LES JEUX OLYMPIQUES A LA BELLE ÉPOQUE...

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LES JEUX OLYMPIQUES A LA BELLE ÉPOQUE (Paris 1924) PIERRE LEWDEN En guise d'introduction... C'est en 1972, à l'occasion d'une série de cinq émissions — qui m'avait été demandée pour France-Culture sous le titre « Pages d'Histoire olympiques » — que me fut donnée l'occasion de renouer des liens avec Pierre Lewden. De Gaston Ragueneau, qui avait participé aux Jeux intermédiaires organisés à Athènes en 1906, Jeux qui ne figurent plus aujourd'hui dans la chronologie olympique officielle, à Daniel Robin, double médaillé d'argent à Mexico (1968), je m'étais en effet attaché à réunir les témoignages vécus de champions ou de médaillés olympiques, en essayant de comprendre avec eux qu'elle avait été l'atmosphère des Jeux auxquels ils avaient participé, s'ils étaient d'accord pour l'organisation de manifestations culturelles durant le temps des concours athlétiques, et s'ils pensaient enfin que l'idée olympique se trouvait en danger ou au contraire en progrès. Qu'il s'agisse d'un Joseph Guillemot, d'un Jean Taris, d'une Micheline Ostermeyer, ou d'athlètes des vingt dernières années, tous apportè- rent un témoignage sincère et des plus enrichissants. Pour ce qui est de Pierre Lewden, les choses allèrent même plus loin. Son interview m'avait particulièrement frappé, car il faisait ressusciter avec beaucoup de verve et de naturel une époque où la participation aux Jeux s'effectuait dans des conditions inimaginables de nos jours. Le matin même de sa finale des Jeux de 1924, n'avait-il pas rejoint le lieu d'exercice quotidien de sa profession, comme si de rien n'était, avant de prendre comme tout un chacun, en métro et en autobus, le chemin de Colombes ? C'est alors que Lewden me confia qu'il avait pris la peine d'écrire les souvenirs de sa carrière sportive, et accepta de m'en prêter le manuscrit. Celui-ci, par sa précision, son authenticité, me parut justifier une publication qui le préserverait définitivement. Et c'est pourquoi je suis si heureux que les rédacteurs en chef d'« Education Physique et Sport » aient, dès la première lecture, partagé mon point de vue, vous offrant ainsi les pages qui vont suivre. Pierre Lewden, né le 21 février 1901, à Libourne, est aujourd'hui un septuagénaire plein de vivacité, malgré une carrure solide. Il joue, avec plusieurs amis, un rôle important, dans la bonne marche de l'Association des Médaillés Olympiques, présidée par Maître René Bondoux (médaillé d'or au fleuret par équipes lors des Jeux de Los Angeles en 1932). Il n'a pas perdu un pouce de son mètre soixante- huit, qu'il réussit un jour de 1925 à Stockholm à faire passer au-dessus d'une barre située vingt-sept centimètres plus haut. Il fallut attendre mai 1944 pour que Guy Lapointe, du Lyon Olympique Universitaire, réussisse à franchir un mètre quatre-vingt-seize, battant ainsi d'un centimètre le fameux record de Lewden. Ce dernier, champion de France en 1920 (1,84 m), 1922 (1,87 m), 1923 (1,76 m), 1924 (1,86 m) et 1925 (1,83 m) réussit à se classer 8e des Jeux d'Anvers (1920) et 3 e des Jeux de Paris — durant lesquels on ignore trop souvent que son compatriote Guilloux, de son côté, atteignit la 6 e place ex aequo avec le Suédois Jansen, grâce à un bond de 1,85 m — après avoir littéralement « inventé » ce double ciseau avec retournement à l'intérieur, qui était la marque d'un esprit original. A son palmarès, on fait figurer 24 sélections internationales assorties de 14 victoires. Mais lui-même ajouterait volontiers un vingt- cinquième Coq, celui d'un match Japon-France, disputé en 1926 au Pays du Soleil Levant. Il était en effet Capitaine de l'Equipe de France pour cette rencontre et ce déplacement, qui se déroula dans des conditions ferroviaires assez extravagantes. A l'époque, un coup d'aile ne suffisait pas... Un demi-siècle. Le sport, comme la vie, a changé. C'est pourquoi des témoignages simples et directs d'hommes au regard aussi aigu que Pierre Lewden, constituent pour les historiens d'aujourd'hui et de demain des sources d'un inappréciable intérêt... L'exemple a d'autant plus de prix, on le sait, que nous possédons également grâce aux merveilleuses pages de « l'orgue du stade » d'André Obey, une recréation littéraire du plus haut niveau : le saut en hauteur de Pierre Lewden, un jour de juillet 1924, à Colombes. Désormais la comparaison, ou plus exactement la confrontation des souvenirs de l'athlète lui-même avec la vision de l'écrivain devient possible... Jean DURRY Responsable du Musée du Sport NDLR - nos lecteurs trouveront dans les ANNALES de l'ENSEPS (n° 5 - juin 1974) d'importants extraits du manuscrit inédit de Pierre Lewden où il fait revivre cette épopée du sport français - encore mal connue, depuis ses premiers balbutiements jusqu'aux résultats honorables que l'on sait - durant ce premier quart de siècle. D ES quarante engagés au saut en hauteur, une moitié à peine se présente pour les éliminatoires. Quatre sautoirs aména- gés dans les prolongements de chaque ligne de touche du terrain de football s'offraient à leurs efforts : il suffisait de sauter 1,83 m pour être admis à la finale. Le temps était convenable et les sautoirs satisfaisants, en ce dimanche 6 juillet, pre- mière journée des compétitions d'athlétisme. Le soir nous n'étions plus que neuf retenus pour la finale : trois Américains : Poor, Brown et Osborne, le Hongrois Gaspar, le Suédois Jansson, le Norvégien Helgeben, le Sud- Africain Roberts, enfin deux Français : Guilloux et moi-même. La surprise avait été l'élimina- tion de l'Américain Juday, ratant ses trois essais à 1,83 m, alors qu'il sautait facilement aux environs de 1,90 m en temps normal. Je ne suis pas tenté d'affirmer que mon sommeil avait été profond et prolongé pendant la nuit du dimanche à ce lundi envisagé, je n'ose écrire attendu, depuis quatre ans. On peut, d'une année à l'autre, rattraper un championnat national équivoque ou raté : il faut quatre ans pour corriger un résultat insuffisant aux jeux Olympiques... sinon, il était trop tôt ou trop tard... Et je n'oubliais pas les transes par lesquelles m'avait fait passer une entorse, trois semaines plus tôt. J'aurais sans doute été superficiellement apaisé, peut-être tranquillisé, si mon patron de l'agence Fournier m'avait consenti une insi- gnifiante latitude : celle de ne pas travailler ce lundi là. J'avais fourni un réel effort profes- sionnel pendant le mois de juin, chargé entre tous dans le journalisme financier ; je suppo- sais naïvement qu'il m'en serait tenu compte pendant la période sportivement cruciale qui allait suivre. Espoir inutile et déçu ! Avant la 33 Revue EP.S n°128 Juillet-Août 1974. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

