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LES REMPARTS D'AVIGNON AU XIX" SIÈCLE Lorsque la souveraineté de Rome sur Avignon prend fin, en 1791, les remparts présentent, à quelques détails près, l'aspect que leur connaissaient les contemporains du pape Grégoire XI, qui acheva les fortifications com- mencées une vingtaine d'années plus tôt, afin de mettre la vi ll e à l'abri des incursions des bandes de routiers. Ce rtes, au cours des siècles, les ouvrages extérieurs, ravelins, barbacanes, châtelets avec leur pont-levis disparurent; en 1672 le vice-légat Bargellini autorise au midi ltab li ssement de« cours" qui prennent la place des fos- sés et des glacis et deviennent vi te, avec leur plantation cl 1 ormeaux, le lieu de promenade favori de la noblesse. Mais on ne cessa jamais de réparer les murs et de les entrete nir en bon ét at t. Au XVIII " siècle, les architectes Franque et Péru dressent les plans des portes de l'Oulle, de la Ligne et du Rhône, reconstruites dans le plus pur sty le class ique. A part donc ces quelques modifications, l' impressionnante enceinte de 4.650 mètres de long, avec ses trente-cinq tours de conception variée, ses cinquante-six demi- tours à la forme moins saillante, subsiste intacte, telle que l'ont décrite dans leurs récits de voyage le président de Brosses ou l'Irlandais Sterne, pour ne citer que les plus connus de ceS visiteurs 1 . Provence H istorique-Fascicule 176-1994

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LES REMPARTS D'AVIGNON AU XIX" SIÈCLE

Lorsque la souverain eté de Rome sur Avignon prend fin, en 1791, les remparts présentent, à quelques détails près, l'aspect que leur connaissaien t les contemporains du pape Grégoire XI, qui acheva les fortifications com­mencées une vingtaine d'années plus tôt, afin de mettre la vi lle à l'abri des incursions des bandes de routiers.

Certes, au cours des siècles, les ouvrages extérieurs, ravelins, barbacanes, châtelets avec leu r pont-levis disparurent; en 1672 le vice-légat Bargellini autorise au midi l'établi ssement de« cours" qui prennent la place des fos­sés et des glacis et deviennent vi te, avec leur plantation cl 1 ormeaux, le lieu de promenade favori de la noblesse. Mais on ne cessa jamais de réparer les murs et de les entretenir en bon état t. Au XVIII " siècle, les architectes Franque et Péru dressent les plans des portes de l'Oulle, de la Ligne et du Rhône, reconstruites dans le plus pur sty le class ique. A part donc ces quelques modifications, l' impressionnante enceinte de 4.650 mètres de long, avec ses trente-cinq tours de conception variée, ses cinquante-six demi­tours à la forme moins saillante, subsiste intacte, telle que l'ont décri te dans leurs récits de voyage le président de Brosses ou l'Irlandais Sterne, pour ne citer que les plus connus de ceS visiteurs 1

.

Provence H istorique-Fascicule 176-1994

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La Ré vo lu tion, don t il n 'est guère bes oin d e rappeler l'a ntipathi e qu'clic no urri r pour les monuments du Moyen Âge, symbo le à ses yeu x d e servitud e féod ,,'le et de t yranni e d égradante, fait courir pour la premi ère fois

u n réel danger à un m onument, ancienne propriété du «despote de Rome »' ;

com me d'a ill eurs au Palais des papes qu alifié de Bas tille du Midi.

