LES NOUVEAUX HABITS DE L’INFORMATION

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0801dossierinfo077 17/02/09 15:14 Page 79 INFORMER ATIL ENCORE UN SENS ? LES NOUVEAUX HABITS DE L’INFORMATION THOMAS BRONNEC O n imaginerait presque, ici, un héros balzacien accoudé à la fenêtre qui, pardelà les toits en zinc, rêve sans cesse à la conquête de Paris. Et l’on ne se tromperait guère, après tout : cette chambre de bonne, sous les combles d’un immeuble cossu de la rue Mazarine, abrite son lot de Rastignac. Ils sont cinq ou six, scotchés devant des ordinateurs portables semés à chaque coin de table. Passant de l’un à l’autre, Johan Weisz, 24 ans, toujours étudiant à l’Essec, distille ses conseils et ses recommanda tions, rédacteur en chef pressé de la petite armée de Street Reporters. Comme son nom l’indique, ce média qu’il vient de lan cer sur Internet fait avant tout confiance à l’homme de la rue. Les journalistes, sur ce site, n’ont pas leur carte de presse. « Ce sont des jeunes qui s’emparent d’un sujet, explique Johan, et que nous accompagnons dans la réalisation. Nous leur fournissons des conseils et du matériel. » Fatiguée par une journée passée au milieu des manifesta tions d’internes en médecine, une caméra à peine plus grande qu’un appareil photo se recharge tranquillement dans un coin de 79

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LES NOUVEAUX HABITS DE L’INFORMATION

■ THOMAS BRONNEC ■

O n imaginerait presque,  ici, un héros balzacien accoudé à  lafenêtre qui,  par­delà  les  toits  en  zinc,  rêve  sans  cesse  à  laconquête  de  Paris.  Et  l’on  ne  se  tromperait  guère,  après

tout :  cette  chambre de bonne,  sous  les  combles d’un  immeublecossu de la rue Mazarine, abrite son lot de Rastignac. Ils sont cinqou six, scotchés devant des ordinateurs portables semés à chaquecoin  de  table.  Passant  de  l’un  à  l’autre,  Johan  Weisz,  24  ans,toujours étudiant à l’Essec, distille ses conseils et ses recommanda­tions,  rédacteur  en  chef  pressé  de  la  petite  armée  de  StreetReporters. Comme son nom l’indique, ce média qu’il vient de lan­cer sur Internet fait avant tout confiance à l’homme de la rue. Lesjournalistes,  sur  ce  site, n’ont pas  leur  carte de presse.  « Ce  sontdes jeunes qui s’emparent d’un sujet, explique Johan, et que nousaccompagnons  dans  la  réalisation.  Nous  leur  fournissons  desconseils et du matériel. »

Fatiguée  par  une  journée  passée  au  milieu  des  manifesta­tions  d’internes  en  médecine,  une  caméra  à  peine  plus  grandequ’un appareil photo se recharge tranquillement dans un coin de

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l’appartement.  Jour  après  jour,  cette  caméra  passe  de  main  enmain. Demain, peut­être,  vous qui  lisez cet  article,  vous vous enemparerez aussi pour vous transformer en reporter d’un jour. Vouspréférerez,  pourquoi  pas,  un  magnétophone  numérique  ou  unappareil photo. Ou bien vous vous contenterez, après tout, d’écrirece que vous avez vu. L’Internet sera, en tout cas, le réceptacle del’histoire  que  vous  raconterez.  Vous  parlerez,  potentiellement,  aumonde  entier.  Vous  êtes  même  en  retard.  Des  millions  de  gensvous ont déjà pris de court, communiant dans la même utopie du« tous  journalistes ».  « La  révolution  qui  a  eu  lieu  au  début  desannées quatre­vingt avec  la bande FM, on est en train de la vivreaujourd’hui  sur  le Web »,  s’enthousiasme Bernard Abouaf, 40 ans,« l’ancêtre » de  l’équipe de Street Reporters, avant de poursuivre :« Il y a eu une période Actuel, il y a eu une période Radio Nova, ily a maintenant une autre période qui s’ouvre, et  laisse  la place àun grand média participatif sur Internet. On veut que ce soit nous. »

Le  créneau,  pourtant,  commence  à  être  encombré.  StreetReporters n’est ni le premier ni le seul à faire confiance aux inter­nautes pour participer à la production de l’information. Même s’ilsen  ont  tiré  des  enseignements  différents,  parfois  opposés,  leréseau  Indymedia,  Samizdat.net,  Citizenside,  Rue89,  Lepost.fr,AgoraVox, Desourcesûre.com, LaTélélibre, Come4News et  le petitdernier,  lancé  par  Edwy  Plenel,  Mediapart,  sont  tous  nés  d’unmême constat,  accéléré par  l’explosion des blogs,  ces  carnets debord qui permettent  à  tout un chacun de donner de  la  voix :  ladiffusion de l’information ne peut plus être verticale, et le journa­liste n’est plus cet intouchable qui distille la bonne parole et regarde,un  brin  hautain,  son  audience  la  recevoir  sans  broncher,  commeune  vérité  révélée.  Il  doit  prendre en compte les réactions, lesenvies, les critiques de son lecteur. Didier Pillet, le directeur de larédaction de Ouest France, s’en est aperçu depuis qu’il a commencéà animer son blog quotidien, il y a deux ans : « Les internautes ontbesoin de  savoir qu’à  l’autre bout du  clavier,  il  y  a quelqu’un etdès  qu’ils  le  sentent,  un  véritable  dialogue  s’engage.  C’est  unecommunauté  d’amis,  qui  vous  engueulent,  qui  vous  font  desreproches.  J’en  ai  rencontré  certains,  notamment  un  père  defamille divorcé qui se battait contre le mode de fonctionnement dela  justice. C’est  lui qui m'a donné l’idée d’aborder ce thème dans

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le  journal. » Ce sont aussi ces échanges avec  les  lecteurs qui ontdonné à Laurent Mauriac l’idée de fonder Rue89, avec deux autresanciens de Libération, comme lui. « Pierre Haski tenait son blog àPékin,  Pascal  Riché  et  moi,  qui  étions  correspondants  àWashington et à New York, en partagions un. On a ainsi découvertune  nouvelle  relation  avec  le  lecteur,  très  différente  de  celle  àlaquelle  nous  étions  habitués.  On  avait  la  possibilité  de  discuteravec eux, d’entrer même, parfois, dans des  relations de coopéra­tion. Je me souviens d’une enquête que je réalisais sur l’assurance­maladie, que j’ai pu compléter et approfondir grâce aux échangesque j’avais avec les lecteurs de mon blog. » Cette culture participa­tive est au centre de la charte éditoriale de Rue89. La majorité desarticles,  qui  exploitent  les  potentialités  du  multimédia  en  mixantl’écrit, le son et la vidéo, sont certes encore réalisés par des jour­nalistes, ceux de la rédaction, ou des indépendants, souvent basésà l’étranger. Mais ils sont suggérés, commentés, analysés, critiqués,par les internautes, qui savent aussi, parfois, montrer leur expertisesur  un  sujet  que  la  rédaction  de  Rue89  met  alors  en  avant.  Onpeut  ainsi  découvrir  un  article  sur  la  rémunération  des  stagiairesécrit par une étudiante, la critique d’une exposition rédigée par unconsultant photo ou  la  chronique d’un  réalisateur de  cinéma quitient le blog de son making of.

Impensable, pour le moment, chez les vieux médias, qui secontentent pour l’essentiel de reproduire sur Internet une diffusionverticale de l’information. Ils sont évidemment attentifs à la cultureparticipative qui a émergé du Net, mais ne savent pas encore com­ment la marier avec leur histoire, leurs réflexes et leurs pratiques.Ce n’est pas un hasard si le Monde a choisi un autre nom pour sonexpérience  de  site  participatif,  Lepost.fr.  En  s’y  baladant,  on  adavantage  l’impression  de  baigner  dans  la  culture  Skyrock  quedans  celle  du  quotidien  de  référence : à côté  de  l’actualité  clas­sique,  souvent  traitée sous un angle  très pédagogique, on  trouvedes  articles  loufoques,  potaches,  sans  que  rien  ne  les  distingue.Benoît  Raphaël,  rédacteur  en  chef  du  Post.fr, assume  le  côté« décomplexé » du site et explique :  « Nous avons voulu faire unsite  très générationnel : nous nous adressons essentiellement aux15­30 ans, c’est­à­dire à des gens pour qui information et divertis­sement  ne  sont  pas  incompatibles.  Nous  ne  leur  imposons  pas

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notre  agenda, notre  sélection. Au  contraire,  nous  leur proposonsun flux continu d’informations qu’ils peuvent eux­mêmes alimen­ter et dans lequel ils piochent en fonction de leur intérêt person­nel,  grâce  à  une  navigation  par  tag,  c’est­à­dire  par  mots­clé,  oupar  l’intermédiaire  des  moteurs  de  recherche,  qui  les  amènentdirectement  sur  la  page  qui  les  intéresse. »  Huit  journalistes  tra­vaillent pour  le Post, mais plus de 2 000 personnes y ont ouvertun  compte  pour  publier  leurs  propres billets. De son côté,Agoravox, pionnier en France du « journalisme citoyen », n’a mêmepas  de  rédaction  et  fait  entièrement  confiance  aux  internautespour remplir ses pages : plus de 23 000 rédacteurs, plus ou moinsréguliers, y sont répertoriés. On y trouve davantage d’éditorialistesque  de  journalistes  d’investigation  et  le  commentaire  y  est  bienplus  répandu  que  la  révélation.  Pourtant,  le  site  ne  veut  plus  serésumer à une sorte de Café du Commerce géant. Fin septembre,il  a  publié  une  enquête  réalisée  sous  la  direction  du  journalisteJean­Luc Martin­Lagardette, à partir des contributions postées par lesinternautes eux­mêmes. Pas moins de 57 pages pour faire le tour dela question de l’obligation vaccinale. « Nous avons voulu nous servirdes connaissances de notre vivier d’internautes, expliquait Jean­LucMartin­Lagardette à l’époque. Nous sommes persuadés que chaquecitoyen  est  potentiellement  capable  d’identifier  des  informationsoriginales ne bénéficiant pas toujours de couverture médiatique. »

La revanche du public sur les médias

Agoravox  rêve  de  rééditer  en  France  le  succès  de  Oh  MyNews, un  site d’information  sud­coréen  fondé en 2000 et dont  ils’est  largement  inspiré.  Il  en  est  encore  loin :  Oh  My  Newsemploie  une  quarantaine  de  journalistes  et,  via  un  système  depourboires  laissé par  les  lecteurs, rémunère également ses contri­buteurs, qui sont aujourd’hui près de 60 000. On prête même ausite,  fondé  par  Oh  Yeon­ho,  42  ans,  une  influence  décisive  surl’élection de Roh Moo­hyun à  la présidence de  la République en2002.  Agoravox  a  bien  tenté  de  peser  sur  la  présidentielle  cetteannée  en  proposant  d’organiser,  avant  le  premier  tour,  un  débat

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entre  les  principaux  candidats,  en  se  servant  de  la  communautédes blogueurs et des médias en ligne comme caisse de résonance.Mais  sans  y  parvenir. « Nous  avons  commis  certaines  erreurs  etavons fait preuve de quelque naïveté », confiait alors Carlo Revelli,le fondateur du site, surpris par le peu d’intérêt que sa démarcheavait  suscitée  au  sein  de  la  presse  traditionnelle,  notamment  lapresse écrite. Un épisode révélateur de la méfiance – et le mot estparfois faible – qui s’est installée entre les journalistes « amateurs »et  les  journalistes  « professionnels ».  Pour  en  retrouver  l’origine,Laurent  Mauriac  estime  qu’il  faut  revenir  près  de  vingt  ans  enarrière  :  « Contrairement à  la  télé et  à  la  radio,  la presse n’a paspris le virage de la participation du public dans les années quatre­vingt­dix »,  expliquait­il  dans  un  commentaire  déposé  sur  le  BigBang Blog, le site de Daniel Schneidermann, en novembre 2006. Iltravaillait alors encore pour Libération à New York et poursuivait :« Quand  la  radio a multiplié  les émissions de  talk­show, les  jour­naux  en  sont  restés  à  un  courrier  des  lecteurs  figé  qui,  d’unecertaine manière, entretient  la césure entre  les  journalistes et  leurpublic,  puisqu’il  ne  repose  pas  sur  la  notion  d’échange  mais  dejuxtaposition. Cette coupure a fini par avoir des conséquences ter­ribles pour  toute  la presse. Nous en payons  le prix aujourd’hui :une méfiance de plus en plus forte, une incompréhension, un fossé,une  désaffection.  Et,  peut­être  pire  encore :  l’impression  que  lapresse est du côté des puissants, qu’elle relaie une expertise insti­tutionnelle. L’impression d’une inversion complète de ce que doitêtre le journalisme, un outil au service des citoyens. »

Internet, en se diffusant aussi  rapidement que massivementà travers la population, a donné au public les moyens de prendresa  revanche  sur  ces  médias  dont  il  s’était  éloigné  au  cours  dutemps. Et au sommet des rédactions, on craint parfois de se faireguillotiner par  ces  journalistes du Web. Dans un éditorial  au  tonacerbe, Éric Fottorino, tout juste nommé directeur de la rédactiondu Monde, stigmatisait  ainsi en  juillet dernier  « des  titres ou sitesInternet prétendant, en mauvais alchimistes, changer la rumeur eninformation,  au  nom  d’un  journalisme  dit  citoyen  ou  participatif.Le  thème  lancinant du  “On vous cache  le plus  important”, décli­naison ad nauseam de  la  théorie du complot, abrite çà et  là desentreprises de désinformation qui se parent des habits de la vertu.

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Il  y  aurait  la  presse  entravée  par  ses  liens  économiques  et  poli­tiques.  Et  des  médias  libres  de  véhiculer  impunément  n’importequoi. »  Et  alors  que  l’un  de  ces  « mauvais  alchimistes »,Bakchich.info, sortait un scoop en forme de Graal pour les journa­listes  –  le  divorce  des  Sarkozy  –  Laurent  Joffrin,  directeur  de  larédaction de Libération, n’hésitait pas à écrire le 8 octobre : « Toutest resté au niveau de la rumeur. Quelle rumeur ? Celle qu’a repro­duite un site d’information qui fait profession de publier ce que lesautres  médias  n’osent  pas  publier  et  reprise  ensuite  dans  lablogosphère à l’infini : selon  des  sources  anonymes  à  l’UMP,Cécilia devait annoncer sa rupture avec son mari avant la fin de lasemaine. Aussitôt  toutes  les  rédactions  se  sont  mises  en  chassed’une  confirmation  officielle  ou  officieuse,  s’interrogeant  sans  finsur la situation du couple et sur la manière dont il allait rendre saséparation  publique.  Cette  confirmation  n’étant  pas  venue,  laplupart  des  journaux  sérieux  s’abstinrent  de  reproduire  la  diterumeur, même si certains d’entre eux  l’ont  très discrètement évo­quée. Ce faisant, ils tombaient sous le coup d’une accusation bienconnue :  l’autocensure  par  excès  de  prudence  ou  par  déférenceexcessive  à  l’égard  des  puissants.  Rhétorique  éprouvée,  selonlaquelle  il  existe  une  presse  officielle  complaisante  et  une  autrepresse, qui officie exclusivement sur  le Net et qui, elle, ne reculepas devant la vérité. L’autocensure d’un côté,  la  liberté de l’autre.Léger  bug dans  le  raisonnement :  l’annonce  annoncée  par  larumeur n’a pas eu lieu. »

Elle n’a pas eu lieu le 8 octobre, c’est vrai… Mais dix joursplus  tard.  Cette  information  a  évidemment  fait  ensuite  les  grostitres  de  la  presse  traditionnelle,  qui  a  justifié  son  retard  sur  laWebsphère en faisant la différence entre « rumeurs » et « faits ». Leconstat,  pourtant,  est  sans  appel :  sur  cette  information,  commesur d’autres, elle a été doublée, prise de vitesse. De plus en plussouvent, elle qui avait l’habitude de dicter l’agenda des télévisionset  des  radios,  elle  qui  se  situait  au  sommet  de  la  pyramide  desnews, se retrouve en situation de fragilité. Désemparée face à unmédia  que  tout  le  monde  avait  cru  mort  en  2000,  après  l’éclate­ment de la bulle et qui, quelques années plus tard à peine, s’offrele  luxe  d’une  résurrection  bravache  en  bouleversant  tous  lesrepères  du  journalisme  traditionnel.  « Il  y  a  eu  une  mutation  de

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l’information,  explique  Benoît  Raphaël.  Le  public  a  un  tempsd’avance  sur  les  journalistes,  qui  doivent  comprendre  commentfonctionne aujourd’hui  cette  information. Pour être clair,  ils n’ontpas  encore  décodé  son  nouvel  ADN. »  La  conversation  avec  lepublic n’est que l’un des nouveaux gènes qui composent  la nou­velle séquence génétique de l’information.

Les  moteurs  de  recherche  et  les  portails,  comme  Yahoo  !,ont  été  à  l’origine  d’un  autre  changement  majeur,  en  diffusantgratuitement les dépêches des agences. Elles étaient auparavant unsimple outil de travail interne aux rédactions, fournissant aux jour­nalistes la matière brute de leurs sujets. Confrontés à une concur­rence  inattendue,  les groupes de presse ont  rapidement été obli­gés de s’adapter en offrant à  leur  tour une  information gratuite àbase, elle aussi, de dépêches d’agence. Quelques rares sites, commecelui du Wall Street Journal ou, en France, celui du Monde, conti­nuent à faire payer une partie de leurs contenus, mais le businessmodel fondé sur la gratuité s’est imposé un peu partout. Comme àla télévision et à la radio, les sites d’information sont donc entière­ment  dépendants  de  la  publicité.  Les  montants  investis  par  lesannonceurs  sont,  eux,  directement  corrélés  à  l’audience,  ce  quirend la course à  l’audimat essentielle. Or  l’audience, sur Internet,ne se gagne pas comme à la télévision ou à la radio. Sur la plupartdes sites d’information, les internautes arrivent en majorité un peupar  hasard,  parce  qu’ils  ont  tapé  tel  ou  tel  mot­clé  dans  Googlequi,  grâce  à  un  algorithme  dont  le  secret  est  jalousement  gardé,essaie de dénicher le site le plus pertinent. C’est un peu comme si,au lieu de demander au kiosquier le dernier numéro du Parisienou  de  Marianne, vous  lui  disiez : « Donnez­moi  les  dernièresinformations sur l’Arche de Zoé. » Puisant au hasard dans les dizai­nes de journaux autour de lui, il vous donnerait alors l’un ou l’autre,sans devoir, par ailleurs, justifier son choix. Sauf que, sur Internet,il existe des centaines, des milliers, parfois des millions de pagespertinentes. Les moteurs de recherche, particulièrement Google, leplus puissant d’entre eux, occupent donc une position stratégiqueentre les fournisseurs d’information et les utilisateurs. Pour repren­dre l’image employée par un spécialiste de la publicité sur le Web,les  groupes  de  presse  sont  face  à  eux  dans  la  même  positiond’infériorité que  les petits producteurs  face aux grandes surfaces.

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En août dernier, après la signature d’un accord avec l’AFP, Googlea décidé de changer ses règles de référencement dans sa rubrique« Actualités ». Certains sites d’information ont alors perdu près d’untiers de leur audience. Dans ce contexte, embaucher un spécialistedu  référencement, qui  saura définir une  stratégie pour apparaîtredans les premières occurrences de Google News, la partie « actua­lités »  du  moteur  de  recherches,  peut  être  plus  rentable  que  derecruter  un  journaliste.  Même  s’il  considère  que  le  journaliste« demeure un  référent  informationnel  pour  tous  les  usagers  del’Internet », Nicolas Pélissier, maître de conférences à l’IUT de jour­nalisme  de  Cannes,  va  même  plus  loin  en  évoquant,  dans  unnuméro des Cahiers  français, la possibilité, à  terme, d’une  « viveconcurrence entre les hommes et les machines ».

“L’information est en train de changer,mais le journaliste reste le même”

L’avenir de la presse sur Internet pourtant, ne se réduit pas àun choix entre le zéro et l’infini. D’un côté, la menace d’un mondesans journalistes, livrant le monde à la propagande des États et desfirmes  multinationales,  au  mensonge,  est  brandie  par  les  médiastraditionnels, qui  se posent comme seuls défenseurs de  la vérité.De  l’autre,  le  fantasme  d’une  ère  où  tout  le  monde  s’improvisejournaliste, où  l’addition des compétences et des expertises com­pose un pouvoir citoyen suprême, est véhiculé par les millions, lescentaines de millions d’êtres humains qui ont décidé de ne plus setaire,  même  si,  pour  beaucoup,  ils  crient  dans  le  désert.  Lesmédias  traditionnels  se  retirent  dans  leur  citadelle  en  pensantqu’elle  est  assiégée  par  des  hordes  de  citoyens  qui  veulent  leurpeau. Mais en réalité, ce n’est pas le cas. « Personne ne s’attend àce que  les  internautes  deviennent  journalistes,  explique  BenoîtRaphaël, on espère plutôt qu’ils aident les journalistes à mieux faireleur  travail. »  « Quand  j’ai  commencé  à  m’intéresser  aux  blogs,poursuit cet ancien du Dauphiné libéré, j’ai tout de suite fait le lienavec le système des correspondants locaux en presse quotidiennerégionale : des gens qui n’étaient pas  journalistes de métier, mais