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LES JEUX OLYMPIQUES A LA BELLE ÉPOQUE (Paris 1924)

PIERRE LEWDEN

En guise d'introduction... C'est en 1972, à l'occasion d'une série de cinq émissions — qui m'avait été demandée pour France-Culture sous le titre « Pages d'Histoire olympiques » — que me fut donnée l'occasion de renouer des liens avec Pierre Lewden. De Gaston Ragueneau, qui avait participé aux Jeux intermédiaires organisés à Athènes en 1906, Jeux qui ne figurent plus aujourd'hui dans la chronologie olympique officielle, à Daniel Robin, double médaillé d'argent à Mexico (1968), je m'étais en effet attaché à réunir les témoignages vécus de champions ou de médaillés olympiques, en essayant de comprendre avec eux qu'elle avait été l'atmosphère des Jeux auxquels ils avaient participé, s'ils étaient d'accord pour l'organisation de manifestations culturelles durant le temps des concours athlétiques, et s'ils pensaient enfin que l'idée olympique se trouvait en danger ou au contraire en progrès. Qu'il s'agisse d'un Joseph Guillemot, d'un Jean Taris, d'une Micheline Ostermeyer, ou d'athlètes des vingt dernières années, tous apportè­rent un témoignage sincère et des plus enrichissants. Pour ce qui est de Pierre Lewden, les choses allèrent même plus loin. Son interview m'avait particulièrement frappé, car il faisait ressusciter avec beaucoup de verve et de naturel une époque où la participation aux Jeux s'effectuait dans des conditions inimaginables de nos jours. Le matin même de sa finale des Jeux de 1924, n'avait-il pas rejoint le lieu d'exercice quotidien de sa profession, comme si de rien n'était, avant de prendre comme tout un chacun, en métro et en autobus, le chemin de Colombes ? C'est alors que Lewden me confia qu'il avait pris la peine d'écrire les souvenirs de sa carrière sportive, et accepta de m'en prêter le manuscrit. Celui-ci, par sa précision, son authenticité, me parut justifier une publication qui le préserverait définitivement. Et c'est pourquoi je suis si heureux que les rédacteurs en chef d'« Education Physique et Sport » aient, dès la première lecture, partagé mon point de vue, vous offrant ainsi les pages qui vont suivre.