Joud o u, u n chron ique ur contempo rain d es évène ments, raconte qu'en

179 1 la ga rde natio nale de Montpellier, venue apaiser les déso rdres régna nt dans la cité, commence la destructio n des remparts, quand son prompt départ ill tc rrompl fort heureusement cette œ uvre dévastatrice ~ . Pas pour longtemps. S'il sembl e p rud ent de diffé re r le d éma ntèleme nt des murs da ns la craÎIHc

d'un reto ur d es fédé rali stes - J' éc h ec de J'a rm ée de Carrea ux d evant

Av igno n e n ju illet 1793 ava it prouvé l' ut ilité de cette défense - , le t riomph e

de la Conve ntion li bère les iconoc lastes de tout scrupul e, Rovère c t

Po ult ie r , envoyés en mission dans le Vaucl u se, pour organ iser le nou ­

veau département, o btienne nt, grâce à l'app ui d e Barè re, d u Comité de salu t

p ubli c tin arrêté ordo nnant q ue les fortifications d 'Avignon soient abattues ' ,

Maignet, le t e r r ibl e conventionnel, seco nde cet acte de va nd 31i s m e ; à preuve sa \cttre à l' agent nationa l du distri ct d 'Avignon: « A ussitôt que tu

auras reçu le d écret qui ordon ne la démolitio n des remparts d 'Avignon, tu

m 'en fe ras passer u ne copi e, Tu peux être assu ré q u 'alo rs je prendrai tous

les moyens pour assurer complètement une mesure que la Convention a recon­nue nécessaire ", ,} On possède une autre miss ive sur le même sujet d e cc pro­

cons ul qui consi dère q u 'i l faut accélére r pa r to u s les moyens les ouvrages

d es ate lie rs révolu tionnaires transférés de Marseille et qu'à cette fi n les cré­neaux des remparts four ni ro nt un matériau co mm o d e 7

Parallèlement le co nseil de la co mmun e ava it décid é de débiter ce

mon ument ct chargea mêm e deu x offic ie rs municipau x, les nommés A nrès

c t Corn illon, d 'exercer une étroite surve illance au profit de la caisse de la ville ' , T o ute une série de dé libérat io ns prouve que cette besogne com mence

à s'exécuter. A in si, la municipalité autorise le s ieur Fabre, com mandant de

la garde nationale, à sc servir des pierres qui form ent les c réneaux pour édi ­

fier une corderie au pré des Sept Douleurs ". Il es t vraisemblable que ce per-

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sonnage, très lancé dans le mouvement jacobin, au point qu'on le sur­nomme Fabre-Montagne, bénéficia cl 'un traitement de faveur de la part des édiles " . L'ingénieur général Laforte obtient la même permission, dans le but d'agrandir son atelier de poudres et salpêtres établi dans l'église de l'Oratoire 11 . C'est dans ces circonstances que disparurent les herses des portes vendues à un autre salpétrier du nom de Blanc Il, Citons aussi un habile maçon, Martin Miffrédy, connu pour avoir construit de nombreux hôtels particuliers, qui s'approvisionnait en pierres 13 .

La volonté bien arrêtée du pouvoir municipal de réduire les remparts à l'état de ruine n'échappe pas au naïf taffetassier Coulet qui écrit dans son jour­nal à la date du 10 février 1794: «J'ai oublié de vous dire que l'on démolit les portes de la vi lle et qu'on pense au premier jour à démolir les remparts 14 ».

Toutefois, les révolutionnaires n'eurent pas, comme en d'autres domaines, les moyens de leurs ambitions . Des obstacles imprévus surgirent. On avait compté sans les habitants des tours qui refusent de se laisser expulser. Il fallut examiner la validité de leurs titres d'occupation I~ . Le temps manqua, car un arrêt providentiel du 8 novembre 1796 classe Avignon comme place de guerre " . Le vandalisme se borna donc à l 'arasement d'une partie des créneaux et à l 'enlèvement des portes, comme l'indique le docteur Pamard dans une brochure datant du Consulat 17. Disparaissent cepen­dant à jamais les inscriptions diverses à la gloire des papes ou des légats qui figuraient dans de larges cartouches " . Considérées comme des emblèmes honteux de l'oppression pontificale, elles furent grattées et martelées, en même temps que l'on changeait les noms des entrées 19.

