Les tragedies de Jean Racine et le respect pour la doctrine classique.pdf
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Les tragédies de Jean Racine et le respect
de la doctrine classique
Argument ……………………………………………………………….…… 2
I. Contexte littéraire
1. La littérature du 17e siècle ………………………………..... 3
2. L’esthétique classique ……………………………………… 5
3. La tragédie – le genre majeur du classicisme ………….…….9
II. Jean Racine – maître de la tragédie classique
1. Le théâtre de Jean Racine ………………………………… 14
2. L’art poétique ou les principes de création …………………20
3. Les échos de la tragédie racinienne dans la littérature
contemporaine ……………………………………………...28
III. La tragédie racinienne et la doctrine classique
1. De l’Andromaque à Phèdre – perspective sur les tragédies de
Jean Racine …………………………………………………32
2. Le personnage racinien entre raison et passion …………...44
3. Prolongements du Classicisme et de la tragédie racinienne
dans la modernité ………………………………………… 50
Considérations finales …………………………………………………………54
Bibliographie ………………………………………………………………….55
2
ARGUMENT
Vu comme une grande personnalité du XVIIe siècle, grâce à sa formation
intellectuelle et à ses idées innovatrices dans le domaine du théâtre, Jean Racine
représente, avant tout, le symbole de la tragédie classique. Connu plutôt pour ses chefs-
d’œuvre, Andromaque, Britannicus ou Phèdre, Racine est considéré à présent le
promoteur du Classicisme, à coté de N. Boileau et Pierre Corneille.
La domination de la doctrine classique dans la seconde moitié du XVIIe siècle a crée
le cadre pour la manifestation du génie de Jean Racine qui a mis son œuvre au service de
la rigueur, de la raison, de la clarté classiques. Les conditions historiques et littéraires
imposent le théâtre comme le genre principal de la littérature et la tragédie connaît à cette
époque-là son épanouissement. Parue dans une période de grandes contradictions, la
création dramatique de Jean Racine a apporté le souffle de l’Antiquité et de la Modernité
à la fois. Il met l’empreinte de sa personnalité créatrice sur les histoires et les héros
antiques qu’il transforme d’après les besoins de la doctrine classique.
Associé avec les règles classiques, nous nous proposons d’analyser la contribution
que Racine a apportée dans la cristallisation du Classicisme par l’intermède de ses
Préfaces. Trop critiqué par les exégètes, le dramaturge utilise les préfaces de ses œuvres
pour expliquer à son public les principes de ses démarches, les actions de ses
personnages, les choix dans la construction de l’intrigue. Elles représentent à la fois un
prétexte pour présenter les principes de création, pour expliquer les règles classiques qu’il
fait promouvoir par l’intermède de ces tragédies.
Le fait que le Classicisme et l’œuvre de Jean Racine ne sont pas disparus en même
temps avec l’époque qu’ils représentent constitue l’argument pour lequel nous nous
proposons d’analyser les tragédies raciniennes en réfléchissant à la doctrine classique.
D’ailleurs, la littérature moderne porte encore l’empreinte des valeurs classiques et
s’inspire de la tragédie racinienne, car Jean Racine est resté le symbole d’un courent
littéraire, d’une période et d’une création qui ont dépassé la preuve du temps.
3
I. CONTEXTE LITTÉRAIRE
I.1. Le théâtre du 17e siècle
La vie complexe de la littérature, la grande diversité et le foisonnement exceptionnel des
genres, qui parfois interfèrent ou s’entrecroisent, révèlent un 17e siècle contrasté, dominé
dans sa première partie par le baroque, dans la seconde par le classicisme, connaissant aussi
certains moments de coexistence de ces deux grands mouvements. C’est le siècle des Anciens
et des Modernes à la fois, où s’imposent le baroque et le classicisme, le burlesque et la
préciosité, la littérature religieuse et la littérature mondaine.
Dominé par une littérature qui revendiquait la liberté dans l’art, qui était attirée par
l’excès, qui se voulait l’expression de la fantaisie et de l’imagination, le début du 17e siècle
construit les prémisses de la naissance de l’esthétique classique, née par opposition à
l’outrance et à l’extravagance du baroque.
Se manifestant dans la dernière moitié du XVIe siècle et dans la première du XVIIe, le
courant artistique baroque fait ressentir sa présence en Italie, en Espagne et surtout en France,
imposant l’artifice et la surprise.
La littérature baroque soutient la liberté de l’imagination et de la fantaisie en cherchant
les nouveautés, les innovations, les trouvailles. L’esthétique baroque refuse les canons et
l’imitation, en cherchant à produire sur son public soit l’admiration, soit l’étonnement. Les
exégètes ont établi l’excès, la démesure et l’exagération comme ses traits définitoires, en
soulignant la présence exagérée de personnages, d’aventures, de métamorphoses et
d’ornements dans l’œuvre baroque. L’esthétique baroque suppose aussi l’existence d’un
certain public, qui accepte l’illusion et la tromperie, qui accepte le doute et le relativisme.
Mais le climat politique favorable à l’ordre et à la discipline stimule la naissance d’une
littérature utile qui se réjouit du prestige de valoriser ce qui est propre à l’esprit français –
rigueur, clarté, raison, méthode. Il s’agit de l’esthétique classique qui va dominer la seconde
moitié du XVIIe siècle et qui impose le théâtre comme genre principal de la littérature,
capable de transmettre les valeurs et le modèle des Anciens.
La création dramaturgique se caractérise au XVIIe siècle par la coexistence de plusieurs
types d’œuvres, comme la comédie, la tragédie, la tragi-comédie et la pastorale car le théâtre
est le genre le plus accessible au public.
4
Il y a aussi des auteurs1 qui soutiennent que le XVIIe siècle porte entièrement l’empreinte
du classicisme, déroulé en trois étapes distinctes: une période archaïque qui va dès le début
du siècle vers 1625-1630, une période préclassique et une période proprement classique.
C’est l’abondance des moyens qui caractérise la période archaïque. Cette abondance se
manifeste en plan littéraire par la présence des personnages nombreux, une action longue et
des éléments spectaculaires. C’est une dramaturgie désordonnée avec des actes de longueur
inégale, aucun souci dans l’agencement des intrigues, une extrême lenteur dans l’exposition,
aucun souci de vraisemblance. Se sont les traits que d’autres critiques littéraires associent à
l’esthétique baroque, avec une dramaturgie plus littéraire que théâtrale.
Un œuvre qui connaît un véritable épanouissement pendant le XVIIe siècle est la tragi-
comédie, un poème dramatique qui tient à la fois de la tragédie et de la comédie. Il s’agit
d’une esthétique du mélange et de l’abondance qui est proclamée propre à l’esprit moderne.
Les éléments qui mettent en évidence le genre original de la tragi-comédie sont les sujets
sérieux, les irrégularités, la fin heureuse, le mélange du tragique et du comique. Si les
tragédies se caractérisent par leurs sujets inspirés de l’histoire, les sujets des tragi-comédies
sont non-historiques, doublées par le segment comique donné par des personnages bouffons
et ridicules, par des scènes de comédies psychologiques, plaisanteries, un certain langage, des
situations piquantes.
Dans le théâtre de la première partie du XVIIe siècle, tout tourne autour du jeu de l’être et
du paraître. L’identité est mise en doute par déguisements, travestissements, mensonges,
masques. Le thème de l’identité permettait d’exploiter des valeurs dramatiques, de
compliquer l’intrigue, de créer des situations invraisemblables, d’augmenter l’ambigüité.
Les traits communs des pièces du début de siècle sont l’inclination vers le spectacle,
l’intrigue multiple et complexe, le héros disloqué, le déguisement et l’apparence trompeuse.
Dans l’époque préclassique (1630-1650) s’impose la conception moderne de l’action au
théâtre. Les auteurs donnent maintenant beaucoup d’importance aux péripéties et à
l’unification de l’action. C’est une époque d’évolution nette dans la pratique théâtrale,
puisque la réaction du temps et du lieu permet l’approfondissement psychologique de l’étude
d’une crise.
C’est le moment où la comédie, qui se dégageait difficilement de la farce, de l’imitation
latine et de l’influence italienne au début du siècle, elle connaît maintenant son époque
d’enrichissement grâce aux formules nouvelles imposées par Pierre Corneille. Ses comédies
1 J. Schérer reproduit en Baroque et classicisme, Albumiţa - Muguraş Constantinescu, Suceava, 1996, p. 14.
5
apportent un comique discret ou l’auteur éloigne le gros rire, les personnages simplistes ou
grossiers. Il prend ses personnages de la vie courante, de la réalité quotidienne de la classe
nobiliaire, il évoque des lieux familiers et cherche un comique très subtil.
La tragédie apparaît aussi à l’attention des contemporains par le Cid (1636) de Pierre
Corneille qui essaye de concilier le romanesque des tragi-comédies et des règles. Pendant
toute l’année 1637 les partisans des règles vont débattre pour et contre le Cid, concernant les
unités, la vraisemblance et la bienséance. C’est une bonne occasion de nuancer la doctrine
classique et d’apporter dans le domaine littéraire le besoin de rigueur et de raison.
La troisième période, selon J. Schérer 2 se distingue des époques précédentes surtout par
le goût et non par les doctrines. C’est l’époque ou le goût classique s’impose par le respect
pour la bienséance et la vraisemblance. Des techniques nouvelles apparaissent dans la
littérature contemporaine comme le dénouement invisible, le héros rare et le confident
humanisé. L’art dramatique exploite la tragédie qui connaît une forte concentration de temps,
de lieu et d’action.
La dramaturgie s’impose comme genre majeur dans cette période grâce aux dramaturges
comme Pierre Corneille, Jean Racine, Molière, qui ont le rôle formidable d’avoir imposé
l’esthétique classique dans le paysage littéraire du XVIIe siècle.
I.2. L’Esthétique classique
Les conditions sociales et l’évolution de la littérature constituent les prémisses de
l’affirmation de l’esthétique classique, longuement préparée par des écrits théoriques, par des
œuvres de réflexion critique. La création de l’Académie, l’apparition de la presse écrite et
l’apparition d’une conscience réflexive et critique des créateurs ont contribué à la constitution
d’une esthétique classique.
Le classicisme représente une époque culturelle brillante de l’histoire de la France. C’est
une expression idéologique et esthétique de la monarchie absolue. Le classicisme se
développe dans la première partie du siècle et atteint son apogée vers les années soixante. Il y
2 Ibidem, p. 15.
6
a une concordance entre le courant artistique et les courants philosophiques de l’époque,
premièrement avec celui du rationalisme du Descartes3 dont il subit l’influence.
Le classicisme est un mouvement artistique et littéraire qui prend contour en France et qui
se développe ensuite en Europe, à la frontière entre le XVIIe
siècle et le XVIIIe siècle, de
1660 à 1715. On le définit comme un ensemble de valeurs et de critères qui dessinent un idéal
s'incarnant dans l’« honnête homme » et qui développent une esthétique fondée sur une
recherche de la raison et de la perfection.
Mais, on ne peut pas définir le classicisme seulement par des critères historiques. Il doit
répondre également à des critères formels. Les œuvres classiques reposent sur une volonté
d'imiter et de réinventer des œuvres antiques. Elles respectent la raison et
cherchent l’équilibre reposant sur le naturel et l’harmonie.
Les théoriciens de la doctrine classique, parmi lesquels on peut compter Pierre Corneille,
Jean Racine, Nicolas Boileau, ont eu comme principales sources Aristote avec sa Poétique ou
l’Art poétique d’Horace.
Dans son Art poétique paru en 1674, véritable manifeste du classicisme français, N.
Boileau fait une synthèse des principes classiques. Il surprend le caractère utilitaire de l’art,
qui doit instruire et plaire a la fois.
« Le secret est d’abord de plaire et de toucher :
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher »4
Le rôle de Boileau est d’avoir mis en commun tous les principes soutenus par ses
contemporains qui devaient constituer l’assise de l’œuvre littéraire: l’importance d’imiter les
Anciens, les règles de la bienséance et de la vraisemblance, l’imitation de la nature, la règle
des trois unités.
« Soyez vif et pressé dans vos narrations ;
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions.
C’est là qu’il faut des vers étaler l’élégance ;
N’y présentez jamais de basse circonstance. »5
3 René Descartes, l'un des fondateurs de la philosophie moderne.
4 N. Boileau, L’Art poétique, 1674, p. 23.
5 Ibidem, p. 32.
7
Le classicisme met en premier plan la raison qui s’exerce par la présence des règles. La
préoccupation des écrivains reste de décrire la beauté et la vérité à la fois. Du fait que les
créateurs s’adressent à un public précis, les gens qui habitent à la Cour Royale, l’idéal est
d’inspirer le respect du régime royal. Le seul beau admis est celui qui correspond à la morale
chrétienne.
Transformer la beauté en instrument artistique signifie pour les classiques de décrire
l’homme avec tout ce qu’il peut représenter, avec les qualités et les défauts. Analysant des
passions humaines, la littérature classique reçoit un caractère psychologique. Mais le courant
classique refuse d’introduire le laid, le bizarre, le fantastique. Seulement le beau devait être
imité dans l’art. Les écrivains classiques ont cherché des modèles et des maitres. Les grands
classiques soutiennent la nécessité de s’inspirer de l’exemple des Anciens, de suivre leurs
préceptes et même d’exploiter des personnages et des sujets de leurs œuvres, de l’histoire
antique.
On ne peut affirmer que le classicisme du XVIIe siècle représente une imitation des
Anciens. Une nouvelle esthétique est fondée et structurée sur des principes d'ordre assez
contraignants qui conduiront la critique moderne à assimiler le classicisme et le respect des
règles.
La raison représente le point d’appui de l’écriture classique. Les actions sont analysées
minutieusement et la passion des personnages devient par l'écriture intelligible. Les héros et
héroïnes classiques ne sont pas des êtres rationnels. Ils deviennent des victimes de leurs
passions qui arrivent à les détruire. Le classicisme est davantage influencé par une volonté de
soumettre le déraisonnable à l'ordre de la raison que par un véritable rationalisme qui
inspirera plus tard les philosophes des Lumières6.
Pourtant, les créateurs classiques cherchent à créer le naturel, après avoir imposé une
sorte de rigueur. L'idéal du style classique est de donner l'impression d'une parfaite
adéquation entre le fond et la forme et d'une écriture qui se déroule naturellement. De ce
point de vue, le classicisme entre en contradiction avec le style baroque. Charles Sorel
soutient que « Leur langage naturel qui paraît simple aux esprits vulgaires est plus difficile à
observer que ces langages enflés dont la plupart du monde fait tant d'estime.»7
6 Le siècle des Lumières est un mouvement philosophique, culturel et scientifique d’intellectuels dans les pays
de culture européenne au XVIIIe siècle dont le but était de réformer la société et de faire progresser les
connaissances en encourageant la science et l’échange intellectuel, en s’opposant à la superstition, l’intolérance
et les abus de l’Église et de l’État. 7 Romancier et écrivain français du XVII
e siècle.
8
Un rôle important au 17e siècle est joué par les règles de vraisemblance et de bienséance,
qui contribuent à offrir une image du naturel. La vraisemblance signifie ce qui peut paraître
vrai. L'objectif n'est pas de représenter la vérité mais de respecter les cadres de ce que le
public de l'époque considère comme possible.
Boileau affirme dans son Art poétique que « le vrai peut quelquefois n'être pas
vraisemblable ». Le vraisemblable est associé à ce qui correspond aux opinions du public en
termes de rapports sociaux, de morale, de niveau de langue utilisé. Les critiques font associer
l'importance de la vraisemblance à l'importance de la morale dans le classicisme. L’objectif
mentionne des créations classiques est de « réformer » le public en réfléchissant sur ses
propres passions.
Une autre règle fixée par les classiques est celle de la bienséance qui oblige à ne pas
représenter sur scène des chocs pour le public. Cette règle vise la violence physique mais
aussi l'intimité physique. Pour les scènes de violence, elles doivent être racontées par un
personnage et non pas jouées. Les critiques ont observé des exceptions célèbres comme les
morts de Phèdre et de Dom Juan dans les pièces éponymes de Racine et de Molière ainsi que
la folie du personnage d’Oreste dans Andromaque.
« Qu'en un jour, qu'en un lieu, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. »8
Les vers de Boileau résument la règle des trois unités : l’unité de temps qui suppose que
l’action doit se dérouler en vingt-quatre heures, l’unité de lieu, qui oblige que l’action se
passe en un seul lieu et l’unité d’action qui suppose que l’action ne doit être constituée que
d'une seule intrigue. Les objectifs de ces règles sont de rendre l'action théâtrale vraisemblable
parce que les décors ne doivent pas être changés et l'action se déroule en un temps qui peut
être le temps réel de la représentation. De l’autre coté, l'action peut être suivie plus aisément
car les intrigues compliquées mêlant de nombreux personnages sont proscrites au profit
d'intrigues linéaires centrées sur peu de personnages. Ces règles ont conduit vers une forme
d'intériorisation des actions. On a mis plutôt l’accent sur la parole au détriment du
spectaculaire. Les pièces classiques sont susceptibles d’accorder trop de place à l'expression
des sentiments et à l’analyse psychologique.
