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MICHEL BIARD Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne 1790-1794

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Michel Biard

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Parlez-vous sans-culotte ?

Dictionnaire du Père Duchesne

1790-1794

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e ?« C’est mon petit doigt qui me l’a dit », « manger la laine sur le dos », « tirer les vers du nez », « prendre la balle au bond », « il n’y a plus à tortiller », « s’en foutre comme de l’an quarante », « être au bout du rouleau », « manger de la vache enragée »… Qui d’entre nous n’a manié ou entendu, ne serait-ce qu’une fois, l’une ou l’autre de ces expressions ?

Ces tournures, reflets de la langue populaire du XVIIIe siècle, émaillent les pages du Père Duchesne, le célèbre journal de Jacques René Hébert, paru de 1790 à 1794. Journaliste de génie, à l’avant-garde du combat révolutionnaire, Hébert se fit, à l’apogée de son influence politique, l’écho et le porte-parole des sans-culottes parisiens. À coups de métaphores familières, de jurons désopi-lants, de situations improbables, il savait faire mouche et mettre les rieurs de son côté, qu’il s’agisse de railler le « daron » (Louis XVI), l’« architigresse » (Marie-Antoinette) ou le « général Blondinet » (La Fayette). Son héros, le Père Duchesne, toujours heureux de « s’en foutre une pile » en « étouffant des enfants de chœur » à la santé de la Nation, voulait « dépapiser Rome », « foutre à la lanterne » les aristocrates et faire monter dans la « voiture à trente-six portières » (la charrette des condamnés) les adversaires de la Révolution. Hébert lui-même allait périr en mars 1794, victime de la « cravate du docteur Guillotin ».

Les mots du Père Duchesne traduisent, parfois avec outrance, souvent avec justesse, la culture de la rue, le climat politique d’une époque, et sa radicalisation entre 1790 et l’an II. Plus encore, ils témoignent de la richesse d’une langue, de ses évolutions et de ses survivances dans le parler quotidien et l’« argot » de notre siècle.

Agrégé d’histoire et docteur de l’université Paris I, MICHEL BIARD est professeur d’histoire du monde moderne et de la Révolution française à l’uni-versité de Rouen. Il dirige en outre les Annales historiques de la Révolution française. On lui doit notamment Collot d’Herbois. Légendes noires et Révolution (1995), Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission, 1793-1795 (2002), La Révolution française. Dynamiques, influences, débats, 1787-1804 (avec Pascal Dupuy, 2004) et Les Lilliputiens de la centralisation. Des intendants aux préfets : les hésitations d’un « modèle français » (2007).

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Couverture : Sans-culottes en armes, gouaches des frères Lesueur, Paris, musée Carnavalet (Louvre, RF 36530 ; inv. Carnavalet D. 9077 ; Philippe de Carbonnières, Lesueur, gouaches révolutionnaires : collections du musée Carnavalet, Paris, Paris-Musées, 2005, p. 112). © Photothèque des musées de la Ville de Paris / photographie Degrâces.ISBN 978-2-84734-551-3 / Imprimé en Italie 12.2008

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PARLEZ-VOUS SANS-CULOTTE ?

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DU MÊME AUTEUR

Collot d’Herbois. Légendes noires et Révolution, Lyon, Presses universitairesde Lyon, 1995.

Missionnaires de la République : les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, Éditions du CTHS, 2002.

Dir., Terminée la Révolution…, actes du colloque de Calais (2001),Calais, Amis du Vieux Calais, 2002.

Avec Gwennolé Le Menn, L’Almanach du père Gérard, édition bilinguefrançais-breton, Saint-Brieuc, Skol, 2003.

Avec Pascal Dupuy, La Révolution française : dynamiques, influences, débats(1787-1804), Paris, Armand Colin, coll. «U », 2004.

Les Lilliputiens de la centralisation : des intendants aux préfets, les hésitationsd'un «modèle français », Seyssel, Champ Vallon, 2007.

Dir., Les Politiques de la Terreur, 1793-1794, Rennes, Presses universi-taires de Rennes-Société des études robespierristes, 2008.

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Michel Biard

PARLEZ-VOUS SANS-CULOTTE ?

Dictionnaire du Père Duchesne (1790-1794)

TALLANDIER

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© Éditions Tallandier, 2009Éditions Tallandier – 2, rue Rotrou, 75006 Paris

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Pour le grand Ké qui en aurait bien ri, quej’entends encore chanter «Né en nonante-deux,Nom de Dieu, mon nom est Père Duchesne », etqui, comme Mamette, restera à jamais dans nosmémoires.

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INTRODUCTION

Moi aussi je sais parler latin ; mais ma languenaturelle est celle de la Sans-Culotterie […]1.

« C’est mon petit doigt qui me l’a dit », « avoir une dent contre quel-qu’un », «manger la laine sur le dos », « tirer les vers du nez », « prendre laballe au bond », « reculer pour mieux sauter », « il n’y a plus à tortiller »,« s’en foutre comme de l’an quarante », «mettre des bâtons dans lesroues », « être au bout du rouleau », «manger de la vache enragée »… qui,en ces premières années du XXIe siècle, n’a pas manié, ou au moinsentendu ne serait-ce qu’une fois, l’une ou l’autre de ces expressions ?Rares doivent être ceux et celles qui prétendraient tout en ignorer. Mais,de la même façon, ils ne seraient sans doute guère plus nombreux àpouvoir préciser l’ancienneté de ces expressions, a fortiori à en soulignerles origines. Comme plusieurs centaines d’autres mots et expressionsprésents dans notre langage, sous forme de locutions proverbiales, determes populaires ou d’« argot », ils ont traversé les siècles, parfois depuisles Temps modernes, parfois même depuis le Moyen Âge. Beaucoupd’entre eux sont présents dans l’un des plus célèbres journaux de laRévolution française, Le Père Duchesne d’Hébert, publié de 1790 à 17942.Au-delà de son importance politique majeure, ce journal apparaît dès lorscomme un passionnant témoignage sur le langage français, notammentses formes considérées comme « populaires3 ».

