Les pathologies hypermodernes: expression d'une nouvelle normalité?
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Les pathologies hypermodernes:expression d'une nouvelle normalité?Nicole Aubert aa ESCP-EAP (Ecole Supérieure de Commerce de Paris) , FrancePublished online: 25 Nov 2008.
To cite this article: Nicole Aubert (2008) Les pathologies hypermodernes: expression d'une nouvellenormalité?, International Review of Sociology: Revue Internationale de Sociologie, 18:3, 419-426,DOI: 10.1080/03906700802376479
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RESEARCH ARTICLE
Les pathologies hypermodernes: expression d’une nouvelle normalite?
Nicole Aubert*
ESCP-EAP (Ecole Superieure de Commerce de Paris), France
(Received October 2007; final version received February 2008)
Speaking about ‘‘hypermodern pathologies’’ aims to show the relation between featuresof the ‘‘hypermodern society’’ and different types of pathologies associated with thesecharacteristics. Globalisation and the greater overall flexibility of the economy, therevolution in communication technologies and consequent need for ever-greaterreactivity, the triumph of market logic and the disintegration of all limits that hadpreviously overseen the construction of individual identities have led to the emergence ofa compulsive individual, whose behaviour is marked by excess: an individual with noresources outside of his own person, whose sensations have overtaken his sentiments.
Physical and psychic pathologies affecting the hypermodern individual reflect thefunctioning of this society: attachment pathologies such as the addiction to substancesdesigned to increase performance; eating disorders such as obesity and anorexia whichalso constitute ways of experimenting with the last remaining limits, those of the body;and professional ‘‘overheating’’ pathologies linked to the ‘‘hyperfunctioning’’ required ofindividuals, which compels them to an ever-quicker work rhythm, exhausts their limitsand leads them to brutal disconnections.
In this article, I explain how these pathologies are the expression of changes in thenormal/pathologic balance. They indicate the appearance of a new kind of normality,especially belonging to our contemporary society and linked to the adaptation skills thatthis society requires of individuals.
Keywords: pathology; hypermodernism; excess; normality; performance; exhaustion
Quels sont les liens que l’on peut etablir entre certains aspects caracteristiques de notre
societe hypermoderne et l’apparition de certains types de pathologies? Plus precisement,
peut-on considerer qu’il existerait des pathologies qui seraient sinon «produites» par la
societe contemporaine, au moins en lien avec le rythme de travail qu’elle impose, le mode
de vie qu’elle implique ou les valeurs qu’elle met en avant? Peut-on, d’ailleurs, parler de
pathologies a leur propos et ne s’agit-il pas en fait d’une nouvelle normalite, en
correspondance avec les exigences que la societe contemporaine impose a l’individu
pour pouvoir s’y adapter? Pour repondre a cette question, nous chercherons a montrer en
quoi notre societe est devenue «hypermoderne» et quelles sont les implications de cette
mutation.
Pourquoi, d’abord, ce terme d’«hypermoderne» (Aubert 2004), pour qualifier la societe
contemporaine? Parce que le prefixe hyper designe le trop, l’exces, l’au-dela d’une norme
ou d’un cadre, qu’il implique une connotation de depassement constant, de maximum, de
situation limite et que ce sont bien ces dimensions d’exces, d’exacerbation, de depassement,
qui caracterisent la societe contemporaine.
*Email: [email protected]
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie
Vol. 18, No. 3, November 2008, 419�426
ISSN 0390-6701 print/ISSN 1469-9273 online
# 2008 University of Rome ‘La Sapienza’
DOI: 10.1080/03906700802376479
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Nous vivons en effet dans une societe ou tout est exacerbe, pousse a l’exces, a l’outrance
meme, une societe dans laquelle tout est «hyper», qu’il s’agisse de la concurrence, du profit,
de la recherche de jouissance, de la violence ou, plus recemment, du terrorisme ou du
capitalisme: on parle desormais d’«hyperterrorisme» (Heisbourg 2001) ou d’«hypercapi-
talisme» (Aries 2007) et la France est, depuis peu, dotee de ce que les medias designent
desormais comme un «hyperpresident», qui se produit partout et s’occupe de tout, sur un
rythme si effrene qu’on peut le juger excessif.
