon oublie trop souvent, par comparaison aux

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    divers moments de la vie intrieure des Aptres. Les Aptres furentimmdiatement forms par Notre-Seigneur, et leur vie intrieure doit, touteproportion garde, disent les saints, se reproduire en nous. Ils sont nos modlessurtout pour le prtre, et tout chrtien doit en un certain sens tre aptre et vivre

    assez du Christ pour le donner aux autres.Ce sur quoi nous insisterons ici, ce sont surtout des vrits lmentaires.Mais nous oublions souvent que les vrits les plus hautes et les plus vitalessont prcisment les plus lmentaires approfondies, longuement mdites etdevenues objet de contemplation surnaturelle[2].

    Si lon demandait bien des personnes familiarises avec lvangile : Y est-il quelque part question de la seconde conversion ? beaucouprpondraient peut-tre ngativement. Il est pourtant une parole assez claire de

    Notre-Seigneur ce sujet. Saint Marc, IX, 32, rapporte que lors du dernierpassage de Jsus en Galile, quand il arriva avec les Aptres Capharnam, illeur demanda : De quoi parliez-vous en chemin ? Mais ils gardrent lesilence, dit lvangliste ; car en chemin ils avaient discut entre eux qui taitle plus grand. Et en saint Matthieu, XXIII, 3, o est rapport le mme fait,on lit : Jsus, faisant venir un petit enfant, le plaa au milieu deux et leur dit: Je vous le dis, en vrit, si vous ne vous CONVERTISSEZ PAS et nedevenez pas comme les petits enfants, vous nentrerez pas dans le royaume des

    cieux[3]. Ne sagit-il pas ici clairement de la seconde conversion ? Jsusparle aux Aptres qui lont suivi, qui ont pris part son ministre, qui vontcommunier la cne et dont trois lont suivi sur le Thabor. Ils sont en tat degrce, et il leur parle pourtant de la ncessit de se convertir, pour entrerprofondment dans le royaume de Dieu ou dans lintimit divine. A Pierre enparticulier il est dit (Luc, XXII, 32) : Simon, Simon, voici que Satan vous arclams pour vous cribler comme le froment ; mais j'ai pri pour toi, afin queta foi ne dfaille point ; et toi, quand tu seras converti, affermis tes frres. Il

    sagit l de la seconde conversion de Pierre, qui aura lieu la fin de la Passion,sitt aprs son reniement. Cest surtout de la seconde conversion que nousparlerons dans ce petit livre.

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    CHAPITRE ILa vie de la Grce

    et le prix de la premire conversionAmen, amen, dico vobis : Qui credit in me, habet vitam aeternam. En vrit, en vrit, je vous le dis : Celui qui croit en moi a la vie ternelle. (Jean., VI, 47)

    La vie intrieure est pour chacun de nous lunique ncessaire ; elledevrait constamment se dvelopper en notre me plus encore que ce que nous

    appelons la vie intellectuelle, scientifique, artistique ou littraire. Elle est la vieprofonde de lme, de lhomme tout entier, et non pas seulement de lune oulautre de ses facults. Lintellectualit elle-mme gagnerait beaucoup si, au lieude vouloir supplanter la spiritualit, elle reconnaissait sa ncessit, sa grandeuret bnficiait de son influence, qui est celle des vertus thologales et des donsdu Saint-Esprit.

    Quel grave et profond sujet celui qui est exprim en ces deux mots :

    Intellectualit et spiritualit ! Il est assez vident aussi que sans une vieintrieure srieuse il ne saurait y avoir dinfluence sociale vraiment profonde etdurable.La ncessit de la vie intrieure

    Le besoin pressant de revenir la pense de lunique ncessaire se faitparticulirement sentir en ce temps de malaise et de dsarroi gnral, o tant

    dhommes et tant de peuples, perdant de vue notre vraie fin dernire, mettentcelle-ci dans les biens terrestres et oublient combien ils diffrent des biensspirituels et ternels.

    Il est pourtant clair, comme la dit saint Augustin, que les mmes biensmatriels, loppos de ceux de lesprit, ne pleurent en mme temps appartenirintgralement plusieurs[4].

    La mme maison, la mme terre, ne peuvent simultanment apparteniren totalit plusieurs hommes, ni le mme territoire plusieurs peuples. Dole conflit terrible des intrts, lorsquon met fivreusement sa fin dernire en

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    ces biens infrieurs.Au contraire, saint Augustin se plat y insister, les mmes biens

    spirituels peuvent appartenir simultanment et intgralement tous et chacun,sans que celui-ci nuise la paix de lautre ; nous les possdons mme dautant

    mieux que nous sommes plusieurs en jouir ensemble. Nous pouvons ainsipossder tous simultanment, sans nous gner les uns les autres, la mme vrit,la mme vertu, le mme Dieu. Ces biens spirituels sont assez riches etuniversels pour appartenir en mme temps tous et pour combler chacun denous. Bien plus, nous ne possdons pleinement une vrit que si nouslenseignons aux autres, que si nous leur faisons part de notre contemplation ;nous naimons vraiment vertu que si nous voulons la voir aime par autrui, nousnaimons sincrement Dieu que si nous voulons le faire aimer. Tandis quon

    perd largent que lon donne ou que lon dpense, on ne perd pas Dieu en ledonnant aux autres, on le possde mme dautant mieux. Et au contraire nous leperdrions si par ressentiment nous roulions quune seule me ft prive de Lui,si nous voulions exclure une me de notre amour, mme celle de ceux qui nousperscutent et nous calomnient.

    Il y a dans cette vrit trs simple et trs haute, si chre saint Augustin,une grande lumire : Si les biens matriels divisent les hommes dautant plusquon les recherche pour eux-mmes, les biens spirituels unissent les hommes

    dautant plus profondment quon les aime davantage.Ce grand principe est un de ceux qui font le mieux sentir la ncessit de

    la vie intrieure. Il contient aussi virtuellement la solution de la question socialeet de la crise conomique mondiale qui svit lheure actuelle. Il est exprimsimplement dans lvangile : Cherchez le royaume de Dieu, et tout le restevous sera donn par surcrot (Matthieu., VI, 33 ; Luc, XII, 31). Le monde semeurt en ce moment de loubli de cette vrit fondamentale, pourtantlmentaire pour tout chrtien.

    Les vrits les plus profondes et les plus vitales sont en effet prcismentdes vrits lmentaires longtemps mdites, approfondies, et devenues pournous vrits de vie, ou objet de contemplation habituelle.

    Le Seigneur . lheure actuelle montre aux hommes combien ils setrompent en voulant se passer de Lui, en mettant leur fin dernire dans lajouissance terrestre, en renversant lchelle des valeurs, ou, comme on disaitautrefois, la subordination des fins. On veut alors dans lordre matriel de lajouissance sensible produire le plus possible ; on croit compenser ainsi par lenombre la pauvret des biens terrestres ; on construit des machines toujoursplus perfectionnes pour produire toujours plus et mieux et avoir un plus grand

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    profit ; cest l le but dernier. Que sensuit-il ? Cette surproduction ne peutscouler, elle devient inutilisable et elle nous tue en conduisant au chmageactuel, o louvrier sans travail est dans lindigence, tandis que dautresmeurent de plthore. Cest une crise, dit-on ; en ralit, cest plus quune crise,

    cest un tat gnral, et qui devrait tre rvlateur, si nous avions des yeux pourvoir, comme dit lvangile : on a mis la fin dernire de lactivit humaine l oelle nest pas, non en Dieu, mais dans la jouissance dici-bas. On veut trouver lebonheur dans labondance des biens matriels, qui ne sauraient le donner. Loindunir les hommes, ils les divisent, et cela dautant plus quon les recherchepour eux-mmes et plus prement. Le partage ou la socialisation de ces biens neserait pas un remde, et ne donnerait pas le bonheur, tant que les biens terrestresconserveront leur nature et que lme humaine, qui les dpasse, conservera la

    sienne. Do la ncessit pour chacun de nous de penser lunique ncessaire etde demander au Seigneur des saints qui ne vivent que de cette pense et quisoient les grands animateurs dont le monde a besoin. Dans les priodes les plustroubles, comme lpoque des Albigeois et plus tard lclosion duProtestantisme, le Seigneur envoya des pliades de saints. Le besoin ne sen faitpas moins sentir aujourdhui.Quel est le principe ou la source de la vie intrieure ?

    Il importe dautant plus de rappeler la ncessit et la vraie nature de la

    vie intrieure que bien des erreurs ont altr lide qui nous en est donne parlvangile, par les ptres de saint Paul et par toute la Tradition. Il est manifesteen particulier que cette ide de vie intrieure subit une altration profonde dansla thorie luthrienne de la justification ou conversion, daprs laquelle lespchs mortels dans lme du converti ne sont pas positivement effacs parlinfusion de la vie nouvelle de la grce sanctifiante et de la charit. Daprs

    cette thorie, les pchs mortels dans lme du converti sont seulementcouverts, voils par la foi au Christ rdempteur, et ils cessent dtre imputs celui qui les a commis. Lhomme est rput juste par la seule imputationextrieure de la justice du Christ, mais il nest pas ainsi intrieurement justifi,intrieurement renouvel. De ce point de vue, pour que lhomme soit juste auxyeux de Dieu, il nest pas ncessaire quil ait la charit infuse et des mes enDieu. Somme toute, le juste ainsi conu, malgr sa foi au Christ rdempteur,reste dans son pch non effac, dans sa corruption ou mort spirituelle[5].

    Cette conception, qui mconnaissant si gravement notre vie surnaturelleet en rduisait lessence la foi au Christ, sans la grce sanctifiante et la charit.

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    sans les uvres mritoires, devait conduire peu peu au naturalisme, pourlequel le juste est celui qui, abstraction faire de tout Credo, estime et conservelhonntet naturelle, dont ont parl les meilleurs philosophes paens avant leChristianisme[6].

    De ce second point de vue on nexamine mme plus la questionsouverainement importante : Lhomme dans ltat actuel peut-il, sans la grcedivine, arriver observer tous les prceptes de la loi naturelle, y compris ceuxrelatifs Dieu ? Peut-il, sans la grce, arriver aimer, non par simple vellit,mais efficacement le Souverain Bien, Dieu, auteur de notre nature, plus que soiet par-dessus tout ? Les premiers protestants auraient rpondu ngativement,comme lont toujours fait les thologiens catholiques[7] ; le protestantismelibral, n de lerreur luthrienne, ne se pose mme plus la question et nadmet

    plus la ncessit de la grce ou dune vie surnaturelle, infuse.La question revient pourtant toujours en termes plus gnraux :Lhomme peut-il sans un secours suprieur se dpasser lui-mme et aimervraiment et efficacement plus que soi la Vrit et le Bien ?