1. Le Père Duchesne, no 257, juillet 1793.2. Sous le titre Je suis le véritable Père Duchesne, foutre !, que je nommerai ici, selon

l’usage traditionnel, Le Père Duchesne.3. Çà et là, Hébert note dans son journal une remarque qui atteste sa volonté

d’employer des mots et expressions alors connus de tous. Ainsi, en janvier 1792, évoquantde bonnes bouteilles de vin apportées par un marchand, il écrit : « c’était, comme on dit[souligné par moi], derrière les fagots qu’il l’avait pris » (no 105-1792). De même, à la finde décembre 1793, il note à propos de Camille Desmoulins, gratifié du sobriquet de « l’ânedes moulins » : « […] il rue à droite et à gauche, et, comme on dit [id.], il donne le coup de

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Jacques René Hébert est né à Alençon, en Normandie, le15 novembre 1757. Son père est un maître orfèvre, qui fait partie desnotables de la ville et jouit d’une certaine aisance. À sa mort en 1766, saveuve reprend son affaire, cependant que le jeune garçon entre au collèged’Alençon. On sait peu de chose sur ces années, aussi certains récits posté-rieurs sont-ils souvent tenus pour des vérités, alors que la trajectoire poli-tique d’Hébert les a influencés. Ainsi le présente-t-on souvent comme unenfant gracieux, mais espiègle… de quoi bien sûr expliquer les « farces » duPère Duchesne et alimenter la légende noire d’Hébert après sa mort. En1780, après un court passage àRouen, désargenté, il s’installe à Paris. C’estalors qu’il entre en contact avec le milieu des petits théâtres, ces spectaclesqui vivent dans l’ombre des trois grands théâtres privilégiés (Théâtre-Français, Théâtre-Italien, Opéra). Il y découvre le personnage qui va deve-nir le héros éponyme de son journal : le Père Duchesne (ou Duchêne).Personnage de fiction, il est apparu sur la scène publique quelque tempsavant la Révolution française, peut-être dans les milieux liés à ces petitsthéâtres populaires de Paris, où Hébert occupe en 1786 un emploi (il estchargé du service de location des loges au Théâtre des Variétés).

En 1788, l’année où Louis XVI accepte de convoquer des États géné-raux pour le printemps 1789, un auteur anonyme publie un Voyage duPère Duchêne à Versailles qui campe le personnage dès ses premières lignes :« Le Père Duchêne était de Paris, il s’était fait une grande réputation dansl’art de faire des fourneaux ; mais malgré sa grande réputation & sa petitefortune, il n’en était pas plus fier ; il se faisait un plaisir d’aller tous lesjours dans certains cabarets de son quartier, dont il était l’oracle […]. »Artisan gagnant sa vie à la sueur de son front, sans exploiter le travaild’autrui, jouissant d’une modeste aisance et d’une excellente réputation,le héros populaire est d’emblée considéré comme un personnage dont ilconvient de suivre les avis et comme un bon vivant, prompt à lever sonverre avec ses amis. Dans ce petit texte de sept pages, Louis XVI enpersonne le convoque à Versailles, car il souhaiterait lui « […] parler pourdes fourneaux ». Introduit dans la chambre du roi, il est ensuite conduit àla cuisine par un Louis XVI soucieux de faire vérifier… ses fourneaux. Lediagnostic est sans appel : « […] ce n’est pas que je les méprise, mais ilssont faits comme mon cul » ! Dès lors, à la limite peu importe la suite durécit, les piques distillées çà et là contre l’entourage du monarque, ouencore le « coup de truelle » administré sur les ongles du Dauphin espièglequi « touche à tout »… l’essentiel est que la réputation du Père Duchesneest telle qu’elle lui permet de dialoguer d’égal à égal avec les grands de cemonde, y compris le roi et la reine1. Il est ainsi un intermédiaire de choix,

pied de l’âne à tous les patriotes que les aboyeurs du roi Georges-Dandin outragent etcalomnient » (no 328-1793).

1. Fort de cet exemple, Hébert va utiliser à de très nombreuses reprises ce procédélittéraire qui consiste à relater des entretiens avec les puissants de ce monde, suscitant

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précieux en tout point, et un porte-parole en devenir sitôt que des reven-dications autres que le seul entretien des fourneaux verront le jour.

Au début de 1789, sans doute en relation avec le succès du Voyage[…] à Versailles, il devient le héros éponyme d’une comédie en deuxactes de Dorvigny, auteur prolifique de petites comédies, d’impromptuset autres parades. Cette pièce est représentée pour la première fois àParis le 17 février par la troupe des «Grands Danseurs du Roi », sous letitre Le Père Duchesne, ou La Mauvaise Habitude. Parfois joliment bapti-sée Le Poêlier fumiste, la pièce obtient un indéniable succès, puisqu’elleest donnée à Paris quatre-vingt-sept fois dans l’année et connaît ensuiteun nombre non négligeable de reprises1. D’autres auteurs s’emparentalors du personnage, selon un procédé tout à fait banal, puisque lesdroits d’auteur ne sont pas encore protégés et qu’un thème à succèsattire presque toujours un nombre important d’imitations. Ainsi, enavril, un auteur anonyme fait paraître La Colère du Père Duchesne àl’aspect des abus ; puis, en mai, alors que s’ouvrent les États généraux, unautre publie Les Vitres cassées par le véritable Père Duchêne, député auxÉtats Généraux. Dans les mois qui suivent, et notamment au cours del’année 1790, des dizaines de pamphlets reprennent ce nom2, de mêmeque des almanachs3, des chansons4, des estampes5, enfin des journaux