Pierre Lewden, né le 21 février 1901, à Libourne, est aujourd'hui un septuagénaire plein de vivacité, malgré une carrure solide. Il joue, avec plusieurs amis, un rôle important, dans la bonne marche de l'Association des Médaillés Olympiques, présidée par Maître René Bondoux (médaillé d'or au fleuret par équipes lors des Jeux de Los Angeles en 1932). Il n'a pas perdu un pouce de son mètre soixante-huit, qu'il réussit un jour de 1925 à Stockholm à faire passer au-dessus d'une barre située vingt-sept centimètres plus haut. Il fallut attendre

mai 1944 pour que Guy Lapointe, du Lyon Olympique Universitaire, réussisse à franchir un mètre quatre-vingt-seize, battant ainsi d'un centimètre le fameux record de Lewden. Ce dernier, champion de France en 1920 (1,84 m), 1922 (1,87 m), 1923 (1,76 m), 1924 (1,86 m) et 1925 (1,83 m) réussit à se classer 8e des Jeux d'Anvers (1920) et 3e des Jeux de Paris — durant lesquels on ignore trop souvent que son compatriote Guilloux, de son côté, atteignit la 6e place ex aequo avec le Suédois Jansen, grâce à un bond de 1,85 m — après avoir littéralement « inventé » ce double ciseau avec retournement à l'intérieur, qui était la marque d'un esprit original. A son palmarès, on fait figurer 24 sélections internationales assorties de 14 victoires. Mais lui-même ajouterait volontiers un vingt-cinquième Coq, celui d'un match Japon-France, disputé en 1926 au Pays du Soleil Levant. Il était en effet Capitaine de l'Equipe de France pour cette rencontre et ce déplacement, qui se déroula dans des conditions ferroviaires assez extravagantes. A l'époque, un coup d'aile ne suffisait pas...

Un demi-siècle. Le sport, comme la vie, a changé. C'est pourquoi des témoignages simples et directs d'hommes au regard aussi aigu que Pierre Lewden, constituent pour les historiens d'aujourd'hui et de demain des sources d'un inappréciable intérêt... L'exemple a d'autant plus de prix, on le sait, que nous possédons également grâce aux merveilleuses pages de « l'orgue du stade » d'André Obey, une recréation littéraire du plus haut niveau : le saut en hauteur de Pierre Lewden, un jour de juillet 1924, à Colombes. Désormais la comparaison, ou plus exactement la confrontation des souvenirs de l'athlète lui-même avec la vision de l'écrivain devient possible...

Jean DURRY Responsable du Musée du Sport

NDLR - nos lecteurs trouveront dans les ANNALES de l'ENSEPS (n° 5 - juin 1974) d'importants extraits du manuscrit inédit de Pierre Lewden où il fait revivre cette épopée du sport français - encore mal connue, depuis ses premiers balbutiements jusqu'aux résultats honorables que l'on sait - durant ce premier quart de siècle.

D ES quarante engagés au saut en hauteur, une moitié à peine se présente pour les éliminatoires. Quatre sautoirs aména­

gés dans les prolongements de chaque ligne de touche du terrain de football s'offraient à leurs efforts : il suffisait de sauter 1,83 m pour être admis à la finale.

Le temps était convenable et les sautoirs satisfaisants, en ce dimanche 6 juillet, pre­mière journée des compétitions d'athlétisme. Le soir nous n'étions plus que neuf retenus pour la finale : trois Américains : Poor, Brown et Osborne, le Hongrois Gaspar, le Suédois

Jansson, le Norvégien Helgeben, le Sud-Africain Roberts, enfin deux Français : Guilloux et moi-même. La surprise avait été l'élimina­tion de l'Américain Juday, ratant ses trois essais à 1,83 m, alors qu'il sautait facilement aux environs de 1,90 m en temps normal.