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qui produisaient une information de proximité. Je me suis dit queles blogueurs, c’était cela : des gens qui témoignaient de ce qui sepassait dans leurs sphères de vie, des fans de handball, des excitésde la marque Apple, des spectateurs de concert… » L’informationest en train de changer, mais le journalisme, lui, reste le même. Ilreste,  surtout, un métier :  raconter,  enquêter,  vérifier.  Internet  luirappelle  juste qu’une story, comme disent  les Anglo­Saxons, n’estpas une bouteille  lancée  à  la mer. C’est plutôt un  filet  de pêchedans lequel le journaliste trouvera, en le remontant, des critiques,des compléments, des témoignages et des idées.

Et  si  ce métier­là  est menacé,  c’est peut­être moins par  lesblogueurs et autres amateurs que par un système économique quia fait de la gratuité l’un de ses piliers. Tout le monde est d’accordpour  dire  qu’une  information  gratuite  n’est  pas  dépourvue  devaleur, mais personne ne semble prêt à vouloir en payer  le  justeprix. Le lecteur est maintenant habitué à consommer les news d’unsimple clic et  sans  jamais  communiquer  son numéro de carte decrédit. L’idée d’une redevance acquittée par les moteurs de recher­che, qui  jouent le rôle de diffuseur et font des bénéfices en utili­sant  l’ensemble  des  contenus  publiés  sur  Internet,  n’a  jamais  étésérieusement évoquée. Certains, comme Neil Henry, professeur dejournalisme à l’université de Berkeley en Californie, pensent mêmeque le modèle d’un journalisme à but lucratif a vécu et que l’ave­nir  de  la  profession  passe  par  le  mécénat  ou  les  subventionspubliques. Les annonceurs sont finalement les seuls prêts à mettrela main à la poche, mais, par peur d’être les « cochons de payeur »,ils sortent encore leur carnet de chèques en se bouchant le nez :les tarifs de la publicité restent très bas sur Internet. En attendantque le marché leur soit plus favorable, les groupes de presse écritefont le gros dos. Confrontés à une baisse de leur lectorat, débous­solés par une concurrence  jugée déloyale puisqu’elle est gratuite,ils  sont  soumis  à  une  pression  économique  qui  les  oblige,  s’ilsveulent  survivre, à alléger  les effectifs de  leurs  rédactions papier.Dans  le  même  temps,  ils  doivent  développer  leurs  équipes  Webmais ne peuvent se payer  le  luxe de  le  faire  trop rapidement. Etau  total,  le  solde  de  créations  d’emplois  dans  le  journalisme,  unmétier où il a par ailleurs toujours été difficile de gagner une placestable,  est  négatif.  Le  phénomène  n’est  pas  uniquement  français.

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Neil Henry peut ainsi constater :  « J’étais basé en Afrique pour  leWashington Post entre 1989  et 1992.  Les  chaînes  de  télévisionavaient  à  l’époque  trois bureaux  sur  le  continent.  Elles  n’en  ontplus aucun aujourd’hui. La presse écrite, elle aussi,  a été obligéede fermer de nombreux bureaux, à cause des dépenses nécessai­res pour  les  faire  fonctionner. Sur  les autres continents,  le mêmeprocessus est à  l’œuvre. Le résultat, c’est que les Américains sontplus  ignorants  sur  le  monde  aujourd’hui  qu’il  y  a  dix  ans.  Cecipeut  avoir  des  conséquences  dangereuses  pour  le  pays  le  pluspuissant de la planète, et donc pour les autres pays. Et je ne croispas que les blogueurs ou les journalistes citoyens puissent y fairegrand­chose. ».

■ Thomas Bronnec est journaliste. Après avoir passé cinq ans sur le site Internet del’Expansion, il travaille désormais sur le Web de l’Express. Il a également passé uneannée au Vietnam, où il a réalisé de nombreux reportages pour la presse magazine. 

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