l’intérêt de lecteurs vite entraînés par leur goût pour le merveilleux à croire à ces histoiresinvraisemblables. Hébert sait justement à merveille faire appel à ces entretiens pour mieuxdiffuser ses idées politiques. Et lorsqu’il ne discute pas avec Louis XVI et/ou son épouse,rencontrés au hasard d’une promenade ou bien aux Tuileries, le Père Duchesne dialogueavec des députés, des administrateurs, des généraux, mais aussi bien sûr avec despersonnages populaires, réels ou fictifs. Enfin, comme si cela ne suffisait point, Hébertdialogue avec ses lecteurs par l’intermédiaire de son héros de papier. En effet, des dizainesde numéros comportent des passages dans lesquels le Père Duchesne s’adresse directe-ment au « peuple », l’apostrophe, lui reproche sa crédulité ou sa passivité, lui demande dese mobiliser sur tel ou tel thème, et bien entendu lui trace la voie à suivre pour assurer letriomphe de la Révolution. C’est alors, par les réactions des interlocuteurs du PèreDuchesne, qu’Hébert place dans sa feuille un genre particulier de « courrier des lecteurs ».

1. Trente en 1790, treize en 1791 et encore neuf en 1792, selon les chiffres, fiables,retenus par André TISSIER (Les Spectacles à Paris pendant la Révolution : répertoire analytique,chronologique et bibliographique, t. I, Genève, Droz, 1992).

2. On trouvera une grande partie de ces titres dans l’étude d’Ouzi ELYADA, Pressepopulaire & feuilles volantes de la Révolution à Paris, 1789-1792 : inventaire méthodique etcritique, Paris, Société des études robespierristes, 1991, p. 49-165.

3. Mentionnons, à titre d’exemples, l’Almanach du Père Duchesne, ou le Calendrier desbons citoyens, ouvrage bougrement patriotique […], Paris, Imprimerie de Tremblay, 1791(BnF, Lc22 26) ; ainsi que le Calendrier du Père Duchesne, ou le Prophète sac à diable.Almanach pour la présente année 1791, Paris, Imprimerie du Père Duchesne, s. d. (ibid.,Lc22 625).

4. Ainsi un texte intitulé Chanson nouvelle. La joie du Père Duchesne sur la suppression desbarrières de Paris, l’abolition des droits d’entrée, et le renvoi des commis, pour le mois de maiprochain 1791. Air : La bonne aventure, s. l. n. d. (ibid., YE 56375 [86]).

5. Telle cette eau-forte qui porte pour titre Billet doux du Père Duchesne, aux soldats del’armée française, Paris, s. n., 1791 (ibid., Lc2 685).

INTRODUCTION 11

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plus ou moins éphémères, attestant ainsi la popularité grandissante duPère Duchesne. Parmi les journaux qui parviennent à s’imposer demanière durable auprès des lecteurs, deux périodiques se démarquentbientôt : les Lettres bougrement patriotiques du véritable Père Duchesne, jour-nal rédigé par Lemaire et publié de septembre 1790 à mai 1792 ; et leplus célèbre de tous, Le Père Duchesne d’Hébert, publié de façon dis-continue entre septembre et décembre 17901, puis avec une numérota-tion continue de janvier 1791 à mars 1794.

Dans cette dernière période, 355 numéros sont publiés par Hébert,sortant des presses souvent trois fois par semaine (mais avec des irrégu-larités). Au total, il est donc l’auteur d’environ 400 numéros. Le journalcomportant huit pages in-16, quelque 3 000 pages sont ainsi rédigées aucours des années décisives de la Révolution. En 1789 et 1790, Hébert nejoue aucun rôle de premier plan et se contente de publier quelquespamphlets, comme le font alors de très nombreux auteurs. C’est avecson Père Duchesne qu’il connaît une première notoriété, dès lors qu’ilparvient à imposer sa feuille sur un marché encombré d’autres pam-phlets et journaux utilisant ce nom. À ses débuts plutôt modéré et guèrehostile à Louis XVI, son journal tend à se radicaliser à partir du prin-temps 1791, au moment où Hébert entre au club des Cordeliers. Pours’en convaincre, il suffit de lire les nombreux numéros qui relatent desvisites du Père Duchesne au roi et à la reine, les « bons conseils » de 1790cédant vite le pas aux critiques acerbes de 1791 et 1792. La lecture duPère Duchesne permet aussi de saisir les multiples évolutions politiquesqui font passer certaines figures de premier plan du statut de « héros »adulé à celui de « traître » honni. Hébert a ses bêtes noires et il ne fait pasbon rejoindre la longue liste de ceux qu’il dénonce dans sa feuille. Àpartir de l’été 1792 et de la chute de la monarchie, il intervient davantagedans les débats politiques, car il possède alors d’autres tribunes que sonjournal. Substitut du procureur de la Commune de Paris, il entre au clubdes Jacobins en janvier 1793, tout en restant membre des Cordeliers (cequi n’est en rien exceptionnel à ce moment). Il ne cesse de pourfendreles Girondins et son Père Duchesne se transforme en porte-parole de ceuxqui sont alors appelés sans-culottes. Son arrestation le 24 mai 1793, surordre d’une commission dominée par les Girondins, et sa rapide libéra-tion sur ordre de la Convention contribuent à la mobilisation des sans-culottes qui aboutit à la chute des Girondins les 31 mai et 2 juin. Soninfluence est alors forte dans cet été de tous les dangers pour la Révolu-tion, d’autant que les Montagnards écartent également Jacques Roux etles « enragés ». Autour d’Hébert se forme une nébuleuse politique ras-semblant des hommes et des femmes qui vont être désignés sous le nom

1. Selon Gérard Walter, Hébert aurait commencé à travailler avec le nom de cepersonnage dès l’été 1790 (Gérard WALTER, Hébert et le « Père Duchesne », Paris, J.-B. Janin, 1946).