Je ne suis pas tenté d'affirmer que mon sommeil avait été profond et prolongé pendant la nuit du dimanche à ce lundi envisagé, je n'ose écrire attendu, depuis quatre ans. On peut, d'une année à l'autre, rattraper un championnat national équivoque ou raté : il faut quatre ans pour corriger un résultat

insuffisant aux jeux Olympiques... sinon, il était trop tôt ou trop tard... Et je n'oubliais pas les transes par lesquelles m'avait fait passer une entorse, trois semaines plus tôt. J'aurais sans doute été superficiellement apaisé, peut-être tranquillisé, si mon patron de l'agence Fournier m'avait consenti une insi­gnifiante latitude : celle de ne pas travailler ce lundi là. J'avais fourni un réel effort profes­sionnel pendant le mois de juin, chargé entre tous dans le journalisme financier ; je suppo­sais naïvement qu'il m'en serait tenu compte pendant la période sportivement cruciale qui allait suivre. Espoir inutile et déçu ! Avant la

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Londres 7 juillet 1923 : 6 pieds 4 pouces (1,93 m), record du championnat d'Angleterre

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législation du travail de 1936, l'une des plus belles conquêtes sociales de la République, l'employé n'était qu'un être entièrement soumis à la disposition et au bon vouloir de l'employeur. La direction me fit savoir que, si je voulais profiter de mes quinze jours de congé annuel, il ne fallait pas les écorner à l'avance pour un motif futile. Dans la presse, les rédacteurs travaillaient alors sept jours sur sept, sans exception pour les fêtes et jours fériés. Le week-end était inconnu : la seule règle admise était basée sur deux jours de repos mensuel pour 28 ou 29 jours de travail. L'agence Fournier me précisa que j'étais privilégié, parce que la presse financière ne paraissait que six jours par semaine au lieu de sept. J'étais arrivé dans ces « avantageuses » con­ditions au pied du mur de ma finale. J'avais quand même pris mes précautions. Le dimanche soir après l'éliminatoire je fis un copieux dîner. L'expérience m'avait appris qu'un repas, même léger, fut-ce trois ou quatre heures avant un effort prolongé, ne me valait rien, et, au contraire, gâchait tout. Je faisais donc suivre le dîner de la veille par un substantiel petit déjeuner le lendemain matin, et j'attendais les événements. Pour donner toute ma mesure, il fallait que je sois pratiquement à jeûn. Déjà sérieusement lesté par mon dîner le soir de l'éliminatoire, je complétai donc mon chargement alimentaire par une imposante dose de lait additionnée de pain, de confiture et de miel... et je me rendis place de la Bourse pour me pencher sur mes informations et ma copie. Vous imaginez, de nos jours, un finaliste olympique aux chances sérieuses qui ne soit pas couvert d'or longtemps à l'avance par l'Etat, soucieux d'écarter toute ombre de souci et toute anicroche ? Par quelle aberration serait-il contraint à travailler le matin même de sa finale ? Je n'étais tout de même pas abandonné : mes camarades du Stade Français m épaulaient ; mon vieil et très cher ami, Léon Defossez, sportif admirable s'il en fut, se mit en quatre pour me faciliter les choses. Venu spéciale­ment du Nord où il habitait, il faisait tout pour me faciliter les choses. Vers midi et demi, il vint me chercher à l'agence Fournier et, tous deux, nous nous dirigeâmes vers Colombes. En cours de route une halte dans un petit restaurant de l'Ile de la Jatte permit à Defossez de déjeuner succinctement, tandis que j'absorbais un café au lait très sucré. Un peu avant deux heures j'arrivai au vestiaire du stade.

Il ne faisait pas particulièrement beau, mais la température était satisfaisante : elle n'exi­geait pas un échauffement prolongé. Guilloux était de mon avis, pourtant, plus lourd que moi, il était plus long à se mettre en train. Nous nous sommes affairés pour disposer nos marques d'élan avant de nous asseoir, appa­

remment calmes : sans avoir l'air d'y toucher, nous ne perdions pas un détail du comporte­ment de nos adversaires... La cérémonie commença par l'appel des finalistes, puis le président du jury des sauts nous lu, en anglais d'abord, puis en français, un rappel du règlement : « Un concurrent peut sauter à n'importe quelle hauteur au-dessus du minimum, mais il devra dès lors sauter à chaque nouvelle élévation de la barre. Le saut est régulier lorsque la tête du concurrent ne franchit pas la barre avant les pieds et lorsque la tête n'est pas au-dessous des hanches au passage de la barre. Il est interdit de franchir la barre soit en exécutant un plongeon, soit le saut périlleux. Tout concurrent doit se recevoir sur un membre inférieur sous peine d'annula­tion du saut ». J'ignore comment le jury en était arrivé à décider ce rappel ; mais ce préliminaire inhabituel était, de toute évidence, dirigé contre Osborne. Champion des Etats-Unis 1924, Osborne avait battu Brown, champion 1923. Mais, dans son pays même, Osborne avait ses détracteurs. En effet son style très caractéristique présentait des particularités contestables. L'ancien re­cordman du monde Horine, et son successeur Besson sautaient dans le style dit « à la Horine », c'est-à-dire en s'allongeant, jambes en avant et en basculant presqu 'à l'horizontale au-dessus de la barre. Mais ils respectaient le règlement qu'on venait de nous rappeler et qui exigeait de passer les pieds avant la tête. La méthode employée par Osborne frôlait ou atteignait l'irrégularité en ce qui concernait le passage des pieds avant la tête. Mais là n'était pas le plus reprehensible. Il appuyait son genou ou sa hanche sur la barre, la pliait de son poids, et, une fois cette barre abaissée par rapport à la hauteur mesurée, il basculait au-dessus d'elle, tandis que d'une main allongée contre son corps, il la plaquait contre les poteaux. La barre vibrait, se détendait, et sautait plusieurs fois sur ses chevilles de huit centimètres avant de s'immobiliser. Osborne n'avait donc pas forcément sauté la hauteur de la barre immobile sur ses chevilles, mais nul règlement n'avait prévu cette échappa­toire, et le saut était valable. Ce fut d'ailleurs cette pratique qui provoqua, par la suite, la modification du règlement : la barre ne reposant plus sur de longues chevilles coulissant à l'extérieur des poteaux, mais sur des taquets placés à l'intérieur de ces poteaux, et laissant de chaque côté une marge d'un millimètre entre l'extrémité de la barre et le poteau.

Dès le premier saut, il n'y eut plus le moindre doute. Sentant la menace, Osborne avait décidé d'entrer tout de suite dans le débat pour s'adapter à ces circonstances inhabituelles. La barre était à 1,75 m, et il se présenta pour ce premier saut à une hauteur négligeable pour des finalistes olympiques.

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On vit alors un des juges quitter la pelouse et se placer ostensiblement dans le prolonge­ment des poteaux, afin de contrôler si la tête d'Osborne ne passait pas la barre avant les pieds. On ne pouvait pas être plus direct... Visiblement Osborne encaissa mal... On le sentait littéralement terrorisé, les nerfs à vif. Je suppose que tous les concurrents eurent, comme Guilloux, et moi-même, la sensation d'un assassinat au coin du bois. Règlement ou pas, nous étions loin de l'affrontement « à la loyale », et l'impression était d'autant plus pénible qu'aucun de nous sans doute n'était consentant. Complètement déréglé, Osborne rata platement son premier essai... Deux minutes plus tard, nouvel élan et nouvel échec... à 1,75 m. Il ne restait plus qu'un seul et dernier essai. Pourquoi n'avait-on pas laissé Osborne sauter tranquillement, quitte à le disqualifier après un avertissement person­nel sur la fin du concours ? Allions-nous à une parodie de championnat olympique pour consacrer un vainqueur au rabais ? Allions-nous à l'élimination immé­diate et sans combat du grand favori ? Heureusement non ! Au troisième essai... aux conséquences capita­les, Osborne rassembla toute son énergie, se plongea dans une méditation de quelques secondes, et prit son élan comme un fauve qui bondit sur sa proie... Ouf !... Osborne avait passé, régulièrement, quinze bons centimètres au-dessus de la barre. Le véritable concours allait commencer. Si on n'est pas exclusivement égoïste au seuil d'une compétition décisive, on perd une part de ses chances. Je faisais donc froidement mon calcul personnel : par déduction je craignais surtout les sauteurs Américains et le Hongrois Gaspar. Sans doute avais-je déjà battu le grand magyar l'année précédente à Paris, mais cela pouvait n'avoir été qu'un incident de parcours dans la carrière du champion de Hongrie dont les ressources, avec sa taille approchant 1,90 m, étaient toujours considérables. Au cours des sauts éliminatoi­res j'avais «pesé» une fois de plus le Suédois Jansson, que j'avais déjà battu à plusieurs reprises, et le Norvégien Helgeben. Tous deux étaient dans ma série et ne m'avaient pas fait l'effet de rivaux spécialement dangereux. Je n'avais pas encore vu le Sud-Africain Roberts. Guilloux n'avait pas été impressionné par sa façon de se qualifier dans la même série que lui. Pour ma part, j'avais limité mes efforts d'entraînement à 1,90 m, franchis le mardi précédent à l'issue d'une longue séance de travail de style à 1,75 m et 1,78 m. Je sentais que je pouvais aller plus haut mais je m'en étais prudemment gardé. L'avant-veille des éliminatoires, j'avais effectué un essai de contraction sur un dynamomètre à poignée qui me donnait toujours de bonnes indications. De la main droite j'avais bloqué l'aiguille à 60 kilos, et de la main gauche à 63. Donc tout

se présentait bien : il ne restait plus qu'à lutter... Deux ou trois déclenchements de vitesse sur la pelouse me firent sentir que la détente était bonne. Tout le monde passa 1,80 m sans encombre... à 1,85 m, deux premières chutes : le Sud-Africain Roberts et le Norvégien Helgeben, peut-être victimes de la solennité ambiante... 1,88 m : nous n'étions plus que sept. Cela devenait sérieux ! Cette hauteur allait écarter deux concurrents : Guilloux et le Suédois Jansson. Le sautoir commençait à se ressentir de la multiplication des appels sur une surface restreinte, et je remarquais bien qu'aucun des concurrents ne modifiait ses marques. Il était pourtant si facile, comme je l'avais recommandé à Guilloux, de les déplacer latéralement... Allez donc vaincre la force de l'habitude, même et surtout si elle est mauvaise ! Mes prévisions étaient bonnes : seuls res­taient en compétition les trois Américains, Gaspar et moi-même. Jusque-là, je m'étais efforcé à limiter la dépense et à assurer mes sauts avec un minimum d'effort. Cela m'avait bien réussi, puisque j'avais toujours passé au premier essai. Ce n'était plus l'heure de plaisanter : il fallait désormais assurer tous les sauts sans excep­tion, donc prendre son temps, en parfait égoïste, sans le moindre souci du public ou de l'entourage. Le critique ou le mécontent se gardent bien de vous remplacer dans les circonstances délicates : je m'étais donc volontairement isolé, coupé du monde., obnu­bilé par cette barre qu'on élevait lentement entre les poteaux, et ce sable bien bêché qui attendait pour me recevoir de l'autre côté. Mon raisonnement était d'une simplicité enfantine : celui qui saute le plus haut gagne. Hors de cet axiome, j'ignorais tout, et j'aurais sauté avec des œillères... La barre à 1,90 m !

Osborne passa au premier essai... avec un « han » sonore, et alla se rallonger sur l'herbe... Je partis vite, trop brusquement peut-être..., une ultime rectification d'élan à quatre métrés de l'envol et... je passai ! Il y avait beaucoup plus de Français que d'Américains sur les gradins. Je m'en rendais compte au bruit et aux mouvements du public. Deux malheureux, l'Américain Poor et le Hongrois Gaspar, n'avaient pu sauter ce mètre quatre-vingt-dix... Une douce félicité me péné­tra : au pire j'étais donc troisième. Et troi­sième aux Jeux, c'était la preuve que je n'avais pas mal mené ma barque pendant quatre ans...

« Maintenant, me disais-je... qui sait... ? » Pendant qu'on mesurait au millimètre près le mètre quatre-vingt-douze de la barre, je me mettais « en esprit ». Je me forgeais une résolution à toute épreuve, je me concentrais

sur la perspective de l'effort imminent et sans réserve. Osborne ouvrit la voie, avec cette même apparente nonchalance qui ne l'avait guère quitté depuis son dernier essai tragique et capital à 1,75 m. Invariablement, il semblait calculer sa peine au plus juste, et effleurait la barre à chaque saut. Je dois reconnaître que ce genre de désinvolture pouvait être irritant pour ses adversaires : pourtant, tout à mon sort personnel, je ne m'en formalisais guère. Brown, lui aussi semblait s'en accommoder en toute quiétude. En tous cas nous manquâmes tous deux notre premier essai... sous les yeux indifférents d'Osborne, sûr de lui... Je revins au départ, et j'attendis la lente remontée du flux muscu­laire. Un léger vent se leva et fit tourbillonner la poussière sur le sautoir, prolongeant mon attente : il faut absolument éviter la moindre influence du vent qui vous coupe les jambes à coup sûr pendant l'élan... Enfin, je repartis, lentement et j'accélérai sur les quatre derniè­res foulées... appel bien poussé, bien détaché et... ouf... j'avais passé ! J'entendis comme dans un rêve la rauque détente des spectateurs qui, libérés eux aussi, marquaient un temps avant de battre des mains. Dix secondes à peine après moi, Brown s'élançait et passait à son tour... Nous étions toujours trois, et on plaçait la barre à 1,95 m. Jamais encore je n'avais franchi cette hauteur. L'année précédente j'avais sauté 1,93 m à Londres, et, depuis, je n'avais pas eu l'occa­sion de battre mon record personnel... Pourtant cette barre, plus haute que toutes celles que j'avais jusqu'alors affrontées, ne me posait pas de problèmes particuliers. Je dois même préciser que mon saut, tout frais, de 1,92 m m'avait familiarisé avec elle : je ne la sentais pas exclue de mes limites... Il faut et il suffit, me disais-je « de mettre le poids ». Osborne, paresseux, se leva lourdement, sans hâte. Il ajusta ses lunettes, attendit quelques secondes, les bras tombant de ses épaules flasques. Soudain il parut aiguillonné par un invisible compère et se mit en route : au premier essai il passait... A nous d'en faire autant ! Je sentais qu'il importait de ne pas brusquer les événements : j'avais déjà six sauts derrière moi, dont trois plus ou moins poussés. Et, dans les sauts, la lourdeur, la perte de détente viennent vite. La précipitation est l'ennemi numéro un du sauteur qui doit faire son possible pour récupérer entre ses essais. Je pris mon temps, après le succès d'Osborne. Je laissai paisiblement se reconstituer le trésor irremplaçable de ma détente. Courbé en deux sur la ligne de départ, mains aux genoux, sans un mot, regardant le sol, je