8 N. Boileau, Œuvre citée, p. 24.
9
Les doctrinaires du classicisme ont distingué entre les grands genres et les petits genres,
entre les genres nobles et les genres bas. Ainsi, ils ont encadré la tragédie, l’épopée, la
comédie entre les grands genres en temps que l’idylle, l’élégie, l’ode, le sonnet, l’épigramme,
le rondeau, la ballade, le madrigal et la satire sont considérés des genres mineurs.
I.3. La tragédie – le genre majeur du classicisme
La tragédie, le genre théâtral le plus noble selon Aristote, est apparue sous sa forme
achevée dès sa naissance, sous l’Antiquité. Elle a depuis connu de longues éclipses. Pourtant,
dans le courant classique, elle est devenue le genre littéraire majeur où toutes les règles
classiques peuvent trouver leur forme suprême.
Le genre ne s’est manifesté qu’à quelques périodes de l’histoire. Son apparition, sa
disparition, ses réapparitions ont toujours été liées à un contexte politique et social : « La
possibilité même du tragique est liée à l’ordre social. Elle présuppose la toute puissance
d’une transcendance et la solidification des valeurs auxquelles le héros accepte de se
soumettre. L’ordre est toujours rétabli en fin de parcours, qu’il soit d’essence divine,
métaphysique ou humaine. »9 Si la tragédie est un genre stable, les caractéristiques et les lois
de la tragédie ont beaucoup évolué.
Née en Grèce en 536-535 av. J.-C., la tragédie (tragoedia, chanson du bouc), trouve sa
forme littéraire achevée au Ve siècle à Athènes. Le moment tragique est celui où « une
distance s’est creusée au cœur de l’expérience sociale, assez grande pour qu’entre la pensée
juridique et politique, d’une part, les traditions mythiques et héroïques, de l’autre, les
oppositions se dessinent clairement, assez courte cependant pour que les conflits de valeur
soient encore douloureusement ressentis et que la confrontation ne cesse de s’exercer »10
.
Les œuvres d’Eschyle, Sophocle et Euripide font illustrer l’évolution de la tragédie
grecque au Ve siècle et ont représenté des sources d’inspirations pour les classiques.
Aristote définit la tragédie dans sa Poétique: « La tragédie est donc l’imitation d’une
action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé
d’assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de
9 Pavis, Patrice, « Tragique », Dictionnaire du théâtre, Dunod, 1996 reproduit en Gaëlle Glin, Qu’est-ce que la
tragédie ?, Lecture Jeune - juin 2005, p. 1 10
Vernant, Jean-Pierre et Vidal-Naquet, Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne, Maspero, 1972, p. 92.
10
l’œuvre ; c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une
narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des
émotions de ce genre »11
.
Le XVIe siècle marque la redécouverte de la tragédie. C’est le moment ou l’on découvre
des textes de l’Antiquité comme le théâtre de Sénèque, l’Art poétique d’Horace. Ils sont
traduits et édités dès le début du XVIe siècle. Leur circulation associée à l’héritage du théâtre
sérieux du Moyen - Age et l’influencée de la tragédie italienne expliquent la renaissance du
genre tragique en France. La tragédie établie des règles, met l’action en première position,
introduit des scènes violentes, s’inspire de l’actualité ou des romans. À la fin du XVIe siècle,
la tragi-comédie à fin heureuse l’imite dans cette direction.
Vers la fin du XVIe siècle, la tragédie connaît une crise qui finit par provoquer sa
disparition.
Une fois traduite en français, La Poétique d’Aristote, constitue le point de départ de la
tragédie classique qui connaît son épanouissement dans le XVIIe siècle grâce aux
dramaturges comme Jean Racine et Pierre Corneille. Avec eux, la tragédie devient action. Ils
« fondent leur dramaturgie sur une conception du tragique qui n’est plus celle de
l’écrasement de l’homme, mais celle des conflits intérieurs insolubles dont les héros ne
peuvent se libérer que par le dépassement généreux (Corneille) ou par la mort (Racine).»12
La tragédie classique s’inscrit dans son époque à travers l’adhésion à l’absolutisme et aux
thèses largement acceptées d’une conception pessimiste de la condition humaine. Le poids de
l’absolutisme : Louis XIV impose l’idée de la domination d’un seul (prestige du monarque,
centralisation des talents, des charges et donc des richesses, à la cour de Versailles). La seule
gloire dispensée est celle du monarque. Ainsi, les personnages de Racine ne sont plus de
vaillants héros recherchant l’exploit chevaleresque qui fondera leur gloire et assurera leur
conquête amoureuse (comme chez Corneille).
Pendant le XVIIe siècle, la tragédie connait la concurrence de la comédie. Dans le
contexte historique et politique, le poids idéologique et esthétique du théâtre destine la
tragédie à un public d’élite et la comédie à un public bas.
Molière se bat dans ses préfaces et dans ses pièces pour faire reconnaître la comédie. La
poétique de la comédie se trouve chez lui, notamment dans la critique de l’école des femmes,
comme une tentative de réhabilitation et de défense de la comédie. Molière insiste sur la
11
Aristote, Poétique, chapitre VI, traduction de M. Magnien, Le Livre de Poche.
12
Forestier, Georges, « Tragédie », Dictionnaire encyclopédique du théâtre (sous la dir. de Michel Corvin),
Paris, Bordas, 2001, p. 196.
11
différence d’écriture des comédies : « et c’est une étrange entreprise que de vouloir faire rire
les honnêtes gens »13
. Le premier placet présenté au roi sur la comédie du Tartuffe lui donne
pour fonction d’ « attaquer par le ridicule les vices du temps ». C’est assigner une fonction
morale au rire et à la comédie : « Le premier devoir de la comédie est de corriger les hommes
en les divertissant. »
Pourtant, la tragédie s’impose par le fait qu’elle prétend remplir une fonction morale.
Dans l'interprétation classique de la catharsis, elle est une méthode de « purgation des
passions », ou une sorte de purification en plan émotionnel, qui utilise des spectacles ou des
histoires tragiques considérées comme les plus édifiantes.
Parce qu’elle est utilisée spécialement par le théâtre et la littérature, elle présente le destin
tragique de ceux qui ont cédé à ces pulsions. En vivant ces destins malheureux par
procuration, les spectateurs sont censés prendre en aversion les passions qui les ont
provoquées. Pour que cette catharsis soit possible, il faut que les personnages imitent les
passions humaines.
Il y a dans la tragédie classique un refus des faits d’actualité. Aucun des événements
importants de l’époque ne sert de base à la tragédie classique. Il y a une volontaire
indifférente à l’actualité, la tragédie classique est avant tout préoccupée des aspects
permanents de l’être humain, ses mœurs et ses sentiments. Les thèmes seront choisis dans ce
qui appartient au général.
La tragédie classique manifeste du respect pour les genres anciens. L’auteur classique ne
cherche pas à surprendre par l’invention de genres nouveaux, comme feront les artistes au
19e siècle avec le drame romantique. Les écrivains classiques reprennent les genres définis
depuis l’Antiquité comme la tragédie, la comédie et la fable. Ils ne visent pas à réformer les
idées ou transformer, échanger les mœurs. On comprend dès lors que les dramaturges
reprennent des tragédies antiques comme Racine le fait en s’inspirant d’Euripide et de
Sénèque.
La tragédie classique est composée de cinq actes (séparés par des entractes), et le nombre
de scènes par acte varie. L’action est issue de l’histoire ou de la légende; les personnages sont
généralement illustres et sont tourmentés par de fortes passions.
En matière de personnages, les dramaturges appliquent des théories d’Aristote. La
tragédie classique met en scène des personnages provenant de la vie royale. Ceux-ci
13
Molière, École des femmes, Paris, 1663.
12
appartiennent à l’histoire, le personnage Néron par exemple dans la pièce Britannicus ou aux
mythes de l’Antiquité comme le personnage féminin de Phèdre.
La tragédie classique vise à devenir imitation de la nature dans ses aspects universels.
L’action et les personnages doivent paraître vraisemblables aux spectateurs car le
vraisemblable n’est ni le réel, ni le possible, c’est ce qui semble vrai, ce qu’un public croit
pouvoir s’être passé.
On trouve aussi le souci de plaire qui est au cœur de l’esthétique classique. L’auteur se
veut en équilibre avec la morale chrétienne et les goûts de son public de manière à obtenir
son adhésion. La personne royale est, pour tous les artistes classiques, l’arbitre suprême du
bon goût. On ressent s’instaurer une règle tacite: celle des bienséances comprise comme
conduites en accord avec les usages.
« […] Que dans tous vos discours la passion émue
Aille chercher le cœur, l’échauffe et le remue.
Si d’un beau mouvement l’agréable fureur
Souvent ne nous remplit d’une douce « terreur »,
Ou n’excite en notre âme une « pitié » charmante,
En vain vous étalez une scène savante :
Vos froids raisonnements ne feront qu’attiédir
Un spectateur toujours paresseux d’applaudir,
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique
Justement fatigué, s’endort ou vous critique.
Le secret est d’abord de plaire et de toucher:
Inventez des ressorts qui puissent m’attacher.
Que dès les premiers vers l’action préparée
Sans peine du sujet aplanisse l’entrée. […] »14
La bienséance dite « interne » prescrit que le comportement des personnages doit être
conforme à leur âge, à leur condition sociale, aux mœurs et aux coutumes de leur pays. C’est
à la fois une question de logique et de vraisemblance. La bienséance dite « externe » vise à ne
pas choquer la sensibilité ni les principes moraux du spectateur. Elle interdisait donc la
représentation sur scène d’actes trop violents (meurtres, suicides...) et des allusions trop
marquées à la sexualité, à la nourriture, à la vie du corps en général.
14
Boileau, Art poétique (1674), Chant III, p. 36.
13
Considérée comme un genre noble et sérieux par excellence, la tragédie réussit d’imposer
même aux formes les plus libres comme la comédie et la tragi-comédie la règle des trois
unités.
L’unité de temps suppose que l’histoire ne doit pas dépasser 24 heures. L’idéal est que la
durée de l’histoire coïncide avec la durée du spectacle mais comme c’était rarement
réalisable, on admettait qu’elle s’étende sur une journée. Au-delà, le décalage était trop grand
et devenait préjudiciable à la vraisemblance.
L’unité de lieu impose le lieu qui doit être un lieu unique durant toute la pièce, sans qu’il
existe des changements de place ou de décors. Les écrivains tragiques situent leur histoire
dans un lieu qui peut être traversé par n’importe qui. Généralement, il est représenté par le
palais ou l’antichambre.
Pour l’unité d’action, les exégètes pensent qu’elle n’est pas synonyme d’action simple
mais qu’elle implique que tous les fils de l’intrigue soient fortement tissés et que toute action
d’un personnage ait une conséquence sur les autres. C’est donc un principe de cohérence : pas
d’intrigues parallèles, rien de gratuit, rien de superflu. Chaque détail devait être subordonne a
l’ensemble, la pièce devenant un tout cohérent.
Le but de la tragédie classique est, selon la littérature de l’époque et ses dramaturges, la
catharsis. La tragédie classique affirme son intention de remplir une fonction morale,
similaire au principe d’Aristote appelé la catharsis. En montrant les conséquences ultimes et
catastrophiques des passions, la tragédie purge l’âme du spectateur de ces mêmes passions et
l’incite à ne pas imiter les héros tragiques.
14
II. JEAN RACINE – MAITRE DE LA TRAGEDIE
CLASSIQUE
«Racine est un de ces artistes éminents en qui le créateur est doublé d’un critique, qui se
jugent tout en produisant, ne donnent rien au hasard et n’avancent le moindre mot qu’à coup
sur. »15
II.1. Le théâtre de Jean Racine
Lorsque Racine commence sa carrière, la tragédie qui est originaire de l’Antiquité
grecque est un genre très codifié, fondé sur les principes énoncés par Aristote et redéfinis en
France pendant la première moitié du XVIIe siècle. Pièces en alexandrins et en cinq actes, les
tragédies empruntent leurs sujets à l’histoire ou à la mythologie. Jean Racine apporte sa
contribution à reprendre, à faire revivre la tragédie en fixant les règles énoncées de la tragédie
classique.
Produit d’une éducation religieuse, Jean Racine a gardé de cet enseignement une solide
culture classique et une bonne connaissance des tragiques grecs comme Eschyle, Sophocle et
Euripide, qui ont représenté pour son théâtre des modèles et des sources d’inspiration.
Dès son début littéraire avec des poèmes classiques d’inspiration profane, Ode à la
nymphe de la Seine, 1660, Jean Racine a connu son succès. Il écrit son première œuvre, Ode
sur la convalescence du roi en 1663, sa première tragédie, la Thébaïde ou les Frères
ennemis en 1664, et l'année suivante, Alexandre le Grand, qui lui apporte le succès.
La Thébaïde ou les Frères ennemis est une tragédie en cinq actes et en vers alexandrins
représentée en 1664 au Palais-Royal. Elle a pour sujet le combat et la mort des deux jeunes
fils d'Œdipe, ainsi que celle de leur sœur Antigone.
La critique traditionnelle l’a regardée plutôt comme une œuvre de jeunesse, avec peu de
matière pour une interprétation approfondie. Pourtant, dans l'ouvrage-clé Sur Racine de 1963,
Roland Barthes aborde la pièce avec l’esprit sérieux qu’il porte aux autres drames grecs de
Racine. L’auteur reconnait les faiblesses de sa pièce, notamment la mort de presque tous les
protagonistes et l'absence du tragique amoureux au premier plan de l'action.
15
Adrien Dupuy, Histoire de la littérature française au 17e siècle, Paris, Ernest Leroux Editeur, 1892, p. 323.
15
Andromaque, en 1667, remporte un succès public qui a égalé celui qu'avait eu Corneille,
trente ans plus tôt, avec le Cid.
L’Andromaque est, sans doute, sa première grande tragédie et où se mettent en place les
thèmes récurrents de son théâtre. La grande nouveauté de cette pièce, pour les contemporains,
était qu'elle s'écartait de l'héroïsme cornélien, d'inspiration très latine, pour se rapprocher
davantage de la simplicité et de l'humanité du théâtre grec. Par rapport à la tragédie
cornélienne, le théâtre de Racine marque donc une évolution vers une intériorisation du
conflit tragique. Le ressort de la tragédie cornélienne était la gloire, et les personnages y
étaient engagés dans une suite d'actions pleines d'énergie (meurtres, duels, etc.). Chez Racine,
en revanche, l'amour-passion est la source de tous les conflits, la cause de l'aliénation des
personnages et le responsable de leur perte.
La structure d'Andromaque est révélatrice à cet égard: l’action qui se déroule à la cour de
Pyrrhus, roi d'Epire, met en scène Oreste, de retour de la guerre de Troie, amoureux
d'Hermione qui aime Pyrrhus, lequel brûle pour sa captive Andromaque, qui ne vit que pour
le souvenir de son mari Hector, incarné dans son fils Astyanax. Ainsi chaque personnage est-
il prisonnier d'un amour impossible car non partagé; soumis aux affres de la jalousie, il ne
trouve d'aboutissement à son destin que dans la mort (Pyrrhus et Hermione) ou dans la folie
(Oreste). Andromaque, elle, soulève le peuple d'Epire contre les Grecs: l'action politique n'est
donc pas absente d'Andromaque, mais elle n'est là que comme un révélateur du conflit des
sentiments.
En 1668, il compose, comme pour se délasser du genre tragique, la spirituelle comédie
des Plaideurs (1668), pièce qui fustige les usages et les règles du milieu judiciaire à travers
l'histoire d'un juge qui entend exercer ses fonctions sans se préoccuper des valeurs humaines.
Elle montre d'ailleurs qu'il maîtrisait parfaitement les ressources complexes de ce genre
difficile. Néanmoins, Racine abandonne définitivement la comédie pour se consacrer à
nouveau à la tragédie.
C'est pendant les dix années qui suivirent la représentation de la tragédie d'Andromaque
que Racine écrit les pièces que l'on considère généralement comme ses chefs-d'œuvre. Il se
consacre tout entier à la tragédie et donne successivement: Britannicus (1669), où il s'inspire
de Tacite, Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), enfin Iphigénie (1674), et
Phèdre (1677), imitées toutes deux d'Euripide. Il se forge avec elles une réputation
d'immense auteur tragique, qui ne doit plus se démentir et qui le consacre d'être élu à
l'Académie française en 1673.
16
L'évolution essentielle entre l’intrigue de Britannicus et celle de Bérénice est
l'intériorisation du conflit tragique. En effet, Britannicus est encore en grande partie une
pièce politique, peut-être la plus politique qu'ait écrite Racine. Selon ses propres dires,
l'auteur voulait y peindre en Néron « un monstre naissant », mais il s'agit d'un monstre
politique (le tyran) en même temps que d'un monstre privé (qui veut assouvir son désir pour
Junie). Britannicus, amoureux de Junie et aimé d'elle, y est la victime des manigances
politiques et amoureuses de son demi-frère Néron et de sa mère Agrippine. Ici, la ruse et la
barbarie, dissimulées sous le masque de la passion, sont victorieuses de l'innocence et de la
naïveté de ceux qui voudraient échapper à la logique de l'univers tragique.
Dans Bérénice (1670), l'action extérieure se trouve quasiment réduite à néant: l'empereur
romain Titus, qui aime d'un amour partagé la reine Bérénice, se voit contraint de renoncer à
elle par la loi romaine. L'action de la pièce tient tout entière dans ce simple argument et
développe les hésitations et les mouvements intérieurs des personnages. En parvenant à
l'expression la plus pure de la solitude des héros, Bérénice est une pièce pleine de cette
«tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie », pour reprendre les termes de la
préface.
Dans Bajazet (1672), l’intrigue est contemporaine, située à Constantinople dans le sérail
du sultan Amurat. Cette pièce fut pour l'auteur l'occasion d'un certain nombre d'innovations
dans le domaine de la mise en scène, avec notamment l'utilisation de costumes orientaux qui
obtinrent un vif succès auprès du public. Dans cette tragédie, les personnages principaux (les
amants, Bajazet et Atalide, et la favorite du sultan, Roxane) sont victimes des desseins
politiques du grand vizir Acomat. L'espoir de pouvoir composer avec le destin, entretenu par
les amants, va se révéler vain, et seul Acomat échappe à l'effroyable bain de sang sur lequel
s'achève la pièce.
Bajazet présente de façon très nette un certain nombre des traits récurrents de la tragédie
racinienne: l'enfermement comme figure du destin tragique y est représenté par le sérail, lieu
fermé, lieu interdit où se déroule toute la pièce. La cruauté y est également présente, cruauté
des personnages envers eux-mêmes, mais aussi dimension sadique des relations de pouvoir et
de passions (cruauté incarnée par exemple par le personnage de Roxane, qui souffle le chaud
et le froid sur Atalide et Bajazet).
Avec Mithridate (1673), Racine traite d'un thème qu'il approfondira quatre ans plus tard
dans Phèdre: lorsqu'elle apprend la mort du roi du Pont, Mithridate, à qui elle était promise,
Monime confesse son amour à l'un des deux fils de celui-ci, Xipharès. Mais l'annonce du
décès se révèle bientôt n'être qu'une rumeur infondée, et l'amour de Xipharès et de Monime,
17
dénoncé par le frère intrigant, Pharnace, prend un caractère scandaleux. La trahison de
Pharnace, gagné à la cause des Romains, finit cependant par convaincre Mithridate mourant
de sceller l'amour du jeune couple.
C'est dans cette perspective dramatique, bien plus que tragique, que s'inscrit également
Iphigénie en Aulide (1674). Le sacrifice d'Iphigénie, et celui d'Achille, qui a pris les armes
pour la défendre, y est en effet évité de justesse par la révélation des oracles, qui au moment
du dénouement de la pièce, désignent comme victime Eriphile, une jeune intrigante éprise
d'Achille. Ce drame rencontra un tel succès que l'auteur écrivit: « Le goût de Paris s'est
trouvé conforme à celui d'Athènes; mes spectateurs ont été émus par les mêmes choses qui
ont mis en larmes le plus savant peuple de la Grèce.»16
Avec Phèdre, en 1677, Racine signe peut-être son chef-d'œuvre. Phèdre, épouse de
Thésée, croit ce dernier mort; libérée par cette nouvelle, elle se laisse aller à avouer à
Hippolyte, son beau-fils, la passion coupable qu'elle éprouve pour lui. Cet aveu met bientôt
Phèdre dans une situation intenable: non seulement Hippolyte la rejette, mais Thésée, qui
avait simplement disparu, est bientôt de retour. Phèdre est alors poussée au mensonge par
Œnone, sa nourrice, et va au-devant de son époux pour accuser Hippolyte de la faute dont elle
est coupable. Thésée maudit son fils et appelle sur lui la colère de Neptune, mais bientôt la
nouvelle du suicide d'Œnone jette le doute dans son esprit. Cependant, il est trop tard: il
apprend la mort d'Hippolyte, tué par un monstre marin, tandis que Phèdre, qui s'est
empoisonnée, lui révèle avant de mourir la vérité sur cette tragédie, en assumant sa faute.
Mais, à l'automne 1677, la carrière de Racine prend un tournant radical: sa dernière pièce,
Phèdre, malgré son succès immense, est attaquée violemment par ses ennemis qui
dénonçaient le caractère scandaleux de son intrigue. Sous l'influence de Madame de
Maintenon, épouse du roi, la Cour évoluait alors, vers un rigorisme moral qui s'accordait mal
avec l'art théâtral, traditionnellement jugé impie par l'Église. Soucieux de prendre ses
distances avec le théâtre, Racine décide alors d'abandonner la scène. Il a d'ailleurs bientôt
l'honneur, en même temps que son ami Boileau, d'être nommé historiographe du roi, charge
très honorifique et très lucrative. La même année, il se marie, il se réconcilie avec les
jansénistes et se met à mener une vie de retraite et de piété, consacrant ses talents à son
nouvel emploi.
Après un silence de douze ans, à traiter des sujets sacrés, Jean Racine compose Esther
(1689) et Athalie (1691), qui sont jouées à Saint-Cyr par les demoiselles de la maison royale.
16
Jean Racine, Préface d’Iphigénie, Collection Théâtre, 1982, p. 2.
18
La tragédie Esther offre à Racine l’occasion d’introduire dans sa création le chant et le
récit et d’unifier ainsi la tragédie et l’opéra, très en vogue à ce moment-là. Ce mélange lui
permet aussi de renouer avec cette tradition issue des anciennes tragédies grecques qui
consistait à mêler le chant à l’action. C’est grâce au personnage d’Elise, qui a le double rôle
de coryphée et de confidente, qu’il réussit d’accomplir sa tache.
En choisissant un sujet religieux, Racine ne se contente pas d’aller dans le sens d’une
inclination croissante de Louis XIV et de Madame de Maintenon vers la dévotion, il rejoint
également ses propres aspirations religieuses : « tout respire ici Dieu, la paix, la vérité ». Le
texte permet d’illustrer le concept de la Providence, abordé en théorie en 1681 par Bossuet,
selon lequel Dieu gouvernerait au destin des siens et il illustre également une double fidélité:
celle des Juifs envers Dieu et celle de Dieu envers son peuple élu. En d’autres termes, Esther
est un modèle de pureté, de perfection féminine, de piété et de dévouement à son peuple. Du
texte biblique, Racine supprime tout de même le début et la fin. Sur le plan des modifications
apportées au texte religieux, il faut souligner l’importance que Racine ajoute au personnage
de Mardochée. C’est lui qui dans la pièce pousse Esther sur le trône de Perse pour libérer les
Juifs de leur esclavage. Il dispose d’une vision politique à long terme. Il devient même un
type de prophète inspiré par Dieu, un bras de Dieu, ce qu’il n’est pas dans la Bible. Comme
Abraham, il témoigne une confiance totale en son Dieu.
L’épisode d’Esther met en scène un Dieu qui sauve son peuple par l’intermédiaire des
plus faibles. Nous assistons à la confrontation de l’Innocence et de la Faiblesse face à la
Force et à la Perfidie selon un schéma fortement teinté de manichéisme. Le revirement du roi
n’a également aucune explication psychologique plausible, seule la grâce semble le pousser à
la décision finale.
On a souvent affirmé que cette pièce marquait l’aboutissement de l’art théâtral racinien
tant il parvient à y fondre dans une poésie puissante l’héritage antique de la tragédie, la
mélodie de l’opéra et la morale religieuse la plus stricte, le tout dans un respect irréprochable
des préceptes d’Aristote.
Après le succès obtenu au grand public par sa tragédie Esther, Racine publie en 1691 la
pièce Athalie, un sujet biblique adressé aux pensionnaires de Saint-Cyr, l'institution dirigée
par Madame de Maintenon.
Athalie qui est la veuve du roi de Juda gouverne le pays et croit avoir éliminé tout le reste
de la famille royale. Elle a abandonné la religion juive en faveur du culte de Baal. Son petit-
fils Joas a été sauvé par la femme du grand prêtre.
19
Contrairement à Esther, Athalie est une vraie tragédie en cinq actes. Les chœurs
n’apparaissent qu'à la fin de chaque acte. Au lieu d'affaiblir l'action, ils lui donnent une
dimension spirituelle et poétique.
Racine réussit avec Athalie la grandeur des tragédies grecques. Il y joint, dans certains
discours de Joas, le souffle des prophètes bibliques. Dieu apparaît sous un jour terrible. Des
auteurs modernes comme Roland Barthes dénoncent le caractère fanatique de Joad et son
langage très violent, tandis qu'Athalie est plutôt tolérante en matière religieuse.
Le personnage Athalie devient victime de l'opposition des moralistes lors de sa création.
Opposés au théâtre en général, ils s'indignaient qu'on fasse jouer une pièce, même à sujet
élevé, par les pensionnaires d'une institution pieuse. Représentée sur les scènes publiques
après la mort de Madame de Maintenon, Athalie n'a jamais fait partie des pièces les plus
populaires de Racine alors que Voltaire y voyait « peut-être le chef-d'œuvre du genre
humain » et Flaubert le plus « immortel chef-d'œuvre de la scène française ».
Les débuts littéraires de Racine sont aussi marqués par les dissensions avec les
jansénistes, autour desquels Racine avait formé sa personnalité et avait reçu son éducation.
En 1666, Pierre Nicole, qui avait été un de ses maîtres à Port-Royal, condamne avec vigueur
le théâtre et les auteurs dramatiques dans un pamphlet intitulé les Hérésies imaginaires.
Racine s'estime attaqué par cette diatribe, entre violemment en polémique avec ses anciens
maîtres et les renie. La vision du monde qui se dégage de ses pièces n'en porte pas moins la
marque de l'enseignement janséniste et de sa conception pessimiste de l'Homme, soumis à la
grâce divine et prisonnier d'un destin qui le dépasse.
À la fin de sa vie, réconcilié avec les jansénistes, il écrit un abrégé de l'histoire de Port-
Royal, qui ne sera publié qu'après sa mort. La piété manifeste de sa vie après 1677 et ses
interventions en faveur du monastère de Port-Royal lui valent le sobriquet posthume d'«
avocat de Port-Royal ». Il est d'ailleurs possible que sa fidélité à la pensée janséniste lui ait
attiré quelque disgrâce.
Le théâtre de Racine décrit la passion comme une puissance fatale qui détruit celui qui en
est possédé. Les critiques retrouvent ici les théories jansénistes: soit l'homme a reçu la grâce
divine, soit il en est dépourvu, rien ne peut changer son destin, il est condamné dès sa
naissance. Réalisant l'idéal de la tragédie classique, le théâtre racinien présente une action
simple, claire, dont les péripéties naissent de la passion même des personnages.
20
II.2. L’art poétique ou les principes de création
En paraphrasant les exégètes littéraires, on peut affirmer que c’est à Racine que revient la
gloire d’avoir donné au théâtre classique les perfectionnements définitifs.17
Quant au style de Racine, on l’a souvent comparé à Virgile. Comme le poète latin, il a
mis au service du sentiment la perfection de la forme, comme lui, il parle à l’âme tout en
charmant le gout. Cette douceur, cette mélancolie harmonieuse, cette sensibilité que respire
Virgile, cet art de la composition, cette élégance du style, cette peinture exquise des passions
féminines se retrouvent au même degré dans la création de Racine, moins par l’effet d’une
imitation constante que par une ressemblance de nature, une conformité de tempérament.
Reconnu pour son rôle dans la création de la tragédie classique, Jean Racine a apporté sa
contribution grâce à ses œuvres mais surtout grâce aux préfaces où il a théorisé les aspects
devenus symboliques pour le théâtre classique.
Car, pensant à la finalité de l’art en général et du théâtre en spécial, Jean Racine affirme
que « la principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les autres ne sont faites que pour
parvenir à cette première ». Il s’agit de la règle exprimée dans la préface de la tragédie
Bérénice et qui a représenté un point de dispute avec ses contemporains. Au lieu d’étonner,
Racine considère que l’art est censé d’émouvoir, il s’adresse à l’intellect mais surtout aux
émotions. La littérature ne doit pas éduquer, pour atteindre ses objectifs, comme ses
contemporains soutenaient, l’art s’adresse aux sens et doit plaire.
Racine suit et théorise la règle des trois unités. L’action doit commencer le matin pour
s’achever le soir, respectant l’unité de temps fixée par l’esthétique classique, ou la durée de
l’intrigue ne doit pas excéder vingt-quatre heures. L’unité de lieu réussit à enfermer les
personnages dans le cercle de leurs passions. L’unité d’action qui devient extrême dans
Bérénice est aussi respectée dans des tragédies, comme Bajazet, dont les péripéties servent le
déroulement de l’action principale.
Racine répond aux demandes culturelles de son public, admettant des touches de
merveilleux païen ou de merveilleux chrétien issu des récits bibliques.
Les bienséances demandent de ne pas heurter les idées des spectateurs ou le bon gout,
d’éviter une violence qui puisse les fasciner. Selon Racine, « il ne faudrait que s'écarter du
naturel pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action simple, chargée de peu de
matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui, s'avançant par
17
Adrien Dupuy, œuvre citée, p. 323.
21
degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des
personnages ». 18
Les faits, les réactions brutales comme les assassinats de Pyrrhus dans la pièce
Andromaque, de Roxane et de Britannicus, dans la tragédie Bajazet sont racontées par les
personnages secondaires et non montrées sur la scène. La proscription d’un langage cru épure
un style élégant qui recourt à la litote, à l’euphémisme. Loin d’en être prisonnier, Racine
exploite les règles de la tragédie classique pour obtenir un maximum d’intensité. Le
dénouement fait restaurer la morale compromise par le déchainement des passions fortes,
mais Racine finit ses tragédies par la compassion, la déploration et les larmes.
Racine a transformé la simplicité d'action dans un ressort essentiel de sa dramaturgie
De cette manière, il utilise dans sa plus grande rigueur la règle de l'unité d'action. Il ne vise
seulement l'unité, il suit la simplicité. En montrant des individus confrontés à des forces
intérieures, à eux-mêmes, en faisant des passions, et singulièrement de la passion amoureuse,
la forme du Destin, il peut aisément concentrer les faits et l'attention sur une décision cruciale
et organiser toute sa pièce autour de ce pivot.
Chez Racine, le conflit tragique surgit d'une contradiction entre les sentiments et les
attentes des personnages. Ses personnages ne sont comme ceux de Pierre Corneille, jetés hors
d'eux-mêmes par une conjoncture politique déchirante: ils sont d'abord divisés par un conflit
intérieur qui les déchire. Le conflit politique apparaît toujours comme un révélateur, un
catalyseur, du conflit intime.
La première tragédie intitulée la Thébaïde ou les Frères ennemis nous fait spectateurs à
une lutte fratricide qui résulte de la haine que se vouent Étéocle et Polynice et qui provoque
finalement la guerre civile. Les frères ennemis se combattent jusqu'à la mort malgré les
prières de leur mère Jocaste et de leur sœur Antigone et le noble dévouement de leurs deux
cousins.
Dans la tragédie Andromaque, le problème politique est représenté par la menace de
guerre entre Pyrrhus et les autres rois grecs. Le conflit naît de la contradiction où se trouve
enfermé Pyrrhus, tenu d'un côté par la promesse de mariage qu'il a faite à Hermione, et attiré
de l'autre par l'amour pour sa captive Andromaque. Le sujet tiré d'un passage de l'Énéide (III,
292-332) de Virgile – et nuancé par des emprunts à Homère, à Euripide et à Sénèque et aux
schémas de la pastorale – permet à Racine de mettre en œuvre son art de « géomètre » de la
18
Jean Racine, Première Préface de Britannicus, Collection Théâtre, 1982, p. 6.
22
psychologie. « Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui elle-
même n'aime que le souvenir d'Hector, qui revit dans leur fils Astyanax. Tout ce qui se passe
à l'un des maillons de la chaîne se répercute immédiatement d'un bout à l'autre. En amont de
cette chaîne, Troie en flammes; en aval, la mission d'Oreste. Il n'y a là aucun « destin »,
aucune passivité : ce sont les personnages et la violence de leurs passions qui font
l'événement. »19
Dans Britannicus, le conflit réside dans l'hésitation de Néron entre le rôle d'empereur
exemplaire que sa mère, puis ses conseillers, veulent lui faire jouer, et le désir qu'il éprouve
d'une existence autonome – désir que la puissance impériale lui permet de satisfaire sans
bornes. L'auteur, s'inspirant de Tacite, s'avance ici sur un terrain typiquement cornélien: la
politique romaine. Les personnages les plus marquants sont Néron, « monstre naissant »
comme le dit la Préface, et Agrippine, amoureuse du pouvoir, et donc jalouse de celui qu'elle
exerce sur son fils. Néron cache encore sa haine sous les caresses, et démasque sa mère avec
les raisonnements les plus polis. Narcisse, âme damnée du futur despote, l'aide à se découvrir
tel, tandis que Burrhus, belle âme vertueuse, joue les utilités. Avec la mort de Britannicus se
décide le sort d'Agrippine : comme le disciple triomphe du maître, Néron triomphera d'elle ;
la voix du sang mène ici au parricide.
Phèdre devient la tragédie d'une femme partagée entre sa passion illégitime et ses
devoirs. La lutte du jour et de la nuit, de Minos, roi du labyrinthe, et de Pasiphaé, fille du
Soleil, de la conscience du mal et de l'incapacité de bien faire est le sujet véritable d'une pièce
qui pivote tout entière autour du personnage de Phèdre, dévorée de passion, consciente de ses
fautes, mais incapable d'en assumer la responsabilité, écrasée par la Fatalité qui triomphe.