    Il est clair que tous ces problmes sont essentiellement lis celui de lanature mme de notre vie intrieure, qui est une connaissance du Vrai et unamour du Bien, ou pour mieux dire, une connaissance et un amour de Dieu.

    Pour rappeler ici toute llvation de lide que lcriture et surtoutlvangile nous donnent de la vie intrieure, sans faire un cours de thologie surla justification et sur la grce sanctifiante, nous soulignerons une vritfondamentale de la spiritualit, disons mme de la mystique chrtienne, telleque lglise catholique la toujours conue.

    Tout dabord il est manifeste que selon lcriture la justification ouconversion du pcheur ne couvre pas seulement ses pchs comme dun voile,mais les efface par linfusion dune vie nouvelle. Le Psalmiste supplie dans le

    Miserere : Aie piti de moi, Dieu, selon ta bont ; selon ta grandemisricorde, efface mes transgressions. Lave-moi compltement de moniniquit et purifie-moi de mon pch. Purifie-moi avec lhysope, et je serai pur.Lave-moi, et je serai plus blanc que la neige... Efface toutes mes iniquits. ODieu, cre en moi un cur pur et renouvelle au dedans de moi un esprit ferme.Ne me rejette pas loin de tu face, ne me retire pas ton esprit saint. Rends-moi lajoie de ton salut et soutiens-moi par un esprit de bonne volont . (Ps. L, 3-15).

    Les Prophtes parlent de mme : Le Seigneur dit par Isae, XLIII, 25 : Cest moi, moi seul, qui efface tes prvarications, Isral, pour lamour demoi. Trs souvent dans la Bible revient lexpression : Cest moi qui enlve

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    liniquit, qui efface le pch. Comme le rapporte lvangile de saint Jean, I,29, Jean-Baptiste dit en voyant Jsus qui venait vers lui : Voici lAgneau deDieu qui te le pch du monde. On lit de mme dans la 1re ptre de saintJean, I, 7, : Le sang de Jsus nous purifie de tout pch. Et saint Paul

    crit, I Corinthiens VI, 10 : Ni les impudiques, :ni les idoltres, ni lesadultres,... ni les voleurs, ni les calomniateurs, ni les rapaces, ne possderont leroyaume de Dieu. Voil pourtant ce que vous tiez, du moins quelques-unsdentre vous ; mais vous avez t lavs, mais vous avez t sanctifis, maisvous avez / justifis au nom du Seigneur Jsus-Christ et par lEsprit de notreDieu. Si du reste, dans la justification o conversion de limpie, les pchs taientseulement voils et non effacs, lhomme serait la fois juste et injuste, justifi

    et en tat de pch. Dieu aimerait le pcheur comme son ami, malgr sacorruption, que son amour serait impuissant lui enlever. Le Sauveur nauraitpas effac les pchs du monde, sil ne dlivrait pas le juste de la servitude dupch. Ce sont l, encore une fois, des vrits lmentaires pour tout chrtien ;leur connaissance approfondie, quasi exprimentale et constamment vcue, estla contemplation des saints.La ralit de la grce

    et de notre filiation divine adoptive

    Le pch mortel ne peut tre ainsi effac et remis que par linfusion dela grce sanctifiante et de la charit, qui est lamour surnaturel de Dieu et desmes en Dieu. zchiel, XXXVI, 25, lannonce en disant au nom du Seigneur : Je rpandrai sur vous une eau pure, et vous serez purs ; je vous purifierai detoutes vos souillures et de toutes vos abominations. Je vous donnerai un curnouveau, et je, mettrai au dedans de vous un esprit nouveau. J'terai de votre

    chair le cur de pierre, et je vous donnerai un cur de chair. Je mettrai audedans de vous mon Esprit, et je ferai que vous suivrez mes ordonnances.

    Cette eau pure qui rgnre est celle de la grce, qui nous vient duSauveur, dont il est dit dans lvangile de saint Jean, I, 16 : Cest de saplnitude que nous avons tous reu et grce sur grce. Par Jsus-ChristNotre-Seigneur nous avons reu la grce , lisons-nous dans lptre auxRomains, I, 5 : lamour de Dieu est rpandu dans nos curs par lEsprit-Saint qui nous a t donn (Romains, V, 5). A chacun de nous la grce at donne selon la mesure du don du Christ (phsiens, IV, 7)-

    Sil en tait autrement, lamour incr de Dieu pour celui quil convertit

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    serait seulement affectif, et non pas effectif et agissant. Or lamour incr deDieu pour nous, comme le montre bien saint Thomas (Ia, q. 20, a. 2, et Ia IIae q.110, a. I), est un amour qui, loin de supposer lamabilit en nous, la pose ennous. Son amour crateur nous a donn et nous conserve notre nature et

    lexistence, son amour vivificateur produit et conserve en nous la vie de lagrce qui nous rend aimables ses yeux, non plus seulement comme sesserviteurs, mais comme ses enfants.

    La grce sanctifiante, principe de notre vie intrieure, fait vrai vraimentde nous les enfants de Dieu, parce quelle est une participation de sa nature.Nous ne saurions tre, comme le Verbe, ses fils par nature, mais nous le

    sommes rellement par grce et par adoption. Et tandis que lhomme quiadopte un enfant ne le transforme pas intrieurement, mais le dclare seulementson hritier, Dieu, en nous aimant comme des fils adoptifs, nous transforme,nous vivifie intrieurement par une participation de sa vie intime, proprementdivine.

    Cest ce nous lisons dans lvangile de Jean, I, 11-13 : Le Verbe vintchez lui, et les siens ne lont pas reu. Mais tous ceux qui lont reu il a donnle pouvoir de devenir enfants de Dieu, eux qui croient en son nom, qui non du

    sang, ni de la volont de la chair, ni de la volont de lhomme, mais de Dieusont ns. Notre-Seigneur le disait lui-mme Nicodme : En vrit, envrit je te le dis, nul, sil ne renat de leau et de lEsprit, ne peut entrer dans leroyaume de Dieu. Car ce qui est n de la chair est chair, et ce qui est n delEsprit est esprit. Ne ttonne pas de ce que je tai dit : il faut que vousnaissiez de nouveau[8] (Jean III, 5).

    Saint Jean dit de mme : Quiconque est n de Dieu ne commet pointle pch, parce que la semence de Dieu demeure en lui ; et il ne peut pcher,

    parce quil est n de Dieu (I Jean, III, 9). En dautres termes : la semence deDieu, qui est la grce, accompagne de lamour de Dieu, ne peut exister avec lepch mortel qui nous dtourne de Dieu, et si elle nexclut pas le pch vniel,dont saint Jean parle plus haut, I, 8, elle ne saurait en tre le principe, mais elletend le faire disparatre de plus en plus.

    Laptre saint Pierre parle, sil est possible ; encore plus clairementlorsquil dit : Par le Christ la puissance divine a accompli les grandes etprcieuses promesses, afin de nous rendre ainsi participants de la nature divine (II Petri I, 4). Cest aussi ce quexprime laptre saint Jacques, lorsquil crit: Tout don excellent, toute grce parfaite descend den haut, du Pre des

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    lumires, en qui nexiste aucune vicissitude, ni ombre de changement. De sapropre volont, il nous a engendrs par la parole de la vrit, afin que noussoyons comme les prmices de ses cratures (Ep. Jacob., I, 18).

    La grce sanctifiante est vraiment une participation relle et formelle de

    la nature divine, car elle est le principe doprations proprement divines ;lorsque au ciel elle sera arrive en nous son plein dveloppement et ne pourraplus se perdre, elle sera le principe doprations qui auront absolument le mmeobjet formel que les oprations incres de la vie intime de Dieu, elle nouspermettra de le voir immdiatement comme Il se voit et de laimer comme Ilsaime : Mes bien-aims, dit saint Jean, nous sommes maintenant enfants deDieu, est ce que nous serons un jour na pas encore t manifest ; mais noussavons quau temps de cette manifestation nous Lui serons semblables, parce

    que nous le verrons tel quil est (I Jean., 3, 2).Cest l ce qui nous montre le mieux ce quest la nature intime de lagrce sanctifiante, principe de notre vie intrieure. Il importe dy insister. Cestun des points les plus consolants de notre foi, cest aussi une des vrits de viequi relve le plus le courage au milieu des difficults de lexistence prsente.La vie ternelle commence

    Pour saisir ce que doit tre la vie intrieure en elle-mme et en sesdiffrentes phases, il faut voir dabord non seulement quel est son principe,mais aussi quel doit tre son plein panouissement.

    Or si nous interrogeons sur ce point lvangile, il nous dit que la vie dela grce, donne par le baptme et nourrie par lEucharistie, est comme legerme de la vie ternelle.

    Ds le dbut de son ministre, Notre-Seigneur, dans le Sermon sur lamontagne, tel quil est rapport par saint Matthieu, dit tous ceux qui

    lcoutent, et cest le fond du discours : Soyez parfaits comme votre Precleste est parfait. (Matth., V, 48). Il ne dit pas : soyez parfaits comme desanges , mais comme votre Pre cleste est parfait . Cest donc quil apporteun principe de vie qui est une participation de la vie mme de Dieu. Au-dessusdes divers rgnes de la nature : rgne minral, vgtal, animal, au-dessus durgne de lhomme et mme au-dessus de lactivit naturelle des anges, cest lavie du rgne de Dieu ; vie dont le plein panouissement sappelle, non passeulement la vie future dont ont parl les meilleurs philosophes avarie leChristianisme, mais la vie ternelle, mesure, comme celle de Dieu, non par letemps futur, mais par lunique instant de limmobile ternit.

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    La vie future dont parlent les philosophes est naturelle, presquesemblable la vie naturelle des anges, tandis que la vie ternelle, dont parlelvangile, est essentiellement surnaturelle autant pour les anges que pournous ; elle est non seulement suprahumaine, mais supraanglique, elle est

    proprement divine. Elle consiste voir Dieu immdiatement comme Lui-mmese voit et laimer comme Il saime. Cest pourquoi Notre-Seigneur peut dire : Soyez parfaits comme votre Pre cleste est parfait , puisque vous avez reuune participation de sa vie intime.Tandis que lAncien Testament ne parlait gure quen figure de la vie ternelle,symbolise par la terre promise, le Nouveau, en particulier lvangile de saintJean, en parle constamment, et depuis lors il est pour ainsi dire impossible definir un sermon sans dsigner par ces termes la batitude suprme laquelle

    nous sommes appels.Bien plus, si nous demandons lvangile, surtout celui de saint Jean,ce quest la vie de la grce, il nous rpond : Cest la vie ternelle commence.

