Les Incorporels

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U.C.L. | FSA3DA / ARCH3 | Damien CLAEYS | 2006-2007 L’implicite en architecture Quand l’architecture fréquente les incorporels AMCO 2345 | Séminaire de théorie de l’architecture (Prof. D. Vanderburgh)

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Estudio acerca de lo incorpóreo en arquitectura. Se plantea la idea de lo implícito en el tratamiento del espacio.

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  • U.C.L. | FSA3DA / ARCH3 | Damien CLAEYS | 2006-2007

    Limplicite en architecture Quand larchitecture frquente les incorporels

    AMCO 2345 | Sminaire de thorie de larchitecture (Prof. D. Vanderburgh)

  • Limplicite en architecture | Table des matires

    U.C.L. | FSA3DA / ARCH3 | Sminaire de thorie de larchitecture | Damien CLAEYS | 2005-2006 I

    Table des matires

    Article : Limplicite en architecture pp. 1 - 20

    Annexes I : uvre artistique & Entit uniduale volutive pp. I

    Illustrations de la couverture : H. Crespel, Frquenter les incorporels, sur http://www.artasauthority.com, Aot 2006.

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    Limplicite en architecture

    0 | Introduction

    Au dpart, nous tenterons de comprendre les particularits du stocisme ancien en nous basant essentiellement sur lHistoire de la philosophie1 de lun des seuls au-teurs ayant crit sur les stociens : mile BREHIER2. Nous nous intresserons ensuite au livre dAnne CAUQUELIN, Frquenter les incor-porel3, dans lequel elle tente de nous montrer, au moyen dune mise en parallle ose de la thorie philosophique stocienne et de la maquette du cyberespace, la manire dont nous frquentons aujourdhui les incorporels stociens (le lieu, le temps, le vide et lexprimable). Finalement, nous essayerons de voir ce que la connaissance des incorporels peut nous apporter pour comprendre larchitecture.

    En effet, larchitecture est faite de lieux, ayant une situation prcise dans lespace et le temps. Larchitecture est rythme par le jeu du vide et du plein. Enfin, sans tre elle-mme un langage, larchitecture artefact assume le rle de support de signi-fications que nous pouvons exprimenter culturellement. Il est donc difficile de ne pas sinterresser aux incorporels stociens, alors que larchitecture semble entretenir avec chacun deux des relations privilgies.

    Mais ne nous leurrons pas. Nous aurons au mieux dans ces pages frquent les incorporels. En effet, nous ne pouvons les illustrer : ils nont pas dimage ou de forme. Nous ne pouvons ni les dcrire, ni les fixer. Mais nous pouvons observer leurs manifestations indirectes, ce qui va nous permettre de les utiliser en tant que concepts philosophiques4.

    1 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, Paris : Alcan, tome I, 1928.

    2 mile BREHIER (1876-1952), crivain et historien franais.

    3 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, Contribution une thorie de lart contemporain, Paris :

    P.U.F., 2006. 4 Les incorporels sont des concepts philosophiques parce quils sont des hypothses artificielles qui

    nous aident calmer notre angoisse existentielle en rvlant une manire subjective mais nces-saire l ordre de la ralit. La philosophie ntant pas la seule manire dordonner la ralit et chaque individualit peut concevoir son propre ordre des choses.

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    1 | Rationalisme stocien

    Commenons par souligner le nombre restreint de sources fiables au sujet du sto-cisme. Ces sources sont souvent indirectes, ce qui rend leur tude trs difficile pour les spcialistes. Ainsi ZENON et CHRYSIPPE5 les principaux fondateurs du stocisme6 et leur philosophie ne nous sont connus quindirectement, par la lecture de Dio-gne LARCE7 qui a conserv des fragments des 705 traits de Chrysippe ou de la lecture dautres ouvrages datant de quatre sicles aprs la fondation du mouve-ment, tels que les textes de SENEQUE et MARC-AURELE (priode impriale), de CICE-RON (I sicle av.J.-C.) et de Philon dAlexandrie (dbut de notre re), ou encore dadversaires du stocisme tel que PLUTARQUE8. La philosophie antique grecque est habituellement divise en trois priodes : la priode prsocratique dHERACLITE9, des Sophistes et des Pythagoriciens (624-470 av.J.-C.), la priode classique de SOCRATE, PLATON et ARISTOTE10 (470-324 av.J.-C.) et enfin la priode hellnistique11 qui nous intresse ici des stociens et des picu-riens (324-31 av.J.-C.).12

    lge hellnistique, la culture grecque est le bien commun de tous les pays m-diterranens 13 et repose sur le fonds culturel hrit de la priode classique. Celle-ci, sest notamment dveloppe autour de la mthode aportique 14 socratique et du rationalisme platonicien introduit par la thorie des Ides 15. Plus le niveau ontologique de lobjet considr est lev, plus sa connaissance de la valeur, plus elle est sre, et plus il est dcisif de localiser sa source dans la raison et non dans la reprsentation sensible. 16 Mais pour mile BREHIER lun des dogmatismes nais-

    5 ZENON (335-264 av. J-C.) et CHRYSIPPE (281-205 av. J-C.), philosophes grecs.

    6 Les principaux stociens connus ce jour sont : ZENON (322-264) (premier fondateur du stocisme ;

    ses disciples : Perse et Hrillus de Carthage), CHRYSIPPE (232-204) (second fondateur de lcole ; ses disciples : Znon, Antipater, Archdme, Bothus de Sidon), CLEANTHE dAssos (264-232 av. J-C.), Sphaerus du Bosphore, Denys dHracle, Diogne de Babylone, Apollodore de Sleucie. 7 Diogne LARCE (300-200 av. J-C.), pote et doxographe grec.

    8 SENEQUE (4 av. J-C. - 64), philosophe latin ; MARC-AURELE (161-181), empereur romain converti au

    stocisme ; CICERON (106-43 av. J-C.), homme politique et orateur romain ; Philon dAlexandrie (12 av. J-C. - 54), philosophe juif dexpression grecque ; PLUTARQUE (50-125), crivain grec. 9 HERACLITE (550-480 av. J-C.), philosophe grec.

    10 SOCRATE (470-399 av. J-C.), PLATON (427-347 av. J-C.), et ARISTOTE (384-322 av. J-C.), philoso-

    phes grecs. 11

    Hellnistique : adj. Se dit de la priode de la civilisation grecque allant de la conqute dAlexandre (331 av. J.-C.) la domination romaine (31 av. J.-C.). In Le petit Larousse illustr 2002, Paris : Larousse, 2001, p. 505. 12

    Collectif, Latlas de la philosophie, Paris : Larousse, 1999, p. 29. 13

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 198. 14

    La mthode aportique commence par la remise en question du savoir apparent de lindividu par une succession de questions jusqu ce que celui-ci se rende compte quil ne sait rien. Il en d-coule une aporie ou absence dissue qui devient le point de dpart dun revirement , un nou-veau dpart pour rechercher la connaissance vraie partir dun dialogue fond sur une commu-naut rationnelle . In Collectif, Latlas de la philosophie, (Op. cit.), 1999, p. 37. 15

    La thorie des Ides suppose dune part lexistence de deux mondes : le monde sensible (vo-lutif, qui comprend tout ce qui est perceptible indirectement et directement) et le monde intelligible (essence du monde sensible et monde immuable des Ides, qui comprend les domaines de la science et les Ides) et dautre part lexistence du monde des Ides : empire hypothtique d essences im-matrielles, ternelles et immuables . Les Ides - qui existent objectivement, cest--dire indpen-damment de notre conception de la ralit sont ici les archtypes de la ralit, partir desquels sont forms les objets du monde visible. In Collectif, Latlas de la philosophie, (Op. cit.), 1999, p. 39. 16

    Collectif, Latlas de la philosophie, (Op. cit.), 1999, p. 41.

