JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE...

3
CLAUDE BAYER, DOCTEUR EN PSYCHOLOGIE. PROFESSEUR EPS. CREPS DE MONTRY JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE ATTITUDE PROSPECTIVE (suite, voir eps 133) une notion fondamentale proposée par la phénoménologie : LA DISPONIBILITÉ La phénoménologie élimine la conception d'un corps machine, d'un corps instrument soumis à l'influence prépondérante de l'âme ; cette façon nouvelle d'envisager la technique sportive en restituant au corps son véritable statut, suscite des modifications au niveau de l'apprentissage. Chaque joueur se trouve au cours d'une rencontre, plongé dans une « situation », bombardement incessant de stimuli. La spé- cificité des jeux sportifs collectifs existe dans la présence à tout moment de partenaires et d'adversaires, qui par leurs actions continuel- les modifient les situations et les font évoluer. L'individu engagé dans cette succes- sion d'événements doit choisir parmi les diverses sollicitations du champ de jeu, en fonction de sa prise d'information et de ce qu'il perçoit ; d'où cette notion fondamentale apportée par la phénoménologie : la disponi- bilité perceptivo-motrice. La conduite pré- sente, en effet, un versant perceptif et un versant moteur qui constituent deux aspects d'une seule et même réalité ; la perception préfigure implicitement le mouvement qui ne se réduit pas à une simple réponse méca- nique et l'analyse d'un geste ne se résume plus à la description du seul côté moteur, tel qu'il apparaît à un spectateur extérieur au déroulement de l'action. 1. Actuellement une pédagogie basée sur le jeu global.. Miroir Sprint 41 Revue EP.S n°134 Juillet-Août 1975. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

Transcript of JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE...

Page 1: JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE …uv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70134-41.pdf · vidu, de ses expériences passées, de son vécu dans la spécialité

CLAUDE BAYER, DOCTEUR EN PSYCHOLOGIE. PROFESSEUR EPS. CREPS DE MONTRY

JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE ATTITUDE PROSPECTIVE (suite, voir eps 133)

une notion fondamentale proposée par la phénoménologie : LA DISPONIBILITÉ La phénoménologie élimine la conception d'un corps machine, d'un corps instrument soumis à l'influence prépondérante de l'âme ; cette façon nouvelle d'envisager la technique sportive en restituant au corps son véritable statut, suscite des modifications au niveau de l'apprentissage.

Chaque joueur se trouve au cours d'une rencontre, plongé dans une « situation », bombardement incessant de stimuli. La spé­cificité des jeux sportifs collectifs existe dans la présence à tout moment de partenaires et d'adversaires, qui par leurs actions continuel­les modifient les situations et les font

évoluer. L'individu engagé dans cette succes­sion d'événements doit choisir parmi les diverses sollicitations du champ de jeu, en fonction de sa prise d'information et de ce qu'il perçoit ; d'où cette notion fondamentale apportée par la phénoménologie : la disponi­bilité perceptivo-motrice. La conduite pré­sente, en effet, un versant perceptif et un versant moteur qui constituent deux aspects d'une seule et même réalité ; la perception préfigure implicitement le mouvement qui ne se réduit pas à une simple réponse méca­nique et l'analyse d'un geste ne se résume plus à la description du seul côté moteur, tel qu'il apparaît à un spectateur extérieur au déroulement de l'action.

1. Actuellement une pédagogie basée sur le jeu global..

Miro

ir Sp

rint

41 Revue EP.S n°134 Juillet-Août 1975. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

Page 2: JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE …uv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70134-41.pdf · vidu, de ses expériences passées, de son vécu dans la spécialité