C'est la plus « grecque » des pièces de Racine, par son lyrisme et parce que le poète y
retrouve le sens du sacré, essentiel à la tragédie antique.
Même les pièces où un problème politique se trouve d'emblée mis au premier plan
reposent, pour leur dynamique proprement tragique, sur de telles contradictions intérieures.
Dans Bérénice, Titus hésite entre deux images de lui-même: celle de l'empereur exemplaire,
qui lui donnerait place dans l'Histoire, et celle de l'amoureux comblé, épousant Bérénice; il a
le pouvoir d'imposer à Rome son mariage avec Bérénice, au moins une liaison plus ou moins
secrète, mais il s'interroge, plus profondément, sur ce qu'il « est » et désire être.
Dans la tragédie Iphigénie, le personnage principal Agamemnon est soumis à un
impératif politique. Il est obligé d’accomplir le sacrifice que les dieux exigent pour que la
19
http://17emesiecle.free.fr/Racine.php
23
flotte grecque puisse prendre la mer, mais il n’arrive pas à décider entre son désir de gloire,
ses sentiments de père et d'époux. Lorsque le personnage magnifiquement peint par Racine,
Iphigénie, marche résolument au sacrifice, le devin Calchas annonce qu'Ériphile, jeune
captive d'Achille, est aussi fille du sang d'Hélène et que c'est elle qui doit mourir. Ériphile se
tue. Iphigénie est sauvée. Ce dénouement va d'ailleurs dans le sens d'un vrai tragique,
puisqu'il est tiré « du fond même de la pièce ».
L'unité d'action rejoint directement la nécessité tragique. La tragédie racinienne est une
réponse aux reproches de Saint-Évremond sur le caractère barbare des sujets tirés de la
mythologie grecque et à l'affadissement du mythe par le drame lyrique à succès de Quinault
et de Thomas Corneille.
Les critiques observent la liaison entre la poésie et le théâtre qui peut s'inspirer du
merveilleux et de la religion, mais le dramaturge ne peut investir de cette manière sans
renoncer à la vraisemblance et a la crédibilité.
Cependant, même si les événements et les délibérations proprement politiques sont
nombreux et décisifs, l’auteur ne choisit pas de les présenter sur scène. Ils sont joues de
manière indirecte et sont racontés à travers des récits. Racine choisit de faire voir sur scène
les tergiversations, les manœuvres et les retournements d’une puissance incroyable, qui ont le
pouvoir de faire naitre des conflits intérieurs destructifs.
On ne peut pas affirmer que le théâtre de Racine est pauvre en événements. Il se déroule
en un lieu clos qui peut varier du palais, de la chambre ou même du sérail. Chez lui, toute
parole porte de l’information émotionnelle et tout mot devient un acte.
Les nouveautés, les changements qui provoquent les péripéties viennent de l’extérieur,
partagé lui-même en deux domaines, l'antichambre où coexistent langage tragique et langage
du monde, où circulent messagers et confidents, et le monde, qui échappe aux regards et qui
n'apparaît que métamorphosé par le langage.
En quelques mots, les pièces de Racine, qui abondent en actions, restent simples en ce qui
concerne l'« action », c'est-à-dire la conduite de l'intrigue. Poussant la règle des trois unités
jusqu'à son utilisation la plus minimale, Racine a même imaginé une action réduite à des
faces à face et à une séparation du couple principal sans qu'intervienne aucun
rebondissement. C'est le cas de Bérénice où la reine de Judée, Bérénice, et l'empereur de
Rome, Titus, sacrifient leur amour aux intérêts de l'État. Dans sa préface à cette tragédie,
Racine explique vouloir : « faire une tragédie avec cette simplicité d'action qui a été si fort
du goût des anciens […] Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu
d'invention. Ils ne songent pas qu'au contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose
24
de rien ». Ainsi s'oppose-t-il aux auteurs dont les pièces accumulent les incidents et les coups
de théâtre.
Racine écrit une pièce à partir de « presque rien », il aime réduire l'intrigue au minimum.
La tragédie racinienne, en effet, est économe et concentrée: elle est tout entière focalisée sur
une crise, qui peut logiquement éclater et se résoudre en quelques heures; mais ces quelques
heures suffisent à décider de toute une vie, de toute une destinée.
Conséquence de cette intrigue réduite à un paroxysme critique, l'unité de temps apparaît
tout à fait naturelle, de même que l'unité de lieu, car cette crise n'a pas besoin de beaucoup de
temps ni d'espace pour se dérouler. C'est donc une esthétique de la concentration extrême: le
temps de la crise est bref mais riche en tension émotionnelle; le lieu tragique, par son exiguïté
même, devient un lieu théâtral parfait car c'est un carrefour de forces qui s'affrontent, en une
lutte puissante et fatale. Cette unité de lieu peut également mettre en valeur l'importance
symbolique d'un endroit particulier, comme le Temple de Jérusalem dans Athalie. Dans cette
tragédie biblique, ce temple, demeure du Dieu d'Israël, fonctionne comme le cœur à la fois
historique et religieux de tout le royaume. II est donc habile de la part de Racine d'en faire le
centre nerveux de la pièce: « Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel », déclare Abner,
dès le premier vers de la pièce.
En invoquant la simplicité soutenue par le grand dramaturge français dans la construction
du discours dramatique, les critiques littéraires observent la science qu’il déploie dans la
disposition et la mise en équilibre des éléments de chaque pièce. Il attache au plan une
importance extrême et dit volontiers que, le plan fait, la tragédie est faite.
Il s’efforce de plus de rendre ses expositions aussi claires, aussi complètes que possible. Il
veut faire connaître les personnages des le début, en essayant de faire le lecteur supposer,
prévoir le dénouement d’après leur attitude initiale. Dans son système, le problème tragique,
une fois posé par l’exposition, se poursuit rapidement et marche sans écart, par les voies les
plus courtes et les plus raisonnables, a sa solution.
Dans ses tragédies, l’intérêt ne nait pas de la succession rapide et imprévue d’incidents
que déconcertent et étonnent l’imagination avant de la faire plier sur le coup final d’un
dénouement a la surprise. Il résulte du développement des caractères, mis en lumière par
l’exposition, mis en mouvement par l’intrigue.
La règle des trois unités a donc fourni à Racine un cadre idéal pour sa vision personnelle
de la tragédie: pour lui, en effet, c'est dans le cœur des personnages, et non dans les péripéties
extérieures, que réside l'essence du tragique. Racine nous montre la fatalité destructrice des
passions, telle que la volonté de puissance dans Athalie, ou la jalousie dans Phèdre, qui
25
amène les héros tragiques à leur ruine. C'est sans doute grâce aux règles, et non pas malgré
elles, que Racine atteint à la perfection de la tragédie.
Chez Racine, les héros sentent beaucoup. Car le dramaturge soutient dans la Préface de
Bérénice, « que tout ce grand nombre d'incidents a toujours été le refuge des poètes qui ne
sentaient dans leur génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher durant cinq
actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la
beauté des sentiments et de l'élégance de l'expression »20
.
Ce type de théâtre met la passion et la cruauté sur le premier plan. Il présente volontiers
les souffrances qu'encourent les protagonistes, au cours de la conquête de leur décision, et
surtout les souffrances que toute décision ne manque pas de provoquer sur ceux qui en sont
touchés. Pourtant, la cruauté réside aussi parfois dans les caractères mêmes des personnages.
Ils sont égoïstes et cherchent leur satisfaction même dans la souffrance des autres.
La passion occupe une place primordiale dans la dramaturgie de Racine. Son but,
conformément à la formule héritée d'Aristote, est d’«exciter la compassion et la terreur, qui
sont les véritables effets de la tragédie».21
Sa grande nouveauté signifie de faire de ses héros des personnages simples,
vraisemblables, crédibles, ressemblant aux personnes de son époque, à l'opposé des figures
souvent excessives des tragédies baroques. Dès Andromaque, il affirme que, suivant les
conseils d'Aristote, les protagonistes ne doivent être ni « tout à fait bons, ni tout à fait
méchants » et tomber « dans quelque faute qui les fasse plaindre sans les faire détester ».
Aussi, chez lui, la représentation des plus violents excès de la passion ne met-elle pas en
cause le caractère éminemment humain de personnages en proie à des émotions et des
aspirations contradictoires. Héros et héroïnes sont déjà ce qu'on appellera beaucoup plus tard
anti-héros et anti-héroïnes.
Toutes les tragédies de Racine et surtout ses chefs-d’œuvre les plus célèbres, donnent à
voir la passion amoureuse dans sa violence la plus incontrôlable. Chez les amants raciniens, il
n'y a plus de morale, plus de religion, plus d'interdit – même si certains commentateurs
discernent en arrière-plan un sens caché du péché et d'un Dieu chrétien jamais totalement
effacé. Ces amoureux sont transportés par leurs passions, jusqu'à la mort – la leur ou celle des
autres.
Selon Racine, la vertu représente une valeur suivie dans toutes ses œuvres. « Les
moindres fautes y sont sévèrement punies ; la seule pensée du crime y est regardée avec
20
Jean Racine, Préface de Bérénice, Collection Théâtre, 1982, p. 5. 21
Jean Racine, Préface d’Iphigénie, Collection Théâtre, 1982, p. 3.
26
autant d'horreur que le crime même ; les faiblesses de l'amour y passent pour de vraies
faiblesses ; les passions n'y sont présentées aux yeux que pour montrer tout le désordre dont
elles sont cause ; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui en font connaître et haïr
la difformité »22
. Pourtant, les critiques littéraires affirment que cela est vrai pour ses deux
dernières tragédies, Esther et Athalie, il n'en est rien pour ses principales tragédies.
On ne peut pas affirmer que le théâtre de Racine est un théâtre de la force ou, peut-être,
un théâtre de l'amour. Le théâtre racinien est plutôt un théâtre de l'intervention de la force au
milieu d'une relation amoureuse. Le monde racinien se déploie selon les axes
transgression/répression, bourreau/victime. Cette relation explique les divisions binaires et
symétriques, les couples raciniens comme la faiblesse et la force, principe femelle et principe
mâle, et l'union dans un même héros de la passivité et de la lucidité. D’ici provient l'aspect
profondément sacré du théâtre de Racine et les pièces Esther et Athalie constituent bien le
couronnement nécessaire de l'œuvre et non des pièces de circonstance.
Quant au discours dramatique, il y a des exégètes qui reprochent à Racine de n’avoir pas
utilisé toutes les ressources de la langue. Mais cette sobriété n’est pas le résultat de la
pauvreté linguistique, il faut admirer l’art accompli auquel il fait si peu de moyens pour
produire de si beaux résultats. Les pièces de Racine sont l'exemple même du style classique.
En effet, l'expression des sentiments les plus violents y emprunte ce que Léo Spitzer a appelé
un « effet de sourdine », c'est-à-dire un ensemble de procédés et de marques stylistiques
(ordre des mots, rythme, rime, figures) qui créent un effet de distance et d'atténuation dans
l'expression de la passion violente. Or, chez Racine, l'expression voilée des sentiments, qu'ils
soient amour, haine, rage ou souffrance, bien loin d'en affaiblir la portée, ne fait que souligner
leur violence. C'est pourquoi Racine, sous l'apparence d'un langage maîtrisé par la raison,
reste pour la postérité, l'auteur des passions brûlantes.
Plus encore que les autres auteurs classiques, Racine est un poète. Ses alexandrins sont si
rythmés et musicaux qu'on a parfois soutenu que ses tragédies ne gagnaient rien à être jouées
et qu'il fallait les écouter comme des poèmes. Les mises en scène modernes nous ont prouvé
le contraire : les scènes sont fortes, structurées, pas du tout fondées sur la seule incantation.
Mais, alors que Corneille et Molière ont une formation rhétorique et jouent volontiers avec la
forme du discours, Racine se place davantage à l'intérieur du flux de la conscience de ses
personnages et leur donne un langage plus fluide, où les mots se répondent dans une forme
d'assonance et de chant. Les propos sont en situation, participent à l'action mais peuvent être
22
Jean Racine, Préface de Phèdre, Collection Théâtre, 1982, p. 2
27
aussi détachés, isolés, comme des phrases dont la beauté enchante et la profondeur
bouleverse.
La poésie de Racine présente trois caractéristiques principales: le travail du rythme, la
recherche des images, les effets d'atténuation.
L'alexandrin tragique se devait, au XVIIe siècle, de donner une figuration acceptable du
langage parlé qu'il était censé représenter. De cette obligation Racine fait le point de départ
d'une recherche très poussée en matière de rythme. La plus grande variété règne dans son
œuvre: les tirades longues, minutieusement construites, y alternent avec les phrases
interrompues, les échanges brefs de répliques cinglantes ou d'aveux mélancoliques. C’est une
variété d'ensemble qui va de pair avec les effets dans la construction de détail des vers.
L'univers tragique s'enrichit ainsi de tous les aperçus proposés au spectateur cultivé, de tous
les arrière-plans historiques, mythologiques ou bibliques qu'un mot ou une image suffisent à
suggérer. Racine puise dans les métaphores qui constituaient l'arsenal de la poésie amoureuse
de l'époque, mais il leur donne une vigueur nouvelle en les inscrivant dans une thématique
cosmique, au-delà même de l'espace géographique et du temps historique, dans une
interrogation sur la condition de l'homme.
Au total, le théâtre racinien apparaît comme une interrogation sur les pouvoirs du
langage: sa dramaturgie repose sur la tension vers une décision à prendre, donc vers un
instant où « dire, c'est agir ». Et, face au danger des mots, les personnages doivent mobiliser
toute leur attention pour ne pas être trahis par le langage, prisonnier de termes qui ne
coïncideraient pas avec leur volonté. Le sens « clair » n'est pas immédiat, il est l'objet d'une
quête à travers l'opacité du langage, il est le fruit d'une conquête, au terme de laquelle
s'impose le plus souvent le constat tragique qu'il est trop tard.
Adrien Dupuy, un des critiques qui s’est concentré sur l’œuvre du dramaturge français,
observe la triple influence de l’antiquité, du christianisme et des mœurs de son temps qui a
aidé Racine de plaire en restant vrai. La connaissance des mœurs, affirme le critique, lui ont
fourni et l’ont fait connaître la passion qui fait l’invariable sujet de ses pièces. L’antiquité lui
a donné, avec des sujets et des modèles de composition, quelques types amoureux dont il
pouvait s’inspirer. Le christianisme lui a appris à embellir l’amour des séductions de la
chasteté.
En respectant toute sa vie les principes énoncés dans ses Préfaces devenues des symboles
pour la création de la tragédie classique, Racine reste dans la mémoire des lecteurs avec son
économie de moyens, la rigueur ou la simplicité de la construction, une langue très pure, très
28
dépouillée, un lyrisme volontiers élégiaque, la maîtrise de l'alexandrin et la profondeur de
l'analyse psychologique qui font de ses œuvres un modèle de la tragédie classique française.
II.3. Les échos de la tragédie racinienne dans la littérature
contemporaine
Il serait probablement impossible pour un dramaturge qui a peint la passion et la douleur
d’une manière authentique, de ne pas vivre comme ses personnages, a une tension extrême.
On le voit vivre en dépassant ses limites, toujours en dissension, toujours en polémique avec
ses contemporains.
Ses Préfaces, à coté de l’explication des règles classiques qu’il applique dans la
construction de son action et de ses personnages, représentent une raison pour répondre aux
critiques apportées par les exégètes du temps face à ses œuvres.
«Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n'ont
jamais pu par eux−mêmes exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l'occasion de
quelque ouvrage qui réussisse pour l'attaquer, non point par jalousie, car sur quel
fondement seraient ils jaloux ? Mais dans l'espérance qu'on se donnera la peine de leur
répondre, et qu'on les tirera de l'obscurité où leurs propres ouvrages les auraient laissés
toute leur vie.»23
Racine a vit, sans doute, comme ses personnages. Seul un auteur qui vit intensément peut
faire ses personnages d’en faire autant. Le dramaturge a porté bien des conflits à travers sa
vie, soit avec les jansénistes, soit avec Molière ou Corneille, soit, simplement, avec les
critiques contemporains.
L’éducation de Racine le lie pour toujours au jansénisme, même s’il a pris au cours de sa
carrière des distances avec Port-Royal. Ils sont adeptes d’une doctrine austère et
pessimiste : damné depuis le péché originel, l’homme est irrémédiablement séparé de Dieu, et
son destin est fixé par lui. Pourtant, la bonté divine permet de sauver certains hommes, sans
qu’ils ne puissent jamais en avoir la certitude, si exemplaire soit leur vie : c’est la grâce
efficace. On peut retrouver ce pessimisme dans le destin des personnages de Racine, et leur
sentiment d’abandon face à un Dieu qui ne dévoile pas ses desseins.
Depuis 1666, Racine se brouille avec les jansénistes. Cet éloignement ne constitue
cependant pas une rupture. Après quelques poèmes et une première tragédie, La Thébaïde,
23
Jean Racine, Préface de Bérénice, Collection Théâtre, 1982, p. 6-7.
29
jouée par Molière sans beaucoup de succès, il emporte une première victoire en 1665 avec
Alexandre, pièce à la gloire de Louis XIV. À cette occasion, il se brouille avec Molière en
confiant l'exécution de sa pièce à une autre troupe: depuis Tartuffe, interdit en 1664, ce
dernier n'est plus indiqué pour servir les vues du jeune auteur en quête de gloire. L'année
suivante voit sa rupture avec Port Royal: Racine répond violemment aux jansénistes en
affectant de prendre pour lui l'accusation d'être un "empoisonneur public". C'est également
pour lui l'occasion de défendre le théâtre, qui fait partie selon lui des choses qui sans être
saintes sont innocentes. Durant cette période, il se lie d'amitié avec La Fontaine (1659) et
Boileau (1663).
Malgré les persécutions dont ils recommencèrent à être victimes à partir de 1679, Racine
se réconcilie avec les Jansénistes. Il les soutient notamment dans leurs démêlés avec le
pouvoir. En 1694, on confirme la réconciliation de Racine avec ses anciens maîtres. Il écrit
secrètement un Abrégé de l'Histoire de Port-Royal qui parait après sa mort.
Une fois commencée la querelle avec Pierre Corneille, Jean Racine trouve en toute
occasion un prétexte de lui répondre. Venu après Corneille, éclairé par le succès et par les
échecs de son devancier, s’inspirant du goût manifeste du public qui demandait au théâtre à la
fois plus de tendresse et de vérité, Racine trouve dans sa sensibilité exquise et dans la sureté
bientôt infaillible de son goût le moyen de répondre aux tendances de ses contemporains en
donnant satisfaction à ses propres instincts poétiques. Un court apprentissage le mit en
possession de tous les secrets de son art.
Son premier véritable triomphe est Andromaque, qui fait pleurer avec délectation
mondains et courtisans en 1667. Au faîte de sa gloire, il entreprend même de rivaliser avec
Molière avec sa comédie Les Plaideurs en 1668. Alors que Corneille commence à passer de
mode, il s'impose sur son terrain avec deux pièces dont le sujet est emprunté à l'histoire
romaine, Britannicus en 1669 et Bérénice en 1670, qui l'emporte dans le cœur du public sur
la pièce rivale, Tite et Bérénice. Suivent Bajazet, orientale et sanglante, en 1672, les
rebondissements de Mithridate en 1673, Iphigénie en Aulide en 1674. Les préfaces de ces
pièces montrent à quel point Racine est soucieux d'explorer les virtualités du genre et de
justifier ses choix esthétiques.
Quelques résistances commencent à apparaître à ce succès vertigineux. D'abord le genre
lyrique, de plus en plus en faveur avec notamment les opéras de Lully, constitue un nouveau
rival quand Racine semblait avoir triomphé de tous les précédents.
30
L’année 1677, la représentation de Phèdre est l'occasion d'affrontements plus aigus qu'à
l'accoutumée avec le parti cornélien. Duels de sonnets, injures, menaces de bastonnade,
l'affaire est suffisamment sérieuse pour nécessiter l'intervention de Monsieur, frère du roi.
Il y a beaucoup de critiques littéraires contemporains à Jean Racine qui prétendent que
dans ses tragédies savantes et touchantes l’imagination n’a pas de quoi se satisfaire. Ils se
plaignent de n’y pas trouver des incidents brusques, imprévus, effrayants ou lamentables, de
soudaines catastrophes. Ces critiques sont jugés plus tard par les grands historiens car ils
demandent à la tragédie d’ébranler leurs sens par les grosses inventions du mélodrame. Ils
sont accusés d’ignorer que l’art délicat de Racine parle à l’esprit et non au corps.
À coté de la construction du discours dramatique, les contemporains reprochent à Racine
la construction des personnages presque impossibles à dessiner, des personnages comme
Andromaque et Iphigénie, Phèdre et Hermione. Ce sont des figures inoubliables qui frappent
d’autant plus que l’art du poète a laissé volontairement dans l’ombre les particularités peu
utiles de leur vie et de leur être pour les montrer sous le coup de la passion ou sous
l’influence du sentiment.
Dans cette sobriété voulue et heureuse quelques-uns ont vu une lacune du talent et ils ont
accusé Racine de n’avoir représenté que des êtres incomplets, êtres abstraits, êtres de raison,
d’où la vie est absente, qui parlent et n’agissent pas, qui dissertent au lieu de sentir, qui
analysent la passion au lieu de s’y abandonner. C’est la conclusion des critiques qui ont
comparé Racine aux auteurs étrangers, peut-être à Shakespeare.
Ce mouvement extérieur, ce débordement d’activité physique qui est indispensable pour
le poète anglais des peintures morales, a paru indispensable à la vitalité du théâtre, et comme
cette exubérance bruyante et colorée ne se trouve pas chez Racine, les critiques ont conclu
que ses personnages ne vivent pas. C’est une perception prolongée aussi dans l’époque des
romantiques.
Aux écoles réaliste et naturaliste, succède avec la faveur du public une école qui se dit
psychologique et qui ne fait que reprendre dans des genres différents et sous d’autres formes
le procédé de Racine. Elle part de ce principe, que le plus utile à connaître d’un personnage,
ce n’est pas l’extérieur, plus curieux qu’instructif. Elle croit qu’on peut savoir à fond la
famille, le milieu, l’habitation, la fréquentation, le régime de quelqu’un, mais qu’on n’a rien
fait si nous ne sommes pas arrivés jusqu'à l’être intime, jusqu'à l’âme. C’est à peine en
postérité que la critique considère Racine d’avoir trouvé une formule artistique, de négliger le
physique pour mettre l’accent sur le moral.
31
Un des critiques favorables à Jean Racine affirme: « Racine est notre poète national, qu’il
n’y a rien de plus français que son théâtre, que nous retrouvons l’espèce et le degré de nos
sentiments et de nos facultés, que son génie est l’image du nôtre, que son œuvre est l’histoire
des passions écrite à notre usage, et qu’il est pour notre race le meilleur interprète du
cœur. »24
Comparé avec ses contemporains, on affirme sur Jean Racine qu’il « est plutôt fait pour
être goûté des gens cultivés, au lieu que Corneille et surtout Molière et La Fontaine sont
autrement accessibles aux masses.» 25
24
M. Taine, reproduit par Adrien Dupuy en Histoire de la littérature française au XVIIe siècle, Paris, Ernest
Leroux Editeur, 1892, p. 323. 25
Ibidem, p. 325.
32
III. LA TRAGEDIE RACINNIENNE ET LA DOCTRINE
CLASSIQUE
III.1. De l’Andromaque à Phèdre – perspective sur les tragédies de Jean
Racine
Les critiques littéraires observent que « les pièces de Racine ne sont pas de simples
drames, mais d’authentiques tragédies, parce que le problème posé est toujours celui de la
condition humaine […] avec ses caractéristiques intrinsèques, les limites qui lui sont
inhérents (le mal, le malheur, la mort), les questions qu’il laisse sans réponses. Les dieux ne
sont alors que des façons de designer tout ce qui échappe à l’homme.»26
Racine commence sa carrière d'auteur dramatique avec une tragédie noire, La Thébaïde
ou les Frères ennemis dans laquelle il relate l'histoire des enfants d'Œdipe. L'année suivante
(1665), il donne une tragédie intitulée Alexandre le Grand où l'on voit les malheurs des rois
qui tentent de s'opposer à ce conquérant. Dès ses premières œuvres apparaissent les traits qui
vont définir la tragédie racinienne, devenant à la fois un symbole de la tragédie classique.
« Il est dramaturge, il est poète»27
, disait Richard Parish, dans le colloque de 1999
consacré à Racine et il définissait ainsi une caractéristique de cet écrivain des frontières
génériques et des dépassements de classifications littéraires. Tandis qu’il s’inscrit dans la
tradition comme le plus classique des dramaturges, Racine apporte dans le texte théâtral une
intensité particulière, qui lui est propre.
La haine et l’amour sont deux thèmes profondément liés dans les tragédies de Racine.
Chez lui, l’amour est passion, souffrance, autant pour celui qui aime que pour celui qui est
aimé. Le thème de l’amour est fréquemment lié à celui de la mort, présente tout au long de la
tragédie racinienne, car elle sert de décor et constitue part de l’action. Pourtant, les
personnages de Racine ne sont pas maitres de leur destin, ils le portent en eux. Des
personnalités toutes puissantes, les personnages rejettent parfois toute responsabilité sur les
26
Claude Puzin reproduit en Baroque et classicisme, Albumiţa - Muguraş Constantinescu, Suceava, 1996, p.
39. 27
Parish Richard, Racine : scène et vers dans Œuvres et critiques. Présences de Racine, n XXIV, 1999, p. 139,
reproduit en Magali Brunel Ventura, Fonction et fonctionnement du récit dans Britannicus de Jean Racine ,
paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 07 avril 2006, URL :http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1015
33
Dieux. C’est une source de la folie, un autre thème récurrente puisque, chez Racine, tous les
héros souffrent et ont des comportements pathologiques.
La tragédie de Jean Racine construit son identité dès les premières pièces, parce qu’on
peut deviner la nouvelle forme tragique où la catastrophe est imminente dès les premières
paroles des personnages. L’auteur réussit à construire son identité dramatique en mélangeant
de sentiments héroïques et de galanterie, beaucoup goûtés par le public de l’époque.
Selon Jean Rohon, l’originalité de Racine consiste dans l’invention du triangle tragique. Il
figure par l’amour impossible le rapport entre l’être déchu et l’inaccessible valeur qui le nie.
En analysant les tragédies de Racine, le même exégète observe que la conception du tragique
n’est pas philosophique, mais esthétique, et se définit par ses effets émotifs.
Dans toutes ses tragédies, Racine se déclare pour une simplicité d’action, pour le
vraisemblable, donne par celle-ci, et non pas par une multitude de faits, pour un succès
d’émotion et de larmes de la part du public. L’invention consiste, croit Racine, « a faire
quelque chose de rien» et a attacher les spectateurs par « une action simple, soutenue, par la
violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression.»
Le succès des tragédies de Racine commence avec la parution de la pièce Andromaque,
en 1667. On voit Racine s’adaptant au gout du public qui voulait des personnages sensibles,
attendrissants. Chez ses personnages, la condition tragique n’est pas un accident mais une
tare héréditaire.
C’est avec Andromaque que s’imposent les caractéristiques de la tragédie racinienne.
Selon le critique Félix Guirand, la pièce constitue un tournant dans l'histoire du théâtre
français en cela que Racine « renouvelle le genre tragique en substituant à la tragédie
héroïque de Corneille et à la tragédie romanesque de Quinault, la tragédie simplement
humaine, fondée sur l'analyse des passions et particulièrement de l'amour ». Par ailleurs,
l'auteur privilégie « une diction simple, qui reproduit avec aisance l'allure de la prose, sans
jamais perdre la couleur poétique », contrastant avec le « style tendu, pompeux et volontiers
déclamatoire de Corneille.»28
Andromaque, le premier grand succès de Racine, est un heureux mélange de violence
tragique et d’élégie romanesque. L’auteur emprunte à la légende homérique, au tragique grec
Euripide, et au poète latin Virgile, mais il adapte ses sources à la mode et au goût de la cour.
La couleur tragique de la pièce éclaire la fureur des personnages. La jalousie d’Hermione
condamne son amant et la pousse au suicide. La passion d’Oreste le conduit au meurtre et à la
28
Félix Guirand, Notice d'Andromaque, Classiques Larousse, 1933, p. 10.
34
folie. Le désir de Pyrrhus tyrannise Andromaque. Qui aime souffre, et fait souffrir, telle est la
règle en cette tragédie.
Mais l’âpre violence est amortie par la beauté lumineuse du personnage d’Andromaque.
Déchirée entre sa fidélité au souvenir d’Hector et son souci du salut d’Astyanax, elle est
douleur et poésie, « captive, toujours triste ». Les vers de Racine réussissent à rendre l’image
de sa lutte pathétique. Ayant pour chacun de ses personnages les répliques adéquates à sa
passion, Racine fait de la tragédie un espace nouveau de pitié et de terreur.
Andromaque, la femme d’Hector, tué par Achille pendant la guerre de Troie devient
prisonnière avec son fils Astyanax par Pyrrhus, fils d’Achille. Mais Pyrrhus tombe amoureux
d'elle-même s’il doit épouser Hermione, la fille du roi de Sparte Ménélas et d'Hélène.
La structure est celle d’une chaîne amoureuse à sens unique : « Oreste aime Hermione,
qui veut plaire à Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime son fils Astyanax et son mari
Hector qui est mort. L’arrivée d’Oreste à la cour de Pyrrhus marque le déclenchement d’une
réaction qui va faire exploser la chaîne en la disloquant. L’importance du thème galant est
un reste de la pièce précédente de Racine, Alexandre Le Grand »29
.
L’action débute dans le palais de Pyrrhus, à Sparte, Hermione sa fiancée, attend les noces
promises. Mais Pyrrhus, fils d’Achille, la néglige, car il est tombé amoureux d’Andromaque,
sa captive troyenne, à laquelle il offre sa main et la protection de son fils Astyanax., quitte à
trahir les Grecs. Les Grecs, très soucieux, lui envoient en ambassade Oreste qui réclame
l’enfant.
Oreste, qui aime Hermione, espère que Pyrrhus maintiendra ses plans, en choisissant de
sacrifier Hermione, qu'il n'aime pas. De cette manière, Oreste peut consoler et épouser cette
dernière. Par ailleurs, la menace que les Grecs font peser sur l'enfant est pour Pyrrhus un
moyen de pression sur sa captive, mais celle-ci reste ferme dans son refus, par fidélité à
l'époux mort sous les murs de Troie. Hermione, un des personnages féminins
monumentalement construits par Racine, ne cache pas à Oreste qu’elle aime Pyrrhus et
qu’elle espère ne pas le perdre. Elle accepte toutefois qu’Oreste demande à Pyrrhus de choisir
définitivement entre elle et Andromaque. Pyrrhus se déclare prêt à livrer l’enfant et à
épouser Hermione. Oreste est désespéré; mais Hermione rayonne de bonheur et affiche le
mépris le plus ironique envers Andromaque.
29
http://www.etudes-litteraires.com
35
Tout d’un coup, une rencontre entre Pyrrhus et sa prisonnière finit par l'acceptation du
mariage mais avec la promesse du salut de l'enfant. Andromaque semble donc avoir cédé,
mais son intention secrète est de se donner la mort à l'issue de la cérémonie.
Hermione ne connaît pas les plans de sa rivale, et veut se venger. Elle fait appel à
Oreste. Invoquant l'amour que celui-ci lui porte, elle le pousse à assassiner Pyrrhus. Lorsque
le jeune homme vient lui annoncer que Pyrrhus n'est plus, Hermione, prise de fureur, laisse
éclater sa douleur et sa passion pour celui qu'elle aimait, repousse Oreste et va se tuer sur le
cadavre de Pyrrhus. Oreste devient fou.
Avec cette pièce, Racine s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité: Les
Troyennes et l’Andromaque d’Euripide, Les Troyennes de Sénèque. Mais dans la tragédie
de l’Antiquité, Andromaque apparaît comme la tendre épouse du vaillant mais malheureux
Hector. Ensuite, elle apparait comme la fière princesse que le sort de la guerre a attribuée au
violent Pyrrhus et qui endure la condition humiliante de la concubine. Finalement, on la voit
comme la mère soucieuse de défendre à tout prix la vie de son fils. Après une existence
endeuillée par les morts de son père, de ses frères, de son mari Hector, de son fils Astyanax,
de son geôlier Pyrrhus, elle seule survit à la tourmente. En elle est célébrée la victoire de
Troie sur ses vainqueurs grecs ainsi que la vertu de la "Mère féconde" qui retourne la
violence dont elle a été l’objet, puisque c’est de l’union que lui a imposée le vainqueur d’hier
que naîtra le monarque de demain Molossos.
Racine a choisi de perpétuer la légende mais d’apporter un souffle nouveau sur la
perspective dramatique et le personnage. Racine reprend le mythe antique mais il a atténué la
cruauté des actions et transforme Andromaque en contemporaine du XVIIe siècle. Elle
devient la femme qui inspire autour d’elle des comportements exemplaires. Il a modifié et
simplifié le sujet aussi.
Le personnage d’Andromaque se révèle toujours comme une prisonnière, victime des
malheurs de la guerre, une exilée qui n’éprouve plus beaucoup l’envie de vivre. Elle-même se
définit comme une « Captive, toujours triste, importune à moi-même » (vers 301). Vaincue,
elle est méprisée d’Hermione pour qui elle n’est qu’une esclave, avant de devenir la rivale
dont la fille d’Hélène voudra tirer vengeance.
Racine a construit un drame passionnel qu’on appelle "le cycle infernal". Andromaque est
le personnage central d’une mécanique tragique. Quand elle refuse d’épouser Pyrrhus par
fidélité à Hector et à la cause troyenne, le roi d’Épire devient plus sensible aux transports de
l’impétueuse Hermione, ce qui désespère l’ambassadeur des Grecs, Oreste. Mais, lorsque
pour sauver Astyanax, elle prête l’oreille aux aveux de son maître, elle éloigne sa rivale qui,
36
par jalousie, se retourne vers Oreste qu’elle utilise comme un jouet. Ainsi toute la tragédie se
trouve résumée en Andromaque qui cherche sans arrêt à repousser le dilemme dans lequel
veut l’enfermer le roi : accepter de l’épouser et sauver Astyanax ou refuser le mariage et par
là même condamner son fils.
Pourtant, Andromaque est construite comme une épouse et une mère exemplaire
puisqu’elle se veut une épouse fidèle à un mari beaucoup aimé et maintenant défunt. Par-delà
la mort, fixée dans le souvenir, elle voue un culte au vaillant Hector que le sort de la guerre a
éloigné à tout jamais.
« Ma flamme par Hector fut jadis allumée ;
Avec lui dans la tombe elle s’est refermée. »30
De ces temps heureux, il lui reste un fils, non seulement gage de l’amour mais unique
descendant du pouvoir troyen : Astyanax. Aussi Andromaque connaît-elle le double devoir
sacré de défendre la faiblesse de l’enfant et les droits du futur monarque. Au début de la
pièce, importunée par les assiduités de Pyrrhus, désireuse de se consacrer au culte du
souvenir, cette jeune femme encore très belle souhaite la paix d’une retraite :
« Souffrez que loin des Grecs et même loin de vous
J’aille cacher mon fils et pleurer mon époux. » (Vers 339-340)
Astyanax reste donc le défaut de la cuirasse pour une femme qui a renoncé au monde et
que Pylade, l’ennemi grec, nomme "une veuve inhumaine". Pyrrhus formule un odieux
chantage en prenant le fils en otage.
De cette manière, toute la tragédie insiste sur le refus d’un compromis inacceptable aux
yeux d’Andromaque. Les propositions de Pyrrhus ne lui permettent pas d’atteindre les deux
objectifs qu’elle a conçus. Elle doit protéger son fils et rester fidèle au mari glorieux qui
incarnait la cause troyenne. D’ailleurs plus le danger devient pressant plus les buts se
confondent. Astyanax devient le substitut d’Hector auprès duquel Andromaque cherche
refuge. C’est une image poignante d’une faiblesse qui demande le secours d’une autre
faiblesse.
30
Jean Racine, Andromaque, vers 865-866.
37
« C’est Hector, disait-elle en l’embrassant toujours ;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace ;
C’est lui-même, c’est toi, cher époux, que j’embrasse. » (Vers 652 à 654)
Ne pouvant concilier l’inconciliable, elle feint un moment de céder aux volontés de son
maître. Elle croit qu’elle pourra sauver le fils d’Hector en épousant le roi d’Epire, mais elle
est décidée à se tuer immédiatement après le mariage afin de demeurer fidèle à ses souvenirs.
Cet "innocent stratagème" veut lui assurer une victoire sur l’univers. Cependant, l’effet de
cette ruse n’est pas assuré car rien ne prouve que Pyrrhus respecte sa parole et qu’il défende
Astyanax après la mort de sa mère. Même il pourrait, dans un geste de colère ou de dépit,
livrer l’enfant aux Grecs.
Racine a imaginé un autre dénouement dans lequel Andromaque joue une position
fondamentale. Hermione qui ne peut accepter de voir sa rivale couronnée persuade Oreste de
tuer l’infidèle Pyrrhus. Apres l’assassinat de Pyrrhus, Hermione acculée au suicide par la
douleur, Oreste frappé de folie, Andromaque triomphe. À la femme accablée, soumise au
destin que nous décrit Cléone, succède la reine à la grande habileté, dont la présence d’esprit
sait saisir la chance que lui offre le sort.
Andromaque ne devient seulement la mère opiniâtre qui est décidée à tous les
sacrifices pour défendre son fils. Elle devient, au contraire, une jeune princesse profondément
attachée à un mari adoré mais disparu de manière injuste. On la voit révoltée par les avances
d’un vainqueur que son pouvoir rend outrecuidant, d’autant plus que le prétendant est le fils
de celui qui a tué Hector. Cependant Andromaque représente avant tout la fidélité à un
homme mort, à une cause apparemment perdue avec lesquelles elle ne saurait transiger. Si
Pyrrhus meurt pour avoir trahi la loi des Grecs, Andromaque triomphe justement pour la
raison strictement inverse : alors que la cause troyenne paraît désespérée puisqu’elle n’est
plus représentée que par une veuve, un orphelin et le tombeau d’Hector, la mère d’Astyanax
parvient à régner sur les vainqueurs d’hier pour avoir cru sans défaillance à l’ordre auquel
elle appartenait. Andromaque, c’est le triomphe de la foi.
L’amour et la haine sont deux thèmes présents dans la tragédie de Racine. Chacun
aime qui ne l’aime pas : Oreste aime Hermione, celle-ci aime Pyrrhus et ce dernier aime
Andromaque. Mais celle-ci ne peut pas répondre à son amour, parce que son mari a été tué
par le père de Pyrrhus, Achille. L’amour des héros est aussi fort que leur frustration, car ils ne
peuvent pas être aimés en retour. Chez Hermione, l’amour est intimement lié à l’amour
propre. Cela entraîne du dépit, de la jalousie et de la haine qui la détruit ainsi que son
38
entourage : Oreste tue Pyrrhus. Le seul amour « pur » est l’amour maternel que porte
Andromaque à Astyanax.
Les personnages d’Andromaque ne sont pas maîtres de leur destin, ils le portent en
eux. Ils rejettent parfois comme Oreste toute responsabilité sur les Dieux.
La fidélité est représentée par Andromaque qui reste fidèle à son défunt mari. Cette fidélité
entre en conflit avec le désir de sauver son fils. Elle est en effet déchirée entre son amour
pour Hector et la menace de Pyrrhus qui veut tuer son fils si elle ne l’épouse pas.
Dans Andromaque, tous les personnages souffrent et ont des comportements pathologiques :
Hermione a des accès de fureur sanguinaire ; Oreste va jusqu’à tuer Pyrrhus et sombre dans la
folie totale en apprenant le suicide d’Hermione : (Lire Acte V, scène 1, Hermione, seule.)
La mort est présente tout au long de la tragédie. Elle sert de décor : mort d’Hector et
massacre des Troyens. Elle constitue aussi l’action: Oreste vient demander la mort
d’Astyanax et Andromaque souhaite se suicider pour sauver son fils. Enfin, le dénouement
est marqué par le meurtre de Pyrrhus et le suicide d’Hermione.
Le succès de cette pièce est à peine égalé par Britannicus, la deuxième grande tragédie de
Racine, une tragédie en cinq actes et en vers, représentée pour la première fois le 13
décembre 1669.
Avec Britannicus, le dramaturge applique les principes qui régiront ses grandes tragédies
jusqu'à Phèdre (1677): la représentation d'une situation proche de son dénouement (ce qui
permet le respect de la règle des trois unités), une action simple (la prise du pouvoir par
Néron, « monstre naissant »), et une extrême stylisation du discours traduisant le souci de
privilégier la dimension poétique et esthétique.
En 1669, la France vit sous la monarchie absolue de Louis XIV. Son pouvoir, célébré par
de nombreuses fêtes, est à son apogée et accentue la demande du public de sujets plus sérieux
et moins de rêverie héroïque. Ainsi, en choisissant l’accession au pouvoir de Néron, Racine
peint surtout les aspects passionnels et les exigences intimes et contradictoires. D’ailleurs
pour éviter tout rapprochement malencontreux avec son époque, le dramaturge précise dans
sa première préface qu’il ne s’agit pas de représenter « les affaires du dehors. Néron est ici
dans son particulier ». Cette précaution prise, Racine met malgré tout en scène les jeux et les
enjeux liés à la quête du pouvoir et montre que celle-ci anime l’action tragique surtout
lorsque la nature du pouvoir est tyrannique. Ainsi, à travers Britannicus, Racine propose le
spectacle, qu’il veut édifiant, d’une nature humaine plongée sans cesse au cœur d’une lutte
entre le bien et le mal.
39
Pour la première fois, l’auteur prend son sujet dans l’histoire romaine. L’empereur Claude
a eu un fils, Britannicus, avant d’épouser Agrippine et d’adopter Néron, fils qu’Agrippine a
eu d’un précédent mariage. Néron a succédé à Claude. Il gouverne l’Empire avec sagesse au
moment où débute la tragédie. Racine raconte l’instant précis où la vraie nature de Néron se
révèle : sa passion subite pour Junie, fiancée de Britannicus, le pousse à se libérer de la
domination d’Agrippine et à assassiner son frère adoptif.
Comme c’est le cas généralement chez Racine, Néron est poussé moins par la crainte
d’être renversé par Britannicus que par une rivalité amoureuse. Son désir pour Junie est
empreint de sadisme envers la jeune femme et envers tout ce qu’elle aime. Agrippine est une
mère possessive qui ne supporte pas de perdre le contrôle de son fils et de l’Empire. Quant à
Britannicus, il donne son nom à la pièce mais son personnage paraît un peu en retrait par
rapport à ces deux figures.
Cette pièce est une tragédie politique romaine, la grandeur romaine constitue la toile de
fond historique. Néron apparaît comme un maître absolu, régnant sur les autres et étant le
seul au fait de ses propres actions et intrigues, trouvant peut-être par là une compensation à la
tyrannie de son amour pour Junie, dont il est esclave. En effet, en se débarrassant de sa mère,
de son conseiller vertueux (Burrhus) et de son demi-frère Britannicus, ennemi politique et
amoureux, il est le maître du destin de tous les personnages et comparable à un petit dieu
terrestre.
Le pouvoir est là pour faciliter le triomphe des sentiments. Néron, au détriment de son
image et de sa gloire, n’hésite pas à utiliser contre son rival et contre celle qu’il aime tous les
moyens dont il dispose grâce à son statut. La passion l’aveugle au point qu’il refuse d’entrer
dans le partage proposé par sa mère : il n’est pas question pour lui de monnayer, auprès de
Britannicus, la succession à la tête de l’empire contre la possession de Junie, car son désir
l’emporte résolument sur son ambition politique. Et pour parvenir à ses fins, il n’a aucun
scrupule à user des procédés les plus déshonorants, à espionner, par exemple, caché derrière
un rideau, l’entretien entre Britannicus et Junie (Acte II, scène 6). On devine à travers le
thème de la passion du pouvoir et de l'usage du pouvoir les décadences nombreuses à venir et
la folie des princes, l’instabilité politique et l'expansion territoriale démesurée.
Britannicus représente, selon Robert Garette, « la première pièce à présenter toutes les
caractéristiques du style et de la maîtrise du dramaturge ».31
31
Robert Garette, La phrase de Racine. Étude stylistique et stylo métrique, PU Mirail, 1995, Chapitre « La
variation stylistique » p. 194, reproduit en Magali Brunel Ventura, « Fonction et fonctionnement du récit dans
40
De cette tragédie jusqu’à Phèdre, créée le 1er janvier 1677, qui représente aussi l'apogée
de l'œuvre tragique de Racine, il a attire l’attention du public par les tragédies Bérénice,
Bajazet, Mithridate et Iphigénie.
Phèdre est la dernière tragédie profane de Racine avant un long silence de douze ans au
cours duquel il se consacrera au service du roi et à la religion. Une nouvelle fois, il choisit un
sujet déjà traité par les poètes tragiques grecs et romains.
Tout dans Phèdre a été célébré : la construction tragique, la profondeur des personnages,
la richesse de la versification. Phèdre reflète en tout cas les spécificités du tragique racinien,
toutes poussées au paroxysme. La passion y est féroce et inadmissible. Les conflits y
opposent des êtres que tout devrait unir. Le mal s'y donne libre cours. Le destin s'acharne
contre les créatures, aveugles, égarées dans le labyrinthe, obsédées par une fuite impossible.
Le pessimisme est extrême et chacun n'attend que la mort ou le sacrifice, tout en restant
lucide sur la folie où il est plongé.
Dans la préface de 1677, Racine évoque ses sources, et principalement le poète grec
Euripide (484-406 av. J.-C.), qui dans sa tragédie Hippolyte porte-couronne (428 av. J.-C.)
avait traité le mythe de Phèdre après l’avoir traité dans Hippolyte voilé aujourd’hui perdu.
Dans la pièce conservée, le héros est poursuivi par la déesse de l'amour, Aphrodite, qui dès
les premiers vers clame sa fureur d'être délaissée par le jeune homme au profit d'Artémis.
Dans Phèdre, Vénus s'acharne contre la famille de la reine dont l'ancêtre, le Soleil, avait
révélé les amours coupables de la déesse et de Mars. La fatalité prend ainsi la forme de cette
haine implacable attachée à toute la descendance du Soleil.
Sénèque, philosophe et poète romain du premier siècle après J.-C., est également l'auteur
d’une Phèdre. Le récit de Théramène, dans toute son horreur, doit beaucoup à cette source
sur laquelle Racine insiste moins. Les ravages de la passion comme maladie de l'âme, ont été
également explorés par les Anciens.
Racine fait mourir Phèdre à la fin de la pièce, sur scène : elle a donc eu le temps
d’apprendre la mort d’Hippolyte. Le personnage de Phèdre est l’un des plus remarquables des
tragédies de Racine. Elle est à la fois victime de ses pulsions et coupable du malheur des
autres, tout en aspirant à préserver toute son innocence.
Au fil des actes et des scènes, Racine met en scène la déchéance d'un personnage. La
structure de la pièce est d'une impeccable rigueur, où les échos et les parallèles symbolisent la
marche d'une fatalité implacable. De la passion avouée (acte I) à la passion déclarée (acte II),
Britannicus de Jean Racine », paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 07 avril 2006, URL :
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1015
41
de la passion dénoncée (acte III) à la passion meurtrière (acte IV) et punie (acte V), Phèdre
vit en cinq actes sa passion sur tous les modes, et s'achemine fatalement à la mort.
Phèdre est la chronique d'une déchéance annoncée. Le premier acte a pour mission
d'exposer tous les éléments de l'intrigue: en introduisant le spectateur en pleine action, dans la
situation conflictuelle de la pièce, Racine met en scène une imbrication de sentiments et
d'enjeux politiques qui vont faire la tragédie. L'acte d'exposition se compose de cinq scènes.
Deux sont consacrées à des aveux, ceux d'Hippolyte à son précepteur Théramène et ceux de
Phèdre à sa nourrice Œnone.
Le deuxième acte, l'acte des péripéties dans la tragédie classique, présente les effets de
l'annonce de la mort de Thésée, en six scènes. Ce même acte oppose l'amour partagé d'Aricie
et d'Hippolyte à l'amour solitaire et destructeur de Phèdre assurant la transition entre les deux
ensembles. Le deuxième acte contient encore un aveu, celui d'Aricie qui confesse à sa
confidente, Ismène, son amour pour Hippolyte à Aricie et de Phèdre à Hippolyte.
Ce sont elles, les véritables péripéties de l'acte, c'est-à-dire des événements qui
contribuent à augmenter la tension dramatique de la pièce.
Le troisième acte de Phèdre est celui du « nœud» de la pièce, acte où, dans une tension
toujours croissante, les oppositions, les passions contradictoires, la fatalité, se dévoilent
crûment et se nouent. Le retour de Thésée est la principale péripétie de l'œuvre, au centre
même de la pièce: Thésée représente l'obstacle majeur à la fois à la passion de Phèdre, sa
femme, à l'égard d'Hippolyte, et à l'amour d'Hippolyte, son fils, pour Aricie. Et l'apparition de
Thésée va conduire Phèdre et Hippolyte non plus seulement à des aveux ou à des
déclarations, mais à la faute. En six scènes, le troisième acte se noue selon une parfaite
ordonnance.
Avec ses six scènes, le quatrième acte repose, lui aussi, sur une construction dramatique
impeccable, faite pour accroître la tension qui culminera dans le dernier acte. Il met en scène
une violence accrue des rapports entre les personnages, exacerbée par la catastrophe de la
scène 4 : en révélant à Phèdre l'amour qu'Hippolyte porte à Aricie, Thésée précipite les
personnages dans leurs passions extrêmes, vers issue fatale.
Le dernier acte est celui où se dénouent les conflits mis en évidence au troisième acte.
Trois conditions devaient être remplies par les dramaturges selon les théoriciens de l'époque :
ce dénouement devait être l'aboutissement nécessaire des passions des divers personnages. Il
devait régler de manière complète le destin de tous les protagonistes. Il devait aussi être
présenté dans une accélération de l'action. Le cinquième acte montre les dernières tentatives
d'Hippolyte et d'Aricie pour sauver leur amour et leur propre personne, l'acte bascule dans
42
une suite de morts qui interviennent selon un ordre hiérarchique et selon l'importance des
personnages dans la pièce: d'abord la mort dramatique d'Œnone, puis la mort héroïque
d'Hippolyte, enfin la mort tragique, la seule représentée sur scène, de Phèdre.
Cinq actes mènent à la mort trois personnages, Phèdre, Hippolyte et Œnone, et plongent dans
la douleur les survivants, Thésée et Aricie.
La construction de la pièce n'est pas le seul élément qui donne au spectateur le sentiment
d'une écrasante fatalité. L'une des règles de la tragédie classique, l'unité d'action, permet à
Racine de condenser l'action et d'augmenter la tension de manière exacerbée.
En deux heures environ de représentation théâtrale, Racine met en scène une tragédie qui
se déroule en une journée. L'unité temporelle de la journée présente une valeur symbolique :
elle donne l'impression d'une clôture et ne laisse rien derrière elle. Le temps de sa tragédie est
sélectif, dans la mesure où il ne représente pas sur scène les événements qu'il juge moins
importants. En outre, le temps de la tragédie est hétérogène. L'unité de temps comme l'unité
d'action sont donc deux moyens pour le dramaturge de mettre en scène certaines conceptions
du monde, par des effets poétiques qui paraissent le plus vraisemblables possible.