    Notre-Seigneur dit en effet six reprises dans le quatrime vangile : Celui qui croit en moi a la vie ternelle[9] ; non seulement il laura plus tardsil persvre, mais en un sens il la dj. Celui qui mange ma chair et boitmon sang a la vie ternelle, et je le ressusciterai au dernier jour[10]. Queveulent dire ces paroles ? Notre-Seigneur les explique plus loin (Jean, VIII,

    51-53) : En vrit, en vrit le vous le dis, quiconque gardera ma parole (parla pratique des prceptes) ne verra jamais la mort. Stupfaits, les Juifs luirpliquent : Nous voyons maintenant quun dmon est en toi : Abraham estmort, les prophtes aussi, et toi, tu dis : Quiconque gardera ma parole negotera jamais la mort !... Qui donc prtends-tu tre ? Cest alors que Jsusleur dit : Avant quAbraham ft, je suis (Ibid., 58).

    Que veut nous faire entendre Notre-Seigneur lorsque plusieurs reprisesil affirme : Celui qui croit en moi a la vie ternelle ? Il veut dire : Celui

    qui croit en moi dune foi vive, unie la charit, lamour de Dieu et duprochain, a la vie ternelle commence. En dautres termes :Celui qui croit enmoi a en germe une vie surnaturelle qui est identique en son fond avec la vieternelle. Le progrs spirituel ne peut tendre en effet vers la vie de lternit quesil en suppose le germe en nous, et un germe de mme nature. Dans lordrenaturel, le germe contenu dans le gland ne pourrait pas devenir un chne silntait pas de mme nature que lui, sil ne contenait pas ltat latent la mmevie. Le petit enfant ne pourrait pas non plus devenir un homme sil navait pasune me raisonnable, si la raison ne sommeillait pas en lui. Ainsi le chrtien dela terre ne pourrait pas devenir un bienheureux du ciel sil navait pas reu au

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    baptme la vie divine.Et comme on ne peut connatre la nature du germe contenu dans le

    gland quen la considrant son tat parfait dans le chne, de mme on ne peutconnatre la vie de la grce quen la considrant dans son panouissement

    dernier, dans la gloire qui est sa consommation. Gratia est semen gloriae , dittoute la Tradition.Au fond, cest la mme vie surnaturelle, la mme grce sanctifiante et la

    mme charit, avec deux diffrences. Ici-bas nous connaissons surnaturellementet infailliblement Dieu, non dans la clart de la vision, mais dans lobscurit dela foi, et de plus nous esprons le possder dune faon inamissible, mais, tantque nous sommes sur la terre, nous pouvons le perdre par notre faute.

    Malgr ces deux diffrences, relatives la foi et lesprance, cest la

    mme vie, la mme grce sanctifiante et la mme charit. Notre-Seigneur le dit la Samaritaine : Si scires donum Dei : Si tu savais le don de Dieu, cest toiqui maurais demand boire... Celui qui boira de leau que je lui donnerainaura plus soif ; au contraire, leau que Je lui donnerai deviendra en lui unesource jaillissante jusqu la vie ternelle (Jean, IV, 10-14). Dans le temple, ledernier jour de la fte des Tabernacles, Jsus debout dit aussi haute voix, nonseulement pour des mes privilgies, mais pour tous : Si quelquun a soif,quil vienne moi et quil boive. Celui qui croit en moi, des fleuves deau vive

    couleront de sa poitrine (Jean, VII, 37). Il disait cela, ajoute saint Jean, delEsprit, que devaient recevoir ceux qui croient en lui. Le Saint-Esprit estappel fons vivus, fons vitae.

    Jsus dit encore : Si quelquun maime (la foi seule ne suffit pas), ilgardera ma parole, et mon Pre laimera, et nous viendrons en lui et nous feronsen lui notre demeure (Jean, XIV, 23). Qui viendra ? Non seulement la grce,don cr, mais les Personnes divines : Mon Pre et moi et aussi le Saint-Esprit promis. La Trinit sainte habite donc en nous, dans lobscurit de la foi,

    un peu comme elle habite dans lme des saints du ciel qui la voient dcouvert. Celui qui demeure dans la charit demeure en Dieu, et Dieu en lui (I Joan., IV, 16).

    Cette vie intrieure surnaturelle est trs suprieure au miracle, qui nestquun signe sensible de la parole de Dieu ou de la saintet de ses serviteurs.Mme la rsurrection dun mort, qui restitue surnaturellement au cadavre la vienaturelle, nest pour ainsi dire rien en comparaison de la rsurrection dune mequi se trouvait dans la mort spirituelle du pch et qui reoit la vieessentiellement surnaturelle de la grce.

    Cest vraiment, dans la pnombre de la foi, la vie ternelle

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    commence[11].Cest ce qui fait dire encore Notre-Seigneur : Le royaume de Dieu

    ne vient pas de manire frapper les regards. On ne dira point : Il est ici ou l ;car voyez, le royaume de Dieu est au milieu de vous (Luc,XVII, 20). Il est l

    cach en vous, en vos mes, comme le grain de snev, comme le ferment quifera lever toute la pte, comme le trsor enfoui dans un champ, comme lasource do provient le fleuve deau vive, qui ne tarit jamais.

    Cest encore ce qui fait dire saint Jean dans sa 1re ptre : Noussavons que nous sommes passs de la mort la vie, si nous aimons nos frres (I Joan., III, 14). Je vous ai crit ces choses, pour que vous sachiez que vousavez la vie ternelle, vous qui croyez au nom du Fils de Dieu (I Joan., v, 13). La vie ternelle consiste vous connatre, vous le seul vrai Dieu et celui que

    vous avez envoy, Jsus-Christ (Joan., XVII, 3).Saint Thomas exprime cette, doctrine lorsquil crit : Gratia nihilalid est quam quaedam inchoatio gloriae in nobis (Ia IIae, q. 24. a. 3, ad 2m ;Item, Ia. IIae, q.69, a.2 ; de Veritate, q. 14, a. 2) : La grce nest autre chosequun certain commencement de la gloire en nous.

    Bossuet dit de mme : La vie ternelle commence consiste connatre Dieu par la foi (unie lamour), et la vie ternelle consommeconsiste voir Dieu face face et dcouvert. Jsus-Christ nous donne lune et

    lautre parce quil nous la mrite et quil en est le principe dans tous lesmembres quil anime[12].

    Cest ce que la liturgie exprime aussi en disant dans la prface de lamesse pour les dfunts : Tuis enim fidelibus, Domine, vita mutatur, nontollitur : Pour vos fidles, Seigneur, la vie nest pas te, mais change ettransfigure. Le prix de la vraie conversion

    On voit ainsi la grandeur de la conversion qui fait passer lme de ltatde pch mortel ou de dissipation et dindiffrence lgard de Dieu ltat degrce, o dj elle aime Dieu plus que soi et par-dessus tout, au moins dunamour destime, sinon encore dun amour vraiment gnreux et victorieux detout gosme.

    Le premier tat tait un tat de mort spirituelle, o plus ou moinsconsciemment on ramenait tout soi, o lon voulait se faire le centre de tout, eto lon devenait de fait esclave de tout, de ses passions, de lesprit du monde etde lesprit du mal.

    Le second tat est un tat de vie, o nous commenons srieusement

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    nous dpasser nous-mmes et ramener tout Dieu, aim plus que nous. Cestlentre dans le rgne de Dieu, o lme docile commence rgner avec Lui surses passions, sur lesprit du monde et celui du mal.

    On conoit ds lors que saint Thomas ait crit : Bonum gratiae unius

    (hominis),majus est, quam bonum naturae totius universi (Ia IIae, q. 11,3, a. 9,ad 2) : Le moindre degr de grce sanctifiante dans une me, dans celle parexemple dun petit enfant aprs son baptme, vaut plus que le bien naturel detout lunivers. Cette seule grce vaut plus que toutes les natures cres prisesensemble, y compris les natures angliques, car les anges ont eu besoin, non pasde rdemption, mais du don gratuit de la grce pour tendre vers la batitudesurnaturelle laquelle Dieu les appelait. Saint Augustin dit que Dieu en crantla nature des anges leur a fait le don de la grce : Simul in eis coudens

    naturam et largiens gratiam[13] , et il tient que la justification de limpie estchose plus grande que la cration du ciel et de la terre[14] , plus grande mmeque la cration des natures angliques.

    Saint Thomas ajoute : La justification dun pcheur estproportionnellement plus prcieuse que la glorification dun juste, car le don dela grce dpasse plus ltat de limpie, qui tait digne de peine, que le don de lagloire ne dpasse ltat du juste, qui, du fait de sa justification, est digne de cedon[15]. Il y a beaucoup plus de distance entre la nature de lhomme ou

    mme entre celle de lange le plus lev et la grce quentre la grce et lagloire. La nature cre la plus haute nest nullement le germe de la grce, tandisque celle-ci est bien le germe de la vie ternelle, semen gloriae.

    Il se passe donc au confessionnal, au moment de labsolution dupcheur, quelque chose de plus grand proportionnellement que lentre dunjuste. dans la gloire.

    Cest cette doctrine que Pascal exprime en disant dans une des plusbelles pages des Penses, qui est sur ce point le rsum de lenseignement de

    saint Augustin et de saint Thomas : La distance infinie des corps aux espritsfigure la distance infiniment plus infinie des esprits la charit, car elle estsurnaturelle[16]... Tous les corps, le firmament, les toiles, la terre et sesroyaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connat tout cela, et soi, etles corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutesleurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charit, cela est dunordre infiniment plus lev. De tous les corps ensemble, on ne saurait en fairerussir une petite pense : cela est impossible et dun autre ordre. De tous lescorps et esprits, on nen saurait tirer un mouvement de vraie charit : cela estimpossible et dun autre ordre surnaturel[17].

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    On voit ds lors combien grande fut lerreur de Luther sur lajustification, lorsquil voulut lexpliquer, non par linfusion de la grce et de lacharit qui remet les pchs, mais seulement par la foi au Christ sans lesuvres, sans lamour, ou par la simple imputation extrieure des mrites du

    Christ, imputation qui couvrait les pchs, sans les effacer, et laissait ainsi lepcheur dans sa souillure et sa corruption. La volont ntait pas ds lorsrgnre par lamour surnaturel de Dieu et des mes en Dieu. La foi auxmrites du Christ et limputation extrieure de sa justice manifestement nesuffisent pas pour que le pcheur soit justifi ou converti, il faut encore quilveuille observer les prceptes, surtout les deux grands prceptes de damour deDieu et du prochain : Si quelquun maime, il gardera ma parole, et mon Prelaimera, et nous viendrons et nous ferons en lui notre demeure (Jean, XIV,

    23). Celui qui demeure dans la charit demeure en Dieu, et Dieu en lui (IJoan., IV, 16).Nous sommes ici dans un ordre trs suprieur lhonntet naturelle, et

    celle-ci ne peut tre pleinement ralise sans la grce, ncessaire lhommedchu pour aimer efficacement et plus que soi le Souverain Bien, Dieu, auteurde notre nature[18]. Notre raison par ses seules forces conoit bien que nousdevons aimer ainsi lAuteur de notre nature, mais notre volont dans ltat dedchance ne peut y parvenir, plus forte raison ne peut-elle pas par ses seules

    forces naturelles aimer Dieu, Auteur de la grce, puisque cet amour est dordreessentiellement surnaturel, autant pour lange que pour nous. Nous voyonsds lors quelle est llvation de la vie surnaturelle que nousavons reue au baptme, et ce que doit tre par suite notre vie intrieure.