Mais ce choix que le joueur effectue dans ce flot d'informations résulte de la signification que chacun donne à la situation perçue ; il va donc dépendre : de la personnalité de l'indi­vidu, de ses expériences passées, de son vécu dans la spécialité ; tous éléments qui permettent de saisir la hiérarchisation des différents stimuli et leur importance relative. Deux êtres humains peuvent ainsi percevoir et comprendre une même situation de façon objective, mais différemment et avoir des réactions divergentes pour une même réalité d'événements. Les points de vue de l'enfant et de l'adulte peuvent donc prendre deux directions, parfois diamétralement oppo­sées ; c'est pourquoi il existe, dans les jeux sportifs collectifs, des différences fondamen­tales entre le jeu du débutant et celui du pratiquant confirmé. Chez l'enfant, les divers éléments du jeu s'investissent de significa­tions spécifiques fort lointaines de celles données par l'adulte à des faits semblables : le ballon acquiert la valeur d'un but, non d'un moyen ; les partenaires deviennent des ad­versaires dans la conquête de cette balle ; le but à atteindre laisse souvent indifférent car il représente une satisfaction différée - obtenue après de multiples privations, en particulier celle de renoncer momentanément à la balle et de s'en détacher - le choix des partenaires se distribue plus en fonction des réactions affectives que de la valeur technique suppo­sée. L'écueil pédagogique vient de l'adulte dont la conception diffère totalement de celle de l'enfant : il a tendance à projeter son propre point de vue et à proposer trop tôt le monde sportif artificiel et institutionnalisé, car les jeux sportifs collectifs constituent d'abord une activité d'adulte créée par des adultes pour des adultes et l'enfant assimile cette réalité à sa façon en lui assignant un sens conforme à sa personnalité propre. Pédagogiquement, il faudra donc tenir compte du degré de maturation de l'enfant, de ses possibilités de compréhension, de son affine-ment gestuel plus ou moins important, et du développement de ses qualités physiques et morphologiques : l'apprentissage par pur et simple imitation du modèle adulte reste inapplicable, se trouve rejeté et remplacé par un apprentissage qui respecte l'enfant et vise à l'enrichissement et la réorganisation des schè-mes moteurs existants et acquis au cours des expériences antérieurement vécues. Pour cultiver la disponibilité, cette qualité essentielle que doit posséder tout joueur, l'acte éducatif élimine la réalisation d'exerci­ces à priori, abstraits et analytiques, source de la formation de stéréotypes moteurs ; c'est-à-dire d'une simple corrélation entre un stimulus et une réponse toujours identique, mais propose des exercices qui respectent les éléments majeurs de la réalité (partenaires et adversaires) et qui comporte pour l'individu une possibilité de choisir à tout moment entre plusieurs solutions variables selon la dyna­mique évolutive des situations. Comme le

souligne Merleau-Ponty [8] « Apprendre, ce n'est donc jamais se rendre capable de répéter le même geste, mais de fournir à la situation une réponse adaptée par différents moyens ».

AVEC LA PSYCHANALYSE : L'AFFECTIVITE AU PREMIER PLAN

Si la phénoménologie a permis de considérer la conduite sportive comme un véhicule de la personnalité, puisque cette dernière se révèle à travers les gestes et les créations de chaque individu, la psychanalyse s'emploie à enrichir cette perspective en s'attachant aux désirs et au vécu affectivo-émotionnel de l'être humain pour comprendre certains as­pects profonds de la personne concernée. Dans la pratique des jeux sportifs collectifs, le joueur évolue dans un cadre spécial, libéré des nombreuses contraintes sociales et des multiples exigences du « Sur-Moi » ; engagé à fond dans l'action qui se déroule, il laisse inconsciemment transparaître à travers son comportement certains conflits intrapsy-chiques, certaines pulsions instinctuelles la­tentes, certains désirs refoulés. Activités de dérivation et de compensation permettant de résoudre quelques problèmes conflictuels, possibilités de canalisation de nombreux instincts, source de « catharsis » et moyens de décharge de certaines tensions non rédui­tes, les conduites sportives présentent un parallélisme frappant avec l'expression artis­tique. Le joueur trouve donc une issue pour canaliser ses pulsions destructrices et son agressivité par l'intermédiaire de la compéti­tion sportive, forme de combat socialisé et accepté, où comme le souligne B. Jeu [9], « la mort se trouve transposée et jouée sur le mode du symbole ». Certains auteurs (Mélanie Klein en particulier) attachent aux différents éléments du match (objets ou actions) des significations incons­cientes sous-tendues généralement pour les psychanalystes par des pulsions sexuelles : le symbolisme permet à l'individu de vivre de façon satisfaisante, à travers des comporte­ments permis et autorisés par les normes socio-culturelles, des situations traumatisan­tes ou pénibles. Chaque joueur privilégie des réponses comportementales qui restent im­prégnées par tout le halo affectif dont elles se colorent ; ces gestes, en accord avec les forces profondes du psychisme permettent à l'individu de préserver l'intégrité de son Moi grâce à l'utilisation des mécanismes de défense qu'il juge efficaces. Le maintien de cet équilibre personnel rendu possible par la pratique des jeux sportifs collectifs permet de comprendre la motivation qui pousse un joueur vers telle ou telle spécialité et oriente son choix vers une pratique sportive détermi­née. Le pédagogue devra tenir compte de cet élément essentiel, s'il veut respecter les aspirations profondes de chacun et lui per­mettre un épanouissement total et une