Racine avait eu l'intention d'appeler sa pièce Phèdre et Hippolyte. Hippolyte a beau
commencer la pièce, son rôle est secondaire par rapport à celui de sa belle mère. Le titre en
définitive retenu le montre bien. Néanmoins, le personnage d'Hippolyte n'est sans complexité
ni intérêt.
Dans sa préface, Racine souligne dans quelle mesure il s'est écarté de la légende antique,
et s'en excuse : s'il n'a pas surpris l'extrême perfection morale et physique qui caractérise
Hippolyte dans la tradition mythologique, c'est pour que la mort du personnage ne suscite pas
un sentiment de révolte et d'injustice chez le spectateur. Racine veut respecter à la lettre la
prescription aristotélicienne: la tragédie doit engendre la pitié, et pour qu'il y ait pitié, il faut
que le personnage ait une faiblesse, c'est-à-dire qu'il soit humain, proche du spectateur, qui
doit pouvoir s'identifier. En faisant d'Hippolyte l'amant d'Aricie, il rend accessible son
personnage. Le tragique, c'est humain.
Racine présente l'amour d'Hippolyte pour Aricie comme antithétique au reste de sa
personnalité. Fils de Thésée et d'Antope, reine des Amazones, il présente une parfaite
grandeur d’âme. Par toutes ses qualités, il se croit au-dessus des autres hommes, avant de
prendre conscience de son amour pour Aricie : le voilà devenu simplement un homme parmi
les autres hommes, sujet aux lois de l'amour. Il juge sa passion, comme un obstacle sur la
route de l'héroïsme. Elle le conduit inévitablement à s'opposer à son père, puisque cet amour
s'adresse précisément à celle que son père lui refuse pour des raisons politiques
43
L'amour d'Hippolyte déstabilise le pouvoir de son père : Hippolyte doit choisir entre
l'honneur (Thésée) et l'amour (Aricie). Précisément, c'est Thésée, plus Aricie, qui est la
vraie faiblesse d'Hippolyte. Ce dernier n'est pas un héros, car il ne s'est pas encore émancipé
du modèle paternel. Il périt finalement en raison de sa trop grande timidité devant l'autorité de
Thésée: lorsque celui-ci l'accuse injustement d'avoir tenté d'abuser de Phèdre, il se refuse à
dénoncer la machination de la reine, qu'il respecte malgré tout comme la femme de son père
Le comportement qui caractérise le mieux Hippolyte, finalement, c'est la fuite. C'est là que
réside toute l'ambigüité de ce personnage: plein de vertu, aspirant à un héroïsme digne de
celui de son père, Hippolyte a peur, aussi bien devant les sentiments de l'amour que devant le
monde trouble du palais de Trézène. Il rêve d'affrontements au grand jour, avec un ennemi
clairement désigné: il ne rencontre que des passions, celle de Phèdre, mais aussi la sienne.
Racine introduit aussi l’ironie du sort: lorsqu'il quitte enfin Trézène et affronte un monstre, il
en meurt.
Avec « la plus pure des tragédies françaises»32
, Racine renonce au théâtre à cause de
querelles avec ses contemporains qui ont âprement critiqué chaque tragédie écrite en
respectant le style classique. Au delà de sa contribution dans l’affirmation de la tragédie
classique, Jean Racine se retire de la vie littéraire, en choisissant d’écrire, deux petites
tragédies douze ans plus tard, Esther et Athalie qui n’ont pas réussi à égaler le succès de
Phèdre, Andromaque ou Britannicus, les tragédies classiques de Racine.
En comparant Corneille à Racine, La Bruyère avait bien remarqué que l’œuvre de l’un
« élève, étonne, maitrise, instruit, celle de l’autre plait, remue, touche», que le domaine de
l’un est la raison, que celui de l’autre est la passion. On souligne l’importance de l’œuvre
racinienne dans la construction de la tragédie classique, où il pose comme ressort dramatique
la terreur et la pitié, où le malheur est provoqué par l’amour et parfois, par la passion.
32
P. Brunel reproduit en Baroque et classicisme, Albumiţa - Muguraş Constantinescu, Suceava, 1996, p. 38.
44
III .2. Le personnage racinien entre raison et passion
Le héros racinien est l’homme écrasé par la fatalité et tous les personnages raciniens
semblent entretenir « une espèce de trouble complicité avec la fatalité terrible»33
. Dans ses
Préfaces, Jean Racine explique l’idée du héros de tragédie qui, selon Aristote, ne doit pas être
parfait, mais doit avoir quelque faiblesse, quelque imperfection pour pouvoir susciter la pitié,
la compassion du public. Le titre des tragédies de Racine n’est pas donné par le plus
prégnant, le plus complexe, le plus fascinant des personnages. Le héros titulaire doit être le
plus capable de retenir l’attention du public.
Jean Racine construit des personnages bien individualisés et idéalisés pour représenter
des valeurs spirituelles. Le protagoniste doit être plutôt du côté du bien, ou du moins occuper
une position intermédiaire entre le bien et le mal. Son malheur doit être provoqué par une
erreur de jugement plutôt que par un vice foncier. Ce point particulier était très important
pour Racine, qui précise dans la préface de Phèdre qu'il a pris soin de ne pas donner à son
héroïne les traits monstrueux que les versions précédentes lui avaient conférés, de manière à
rendre son malheur plus touchant. Il montre les humains impuissants contre leurs passions et
contre le destin, mais insiste sur la noblesse et la grandeur des héros tragiques.
Dans l'ensemble, les personnages d'une tragédie doivent être représentés d'une manière
appropriée et réaliste. Ils doivent enfin conserver une unité psychologique d'un bout à l'autre
de la pièce. Il importe que leurs actions apparaissent comme les conséquences logiques de
leur caractère. Nul besoin de sang ni de mort violente, explique-t-il dans la préface de
Bérénice. « Il suffit que l'action en soit grande, que les acteurs soient héroïques, que les
passions y soient excitées, pour provoquer cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir
de la tragédie.» 34
Contrairement à la comédie qui met en scène des personnages proches du public
(bourgeois, paysans, petite noblesse, corps de métiers, domesticité), la tragédie ne met en
scène que des héros de haute lignée, qui parfois appartiennent à la mythologie gréco-latine.
Ces héros sont conduits à leur perte par les dramaturges pour les besoins de la tragédie.
Racine définit ainsi le héros tragique : « Il faut que ce soit un homme qui par sa faute
devienne malheureux, et tombe d’une félicité et d’un rang très considérable dans une grande
misère. » (Œuvres complètes).
33
J. Lemaître reproduit en Baroque et classicisme, Albumiţa - Muguraş Constantinescu, Suceava, 1996, p. 39. 34
Jean Racine, Préface de Bérénice, Collection Théâtre, 1982, p. 5.
45
Ces personnages se caractérisent donc par leur grandeur, ce qui les oblige, dans n’importe
quelle circonstance, à conserver un langage soutenu et ils se doivent de rester dignes face à
l’adversité. Ils sont animés par de grandes passions qui souvent opposent leurs désirs
personnels (passion amoureuse) à des éléments extérieurs (contrainte politique, fatalité
divine, hérédité monstrueuse).
Face à ces exigences contradictoires, les héros tragiques de Racine se trouvent placés
devant des choix entre deux solutions, souvent extrêmes. Dans Andromaque (1667), Pyrrhus
hésite entre sa fidélité aux Grecs qui réclament la mort d’Astyanax, fils d’Andromaque, sa
captive, et son amour pour cette dernière qui l’incite à la pitié. L’action est donc centrée sur
un conflit, généralement entre l’intérêt général et leur bonheur personnel. Les personnages de
tragédie, par leurs excès ou par leur affrontement à des forces supérieures, sont ainsi les relais
de la terreur et de la pitié. À travers les épreuves qu’ils subissent, ils peuvent engendrer la
catharsis.
Les exégètes ont apprécie que Racine est avant tout un peintre de caractères. La tragédie
racinienne repose sur une ambiguïté fondamentale. Chaque personnage y contemple sa
passion au-dedans de lui-même. Il a perdu ses repères spatio-temporels :
« Insensée, où suis-je ? Qu'ai-je dit ?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit ? » (Phèdre, IV, 6).
Pris dans un labyrinthe, il est égaré et troublé :
« Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie » (Esther, II, 1).
Aussi implore-t-il le soleil, la lumière, car il est conscient de son trouble, de ce sentiment
passionné qui altère son jugement. Il lutte pour savoir, pour terrasser son ignorance.
Cependant, et là réside l'ambiguïté, égaré à l'origine de son questionnement, il s'égare encore
plus lorsqu'il sait. En effet, la conscience de lui-même ne lui donne pas la lumière espérée.
Au contraire elle fait naître l'horreur :
« J'ai pris ma vie en haine et ma flamme en horreur » (Phèdre, I, 4).
Si Racine est bien le dramaturge de l'espace intérieur, il est surtout le révélateur de la part
d'ombre et la lumière qu'il projette sur ses héros est négative: se découvrir, c'est toucher à la
corruption de sa propre nature.
46
Le dramaturge ne réussit pas à faire une peinture exacte des mœurs. Ses personnages,
quoique empruntés pour la plupart à l’antiquité, sont volontiers français de ton et d’allures et
ont l’air de sortir de la cour de Louis XIV. Mais si la couleur locale lui fait défaut, s’il n’a pas
su fixer les usages passagers de telle époque, il a vu les habitudes durables du cœur humain,
il a démêlé la marche de l’amour. « Sous un costume, qui fait parfois anachronisme, il a
montre de vivantes créatures humaines, et c’en est assez pour lui assurer notre
admiration.»35
Le théâtre de Racine peint la passion comme une force fatale qui détruit celui qui en est
possédé. Chez les amants raciniens, il n'y a plus de morale, plus de religion, plus d'interdit –
même si certains commentateurs discernent en arrière-plan un sens caché du péché et d'un
Dieu chrétien jamais totalement effacé. Ces amoureux sont transportés par leurs passions,
jusqu'à la mort – la leur ou celle des autres.
Tous les personnages de Racine sont le jouet de leurs passions. Phèdre défie les tabous en
avouant son amour à son beau-fils et, ayant avoué sa faute, se donne la mort. Hermione, dans
Andromaque, se venge de ne pouvoir garder l'amour de Pyrrhus et fait tuer par Oreste ce roi
qu'elle devait épouser. Néron, dans Britannicus, fait arrêter puis empoisonne son rival
Britannicus dans l'espoir de posséder la jeune Junie. La vie d'Iphigénie, promise au sacrifice,
n'est qu'un jouet pour son père Agamemnon qui fait passer l'ambition personnelle avant
l'amour paternel. Roxane, la favorite du sultan, est prête à tout pour l'amour du frère du
sultan, Bajazet, qui feint de l'aimer, découvrant qu'il la trompe, elle le fait assassiner.
Bérénice et Andromaque sont les deux héroïnes raciniennes qui ne paieront pas de leur vie
leur passion pour un homme dont elles n'obtiendront rien: la première, parce que le couple
prend conscience du caractère impossible de leur amour, la seconde, parce que la mort du roi
Pyrrhus qu'elle a séduit, tué à la demande de sa rivale Hermione, la transforme en reine
héritière malgré elle.
Pour Racine, le sujet, le territoire, l'objet même de la tragédie, c'est la passion. Et son but,
suivant la formule héritée d'Aristote, « exciter la compassion et la terreur, qui sont les
véritables effets de la tragédie ».36
Mais sa grande nouveauté est de faire de ses héros des
personnages simples, crédibles, vraisemblables, ressemblant aux personnes de son époque, à
l'opposé des figures souvent boursouflées et excessives des tragédies baroques.
Dès Andromaque, il affirmait que, suivant les conseils d'Aristote, les protagonistes ne
devaient être ni « tout à fait bons, ni tout à fait méchants » et tomber « dans quelque faute qui
35
Adrien Dupuy, Histoire de la littérature française au 17e siècle, Paris, Ernest Leroux Editeur, 1892, p. 342. 36
Jean Racine, Préface d’Iphigénie, Collection Théâtre, 1982, p. 3.
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les fasse plaindre sans les faire détester ». Aussi, chez lui, la représentation des plus violents
excès de la passion ne met-elle pas en cause le caractère éminemment humain de personnages
en proie à des émotions et des aspirations contradictoires. Héros et héroïnes sont déjà ce
qu'on appellera beaucoup plus tard anti-héros et anti-héroïnes.
De toutes les figures mises à la scène par ce peintre de l’amour, les femmes sont les plus
vraies et les plus intéressantes. Les personnages féminins sont des figures inoubliables et qui
frappent d’autant plus que l’art du poète a laissé volontairement dans l’ombre les
particularités peu utiles de leur vie et de leur être pour les montrer sous le coup de la passion
ou sous l’influence du sentiment. Il a construit des femmes ingénues comme Iphigénie et
Junie, des femmes où la passion pousse par la jalousie au crime comme Phèdre et Hermione,
des mères comme Andromaque et Clytemnestre et des femmes ou l’ambition a atrophié ou
tué tout autre sentiment comme Agrippine et Athalie.
Même si Racine a construit des caractères d’hommes fortement conçus, originaux et en
relief, il excelle en mettant en scène des héroïnes hors du commun. Bérénice et Phèdre, deux
des personnages-symboles de Racine sont des reines éperdument éprises alors même que cet
amour se découvre comme une passion fatale inoculée par le premier regard. Elles brûlent
désormais littéralement sous les « feux » de la passion-maladie. Mais Racine redonne une
force nouvelle au cliché précieux en le connotant de la consumation infernale sans fin, du
moins pour Phèdre. C’est l’occasion pour Racine d’exprimer dans une langue très pure, très
dépouillée, un lyrisme volontiers élégiaque à la tonalité différente suivant les textes en raison
de la nature des sentiments exprimés: admiration et espoir pour Bérénice, souffrance et honte
pour Phèdre. Cette expression des sentiments débouche sur une modalisation contrastée: la
passion est assumée, voire revendiquée par Bérénice alors que Phèdre désirerait fuir pour
dissimuler son amour coupable. La tragédie surgit également de l’impossibilité de ces
amours. La raison d’État ou la condamnation morale de l’inceste suscitent des obstacles
insurmontables laissant dès le début planer la menace d’une fin malheureuse inéluctable.
Ainsi l’auteur dramatique peut-il faire naître la terreur et la pitié, ressorts essentiels du plaisir
tragique. Grâce à la passion il réintroduit le destin qui contribue puissamment au climat
tragique en créant un champ de forces contraires à l’intérieur même des personnages.
Il y a des critiques contemporains à Racine qui lui ont reproché d’avoir construit des êtres
incomplets, êtres abstraits, êtres de raison, d’où la vie est absente, qui parlent de la passion au
lieu de la vivre. Il a négligé l’accessoire pour le principal dans la construction de ses
personnages, il a négligé le physique pour laisser de place au coté moral. Il a respecté le
sentiment dominant, la passion maitresse.
48
Ses caractères féminins sont admirablement tracés et, quoiqu’ils portent le costume de
son temps, ils sont d’une vérité durable. Pourtant, il supprime le laid qui est dans la réalité et
dans la nature, ne laissant subsister que le beau qu’il aime.
Un personnage symbolique pour tout l’œuvre de Jean Racine devient Phèdre, protagoniste
de la tragédie qui porte le même nom. Passionnée, aliénée, divisée, Phèdre est un personnage
ambigu, fascinant dans sa complexité. Par elle, Racine nous livre de subtiles variations autour
des notions de culpabilité et de responsabilité. Il nous a d’ailleurs prévenu dans
l’introduction : "Phèdre n’est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente". Cette tragédie
raconte la déchéance d’un être souffrant d’un mal qui le tue et sans lequel il ne peut vivre.
C’est de la part de Phèdre une pathétique tentative de lucidité, un essai poignant de retrouver
l’unité d`une personnalité, d’ordonner les forces qui la composent, mais le personnage est
victime du divorce entre sa raison et sa volonté. Racine a écrit là le drame tragique d’une
humanité écartelée par le combat de la chair et de l’esprit.
Phèdre est, sans doute, un personnage tragique, qui se manifeste entre la raison et la
passion. Elle a de nobles origines, elle est « fille de Minos et de Pasiphaé ». Par sa mère elle
remonte au soleil, par son père, elle est rattachée aux mondes infernaux. Plus loin, elle
s’exclamera :
« J’ai pour aïeul le père et le maître des Dieux
Le ciel, tout l’univers est plein de mes aïeux. »
Elle doit à sa mère le dérèglement de ses sens. Pasiphaé a connu des amours dépravées
avec un taureau. De cette union contre nature est né le Minotaure. Ce feu qui brûle son corps,
Phèdre l’appellera « Vénus toute entière à sa proie attachée », car la déesse de l’amour
poursuit Phèdre de sa haine et œuvre incessamment à la perte de sa famille. Ainsi les dieux
sont présents dans la pièce et confèrent une aura tragique au personnage de Phèdre. Il y a sur
elle une malédiction divine qui crée la fatalité sous le signe du sang, des amours défendues et
maudites et pour finir de la mort. D’ailleurs Phèdre sait que l’univers qui l’entoure est habité
de forces agissant pour son propre malheur :
« Les Dieux m’en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang. »
49
Cette présence divine est matérialisée par des images d’ombre et de lumière, lumière du jour
et du soleil, ombre des palais, des forêts et des domaines infernaux, ténèbres et embrasement
qui se disputent l’esprit de la créature dans une lutte qui la dépasse.
La passion que Phèdre éprouve pour Hippolyte domine toute sa vie, modifie sa
personnalité en prenant des formes très variées. Phèdre a l’impression d’étouffer dans son
palais. Elle ne peut rien supporter, ni vêtements, ni coiffure, ni la lumière du jour. C’est une
femme languissante qui apparaît au début de la pièce. L’obsession perturbe son système
nerveux, enflamme son imagination, crée l’idée fixe, les cauchemars, les hallucinations, les
divagations. La passion provoque la division de l’esprit. Phèdre devient le jouet de ses
sensations, de ses émotions.
Phèdre oscille entre la force qui l’entraîne et le désir d’y voir clair en elle, de mettre de
l’ordre dans son esprit et sa conduite. Elle est capable d’analyser les manifestations du mal
qui la ronge, de juger ses actions passées. Elle est tout aussi capable, au moindre signe
d`espoir, de tout mettre en œuvre pour arriver à ses fins, se livrant tout entière à la passion qui
l’habite.
Tout au long de la pièce Phèdre fait alterner son désir de mourir, sa volonté de vivre qui
vont de pair avec l’existence du moindre espoir ou de son absence, avec la conscience
envahissante de sa faute, là encore sa volonté vacille au gré des événements ou des pressions
de sa confidente. Phèdre est tiraillée entre son exigence de pureté et la faute qui l’habite.
Cette dualité est le plus souvent traduite par les images symboliques de l’ombre et de la
lumière. Elle meurt dans la honte mais sans repentir, ayant le sentiment de rétablir l’ordre
originel un moment perturbé :
« Et la mort, à mes yeux, dérobant la clarté
Rend au jour, qu’ils souillaient, toute sa pureté. »
Apprécié pour l’originalité de ses caractères, Jean Racine reçoit l’admiration de Sainte-
Beuve qui affirme que « la grande innovation de Racine et sa plus incontestable originalité
dramatique consistent précisément dans cette réduction des personnages héroïques à des
proportions plus humaines, plus naturelles et dans cette analyse délicate des plus secrètes
nuances du sentiment et de la passion.. »37
37
Sainte-Beuve, Portraits littéraires tome I, 1830 reproduit en LAGARDE, André et Michard Laurent (1951),
Le XVIIe Siècle, Les Grands Auteurs Français, Paris, Collection Textes et Littéraature BORDAS, p. 247.
50
III. 3. Prolongements du Classicisme et de la tragédie racinienne dans la
modernité
Le XVIIe siècle constitue une période très importante dans l’histoire du théâtre. Le
contexte historique n’est pas étranger à l’évolution du théâtre, notamment pour la tragédie et
pour la comédie. Le nom des dramaturges comme Jean Racine, Pierre Corneille, Molière et le
Classicisme vont mettre leur empreinte sur la littérature des siècles suivants.
La tragédie ne disparaît pas du paysage théâtral français après Racine et Corneille. Bien
au contraire, on continue d’écrire des pièces sur le modèle racinien. Ainsi, Voltaire, auteur de
Candide, est l’auteur de nombreuses tragédies néoclassiques qui puisent leurs thèmes dans
l’histoire antique. Toutefois, le genre s’épuise à force d’être imité. À l’aube du XIXe siècle,
le public commence à se lasser des tragédies néoclassiques qui semblent fades à côté des
modèles de Racine et de Corneille.
Si l'on se limite à la France, il est certain que la mort de Louis XIV, en 1715, sonne le
glas de la tragédie classique. Même si l'on continue d'écrire des tragédies, le genre ne
retrouvera jamais l'éclat que lui ont donné Corneille et Racine. C'est que le climat social,
depuis la Régence, n'était plus propice à la tragédie: cette dernière, en effet, ne peut
s'épanouir qu'au sein d'une culture qui croit au destin, et voue un culte à la grandeur héroïque.
Un climat comme celui du XVIIIe siècle, qui voit la décadence irrémédiable de l'aristocratie,
et le développement d'une littérature satirique, ironique, contestant les valeurs établies, allait
à l'encontre de la tragédie.
Peut-être la tragédie, dans sa forme classique, ne pouvait-elle exister que dans une société
dominée par les valeurs aristocratiques: honneur, gloire, absolutisme moral. Or, au XVIIe
siècle, ces valeurs périclitent avec la montée en puissance de la bourgeoisie. Cette nouvelle
classe dominante aspire à un théâtre plus proche de son univers social et moral. Aussi voit-on
apparaître, au milieu du XVIIe siècle, un genre nouveau, le drame bourgeois. Enfin, si la
tragédie est de plus en plus absente de la scène, c'est aussi parce que, après 1789 il n'est plus
besoin d'aller au théâtre: la tragédie, avec ses ingrédients de catastrophes, de crises, de
passions héroïques se trouve dans l'Histoire elle-même.
Le Romantisme naît - comme tout mouvement littéraire et culturel – d’une rupture, d’une
réaction à d’autres mouvements qui l’ont précédé. De ce point de vue, il est en réaction contre
le classicisme et contre le rationalisme des Lumières (XVIIIe siècle). Cette réaction se traduit
par la remise en cause de règles formelles établies. Dans les années 1820-1840, le
51
romantisme part en guerre contre les tragédies classiques en vers, estimant que la société
issue de la Révolution française a désormais besoin d’autres spectacles, et d’un théâtre
nouveau. Le drame romantique se construit donc en révolte contre la tragédie, tout en
conservant certains de ses aspects. Il est en fait hérité du drame bourgeois, qui s’est
développé à la fin du XVIIIe siècle, et prend pour modèle Shakespeare (1564- 1616) alors
que Racine représente, pour les romantiques, un modèle qui a fait son temps. C’est ce que
traduit Stendhal dans un pamphlet demeuré célèbre, Racine et Shakespeare, dans lequel il
milite pour un théâtre en prose, idée appliquée par Musset quelques années plus tard dans
Lorenzaccio (1834).
Victor Hugo, qui apparaît comme le chef de file de l’école romantique, écrit en 1827 une
pièce de théâtre, Cromwell, dont la préface fera figure de Manifeste. Dans la Préface de
Cromwell, Victor Hugo explique que le drame est un genre hybride, qui mêle la comédie et la
tragédie. Sans exclure la tragédie, les dramaturges romantiques renouvellent en profondeur
ses structures: certaines pièces abandonnent l’alexandrin, les règles d’unité de lieu et de
temps ne sont plus respectées, la règle de bienséance non plus. Ainsi, dans son drame
Lucrèce Borgia qui est une réécriture du mythe des Atrides, Hugo fait voyager les
spectateurs de Venise à Ferrare dans une pièce en prose, et montre un matricide sur scène.
Bien qu’il ne respecte pas les règles de la tragédie classique, Victor Hugo donne à sa pièce un
souffle tragique, puisqu’il montre comment l’ironie du sort devient une fatalité sur le destin
des personnages. Ce ne sont plus les Dieux qui gouvernent le sort des hommes, mais leurs
propres erreurs ou leur aveuglement. Victor Hugo défend la rime et le vers qu’il veut aptes à
incarner le mélange des genres et des registres par lequel se caractérise le drame romantique.
Le théâtre occidental du XXe siècle a désespérément tenté de ressusciter la tragédie et de
la moderniser. Après les revendications du théâtre romantique de mêler genres et registres, au
XXe siècle, les codes sont plus encore mis en cause ou pervertis. Au lendemain de la
première Guerre mondiale, la société est bouleversée. On cherche des moyens artistiques
pour exprimer les enjeux de la condition humaine.
Au XXème siècle, le théâtre évolue vers une conception moderne en se libérant des
contraintes classiques, en recourant à la fantaisie et en mélangeant les genres et les registres.
Une véritable renaissance de la tragédie antique se produit alors, qui dure au-delà de la
seconde Guerre mondiale. Les dramaturges comme Jean Cocteau (Orphée, La Machine
infernale) Jean Giraudoux (La Guerre de Troie n’aura pas lieu), Jean-Paul Sartre (Les
Mouches) ou encore Camus (Caligula) adaptent les mythes gréco-latins pour mieux
représenter le monde contemporain. « En réactualisant les mythes antiques, les dramaturges
52
questionnent les grands problèmes du monde contemporain: quelle est la place de l’Homme
dans la société ? Quelle est sa part de libre-arbitre ? Avons-nous le choix de nos actes ? »38
Cocteau parodie Oedipe dans La Machine infernale (1933). En démontant les rouages de
l’«une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement
mathématique d’un mortel »39
, il confond la fatalité avec un pur mécanisme. Giraudoux
montre les grandes aspirations d’Electre (1937) buttant contre la réalité. Anouilh fait
d’Antigone (1944) un drame bourgeois. «Sous leurs défroques grecques dessinées par
Bérard ou dans leurs habits de soirée, ces héros ratent toujours le moment décisif et ne font
que ressasser leur nostalgie d’une impossible tragédie.»40
.
Sartre et Camus offrent avant tout une méditation philosophique sur la liberté individuelle
face à l’Histoire. Pour Steiner, aujourd’hui, les codes de la tragédie ne peuvent être
convoqués qu’en vain: la reproduction de la forme ne crée plus le fond tragique.
À partir des années 1950, le théâtre de l’absurde propose lui aussi une nouvelle forme de
tragique. Le destin de l’homme ne se manifeste pas sous forme d’événements menaçants,
mais sous celle d’une impuissance absolue à modifier le cours de sa vie et à lui trouver un
sens. Cette absence d’espoir fonde un théâtre très pessimiste, déroutant, qui utilise aussi bien
la farce, la dérision voire l’humour noir tout en renouvelant aussi le genre tragique.
Pour Ionesco et le théâtre absurde, le tragique moderne se trouve dans toute expérience
qui révèle, de façon douloureuse et désespérante, la fragilité et la misère de la condition
humaine. Ce n'est pas un hasard si Ionesco a défini sa pièce absurde La Cantatrice chauve
comme une « tragédie du langage ». Censé véhiculer ce qui fonde la supériorité de l'homme
sur l'animal, à savoir la raison, le langage logique est littéralement désarticulé dans cette
pièce, où l'on voit un quatuor de personnages échanger des propos incohérents ou des
platitudes grotesques telles que «le plafond est en haut, le plancher est en bas».
L'impuissance de la raison humaine est ainsi reflétée dans le naufrage des mots. En somme, le
tragique peut être produit par tout ce qui montre à l'homme qu'il ne peut pas contrôler sa vie:
le temps, les déterminismes biologiques, voire les conventions sociales, qui se retournent
contre l'individu.
Le tragique le plus sombre est sans doute l'absurde, la vaine recherche du sens de la vie
dans un univers qui n'offre aucune signification. Ce thème n'est pas né avec Camus, bien que
38
www.academie-en-ligne.fr 39
Gaëlle Glin, Qu’est-ce que la tragédie ?, Lecture Jeune - juin 2005, p. 2. 40
Dort, Bernard, Tragédie, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1996, t. XVI, reproduit par Gaëlle Glin, Qu’est-ce
que la tragédie ?, Lecture Jeune - juin 2005, p. 2.
53
son nom s'impose chaque fois qu'il est fait référence aux philosophies de l'absurde. Mais, déjà
au début du siècle, le romancier de langue allemande Franz Kafka (1883-1924), dans Le
Procès, roman qu'André Gide a adapté au théâtre, nous montre la lutte inutile d'un homme
contre des forces absurdes et aveugles qui ont décidé sa perte.
On voit donc que le tragique, s'il a trouvé son expression la plus adaptée dans une certaine
forme théâtrale, dont les grandes périodes ont été l'Antiquité grecque et le XVIIe siècle en
France, est une vision du monde qui traverse les siècles et les différentes formes d'expression
artistique. Présent dans la littérature, les arts et la philosophie, il constitue un symbole à
travers lequel l'humanité observe avec angoisse ce mélange de grandeur et de faiblesse qui la
définit.
Nina Gourfinkel livre une hypothèse, « On ne fait plus de tragédie comme on ne fait plus
de cathédrales, et pour la même raison »41
, que Georges Steiner confirme: «La tragédie est
cette forme d’art qui exige l’intolérable fardeau de la présence de Dieu.»42
Pour Jean-Marie
Domenach, « l’époque dont nous sortons à peine fut intensément tragique, et c’est pour cela,
en grande partie, qu’elle se trouva incapable d’enfanter une tragédie.»43
41
Gourfinkel, Nina, Le Théâtre tragique, CNRS, 1962, reproduit par Gaëlle Glin, Qu’est-ce que la tragédie ?,
Lecture Jeune - juin 2005, p. 2. 42
Steiner, Georges, La Mort de la tragédie, trad. Rose CELLI, Gallimard, « Folio essai » n° 224, 2002. 43
Domenach, Jean-Marie, Résurrection de la tragédie, Esprit, n° spécial, « Notre théâtre. Théâtre moderne et
théâtre populaire », mai 1965.
54
CONSIDÉRATIONS FINALES
Structurée en trois parties, selon les besoins d’organisation, cette œuvre s’est proposé
d’analyser la contribution de Jean Racine dans la cristallisation des principes classiques.
Étant donné que la littérature était dominée par la coexistence du baroque et du classicisme,
l’affirmation du théâtre en général, comme genre littéraire principal et de la tragédie en
spécial, a contribué à imposer la doctrine classique dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Le premier chapitre décrit le contexte historique et littéraire de l’apparition du
Classicisme, en offrant une image complexe sur la littérature du XVIIe siècle, les écrivains et
les conditions pragmatiques qui ont marqué les créations artistiques. Nous avons essayé de
définir la doctrine classique qui a marqué tous les domaines de l’art par ses principes, ses
règles, ses finalités. Le théâtre occupe une place essentielle dans le domaine littéraire et la
tragédie est considérée la création totale du classicisme, qui est susceptible de répondre le
mieux aux principes classiques.
Le deuxième chapitre se propose de présenter la création de Jean Racine, considéré le
maitre de la tragédie classique. Poète, dramaturge, créateur de caractères, Jean Racine a
apporté sa contribution par l’intermède de ses œuvres et aussi de ses Préfaces considérées de
véritables arts poétiques, parce qu’elles représentent une occasion pour l’auteur de soutenir
les principes et les règles classiques. En considérant la tragédie comme le genre majeur du
théâtre, Jean Racine s’impose dans la littérature du XVIIe siècle comme promoteur du
Classicisme.
Pour établir le rôle important joué par Jean Racine dans l’évolution de la littérature et
l’affirmation du classicisme, nous avons analysé dans le dernier chapitre la manière originale
d’imposer des règles classiques par l’intermède du théâtre. Adepte convaincu de la
coexistence entre la passion et la raison, Jean Racine construit des personnages complexes
capables d’illustrer la rigueur, la clarté et l’ordre, les principes classiques. Ce chapitre s’est
concentré sur la présentation détaillée des tragédies raciniennes et des héros classiques. La
dernière partie du chapitre a analysé la présence des éléments classiques et l’empreinte de la
tragédie racinienne dans la littérature moderne.
Considérant Jean Racine le maître de la tragédie classique, nous soulignons l’importance
de son œuvre dans l’affirmation du Classicisme et la fixation des règles et des principes
correspondants.
55
BIBLIOGRAPHIE
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BOILEAU, Nicolas, L’Art poétique, 1674.
CONSTANTINESCU, Albumiţa – Muguraş, Baroque et classicisme, Suceava, 1996.
DOMENACH, Jean-Marie, Résurrection de la tragédie, Esprit, n° spécial, « Notre théâtre.
Théâtre moderne et théâtre populaire », mai 1965.
DUPUY, Adrien, Histoire de la littérature française au 17e siècle, Paris, Ernest Leroux
Editeur, 1892.
FORESTIER, Georges, Tragédie, Dictionnaire encyclopédique du théâtre (sous la direction
de Michel Corvin), Paris, Bordas, 2001.
GLIN, Gaëlle, Qu’est-ce que la tragédie ?, Lecture Jeune - juin 2005.
GUIRAND, Félix, Notice d'Andromaque, Classiques Larousse, 1933.
LAGARDE, André et Michard Laurent, Le XVIIe Siècle, Les Grands Auteurs
Français, Paris, Collection Textes et Littérature BORDAS, 1951.
LARTHOMAS, Pierre, Le langage dramatique, Paris, Presses Universitaires de
France, 1980.
RACINE, Jean, Préface d’Iphigénie, Andromaque, Phèdre, Bérénice, Britannicus,
Collection Théâtre, 1982.
STEINER, Georges, La Mort de la tragédie, trad. Rose CELLI, Gallimard, « Folio essai » n°
24, 2002.
VERNANT, Jean-Pierre et Vidal-Naquet, Pierre, Mythe et tragédie en Grèce ancienne,
Maspero, 1972.
SITOGRAPHIE
www.academie-en-ligne.fr
http://www.espacefrancais.com/topics/phedre.html
http://17emesiecle.free.fr/Racine.php
http://fr.wikipedia.org
http://www.etudes-litteraires.com
VENTURA, Magali Brunel, Fonction et fonctionnement du récit dans Britannicus de Jean
Racine, paru dans Loxias, Loxias 12, mis en ligne le 07 avril 2006, URL
http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1015