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    sants de lpoque le stocisme se diffrencie de ces systmes de pense classi-ques selon deux axes principaux. Le premier se dveloppe sur la croyance qu il est impossible lhomme de trou-ver des rgles de conduite ou datteindre le bonheur sans sappuyer sur une concep-tion de lunivers dtermine par la raison 17 tel que dfini par PLATON. Mais, les recherches sur la nature des choses nont pas leur but en elles-mmes, dans la sa-tisfaction de la curiosit intellectuelle, elles commandent aussi la pratique. 18 Le second se fonde sur une tendance une discipline dcole. Ds lors le jeune philosophe na point chercher ce qui a t trouv avant lui ; la raison et le raison-nement ne servent qu consolider en lui les dogmes de lcole et leur donner une assurance inbranlable ; mais il ne sagit de rien moins dans ces coles que dune recherche libre, dsintresse et illimite du vrai ; il faut sassimiler une vrit dj trouve. 19

    Ainsi, les stociens rompent donc dabord avec SOCRATE, parce que pour eux lindividu nest pas un inculte, mais un tre qui peroit la ralit dont la connaissance raisonne tait le souci de la philosophie. Les stociens rompent ensuite avec PLA-TON, parce que bien quils mettent en place ce que nous pouvons appeler un ratio-nalisme, il sagit dun rationalisme doctrinaire qui clt les questions, et non, comme chez Platon, rationalisme de mthode, qui les ouvre. 20

    Le rationalisme stocien repose sur une hypothse cosmogonique particulire, une conception diffrente de Dieu et de lunivers. Pour les stociens, tout corps anim ou inanim est conu comme un tre vivant et possde en lui un pneuma un souffle dont la tension retient les diffrentes parties qui le composent entre elles. Les divers degrs de cette tension expliquent la duret dun objet. Lunivers, lui-mme, est un vivant qui serait un souffle ign21, cest--dire une me rpandue en toutes choses et qui retient les parties des diffrentes choses. Voil une sorte de vi-talisme22 mdical oppos au mcanisme mathmatique vers lequel tendait PLATON. Les stociens vont donner une place particulire Dieu et concevoir un rapport en-tre Dieu, lhomme et lunivers trs diffrent des philosophies de la priode classique. Le Dieu hellnique populaire, le Bien platonicien ou la Pense aristotlicienne sont des tres suprieurs ou idaux ayant une vie part des hommes. Un tre sup-rieur nest quun idal pour lhumain, et pour lunivers, qui nagit que par sa beaut, et non par sa volont. Il laisse ne laisse lindividu que la possibilit de monter jusqu lui. loppos, le Dieu stocien vit en socit avec les hommes et les tre raison-nables et dispose toute chose dans lunivers en leur faveur 23. La conception est diffrente puisque Dieu devient larchitecte du monde, dont il a conu le plan dans sa pense 24. Le sage nest plus lassimilation Dieu platonicienne, ni la vertu

    17 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 285.

    18 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 285.

    19 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 285.

    20 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, pp. 285-286.

    21 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, pp. 295-298.

    22 Vitalisme : Au sens large, toute doctrine admettant que les phnomnes de la vie possdent des

    caractres sui generis, par lesquels ils diffrent radicalement des phnomnes physiques et chimi-ques, et manifestent ainsi lexistence dune force vitale irrductible aux forces de la matire inerte. In A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris : P.U.F., 2002, p. 1214. 23

    . BRHIER, Histoire de la philosophie, (Op. cit.), Paris : Alcan, tome I, 1928, p. 297. 24

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 297.

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    civique et politique aristotlicienne, mais lacceptation de luvre divine et la colla-boration cette uvre grce lintelligence quen prend le sage 25.

    Le thme principal do dcoule toute la doctrine du stocisme est que la philoso-phie est la conscience que rien nexiste part le logos26, la philosophie est la science des choses divines et humaines : cest--dire de tout ce qui est raisonnable27. La doctrine stocienne consiste toujours liminer lirrationnel et ne plus voir agir, dans la nature comme dans la conduite, que la pure raison. 28 Mais ce rationa-lisme du logos ne succde en rien au rationalisme de lintelligence (intellectua-lisme) de SOCRATE, PLATON et ARISTOTE. En effet, il ne sagit pas dliminer la don-ne immdiate du sensible, mais tout au contraire dy voir la Raison y prendre corps 29, ce qui sous-entend que notre connaissance de la ralit ne progresse pas en passant du sensible au rationnel , puisquil nexiste aucune diffrence entre les deux. De l, o Platon accumule des diffrences pour nous faire sortir de la ca-verne, le stocien ne voit que des identits 30. Dans le platonisme, lintelligible est extrieur au sensible, tandis que pour le stocisme, cest dans les choses sensibles que la Raison acquiert la plnitude de sa ralit 31. Si mile BRHIER nous parle dune philosophie-bloc , cest parce que le stocisme impose lindividu de pren-dre en compte de manire indissoluble toutes les parties de la philosophie selon la tradition classique (logique, physique et thique) puisque ce serait une seule raison qui assure les raisonnements dialectiques (enchanement de propositions consquentes aux antcdentes), lie les causes dans la nature et tablit un par-fait accord entre les actes permettant une bonne conduite . Pour un stocien, il est donc trs difficile dans le quotidien de commencer par une partie ou de dcider dun ordre dans les parties : parce que si nous com-menons par lun (ex. : logique), nous ngligeons les deux autres (ex. : physique et thique).

    25 . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, pp. 298-299.

    26 Le logos : la loi fondamentale du monde, quoi se rattache la recherche dun principe dunit.

    [p. 29] Pour HERACLITE, connatre le logos, cest la sagesse et cest lunit des contraires : Et de toutes choses lUn Et de lUn toutes choses . [p. 33] Pour SOCRATE le logos est la raison, vers la-quelle se dveloppe le cheminement mthodique vers luniversel. [p. 37] Pour les stociens, le logos est la raison universelle qui pousse, tel un souffle (pneuma), la matire sans qualit et accomplit ainsi son dveloppement ordonn [p. 55] Pour les stociens encore : Dieu est la force cratrice pre-mire, la cause premire de toutes choses. Il est le logos qui porte en soi les germes rationnels de toutes les choses. [p. 57] lpoque des Pres de lglise , ORIGENE croit que le Logos est le fils de Dieu immatriel et crateur du monde partir de rien intermdiaire entre le Pre et le monde. [p. 67] In Collectif, Latlas de la philosophie, (Op. cit.), 1999. 27

    Pour les stociens, la nature (les choses non vivantes) fait galement partie du divin. La nature fait donc partie de ce qui est raisonnable . 28

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 298. 29

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 299. 30

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 299. 31

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 299.