réalisation complète qui ne nuisent pas à l'harmonie individuelle de sa personnalité. La structure personnelle du joueur détermine donc le choix de son activité sportive. Mais pour chaque jeu sportif collectif, une organi­sation collective s'avère indispensable ; la répartition des rôles et des tâches qui en dépendent, doit également tenir compte de la personnalité du joueur. Si chez les jeunes, les tâches restent assez simples, au fur et à mesure que le degré de maturité et de compréhension augmente, conjointement aux possibilités physiques et à l'affinement des conduites motrices les rôles, progressive­ment, deviennent de plus en plus complexes. D'ailleurs le joueur a tendance à satisfaire ses aspirations personnelles en choisissant une place sur le terrain qui lui permette d'utiliser ses conduites préférentielles. Pendant long­temps, seuls les critères morphologiques ont prévalu pour la distribution des rôles et l'élaboration de la structure formelle de l'équipe ; il semble que cette option aille à rencontre du respect des forces dynamiques du psychisme individuel. Il paraît donc souhaitable de proposer à des joueurs prêts à coopérer, à entrer en relation avec autrui, une place centrale où ils seraient au cœur des échanges et de la circulation de balle. Inversement, pour éviter tout traumatisme possible, un joueur inhibé doit évoluer dans une position excentrée, à l'aile par exemple, où les possibilités de rentrer en contact avec les autres se trouvent réduites. Dans un même ordre d'idées, attribuer un rôle où l'interception en défense et le tir en attaque représentent les atouts principaux paraît une conception logique lorsqu'il s'agit d'un joueur très agressif. Mais s'opposer à l'expression de la personnalité du joueur, comme celle de proposer à un sujet individualiste, un rôle de coopération, où la passe représente le geste utilisé le plus fréquemment, semble être une solution à éliminer. « Le degré d'implica­tion du Moi dépend de la personnalité et de ses relations avec le rôle, celle-ci s'exprimant davantage dans un rôle qui lui plaît et qui correspond à ses aspira­tions » [10]. Expression de l'instinct d'agression qu'elle récupère, la compétition permet l'écoulement sans danger de l'accumulation d'agressivité propre à tout être humain ; si certains éducateurs [11] rejettent la compétition en tant qu'elle reproduit un modèle de fonction­nement adopté dans certaines sociétés, si d'autres pensent que l'excès d'affrontement sécrété par la situation compétitive, débou­che sur un renforcement et un développe­ment exagéré des conduites agressives, il semble cependant indispensable de contrôler cette agressivité, qui, refoulée, risquerait de réapparaître sous des formes explosives beaucoup plus dangereuses. Il ne faut donc pas rejeter de façon systématique le phéno­mène compétitif, mais savoir l'utiliser à bon escient.

42 Revue EP.S n°134 Juillet-Août 1975. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

Page 3: JEUX SPORTIFS COLLECTIFS : LES FONDEMENTS D'UNE …uv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70134-41.pdf · vidu, de ses expériences passées, de son vécu dans la spécialité

L'APPROCHE STRUCTURALISTE

Le structuralisme, qui « n'est ni une doc­trine, ni une philosophie... mais essen­tiellement une méthode» [12], introduit les concepts de modèle et de système. Cette notion de modèle intervient dans la planifica­tion de l'entraînement et la systématisation du contenu de celui-ci. Comme le note L. Téodoresco [13] «une conception de jeu concrétisée par des systèmes, des circulations et des combinaisons tac­tiques, ainsi que des exercices, en vue de leur appropriation par les sportifs, n'est au fond qu'un modèle élaboré théoriquement et vérifié ensuite par la pratique de la préparation des joueurs et de l'équipe ». Ceci suppose la program­mation en volume et en qualité de la préparation d'une équipe tant sur le plan technico-tactique que sur les plans physique et psychologique, en vue d'objectifs bien précis et définis préalablement ; cette optique prospective ne se justifie que par son incessante confrontation avec la réalité pra­tique en vue d'une remodulation souhaitable de ce modèle théorique d'entraînement. Chaque équipe possède un système de jeu qui se définit par un dispositif spatial de départ (4-3-3 en football, 1-5 au hand-ball par exemple) ; mais ce système n'est pas une organisation statique (comme la Théorie de la Forme définissait la structure), mais une succession de transformations. Dans le sys­

tème, ce n'est pas l'élément joueur qui reste important (comme dans les conceptions associationnistes), ni la totalité donnée comme telle (avec la psychologie de la Forme), mais l'organisation et les rapports qu'entretiennent les individus entre eux pour assurer, par un processus d'autorégulation (caractéristique propre aux structures) l'équi­libre fonctionnel, grâce à la continuité de l'action de chacun. Car tout déplacement d'un joueur, dans une circulation tactique déterminée se complète d'une modification du placement des autres partenaires pour assurer de façon dynamique la conservation du système envisagé : il existe donc une articulation qui doit s'instaurer entre les différents joueurs de l'équipe, chacun modu­lant son action en fonction de celle de ses partenaires.

La théorie des graphes, issue de la topologie de Lewin, permet enfin au responsable d'équipe de représenter de façon graphique la structure du groupe ; les sociogrammes tels que Moreno les a définis, révèlent la vie affective ; ils permettent de découvrir la répartition de la sympathie et de l'antipathie, de déceler les affinités et les oppositions, de dévoiler les tensions qui peuvent surgir entre différents éléments. Outre cette structure informelle qu'il convient de connaître, il s'avère possible de représenter les transmis­sions par la médiation du ballon. Ainsi se révèlent les canaux qu'emprunte le ballon dans ses cheminements, pour déterminer les

relations qu'il tisse entre les différents coé­quipiers. Cette construction s'élabore par l'utilisation de la technique des graphes ordinaires (liaison réciproque entre deux joueurs) ou des graphes orientés (les points, représentation des individus, se relient par des flèches dirigées dans le sens où la liaison s'effectue). Avec la possibilité de se servir des graphes évalués qui correspondent à des liaisons d'intensité variable, surgit la possibi­lité d'apprécier et de juger le volume propre de chaque relation au sein de la structure opérationnelle, et de dégager les canaux que les joueurs privilégient par rapport à d'autres. L'apport de la pensée structuraliste, par l'intermédiaire des techniques sociomé-triques, facilite l'appréhension des rapports interpersonnels tant affectifs que fonction­nels. La connaissance de ceux-ci par l'éduca­teur, connaissance associée à l'explication de ces processus relationnels, enrichit la con­duite de l'entraînement et le choix du contenu de celui-ci.

CONCLUSION

L'attitude prospective, c'est-à-dire la possi­bilité d'évoluer en fonction des directions ultérieures et des perspectives que prendra une spécialité donnée, ne peut se dissocier des diverses connaissances et des différents points de vue qui, à chaque moment, déposent leur empreinte spécifique. Ces moments, intimement liés aux fluctuations des courants de pensée, permettent par l'affrontement nécessaire et la discussion critique des diverses théories, de déboucher petit à petit sur des possibilités d'avenir qui vont faciliter la progression de la pratique sportive. Le pédagogue, par la manière dont il conçoit son rôle et l'éducation de l'homme, participe, en la rationnalisant, à cette évolu­tion des réalités présentes de la spécialité ; mais il doit également permettre au jeune de s'engager et d'accéder à cette évolution, en le préparant par une éducation de sa disponi­bilité, à pouvoir suivre les directions futures qui surgiront ; directions associées à une évolution des conceptions qui abordent l'étude de l'être humain.

C. BAYER

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES [8] MERLEAU-PONTY (M.). - La structure du compor­tement. - Paris : PUF, 1968. - 130 p. [91 JEU (B.). - Le sport, la mort et la violence. - Paris : Ed. Universitaires, 1972. [101 ROCHEBLAVE-SPENLE (AM.). - La notion de rôle en psychologie sociale. - Paris : PUF, 1962. - 252 p. [11] BROHM (JM.). - Sociologie politique du sport. In : Sport, culture et répression - Revue Partisans, (109), Paris. [12] PIAGET (J.). - Le structuralisme. - Paris : PUF, 1968. - 117 p. [13] TEODORESCO (L.). - Principes pour l'étude de la tactique commune aux jeux collectifs et leur corrélation avec la préparation tactique des équi­pes et des joueurs. - In : Compte rendu du colloque international des Sports collectifs - Vichy - 1965. - 138 p.

2. ...ou faisant appel aux situations de feu réduites.

43 Revue EP.S n°134 Juillet-Août 1975. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés