Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien

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LES THINK TANKS DANS LE CHAMP DU POUVOIR ÉTASUNIEN Thomas Medvetz Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2013/5 - N° 200 pages 44 à 55 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2013-5-page-44.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Medvetz Thomas, « Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien », Actes de la recherche en sciences sociales, 2013/5 N° 200, p. 44-55. DOI : 10.3917/arss.200.0044 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h33. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h33. © Le Seuil

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LES THINK TANKS DANS LE CHAMP DU POUVOIR ÉTASUNIEN Thomas Medvetz Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2013/5 - N° 200pages 44 à 55

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Medvetz Thomas, « Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien »,

Actes de la recherche en sciences sociales, 2013/5 N° 200, p. 44-55. DOI : 10.3917/arss.200.0044

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45ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 200 p. 44-55

1. Kurt Lewin, “Defining the field at a given time”, Psychological Review, 50(3), 1943, p. 292-310 ; Kurt Lewin et Martin Gold, “Cassirer’s philosophy of science and the social sciences”, in Martin Gold (éd.), The Complete Social Scientist. A Kurt Lewin Reader, Washington, ameri-

can Psychological association, 1999 [1949], p. 23-36.2. Paul J. Di Maggio et Walter W. Powell, “The iron cage revisited: institutional iso-morphism and collective rationality in orga-nizational fields”, American Sociological Review, 48(2), avril 1983, p. 147-160.

3. Neil Fligstein et Doug Mcadam, A Theory of Fields, New York, oxford uni-versity Press, 2012.4. Martin, par exemple, s’intéresse aux points de convergence et constate « un noyau suffisamment caractéristique de la théorie du champ […] pour justifier qu’elle

soit considérée comme une approche ou une famille d’approches ». Voir John Levi Martin, “What is field theory?”, Ame-rican Journal of Sociology, 109(1), 2003, p. 1-49 et spécialement p. 3.

Depuis les années 2000, la sociologie américaine a porté une attention accrue à un ensemble de travaux de la « théorie des champs ». On trouve une utilisation précoce du concept de champ en sciences sociales dans les théories socio-psychologiques de Kurt Lewin1. Le développement par Bourdieu d’une approche théorique en termes de champ apparaît dans ses premières études des champs artis-tiques et littéraires, à partir des années 1960. Aux États-Unis, la première véritable appropriation du concept de champ tel que l’a développé Bourdieu correspond essentiellement à l’émer-gence de la théorie des champs organi-sationnels de DiMaggio et Powell2. Ensemble, ces trois approches consti-tuent les grands piliers de la théorie des champs – même si, plus récemment Fligstein et McAdam3 ont présenté une théorie générale des « champs d’action stratégique ». Aux États-Unis, malgré les différences significatives que présentent les diverses branches de la théorie des champs, les chercheurs ont généralement plutôt mis l’accent sur leurs similarités et considéré les concepts centraux comme plus ou moins équivalents4.

Le présent article vise à rétablir une certaine perception des différences entre ces perspectives. Je me propose, en particulier, de mettre en lumière plusieurs des caractéristiques distinc-tives du concept de champ chez Bourdieu en présentant son application à une étude empirique des think tanks de politique publique aux États-Unis, ces cercles de réf lexion qui consti-tuent un réseau diffus d’organisa-tions spécialisées dans la publication de recherches, rhétoriques et conseils politiques. À des fins de comparai-son, je relierai l’approche de Bourdieu à la théorie des champs d’action stratégique de Fligstein et McAdam, qui a récemment fait une apparition remarquée dans le débat académique sur les champs. Ma réflexion s’articule sur deux différences-clés entre ces approches. D’une part, alors que chez Bourdieu le champ est un concept « ouvert », conçu pour soulever des questions empiriques, le concept central de Fligstein et McAdam est principalement pensé comme un dispositif opérationnel destiné à fournir un instrument de mesure empirique. Je défendrai l’idée que cette distinction rend la théorie de Bourdieu

à la fois plus exigeante et plus souple que celle de Fligstein et McAdam. D’autre part, ces deux conceptions du champ entretiennent des rapports différents avec les cadres théoriques dont elles sont issues. Tandis que le champ de l’action stratégique est un concept quasi autonome et « prêt à l’emploi », le concept de champ chez Bourdieu n’acquiert sa pleine signifi-cation que s’il est utilisé avec d’autres outils de son programme théorique – les concepts essentiels d’habitus et de capital mais aussi ceux d’espace social, de champ du pouvoir, de doxa et d’illusio. Cette différence ouvre l’approche de Bourdieu sur un éventail plus large de phénomènes, et en parti-culier ceux qui engagent les différentes formes et mécanismes du pouvoir.

Pour l’illustrer, j’aurai recours à la théorie de Bourdieu pour répondre à trois questions centrales dans l’étude des think tanks. La première, prélimi-naire, est celle de leur conceptualisa-tion, qui se pose notamment compte tenu des controverses et des incerti-tudes qui entourent cette catégorie dans la vie politique. Je suggère une double approche : d’un côté, les think tanks sont, de par leurs propriétés

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5. N. Fligstein et D. Mcadam, op. cit., p. 57. 6. J. L. Martin, art. cit., p. 30. 7. N. Fligstein et D. Mcadam, op. cit., p. 23-24. 8. Ibid., p. 174. 9. Ibid., p. 59. 10. Ibid., p. 168. 11. Ibid., p. 216.

constitutives, des organisations hybrides qui se situent au point de rencontre entre les champs politique, bureaucratique, économique, académique et média-tique ; d’un autre côté, dans leurs inter-relations, les think tanks constituent en eux-mêmes un espace assimilable à un champ. La seconde question concerne l’explication des origines des think tanks aux États-Unis. Entre les années 1890 et 1960, les précurseurs des think tanks sont apparus sous la forme d’une série de partenariats entre élites, ce proces-sus traduisant une transformation du champ du pouvoir étasunien. Mais, il a fallu toutefois qu’à la suite des boulever-sements politiques des années 1960 ces organisations trouvent leur propre niche institutionnelle. La troisième question est celle de l’identification de la forme de pouvoir en jeu au sein des think tanks. Plus encore que par la capacité des think tanks à façonner la politique publique, ce pouvoir est constitué par leur capacité à influer sur les « valeurs d’échange » des ressources intervenant dans le jeu politique, telles que l’argent, les liens sociaux avec les acteurs d’influence, le savoir-faire politique, la visibilité publique et la crédibilité académique.