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d’« exagérés », que les historiens nomment le plus souvent « hébertistes »et qui pourraient aussi être baptisés, de façon plus juste, «Cordeliers1 ».Ces derniers reprennent certaines revendications politiques et socialesdéjà portées par les « enragés », insistent sur la souveraineté populaire,l’égalité et le droit à l’existence, s’appuyant sur certains relais comme leclub des Cordeliers, l’armée révolutionnaire parisienne et le ministère dela Guerre. Le tirage et la diffusion de la feuille d’Hébert restent connusde façon imparfaite, mais il est certain que son Père Duchesne a eu unlarge succès, d’autant qu’à partir de l’été 1793 le ministère de la Guerresouscrit des abonnements pour le diffuser aux armées. De quelquesmilliers d’exemplaires, ce qui était déjà important, le journal passe àplusieurs dizaines de milliers d’exemplaires, peut-être 50 000 (nombreconsidérable pour l’époque), voire ponctuellement davantage pour tel outel numéro. Au premier cercle des abonnés et des individus qui achètentle journal au numéro, il convient d’ajouter un second cercle composédes citoyens qui en prennent connaissance lorsqu’il leur est prêté ou siun acheteur a décidé de l’afficher pour mieux en diffuser les idées, maisaussi un troisième cercle rassemblant tous ceux et celles qui entendentune lecture du journal (par exemple lors des séances d’un club poli-tique). Ainsi, comme pour la plupart des journaux de l’époque, maissans doute plus encore, l’influence du Père Duchesne dépasse très large-ment le seul nombre de ses acquéreurs.

À partir de l’automne 1793, Hébert et ses amis sont l’objet d’attaquesvenues des Montagnards, y compris de Robespierre, en raison de leursprises de position politiques, économiques et sociales, mais aussi reli-gieuses. Mais c’est surtout l’affrontement entre les « exagérés » et les« indulgents » (ou « dantonistes ») qui retient l’attention, la « lutte des fac-tions » devenant de plus en plus âpre au cours de l’hiver 1793 et s’achevantau printemps 1794 par leur élimination commune, sur ordre duComité desalut public. Derrière le procès des « exagérés », c’est le mouvement popu-laire que lesMontagnards cherchent à contrôler. Le 13mars 1794,Hébertet d’autres « exagérés » sont arrêtés, accusés sans preuve d’être des « agentsde l’étranger ». Le mois de germinal an II, décisif pour la suite et notam-ment pour Thermidor, peut commencer. Le 24 mars (4 germinal), le« rasoir national » tranche la tête d’Hébert, de Ronsin (général de l’arméerévolutionnaire parisienne), de Vincent (secrétaire général du ministèrede la Guerre), de Momoro (l’un des meneurs des Cordeliers) et de plu-sieurs autres militants populaires. Le 30 mars (10 germinal), les « indul-gents » (Danton, CamilleDesmoulins, Philippeaux,Delacroix, etc.) sont à

1. Toutefois, de manière conventionnelle, j’ai choisi de retenir dans le présentouvrage les désignants « exagérés » et « indulgents », d’autant que certains membres decette seconde mouvance appartenaient eux aussi au club des Cordeliers, ce qui compliquele tout (c’est d’ailleurs pourquoi Camille Desmoulins, l’un des « indulgents », décide debaptiser son journal Le Vieux Cordelier).

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leur tour arrêtés, avant d’être guillotinés le 5 avril (16 germinal). Le 13(24 germinal), une dernière charrette emmène à la mort un groupe hété-roclite, où figurent Chaumette (agent national de la Commune de Paris),mais aussi les veuves d’Hébert et deCamilleDesmoulins, hier adversaires.

Hébert mort, certains journalistes s’empressent aussitôt de le pour-suivre de leur haine, insistant par exemple sur le manque de couragedont il aurait fait preuve au moment de la fatale « bascule »1. Même si denombreux écrits lui ont été consacrés2, Hébert n’a pas davantage échappéà une certaine légende noire, lot commun à nombre de vaincus dès lorsque l’Histoire est souvent modelée par les vainqueurs. Aussi, son PèreDuchesne est en général présenté avant tout comme un journal au contenupolitique très radical, alors que la réalité est infiniment plus nuancée etsurtout qu’on ne saurait oublier les différences fondamentales entre lecontenu des numéros de 1790-1791 et de ceux de 1792-1794. De même,le langage du journal est souvent décrit comme grossier, voire « ordurier ».Pourtant, ce langage, visant à toucher le plus grand nombre, témoignedes mots et expressions alors en vogue dans les milieux populaires, carHébert est un homme de plume de facto transformé en porte-parole deceux-ci, mais leur servant d’écho davantage que de « guide ». Si un lecteurdu XXIe siècle a souvent du mal à comprendre tel ou tel passage du PèreDuchesne, il est plus que probable que les lecteurs des années 1790-1794saisissaient au mieux la prose d’Hébert. Ces lecteurs parlaient-ils, euxaussi, un langage « ordurier » ? En réalité, loin d’être réduite à la caricaturequi en est presque toujours donnée, la plume d’Hébert mêle un français leplus souvent correct3, des mots et expressions populaires, des proverbes,

1. L’un des sobriquets désignant la guillotine.2. Parmi les livres « récents », il convient de consulter : Gérard WALTER, Hébert […],

op. cit. ; Louis JACOB,Hébert : le Père Duchesne, chef des sans-culottes, Paris, Gallimard, 1960 ;Marina GREY, Hébert : le père Duchesne, agent royaliste, Paris, Perrin, 1983 ; Morris SLAVIN,The Hébertistes to the Guillotine : Anatomy of a “Conspiracy” in Revolutionary France, BatonRouge – Londres, Louisiana State University Press, 1994 ; Antoine AGOSTINI, La Penséepolitique de Jacques René Hébert (1790-1794), Aix-en-Provence, Presses universitairesd’Aix-Marseille, 1999. Par ailleurs, sans citer les nombreux articles consacrés de près oude loin à Hébert, son journal et/ou ses amis politiques, il importe de mentionner iciplusieurs travaux de Jacques GUILHAUMOU, car cet historien a beaucoup travaillé sur lelangage employé par Hébert : « L’idéologie du Père Duchesne : les forces adjuvantes(14 juillet-6 septembre 1793) » (publication partielle de son mémoire de maîtrise inédit),in Régine ROBIN, dir., Langage et idéologies : le discours comme objet de l’Histoire, Paris, LesÉditions ouvrières, 1974, p. 81-116 (texte paru également dans Le Mouvement social,no 85, octobre-décembre 1973) ; « L’historien du discours et la lexicométrie. Étude d’unesérie chronologique : le Père Duchesne d’Hébert (juillet 1793-mars 1794) », Histoire &Mesure, 1986, vol. I, no 3/4, p. 27-46 ; « Les mille langues du Père Duchêne : la parade dela culture populaire pendant la Révolution », Dix-Huitième Siècle, 1986, no 18, p. 143-154 ;« L’analyse de discours et la lexicométrie : le Père Duchesne et le mouvement cordelier(1793-1794) » (à consulter sur http://www.cavi.univ-paris3.fr/lexicometrica/article/numero0/jgadlex.htm).

3. En dépit d’une orthographe parfois fantaisiste.

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ainsi que des jurons. Parmi ces derniers, les historiens ont souvent insistésur les « bougre » et autres « foutre », ainsi que sur leurs dérivés, pourprésenter Le Père Duchesne comme une feuille placée sous le sceau de lagrossièreté. Il est amusant de constater que justement Hébert lui-mêmese gaussait déjà d’une semblable appréciation :

Si j’avais voulu trancher du bel esprit, je m’en serais aussi bien tiréqu’un autre. Moi aussi je sais parler latin ; mais ma langue naturelle estcelle de la Sans-Culotterie ; j’aime mieux être lu des pauvres bougres,j’aime mieux leur apprendre de bonnes vérités, et les avertir des mani-gances des traîtres, que de prendre le ton de nos journalistes freluquetsqui, pour plaire aux petites maîtresses et aux prétendus honnêtes gens,n’osent nommer les choses par leur nom. Il faut jurer avec ceux quijurent, foutre. Ma rudesse, quoi qu’on en dise, ne déplaît pas autant quequelques viédases le prétendent. Tous ceux qui aiment la franchise et laprobité ne s’effarouchent pas des bougres et des foutres dont je larde par-ci, par-là, mes joies et mes colères ; les oreilles si délicates qui sontdéchirées de mes expressions les trouveraient délicieuses si je voulaisêtre l’apôtre de l’aristocratie […] Il est donc clair que ceux quis’offusquent tant de mon langage n’aiment pas la vérité, et, comme jen’ai cessé de la dire, ceux à qui je déplais si fort sont à coup sûr desaristocrates1.

Pour soigner ses effets et faire cheminer des messages politiques viatoute une culture populaire, Hébert a de fait recours au langage qu’il a puentendre dans la rue, aux expressions et mots familiers, aux proverbesfondés sur le « bon sens populaire », aux métaphores qui ne manquent pasde faire mouche auprès de ses lecteurs, mais aussi aux jurons qui les fontrire (« La petite marmaille éclate d’aise en entendant les b… et les f…dont je larde mes discours2 », écrit-il). Aussi, les quelque trois ans et demid’existence de son journal constituent-ils un fantastique témoignage dece langage populaire, dont nous continuons à manier au XXIe sièclenombre d’héritages sans guère nous en rendre compte. Certes, des motset expressions ont disparu et nul ne pourrait aujourd’hui se risquer à diretout haut qu’il souhaite « étouffer un enfant de chœur », sous peine d’allertout droit en prison, de même que plus personne ne comprend la signifi-cation de « faire la grimace au Pont-Rouge ». Certes, encore, d’autres motset expressions sont parvenus jusqu’à nous, mais avec une déformation.Ainsi, s’il est possible aujourd’hui de se mettre « sur son trente et un » envue de telle ou telle occasion particulière, les Français d’autrefois avaientbien la même attitude, à cette nuance près qu’on se mettait alors « surson dix-huit » ! De même, d’autres mots et expressions ont été transmis

1. No 257, juillet 1793.2. No 313, novembre 1793.

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à notre langage, mais avec un sens pour le moins modifié. Ainsi, le verbe« dégoter » est aujourd’hui compris comme un synonyme familier de« trouver » ou « découvrir », mais sous la plume d’Hébert il signifie « sup-planter », « dépasser », « être meilleur ». Autre exemple, « tirer les marronsdu feu », c’est aujourd’hui prendre un risque et en obtenir les bénéfices ;mais il y a quelques siècles, l’expression complète était « tirer les marronsdu feu comme le singe avec la patte du chat »… et l’astucieux primateobtenait les bénéfices (les châtaignes) en se servant du chat qui, lui,prenait les risques et était finalement dupé. L’expression proverbialefaisait ainsi état d’un comportement condamnable, puisque le faible étaitgrugé par le plus rusé ; désormais, elle est «moralisée », celui qui prend lerisque étant celui qui en retire le profit final.

D’autres exemples, nombreux et souvent très drôles, pourraient êtreajoutés, et chacun les découvrira à la lecture du présent ouvrage, mais ilfaut enfin ajouter qu’une grande partie des mots et expressions du PèreDuchesne sont passés dans notre langage, que ce soit dans le langagecourant ou bien dans ce que nous nommons désormais « argot ». Qui,parmi les jeunes des « cités » (comme l’on dit aujourd’hui, en oubliant lesens premier de ce terme), manie les mots « daron » et « daronne » ensachant que le Père Duchesne les utilisait pour parler de Louis XVI etde Marie-Antoinette ? Qui se souvient du héros éponyme du journald’Hébert en parlant d’« avoir du plomb dans la tête », de « foutre lecamp », de « faire la pluie et le beau temps » ou encore de « n’y voir quedu feu » ? Les « grandes joies » et les « grandes colères » du Père Duchesne,qui ouvrent chaque numéro1 et contribuent avec force à la diffusion detoute une culture politique dans cette première moitié des années 1790,ont pourtant eu des héritiers aux XIXe et XXe siècles2, notamment à

1. Comme la plupart des autres journalistes de son temps, Hébert ouvre chacun deses numéros par un titre destiné à être crié dans les rues par les colporteurs chargés devendre le journal. Mais, là où certains choisissent des titres assez longs, compliqués,mouvants, Hébert retient très vite une formule unique qu’il répète à l’infini. La « grandecolère » du Père Duchesne contre tel abus, tel personnage ou telle situation, est certes plusfréquente que la « grande joie ». Mais le côté répétitif du procédé littéraire explique enpartie la popularité du journal, d’autant qu’Hébert a également opté pour une formeparticulière. En effet, chaque numéro est composé d’un titre développé dans un long etunique article, sans que soient joints des comptes rendus des débats à l’Assembléenationale, des nouvelles diverses, des courriers de lecteurs, des annonces de spectacles,etc., autant de rubriques le plus souvent présentes sous la plume de ses concurrents. Demême, il a recours presque systématiquement à trois éléments essentiels dans sa prose : lesinvectives contre ceux qu’il dénonce, les proverbes et bien sûr ses célèbres jurons. Aussi, àchaque numéro et à la seule audition/lecture du titre du jour, les lecteurs savent d’avancece qu’ils vont découvrir et c’est bien sûr une des clés pour fidéliser un lectorat, conditionde survie de tout journal.

2. Le nom a également fait plusieurs réapparitions à partir de 1795, sous le Directoire,par exemple avec un éphémère journal portant en 1798 le titre hautement symbolique deLa Résurrection du véritable Père Duchesne (qui n’a eu que quatre numéros seulement), ouencore en 1799 avec Le Père Duchêne de Lebois.

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l’occasion d’autres révolutions1. Les Communards, en 1871, ont ainsipu lire dans Paris insurgé Le Fils du Père Duchesne, illustré, paraissant deuxfois par semaine et daté, comme il se doit, de l’« an 79 » de la République.Au même moment, à la date du « 30 floréal an 79 », sortait des presses untexte qui ne cachait en rien sa filiation avec Hébert : Je suis le véritablePère Duchesne, foutre ! Les Mémoires du Père Duchesne, son petit avertisse-ment, avec sa grande motion pour qu’on foute au feu tous les ouvrages préten-dus historiques de Thiers, et le premier chapitre de ses Mémoires, où il rappelleles noms des principaux jean-foutres qui essayaient déjà, en 1793, de fairepasser le Père Duchesne pour un voleur et un aristocrate. La répressioncontre la Commune de Paris, au cours de la « Semaine sanglante », enmai 1871 (soit en floréal et prairial an 79…), allait mettre fin à ce PèreDuchesne communard2. Vinrent pourtant ensuite plusieurs autres héri-tiers plus ou moins dénaturés et éphémères : ainsi, un Père Duchesnehebdomadaire en 1884, un Père Duchesne, organe anarchiste en 1896, ouencore Le Père Duchesne. Politique, littéraire, économique […] en 1914,pour ne citer qu’eux3. Et au-delà de la réappropriation du titre, il fau-drait encore mesurer l’influence de la prose d’Hébert sur d’autres jour-nalistes, à commencer par les anarchistes au XIXe siècle. Aujourd’hui,notre presse quotidienne ne compte plus de Père Duchesne4, mais forceest de constater que le langage manié par Hébert a le plus souventsurvécu au temps qui passe5. D’une façon ou d’une autre, la plupartdes écoliers, collégiens et lycéens français ont entendu au moins une foisce nom, voire lu un des textes tirés du Père Duchesne. Le présent ouvrage

1. Sous la monarchie de Juillet paraissent ainsi des Lettres patriotiques du Père Duchênede 1831. En 1848, au moins une demi-douzaine de feuilles s’approprie le nom du PèreDuchesne.

2. En 1871, comme en 1848, le personnage du Père Duchesne réapparaît en fait dansune demi-douzaine de titres.

3. Gérard Walter donnait une dizaine de titres pour la IIIe République, entre 1876et 1898 (Hébert […], op. cit.). Et il convient bien entendu de ne surtout pas oublier lacélèbre chanson du Père Duchesne qui fit les délices des militants révolutionnaires souscette IIIe République : «Né en nonante-deux, Nom de Dieu, mon nom est PèreDuchesne. Né en nonante-deux, Nom de Dieu, mon nom est Père Duchesne. Marat futun soyeux, Nom de Dieu. À qui lui porte haine Sang Dieu, je veux parler sans gêne[etc.] ».

4. Néanmoins, comme on pouvait s’y attendre, le nom du Père Duchesne a fait sonapparition sur l’Internet. Ainsi est-il désormais possible de découvrir « l’actualité politiqueà la manière du journal révolutionnaire » (pereduchesne.blog4ever.com), de dialogueravec d’autres internautes dans « la gargote du véritable Père Duchesne » (pereduchesne.forumperso.com), etc.

5. Dans les années 1980, le personnage a encore fait l’objet d’un beau travail pour lethéâtre, celui de Jean-Pierre FAYE : Les Grandes Journées du Père Duchesne : maître poëlier etfils de sacripant : ses joyeuses et horribles narrations : farce épique et tragique, Paris, Seghers-Laffont, 1980 ; Les Grandes Journées du Père Duchesne : version scénique, Marseille, Lafitte,1983 ; Les Grandes Journées du Père Duchesne : farce tragique et musicale, Arles, Paris, ActesSud, Papiers, 1989.

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entend non rendre justice à Hébert, mais souligner que, derrière lagrossièreté apparente de ses propos, son langage était soigné et plusencore qu’il apparaît aujourd’hui comme une sorte de conservatoire dulangage populaire de son temps, mais aussi des époques antérieures etpostérieures.

Une page du journal d'Hébert

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AVERTISSEMENT

Les noms propres de personnages politiques ayant suscité l’apparitionde néologismes n’ont pas été retenus (par exemple « brissotin » ou « bris-soter » pour Brissot, « barnaviser » pour Barnave, « philippotins » pourPhilippeaux, etc.). La plupart des expressions proverbiales ont égale-ment été écartées1. Le terme « sans-culotte » est trop célèbre, et ici omni-présent, pour qu’il fasse l’objet d’une définition. Enfin, sauf exceptions,les expressions commençant par les verbes « avoir », « être », « donner »,« faire », « foutre », «mettre » et « prendre », trop nombreuses, ont été clas-sées dans l’ordre alphabétique à la lettre du mot suivant le verbe (parexemple l’expression «mettre la hache en bois » est rangée au mot« hache » ; de même, il conviendra de chercher « ce n’est pas la mer àboire » au mot «mer »). L’orthographe et la ponctuation d’origine ont étéconservées pour les citations tirées du Père Duchesne, à l’exception des« oi » modernisés en « ai » (pour des verbes conjugués à l’imparfait, oùdans certains mots, tel « français » qui s’écrivait souvent « françois ») et dela terminaison de quelques mots (« tems » modernisé en « temps », « repré-sentans » en « représentants », etc.). Les mots et expressions retenus nefont l’objet que de trois ou quatre citations au maximum (sauf pour« bougre » et « foutre », si omniprésents sous la plume d’Hébert qu’il étaitimpensable de sélectionner trois ou quatre occurrences).

Chacun des mots et expressions ici retenus fait l’objet d’un doublecommentaire, d’une part, sur leur signification, d’autre part, sur les allu-sions précises faites par Hébert. Dans ce dernier cas, il va de soi que je mesuis volontairement borné à livrer des clés pour comprendre le contenudu Père Duchesne, sans chercher à écrire une histoire de la période révolu-tionnaire2.

1. Dans sa biographie d’Hébert, parue en 1946, Gérard Walter avait esquissé unpremier « lexique de la langue d’Hébert », recensant en une quarantaine de pages ses motset expressions (Hébert […], op. cit., p. 359-399). Ce « lexique » était vraiment très loind’être complet, ne donnait pas de citations et surtout ne livrait que çà et là les définitions.En revanche, on pourra y trouver une liste (non exhaustive) des proverbes employés par lePère Duchesne (aux p. 398-399).

2. Parmi les très nombreuses histoires générales de la Révolution française, je mepermets de renvoyer ici au livre que j’ai rédigé avec mon collègue et ami Pascal Dupuy, car

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S’agissant des numérotations et datations indiquées après chaquecitation, pour davantage de précisions on se reportera au travail de deuxhistoriens qui ont permis de dater les numéros du Père Duchesne :Ouzi ELYADA, Presse populaire & feuilles volantes de la Révolution à Paris,1789-1792, Paris, Société des études robespierristes, 1991, p. 83-108 ;Jacques GUILHAUMOU, «Dater Le Père Duchesne d’Hébert (juillet 1793-mars 1794) », Annales historiques de la Révolution française, 1996, no 1,p. 67-751.

Seuls des dictionnaires des XVIIe et XVIIIe siècles, ainsi que de l’aubedu XIXe siècle, plus rarement de la première moitié du XIXe siècle, ontété mobilisés pour expliquer le vocabulaire employé par Hébert. Nosdictionnaires contemporains ont volontairement été écartés, mais il vade soi que chacun pourra s’y reporter pour découvrir les définitionsactuelles, tout au moins lorsque les mots du Père Duchesne ont subsisté.Les quatre dictionnaires qui ont été utilisés le plus souvent pour cetravail sont les suivants :

Antoine FURETIÈRE,Dictionnaire universel contenant généralement tous lesmots français, tant vieux que modernes, & les termes de toutes les sciences et desarts […], La Haye, Leers, 1690, 3 vol.

Jean-François FÉRAUD, Dictionnaire critique de la langue française,Marseille, Mossy, 1787-1788, 3 vol.

Dictionnaire de l’Académie française […], Paris, Smits et Cie, 5e éd.,an VII – 1798, 2 vol. (1re éd. 1694)2.

Dictionnaire du bas-langage, ou des manières de parler usitées parmi lepeuple […], Paris, d’Hautel et Schœll, 1808.

l’importante chronologie qui y figure pourra apporter de précieux éclairages aux lecteursdu présent ouvrage : Michel BIARD et Pascal DUPUY, La Révolution française : dynamiques,influences, débats, 1787-1804, Paris, Armand Colin, coll. «U », 2004, p. 271-318 pour laditechronologie (ce livre a été réédité en 2008).

1. Quelques historiens, que j’ai contactés pour tenter d’éclaircir tel ou tel point dedétail, ont bien voulu m’assister de leurs lumières. Parmi eux, Jacques Guilhaumou,directeur de recherche au CNRS et éminent connaisseur de l’histoire du langage de laRévolution française, a droit à une mention spéciale. En effet, il n’a jamais ménagé sontemps et m’a souvent apporté une aide des plus précieuses. Qu’il soit ici chaleureusementremercié pour les pistes suggérées et les nombreuses remarques donnant à penser, brefpour ce Père Duchesne «mobilisé » pendant nos échanges. Ma gratitude va également à JoëlCornette, professeur à l’université Paris VIII, toujours disponible et amical, dont lesconseils m’ont été fort utiles. Enfin, je ne saurais oublier ici la qualité d’écoute de Sabine,qui, presque par hasard, a partagé ce Père Duchesne le temps – long (!) – d’un merveilleuxgeste artistique.

2. Sauf mention contraire, c’est cette édition de 1798 qui a été utilisée.

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Hébert de renvoyer à La Pipecassée, poème épi-tragi-poissardi-héroicomique, fameux texte de Jean-Joseph Vadé publié à de nom-breuses reprises depuis la fin desannées 1750. Dans ce poème, unpersonnage nommé La Tulipe sebat lors d’une rixe au cours d’unenoce et voit sa pipe brisée : « Enfin,dans le fort du combat, / Un couplancé sur la Tulipe, / En cent mor-ceaux brise sa pipe. / De douleur ils’évanouit. » Le bon sans-culottetout comme le brave soldat, tous« lurons de la gance », sont ainsiceux qui ne reculent pas devant lecombat, quitte à y sacrifier leurpipe… « casser sa pipe » ayant deuxsens : un sens propre qui touche àl’objet lui-même, un sens figuré quiévoque la mort (que ne craint pasun « luron de la gance », écritHébert en mars 1794). Enfin, letexte de Vadé évoque égalementun personnage qui vient pour« nous ficher la gance »… Autre-ment dit, « foutre la gance » à sesennemis, cela signifie les battre, etnul doute que les « lurons de lagance » soient aussi ceux dont onattend qu’ils écrasent les adver-saires de la Révolution.

LUSTUCRU – « Eh bien donc, foutre !ce sera comme Lustucru » (no 89-1791) ; « […] pendant le combatGilles Capet joue des jambes et s’enva, comme lustucru, se réfugier, avectoute sa race, au sein de l’assembléenationale » (no 163-1792).^ Au XVIIIe siècle, chacun com-prend le sens de ce mot : «MonsieurLustucru. Mot baroque dont on sesert en plaisantant pour suppléer au

nom d’une personne que l’on n’apas présent à la mémoire, et pourlaquelle on n’a aucune considéra-tion » (Dictionnaire du bas-langage).Le Dictionnaire étymologique deMénage précise, quant à lui, quece nom est un « terme d’injure &de mépris, composé de cesmots l’eusses-tu-cru […] ». Dans lenuméro 89 de son journal, daté dela fin d’octobre 1791, Hébert segausse du maire de Paris, Bailly,qui annonce au Père Duchesnevouloir se retirer de toute fonctionpublique, car les tensions sur lesprix des subsistances rendent saplace trop difficile à occuper :«C’en est fait, je m’en vais me reti-rer dans ma solitude, avec mafemme, mon chat & mon chien,c’est tout ce que je veux emporterde la Mairie » (sur Bailly, voirBARBE*). Ce à quoi, le PèreDuchesne lui donne la réplique ci-dessus et Bailly devient donc aussi-tôt « Lustucru », autrement dit unhomme ridicule, un pauvre diable,dont le nom est utilisé dans lescontes et chansons (même si l’asso-ciation la plus fameuse, chère auxenfants, entre le Père Lustucru, laMère Michèle et son chat, n’appa-raît qu’au début du XIXe siècle),mais aussi dans le monde duthéâtre (Lustucru, ou les Sept n’enfont qu’un, comédie datée de 1785et jouée à Paris en 1789-1790 ; LaBaguette de Lustucru, farce égale-ment représentée à Paris en 1789-1790, dans laquelle le héros occupecinq rôles différents grâce à… unebaguette magique). Quant aunuméro 163 du Père Duchesne,publié le 13 août 1792, il relate

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évidemment la prise des Tuileries,trois jours plus tôt, lorsque le roi etsa famille ont dû fuir les combatspour se réfugier en toute hâte

auprès de l’Assemblée législative(voir GILLES* et JOUER DES

JAMBES*).

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