Marquee par le triomphe de la logique marchande et l’eclatement de toutes les limites
ayant jusque-la structure la construction des identites individuelles, la societe hypermo-
derne est aussi une societe ou tout semble possible mais qui rejette impitoyablement ceux
qui ne reussissent pas a rester dans la course. Elle repose sur deux modes de comportement
tres caracteristiques: d’un cote l’hyperconsommation (Lipovetsky 2003), de l’autre ce qu’on
pourrait appeler l’hyper-performance (Aubert 2006) pour exprimer cette exigence de
performance poussee a l’extreme qui s’impose a tous les individus et aboutit a un clivage
entre ceux qui suivent le rythme et ceux qui n’y parviennent pas. L’exigence de
performance est en effet devenue une norme absolue, aussi bien pour les entreprises que
pour les individus: elle est a la fois un imperatif economique pour des entreprises qui
doivent se montrer toujours plus rentables, plus competitives, et une norme de
comportement qui exige des individus une certaine forme de rapport a soi, impliquant
de devoir depasser sans cesse ses limites.
Mais si l’on interroge un peu plus cette notion de performance, on s’apercoit que
l’etymologie du concept et son histoire montrent une evolution tres interessante qui epouse
de pres celles du systeme de valeurs qui sous-tend notre societe et du type de rapport a soi
qui en decoule.
L’avenement du regne de la performance: de l’accomplissement de soi au depassement de soi
Issu de l’ancien francais «parformance», qui signifie accomplissement, et adopte par
l’anglais en 1839 sous sa forme actuelle «performance», le terme se signale par son prefixe
per, que l’on retrouve dans «per-fection», de meme que le par de l’ancien mot francais
«parformer» est celui qui subsiste dans le par de «parfait».1 Quant au radical «formance»,
il renvoie au processus de formation de la perfection. Performance renvoie donc, au depart,
au processus de la perfection en train de se faire, de s’accomplir.
Utilise d’abord dans le milieu des courses pour parler des resultats obtenus par les
chevaux, le terme est ensuite passe a l’activite humaine en designant, a partir de 1876, les
resultats sportifs en general, pour s’etendre enfin a la machine et exprimer l’idee des
possibilites maximales d’un vehicule. A partir de la, et par extension, il designera, en
francais, la notion de record, de resultat exceptionnel, tandis qu’en anglais, il sera associe a
la notion de classement: la performance implique alors des tests destines a classer les
individus, evaluer et quantifier leurs capacites a rentrer dans le profil professionnel requis
pour une tache. Appliquee a l’individu, la performance renvoie donc ainsi a deux idees:
celle de possibilites maximales, d’une part, qui implique elle-meme la notion de
depassement des limites, et celle de classement d’autre part: un classement qui permet
d’assigner aux individus des places justifiees non par leur lignage ou leur histoire, comme
dans le passe ou se perpetuaient ainsi des inegalites de naissance, mais par leurs merites,
demontres par les resultats obtenus dans un systeme cense etre accessible a tous. De l’idee
initiale d’une perfection en train de s’accomplir, la notion de performance est ainsi passee a
celle d’un depassement exceptionnel des resultats, aussi bien par rapport a soi-meme que
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par rapport aux autres. De l’idee de l’accomplissement d’un absolu de perfection, on est
passe a celle de la conquete sans fin d’un record toujours plus extreme.
Si l’on observe a present la maniere dont le rapport a soi, la maniere d’etre au monde,
se sont exprimes a travers l’histoire, on observe a peu pres la meme evolution, dans laquelle
on pourrait distinguer trois grandes periodes.
L’homme de la juste mesure
La premiere periode est celle de l’Antiquite, marquee par le sens de la limite et de la
mesure. Pas de depassement de soi envisageable, mais bien plutot un accomplissement de soi
dans un rapport de soumission a la Nature. A cette periode correspond celui qu’on
pourrait appeler l’homme de la juste mesure.