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    2 | Logique, physique et thique stocienne

    Contrairement au platonisme, la logique stocienne thorie de la connaissance fait entrer le domaine de la certitude et de la science dans le domaine du sensible. La vrit la certitude se trouve dans la perception quotidienne de lindividu et la connaissance de celle-ci nexige de lui aucune qualit particulire. Si la perception est assimilable par lignorant aussi, la science nest qu la porte du sage, mais reste une systmatisation des perceptions quotidiennes. La connaissance part de l image (ou reprsentation) qui est limpression que fait dans lme un objet rel . La reprsentation est un jugement immdiat sur les choses qui se propose lme (la conception) et que celle-ci peut concevoir comme juste ou comme fausse. Si lme fait la bonne dcision, la perception de lobjet cor-respond la reprsentation, et lme saisi non pas limage, mais la chose elle-mme, cest donc pour les stociens un acte de lesprit (ou une sensation) distinct de limage de lobjet. Mais pour que lme prenne la bonne dcision, il faut que limage soit fi-dle. La fidlit est le critre de vrit pour les stociens. Limage fidle est aussi ap-pele la reprsentation comprhensive : incapable de comprendre et de per-cevoir puisquelle est passive, mais capable de produire l assentiment vrai (com-prhension) et la perception. Limage ou reprsentation comprhensive est daprs ZNON, une reprsentation imprime dans lme, partir dun objet rel, conforme cet objet, et telle quelle nexisterait pas si elle ne venait pas dun objet rel . Mais mile BRHIER stonne ici trs justement : quelle est la diffrence entre une image simple et une reprsentation comprhensive ? Les stociens nauraient apparemment jamais rpondus cette question. Dailleurs CICRON pense quune reprsentation comprhensive manifesterait dune manire particulire les choses quelle repr-sente32. Une reprsentation comprhensive permet de ne pas confondre un objet dun autre. La reprsentation comprhensive, commune au sage et lignorant, donne un premier degr de certitude. La science permet de passer un degr sup-rieur de certitude. La science serait la perception solide, stable et inbranlable par la raison 33 obtenue par la somme dun ensemble de perceptions accumule par le sage qui se confirment les unes les autres de manire fournir un accord ra-tionnel . La science est la perception sre parce que totale, systmatique et ra-tionnelle. Selon mile BRHIER, lart est chez les stociens un intermdiaire entre perception quotidienne (ou commune) et science, un systme de perceptions rassembles par lexprience, visant une fin particulire utile la vie 34. La reprsentation (comprhensive ou non) ne saisit donc rien, lassentiment pr-pare la perception, la perception seule saisit lobjet, la science saisit plus encore lobjet.

    32 Notre point de vue personnel est que nous croyons que toute perception des sens cre une image

    mentale de la ralit, interprte par la conscience en fonction de notre vision du monde et ce, quelle que soit la nature de limage : comprhensive ou non. Nous pensons que toutes les images sont des reprsentations et que seule la conscience donne un caractre reprsentatif une image. 33

    PHILON DALEXANDRIE, Arnim, II, n95, cit par . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 302. 34

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 302.

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    Le fonds culturel commun ne provient donc pas de sources de connaissances dis-tinctes des sens, mais drivent de raisonnements spontans partant de la perception des choses35. ct des choses sensibles, le langage est ce que nous pouvons dire de ces cho-ses, cest l exprimable . La reprsentation est produite par la chose elle-mme, mais la reprsentation qui se prsente lme loccasion de cette chose, nest plus produite par la chose elle-mme.

    La physique stocienne essaie damener lindividu se reprsenter (par limagination) un monde domin par la raison , mais sans le hasard ou le dsordre dfini par ARISTOTE et PLATON. Le mouvement, le changement et le temps ne sont donc pas les produits de limperfection du monde. La rationalit du monde nest plus un monde immuable, mais un monde en changement continu qui garde sa per-fection. Dailleurs le temps est, comme le lieu, un incorporel sans substance ni r-alit, puisque cest seulement parce quil agit ou ptit, grce sa force interne, quun tre change et dure. 36 Pour les stociens, seuls les corps existent, car seuls les corps sont capables dagir. loppos, les incorporels (ou intelligibles) sont soit des milieux inactifs et impassibles comme le lieu, lespace et le vide, soit des exprimables, en un mot tout ce que lon pense loccasion des choses, mais non pas des choses 37. Puisquelle agit, la raison est un corps ; puisquelle subit laction de la raison, la chose est galement un corps. Un corps dobjet sappelle la matire. Les deux prin-cipes admis par la physique stocienne sont : lun est cause unique raison ou Dieu agissant par sa mobilit laquelle les autres se ramnent (un agent : un corps actif qui agit toujours sans ptir jamais) ; lautre est ce qui reoit sans rsistance laction de cette cause 38 (un patient : une matire qui ptit toujours sans agir jamais). Ceci repose sur une hypothse de base du stocisme : le mlange total. Deux corps peu-vent se mler par juxtaposition et ainsi sunir sans rien perdre de leurs proprits in-dividuelles39, cest de cette manire que le corps agent stend travers le patient, la Raison travers la matire et lme travers le corps. 40 Laction physique pour un stocien nest possible que par laction dun corps qui en pntre un autre et qui est partout prsent en lui. La physique lpoque des stociens est aussi une cosmologie. Leur hypothse cosmogonique est un systme gocentrique : la terre, fixe, se place au centre du monde tel que nous pouvons le voir, entoure dair (peupl dtres vivants invisibles ou de dmons) et limite par la sphre des fixes (les plantes circulant dun mou-vement volontaire et libre dans lespace ; chaque astre ayant une me). Si lunit du monde tait base pour PLATON sur lunit de son modle et reposait pour ARIS-TOTE sur lunit de la matire et la dtermination des lieux naturels, pour les stociens lunit du monde provenait de lexistence dune force unifiante de la substance corpo-relle. Si le monde est un, cest par le souffle ou lme qui le pntre et en retient les parties. Cest la tension qui fait que le monde est un, quun individu (entit indpen-dante et quelconque) est un. Cest le mouvement de va-et-vient du centre la pri-

    35 Chez les stociens, la notion de bien vient par exemple de la comparaison par la raison de choses

    immdiatement perues comme bonnes. Ce qui introduit des critres de vrit trs diffrents dune personne lautre. In CICRON, Des Fins, III, Ch. X. 36

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 308. 37

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 308. 38

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 309. 39

    Ce serait ainsi que lencens se mlangerait dans lair, que le vin se mlangerait dans leau, 40

    . BRHIER, Histoire de la philosophie : LAntiquit et le Moyen ge, (Op. cit.), 1928, p. 309.

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    phrie et de la priphrie au centre, qui fait que ltre existe. Ainsi, cest par la force qui est en lui-mme, force qui est en mme temps une pense et une raison, que Dieu contient le monde 41. De l, le monde peut exister au sein dun espace infini, sans se dissiper et il na en lui-mme aucun vide. Si Dieu contient seul le monde, il y a alors sympathie entre les parties dune entit pour quelles puissent rester ensem-ble. Alors les mouvements peuvent transmettre leurs actions malgr les distances, par la vie unique transporte par des agents aux patients. Dans cette vision du monde, tout conspire avec tout, tout est li, il y a comme un circulus univer-sel . Si le gocentrisme tait une hypothse mathmatique pour Platon, le gocen-trisme des stociens tait un dogme li des croyances o le monde est un systme divin dont chaque partie est distribue divinement. Lunivers nest pas la ralisation dun ordre mathmatique, mais leffet dune cause agissant selon une loi nces-saire 42 tels Dieu ou la raison ou la ncessit des choses ou la loi divine ou le Des-tin. Tous tant lun lautre et formant individuellement le tout selon ZNON. Si le destin tait vu comme une force irrationnelle qui distribue aux hommes leur sort, chez les stociens, le destin devient luniverselle raison selon laquelle les vnements pas-ss sont arrivs, les prsents arrivent et les futurs arriveront 43