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L'équipe de saut en hauteur (1925) du Stade Français. De gauche à droite : Guilloux, Dupire (161), Cherrier, Lewden (184), Zwalhen, Bugat. (photos aimablement communiquées par l'auteur)

Ch. Banlard

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cherchais au fond de moi-même la substance inconnue qui aurait amplifié mon potentiel... Le stade attendait en silence, respectant ma retraite... Enfin je partis, sûr de moi, sentant que tout allait pour le mieux. Je pris un appel forcené, en bonne place, je m'envolai, bien lié et je passai ma barre. Je la sentis filer sous mes hanches et l'aperçus en me retournant. Une infime fraction de seconde, je me sentis sauvé... J'avais eu tort ! Alors que mon corps avait largement entamé sa descente, que mes épaules avaient dépassé la barre, la catastrophe se produisit : j'accro­chai cette barre, à peine, avec le nez ! Je la vis vibrer, bouger, et... tomber après moi alors que j'avais terminé ma chute. Brown, lui aussi, prépara longtemps son effort, mais il réussit son premier essai... Pour moi, plus d'illusion : j'avais donné mon maximum. Ce dernier saut, ce saut manqué d'un demi-centimètre, avait épuisé mon capi­tal de détente. Aucune fatigue, assurément, mais l'impression de n'avoir plus de muscle, de ressort, de me mouvoir dans le vide, comme un pantin dont les ficelles ont été coupées. Mes deux derniers essais ne pouvaient pas dépasser l'absurde d'une simple formalité. Dès lors, étranger au débat qui se poursuivait, je compris que Brown m'était, en tout état de cause, supérieur, sinon par le style, du moins par ses capacités. Il était, par sa nature, le plus grand sauteur du trio dépassant nettement Osborne dont la taille n'atteignait pas 1,80 m. Ce fut cependant Osborne qui passa 1,98 m, enlevant le titre de champion olympique. Son saut vainqueur fut admirable. Au fur et à mesure que la barre s'élevait, Osborne sautait de plus en plus régulièrement, les pieds bien en avant. A 1,98 m, l'américain s'offrit le luxe de passer nettement au-dessus de l'obstacle, avec cette facilité étonnante qui n'a pas d'autre explication que la grande classe. Aussitôt les bruyantes acclamations de ses compatriotes secouèrent l'assistance. A dé­faut du nombre, les Américains avaient la puissance vocale : Osborne, était leur second champion olympique de la journée, succédant au blond Taylor, vainqueur du 400 m haies... Un instant après, deux drapeaux étoiles montaient aux mâts, au-dessus du tableau d'affichage... mais, sur le côté droit, un drapeau Français complétait la panoplie... Un de mes amis, photographe de presse, enregis­tra l'image de « mon » drapeau. Pour la seconde fois, l'hymne américain couronna ce championnat olympique de saut en hauteur alors que les lauréats se serraient la main fraternellement, en privé, pourrait-on dire, avant de se séparer puisque la mode n'était pas encore au podium.