Comme le rappelle tres bien Isabelle Queval, la cle de voute de la pensee antique, c’est
en effet la representation d’un monde fini et l’idee de la nature comme norme: la nature
incarne la limite, la mesure, l’harmonie, l’ordre et c’est en elle que resident les lois de
fonctionnement du monde et de l’homme (Queval 2004). Cette conception s’appuie sur une
representation geocentrique du monde, un monde vu comme un univers circulaire et clos
(Koyre 1973) et cette conception«interdit l’idee que cet ordre structurant et parfait puisse
etre concurrence par un ordre humain, desacralise par lui» (Queval 2004). Par ailleurs, la
notion d’infini semble liee, dans la pensee antique, a l’inachevement et au non etre; l’infini
n’est que de l’indefini, parce qu’inacheve. Le depassement des limites ne peut etre pense
dans un monde ou la limite est preferable a l’illimite, «ou la finalite naturelle l’emporte sur
les volontes humaines», et ou «la mesure prime sur la demesure». Aller contre la nature en
cherchant a la depasser equivaudrait a transgresser l’ordre du monde. Dans cette
perspective, l’homme est sur terre pour realiser ses potentiels, s’accomplir et parvenir
ainsi a l’excellence. Mais celle-ci a le sens d’un juste milieu, elle consiste en un
accomplissement ‘au mieux’ des fonctions deja inscrites dans l’ordre du monde, c’est une
excellence sans depassement de soi, et le ‘mieux’ est «un mieux des possibles, non pas une
quete de l’impossible» (Queval 2004).
L’homme perspectif
La seconde periode, celle de la modernite, s’ouvre avec les grandes decouvertes
astronomiques (Copernic, Galilee, Kepler, Giordano Bruno . . .) qui entraınent un
bouleversement des cadres de la pensee en faisant advenir l’idee d’Infini, dans laquelle
l’idee de progres scientifique et technique prendra sa source. Avec cet infini astronomique,
la conception d’un monde fini et clos eclate definitivement. C’est l’illimite qui devient une
valeur et non plus la limite, c’est l’infini qui est connote positivement et non plus le fini.
L’idee d’infini s’ancre dans la representation de l’homme et celui-ci aborde la modernite
dans une perspective d’effacement des limites. Le depassement des limites du monde a
rendu conceptuellement possible le depassement de soi. Les deux progressent de concert:
infini du monde, infini de soi. A cette seconde periode correspond, selon nous, celui que
Zaki Laıdi nomme l’homme perspectif, en analogie avec l’invention de la perspective en
peinture, c’est-a-dire un homme qui peut se projeter dans une perspective de progres (Laıdi
2000). Durant cette periode, le depassement de soi est possible mais il n’est pas necessaire.
C’est plutot le progres de soi qui caracteriserait l’attitude sous-jacente. Les conduites de
depassement de soi ne sont donc encore que ponctuelles, l’ideal de la juste mesure, herite de
la periode precedente, perdurant longtemps comme modele de conduite.
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Ce n’est en effet que vers le debut du XXe siecle que la notion de performance
deviendra centrale dans le domaine economique, avec le developpement du taylorisme et
du fordisme. Et c’est plus tard encore que, dans le domaine sportif, les notions de
performance et de record se prolongeront et s’amplifieront, avec la naissance du sport de
haut niveau, dans l’idee d’un depassement indefini des limites corporelles.
L’homme-instant et l’exces de soi
Finalement, c’est a partir des dernieres decennies du XXe siecle qu’apparaıt, dans toutesles spheres de l’existence, cette idee qu’il faut se surpasser et faire mieux que les autres.
Desormais, il faut aller toujours plus loin, plus vite, plus fort, et il faut sans repit travailler
a etre «le meilleur». C’est donc au cours de cette troisieme periode, celle de l’hypermo-
dernite, que le depassement de soi devient un moteur de comportement sur differents
registres et s’exprime d’ailleurs souvent dans ce qu’on pourrait appeler l’exces de soi, un
exces aux antipodes de la notion de juste mesure, de juste milieu, qui prevalait sous
l’Antiquite. A cette periode correspond donc l’individu «par exces» dont parle Robert
Castel (1996), un individu qui jouit d’une surabondance de supports economiques, en liendirect avec l’individualisme de marche (Fox 1985) et le triomphe de la societe marchande.