    La morale stocienne fixe les rgles de conduite du sage qui sont lies chez leur conception du destin, de Dieu et de lme. Le moraliste stocien part de lobservation des inclinaisons naturelles - et donc non dpraves constate chez lindividu partir de sa naissance. La premire inclinaison de lindividu serait de se conserver lui-mme, paralllement la conscience que lindividu de lui-mme. Les premires inclinaisons conformes la nature sont la sant, le bien-tre et tout ce qui peut y ser-vir. Mais lenfant, en grandissant, est perverti par linfluence du milieu social, son me est trouble et lempche datteindre le bonheur ou la vertu. Mais si toute la subs-tance de lme est raison, pourquoi existe-t-il de lirrationnel en elle ? Une pas-sion ou draison - partie irrationnelle de lme serait tout de mme une raison, mais une raison irrationnelle , dsobissante la raison, qui dpend de nous. Pour les stociens, il existe un triple idal moral : suivre la nature, suivre la raison, suivre Dieu 44 selon lequel le sage accepte avec rflexion les vnements qui rsul-tent du destin. Lindividu va volontairement l o le destin lemmne. Ce nest pas pour cela que les stociens restaient stoques au sens ou nous employons ce terme aujourdhui. En effet, pour les stociens, la connaissance de la nature est une prparation laction, il ny a pas de diffrence entre vie contemplative et vie prati-que. Ainsi, ils iront jusqu dresser une liste dactions convenables, de devoirs de lindividu raisonnable : soins du corps, fonction damiti et de bienfaisance, devoirs de famille, fonctions publiques,

    41 . BRHIER, Histoire de la philosophie, (Op. cit.), Paris : Alcan, tome I, 1928, p. 311.

    42 . BRHIER, Histoire de la philosophie, (Op. cit.), Paris : Alcan, tome I, 1928, p. 313.

    43 STOBE, Eclogues (Arnim, II, n913). In . BRHIER, Histoire de la philosophie, (Op. cit.), Paris : Al-

    can, tome I, 1928, p. 314. 44

    . BRHIER, Histoire de la philosophie, (Op. cit.) Paris : Alcan, tome I, 1928, p. 326.

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    3| Frquenter les incorporels

    Les incorporels stociens permettraient selon Anne CAUQUELIN daborder le cybe-respace. La pense stocienne semble interroger directement les notions qui posent problme aujourdhui dans le monde des cyber-objets : le virtuel, dit quelquefois immatriel, limmatriel lui-mme, la suppose ralit du temps et, enfin, la gram-maire numrique, qui dfinit, enveloppe et transporte ces objets. 45 Dans la pense stocienne telle que dcrite par mile BRHIER46, il nexiste pas de lincorporel notion gnrale et creuse mais des incorporels ; en fait, quatre, []. Et ce pluriel change tout. Il ne sagit plus dune essence lincorporel en soi mais de plusieurs lments concrets, nommment dsigns. Nous navons plus chercher un autre monde, ce monde est le ntre et les incorporels en font partie. 47 Dans la pense stocienne, tout commence par : il y a quatre incorporels : le temps, le lieu, le vide et lexprimable . Cette assertion est suivie ou double dune autre : tout est corps . Ce qui parat absurde : des incorporels sont des corps. Pour suivre les stociens, il semblerait que nous devions abandonner lopposition habituelle entre corps et esprit, entre corps et non-corps. Chez les stociens le tout (fusion = krasis) est un concept principal, puisque l un-tout , lunivers en tant que totalit, se traduit par une forte cohsion entre les l-ments de lunivers et correspond une interpntration entre tous les lments du savoir48. Le concept de tout sapplique chaque partie prise sparment et lensemble des parties galement. Mais aborder l un-tout o une me, un souffle traverse lunivers et uni toutes les parties de lunivers en un tout, nest possible pour lindividu que par la comprhension partir dune partie. Ce qui veut dire que nous ne pouvons que rendre la cohsion par le morcellement 49. Anne CAUQUELIN va donc analyser les quatre incorporels sparment et dans les ca-dres complmentaires de la physique, de la logique et de lthique.

    Le vide incorporel qui entoure le monde est un espace dindiffrence, dapesanteur, dimpassibilit 50. La substance du vide possde comme caractre unique d tre apte contenir des corps 51. Le temps est suspendu sa propre ralisation 52. De nature incorporelle - invi-sible et impalpable , il nest apte accueillir un corps qu un seul moment : le pr-sent devient alors lui-mme un corps53. Avant le prsent (pass) et aprs le prsent (futur), il nest rien. Les lieux, incorporels et antithses du vide, apparaissent et disparaissent - pren-nent corps selon la prsence ou non de corps quils encadrent. Les qualits des lieux sont tributaires des caractristiques des corps quils contiennent. Si une partie est occupe par un corps et une autre partie non occupe, lensemble ne sera ni un

    45 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 11.

    46 mile BRHIER, La thorie des incorporels dans lancien stocisme, Paris : Vrin, 1908.

    47 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 12.

    48 lpoque, le savoir tait rparti au sein de la logique, la physique et la morale.

    49 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 19.

    50 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 25.

    51 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 25.

    52 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 26.

    53 Pour Anne CAUQUELIN, cette faon de concevoir le temps fait penser aux crits sur la conscience

    intime du temps de HUSSERL. Lavant et laprs, protention et rtention . In E. HUSSERL, Leons pour une phnomnologie de la conscience intime du temps, Paris : P.U.F., 1964.

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    lieu ni un vide, mais quelque chose qui na pas reu de nom. 54 Le chaos serait le seul endroit espace o le lieu et le vide seraient mls. Cet espace ne serait pas un incorporel, mais un grand dsordre, rempli de corps jets sans aucune continuit entre eux. Rceptacle de toutes les choses, et au commencement des temps, le chaos naurait aucune forme dfinie, aucune orientation interne, aucune force qui en aurait tendu la masse. 55 Au sein de la logique stocienne, le langage expression et signification permet de dfinir le quatrime incorporel. Nous ne pouvons penser cet incorporel qu partir du corps quil enveloppe. Le lekton, lexprimable ou le langageable se dfini partir des corps quil entoure : le son, la voix, le mot, ... Lexprimable insre un es-pace (cart entre le sens et la chose quil dsigne) entre mots (le corps) et chose (un autre corps). Lorsque nous disons un mot quelquun, la personne sait ce que signifie le mot. Elle ne conoit pas le mot lui-mme mais bien au-del, cest lenveloppe de sens qui porte les mots 56. Ils ne tiennent pas compte des mots eux-mmes, simples indications autour desquelles se noue la signification. 57 Ici se rpte [] le jeu du lieu et du vide, o, comme nous lavons vu, le vide est prsent dans le lieu, le rendant son impermanence incorporelle. Pour ce qui de la succession et de la simultanit, il en va de mme : le temps, que nous pensons proche de limpermanence, dont nous ressentons la fuite et redoutons le chemine-ment, nous chappe en effet, mais non pas, ainsi que nous le croyons, dans sa mar-che imparable vers un futur pressenti ou dans les traces dun pass qui sefface mesure, mais bien dans la constitution mme dun prsent que nous croyons te-nir. 58 Pour HUSSERL, la constitution du prsent est une succession simultane 59 qui, selon Anne CAUQUELIN, nabolit pas la droulement du temps, mais est une dis-position qui donne la fois ensemble, le prsent et sa disparition, rvle sa nature dintervalle 60. Pour CHRYSIPPE, le temps est lintervalle du monde , une sorte de suspension du mouvement du temps , un arrt illusoire dans la continuit du temps. Ainsi, le prsent de la parole, un mot dit, arrte la suite des autres noncs possibles, juste le temps de remplir lespace vide de lexprimable, en en faisant un lieu. Ce lieu sera rapidement balay par le mouvement qui reprend. Le temps peut-il accepter le vide dans sa constitution, lui qui est toujours en mou-vement continu ? Il nadmet pas de vide dans le cours de son mouvement , lors-quil se succde lui-mme dans la suite des instants et est la manifestation du flux stocien le souffle chaud, lme qui traverse continuellement lunivers et

    54 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 27.