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L'Empire, dans sa conception de J'ordre et de la sécurité, renforce le carac­tère utilitaire de cette murai lle qui constitue une barrière effi cace contre les vagabonds et les malfaiteurs. Il suffit de quelqu es hommes pour gard er les sep t po rtes qui so nt d 'a illeu rs soi gneuse ment fermées la nuit. En 1838 seu lement on se décidera à établir u ne libre circula tio n d u couc her au lever du soleil. Quant aux fermiers de l'octro i, ce cordon infranchissab le leu r ass ure une tota le garantie pour la perception des d roits !e, La co nservatio n de l'enceinte sc justifie par conséq uent à cette époque pour des raisons d 'ord re prat iq ue, ou l'esthétiqu e et l'a rchéologie n 'entrent pas en jeu . On méprise ces murs jugés mesquins, et l'officier d'artillerie Boularr, en garnison à Avignon autour du 18 brumaire, traduit à coup sûr le sentiment général, quand il parle de « ces pet its re mparts qui ne so nt co nnus que par la pl ace qu'i ls tiennent da ns la pi èce du Sourd ou de l'auberge pleine " ". Millin, également condes­cendant, écrit qu 'ils « servent de parade et no n pas de défense"" » . A la vé rité. la mode est aux antiquités romaines et le savant docteur Guérin, futur conser­vateur du Museum Calvet, manifes te le p lu s parfait dédain au pont Saint­Bénézet, il l' a rchevêc hé, aux tours du Pa lais, aux remparts « qui n'ont point cette grandeur, cette majesté ct cette nobl esse que nous admiro ns dans les monuments romains!; » . En 1808, Pazzis applaudit aux mesures des maires vau clu s iens tend an t à co ncéder les v ieux « barri ,} à des particul ie rs pour appuyer leurs construct io ns nouvelles, sous réserve qu 'i ls comble nt les fos ­sés !~ . Effective ment, les éd iles férus d 'u rb ani sme co mmencen t à t racer dans les vi ll ages la promenade ci rculaire, ombragée d 'ormeaux o u de pla­tanes, qui sacrifie l'ancienne fort ification . Lorque, après le déclassement mili­taire de 1819, la jou issance d e l 'ence inte es t redonn ée à la commune d'Avigno n, personne ne s'offusque que ce lle-ci s'empresse de vendre le cré­nclage de Saint- Lazare à Saint-Roc h aux vois ins, qui élève nt un mur de so u­tènement aux berges de la Durance!j. Mais ce ne sont là que menues pé ri ­pét ies à côté d'un vaste pl an d'ensemb le visant à la disparition des remparts.

Un certain H. C h. édite, en 1833, une brochure, où il demande avec insÎs-

25. P . ACIlAKD,an.c ité.

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tance la mise à bas des murailles, sur les ruines desquelles on tracerait de magni­fiques boulevards entourés de part ct d 'autre de quartiers modernes. A l'ap­pu i de ses convaincantes démo nstrations, cet auteur cite les aménage­ments et embellissements récents que seule la démolition des remparts a permis à Dijon, Brême, Hambourg, Milan, Turin, etc. Le plaidoyer se révèle habile, car pour la première fois - et l 'argument sera so uve nt repris par la su ite - on concède,pour ne pas trop heurter les consciences, la sauve­garde de la partie la plus intéressante, archéologiquement, des fortifications, celle qui longe le Rhôn e " . Alphonse RaslOul, le fondate ur de l'Echo de Vaucluse, ami de Méry et professeur d'histoire au collège royal, reprend cette idée originale et la développe, de manière à la p résenter comme un accep­table compromis ent re le respec t du passé et les nécessi tés de l 'urba­nisme 17