Mais cet individu «par exces» est aussi un individu qui vit «dans l’exces», c’est-a-dire qui
developpe un comportement marque par l’exces, qu’il soit subi ou recherche. Un individu
qui subit des injonctions de performance de plus en plus poussees, se traduisant pour lui
par un exces de stress, de sollicitations, de pressions. Un individu qui se debat dans un
rapport au temps si contraignant qu’il en devient un homme instant (Aubert 2003),
tellement absorbe dans les contingences de l’immediat, tellement enferme dans une
temporalite ultra courte, qu’il vit dans un rapport compulsif a l’instant present, sans plusvraiment pouvoir ni vouloir se projeter dans le futur. Un individu devenu a lui-meme sa
propre reference et qui developpe des conduites extremes, dites «a risques» dans lesquelles,
outre une quete des rares limites qui restent, celles du corps par exemple, c’est aussi une
recherche de sens qui se fait jour, un sens que ne donne plus l’ordre social (Le Breton 2002,
2004). C’est a une sorte de transcendance de lui-meme que procede l’individu, comme si la
defaillance des sources de sens traditionnelles � religieuses ou ideologiques � le contraignait
a se prendre lui-meme comme source de sens, a devenir a lui-meme son propre dieu
interieur (certains parlent ainsi d’un «Dieu instantane, qui fait partie de soi»), un Dieu «surmesure», pourrait-on dire, qui aurait pris la place du Dieu unique et tout puissant des
religions traditionnelles.
Ce qu’il faut bien voir en effet, c’est que cette phase du depassement de soi et de l’exces
de soi correspond a une societe sortie du religieux, une societe dans laquelle, sans Dieu ni
maıtre, l’individu ne peut plus se referer qu’a lui-meme. Le depassement de soi represente
alors ce par quoi l’individu devient son propre modele (Marcelli 2004), ce par quoi il va
pouvoir se differencier des autres et affirmer sa propre singularite, sa propre specificite.
Les pathologies hypermodernes: des pathologies par exces?
Les pathologies qui affectent l’individu hypermoderne sont alors a l’image de ses
investissements, elles semblent l’expression meme de cet exces de soi, elles font en quelque
sorte partie du «systeme» hypermoderne, a l’image de ces «nevroses dutrop», dont parle
Jean Cournut (1991).
Ainsi, les pathologies de la defonce toxicomaniaque ou, plus simplement, de l’addiction
a des substances destinees a soutenir un rythme de performances toujours accru. Mais
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aussi les pathologies alimentaires, celles de l’obesite ou de l’anorexie, dans lesquelles se
traduit soit le debordement alimentaire, soit son contraire, la restriction extreme, autre
forme d’experimentation des limites corporelles que nous evoquions plus haut. Les
pathologies professionnelles en sont egalement l’expression, revetant deux aspects
differents, tous deux marques par l’exces: d’une part la brulure de soi, par exces
d’idealisation et d’investissement personnel, d’autre part l’«hyperfonctionnement de soi»,
par exces de pression a la performance dans des delais toujours plus courts.
La brulure de soi, c’est cette maladie de l’idealite (les Nord Americains l’appellent
burn-out), que nous avions longuement decrite dans un ouvrage precedent consacre au
«cout de l’excellence» (Aubert, de Gaulejac 1991), dans lequel nous explorions le cout
humain de la culture d’excellence pronee par les entreprises. Nous y decrivions les
processus de passion quasi amoureuse que les individus en venaient a developper a l’egard
de l’entreprise dans laquelle se deroulait leur carriere et la facon dont l’Ideal du Moi de
chacun etait en quelque sorte capte par l’Ideal organisationnel propose par l’entreprise.
Nous y decrivions aussi les processus d’effondrement psychique se produisant lorsque
l’entreprise, pour des raisons diverses (moindre performance, changement de strategie,
considerations economiques, etc.), en venait a se distancier de ses collaborateurs. Lorsque
le support de l’entreprise leur faisait ainsi brusquement defaut, ceux qui avaient investi en
elle une part immense de leurs attentes et de leur ideal, se retrouvaient alors comme reduits
a rien.Mais les avancees d’une mondialisation de plus en plus effrenee, la pression du temps
sans cesse croissante, les exigences toujours plus poussees de rentabilite, de productivite et
de reactivite ont maintenant gomme l’habillage ideologique qui permettait aux individus
de projeter leur ideal professionnel sur l’entreprise. Apres la mode des projets d’entreprise
et l’ideologie du management par l’excellence qui permettaient de voiler la violence des
rapports economiques, c’est donc un visage beaucoup plus rude, sans la mediation
d’aucune idealisation possible, que l’entreprise a devoile. Ce n’est donc plus la projection
de son ideal personnel sur un ideal d’entreprise qui vient dorenavant au premier plan, c’est
l’imperatif d’etre «hyper performant» dans un contexte ou la projection dans l’avenir s’est
effacee devant la necessite d’une hyperreactivite dans l’immediat. Les pathologies
professionnelles qui decoulent de ce nouveau contexte sont a l’image de cette mutation:
ce sont des pathologies de la «surchauffe» et de l’«hyperfonctionnement de soi» qui
viennent desormais au premier plan.
L’hyperfonctionnement de soi, c’est en quelque sorte le mode d’investissement
professionnel sollicite dans un contexte marque par la mondialisation economique, la
toute puissance de la loi du Marche et le regne de l’urgence generalisee. Sur ce dernier
point, on ne peut comprendre les modes de fonctionnement et d’investissement
professionnel qui se mettent en place dans l’univers economique sans rappeler la mutation
radicale du rapport au temps qui est apparue depuis une douzaine d’annees environ. Cette
mutation, qui a mis au premier plan les notions d’instantaneite, d’immediatete et
d’urgence, est survenue du fait de l’alliance qui s’est operee entre la logique des marches
financiers, regissant desormais l’economie, et l’instantaneite des nouveaux moyens de
communication, l’ensemble conduisant a l’instauration d’une sorte de dictature du temps
reel. Celle-ci s’est traduite dans l’entreprise par le developpement de «cultures d’urgence»
exigeant une hyperreactivite immediate et une reponse «dans l’instant» aux diverses
sollicitations professionnelles, ce qui aboutit souvent a l’impossibilite de differencier
l’accessoire de l’essentiel, tout semblant devenu a la fois urgent et important et, comme tel,
devant etre traite avec la meme exigence d’immediatete.
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Si ce contexte semble assez largement dominant dans nombre de secteurs d’activite, la
maniere dont il est ressenti et vecu n’est pas la meme. Certains le vivent de facon positive, le
rythme et l’intensite de l’investissement etant percus comme galvanisant les energies et,
comme tels, sources d’une jouissance profonde. Ainsi, pour ce cadre qui semble avoir
besoin d’etre «shoote» par un rythme trepidant pour pouvoir avancer et explique que, dans
son metier, «on est en permanence dans l’instant, la pression, le debordement, la cavalcade, la
fuite en avant», tout en precisant qu’il ne pourrait jamais travailler dans un groupe dans
lequel il ne vivrait pas «en permanence a 200 a l’heure». A la question lui demandant
pourquoi il est important de vivre a 200 a l’heure, il repondait sans hesiter: «Parce qu’on ne
voit pas la mort arriver . . . on est emporte par le maelstrom de la vie, inonde par le
quotidien . . . on s’eclate, on s’explose, c’est une jouissance profonde a chaque instant de la
vie . . . Le risque de ces vies la, trepidantes, c’est la crise cardiaque, la rupture d’anevrisme,
un cancer foudroyant . . . mais je prefere prendre ce risque plutot que de m’ennuyer. Moi, si
je m’ennuie, je meurs» (Aubert 2003).Le rythme trepidant permet ainsi d’evacuer la question du sens: la «cavalcade», le
«debordement», le «maelstrom permanent» permettent de masquer l’angoisse de la mort et
de la conjurer par l’intensite de la jouissance que revelent les mots employes, marques par
la soudainete et l’intensite, pour indiquer le rapport a la vie et la mort: foudroyant, eclate,
explose, jouissance, trepidante, d’un seul coup. En ce sens, la vie a 200 a l’heure, le
debordement, l’agitation, l’inondation du quotidien, l’intensite de l’instant sont autant de
facons de conjurer la mort, de se soustraire a l’angoisse qu’elle suscite en sourdine et
constituent finalement une «fuite en avant» par rapport a son echeance ineluctable. Tout se
passe comme si chaque instant devait etre vecu comme le dernier et qu’il fallait le
consommer jusqu’a plus soif pour le gorger d’eternite.
Mais dans bien d’autres cas, l’individu ne peut meme pas acceder a cette question du
sens de son action, parce qu’il est en quelque sorte ecrase par les sollicitations continuelles
qu’il subit et auxquelles il doit repondre en un temps toujours plus court. Lorsque le
surinvestissement professionnel et le fonctionnement «en urgence», loin d’etre recherches
comme des amphetamines de l’action, sont au contraire subis comme une contrainte a
laquelle on ne peut se soustraire, tout se passe comme si l’individu ne pouvait plus
fonctionner que comme une machine. L’hyperfonctionnement de soi prend alors la forme
de la «surchauffe», comme lorsqu’on dit qu’un moteur est en surchauffe. A maintes
reprises, les temoignages recueillis dans le cadre de l’etude que nous avons menee sur les
nouvelles pressions temporelles a l’œuvre dans le champ de la vie professionnelle (Aubert
2003) faisaient etat de personnes qui se mettaient a fonctionner comme «des piles
electriques qu’on ne peut pas debrancher» ou d’autres qui «tournent en rond, comme un
embrayage ou une boıte de vitesse qui tourne dans le vide» ou encore qui «petent les
plombs», toutes metaphores qui convergent dans une analogie de l’individu avec une
machine, propulsee par des processus mecaniques ou electriques pourvoyeurs d’energie.
Analogie significative du rapprochement que l’on peut etablir avec le mode de
fonctionnement requis par un contexte exigeant une reaction immediate et instantanee
puisque, n’etant plus sollicitee au niveau de sa reflexion, ne pouvant plus prendre le temps
du recul et de l’analyse, sommee de reagir de maniere toujours plus rapide pour gerer un
telescopage permanent d’actions ou de reponses a apporter dans l’instant, la personne finit
par fonctionner sur sa seule dimension «energetique», comme une centrale electrique ou un
circuit electronique dont, a certains moments et du fait d’une surchauffe prolongee, les
branchements ou les connections sautent brutalement, comme sous l’effet d’un gigan-
tesque court-circuit.
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D’autres types de symptomes apparaissent, en lien avec ce contexte pourvoyeur d’une
pression toujours plus grande et exigeant des reponses toujours plus immediates. Ainsi, la
«corrosion du caractere», relevee par Richard Sennett qui l’entend comme l’impossibilite
de poursuivre des objectifs et surtout des valeurs de long terme � fidelite, engagement,
loyaute � dans une societe qui ne s’interesse qu’a l’immediat et dans laquelle les exigences
de flexibilite generalisee empechent d’entretenir des relations sociales durables et
d’eprouver un sentiment de continuite de soi. Une «corrosion» que nous avons pu
observer (Aubert 2003) a travers les perturbations produites sur la capacite de resistance de
ceux qui sont soumis au nouveau contexte economico-temporel dont nous parlons.
Comme si le caractere, entendu comme la capacite et la maniere d’entrer en relation avec
les autres, se trouvait en quelque sorte degrade progressivement, tel un materiau, sous
l’action du milieu ambiant, ronge, attaque comme par une action de type chimique.
Nombre de temoignages faisaient ainsi etat du sentiment de devenir personnellement
extremement nerveux et irritable, ou mentionnaient les changements brutaux qu’ils
observaient dans le comportement de ceux qui sont soumis a des pressions particu-
lierement fortes: etaient ainsi relevees des «reactions totalement imprevisibles», une
«double personnalite» chez des individus se montrant «tantot tres sympathiques, tantottotalement odieux», des reactions «completement hysteriques», des phenomenes de
vieillissement soudain et premature, touchant des personnes jusque-la particulierement
dynamiques, des processus de «deterioration mentale et psychologique», etc. Cette
perturbation forte des capacites relationnelles et personnelles, cette alteration parfois
pathologique du comportement illustrent bien cette notion de corrosion, comme si
l’integrite personnelle et psychique de la personne etait attaquee sous la pression extreme
de l’environnement, comme si l’individu se retrouvait «a vif», sans plus aucune defense par
rapport aux agressions et sollicitations de son entourage, et que l’equilibre de sa
personnalite et de sa vie se trouvait rompu, comme decompose, sous les coups de boutoir
d’une exigence toujours plus inflexible.
Enfin, comment ne pas mettre en regard l’accroissement du nombre de «depressions»
(meme si cette affection presente des contours particulierement flous et a progressivement
integre toute une gamme de symptomes auparavant rattaches a d’autres categories
nosologiques) avec cette exigence socio-economique d’acceleration permanente et d’im-
mediatete toujours plus poussee? En instaurant une mobilisation psychique intense des
individus et en exigeant d’eux une flexibilite constante et une rapidite de reaction toujoursplus grande, la societe les confronte a des situations dans lesquelles, devant a tout prix agir
et courir toujours plus vite, ils en sont parfois incapables, entre autres parce qu’ils n’en
«peuvent plus». D’ou l’accroissement, observe par nombre de psychiatres, des depressions
d’epuisement dans lesquelles, explique l’un d’entre eux, «le ralentissement est important, les
gens n’arrivent plus a produire et ressentent un epuisement et une fatigue extremement
importantes, avec des explosions de larme, de colere et une forte anxiete, une plainte de
nerfs a fleurs de peau tres forte, et une irritabilite, une agressivite extremement fortes».
C’est donc l’intensite des symptomes d’epuisement, leur exacerbation, qui constituent la
premiere caracteristique de ce type d’etat, la seconde consistant en l’absence des autres
signes de la depression, notamment la tristesse. Et c’est donc bien le contexte et
l’environnement dans lequel les gens travaillent qui semblent constituer la cause majeure
de l’extension de ce type de depression.
Dans le contexte economique «hypermoderne» que nous avons decrit, il ne peut donc y
avoir d’etat «normal». Rappelons que la definition de l’etat «normal» correspond a «ce qui
se passe dans un juste milieu» (Lalande 2006). D’ou, deux sens derives: «1/ est normal cequi est tel qu’il doit etre. 2/ Est normal, ce qui se rencontre dans la majorite des cas d’une
International Review of Sociology � Revue Internationale de Sociologie 425
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espece determinee ou ce qui constitue la moyenne d’un caractere mesurable». Le premier
sens est celui de la conformite a la norme. Le deuxieme implique une dimension statistique:
la majorite des cas d’une espece determinee. Dans le contexte que nous avons decrit,
structure autour de l’exigence de depassement permanent qui debouche sur l’exces
permanent, dans ce contexte ou le depassement des limites est devenu la norme, les
pathologies contemporaines, dans la forme qu’elles prennent, ne sont-elles pas alors
«normales», au double sens de conformite a la norme dominante et de se rencontrer sous
une forme ou une autre chez un grand nombre de personnes. Tout se passe en quelquesorte comme si, en imposant cette exigence de depassement de soi permanent, la societe
faisait l’impasse sur les limites du corps, comme si l’imaginaire contemporain impliquait
l’idee que le corps devait suivre, s’adapter sans fin, l’idee d’un corps sans limites. Le corps
est alors ce qui resiste a cet imaginaire economique et psychologique, a cette volonte d’aller
toujours plus vite, plus fort, plus loin. Il est la seule limite qui demeure dans la course sans
fin au depassement des limites qui caracterise notre societe hypermoderne.
Note
1. Sur cette etymologie du terme, nous nous appuyons sur Stiegler (2004).
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