    55 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 27.

    56 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 8.

    57 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 8.

    58 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 31.

    59 Selon HUSSERL, la conscience dun temps objectif au sein duquel les objets et les vnements

    sont localiss comme tant installs une place immuable se fonde sur la conscience interne de la temporalit des vnements, laquelle correspond trois intentionnalits. La conscience du prsent (aussi appel le maintenant actuel de la sensation, le temps originaire, le mode de prsence soi de la subjectivit constituante) est le lieu de toute prsentification de vcus passs ou futurs. Le prsent nest pas un point (un instant), mais une tendue (un moment) dans laquelle ce qui vient dtre est encore retenu dans le prsent (rtention) et ce qui est potentiellement ou virtuellement l est dj attendu (protention). Le maintenant prsent est reli par une chane de rtentions au pass, dont il a t une fois le prsent. Ainsi, il est possible de retrouver un vnement pass, et de le prsentifier en souvenir. In E. HUSSERL, Leons pour une phnomnologie de la conscience intime du temps, (Op. cit.), 1964, p. 101. 60

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 31.

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    donne cohsion toutes les parties dont il a les caractristiques. Mais le vide reste un mcanisme qui permet au temps de fonctionner, il accompagne le flux temporel, comme lexprimable accompagne le langage.

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    Une hallucination consensuelle vcue quotidien-nement en toute lgalit par des dizaines de millions doprateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne les concepts mathmati-ques Une reprsentation graphique de donnes extraites des mmoires de tous les ordinateurs du systme humain. Une complexit inimaginable. Des traits de lumire disposs dans le non-espace de lesprit, des amas et des constellations de donnes. Comme les lumires de villes, dans le lointain

    W. GIBSON 61

    4| Lart contemporain et le cyberespace62

    Daprs ce que nous savons des incorporels, un site contenant une uvre qui lui est intentionnellement destine est un lieu. Une uvre in-situ produit le lieu quelle occupe et se confond avec lui, la manire de lactif agissant sur le passif. Ce nest donc pas le site qui aurait une spcificit remarquable, ni non plus luvre, mais le lien entre les deux qui importe pour la dfinition. 63 Chez les stociens, lincorporel appliqu au lieu est la fois inexistant et illimit, sans haut et sans bas, neutre en toutes ses parties et le temps est aussi sans orien-tation ou direction, illimit et neutre. Or, si le vide incorporel devient lieu ds quil reoit des corps, le temps, lui aussi et par la mme opration, devient temporel ds que des moments y sont fixs en succession. 64 Le temps serait donc atemporel et aurait la possibilit de devenir temporel ds que la conscience dun individu y fixe des moments. Le temps est donc un incorporel sans existence, qui ne prend corps devient rel que lorsquune action sy joue 65. Le temps se construit par des uni-ts temporelles brves : les vnements. Pour Anne CAUQUELIN, le vide serait le garant dune rptition illimite, cest--dire dun prsent illimit comme nous pouvons lobserver dans les uvres dart contemporaines minimalistes o le contenu a presque totalement disparu. Sans contenu, luvre ne propose plus que la repr-sentation dun moment vide de tout corps, cest la cration dune temporalit qui se rpte linfini et llargissement de linstant.

    Lapproche contextuelle du projet se dfinit souvent comme une approche raison-nable et respectueuse de la ralit qui nous entoure. Du coup, il serait du devoir de larchitecture dabandonner lide de raliser des objets originaux , pour insrer harmonieusement lobjet dans un contexte extrieur. Le projet serait alors dfini par des critres internes justes (produits de lapproche contextuelle), qui le rendent consistant (con-sistere = contexte) avec la ralit. Or la ralit, comme le dit Anne CAUQUELIN ne consiste pas . En effet, la ralit est elle-mme constitue dlments totalement instables en perptuels mouvements dans lespace et le temps. De plus, les critres justes ne sont jamais quune prise de parti individuelle du (des) concepteur(s) du projet, qui combine et pondre subjecti-vement des dimensions contextuelles. La nature, le nombre et les limites des di-

    61 W. GIBSON, Neuromancien, Paris : Flammarion (coll. Jai Lu), 1984, p. 64.

    62 Le cyberespace : est le milieu communicationnel cr par linterconnexion de toutes les donnes

    partages par les ordinateurs connects au rseau de lInternet. Le concept de cyberespace est appa-ru pour la premire fois dans le livre de science-fiction, Neuromancien, de W. GIBSON. In W. GIBSON, Neuromancien, (Op. cit.), 1984. 63

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 49. 64

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 62. 65

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 62.

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    mensions contextuelles prises en compte pour le projet viennent dune dcision ga-lement individuelle. Ce qui fait dire Anne CAUQUELIN que la qualit dune attitude contextuelle, ce nest pas de tenter de se rapprocher, de coller la ralit. De toute faon, nous ne savons pas ce quest la ralit. Par contre, la non consistance interne de luvre exige lextrieur pour prendre corps, pour sexporter, sex-poser ... prendre corps hors de son corps. Nous pensons donc que tout objet architectural est contextuel, non par une inser-tion formelle russie dans son environnement physique, mais parce quil extriorise les significations que nous lui faisons porter dans notre recherche de la connais-sance de la ralit.

    Nous sommes bien dans le monde de lextension, o lobjet artistique est en quel-que sorte dmatrialis, luvre est dplace, ex-pose et est devenu change ou lien. Le sens est dli de lobjet qui erre entre des ples de rceptions ou dmission. Bien que luvre devienne invisible, elle ne devient pas encore incorporelle.

    Lincorporalit est un thme souvent voqu dans ce que Anne CAUQUELIN appelle l esthtique de la communication , o les termes immatriels, dmatrialiss, in-visible, virtuel sont couramment utiliss66. Mais comment les quatre incorporels lieu, temps, vide et exprimable entrent-ils dans la composition du cyberespace ?

    Selon Anne CAUQUELIN, Jean-Franois LYOTARD67 pense que nous ne connaissons rien sans lintermdiaire dune information et que le langage prend de plus en plus de place dans la pense contemporaine. Un monde envelopp de langage, une socit communicationnelle dont la seule ralit perceptible devient un univers de liens lan-gagiers, de messages entre individus parlant et pensant. Un univers qui effraie parce que jamais dfini et dont la dfinition est constamment reporte. Au sein du cyberespace, les artistes vont essayer de rendre visible, de reprsenter lirreprsentable. Cest la mise en place de lombre de lombre, de la trace de la trace des espaces rciproques (interactions), des images retravailles, de la simulation (odeurs, got, armes, profondeur, visites simuls), un ensemble de reprsentations senses tre les justes ngatifs des conceptions prcdentes. Pourtant, les artistes avaient dj cette attitude avant dinvestir le cyberespace. En analysant pice par pice cet imposant ensemble, nous trouvons tous les in-grdients que nous avons reprs quand nous avons tent de dchiffrer les uvres contemporaines. Mmes rfrences, mme got pour une logique du ngatif : ombre de lombre et variable cache, mme attirance pour lirreprsentable, lindicible, le temps diffr, linvisible, la trace de la trace. 68

    66 Pour Anne CAUQUELIN mettre en ligne des uvres dites virtuelles est un abus de langage parce

    quelles sont dj ralises . 67

    Jean-Franois LYOTARD (1924-1998) est un philosophe franais post-structuraliste ayant dfini une thorie de la postmodernit . Il est notamment lun des auteurs du catalogue de la manifestation les Immatriaux , prsent par le Centre de Cration Industrielle du 28 mars au 15 juillet 1985, dans la grande Galerie du Centre national dart et de culture Georges-Pompidou. Cette exposition voulait remettre en question les liens entre la pratique de lart et lmergence de la sphre de la tech-noscience contemporaine. Les immatriaux dsignaient donc des matriaux instables, structure instable dinteractions composs dlments discrets (ondes lectromagntiques, sonores, lumineu-ses et lectroniques, ), o le modle du langage remplace celui de la matire . 68

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 93.

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    Mais chez LYOTARD, il sy ajoute une dimension qui relie ses lments une va-riable, non pas cache, celle-l, mais exhibe : lordre de linformation, lordre com-municationnel. 69 Le monde communicationnel, que lon croyait devoir li ces l-ments entre eux, agit plutt par additions et successions, une information chassant lautre, leur entassement les rendant en dernire analyse gales zro, et le visiteur submerg drive dans un univers de bruits. On la su depuis trop dinformations, tue linformation. 70

    Ren DESCARTES71 est le premier penseur moderne parler du dualisme entre le corps et lesprit. Il introduisit la notion dimmatriel ou de substance immatrielle72 pour dsigner lesprit, quil oppose aux corps. Selon lui, les corps ont la facult dtre divisibles. En tant que tel, ils sont soumis au caractre sparatiste de la matire, la sparation. 73 Limmatriel, vis par lordre communicationnel, ne peut tre quune entit part, inatteignable par la matire des corps. La signification nest pas immatrielle puisquelle est faite de mots (de corps), cest le support en tant quespace dchange de la signification qui est immatriel. Dans le concept de lexprimable stocien, les mots sont des objets (des corps) et seul est dit incorporel lespace encore vide qui peut accueillir un mot, un sens en advenir. Cet espace langagier nest pas un espace de la signification, cest un espace pour la signifi-cation !

    La grande diffrence entre espace traditionnel et espace cyberntique, est limpossibilit de traiter par lanalyse, de distinguer les parties comme le voudrait une attitude gomtrique. Ce fait risque de changer plus tard quand nous connatrons mieux le cyberespace, quand celui-ci aura une histoire. Nous pouvons, selon Anne CAUQUELIN, retrouver les quatre incorporels stociens au sein du cyberespace. Temps. La vitesse des processus numriques (liaison dune misssion et dune rception) est plus rapide que la capacit de la perception de lindividu voir plu-sieurs tats dans un phnomne. Celui-ci limpression dun temps continu, dun temps rel. La mise en place dun temps rel permet de supprimer la distance entre l uvre et le spectateur, spars par une succession de connections et dinterfaces. Ce concept de temps rel est li linteractivit. En effet, interagir avec une uvre numrique, cest intervenir sur elle en temps rel . 74 Limmersion75 est une des formes de linteractivit, ou un des degrs de linteractivit qui permettent lutilisateur d entrer de manire multisensorielle dans lunivers propos 76. Lieu. Le rhizome caractrise le type de liens propre au cyberespace. Ce sont des liens entre sites qui peuvent se multiplier linfini et se dvelopper sous la forme dun

    69 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 94.

    70 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 94.

    71 Ren DESCARTES (1596-1650), philosophe, mathmaticien et physicien franais. Sa pense est en

    rupture avec la pense de lpoque (aristotlicienne et scolastique) hrite du Moyen ge. 72

    Ren DESCARTES parle de res cogitans de chose pensante qui permet lhomme de douter et datteindre la connaissance vraie des phnomnes. In DESCARTES, Mditations mtaphysiques. 73

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 94. 74

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 98. 75

    Un quipement complet est ncessaire ce type dapprhensions. Notamment pour permettre une captation des objets, raliste, dans laquelle l action en retour procure par lquipement, permet de ressentir la rsistance de la ralit des choses. 76

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 98.

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    rseau de mailles. Linternaute peut, par la raison, tre prsent nimporte quel en-droit diffrent du cyberespace pour fixer un objet, ce qui lui fait croire quil va partout. Il pense tre un nomade, alors que cest lobjet lui-mme qui erre dans le cyberes-pace. Le lieu (de lobjet) perd son enracinement et erre. Lindividu par son avatar peut tre ici ou l en mme temps, il subit une sorte dubiquit, ou de tlprsence dsincarne cest--dire sans corps de substitution 77. Exprimable. Mal employ dans le langage courant, virtuel78 signifie un environ-nement simul auquel nous donnons les proprits du monde naturel et o le visiteur peut intervenir. Mais pas de virtualit en ce sens sans appareillage logique et physique et programme interactif qui le cre. Vide. Dans le cyberespace, lespace et le temps forment une combinaison particu-lire, laction et lexprimable sont galement lis (lun nest pas possible sans lautre) par la virtualit quils supposent tous les deux et qui dpend du lieu-temps cybernti-que. Mais o est le vide dans cette relation ? O se situe le quatrime incorporel incontournable chez les stociens ?

    La distance dun ici un l-bas offre la perception de lindividu une perspective temporelle. Il faut du temps pour aller dici l-bas. La distance est mesure par le temps : cest le concept de vitesse ou la reprsentation du changement . Sans aucun mouvement, la conscience du temps disparat. Ainsi le temps est-il quelque chose du mouvement, sans tre le mouvement lui-mme. 79 Le temps est incorporel et indiffrent la manire dont il apparat dans la conception de lindividu. Le temps qui intervient dans le cyberespace ressemble au temps incorporel, il a aussi quitt la perspective spatiale dans laquelle nous lidentifions dhabitude. A cause de la vitesse de transmission matrielle, la distance de deux objets dans lespace ne peut plus tre nombre par le temps. Leffet de raccourcissement abolit le temps pour la cons-cience, les deux vnements (mission et rception) semblent se passer en mme temps. Puisque la ralit perue se construit partie de ce que nous percevons ins-tantanment dans le prsent, la transmission lectronique grande vitesse perturbe lapprhension de la ralit des objets et leur temporalit. Sous lapparition sponta-ne de limage lcran, des processus complexes sous-jacents sont mobiliss pour faire fonctionner la technique et sont impntrables la perception. Le temps dapparition de lobjet lcran nest pas le ntre, il nappartient pas notre cons-cience intime du temps, il na rien de profond. Cest un temps extrieur issu dun sys-tme organis pour crer cet effet de surface et manipuler notre perception. Si avec un clic nous faisons disparatre limage, le temps rel est rendu son absence, son intemporalit. Ce fait est comparable la conception stocienne, dans laquelle le temps lre temporelle est caractris par son seul mouvement, dapparition ou de disparition. Le lieu est toujours pour les stociens une hsitation constante entre existence et anantissement, limage lcran peut rester ou partir. Le lieu devient une enveloppe occasionnelle. Le vide est li au lieu et au temps, il en est la condition.

    77 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 99.

    78 Pour employer correctement les concepts dfinissant les quatre modes dtre (virtuel, actuel, poten-

    tiel et rel) ainsi que les transformations qui permettent de passer de lun lautre (virtualisation et actualisation, potentialisation et ralisation), nous nous rfrons au livre de Pierre LEVY, Quest-ce que le virtuel ? In P. LEVY, Quest-ce que le virtuel ? , Paris : La Dcouverte, 1998. 79

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 101.

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    Il est vrai que la tendance au ralisme est particulirement obstine, que nous avons du mal penser autrement que par objets et images dobjets, et qualors nous pensons difficilement que la ralit nest pas faite dobjets mais des relations qui les lient et les produisent. 80 Pourtant nous sommes habitus au concept dinteractivit. Mais si lon arrive concevoir que le virtuel est un systme ou ca-ractrise un systme comme producteur de liaisons, on peut imaginer plus aisment, et surtout plus correctement, linteractivit. Une dfinition approche en serait la sui-vante : est dit interactif le travail qui sexerce pour capter, mettre en forme ces rela-tions, les modifier, en jouer et leur donner une prsence sensible. En somme, dans ce cas, linteractivit rvle les relations virtuelles qui occupent lespace cyberntique et ne sont pas perceptibles sans un travail de mise en forme. 81 Linteractivit tra-vail entre et sur des relations se distingue de limmersion travail de surface comprenant lentre de lindividu et laction de celui-ci dans le monde virtuel. Limmersion rintroduit par contre la perspective spatiotemporelle et la notion de soi-disant coauteur. Nous pensons tort que nous pouvons modifier les mondes virtuels par notre action. Mais, pas de coauteur dans cet espace de libert que reprsente pour la plupart luvre interactive. Des visiteurs, des participants, des joueurs peut-tre. Mais cest bien lauteur qui tisse les fils o se prennent les visiteurs. 82

    [] il est vrai quadopter le point de vue impersonnel de lordinateur et du num-rique nest pas une entreprise de tout repos : comment se reprsenter mentalement une perspective temporelle sans faire intervenir une vise ? Quest une perspec-tive do le lieu est absent ? Il est extrmement difficile de se passer de la mtaphore du lieu, de la distance et, paralllement, de lintention ou dsir : en un mot, dune subjectivit travaille et mise en forme par des sicles de culture europenne. Pour arriver se passer de ces coutumes, il nous faut faire le dtour par leur criti-que et bien se souvenir que nos sense data sont loin dtre donns . Il nous faut alors penser la perception dite naturelle comme un dispositif extrmement construit et ingnieux, qui met le monde et ses objets en forme. Trois dimensions dans lespace isomorphe, horizon redress et non courbe, distinction des volumes, distinction de plans et darrire-plans, cadrage, rectification des parallles verticales, tout ceci est d au travail des architectes et des mathmaticiens, mais aussi de la pense droite , qui analyse et compose utilement. Nous croyons, sentons et exp-rimentons travers et grce ces mdiations. 83 Cependant, lobstacle quoppose le ralisme la perception juste de lespace virtuel et de ce qui sy trame pourrait tre lev si lon tentait le dtour par la notion dexprimable telle quon la trouve chez les stociens et telle que jai essay de la pr-senter ici. Pour cela, il faut quitter tout un mode de pense qui lie la ralit la pr-sence, les messages aux mots, lespace et le temps la vision et la perspective visuelle. 84

    80 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 113.

    81 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 113.

    82 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 116.

    83 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 117.

    84 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 118.

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    5 | Le moment stocien : fragment et implicite85

    Les mondes virtuels virtuel pris ici dans le sens populaire remettent en cause les dfinitions des concepts despace et de temps, et il se pourrait que ceux-ci puissent galement semparer des dfinitions des incorporels stociens. Comme lcrit Anne CAUQUELIN, le modle dunivers des stociens et la maquette du cyberespace pourraient sinterprter mutuellement. Pour garantir la cohsion de l un-tout , de l ensemble-monde , les stociens pensaient quil existait un principe de fusion interne qui parcourait la totalit des tres 86, une nergie qui traversait les humains et dont dpendait les liens quils avaient entre eux, en limitant leurs subjectivits individuelles et suscitant leur admira-tion pour lordre du monde. La liaison tait au centre du systme. La maquette du cyberespace reproduit le mme dessin que le monde stocien, mis part le fait que le moteur du systme nest pas Dieu comme chez les stociens. En effet, lingnierie informatique remplace le principe Divin, le moteur est ici purement artificiel. La maquette cyberntique se pose ct de ce que nous appelons rali-t et respecte la sparation stocienne entre monde et vide, entre corps et incorpo-rels, tout en maintenant leur unit. Comment faire le lien entre le monde en mouvement continu extrasensoriel et le monde en mouvement continu dont nous pouvons percevoir le mouvement ? La thorie des incorporels des anciens peut dcrire le passage entre les deux mondes : cest le basculement ponctuel, instantan, du vide en lieu quand il y entre un corps, ou du temps incorporel au temps vcu quand il est peru comme moment, qui joue la liaison ncessaire entre les temps disjoints des mouvements locaux et clestes. 87 Pour la maquette cyberntique, cest linterface qui lie les deux mondes : linterface relie deux chelles du temps diffrentes, celle du vcu de linternaute (temps local rel) et celle du temps micro du systme lectronique (temps atomique rel). Mais la maquette virtuelle est diffrente du modle stocien, la maquette parat plus relle, parce quelle propose lutilisateur lillusion du choix, lillusion de choisir dans une infinit de possibles. La cyberculture flatte cette individualit du choix, ce droit la diffrence. Cest contraire au modle stocien o lindividu na pas vraiment le choix puisquil est sens rester indiffrent au destin.

    Outre le paralllisme efficace entre le modle dunivers des stociens et la maquette du cyberespace permettant leur interprtation mutuelle, Anne CAUQUE-LIN pense quaujourdhui nous nous retrouvons face un nouvel incorporel contem-porain : limpersonnel (ou lindiffrence). Dans le quotidien, tout une partie du langage semble voue lincomprhension ou au vide de sens . Lors de nos conversations avec un autre individu, nous ne sommes pas sr davoir exprimer ce que nous pensons et nous ne sommes pas sr davoir pens ce que nous disons. Et ce vide de sens est rempli par des interprtations du locuteur ou de linterlocuteur. Interprtation, tel est le

    85 Implicite : A. Proprement, est implicite ce qui est impliqu par ce quon nonce, mais qui nest

    pas lui-mme nonc expressment. In A. LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philoso-phie, (Op. cit.), 2002, p. 481. 86

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 134. 87

    A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 136.

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    terme donn au remplissage de ce creux du sens. 88 Chez les stociens, interprter cest remplir le vide de sens, remplir lespace langagier par des mots, des corps qui en font un lieu, qui fixent son inconsistance . Ce moment dincertitude ou dindiffrence est dfini par Anne CAUQUELIN comme tant le moment stocien , le passage o le non-sens, le vide, fait soudain place au sens par le basculement de lexprimable en expression 89. Elle demande que nous prenions conscience de la fragilit de ce moment, o le sens et le vide sont en quilibre sans donner la priorit lun ou lautre. Furtif, cest linstant de lindiffrence, tout sens suspendu, les chances pour que lincomprhension demeure ou que linterprtation prenne le dessus sont gales. 90 Le basculement vers lune ou lautre possibilit se ralise sans que le choix nintervienne chez les stociens, en effet tous les vnements sont extrieurs (hasard, providence ou destin) et nous navons pas dinfluence sur les vnements, leurs causes et leurs enchanements. Le monde ne sinquite pas de nous, nous les subirons avec indiffrence. Lindiffrence stocienne nest pas comprendre comme un tat psychologique, mais comme une action phmre qui exprime un passage, un mouvement du vide au plein, de vide de sens linterprtation. Nous pourrions dire dun vnement quil sindiffre. La principale diffrence entre maquette cyberntique et modle stocien vient du fait que lindiffrence est naturellement contraire aux prfrences 91. Lindiffrence face au destin soppose au linfluence du choix.