    Cette vie ternelle commence constitue tout un organisme spirituel, quidoit se dvelopper jusqu notre entre au ciel. La grce sanctifiante, reue danslessence de lme, est le principe radical de cet organisme imprissable, qui

    devrait durer toujours, si le pch mortel, qui est un dsordre radical, ne venaitparfois le dtruire[19]. De la grce sanctifiante, germe de la gloire, drivent lesvertus infuses, dabord les vertus thologales, dont la plus haute, la charit, doit,comme la grce sanctifiante, durer toujours. La charit ne passera jamais, ditsaint Paul... Maintenant ces trois choses demeurent : la foi, lesprance, lacharit ; mais la plus grande des trois cest la charit (I Cor., XIII, 8, 13). Elledurera toujours, ternellement, lorsque la foi aura disparu pour faire place lavision, et lorsque lesprance succdera la possession inamissible de Dieuclairement connu.

    Lorganisme spirituel se complte par les vertus morales infuses, qui

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    portent sur les moyens, tandis que les vertus thologales regardent la findernire. Ce sont comme autant de fonctions admirablement subordonnes,infiniment suprieures celles de notre organisme corporel. On les appelle :prudence chrtienne, justice, force, temprance, humilit, douceur, patience,

    magnanimit, etc.Enfin pour remdier limperfection de ces vertus qui, sous la directionde la foi obscure et de la prudence, gardent une manire encore trop humainedagir, il y a les sept dons du Saint-Esprit, qui habite en nous. Ils sont commedes voiles sur la barque et nous disposent recevoir docilement et promptementle souffle den haut, les inspirations spciales de Dieu, qui nous permettentdagir dune manire non plus humaine, mais ,divine, avec llan quil fautavoir pour courir dans la voie de Dieu et ne pas reculer devant les obstacles.

    Toutes ces vertus infuses et ces dons grandissent avec la grcesanctifiante et la charit, dit saint Thomas (Ia IIae, q. 66, a. 2), comme les cinqdoigts de la main se dveloppent ensemble, comme tous les organes de notrecorps augmentent en mme temps. De la sorte on ne conoit pas quune me aitune haute charit sans avoir le don de sagesse un degr proportionn, soit sousune forme nettement contemplative, soit sous une forme pratique plusdirectement ordonne laction. La sagesse dun saint Vincent de Paul nest pasabsolument semblable celle dun saint Augustin, mais lune et lautre est

    infuse.Tout lorganisme spirituel se dveloppe donc en mme temps, quoique

    sous des formes varies. Et de ce point de vue, comme la contemplation infusedes mystres de la foi est un acte des dons du Saint-Esprit, qui disposenormalement la vision batifique, ne faut-il pas dire quelle est dans la voienormale de la saintet ? Il suffit ici de toucher la question, sans y insisterdavantage[20].

    Pour mieux voir le prix de cette vie ternelle commence, il fautentrevoir ce que sera son plein panouissement au ciel et combien il dpasse cequet t notre batitude et notre rcompense si nous avions t cre dans untat purement naturel.

    Si nous avions t crs en ltat de pure nature, avec une mespirituelle et immortelle, mais sans la vie de la grce, mme alors notreintelligence et t faite pour la connaissance du vrai et notre volont pourlamour du bien. Nous aurions eu pour fin de connatre Dieu, Souverain Bien,Auteur de notre nature, et de laimer par-dessus tout. Mais nous ne laurionsconnu que par le reflet de ses perfections dans ses cratures, comme les grands

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    philosophes paens lont connu, dune faon pourtant plus certaine et sansmlange derreurs. Il et t pour nous la Cause premire et lIntelligencesuprme qui a ordonn toutes choses.

    Nous laurions aim comme lAuteur de notre nature dun amour

    dinfrieur suprieur, qui net pas t une amiti, mais plutt un sentimentfait dadmiration, de respect, de reconnaissance, sans cette douce et simplefamiliarit qui est au cur des enfants de Dieu. Nous aurions t ses serviteurs,mais non pas ses enfants.

    Cette fin dernire naturelle est dj trs haute. Elle ne saurait produire lasatit, pas plus que notre il ne se lasse de voir lazur du ciel. De plus, cestune fin spirituelle qui, la diffrence des biens matriels, peut tre possd partous et chacun, sans que la possession de lun nuise celle de lautre et

    engendre la jalousie ou la division.Mais cette connaissance abstraite et mdiate de Dieu et laiss subsisterbien des obscurits, en particulier sur la conciliation intime des perfectionsdivines. Nous en serions toujours rests peler et numrer ces perfectionsabsolues, et toujours nous nous serions demand comment se peuvent concilierintimement la toute-puissante bont et la permission divine du mal, dun malparfois si grand quil dconcerte notre raison, comment aussi peuventsaccorder intimement linfinie misricorde et linfinie justice.

    Dans cette batitude naturelle, nous naurions pu nous empcher de dire: Si pourtant je pouvais le voir ce Dieu, source de toute vrit et de toute bont,le voir immdiatement comme Il se voit !

    Ce que ni la raison la plus puissante, ni lintelligence naturelle des angesne peuvent dcouvrir, la Rvlation divine nous la fait connatre. Elle nous ditque notre fin dernire est essentiellement surnaturelle et quelle consiste voirDieu immdiatement face lace et tel quil est, sicuti est (I Cor., XIII, 12 ; IJoan., III, 2). Dieu nous a prdestins devenir conformes limage de son

    Fils unique, pour que celui-ci soit le premier-n entre plusieursfrres (Rom., VIII, 29). Lil de lhomme na pas vu, loreille na pasentendu, son cur ne peut dsirer les choses que Dieu prpare ceux quilaiment (I Cor., II, 9).

    Nous sommes appels voir Dieu, non pas seulement dans le miroir descratures, si parfaites soient-elles, mais le voir immdiatement, sanslintermdiaire daucune crature, et mme sans lintermdiaire daucune idecre[21], car celle-ci, si parfaite quon la suppose, ne pourrait reprsenter telquil est en soi Celui qui est la Pense mme et le Vrai infini, un pur clairintellectuel ternellement subsistant, et la vive flamme de lAmour sans mesure.

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    plus les mystres de la foi. Cest dire que toute notre vie intrieure tend vers lacontemplation surnaturelle des mystres de la Vie intime de Dieu et delIncarnation rdemptrice, elle tend surtout vers une union Dieu toujours plusintime, prlude de lunion toujours actuelle et inamissible, qui sera la vie

    ternelle consomme.Les trois tiges de la vie spirituelle

    Si telle est la vie de la grce et la constitution de lorganisme spiritueldes vertus infuses et des dons, il nest pas tonnant quon ait souvent comparle dveloppement de la vie intrieure aux trois ges de la vie corporelle :lenfance, ladolescence et lge adulte. Saint Thomas (IIa IIae, q. 24, a. 9) a

    indiqu lui-mme cette comparaison. Il y a l une analogie qui vaut la peinedtre suivie, en observant surtout la transition dune priode lautre.On admet gnralement que lenfance dure jusqu lpoque de la

    pubert vers quatorze ans, bien que la premire enfance cesse lveil de laraison, vers sept ans.

    Ladolescence va de quatorze vingt ans. Vient ensuite lge adulte, olon distingue la priode qui prcde la pleine maturit, et celle qui, partir detrente-cinq ans environ, la suit, avant le dclin de la vieillesse.

    La mentalit change avec les transformations de lorganisme ; lactivitde lenfant nest pas, a-t-on dit, celle dun homme en miniature, ou dun adultefatigu : llment qui domine en elle n est pas le mme. L enfant ne discernepas encore, norganise pas rationnellement, mais il suit surtout limagination etles impulsions de la sensibilit ; et mme lorsque sa raison commence sveiller, elle reste extrmement dpendante des sens ; un enfant nous demandaun jour : Quest-ce que vous enseignez cette anne ? Le trait de lhomme. De quel homme ? Son intelligence narrivait pas encore la conception

    abstraite et universelle de lhomme comme homme.Or ce qui est remarquer, pour le sujet qui nous occupe, cest surtout la

    transition de lenfance ladolescence, et celle de ladolescence lge adulte.Au sortir de lenfance, vers lge de quatorze ans, lpoque de la

    pubert, il y a une transformation non seulement organique, maispsychologique, intellectuelle et morale. Ladolescent ne se contente plus desuivre son imagination comme lenfant ; il commence rflchir aux choses dela vie humaine, la ncessit de se prparer exercer tel mtier ou tellefonction ; il na plus la manire enfantine de juger des choses de la famille, dela socit, de la religion ; sa personnalit morale commence se former avec le

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    sens de lhonneur, de la bonne rputation. Ou, au contraire, en traversant malcette priode appele lge ingrat, il se dprave et commence mal tourner.Cest une loi : il faut sortir de lenfance en se dveloppant normalement ;autrement, ou bien lon prend une mauvaise direction, ou bien lon reste un

    arrir ou un anormal instable, peut-tre mme un nain. Qui navance pas,recule. Cest ici que lanalogie devient clairante pour la vie spirituelle : nous

    verrons que le commenant qui ne devient pas, comme il le faudrait, unprogressant, tourne mal ou reste une me attarde, attidie et comme un nainspirituel. Ici aussi : Qui navance pas, recule , comme lont dit souvent lesPres de lglise.

    Poursuivons lanalogie. Si la crise de la pubert la fois physique etmorale est un moment difficile passer, il en est de mme dune autre crisequon peut appeler celle de la premire libert, qui introduit ladolescent danslge adulte vers vingt ans. Le jeune homme, qui physiquement est alors tout fait form, doit commencer prendre sa place dans la vie sociale : il fait leservice militaire, bientt il sera temps pour lui de se marier et de devenir sontour un ducateur, moins quil nait reu de Dieu une vocation plus haute.Plusieurs traversent mal cette crise de la premire libert, et, comme le

    prodigue, en sloignant de la maison paternelle, confondent la libert avec lalicence. Ici encore la loi est de sortir de ladolescence pour passer lge adulte,en se dveloppant normalement ; autrement on sengage dans une fausse voie,ou lon reste un arrir, de ceux dont on dit : Il sera un enfant toute sa vie.

    Le vritable adulte nest pas seulement un grand adolescent ; il a unementalit nouvelle ; il est proccup de questions plus gnrales auxquellesladolescent ne sintresse pas encore ; il comprend lge infrieur, mais il nestpas compris par lui ; la conversation sur certains sujets nest pas possible ou

    serait trs superficielle.Il y a quelque chose de semblable, dans la vie spirituelle, entre le

    progressant et le parfait. Le parfait doit comprendre les ges quil a traversslui-mme, mais il ne peut demander dtre pleinement compris par ceux qui sytrouvent encore.

    Ce que nous voulons surtout noter ici, cest que, de mme quil y a unecrise plus ou moins manifeste et plus ou moins bien supporte pour passer delenfance ladolescence, celle de la pubert, dordre la fois physique etpsychologique, il y a une crise analogue pour passer de la vie purgative des

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    commenants la vie illuminative des progressants. Cette crise a t dcrite parplusieurs grands spirituels, notamment par Tauler[23], surtout par saint Jean dela Croix sous le nom de purification passive des sens[24], par le P. Lallemant,S.J.[25], et plusieurs autres sous le nom de seconde conversion.

    De mme encore que ladolescent, pour arriver comme il faut lgeadulte, doit bien traverser lautre crise de la premire libert et ne pas abuser decelle-ci ds quil nest plus sous les yeux de ses parents, ainsi, pour passer de lavie illuminative des progressants la vritable vie dunion, il y a une autre crisespirituelle, mentionne par Tauler[26], dcrite par saint Jean de la Croix sous lenom de purification passive de lesprit[27], et qui mrite dtre appele unetroisime conversion, ou mieux une transformation de lme.

    Cest saint Jean de da Croix qui a le mieux not ces deux crises la

    transition dun ge lautre. On voit quelles rpondent la nature de lmehumaine ( ses deux parties : sensitive et spirituelle), elles rpondent aussi lanature de la semence divine, la grce sanctifiante, germe de la vie ternelle,qui doit de plus en plus vivifier toutes nos facults et inspirer tous nos actes,jusqu ce que le fond de lme soit purifi de tout gosme et soitvritablement tout Dieu.

    Saint Jean de la Croix, sans doute, dcrit le progrs spirituel tel quilapparat surtout chez les contemplatifs et chez les plus gnreux dentre eux,

    pour arriver le plus directement possible lunion Dieu. Il montre ainsi danstoute leur lvation quelles sont les lois suprieures de la vie de la grce. Maisces lois sappliquent aussi dune faon attnue, chez bien dautres mes, quinarrivent pas une si haute perfection, mais qui pourtant avancentgnreusement, sans revenir en arrire.

    Dans les chapitres qui suivent, nous voudrions prcisment montrer que,selon lenseignement traditionnel, il doit y avoir dans la vie spirituelle descommenants, au bout dun certain temps, une deuxime conversion, semblable

    la deuxime conversion des Aptres la fin de la Passion du Sauveur, et que,plus tard, avant dentrer dans la vie dunion des parfaits, il doit y avoir commeune troisime conversion ou transformation de lme, semblable celle qui seproduisit chez les Aptres le jour de la Pentecte.

    Cette diffrence des trois ges de la vie spirituelle nest pas, on le voit,sans importance. On sen rend compte particulirement dans la direction. Telvieux directeur arriv lge des parfaits peut navoir lu que trs peu les auteursmystiques, et cependant il rpond gnralement bien et de faon immdiatementapplicable des questions dlicates en matire fort leve, et il y rpond dansles termes de lvangile, par telle ou telle parole de lvangile du jour, sans

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    avoir mme lair de se douter de llvation de ses rponses. Tandis que teljeune prtre, qui a beaucoup lu les auteurs mystiques, mais qui en est peut-treencore lui-mme lge des commenants, ne semble avoir des choses de la viespirituelle quune connaissance livresque et pour ainsi dire verbale.

    La question qui nous occupe est donc au plus haut point une question devie. Il importe de la considrer du point de vue traditionnel ; on voit alors toutle sens et la porte de ladage des Pres : Dans la voie de Dieu, qui navancepas recule , et lon voit aussi que notre vie intrieure dici-bas doit arriver tre comme le prlude normal de la vision batifique. En ce sens profond elleest, comme nous lavons dit, la vie ternelle commence, inchoatio vitaeaeternae [28]. En vrit, en vrit je vous le dis, celui qui croit en moi a lavie ternelle, qui credit in me habet vitam aeternam, et je le ressusciterai au

    dernier jour (Jean, VI, 47-55).

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    CHAPITRE IILa seconde conversion

    Entre dans la voie illuminativeConvertimini ad me, ait Dominus, et salvi eritis. Convertissez-vous, dit le Seigneur, et vous serez sauvs. (Isae, XLV, 22.)

    Nous avons vu que la vie de la grce ds ici-bas est la vie ternellecommence, le germe de la gloire, semen gloriae , et quil y a sur terre troisges de la vie spirituelle, comparables lenfance, ladolescence et lgeadulte. Nous avons aussi not que, comme il y a, quatorze ans environ, unecrise pour passer de la seconde enfance ladolescence, et une autre vers vingtans pour entrer dans lge pleinement adulte, il y a deux crises analogues dansla vie spirituelle, lune qui marque la transition la voie illuminative des

    progressants, et lautre qui prpare lentre dans la voie unitive des parfaits.La premire de ces crises a t appele quelquefois une seconde

    conversion. Cest delle que nous devons parler maintenant.La liturgie, surtout certains jours, comme pendant lAvent et tout le

    Carme, parle priodiquement de la ncessit de se convertir, mme ceux quivivent dj chrtiennement, mais dune manire encore trop imparfaite.Les auteurs spirituels ont aussi assez souvent parl de la seconde conversion,ncessaire chez le chrtien qui, aprs avoir dj srieusement pens son salut

    et fait effort pour marcher dans la voie de Dieu, commence retomber selon lapente de sa nature dans une certaine tideur et fait penser une plante qui a tgreffe et qui tend revenir ltat sauvage. Certains auteurs spirituels ontparticulirement insist sur la ncessit de cette seconde conversion, ncessitquils avaient connue par exprience, comme le Bx Henri Suso, Tauler. SaintJean de la Croix a mme montr profondment que lentre dans la voieilluminative est marque par une purification passive des sens, qui est uneseconde conversion, et lentre dans la voie unitive, par une purification passivede lesprit, qui est une conversion plus profonde encore de toute lme en cequelle a de plus intime. Parmi les spirituels de la Compagnie de Jsus, le P.

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    XXII, 31-34).De fait, Pierre tomba, et renia son Matre mme en jurant quil ne le

    connaissait pas.Quand commena sa seconde conversion ? Sitt aprs son triple

    reniement, comme il est rapport en saint Luc, XXII, 61 : Au mme instant,comme il parlait encore, le coq chanta. Le Seigneur, stant retourn, regardaPierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite : Avant quele coq chante aujourdhui, tu me renieras trois fois. Et tant sorti, il pleuraamrement. Sous le regard de Jsus et la grce qui laccompagna, ce repentirde Pierre dut tre bien profond et comme le principe dune vie nouvelle.

    Au sujet de cette seconde conversion de Pierre, il faut se rappeler ce quedit saint Thomas, IIIa, q. 89, a. 2 : Mme aprs une faute grave, si lme a un

    repentir vraiment fervent et proportionn au degr de grce perdu, elle recouvrece degr de grce ; elle peut mme revivre un degr suprieur, si elle a unecontrition plus fervente encore. Elle nest donc pas oblige de recommencer sonascension au dbut, mais elle la continue en la reprenant au point o elle taitarrive quand elle est tombe[32].

    Celui qui trbuche mi-cte et se relve aussitt, continue la monte.Tout porte penser que Pierre, par la ferveur de son repentir, non

    seulement recouvra le degr de grce quil avait perdu, mais fut lev un

    degr de vie surnaturelle suprieur. Le Seigneur avait permis cette chute pourquil ft guri de sa prsomption, devint plus humble, et mit sa confiance nonplus en soi-mme mais en Dieu.

    Il est dit dans le Dialogue de sainte Catherine de Sienne, ch. 63 : Pierre se retira dans le silence pour y pleurer, aprs avoir commis la faute derenier mon Fils. Sa douleur tait cependant encore imparfaite, et elle le demeuraquarante jours durant, jusque aprs lAscension. (Elle demeura imparfaitemalgr les apparitions du Sauveur.) Mais quand ma Vrit fut retourne vers

    moi selon son humanit, Pierre et les autres disciples se retirrent dans leurmaison, pour attendre lavnement de lEsprit-Saint, que ma Vrit leur avaitpromis. Ils sy tenaient enferms, comme retenus par la crainte, parce que leurme ntait pas parvenue lamour parfait. Ils ne furent vraiment transformsqu la Pentecte.

    Il y eut pourtant l, pour Pierre et pour les Aptres, avant la fin de laPassion du Sauveur, une seconde conversion manifeste, qui se confirma lesjours suivants. Aprs sa rsurrection, Notre-Seigneur leur apparut plusieursreprises, il les claira, comme il donna aux disciples dEmmas lintelligencedes critures, et spcialement il fit rparer Pierre son triple reniement, aprs la

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    pche miraculeuse, par un triple acte damour. Comme le rapporte saintJean, XXI, 15, Jsus dit Simon Pierre : Simon, fils de Jean, maimes-tu plusque ceux-ci ? Il lui rpondit : Oui, Seigneur, vous savez que je vous aime. Jsuslui dit : Pais mes agneaux. Il lui dit une seconde fois : Simon, fils de Jean,

    maimes-tu ? Pierre lui rpondit : Oui, Seigneur, vous savez bien que je vousaime. Jsus lui dit : Pais mes agneaux. Il lui demanda pour la troisime fois :Simon, fils de Jean, maimes-tu ? Pierre fut attrist de ce quil lui demandaitpour la troisime fois : Maimes-tu ? et il lui rpondit : Seigneur, vousconnaissez toutes choses, vous savez que je vous aime. Jsus lui dit : Pais mesbrebis. Puis il lui annona en termes voils son martyre : Lorsque tu serasvieux, tu tendras tes mains et un autre te ceindra et te mnera o tu ne voudraspoint.

    Le triple reniement tait rpar par ce triple acte damour. Ctaitlaffermissement de la seconde conversion de Pierre et une certaineconfirmation en grce avant la transformation de la Pentecte.

    Il y avait eu aussi pour saint Jean quelque chose de spcial juste avant lamort de Jsus. Jean, comme les autres Aptres, avait abandonn Notre-Seigneurquand Judas arriva avec des hommes arms, mais, par une grce invisible trsforte et trs douce, Jsus attira le disciple bien-aim au pied de sa croix, et laseconde conversion de Jean eut lieu lorsquil entendit les sept dernires paroles

    du Sauveur qui expirait.

    Ce que doit tre notre seconde conversion. Les dfauts qui la rendentncessaire.

    Sainte Catherine montre dans son Dialogue, ch. 6o et 63, que ce quisest pass chez les Aptres, nos modles immdiatement forme par Notre-Seigneur, doit se reproduire dune certaine manire en nous. Et mme il faut

    dire que si les Aptres ont eu besoin dune seconde conversion, plus forteraison en avons-nous besoin nous-mmes. La Sainte insiste particulirement surles dfauts qui rendent ncessaire cette seconde conversion, surtout sur lamour-propre. Il subsiste des degrs divers dans les mes imparfaites, malgr ltatde grce, et il est la source dune multitude de pchs vniels, de dfautshabituels, qui deviennent comme des traits du caractre et qui rendentncessaire une vraie purification de lme, mme chez ceux qui dune certainemanire ont t sur le Thabor, ou qui ont souvent particip au banqueteucharistique, comme les Aptres la Cne.

    Dans son Dialogue, ch. 6o, sainte Catherine de Sienne parle de cet

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    amour-propre en dcrivant lamour mercenaire des imparfaits, qui, sans yprendre garde, servent Dieu par intrt, par attachement aux consolations soittemporelles soit spirituelles, et qui, lorsquils en sont privs, versent des larmesde tendresse sur eux-mmes[33].

    Cest un mlange en soi trange[34], mais de fait trs frquent en nous,dun amour de Dieu, qui a sa sincrit, et dun amour dsordonn de soi-mme.On aime sans doute Dieu dun amour destime plus que soi, sans quoi on neserait pas en tat de grce, on aurait perdu la charit, mais on saime encore soi-mme dune faon drgle. On nest pas assez arriv saimer saintement soi-mme pour Dieu et en lui. Cet tat dme nest ni blanc, ni noir ; ce sont desgrisailles, o il y a pourtant plus de blanc que de noir. On monte, mais il y aencore quelque tendance redescendre.

    On lit en ce chapitre 6o du Dialogue cest le Seigneur qui parle : Parmi ceux qui sont devenus mes serviteurs de confiance, il en est qui meservent avec foi, sans crainte servile : ce nest pas la seule crainte du chtiment,cest lamour qui les attache mon service (ainsi Pierre avant la Passion). Maiscet amour ne laisse pas dtre imparfait, parce que ce quils cherchent dans ceservice (au moins pour une bonne part encore), cest leur propre utilit, cestleur satisfaction ou le plaisir quils trouvent en Moi. La mme imperfection serencontre aussi dans lamour quils ont pour leur prochain. Et sais-tu ce qui

    dmontre limperfection de leur amour ? Ds quils sont privs desconsolations quils trouvaient en Moi, cet amour ne leur suffit plus et ne peutplus se soutenir. Il languit et souvent il va se refroidissant de plus en plus vis--vis de Moi, quand, pour les exercer dans la vertu et les arracher leurimperfection, je leur retire ces consolations spirituelles et leur envoie des lutteset des contrarits. Je nen agis ainsi pourtant que pour les amener laperfection, pour leur apprendre se bien connatre, prendre conscience quilsne sont rien et que deux-mmes ils ne possdent aucune grce[35].

    Ladversit doit avoir pour effet de les porter chercher un refuge enMoi, me reconnatre comme leur bienfaiteur, sattacher Moi seul par unehumilit vraie...

    Sils ne reconnaissent pas leur imperfection, avec le dsir de devenirparfaits, il est impossible quils ne retournent pas en arrire. Cest ce quontdit souvent les Pres : Dans la voie de Dieu, qui navance pas recule. Comme lenfant qui ne grandit pas, ne reste pas un enfant, mais devient unnain, le commenant qui nentre pas quand il le faudrait dans la voie desprogressants ne reste pas un commenant, mais devient une me attarde. Ilsemble, hlas ! que la grande majorit des mes se trouve, non pas dans une des

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    trois catgories des commenants, des progressants et des parfaits, mais danscelle des attards ? O sommes-nous personnellement ? C 'est souvent bienmystrieux, et ce serait une vaine curiosit de rechercher quel point delascension nous sommes parvenus ; mais encore faut-il ne pas se tromper de

    route, et ne pas prendre par mgarde celle qui redescend.

    Il importe donc de dpasser lamour qui reste mercenaire, et qui le resteparfois son insu. Dans ce mme chapitre 6o, il est dit : Cest de cet amourimparfait que saint Pierre aimait le bon et doux Jsus, mon Fils unique, lorsquilprouvait si dlicieusement la douceur de son intimit (sur le Thabor). Mais dsque vint le temps de la tribulation, tout son courage labandonna. Nonseulement il neut pas la force de souffrir pour lui, mais la premire menace la

    peur la plus servile eut raison de sa fidlit et il le renia en jurant quil ne lavaitjamais connu.

    Sainte .Catherine de Sienne, au chapitre 63 de ce mme Dialogue,montre que lme imparfaite, qui aime le Seigneur dun amour encoremercenaire doit faire ce que fit Pierre aprs le reniement. Il nest pas rare que laProvidence permette aussi pour nous ce moment quelque faute bien visiblepour nous humilier et nous obliger rentrer en nous-mmes.

    Alors, dit le Seigneur (ibidem), aprs avoir reconnu la gravit de safaute et en tre sortie, lme commence pleurer, par crainte du chtiment ; puiselle slve la considration de ma misricorde, o elle trouve satisfaction etavantage. Mais elle est, dis-je, toujours imparfaite et, pour lamener laperfection...je me retire delle, non par grce, mais par le sentiment[36]... Cenest pas ma grce que je lui enlve, mais la jouissance quelle en prouvait...pour lexercer me chercher Moi-mme en toute vrit... avecdsintressement, foi vive, et haine delle-mme. Et comme Pierre rpara son

    triple reniement par trois actes damour plus pur et plus fort, lme claire doitfaire de mme.

    Saint Jean de la Croix dira, la suite de Tauler, pour noter trois signesde cette seconde conversion : On ne trouve ni got ni consolation dans leschoses divines, ni dans les choses cres... On garde pourtant le souvenir deDieu, avec une sollicitude et un souci pnible : on craint de ne pas le servir... Onne parvient pas mditer en recourant au sens de limagination, car Dieucommence se communiquer, non plus par les sens, comme avant, au moyendu raisonnement, mais dune faon plus spirituelle, par un acte de simplecontemplation (Nuit obscure, l. I, c. 9).

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    Les progressants ou avancs entrent ainsi, selon saint Jean de la Croix,dans la voie illuminative, o Dieu nourrit et fortifie lme par contemplationinfuse (Nuit obscure, 1. I, ch. 14).

    Sainte Catherine de Sienne, sans apporter encore autant de prcision,

    insiste particulirement sur un des signes de cet tat : la connaissanceexprimentale de notre misre et de notre profonde imperfection, connaissancequi nest pas prcisment acquise ; cest le Seigneur qui la donne, comme ilregarda Pierre sitt aprs le reniement. Alors Pierre reut une grce de lumire,il se souvint, et tant sorti, il pleura (Luc, XXII, 61).

    A la fin de ce mme chapitre 63 du Dialogue, le Seigneur dit, et cest ceque dveloppera saint Jean de la Croix dans la nuit passive des sens : Je meretire de lme encore trs imparfaite pour quelle voie et connaisse son pch.

    En se voyant en effet prive de consolation, elle en prouve une peine quilafflige ; elle se sentfaible, incertaine, prte au dcouragement (sa prsomption, comme celle dePierre, est tombe), et cette exprience lui fait dcouvrir la racine de lamour-propre spirituel qui est en elle. Cest pour elle un moyen de se connatre, deslever au-dessus delle-mme, de siger au tribunal de sa conscience, pour nepas laisser passer ce sentiment sans lui infliger rprimande et correction. Elledoit alors sarmer de la sainte haine de soi, pour arracher .la racine de lamour-

    propre qui vicie ses actes, et pour vivre vraiment et tout fait de lamourdivin[37].

    La Sainte remarque au mme endroit que de nombreux prils attendentlme qui est mue seulement par un amour mercenaire. Ce sont, dit-elle, desmes qui veulent aller au Pre, sans passer par Jsus crucifi, et ,qui sescandalisent de la croix, qui leur est donne pour les sauver[38].

    Quel sont les grands motifs qui doivent inspirer la seconde conversion,et quels en sont les fruits ?

    Le premier motif qui doit linspirer est exprim par le prcepte suprmequi est sans limites : Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cur, detoute ton me, de toutes tes forces, de tout ton esprit (Luc, X, 27). Ce prceptedemande lamour de Dieu pour lui-mme, et non par intrt et attachement notre satisfaction personnelle ; il dit mme que nous devons aimer Dieu detoutes nos forces, lorsque lheure de lpreuve a sonn pour nous, pour arriverfinalement laimer de tout notre esprit, lorsque nous serons tablis au-dessus

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    des fluctuations de la sensibilit en cette partie suprieure de lme, lorsquenous serons devenus des adorateurs en esprit et en vrit . De plus, ceprcepte suprme est sans limites : la perfection de la charit est le but verslequel tous les chrtiens doivent tendre, chacun selon sa condition, celui-ci dans

    le mariage, tel autre dans la vie sacerdotale ou dans la vie religieuse.Sainte Catherine de Sienne y insiste aux chapitres 11 et 47 du Dialogueet rappelle que, pour observer parfaitement le prcepte de lamour de Dieu et duprochain, il faut avoir lesprit des conseils, cest--dire lesprit de dtachement lgard des biens terrestres, et, selon lexpression de saint Paul, il faut en usercomme nen usant pas (ch. 47).

    Le grand motif de la seconde conversion est ainsi exprim au chapitre60 : Mes serviteurs doivent sortir de ces sentiments damour mercenaire, pour

    devenir de vrais fils et me servir sans intrt personnel. Je rcompense toutlabeur, je rends chacun selon son tat et selon ses uvres. Aussi, sils nedlaissent pas lexercice de loraison et des autres bonnes uvres, et sils vonttoujours avec persvrance, en progressant dans la vertu, ils arriveront cetamour de fils. Et Moi, je les aimerai mon tour comme on aime des enfants,parce que je rponds toujours par le mme amour lamour quon a pour moi.Si vous maimez comme un serviteur aime son matre, je vous aimerai enmatre, vous payant votre d selon votre mrite ; mais je ne me manifesterai pas

    moi-mme vous. Les secrets intimes, on les livre son ami, parce quon nefait quun avec son ami. On ne fait pas quun avec son serviteur...

    Mais si mes serviteurs rougissent de leur imperfection, sils se mettent aimer la vertu, sils semploient avec haine arracher deux-mmes la racinede lamour-propre spirituel, si, du haut du tribunal de la conscience et faisantappel la raison, ils ne souffrent dans leur cur aucun mouvement de crainteservile et damour mercenaire sans les redresser par la lumire de la trs sainteFoi, je te dis quen agissant ainsi ils me seront si agrables, quils auront accs

    au cur de lami. Je me manifesterai moi-mme eux, ainsi que la proclamma Vrit quand elle a dit : Celui qui maime sera aim de mon Pre ; et moije laimerai, et je me manifesterai lui (Jean, XIV, 21). Ces derniers motsexpriment la connaissance que Dieu nous donne de lui-mme par uneinspiration spciale. Cest la contemplation, qui procde de la foi claire parles dons, de la foi unie lamour, qui savoure et pntre les mystres.

    Un second motif qui doit inspirer la seconde conversion, cest le prix dusang du Sauveur, que Pierre ne comprit pas avant la Passion, malgr ces parolesde la Cne : Ceci est mon sang qui va tre rpandu pour vous (Luc, XXII,

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    20). Il ne commena mme le bien comprendre quaprs la Rsurrection. Onlit ce sujet dans te Dialogue, ch. 60 : Voil ce que mes serviteurs doiventvoir et comprendre (au milieu des contrarits et preuves que je permets poureux) ; cest que je ne veux rien dautre que leur bien, leur sanctification, par le

    sang de mon Fils unique, dans lequel ils ont t lavs de leurs iniquits. En cesang ils peuvent connatre ma vrit, et ma vrit la voici : cest pour leurdonner la vie ternelle que je les crai mon image et ressemblance, et que Jeles crai nouveau dans le sang de mon propre Fils, en faisant deux mes filsadoptifs.

    Voil ce que comprit saint Pierre aprs sa faute et aprs la Passion duSauveur ; alors seulement il comprit la valeur infinie du prcieux sang rpandupour notre salut, du sang rdempteur.

    On entrevoit ici la grandeur de Pierre humili ; il est ici beaucoup plusgrand quau Thabor, car il a le sens de sa misre et de linfinie bont du Trs-Haut. Quand Jsus avait annonc pour la premire fois quil devait aller Jrusalem pour y tre crucifi, Pierre, prenant son Matre part, lui avait dit : A Dieu ne plaise, cela ne peut arriver. Il avait alors parl, sans y prendregarde, contre toute lconomie de la Rdemption, contre tout le plan de laProvidence, contre le motif mme de lIncarnation. Et cest pourquoi Notre-Seigneur lui avait rpondu : Arrire de moi, Satan ; tu nas que des ides

    humaines, tu ne comprends rien aux choses de Dieu. Et maintenant aprs safaute et sa conversion, Pierre humili a le sens de la Croix, et il entrevoit le prixinfini du prcieux sang.On comprend pourquoi sainte Catherine ne cesse de parler, dans son Dialogueet dans ses Lettres, du sang qui donne lefficacit au baptme et aux autressacrements[39]. A chaque messe, lorsque le prtre llve sur lautel, notre foien sa puissance rdemptrice devrait devenir plus grande et plus vive.

    Un troisime motif qui doit enfin inspirer la seconde conversion, cestlamour des mes sauver, amour insparable de lamour de Dieu, puisquil enest ,leffet et le signe ; il doit devenir en tout chrtien digne de ce nom unvritable zle, qui inspire toutes les vertus[40]. Cet amour des mes en sainteCatherine la porta soffrir en victime pour le salut des pcheurs. On lit danslavant-dernier chapitre du Dialogue, qui en est le rsum : Tu mas demandque Je lasse misricorde au monde... Tu me suppliais de dlivrer le corpsmystique de la sainte glise des tnbres et des perscutions, toffrant toi-mmepour que je punisse sur toi les iniquits de certains de mes ministres... Je tai ditque je veux faire misricorde au monde, en te montrant que la misricorde est

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    ma marque distinctive. Cest par misricorde, cest cause de lamour ineffableque jeus pour lhomme, que jenvoyai mon Verbe, mon Fils unique[41]...

    Je te promis aussi, et je te promets encore, que par la grande patiencede mes serviteurs je reformerai mon pouse ; je vous invitai tous souffrir pour

    elle, en te confiant la douleur que me cause liniquit de certains de mesministres... En mme temps et par contraste, tu as pu considrer la vertu de ceuxqui vivent comme des anges... Cest par vos larmes et par vos humbles etcontinuelles prires que je veux faire misricorde au monde.

    Les fruits de cette seconde conversion sont, comme il arriva pour Pierre,un commencement de contemplation par lintelligence progressive du grandmystre de la Croix ou de la Rdemption, intelligence vcue de la valeur infinie

    du sang du Sauveur rpandu pour nous.Avec cette contemplation naissante, cest une union Dieu plus dgagedes fluctuations de la sensibilit, plus pure, plus forte, plus continuelle. Par suitecest, sinon la joie, du moins la paix qui stablit peu peu dans lme au milieumme de ladversit. Cest cette conviction, non plus seulement abstraite,thorique, confuse, mais concrte et vcue, que dans le gouvernement de Dieutout est ordonn la manifestation de sa bont[42]. Le Seigneur lui-mmelexprime la fin du Dialogue, ch. 166 : Rien n 'a t fait et rien ne se fait que

    par le conseil de ma divine providence. Dans tout ce que Je permets, dans toutce que Je vous donne dans les tribulations et dans les consolations temporellesou spirituelles, Je ne fais rien que pour votre bien, pour que vous soyezsanctifis en moi, et pour que ma Vrit saccomplisse en vous. Cest ce quedit saint Paul (Rom., VIII, 28) : tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu et qui persvrent dans cet amour.

    Nest-ce pas l la conviction qui stablit dans lme de Pierre et desAptres aprs leur seconde conversion, et aussi dans lme des disciples

    dEmmas, lorsque Notre-Seigneur ressuscit leur donna lintelligenceprogressive du mystre de la Croix : O hommes sans intelligence et dont lecur est lent croire tout ce quont dit les prophtes ! leur dit-il. Ne fallait-ilpas que le Christ souffrit ces choses et quil entrt dans sa gloire ? Et,commenant par Mose et parcourant tous les prophtes, il leur expliqua tout cequi avait t dit de lui dans toutes les critures (Luc, XXIV, 25). Ils lereconnurent la fraction du pain.

    Ce qui est arriv ces disciples sur le chemin dEmmas doit nousarriver aussi, si nous sommes fidles, sur le chemin de lternit. Si pour eux etpour les Aptres il dut y avoir une seconde conversion, plus forte raison elle

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    est ncessaire pour nous. Et sous cette nouvelle grce de Dieu nous dirons aussi: Nonne cor nostrum ardens erat in nobis dura loqueretur in via : Notre curne brillait-il pas au dedans de nous, lorsquil nous parlait en chemin et nousexpliquait les critures ?

    La thologie aide ainsi dcouvrir le sens profond delvangile ; mais plus elle avance, plus en un sens elle doit se cacher ; elle doitdisparatre un peu comme saint Jean-Baptiste aprs avoir annonc Notre-Seigneur. Elle aide trouver le sens profond de la Rvlation divine contenuedans lcriture et la Tradition, et quand elle a rendu ce service, il convientquelle sefface. Pour restaurer les cathdrales, remettre quelques pierresciseles au bon endroit, il faut faire un chafaudage ; mais les pierres remises,lchafaudage est enlev et la cathdrale apparat de nouveau dans toute sa

    beaut. La thologie sert aussi nous montrer la fermet des fondements deldifice doctrinal du dogme, la solidit de sa structure, la proportion de sesparties, et quand elle nous la fait entrevoir, elle sefface devant la contemplationsurnaturelle qui procde de la foi claire par les dons, de la foi pntrante etsavoureuse, unie lamour[43].

    Il en est ainsi dans la question qui nous occupe, question vitale parexcellence, de lordre de la vie intime de Dieu.

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    CHAPITRE IIILa troisime conversionou transformation de lme,

    entre dans la voie unitive des parfaitsRepleti sunt omnes Spirita Sancto(Ils furent tous remplis de lEsprit-Saint(Actes, II, 4)

    Nous avons parl de la seconde conversion ncessaire lme intrieurepour sortir de la voie des commenants et entrer dans celle des progressants ou

    voie illuminative. Plusieurs auteurs spirituels ont dit, nous lavons vu, que cottedeuxime conversion avait eu lieu pour les Aptres la fin de la Passion duSauveur, spcialement pour Pierre aprs le triple reniement.

    Saint Thomas note dans son Commentaire sur saint Matthieu, c. XXVI,74, que ce repentir de Pierre se produisit aussitt, ds que le Seigneur le regardaet quil fut efficace et dfinitif.

    Mais cependant Pierre et les Aptres furent lents croire larsurrection du Sauveur, malgr le rcit que les saintes femmes leur firent de ce

    miracle qui avait t plusieurs fois annonc par Jsus. Ce rcit leur parut dudlire (Luc, XXIV, 11).

    De plus, sil furent lents croire la rsurrection du Sauveur, ilsmontrrent, dit saint Augustin[44], de la prcipitation voir se raliser larestauration du royaume dIsral, telle quils se la reprsentaient. On le voit parla question quils posrent Notre-Seigneur le jour mme de lAscension :lorsque Jsus leur annona de nouveau la venue du Saint-Esprit, ils luidemandrent : Est-ce alors, Seigneur, que vous restaurerez le royaume

    dIsral ? (Actes I, 16). Il y aura encore beaucoup souffrir avant larestauration du royaume, et elle sera trs suprieure ce quentrevoient lesdisciples.

    Aussi les auteurs spirituels ont-ils plusieurs fois parl dune troisimeconversion ou transformation des Aptres, qui eut lieu le jour de la Pentecte.Voyons premirement ce qua t en eux cette transformation et ensuite cequelle doit tre, toute proportion garde, en nous.

    Cette transformation fut prpare en eux par ce fait que, depuislAscension, Jsus priva dfinitivement les siens de sa prsence sensible.

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    Lorsque Notre-Seigneur priva pour toujours les Aptres de la vue de sasainte humanit, il dut y avoir pour eux une grande souffrance, laquelle on nepense gnralement pas assez. tant donn que le Sauveur tait devenu leur vie,comme le dit saint Paul : Mibi vivere Christus est , et que lintimit avec lui

    grandissait tous les jours, ils durent avoir une impression de solitude des plusprofondes, comme une impression de dsert, de dtresse et de mort. Ce dut tredautant plus senti que Notre-Seigneur leur avait annonc toutes les souffrances venir. On peut en avoir une faible ide lorsque, aprs avoir vcu sur un plansuprieur pendant une fervente retraite, sous la conduite dune me sacerdotalepleine de Dieu, on est repris par la vie de tous les jours, qui semble nous priversoudain de cette plnitude. Les Aptres restrent les yeux levs vers le ciel ; centait plus lcrasement de la sensibilit comme pendant la Passion, mais

    ctait une privation complte, qui dt mettre un instant leur esprit en droute.Pendant la Passion, Jsus tait encore l ; maintenant il tait drob leursregards, et ils se crurent totalement privs de lui.

    Cest dans cette obscurit de lesprit quils furent prpars leffusionde grces de la Pentecte.La descente du Saint-Esprit sur les Aptres

    Tous, dans un mme esprit,runis dans le Cnacle,persvraient dans la prire,

    avec quelques femmeset Marie, mre de Jsus... (Actes, 1,14)

    Comme il est rapport dans les Actes des Aptres, II, 1-4 : Le jour de

    la Pentecte tant arriv (cest--dire celui de la Pentecte juive qui se clbraitcinquante jours aprs Pques), les Aptres taient tous ensemble en un mmelieu. Tout coup il vint du ciel un bruit comme celui dun vent violent, et ilremplit toute la maison o ils taient assis. Et ils virent paratre comme deslangues de feu qui se partagrent et se posrent sur chacun deux. Ils furent tousremplis du Saint-Esprit, et ils se mirent parler dautres langues, selon quelEsprit-Saint leur donnait de sexprimer.

    Le bruit venu du ciel, semblable celui dun vent imptueux, tait lesigne de laction mystrieuse et trs efficace du Saint-Esprit. En mme tempsles langues de feu qui se posrent sur chacun des Aptres symbolisaient ce qui

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    allait se produire dans leur me.Il nest pas rare quune grande grce soit prcde par un fait sensible

    frappant, qui nous tire de notre somnolence ; cest comme un rveil divin.Ici le symbolisme est des plus clairs. Comme le feu purifie, claire et

    rchauffe, le Saint-Esprit en cet instant purifia profondment, claira etenflamma lme des Aptres. Voil bien la purification profonde de lEsprit[45].Et saint Pierre expliqua (Actes, II, 17) que ctait ce quavait annonc leProphte Jol (II, 28...) : Dans les derniers jours, dit le Seigneur, je rpandraimon Esprit sur mes serviteurs et mes servantes, et ils prophtiseront... Alorsquiconque invoquera le nom du Seigneur sera sauv.

    Le Saint-Esprit habitait dj dans lme des Aptres, mais par cettemission visible[46], il vint augmenter en eux les trsors de la grce, des vertus

    et des dons, en les clairant et les fortifiant, pour quils soient capables dtreles tmoins du Sauveur jusquaux extrmits de la terre, au pril de leur vie. Leslangues de feu sont un signe que le Saint-Esprit alluma dans lme des Aptrescette vive flamme dAmour dont parlera saint Jean de la Croix.

    Alors saccomplit la parole de Notre-Seigneur (Jean, XIV, 26) : LeSaint-Esprit, que mon Pre vous enverra, vous enseignera et vous remettra enmmoire tout ce que je vous ai dit. Les Aptres se mirent alors parler enlangues nouvelles, en clbrant les merveilles de Dieu, magnalia Dei , si bien

    que les trangers tmoins du phnomne, habitants de la Msopotamie..., dela Cappadoce, du Pont, de lAsie, de lgypte, Romains, Crtois et Arabes depassage Jrusalem taient dans ltonnement de les entendre parler lidiomede leur pays natal (Actes, II, 8-12). Ctait un signe quils devaientcommencer prcher lvangile aux diffrentes nations, comme Jsus le leuravait ordonn : Allez, enseignez toutes les nations (Matth., XXVIII, 19).Quels lutent les effets

    de la descente du Saint-Esprit ?

    Les Actes nous le montrent : Les Aptres furent clairs et fortifis, etleur influence sanctifiante transforma les premiers chrtiens ; ce fut un lan deferveur profonde dans lglise naissante.

    Tout d 'abord les Aptres furent beaucoup plus clairs intrieurementpar le Saint-Esprit sur le prix du sang du Sauveur, sur le mystre de laRdemption, quannonait tout lAncien Testament et que ralisait le Nouveau.Ils reurent la plnitude de la contemplation de ce mystre, quils devaientprcher aux hommes, pour les sauver. Saint Thomas dit que la prdication de

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    la parole de Dieu doit driver de la plnitude de la contemplation[47] . Cestce qui se ralisa hautement alors, comme on le voit par les premiers sermons desaint Pierre rapports dans les Actes, et par celui de saint tienne avant sonmartyre. Ces paroles de saint Pierre et dtienne rappellent les mots du

    Psalmiste : lgnitum eloquium tuum vehementer, et servus tuus dilexit illud(Ps. CXVIII, I40) : Tes paroles, Seigneur, sont des paroles de feu, et tonserviteur les aime.

    Les Aptres et les disciples, hommes sans culture, le jour de lAscensiondemandaient encore au divin Matre : Seigneur, le temps est-il venu o vousrtablirez le royaume dIsral ? (Act., I, 6). Jsus leur avait alors rpondu : . Cenest pas vous de connatre les temps, ni les moments que le Pre a fixs de sapropre autorit. Mais lorsque le Saint-Esprit descendra sur vous, vous serez

    revtus de force et vous me rendrez tmoignage Jrusalem, dans toute laJude, dans la Samarie et jusquaux extrmits de la terre. Et voil maintenant que Pierre, qui avait trembl devant une femme

    pendant la Passion, qui avait t si lent croire la rsurrection du Sauveur,vient dire aux Juifs avec une autorit et une certitude que Dieu seul peutdonner : Jsus de Nazareth, cet homme qui Dieu a rendu tmoignage pourvous par les miracles quil a oprs .... CET HOMME VOUS AYANT TLIVR SELON LE DESSEIN IMMUABLE ET LA PRESCIENCE DE DIEU,

    vous lavez attach la croix, et mis mort par la main des impies[48]. Dieu laressuscit... (comme David lavait annonc)... Cest ce Jsus, que Dieu aressuscit, nous en sommes tous tmoins..., qui a t lev au ciel,... et qui arpandu cet Esprit que vous voyez et entendez... Que toute la maison dIsralsache donc avec certitude que Dieu a fait Seigneur et Christ ce Jsus que vousavez crucifi (Actes II, 22-36). Cest tout le mystre de lIncarnationrdemptrice, Pierre voit maintenant que Jsus a t une victime volontaire, ilcontemple la valeur infinie de ses mrites et du sang rpandu.

    Les Actes ajoutent que ceux qui entendirent ce discours, le cur transpercpar ces paroles, dirent Pierre et aux autres Aptres : Frres, que ferons-nous? Pierre leur rpondit : Repentez-vous, et que chacun soit baptis au nom deJsus-Christ, pour obtenir le pardon de vos pchs, et vous recevrez le don duSaint-Esprit. Cest ce qui fut fait, et les Actes disent (II, 41) .quenviron troismille personnes ce jour-l se convertirent et reurent le baptme.

    Les jours suivants, Pierre dit aux Juifs dans le temple, aprs la gurisondun boiteux de naissance obtenue au nom de Jsus : Vous avez fait mourirlAuteur de la vie[49], que Dieu a ressuscit des morts, nous en sommes toustmoins... Ce Jsus que vous avez crucifi... est la pierre rejete par vous de

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    ldifice et qui est devenue la pierre angulaire. ET LE SALUT NEST ENAUCUN AUTRE ; car il ny a pas sous le ciel un autre nom qui ait t donnaux hommes, par lequel nous devions tre saurs (Actes, II, 14 ; IV, 11-12).En ce rcit des grces de la Pentecte naccordons pas lattention principale au

    don des langues et aux charismes de ce genre, mais cette illumination spcialequi fait entrer les Aptres dans les profondeurs du mystre de lIncarnationrdemptrice et plus particulirement dans celui de la Passion du Sauveur. Cestle mystre dont Pierre navait pu porter la premire prdiction faite par Jsusannonant quil serait crucifi. Simon Pierre avait dit : A Dieu ne plaise,Seigneur! cela ne vous arrivera pas! Jsus lui avait rpondu : Tu nas paslintelligence des choses de Dieu, tu nas que des penses humaines (Matth.,XVI, 22-23). Maintenant Pierre a lintelligence des choses de Dieu, il

    contemple toute lconomie du mystre de lIncarnation rdemptrice ; et cenest pas lui seulement qui est ainsi clair, ce sont tous les Aptres qui rendenttmoignage comme lui, ce sont les disciples et surtout le premier martyr, lediacre saint tienne, qui, avant de mourir lapid, rappelle aux Juifs tout ce queDieu a fait pour le peuple lu lpoque des patriarches, au temps de Mose etdepuis, jusqu la venue du Sauveur (Actes, VII, 1-53).

    Mais les Aptres, le jour de la Pentecte, ne furent pas seulement

    clairs, ils furent grandement fortifis et confirms. Jsus leur avait annonc : Vous serez revtus de la force de lEsprit-Saint (Actes, I, 6). Eux qui avantla Pentecte taient encore craintifs deviennent courageux, et ils le seront tousjusquau martyre. Pierre et Jean, arrts et traduits devant le Sanhdrin,affirment que le salut nest en aucun autre quen Jsus-Christ (Actes, IV,12).

    Arrts de nouveau et battus de verges, les Aptres sortirent duSanhdrin joyeux davoir t jugs dignes de souffrir des opprobres pour le

    nom de Jsus. Et chaque jour, dans le temple et dans les maisons, ils necessaient dannoncer Jsus comme le Christ (Actes, IV, 41, 42). Ils donnrenttous pour lui le tmoignage de leur sang. Qui leur avait donn cette force ? LeSaint-Esprit, en allumant la vive flamme de la charit dans leur cur.

    Telle fut leur troisime conversion, qui fut une. transformation de leurme. Leur premire conversion avait fait deux des disciples attirs par lasublime prdication du Matre ; la seconde, la fin de la Passion, leur avait faitentrevoir la fcondit du mystre de la Croix qui fut clair ensuite par larsurrection ; la troisime leur donne la conviction profonde de ce mystre, dontils ne cesseront de vivre jusquau martyre.

  • 8/7/2019 Les trois conversions - R. P. Rginald Garrigou-Lagrange, O. P.

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    vit pendant les trois sicles de perscution et par la victoire quelle remportadans la suite sur tant dhrsies.

    Toute communaut chrtienne doit donc se conformer aux exemplesdonns par lglise naissante. Que devons-nous apprendre delle ?

    A ntre quun cur et quune me, en bannissant les divisions, travailler lextension du rgne de Dieu dans le monde, malgr les difficultsqui sy opposent. A croire fermement et pratiquement lindfectibilit delglise, qui est toujours sainte, et qui ne cesse de produire des saints. Nousdevons aussi, lexemple des premiers chrtiens, porter avec patience et avecamour les souffrances que Dieu nous envoie. Croyons de tout notre cur auSaint-Esprit, qui ne cesse danimer lglise, et la communion des saintsquelle est dans les mes les plus gnreuses qui vivent le plus de sa vie, elle

    nous apparatrait trs belle, malgr les imperfections humaines qui se mlent lactivit de ses enfants.Nous nous affligeons bon droit de certaines taches, mais noublions pas que,sil y a parfois de