En tant qu’outil d’analyse des think tanks, la théorie du champ de Bourdieu tire son pouvoir heuristique de sa souplesse et de sa pénétration dans la dynamique cachée du pouvoir. La conception plus rigide qui ressort de la théorie du champ d’action straté-gique exclut d’elle-même la prise en considération des think tanks. Pour Fligstein et McAdam, le consen-sus sur les objectifs et les signifiés est une condition préalable à l’exis-tence d’un champ et, de ce fait, leur théorie ne prend pas en considération les situations sociales dans lesquelles les questions identitaires fondamen-tales restent perpétuellement en débat. De plus, la théorie des champs d’action stratégique ne permet pas de prendre en compte le processus de formation des think tanks aux États-Unis qui s’est déroulé sur plusieurs décennies avant de se cristalliser progressivement en un réseau diffus. En associant leur conception du champ aux « entités collectives » qui le composent, Fligstein et McAdam situent la formation de nouveaux groupes sociaux à l’exté-rieur de leur théorie. Enfin, parce que

la théorie des champs d’action straté-gique conçoit les différences de pouvoirs en termes purement quantitatifs, elle réduirait nécessairement la question du pouvoir d’un think tank donné à sa capacité propre à exercer une influence directe sur les résultats politiques.

Évaluation de la théorie des champs d’action stratégique

Fligstein et McAdam qui voient dans leur effort de constitution d’une théorie un projet « bien plus ambitieux que tous les travaux précédents du même genre », déclarent présenter la théorie la plus complète du champ en sciences sociales5. Quels sont les traits distinc-tifs de la théorie des champs d’action stratégique ? Il convient de noter d’emblée qu’une différence concep-tuelle élémentaire distingue cette théorie des autres théories du champ. Pour Fligstein et McAdam, un champ est un espace d’effort collaboratif et concurrentiel, « un ordre social de niveau mésoéconomique », composé d’acteurs ayant des objectifs communs. Ce n’est pas, cependant, un système de forces ou de déterminations indépendantes capables de configurer l’action. Les auteurs n’ont pas recours à cette représentation et se dispensent de la métaphore du champ magnétique invoquée par la plupart des théoriciens du champ. Sur la base de cette diffé-rence, on peut d’ailleurs immédiate-ment se demander en quoi A Theory of Fields constitue effectivement une « théorie des champs ». Martin6 anticipe sur cette question dans son étude des théories qui font du champ un concept « réductible à l’organisa-tion d’efforts tendant vers un objec-tif » plutôt qu’une matrice de forces. Pour Martin, la notion de champ en tant qu’effort tendant vers un objectif ne peut remplacer les autres concep-tions du champ, car se pose la question de l’objectif vers lequel tendent les acteurs. En d’autres termes, il n’est pas très logique de définir un champ en termes d’actions sociales visant des fins exogènes puisqu’une telle défini-tion tient pour acquis ce que le concept central est censé définir. Pour ajouter un élément à caractère explicatif, le concept doit renvoyer à une structure sociale capable d’exercer sa propre

force. Une théorie du champ axée sur des actions visant un objectif devrait, par exemple, s’intéresser à la capacité du champ à imposer des objectifs. Si ce n’est pas le cas, il n’y a pas grand-chose à gagner à utiliser, a posteriori, le terme de « champ » pour désigner un nœud de luttes orientées vers un objectif.

Même en laissant de côté ce point, deux autres choix conceptuels conduisent à contester l’avis des auteurs selon lesquels aucune théorie précédente du champ « n’est en mesure de prendre en compte des phénomènes aussi disparates que la solution [qu’ils proposent] »7. D’une part, les auteurs de A Theory of Fields ne fournissent aucun moyen de comprendre leur concept central sans poser l’hypothèse de la constitution préalable des entités collectives dont dépend le champ8. À plusieurs reprises, ils laissent entendre que les champs d’action stratégique sont formés par des rencontres entre groupes sociaux, organisations, divisions, industries, États-nations et même organisations internationales9. Cette approche, expliquent-ils, présente l’avantage opérationnel d’« indiquer clairement qui sont les acteurs et quelles sont les relations » dans l’analyse d’un champ10. Néanmoins, définir le champ en fonction de ses occupants plutôt que comme un réseau de positions définies par leurs relations, exclut de la théorie un certain nombre de processus sociaux importants, parmi lesquels la formation de groupes et d’autres collectivités ainsi que la constitution sociale des identités.

D’autre part – et c’est une seconde limitation de leur théorie – Fligstein et McAdam décrètent que « quatre sortes d’accords ou “d’institutions” » sont nécessaires pour qu’existe un champ d’action stratégique : 1) un accord sur ce qui est en jeu, 2) un accord sur les acteurs concernés et leurs positions respectives, 3) un consen-sus sur les règles régissant le champ, 4) un cadre interprétatif commun permettant à ceux qui sont dans le champ de comprendre ce que les autres acteurs y font11. Ce choix de défini-tion a certes l’avantage de faciliter l’identification des champs mais il en rétrécit considérablement la portée. En elle-même, cette définition exclut de l’analyse les champs dans lesquels

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12. Idem.13. N. Fligstein et D. Mcadam, op. cit., p. 185.14. Ibid., p. 189.15. Voir Sewell, par exemple, qui définit les ressources comme des « moyens de pouvoir ». La proposition 1 se termine par une curieuse incohérence : « Inversement, l’existence d’un ensemble de groupes de taille sensiblement équivalente encourage la formation d’une coalition », alors que rien dans la partie pré-

cédente de l’assertion n’évoque la taille relative ou absolue des groupes, William H. Sewell, “a theory of structure: duality, agency, and transformation”, in Logics of History: Social Theory and Social Transformation, Chicago, university of Chicago Press, 2005 [1992], p. 124-174 et spécialement p. 133.16. La partie finale de l’assertion (qui indique que la stabilité est possible en présence ou en l’absence de hiérarchie) a pour seul effet d’en accroître le caractère évasif.

17. De même, la proposition 6 : « Les États seront le centre d’une action importante pendant les épisodes de contestation, à la fois en tant que causes des crises et en tant que lieux de contestation pour la résolution du conflit. Les crises sociétales générales sont rares mais quand elles surviennent, elles ont la capacité de déstabiliser les champs d’une bonne partie de la société », N. Fligstein et D. Mcadam, op. cit., p. 189.18. Ibid. p. 189.

19. Voir Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron, Le Métier de sociologue. Préalables épisté-mologiques, Paris-La Haye, Mouton, 1968 et Pierre Bourdieu avec Loïc Wacquant, Réponses pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 196 ; Bourdieu décrit la tâche de construction de l’objet empirique comme l’opération de recherche à la fois la plus cruciale et la plus totalement ignorée.

un accord n’a pas été trouvé sur un code de conduite approprié, les enjeux ou les bons « cadres interprétatifs ». Définir les champs en termes d’accord intersubjectif exclut également de la théorie tous les champs dans lesquels des enjeux symboliques remplacent les enjeux matériels car ceux-ci impliquent un contexte d’efforts de classification intrinsèques à l’activité définie par le champ12. Ce point est d’ailleurs confirmé par les exemples empiriques présentés dans l’ouvrage. Bien qu’affirmant vouloir encourager « la synthèse et une plus large théori-sation intégrative » et élaborer une « perspective exhaustive et véritable-ment disciplinaire, voire interdiscipli-naire », A Theory of Fields ne mentionne aucun champ d’ordre religieux, scienti-fique, artistique ou littéraire, ni aucun autre champ explicitement culturel.

L’adoption d’une vision des champs aussi étroitement bornée a pour princi-pale conséquence la non-prise en compte de phénomènes sociaux moins facilement détectables, notamment les formes souterraines ou euphémi-sées du pouvoir. Plus globalement, il semble difficile de prétendre que la théorie fonctionne comme un véritable appareil productif, au vu de ses restric-tions intrinsèques. Fligstein et McAdam répondraient probablement à cette critique en renvoyant à la partie finale de leur ouvrage qui développe une série de propositions explicitement quali-fiées de « positivistes » sur l’émergence et le fonctionnement des champs et qui constitue le volet générateur de la théorie13. Il s’agit, après tout, d’un appel à la poursuite des recherches par la mise à l’essai de leurs propositions et d’une invitation à étendre la théorie. Pourtant, la plupart des propositions de leur liste relèvent du raisonnement tautologique et de la circonlocution. Considérons par exemple la première de ces propositions : « L’allocation initiale des ressources a un effet déterminant sur l’organisation du champ d’action stratégique sous forme

hiérarchique ou coopérative. Plus la répartition des ressources initiales est inégale et plus le champ a des chances d’être hiérarchique »14. Elle est de facto très circulaire : parce que les ressources sont généralement comprises, tant dans la vie quotidienne que dans les sciences sociales, comme des actifs suscep-tibles de servir de moyens de pouvoir, il s’ensuit par définition que la réparti-tion des ressources aura « un effet déter-minant » sur l’organisation hiérarchique de ceux qui en disposent (c’est-à-dire leur positionnement relatif par rapport aux marques de pouvoir et de statut)15. L’interprétation non-tautologique la plus claire de cette assertion – à savoir que les champs construits de manière hiérarchique le restent dans le temps – est manifestement floue. D’autres affirmations de la liste sont tout aussi difficiles à manier. « Proposition 2 : Les champs d’action stratégique sont stables lorsqu’ils disposent de structures de rôles et de règles d’action fondées soit sur des structures hiérarchiques personnes en place/challengers soit sur des coalitions politiques. » Ici, cause et effet se confondent : un champ devient stable par la mise en place de « struc-tures de rôles et de règles d’action » mais comment évaluer la présence de « structures de rôles » ou de « règles » efficaces sans avoir recours aux modèles d’action stables qu’elles génèrent16 ?

D’autres propositions de la liste se caractérisent encore par leur évidence ou leur banalité manifeste, par exemple : « Les acteurs expérimen-tés d’un groupe dominant défendent généralement le statu quo, y compris en période de crise, c’est-à-dire qu’ils procéderont à des ajustements insti-tutionnels partiels tout en cherchant à renforcer les caractéristiques-clés de l’arrangement en vigueur. » Autrement dit, même en période d’instabilité, les gens qui ont la possibilité de protéger leur autorité et leurs privilèges tendent à le faire17. Il y a, néanmoins, dans cette liste une assertion qui parvient,

même si c’est avec difficulté, à ne pas tourner complètement en rond : « Plus un champ d’action stratégique est relié à d’autres champs d’action stratégique, plus il a de chances d’être stable »18. Comme je le montrerai plus bas, les think tanks américains semblent observer une dynamique absolument contraire. Les think tanks occupent en effet un espace d’action dans lequel les principes de base tels que la valori-sation, les règles de conduite légitime, voire les questions fondamentales d’identité (cette organisation-ci ou cette organisation-là compte-t-elle parmi les think tanks ?) font l’objet de discus-sions sans fin. Selon toute définition cohérente, l’« instabilité » est la norme plutôt que l’exception dans l’espace des think tanks. Par ailleurs, l’instabilité en question n’est pas attribuable à un manque de liens avec les autres champs mais plutôt à des liens extensifs avec eux. Certes, il ne s’agit pas de suggé-rer que l’assertion inverse soit toujours vraie et que plus un champ est relié à d’autres champs moins il est stable, mais plutôt de défendre l’idée que ces deux affirmations tendent à renforcer un choix théorique erroné entre immobi-lisme et dynamisme, ce qui devrait rappeler combien il est nécessaire de disposer de concepts solides.

L’objet est d’utiliser ici certains traits distinctifs de la théorie des champs chez Bourdieu dans une étude de l’histoire et des effets des think tanks aux États-Unis. Celle-ci fournit un ensemble d’outils, à la fois puissants et souples, pour aborder le problème de la construction empirique des think tanks, étudier leur apparition et identifier la forme subtile de pouvoir qu’ils exercent.

esquisse d’une conception historiciste du think tank

Le premier problème qui se pose à tout intellectuel qui cherche à comprendre les think tanks est celui de la construction de l’objet empirique19. En d’autres

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20. Pour des exemples de définitions qui s’appuient sur ce postulat, voir Diane Stone, “Think tanks”, in Neil J. Smelser et Paul B. Baltes (éds), International Encyclopedia of the Social & Behavio-ral Sciences, oxford, Pergamon, 2001, p. 15668-15671 ; andrew Rich, “uS think

tanks and the intersection of ideology, advocacy, and influence”, NIRA Review, 8(1), 2001, p. 54-59 et spécialement p. 55 ; Tim Hames et Richard Feasey, “anglo-american think tanks under Rea-gan and Thatcher”, in andrew adonis et Tim Hames (éds), A Conservative Revo-

lution? The Thatcher-Reagan Decade in Perspective, Manchester, Manchester university Press, 1994, p. 215-237 et spécialement p. 216 ; James G. McGann et Kent R. Weaver (éds), Think Tanks and Civil Societies. Catalysts for Ideas and Action, New Brunswick, Transaction Publishers,

p. 4. L’expression « dilemme de la défini-tion » est empruntée à Stone et Denham, voir Diane Stone et andrew Denham (éds), Think Tank Traditions: Policy Research and the Politics of Ideas, Manchester, Manchester university Press, 2004, p. 2.

termes, qu’entendons-nous par think tank ? Les organisations qui acquièrent cette étiquette dans la vie sociale partagent-elles des caractéristiques essentielles qui les distinguent d’autres sortes d’organisations ? Si la réponse est non, quels sont les phénomènes qu’une recherche en sciences sociales sur les think tanks se doit de considérer ?

D’emblée, je me démarquerai des utilisations habituelles du terme, et même de toute conception du think tank se définissant par la recherche d’un « type » organisationnel distinc-tif. La signification dominante du terme s’appuie sur l’hypothèse erronée que le think tank est une entité « indépendante », séparée des insti-tutions administratives, académiques, médiatiques et de marché. C’est une hypothèse trompeuse, parce que les think tanks sont inévitablement dépen-dants desdites institutions en termes de ressources, de personnel et de légitimité. Ainsi, la plupart des think tanks dépendent de fondations, d’orga-nismes gouvernementaux, de réseaux d’action et d’entreprises qui leur font des donations et leur commandent des études. Ces mêmes think tanks cherchant la reconnaissance des journa-listes et des responsables politiques, essentielle à l’aboutissement de leurs recherches de fonds. Ils dépendent également des institutions extérieures – universités, partis, médias, État – qui sont de facto des centres de formation pour les membres de leur personnel, lesquels doivent disposer de compé-tences approfondies dans ces sphères. Enfin, la plupart d’entre eux dépendent d’organes externes – cabinets de relations publics, bureaux d’assistance parlementaire et universités – dont ils imitent les produits et les pratiques. Typiquement, le rapport d’un think tank devra, par exemple, intégrer les caractéristiques de la note de l’assis-tant parlementaire, de la contribution universitaire et de l’article de presse.

Pour reprendre le vocabulaire de la théorie des champs chez Bourdieu, les think tanks doivent rassembler des mélanges complexes de ressources, ou formes de capital, prélevés dans

les champs académique, politique, économique et médiatique. Dans le même temps, les think tanks doivent éviter de donner l’impression qu’ils sont dépendants de l’un ou l’autre de leurs champs « parents ». Pour résoudre ce dilemme, ils réalisent un numéro d’équi-libre complexe qui consiste notamment à utiliser leur association avec l’un des champs pour démontrer leur sépara-tion supposée d’avec tous les autres. Les think tanks se défendent, par exemple, de la critique de n’être que des « cabinets de lobbying déguisés » en s’alignant passagèrement sur le monde universitaire et en s’arrogeant une dose d’autorité académique. Un think tank doit, par ailleurs, éviter l’accusation de n’être qu’une institution « tour d’ivoire », déconnectée des batailles politiques du quotidien. La meilleure stratégie en la matière consiste à culti-ver des liens sociaux avec des politiques, des responsables de partis et des bureaucrates. Cette stratégie comprend cependant un risque intrinsèque car le think tank peut alors avoir l’air d’être subordonné à des partis ou des factions politiques. L’indépendance financière peut atténuer ce problème – mais, pour un think tank, le meilleur moyen de lever des fonds consiste à adapter son travail aux intérêts de ses bailleurs de fonds. Enfin, les think tanks recherchent généralement la publicité comme une forme alternative d’influence, ce qui leur impose cependant de signaler leur dépendance vis-à-vis des journa-listes et des institutions médiatiques. Il s’ensuit un jeu sans fin de séparation/attachement aux champs de production académique, politique, économique et médiatique.

On arrive donc à la conclusion qu’il vaut mieux étudier les think tanks non comme des organisations d’un type entièrement nouveau ou discret mais comme des formations de constitution hybride qui sont en prise avec de multiples champs. Soulignons néanmoins qu’au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient les uns des autres, les think tanks ont aussi développé en eux-mêmes certaines propriétés relevant du champ. Dans la pratique quotidienne

de la « recherche politique » (terme favori de cette sphère) les think tanks sont confrontés à des nécessités et contraintes communes qui leur confèrent une propension à « devenir hybrides ». Conceptualiser les think tanks sous forme de champ nous permet également de tenter de comprendre l’illusio spécifique de la recherche politique, ou le type d’intérêt, unique dans l’histoire, qui rend l’appartenance à un think tank impérative pour certains agents sociaux.

À quoi sert le concept de champ dans ce contexte ? Tout d’abord, il oriente l’étude en transformant l’interrogation de départ (qu’est-ce qu’un think tank ?), la faisant évoluer d’une question théorique vers un ensemble de questions empiriques. La première tâche de l’analyse est alors de comprendre comment s’est formée la catégorie du think tank et comment elle a acquis une telle résonance dans la vie sociale. Pourquoi fait-il sens d’utiliser le concept de think tank ? Comment ce curieux concept politique est-il devenu signifiant, voire important, en tant que « principe de vision » du monde social ? Une fois la création discursive des think tanks historicisée, nous pouvons exami-ner la formation du microcosme social dans lequel ils s’insèrent. Même encore fragile, comment un assemblage d’orga-nisations autrefois disparates s’est-il démarqué de contextes plus établis ? Comment les think tanks en sont-ils venus à établir des liens dans leur fonctionnement, et dans quelle mesure forment-ils un univers social cohésif doté de ses propres structures internes et principes de régulation ? Quels objectifs, quelles formes de profit ont-ils en commun, et quel les sont les ressources qui interviennent efficacement dans leur concurrence ?

On peut s’interroger sur ce que perd l’analyse qui n’étudie pas les think tanks en ces termes. La littérature académique existante résout généralement le fameux « dilemme de la définition » en formu-lant des définitions opérationnelles des think tanks fondées sur un postulat d’indépendance20. Une définition de ce type ne peut cependant que biaiser

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La TouR HooVeR, l’un des trois immeubles à abriter les activités de la Hoover Institution, sur le campus de Stanford.

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21. Voir Thomas Medvetz, Think Tanks in America, Chicago, university of Chicago Press, 2012, p. 47-54, pour un développement de ce point. 22. Thomas Medvetz, « Les think tanks aux États-unis. L’émergence d’un sous-espace de production des savoirs », Actes de la recherche en sciences sociales, 176-177, mars 2009, p. 82-93. 23. Walter I. Trattner, From Poor Law to Welfare State. A History of Social Welfare in America, 6e éd., New York, Simon and Schuster, 2007.

l’étude des think tanks, et ce de trois façons. Tout d’abord, elle tend à privi-légier une configuration avantageuse dans laquelle l’institutionnalisation des think tanks est plus avancée et qui les fait davantage apparaître comme une espèce naturelle. Elle favorise en particulier une perspective anglo-américaine, puisque c’est surtout dans cette partie du monde que les think tanks ont réussi à s’imposer comme des institutions incontournables de la vie politique. Ensuite, ce mode standard de définition du think tank est anhis-torique. Il tend notamment à masquer le processus qui a permis à un éventail d’organisations ayant de vagues points communs de s’interconnecter pour former un réseau semi-distinct. Enfin, les définitions relevant du sens commun orientent subtilement le chercheur sur la mission du think tank, son objec-tif premier, avant même celui d’exer-cer une influence politique, étant de se différencier de ses voisins au sein de la structure sociale. Les chercheurs qui confèrent une « indépendance » automatique aux think tanks , s’empêtrent ainsi dans des débats symboliques sur les contours de l’objet étudié. Une conception plus scientifique devra donc inclure un sens plus aigu des relations complexes de dépendance dans lesquels s’inscrivent les think tanks.

Constitution de groupes dans le champ du pouvoir étasunien

Le premier obstacle à l’analyse de l’émergence des think tanks est l’incer-titude qui entoure leur développement dans le temps. Il s’agit de s’interroger, plus fondamentalement, sur les critères effectifs d’identification du moment où il est possible de dire que les think tanks sont apparus. Il est tentant de situer leur naissance au cours des vingt premières années du XXe siècle, époque de la formation des plus anciennes des organisations qui arborent maintenant cette étiquette. La Brookings Institution, par exemple, revendique une fonda-tion en 1916. Cette approche présente néanmoins l’inconvénient de partir du principe que les organisations en question ont toujours été « destinées » à devenir membre d’une même espèce organisationnelle. Jusque dans

les années 1970, l’idée ne s’était pas encore répandue que les organisations que nous nommons aujourd’hui think tanks devaient être classifiées comme un « type » discret. Ainsi, jusqu’au milieu du XXe siècle, les journalistes se référaient à ces organisations au cas par cas, souvent en mettant l’accent sur le caractère « singulier » de chacune21.

Ma méthode pour aborder ce problème consiste à ne pas considérer la catégorie des think tanks simplement comme un fait mais comme le résultat d’un processus spécifique qui mérite sa propre explication. L’apparition des think tanks est donc un processus en deux parties qui comprend dans un premier temps, entre les années 1890 et 1960, la création de dizaines de groupes de recherche et de réflexion d’affiliations diverses, issues de la société civile et, dans un second temps, la formation d’un réseau organisation-nel semi-distinct, après les années 1960, quand nombre de ces organisa-tions ont commencé à se rapprocher les unes des autres dans leurs opinions et leurs pratiques. Parmi les outils conceptuels du système de Bourdieu, l’idée de champ du pouvoir est parti-culièrement utile pour décrire la phase initiale de ce processus. Ce concept peut en effet servir de substitut à l’idée de « classe dirigeante » utilisée dans les études des think tanks réalisées selon la théorie traditionnelle des élites. La perspective inspirée de la théorie des élites repose sur le postulat central que les think tanks trouvent leur origine dans un projet de la classe dirigeante orienté sur la protection du capitalisme et la défense des intérêts des élites. De ce point de vue, on peut comprendre les think tanks comme un mécanisme intellectuel des élites industrielles, financières et politiques.

Situer analytiquement l’émer-gence des think tanks dans le champ du pouvoir étasunien présente trois grands avantages. D’abord, comme la perspective inspirée de la théorie des élites, cette approche pose claire-ment la primauté des relations de classe comme base de compréhension du processus. Or, toute théorie qui néglige l’importance des relations de pouvoir est dans l’incapacité d’expliquer la composition de classe

caractéristique des prédécesseurs des think tanks. Établis par des élites, souvent à des fins politiques précises, ceux-ci ont rarement manqué de soute-nir les préférences politiques de leurs fondateurs. Toutefois, si les princi-paux agents de ce processus étaient des élites, il ne s’ensuit pas néces-sairement qu’ils appartenaient à une « classe dirigeante » monolithique. D’où le deuxième avantage du concept de champ du pouvoir, puisqu’il impose de rechercher aussi bien les relations de pouvoir « horizontales » que « verti-cales » qui ont présidé à l’émergence des précurseurs des think tanks. En effet, leur création n’a pas unique-ment été marquée par les affinités et collaborations entre élites, elle l’a aussi été par des rivalités et des luttes internes. Enfin, le troisième avantage du recours à ce concept concerne les interprétations nuancées qu’il suggère pour la compréhension des enjeux de ce processus. La question de la création des prédécesseurs des think tanks ne porte pas uniquement sur l’accumulation du pouvoir – comme l’impliquerait une vision axée sur la « classe dirigeante » – mais aussi sur les valeurs relatives des différentes formes de cette création.

Les États-Unis ont connu plusieurs vagues d’apparit ion de groupes de recherche et de réflexion orientés sur la politique entre la fin du XIXe siècle et le milieu du XXe22. Dès les années 1890, de nombreux hommes d’affaires et réformateurs sociaux se sont associés à des chercheurs en sciences sociales novices pour mettre en place des civic federations (fédérations citoyennes) dans les grandes villes23. L’initiative découlait de la conviction largement partagée que le gouverne-ment était incapable de résoudre les problèmes de la société industrielle (pauvreté urbaine et assimilation des immigrés, notamment). À la suite des fédérations citoyennes, dans les années 1900 et 1910, les bureaux de recherche municipaux se sont multipliés, introduisant de nouvelles techniques administratives. Ces bureaux, dont le personnel se composait de spécialistes émergents de la comptabilité, visaient à réformer les impôts locaux et les structures administratives. Entre

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24. Sonja M. amadae, Rationalizing Capitalist Democracy: The Cold War Origins of Rational Choice Liberalism, Chicago, university of Chicago Press, 2003.

les deux guerres, avec l’implication croissante du gouvernement des États-Unis dans les affaires militaires et diplomatiques du monde, des groupes d’analyse politique ont vu le jour à l’étranger. Ils ont joué un rôle essentiel dans le développement d’un réseau de spécialistes des affaires étrangères. À partir des années 1920, une multitude d’organisations ont cherché à appliquer les techniques macroéconomiques à l’élaboration d’instruments de gestion de l’écono-mie nationale. Certaines croyaient à l’ère progressiste dans la recherche et la planification techniques qui devaient sauver le capitalisme tandis que d’autres s’inscrivaient dans un réseau libertaire défendant la « main invisible » du marché. Finalement, alors que la Seconde Guerre mondiale touchait à sa fin, diverses personna-lités (militaires, ingénieurs, hommes d’affaires du domaine de la défense) ont créé de nouvelles organisations de recherche et de planification tactique. Bénéficiaires des dépenses militaires fédérales, celles-ci sont devenues les symboles manifestes de la planification nucléaire de la période de la guerre froide24.

Parce que ces organisations avaient en commun l’appartenance de leurs fondateurs à l’élite, il est tentant de conclure que leur création est le fruit d’un projet de la « classe dirigeante ». Mais une telle conclusion pourrait être par trop simpliste. D’abord, elle néglige que, pour leurs fondateurs, l’attrac-tion principale de ces organisations tenait à leur fonction de constitution d’un groupe. Loin d’exprimer simple-ment les intérêts d’un groupe préconsti-tué, elles ont créé des coalitions spécifiques rassemblant un segment politiquement modéré de l’élite : elles étaient généralement composées de capitalistes, de juristes, d’experts en herbe (comptables, ingénieurs, etc.), d’hommes d’État en devenir et d’une fraction technocratique de l’intelli-gentsia, qui étaient unis dans leur rejet d’une vision du capitalisme reposant uniquement sur le principe du « laissez-faire » et dans leur foi dans la science et la technique considérées comme des vecteurs de progrès.

Ensuite, les membres de cette coalition étaient motivés par des buts et des intérêts quelque peu différents

et des conf lits structurés ont pu apparaître au sein des organisations sur des questions de finalité et de stratégie. De manière générale, les promoteurs capitalistes de ces groupes y voyaient des outils de promotion de l’ordre industriel, favorisant les compro-mis de classes et résistant à l’expan-sion politique du New Deal, quand, les experts et les spécialistes membres du personnel de ces mêmes organisations les considéraient plutôt, quant à eux, comme des instruments d’une profes-sionnalisation ou un moyen de démon-trer la valeur sociale de leur savoir.

Enfin, si ce sont des élites qui ont mis en place ces organisations, elles l’ont fait dans un contexte de lutte avec d’autres élites. La création de ces groupes a augmenté le pouvoir politique de certaines élites tout en limitant celui de certaines autres. Ainsi, malgré les progrès significa-tifs des sciences humaines et sociales pendant cette période, la création des précurseurs des think tanks a contri-bué à la marginalisation politique de l ’i nte l l igentsia étasun ienne naissante. De ce fait, les intellectuels ont eu peu de relations avec les cercles politiques. Les plus ardents défenseurs de la dérèglementation des marchés se sont aussi retrouvés marginali-sés dans le débat politique national, l’orthodoxie du milieu du XXe siècle considérant l’intervention de l’État dans l’économie comme légitime et nécessaire. D’ailleurs, le développe-ment des think tanks a par la suite été mené par des élites économiques qui cherchaient, en créant de nouveaux instituts politiques, à renforcer leur contrôle sur le processus décisionnaire dans l’économie des États-Unis.

La naissance d’un champ faiblement institutionnalisé, des années 1970 à nos jours

Dans les années 1960, un appareil segmenté prônant la « raison techno-scientifique » s’était implanté aux États-Unis et, comblait le vide laissé par l’absence de technocratie gouver-nementale officielle. Mais ce n’est que dans les années 1970 et 1980 que s’est développé un espace des think tanks unis par des liens distendus. La forma-tion de ce sous-espace hybride a été

principalement favorisée aux États-Unis par la convergence structurelle de deux ensembles d’experts : d’une part les technocrates de la politique qui, issus des précurseurs des think tanks, s’étaient imposés dans la première moitié du XXe siècle sur le terrain du conseil politique ; d’autre part, les « militants-experts » qui avaient émergé dans les années 1960 et, remettaient en cause l’autorité profes-sionnelle des technocrates. Ces deux groupes se sont opposés, avant d’être entraînés dans une sorte de collabora-tion tacite puis, de se rapprocher dans les années 1970 et 1980 pour donner naissance à cette nouvelle catégorie d’organisation qu’est le think tank.

Le terme de militant-expert désigne un sous-groupe de militants politiques qui avaient perdu leurs illusions dans les experts professionnels et perce-vaient comme un danger des techno-crates n’ayant aucun compte à rendre à la société. Les militants qui venaient de la gauche s’en prenaient d’abord à la figure du planificateur militaire de la guerre froide, quand ceux qui venaient de la droite avaient surtout pour adver-saire le planificateur bureaucratique de l’État-providence du New Deal. Ces militants des années 1960 qui défiaient l’autorité des technocrates, étaient confrontés à un problème fondamental : ne pouvant se prévaloir d’aucune accréditation véritable, ni de titres universitaires et n’ayant pas de source de connaissances à leur dispo-sition, ils peinaient à s’imposer dans les débats politiques et ne pouvaient pas davantage prétendre aux récom-penses symboliques ou effectives accordées aux experts. Leur savoir risquait à tout moment d’être ignoré ou récupéré par d’autres experts, technocrates compris. Dans les années 1960 et 1970, ils ont donc été tentés par une stratégie de fermeture consis-tant à « certifier » leurs connaissances et à se poser comme des experts d’une autre espèce. La création de centaines de nouveaux instituts politiques a eu cette fonction d’auto-certification.

L’Institute for Policy Studies est un bon exemple de ce type d’organisa-tion de militants-experts. Créé en 1963 par deux anciens assistants parlemen-taires, apparemment déçus par les abus endémiques du pouvoir bureau-cratique, il s’est fait le porte-parole

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DaNS Le HaLL de la Hoover Institution, cette photo présente les « ennemis » que combat ce think tank.

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25. Marcus Raskin, Memorandum to “Fellows, students, staff”, Institute for Policy Studies archival manuscript collection, Wisconsin Historical Society, Box 3, “Marcus G. Raskin, 68-69” folder, 17 octobre 1968. 26. Kim Phillips-Fein, Invisible Hands. The Making of the Conservative Movement from the New Deal to Reagan, New York, W. W. Norton & Company, 2009. 27. Council on Foreign Relations, Annual Report, New York, 1988, p. 10. 28. Ibid., p. 12-13.

de l’anti-autoritarisme de la Nouvelle Gauche. Il a multiplié les propositions pour créer des « institutions non hiérarchiques et anti-autoritaires » et interrogeait plus largement la « nature du savoir scientif ique, technique et social »25. C’est cepen-dant la droite qui a rapidement dominé le courant des militants-experts étasuniens. Des intellectuels conser-vateurs, tel Irving Kristol, se sont faits les représentants d’un « mouvement conservateur des affaires » axé sur la philosophie de la libre-entreprise26. Dans les années 1970 et 1980, des bailleurs de fonds se sont coordonnés pour financer la création de nouveaux organes de réf lexion sur le libre marché, notamment des fondations juridiques conservatrices, des comités d’action politique et des centres de recherche politique, au premier rang desquels la Heritage Foundation, le Cato Institute, le Manhattan Institute, et le Competitive Enterprise Institute. Des philanthropes conservateurs ont également financé la rénovation d’organisations préexistantes, telles que la Hoover Institution, l’American Enterprise Institute et le Center for Strategic and International Studies.

Tandis que les organisations de militants-experts se multipliaient aux États-Unis, les centres névral-giques de conseil technocratique – des organisations comme Brookings Institution, RAND Corporation et le Council on Foreign Relations (CFR) – ont été de plus en plus critiqués pour leur fermeture. Ces organisations qui cherchaient à agir en coulisses, ont réagi en rendant leurs savoirs plus accessibles aux médias et au public en général. Brookings, par exemple, a rationnalisé ses efforts de commu-nication vers le milieu des années 1970 en embauchant des spécialistes des relations publiques, en organisant des séances d’information à l’inten-tion des médias de Washington et en créant des périodiques publiant des articles, commentaires et bonnes feuilles pour le grand public. De même, le Council on Foreign Relations s’est efforcé de couvrir davantage des questions « brûlantes », en réunissant des opinions diverses à leurs sujets, a lancé en 1988 un programme

de sensibilisation du grand public27. Le CFR a également embauché un spécialiste des relations publiques pour accroître sa visibilité dans les médias, tout en se mettant à organiser des réunions-débats publiques, à élargir le profil démographique de ses membres et à raccourcir ses publications. Son rapport annuel annonce en 1988 « le nombre de nos publications sous forme de livres va probablement diminuer tandis que nos membres éminents se concentreront davantage sur la rédaction d’articles, de monographies et de papiers occasionnels »28.

Ainsi, tandis que les organisations de militants-experts évoluaient vers une professionnalisation et une plus grande fermeture, les instituts politiques des technocrates suivaient la voie inverse en privilégiant la production de rapports courts, synthétiques et faciles à couvrir pour les médias au détriment des recherches de long terme. À l’aube des années 1980, les deux groupes d’organisations s’étaient visiblement rapprochés. Partageant le même souci d’attirer l’attention politique, ils co-inventaient des produits intel-lectuels hybrides tels que les policy briefs (notes brèves et synthétiques rédigées à l’intention des journa-listes et des responsables politiques) et les manuels de transition prési-dentielle (guides politiques rédigés à l’intention des administrations prési-dentielles entrantes), qui se démar-quaient de la production universitaire, plus rigoureuse, plus technique et moins facilement utilisable par les journa-listes et les responsables politiques. L’intensification des liens officiels et informels entre les organisations des technocrates et celles des militants-experts ont encore brouillé les diffé-rences qui subsistaient entre elles. Aux États-Unis, le terme de think tank est entré dans le lexique politique tandis que se formait parallèlement un nouveau sous-espace de production de savoir.

Les règles de la « recherche politique »

Quelles régularités objectives ordonnent l’espace des think tanks ? Quels sont les principaux schémas de lutte et de

hiérarchie en leur sein ? Qu’implique un investissement dans le jeu de la « recherche politique » ? Quelles motivations et dispositions animent les « experts politiques » d’un think tank ? Pour répondre à ces questions, il faut garder à l’esprit que même si l’espace des think tanks possède ses propres formes et hiérarchies sociales, ses structures « internes » sont toujours traversées par la logique des autres champs. Pour exister en tant que think tank, une organisation doit se faire reconnaître dans les champs plus établis de l’université, de la politique, du marché et des médias, ce qui implique d’obtenir de chaque champ « parent » une forme de capital.

Pour fonctionner efficacement, un think tank doit recueillir un éventail de ressources inst itut ionnel les. Pour lever des fonds, par exemple, l’organisation doit signifier son inten-tion de produire des études et proposer des prescriptions politiques reflétant les intérêts des bailleurs de fonds. Pour accroître son capital politique et administratif, elle doit recruter des politiques, bureaucrates, militants ou autres connaisseurs des rouages de la politique, qui en sont « exilés ». Pour bénéficier d’une couverture média-tique – qui constitue à la fois un mode secondaire d’influence politique et un outil de levée de fonds –, elle doit culti-ver des liens avec les journalistes et les médias et recruter du personnel qui ait la « fibre médiatique ». Mais, tout signe de dépendance trop visible à l’égard de financeurs ou de groupes d’intérêt politiques menace de miner la prétention du think tank à l’autonomie. Aussi, l’organisation est-elle tentée de s’aligner, même de façon partielle et momentanée, sur la sphère univer-sitaire, par exemple en recrutant des membres diplômés (même si elle doit veiller à ne pas concentrer un capital académique trop important qui pourrait déséquilibrer ses ressources).

De cette manière, les think tanks ne cherchent pas seulement à se démarquer des institutions établies, mais aussi à se distinguer les uns des autres dans une stratégie concurren-tielle. Chaque organisation tend à se caractériser par la somme des relations qu’elle entretient avec les différents

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29. Voir par exemple Pierre Bourdieu, “The genesis of the concepts of habitus and field”, Sociocriticism, 2(2), décembre 1985, p. 11-24.30. Pierre Bourdieu, “Principles for a sociology of cultural works”, in Randal Johnson (éd.), The Field of Cultural Pro-duction. Essays on Art and Literature,

New York, Columbia university Press, 1993, p. 176-191 et spécialement p. 177-178 ; voir aussi Pierre Bourdieu, “The specificity of the scientific field and the social conditions of the progress of rea-son”, Social Science Information, 14(6), décembre 1975, p. 19-47 ; Pierre Bour-dieu, “The field of cultural production, or:

the economic world reversed”, Poetics, 12, 1983, p. 311-356 ; Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992. Pour une étude éclairante des « deux sociolo-gies du savoir » de Bourdieu, voir Charles Camic, “Bourdieu’s two sociologies of knowledge”, in Philip Gorski (éd.), Bourdieu

and Historical Analysis, Durham, Duke university Press, 2013, p. 187, qui met en avant que pour dépasser cette fausse alternative, il ne suffit pas de « fusionner » les approches internaliste et externaliste ; il faut plutôt montrer comment le champ en question réfracte les forces externes selon sa propre logique interne.

champs. Certains think tanks sont, par exemple, réputés pour leurs liens étroits et évidents avec des institu-tions académiques. D’autres, qui sont partiellement intégrés à des champs bureaucratiques et politiques, tirent principalement leur identité de leur affiliation à des organismes gouver-nementaux, des partis politiques, des coalitions législatives ou des réseaux militants. D’autres encore empiètent sur le champ économique en entre-tenant des relations d’échange avec des groupes industriels ou des syndi-cats. Enfin, un petit nombre de think tanks sont connus pour cultiver des liens avec les champs média-tique et journalistique et recruter d’ex-journalistes ou des journalistes à temps partiel en tant qu’experts politiques. Des oppositions similaires se retrouvent au sein de la popula-tion des experts politiques affiliés à chaque think tank. Alors que certains de ces experts tirent leur autorité de leurs compétences techniques ou de leurs palmarès universitaire, d’autres s’appuient sur leur habileté à lever des fonds, leur fibre médiatique ou leur connaissance des processus politiques et administratifs pour démontrer leur valeur ajoutée.

Il peut être utile ici de recourir au concept d’habitus pour suggérer que les dispositions de l’expert politique sont le reflet de la structure du champ. Il en va des experts politiques comme des think tanks : ceux qui réussissent le mieux sont ceux qui réunissent des ressources « plurielles » : en formulant des arguments irréfutables confortés par la raison et les faits, en faisant une « lecture » stratégique du champ politique, en attirant les bailleurs de fonds et en « vendant » leurs marchan-dises efficacement, en obtenant une couverture médiatique. En déployant un éventail de compétences apparem-ment contradictoires, les experts politiques parviennent ainsi à trans-cender un « type » singulier. De même que la notion de champ, celle d’habitus suggère que les fonctions de recherche politique sont d’autant plus stables

que la structure du champ fonctionne au travers plutôt qu’à l’encontre de la volonté de l’expert politique. De ce point de vue, les experts politiques ne sont ni des agents entière-ment libres ni des dupes serviles ; leur travail est assorti d’un certain nombre de nécessités et contraintes objec-tives mais aussi renforcé par sa propre éthique positive.

Le pouvoir de l’« indistinction »

Pour comprendre la forme de pouvoir en jeu dans l’espace des think tanks, il est utile de se rappeler qu’en intro-duisant le concept de champ dans ses premiers écrits sur l’art, la religion, la littérature et les sciences29, Bourdieu cherchait à dépasser la fausse alterna-tive entre les lectures internes qui font abstraction des conditions sociales de la production des œuvres culturelles, et les lectures externes qui font de ces dernières l’expression directe de forces macro-structurelles telles que celles qui trouvent leur origine dans l’économie ou l’État30. L’espace des think tanks réfracte les forces externes qui s’exercent sur lui, par exemple la force du capital académique. Si les indicateurs de réussite univer-sita i re confèrent généra lement à leurs détenteurs un avantage dans cette sphère, l’espace des think tanks modifie, dans certains cas en inver-sant, les hiérarchies académiques. A insi les marques de reconnais-sance académique qui confèrent la plus grande légitimité dans l’espace des think tanks sont généralement celles qui ont le moins de valeur dans la sphère universitaire et vice versa. A insi, la publication dans une revue scientifique, destinée aux seuls pairs, qui constitue l’ultime garantie de qualité pour les universi-taires, n’a qu’un effet mineur – voire nul – dans le monde des think tanks. Peu d’experts politiques déclarent lire les grandes revues de leurs champs, et ils sont moins nombreux encore à consacrer du temps et de l’énergie à y publier. Dans le même temps,

les formes de capital académique qui, chez les universitaires, n’ont qu’une importance protocolaire sont celles qui tendent à avoir le plus de poids dans la sphère des think tanks. Des termes issus du monde acadé-mique (scholar, fellow, etc.) sont utili-sés dans ces organisations mais ils n’ont aucun lien avec la valeur universitaire des personnes ainsi désignées.

Cette tendance à utiliser d’une manière en quelque sorte rituelle les compétences académiques se comprend compte tenu des pressions que subissent les think tanks. Le capital acadé-mique a une double finalité pour eux. Dans certains cas, il permet de réaliser une sorte de rituel d’auto-purification : salis par leur association avec la politique de parti, le lobbying, les échanges commerciaux et la recherche de couverture médiatique, les think tanks procèdent à une « auto-consécra-tion » par l’établissement de relations temporaires avec la sphère quasi-sacrée de la production intellectuelle et la figure d’autorité sacerdotale de l’intellectuel. Mais, comme le capital académique menace de marginaliser les think tanks dans l’accès aux ressources économiques, à l’influence politique et à la visibilité publique, il peut aussi profaner une organisa-tion. Bénéfiques à certains moments, les habits académiques sont totale-ment inutiles à d’autres et il faut alors se débarrasser d’un académisme « tour d’ivoire ». Les think tanks tendent ainsi à valoriser les formes de capital acadé-mique les plus facilement « jetables » ou les moins substantielles et à renoncer à tout ce qui les associerait excessivement au champ intellectuel.

Cette dynamique de va-et-vient permet de mieux appréhender les effets macro-structurels des think tanks. Leur force ne réside pas dans leur capacité à investir un champ spécifique mais dans leur aptitude à recouper des champs multiples et à exercer des effets dans chacun d’entre eux. Parce qu’ils permettent aux entreprises et aux individus fortunés d’intervenir dans les affaires politiques, les think tanks

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31. Ronald N. Jacobs et eleanor Townsley, The Space of Opinion: Media Intellectuals and the Public Sphere, New York, oxford university Press, 2011. 32. P. Bourdieu avec L. Wacquant, op. cit., p. 200.

ont, par exemple, élargi les répertoires stratégiques des élites économiques des États-Unis. Fournisseurs de faits et chiffres, d’avis, de « petites phrases » pour les médias, ils ont aussi joué un rôle-clé dans ce qui a pu être appelé « espace d’opinion médiatique »31. En apportant une autorité scientifique à des arguments politiques ortho-doxes, les think tanks contribuent à la fermeture du champ politique en dispensant les décisionnaires de consulter des autorités plus indépen-dantes. Aux États-Unis, leur montée en puissance a aussi coïncidé avec la prolifération d’écoles de politique publique et d’instituts universitaires de formation politique.

Au-delà des effets politiques spéci-fiques qu’ils exercent, les think tanks ont une capacité à modifier l’équi-libre des forces du champ du pouvoir étasunien. En renforçant l’emprise des forces de la politique et du marché sur le champ intellectuel, ils tendent à saper la valeur des connaissances qui sont produites de manière indépendante. Il devient, par exemple, difficile aux chercheurs en sciences sociales d’intervenir dans le débat

politique. Certains choisissent d’orienter leur travail sur les questions et les catégories de la « recherche politique » et se mettent à imiter les formes de cette dernière, et son rythme accéléré. Ceux, par contre, qui refusent de se mettre au service de règles technocratiques, courent le risque d’une marginalisation croissante en dehors du débat politique.

Les think tanks étasuniens peuvent donc être analysés comme formant un univers social particulier où il faut, pour compter, se positionner dans chacun des quatre champs hautement institutionnalisés que sont l’université, la politique, les affaires et les médias, même si la marginalité est le lot des agents et des organisations qui parti-cipent de la manière la plus significa-tive à ces quatre sphères sociales. Au fil de mon exposé, j’ai utilisé le concept de champ qu’a introduit Bourdieu et qui présente deux grandes caractéris-tiques par rapport à d’autres concepts des sciences socia les. D’abord, n’étant pas un simple terme technique signalant des scènes d’action sociale relativement distinctes, mais aussi un outil qui engendre des questions

et oriente les « choix pratiques de la recherche »32, il est un instrument moins théorique qu’anti-théorétique. Il est impossible de cerner par une réflexion abstraite les caractéristiques qui définissent l’appartenance à la catégorie des think tanks. Il faut, au contraire, adopter une approche tenant compte des exigences historiques qui modèlent et remodèlent en permanence la signification sociale des termes.

Le champ, ensuite, n’est pas un concept isolé, mais un concept systé-mique qui engage une problématique du fonctionnement du pouvoir, en particulier dans ses formes souterraines ou euphémisées. Il permet, de ce point de vue, de mettre en lumière les partenariats et les luttes à l’origine de la « division du travail de domina-tion » dans les sociétés avancées. Il est, à ce titre, très utile pour étudier les think tanks car l’enjeu de ces derniers, au-delà de leur capacité à influer sur des résultats politiques précis, réside dans leur capacité à soutenir certaines formes de pouvoir au détriment d’autres.

Traduit de l’anglais par Françoise Wirth

Les think tanks dans le champ du pouvoir étasunien

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