    Dans notre quotidien, nous frquentons rgulirement les incorporels sans que nous le remarquions, par lapparition de formes qui troublent la continuit tranquille du temps et la structure ferme de lespace : limplicite et le fragment. Limplicite est une forme de mmoire sans mmoire 92, qui permet de manipuler quelque chose que nous ne connaissons pas laide de quelque chose que nous savons. Si loccasion est bonne, la chose que nous ne pouvons savoir devient relle. Mais lapparition du corps (ce savoir mergeant) ne se prsente pas tout seul de manire cohrente. Cest par le fragment, la forme la plus commune par o se ma-nifeste limplicite. 93 Le fragment est le dtail incongru qui provoque lapparition de limplicite, l imperceptible interstice entre un tout le monde et ce qui laccompagne sans bruit ni existence le vide , [il] tient aussi du corps et de lincorporel, toujours la limite de redevenir sans consistance, ou de prsenter en un seul point et un seul moment, stocien, la consistance du tout. 94

    Anne CAUQUELIN finit en parlant dune peinture reprsentant un paysage. Il y a se-lon elle dans une peinture de paysage plusieurs traits qui peuvent suggrer le monde des incorporels. Gnralement lhorizon est synonyme de lau-del, o le regard se perd et rve, o nous avons lillusion que linvisibilit semble visible. Mais nous pou-vons considrer que lillusion est plutt de ce ct-ci, du ntre. Ainsi, de mme que le fragment est la forme littraire travers laquelle se mani-feste limplicite, et de mme que limplicite est la forme familire du virtuel et de

    88 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 139.

    89 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 139.

    90 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 139.

    91 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 140.

    92 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 142.

    93 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 142.

    94 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 143.

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    lexprimable, le paysage est, pour nous, la figure familire de lincorporel, du lieu et du vide. 95

    95 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, (Op. cit.), 2006, p. 144.

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    la ralit du monde laquelle nous croyons si fort ne nous est perceptible qu travers un voile dimages, au point que vou-lant percer le voile nous nous trouvons le plus souvent affronts au vide.

    Anne CAUQUELIN96 8| Conclusion : limplicite en architecture

    La ralit est, telle que nous la percevons. Vous en doutez ? Pourtant la ralit perue va de soi , elle nous entoure. Cest la ralit, non ? Nous en doutons

    Dans son livre, Linvention du paysage97, Anne CAUQUELIN nous dcrivait dj les artifices de limage, ncessaires pour que dure le plaisir de vivre ou dit autrement pour calmer langoisse existentielle. Ainsi, du point de vue de la vision, lerreur vien-drait de cet aller de soi implicite quest la perception en perspective de la r-alit et notre aveuglement viendrait du fait que nous ne pouvons voir lorgane qui nous sert voir, ni le filtre ni lcran par lequel et avec lequel nous voyons 98. Transformation ncessaire de la ralit en image, et, nouveau, de limage en ralit : dans ce double mouvement, quelque chose, un souffle est pass (). Car, retourne, la ralit nest plus exactement la mme : elle est double, renforce par la fiction. 99 Lentit uniduale volutive100 est pour nous une conceptualisation pos-sible de ce phnomne.

    Si pour nous larchitecture peut se concevoir comme lun des systmes d organisation de la ralit qui aide lhomme se situer dans lunivers et trou-ver une assise existentielle 101 par ldification dun monde signifiant 102 lui permettant de limiter son angoisse ; alors, larchitecture est sense porter notre conception de la ralit par le projet, et lobjet ralis est sens lafficher.

    Lorsque lindividu rencontre de larchitecture au sein de lespace des difices, il est en attente de quelque chose. Le caractre intentionnel du systme crbral de lindividu fait que larchitecture rencontre apparat en partie comme elle le devrait selon une image pr-fabrique. Si lindividu lhabitude de le ctoyer, sa perception de lobjet architectural ira de soi . Il possdera une image synthse de ses per-ceptions passes du btiment pralable toute perception. Cette image faussera en partie toute nouvelle perception. La succession des images mettra jour la syn-thse, encore un peu plus fausse. Pour que lindividu remette en cause sa vision prforme de lobjet architectural, il faut que quelque chose naille pas de soi, que quelque chose cloche . Troubls, nous mettons alors directement en doute notre projection cosmogonique sous-

    96 A. CAUQUELIN, Linvention du paysage, Paris : PUF, 2000, pp. 96-97.

    97 A. CAUQUELIN, Linvention du paysage, (Op. cit.), 2000.

    98 A. CAUQUELIN, Linvention du paysage, (Op. cit.), 2000, p. 101.

    99 A. CAUQUELIN, Linvention du paysage, (Op. cit.), 2000, p. 97.

    100 Nous avons dvelopp le concept dentit uniduale volutive dans un prcdent article. Ce concept

    dfinit le caractre dabord unidual et ensuite volutif du systme crbral humain reprsent, par une boucle rtroactive entre les ples de la conception et de la perception. In D. CLAEYS, Situer une entit uniduale volutive, Larchitecture : entre angoisse et complexit, U.C.L. | FSA3DA / ARCH3, 2005-2006. 101

    C. NORBERG-SCHULZ, La signification dans larchitecture occidentale, Lige : Mardaga, 1977. 102

    Une dfinition individuelle de la ralit.

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    jacente la rencontre architecturale, parce quune partie de lobjet architectural tel quil se donne, nous est devenue incomprhensible. La chose qui cloche fait na-tre limplicite, ce qui existait mais que nous ne voyions pas. Cest laccident imprvi-sible qui bouscule notre conception de la ralit et semble la rvler en partie. Une fois rvle, la partie sintgre dans une nouvelle conception de la ralit, en quili-bre mais potentiellement en attente de nouvelles ractualisations. Lindividu entit uniduale volutive possde une vision du monde en actualisa-tion constante. La signification que dgage lobjet architectural sactualise constam-ment en fonction de la projection, de la vision du monde des individus qui le frquen-tent. Aussi bien le concepteur larchitecte que les personnes qui habitent ou qui ren-contrent lobjet architectural se retrouvent confronts un moment ou un autre un moment dincertitude un moment stocien , fragile, qui est le moment o lindividu va devoir conforter ou infirmer sa vision du monde.

    Larchitecture contextuelle fournit lindividu les lments lui permettant doprer des actualisations de sa perception de la situation de lobjet architectural, parmi les autres objets de sa vision du monde.

    Ainsi, nous pouvons mettre en parallle le moment stocien avec le moment de la virtualisation qui est lun des principaux vecteurs de la cration de ralit 103. Lindividu confront un objet architectural, doit le situer dans sa conception de la ralit, il va donc virtualiser, se poser des questions partir de sa perception de lextriorisation de lobjet architectural, avant daccomplir le mouvement qui lui r-pond : lactualisation.

    Quest-ce que larchitecture ? Personne ne peut y rpondre. Mais peut-tre est-ce dans son caractre dinsurmontable indfinition que se cache la possibilit de dfinir indirectement larchitecture ? Nous croyons quen architecture, nous frquentons les incorporels !

    103 P. LEVY, Quest-ce que le virtuel ? , (Op. cit.), 1998, pp. 16-17.

  • Limplicite en architecture | Annexes I

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    Annexes I : Limplicite en architecture

    0 | uvre conceptuelle

    Trois propositions dHerv Crespel1 inspires du livre dAnne Cauquelin2

    2 | Schma dune entit uniduale volutive3

    Inconscient/esprit Conception

    Projection

    Synesthsie/corps Perception

    Ralit conue Conscience Ralit perue Le sens Interprtation Les (5) sens

    Ralit vcue/monde intrieur

    Ralit/monde extrieur

    1 H. CRESPEL, Frquenter les incorporels, sur http://www.artasauthority.com, Aot 2006.

    2 A. CAUQUELIN, Frquenter les incorporels, Contribution une thorie de lart contemporain, Paris :

    P.U.F., 2006. 3 D. CLAEYS, Situer une entit uniduale volutive, Larchitecture : entre angoisse et complexit, U.C.L.

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