Les esprits semblent d o nc mûrs, comme au même moment dan s d'autres vi lles du Midi, pour sacrifier la charmante parure de pierre sur l'au­tel du modernisme, quand su rvient la terrible crue millénaire de novembre 1840. Le Rhône accuse une cote de 8,32 m, le plus haut étiage connu. L 'ea u affleure le tablier du pont de bois, pénètre dans la chapelle basse du pont Saint-Bénézet et s'é lève dans les ru es à une hauteur moyenne de 2,65 m. Les rem parts n'empêchent pas les fl o ts d 'entrer par les ouver­tures des portes, mais il s en dévient une bo nne partie 28 . Cette crue lle expérience, qui se renouvelle en 1841, attire l 'atte ntion sur le rô le protec­teur des anciens murs. Le maire d'Avignon, d'Olivier de Pezet, ancien officier du génie, demande à l'ingénieur en chef des Po nts et C haussées, Bouvier, un projet qui mette Avignon à l'abri des inondations. L'étude emprun­tait beaucoup au plan dressé en 1765 et consistait en deux digues insunnersibles, l'une au nord partant du Pontet et qui venait s'appuyer à l' enceinte à la porte Saint-Lazare, l'autre longeant le Rhône au sud à partir de la Petite-Hôtesse jusqu'à son confluent avec la Durance. On remarque que chaque fois les rem­parts servent d'épaulement à ces chaussées.

Ces travaux coûtent trop cher pour être réa li sés 19• La municipalité se

contente de prendre diverses mesures de nature à empêcher l' eau de péné­trer en vi lle, soit par les égouts, soit par les portes. Ainsi, on pratique sur les jambages qui soutiennent les voûtes des rainures pl"Ofondes destinées au pas­sage de deux rangées de batardeaux, entre lesquelles, lors des crues, o n com­pacte de la terre et du fumier. Ce moyen de défense devient d'autant plus

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indispensable qu'une large brèche, la première, a été ouverte, en 1839, face au Rhône, pour donner accès à la voie de type moderne tracée sur l'em­placement de J'a ncien couvent des Dominicains Jo.

Cependant, en dépit de l'éclatante démonstration de leur caractère uti ­litaire, de nouveaux dangers guettent les remparts. En 1843, s' installe dans le fauteuil de maire d'Avignon Eugène Poncet. Ce gra nd bourgeois Louis­Philippard, enrichi dans le commerce des soies, par ailleurs intelligent et ambi­tieux, cherche à affirmer le dynamisme de la cité et sou haite par des travaux d'urbanisme la hisser au rang de métropole du Midi. C'est lui qui procède notamment à la démolition de la maison commune du XV" siècle pour lui sub­stituer l'h ôtel de vi lle act uel, quadrilatère vaste et froid, qui imite J'arc hi ­tecture du palais de justice d'Aix J l

,

Au même moment se pose pour l'avenir de J'agglomération une ques­tion capitale, l' adoption d'un tracé du chemin de fer à la jonction de deux lignes appartenant à deux sociétés différentes, Marseille-Avignon et Lyon ­Avignon, avec encore un choix subsidiaire non moins grave, celui de J'im­plantat ion de la gare.

Le Conseil municipal, réuni le 18 septembre 1844, se prononce en faveur d'une ligne qui, venant du sud à travers la presqu'île de Courtine, débouche à Saint-Roch. C'est toujours le tracé actuel. Mais à cet endroit elle prenait brutalement la direction du nord, décrivant une large boucle entre le Rhône ct les remparts, pour aboutir à Saint-Lazare, d'où elle s'échappe paral­lèlement à la route de Lyon. La gare des voyageurs est éd ifiée à la PetÎte­Hôtesse et celle des marchandises aux allées de l'Oulle. Le projet Bouvier­Surre! prévoyait que« le railway passerait au dessus du rempart, lequel serait doublé d'un ou d'autre côté suivant les convenancesJ!.)} Ce p lan aberrant consistait également à creuser un tunnel qui effaçait l'éperon du Rocher des Doms. De manière à rassurer les que lques amoureux des vieill es pierres, inquiets des conséquences déplorables de ces travaux sur le panorama de la vi ll e, on imaginait de couronner le remblai d'une murette crénelée, lui donnant un aspect gothique.

Mérimée ne cessa pas de s'é lever avec énergie contre un tel pro­gramme qui visait à l'anéantissement d'une partie des remparts H

• Il craignait

30. Actuelle ru t' Viclor-Hugo. Cene percée mec il mal le scptenairc d'Avignon: 7

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un effet d'imitation, car Carpentras venait d'abattre ses murailles du côté sud, le plus intéressant: « L'exemple est contagieux. Les Avignonnais se dis­posent à imiter les Carpentorac iens J~ ». L'auteur de Colomba tançait son ami Requien, qu'il trouvait dans cette affaire peu combattif: « Vous ne faites r ien pour sauver vos remparts et vous voulez que nous fassions lour H

»,

Le savant naturaliste n'osait guère, en effet, s'engager, car le projet avait l'assentiment des Cambis, aussi bien du père, le puissant pair de France, dis­pensateur dans le Vauc luse de toutes les faveurs et grand pourvoyeur du Museum Calvet en objets d'art, que du fi ls, le député. Il lui répugnait de « mettre le feu au cul », selon l' expression de Mérimée, d'un Consei l municipal qui, soutenu par le préfet Pascal, ne démordait pas et par deux fois envoyait une délégation à Paris pour appuyer son vœu .

Mérimée trouve alors un allié inattendu dans l'armée qui estime qu'un remblai au sud constitue un excellent moyen de défense. Mais SUrtout le pro­jet de loi de la ligne de chemin de fer de Lyon à Avignon éehoue devant la Chambre des pairs en août 1847. Le maire d'Avignon, Poncet, démis­sionne, miné par une opposition qui lui reproche des malfaçons dans la construction de l'hôtel de ville, le départ d'une unité de cavalerie à Tarascon et par dessus tout son échec dans le passage du rail au bord du Rhône! La faill ite de la compagnie co nstructrice du Lyon-Avignon, victime de la crise économ ique qui précède la révolution de 1848, remet tout en question, faisant gagner des années précieuses. On s'aperçoit du coût financier élevé d'un choix qui exige de nombreuses expropriations d'immeubles. Enfin, Talabot, qui a fédéré J'ensemble des réseaux, de Paris à la Méditerranée, ne se montre plus réfractaire à une ligne construite au midi de la cÎté. En 1854, elle est réalisée.

L' idée de substituer à la vieille enceinte le ehemin de fer n'abandonne pas les édiles; elle rebondit une dernière fois à l'occasion d'une nouvelle cala­mité. En mai 1856, une crue de printemps du Rhône se révèle si violente qu'elle emporte cent cinquante mètres des murs entre les portes Saint-Dominique et Saint-Roch. Une vague de deux mètres de haut déferle dans les rues. Les remparts ont mal rempli leur office. Napoléon III visite les populations méri­dionales touchées par ce fléau et s'arrête quelques heures à Avignon 36

• Peu de jours après, dans sa séance du 4 juin 1856, le Conseil municipal rédige la curieuse adresse suivante, le suppliant d'écarter tout danger d'inondation pour l'avenir: « Il n'y a pour cela qu'un moyen, un seul, il faut que la vi lle

34./bid., p. 359, lettre 1090 à Vitet du 6 septembre 1845. 35. Ibid., p. 442, letcre 1138 du 13 avril 1846. 36. Dans le grand escalier de la mairie d'Avignon est supendu un tableau de Guilbert d'Anelle

représentant l'arrivée de Napoléon III qui pénètre en barque dans la ville par la brêche des rem­parts.

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d'Avignon ne soit plus placée dans le lit du fleuve; il faut qu'elle soit protégée par le chemin de fcr, dont la situat ion actuelle est une perpétuelle menace pour son existence; il faut que le chemin de fer qui passe au midi de la vi lle soit transporté au nord ; nous aurons alors une barrière infran ­chissable qui nous protégera sû rement contre les irruptions du flé au .17 )).

C'est l' ultime tentative. Le maire Pamard, qui a suscité cette surprenante délibé ration, eha nge d'avis et inclut les remp arts dans le eadre de son projet d'embellissement de la cité. Celui que l'on peut appeler l'Haussmann avignonnais convainc l'empereur de la nécessité d'une vaste politique de res­tauratio n aux frais de l'Etat du« spécimen le plus beau et le mieux conservé du moyen âge .l~ » . On commence à rendre justice à la politique hardie de cc souverain dans le domaine de la sauvegarde des monuments historiqu es''' . Mais à côté d'exemples fameux, comme le château de Pierrefonds ou la cité de Carcasson ne, il serait juste de mentionner Avignon. Dans son adresse à l'empere ur du 25 juillet 1860, l' invitant à s'arrêter dans cette ville au cours de sa visite aux départements annexés, le Conseil municipal évoque cc bienfait parmi d'autres: « Nos remparts tombaient en ruine et bientôt ils vous devront d'avoir repris leur antique caractère~O >' . La campagne, en effet, se déroule de 1861 à 1868 sous la direction de Viollet-le-Duc dépêché sur place, qui concède vo lontiers que l'enceinte d'Avignon est la plus belle qu'il y ait su r le sol aClUel de la France. Le celèbre architecte édifie les tourelles de la po rte de la République, alors Bonaparte, ouverte pour donner accès à la gare, dresse les plans des portes Saint-Roeh et Saint-Michel. L'Etat laisse à la charge de la commu ne le contre-mur intérieur, car, comme le remarque le ministre, il a pour ob jet de préserver la ville des inondations qui mena­cent son existence~ ' . Ainsi étayés les murs constituent un obstacle solide aux crues du Rhône. En 1870, l'ouvrage était terminé.

Ces efforts coïncident avec une véritable prise de conscience par les habi­tants d 'Avignon de la richesse de leur patrimoine moyenâgeux. Ce su rsaut respectable se produit avec un décalage important dans le temps par rapport aux descriptions enthousiastes des romantiques et encore n'est-il pas com ­plètement désintéressé, car, ainsi que le dit le Conseil municipal, la prospérité d'une cité dépend aussi de « l'affluence des voyageurs qui y sont appelés par la curios ité ou par leurs plaisirs H

,,; c'est-à-d ire des touristes, selon le mot laneé par Stendhal.

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Il ne faudra pas attendre trente ans pour assister à la dernière grande offe n­sive contre cette œuvre d 'art H

• D epuis 1888 Pourqucry de Boisserin a ceint l' écharpe de maire. Cet avocat d 'assises radical-socialiste, franc-maçon, aux opinions politiques souvent ondoyantes, jou it d'une extrême popularité dans les quartiers o uvriers de la ville, mais aussi dans la banlieue qui s'éd ifie avec lenteur le long des axes de pénétration, routes de Lyon, de Marseille, de Tarascon. Les communications entre l' intérieur de la cité et l'extra- muros s'ef­fecrue mal. Le tramway projeté pour desservir les Rotondes, surtout habitées par des employés du P.L.M., n'a pas la place de passer sous la porte Limbert, basse, étroite de tro is mètres seulement, mais d'un sty le très ancien. En 1895, le Conseil municipal, demande à la Commission des mo num ents histo­riques l'autorisation de l'agrandir. Cette autorité refuse net. Le maire en colère décide alors d'abattre toute la partie sud des remparts. Conquis par ses arguments fallacieux, portant sur le modernisme de l' encei nte à cet end roit , « refaite de toutes pièces » par Viollet-le-D uc et sur une citation t ronquée du chirographe de C lément XIII ~\ le Conseil vote à l'unanimité moins une voix, celle d'un obscur médecin, le docteur Larché, la mise à bas du rempart, de Saint­Roch à Saint-Lazare " . Quelques consei llers très excités veulent aller plus loi n et proposent la démolition totale sous le prétexte de « faire disparaître ces odieux vest iges du moyen âge. » Cette assemblée oubliait que la loi du 30 mars 1887 l'empêchait de s'attaq uer à un im meuble classé et que les remparts ap parte ­llaient à l'Etat. Une campagne se développa parmi l'é lite écla irée et les artistes~" . L'un d'eux, le peintre Paul Vayson ne barguignait pas, conse illant aux Avignonnais de répondre avec brutalité à ce coup de force:« Je fais des vœux sincères pour que la population se soulève ct lapide ses élus ': 7 ». Le Conseil renouvelait so n vote, le 19 septembre. A cette occasion, le maire répétait sa démo nstration: « Ce qui existe de la porte Saint-Roch jusqu'aux abo rds de la porte Limbert, c'est du neuf, c'est du toc ! [ ... ] c'est une imitation du vieux ».

Ma uri ce Barrès, passant à Avignon en octobre, interwieve Pourq uery ct donne le co mpte rendu de sa conversat ion dans le Figaro4~ .

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On en restait là, quand dans la nuit du 5 juillet 1896 le maire envoie une quarantaine d'hommes qui, porteurs de pics et de torches, ouvrent une brêche dans la porte Limbert comme à coups de canon. Pourquery a raconté avec cynisme à la Chambre des députés le stratagème qu'il employa pour par­venir à ses fins~'1 . Il prit un arrêté de péril, sous le prétexte que quelques pierres se détachaient de la voûte. Puis il pria le préfet de venir dîner avec lui, de manière à ce que le haut fonctionnaire ne puisse pas prendre connais­sance de ce document. Ces agapes achevées, il ne restait plus au maire qu'à conduire à minuit à la porte Limbert le pauvre préfet qui, en contem­plant ce désastre, s'écriait: « Mais qui a fait cela? - Moi, répliquait Pourquery, l'arrêté est sur votre oreiller, allez vous reposer, c'est fini.})

Ce récit n'est qu'une faible partie de la joute oratoire qui opposait ce jour-là au palais Bourbon le député de Vaucluse à Aynard, représentant du Rhône, lequel accusait la municipalité d'Avignon de se livrer à une opération financière. Tous les ingrédients de l'éloquence parlementaire de la III· République sont réunis dans cette réponse à l'interpellation : l' émotion, les morceaux de bravoure sur l'Inquisition, l'air ct la lumière auxquels ont droit les pauvres, mais aussi la mauvaise foi, le travestissement de la vérité.

Cette démolition barbare suscita en France un mouvement presque géné­ral de réprobation. Ardoin Dumazet, qui effectuait alors un de ses célèbres voyages, vint fin juillet contempler ces ruines, traitant cette décision muni­cipale " d'une de ces grandes joyeusetés du Midi " >. La presse nationale publia des photographies de la porte Limbert avant et après, les accompagnant de propos peu amènes à l'égard de Pourquery". Même le François Coppée avi­gnonnais, le poète Paul Manivet y allait de ses strophes vengeresses:

Plus que les fers brandis qui donnent le trépas, Ce qui nous déchirait, c'est le bras, l'âme vile Du lubrique assaillant qui guettait des appas, Du fils incestueux qui violait sa ville. Le fourbe parlait bien, afin de mieux mentir Etc. 52

Pour la troisième fois, le 9 avril 1900, le Conseil municipal expri­mait son intention de raser le rempart méridional. C'est alors que sur le rap­port d'Eugène Muntz qui voyait dans ces déclarations le prélude à un démantèlement général, l'Académie des Inscriptions était saisie. Pourquery

49. Journal officiel, débats parlementaires de la séance du 5 mars 1902.53. Délibération du30mai 1900.

50. ARDOUI N-D u MAZET, Voyage en France, 11< série, Paris, 1897, p. 311. St. Article de Léon C LAR ETIE dans la Revue universelle du 1" août 1896; de H.

CHASSING dans l'Illustration du 18 juillet 1896, etc. 52. Paul MAN1VET, Le Culte d'Avignon, poèmes, Avignon, 1925 [composés en 1902].

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multipliait les provocations, contestant le classement de ce monu ment historique : « Ils [les remparts] sont nuisibles à tout le monde, sauf à la bureau­cratie des monuments historiques [ .. . ] la sagesse sera it la des truction des rem­pan s d'opé ra-comiq ue S) " , Les conseill ers mu nic ip aux surenchérissent : « Aussitôt se dresserait menaçante J'armée des architectes bureaucrates des mo numents historiques qui n'auraient plus raison d 'émarger au budget » .

Passant à l'actio n, le maire, selon la méthode qui lui a déjà si bien réussi, fait mettre à bas la po rte de l'Oulle. Com me le préfet Mascl et interd it d'y toucher en attendant le rapport de l' architecte Valentin, Pourquery prend un arrê té prétendumen t just ifié par une menace d 'ébo ul ement. Mis e n appéti t, il ne s'arrête pas en si bon chemin et pratique de larges o uvertu res da ns l'enceinte face aux rues Saint-C harles et du Po rta il- Magnanen s~.

Au bru it qui courait q ue le min is t re Leygues acceptait le projet de Pourquery, un comité de défense se constituait, composé plus d'adversaires poli t iq ues d u dép uté-ma ire q ue de véri tab les amateu rs éclairés ~~ . Trois avocats avignonnais avaient excité déjà l'hilarité avec une spirituelle charge contre « le hobereau de province Gaston Po u rq uery d e Boisserin de Bramo-Set et aut res lieux, ce nouveau Gessle r ~ ».

Même Séverine, bien peu conservatrice pourtant, versait une larme sur Ics ru ines d'Av igno n, en traitant les ge ns d u Mid i de Byzanti ns ~7 .

Il est p resqu e certain que Pourq uery serait parve nu à ses fin s, c'est-à­d ire a néantir cette « vieillerie indigne d'une ville bi en administrée ~H », sans les aléas de la politique. Illlc faut guère se fier à sa correspondance léni ­t ive d 'av ril 1902 avec le ministère d e l'Instructio n publique, d ans laquelle il reno nce à démoli r les mu rs du midi 59. C es propos rassurants n'ont po ur but q ue de rall ier des électeurs dans un moment diffici le pour lui . Battu aux élections légis lat ives d'avri l-mai 1902, il d o it au déb ut de 1903 démis­sionner de sa fo nction de maire, à la suite d'un rapport critique de l' inspection des Fi nances .

Nous venons de voir que les menaces, qui pesèrent presque de façon per­manente durant plus de cent ans sur les remparts d 'Avignon, ne se sont jamais concrétisées. Constamment en danger, la viei lle enceinte des papes échappe

54. E n 1902 55. MbnQire relatif au projet de destructiQn de la parcie sud des remparts, A vignon, 1902,

22p.

57. E.dou,,,d C;ACHOT • • , L"lucSl;on dl·Av;gno n, " dans I·A. ,mé" ;!I"""éedu 21, ju;llct 190 1, n0 97.

58. A lai n CONSTANTIN I, La séparation à Av ignon et ses incidences politiques, mémoire dcmaÎt risc,Aix,vcrsI970,p.9.

59. Archives municipales d'Avignon, M 22, boîte 6.

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toujours aux iconoclastes qui à la fin recul ent et abandonnent leur néfaste dessein. On a évoqué ici di ve rses raisons, politique, militaire, géogra­phiqu e. Elles sont loin d'être fausses. Mais la véri table cause de leur main­tien, il faut la chercher dans la progression très faible de la démographie. En 1793, la cité compte 24 .000 habitants. Quatre-vingt dix ans plus tard, la popu­lation to tale n'atteint guère plus de 37 .000 âmes et encore en compta nt les annexes rurales du Pontet et de Montfavet. Dès lors pourquoi démolir des remparts qui ne constituent pas un frein au développement urbain? Les 30.000 citadins vivent à l'aise dans l'enceinte. Au temps de Pourquery , en 1900, on ne décompte que dix mille personnes extra-muros, jardiniers, modestes ren­tiers dans de petites villas, cheminots le long de la route de Marseille, souvent d'ailleurs nouveaux venus, auxquels la bourgeoisie de J'intérieur de la ville ne désire pas se raccorder. Tout au contrai re. Lorsque, entre les deux guerres, la population d'Avignon se partage de façon égale entre l'intra-muros ct la banlieue, cherchant désespérement à combler le fossé qui les sépare, les temps ont changé. Il ne peut plus être question de démolir les remparts.

Alain MAUREAU