P. LEWDEN

RÉCIT D'UN TÉMOIN

EXTRAIT DE L'ORGUE DU STADE D'ANDRE OBEY

NRF 1925

1 mètre 90 il monte. Une jambe passe. L'autre qui traîne, fléchie, va heurter la barre, du genou. Il l'étire et l'élève d'une saccade si violente qu'elle le retourne sur le ventre. Torsion brusque, volte-face. Le corps, en l'air, se détend, s'assouplit, évoque irrésis­tiblement l'oiseau et retombe, ailes ouver­tes, dans le sable. - Lewden a sauté.

1 mètre 92 Avec Lewden, qui danse déjà sur la ligne de départ, plus question d'économies. Il don­nera tout ce qu'il a - bien heureux si cela suffit. Il a fait 1,92 m une fois dans sa vie, l'an dernier, aux championnats d'Angle­terre. Le refera-t-il aujourd'hui ? Supers­titieux, nous disons : Non ! en touchant du bois. Sportifs, nous sentons que oui. C'est un athlète supérieur qui incarne la posses­sion de soi. Les Jeux, dont la solennité trouble les faibles, les nerveux, les anxieux, doivent exalter ce fort que le risque aiguillonne. Il piaffe, soudain s'élance, claque le sol du pied, s'envole - et frappe la barre. Fausse note névralgique qui perce le tympan.

Deuxième essai A l'instant où Lewden revient se placer au départ, quelque chose nous dessèche, comme une soif. Nous avons besoin qu'il passe. Besoin du corps et de l'esprit, difficilement réalisable et qui nous rend tristes. Nous nous serrons l'un contre l'autre, nous nous soutenons, nous faisons famille. Lewden s'en va, de son petit pas court et musclé. Nous partons quinze mille avec lui. Notre saut de foule - imaginaire - se gerbe en vague autour du mince athlète - qui monte et passe. Hahaaaa !... Nous som­mes debout, pesanteur abolie, soulevés, projetés en l'air par notre effort mental.

1 mètre 95 Lewden se lève, souriant et pâle, cerné, happé, voulu, créé par quinze mille regards. Arrivé sur la ligne, il se penche, se plie en deux, jambes raides, mains aux genoux. Il reste ainsi une longue minute : méditation musculaire, pleine de foi et d'anxiété, poignante comme une prière. ...Silence... Ce frêle garçon immobile, on jurerait qu'il

fixe, qu'il lie, qu'il unit le sol, qu'il l'accorde à son saut, qu'il le tête et l'éprouve - tout bas, pour lui seul - sous l'archet de ses muscles. Longue minute. Minute grande et profonde. Au ciel, là-haut, vogue un tran­quille après-midi. Tous les drapeaux rou­coulent. Des bruits d'été chantent une ronde autour du stade... Le stade est gelé -gonflé de forces en suspens - cœur que stoppe l'attente. Nous resterons changés en pierre tout le temps que Lewden voudra, retenant un souffle qui fanerait la rose du miracle... Mais il se relève, transfiguré (de quelle secrète sainte table ?) se met en danse, se rythme, se passionne, se donne... Imaginez qu'une brute fauche au lasso l'aérien, le divin jeté-battu de Nijinsky - et vous « entendrez » le cri d'une foule qui voit Lewden manquer d'un rien le plus beau saut de sa vie.

Deuxième essai Sur la ligne, Lewden s'est remis en prière, le corps en arc, les mains aux genoux. Osborne, couché dans l'herbe, le regarde d'en bas, curieusement. Il ne comprend certainement pas ces rites français, com­pensatoires d'une infériorité physique. Mais nous. Seigneur ! nous compre­nons !... Lewden est comme le fils de notre chair, en danger de mort. Nous le couvons, nous le devinons et l'attendons. Notre symphonie s'enfle, monte vers le formida­ble unisson d'orchestre qui doit, logique­ment, refaire le miracle... et qui, d'un coup, se dégonfle et fuse - ballon crevé ! Quoi ? Voyons, voyons, qu'est-ce que c'est ? Qu'y a-t-il ?...

Il y a qu'un avion raie le ciel et que Lewden le suit de l'œil. Et voilà. C'est fini. Désunion. Discordance. Il ne croit plus. Nous ne croyons plus. Il est là, debout, sur sa ligne, au milieu d'un torrent de forces fuyantes. Celui des deux qui franchira le mètre 95, nous savons, clair comme le jour, que ce n'est pas lui. Il saute. Il échoue. Brown saute. Il passe. Encore un essai - le dernier ! - pour Lewden. Simple formalité ; gobelet de rhum du condamné. Il le rate, bien entendu, et se couche, hors de cause. Il est troisième.

38 Revue EP.S n°128 Juillet-Août 1974. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés