Les figures croisées du juriste et du manager dans la politique française de réforme de l'Etat

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LES FIGURES CROISÉES DU JURISTE ET DU MANAGER DANS LA POLITIQUE FRANÇAISE DE RÉFORME DE L'ETAT Jacques Caillosse E.N.A. | Revue française d'administration publique 2003/1 - no105-106 pages 121 à 134 ISSN 0152-7401 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2003-1-page-121.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Caillosse Jacques, « Les figures croisées du juriste et du manager dans la politique française de réforme de l'Etat », Revue française d'administration publique, 2003/1 no105-106, p. 121-134. DOI : 10.3917/rfap.105.0121 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour E.N.A.. © E.N.A.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 14/05/2013 22h16. © E.N.A. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 1 - Sorbonne - - 194.214.27.178 - 14/05/2013 22h16. © E.N.A.

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LES FIGURES CROISÉES DU JURISTE ET DU MANAGER DANS LAPOLITIQUE FRANÇAISE DE RÉFORME DE L'ETAT Jacques Caillosse E.N.A. | Revue française d'administration publique 2003/1 - no105-106pages 121 à 134

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Caillosse Jacques, « Les figures croisées du juriste et du manager dans la politique française de réforme de l'Etat »,

Revue française d'administration publique, 2003/1 no105-106, p. 121-134. DOI : 10.3917/rfap.105.0121

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LES FIGURES CROISÉES DU JURISTE ET DUMANAGER DANS LA POLITIQUE FRANÇAISE DE

RÉFORME DE L’ÉTAT 1

Jacques CAILLOSSE

Professeur de droit public à l’Université Paris II Panthéon-Assas,CERSA — CNRS

Les quelques réflexions proposées ici évitent délibérément le registre, aussiambitieux que surchargé, des propositions de ce que pourrait ou devrait être une politiquemanagériale à l’usage des institutions publiques 2. Elles consistent beaucoup plusmodestement à observer comment la mise en œuvre d’un tel programme de réforme— ou la seule prétention de le réaliser — a de fortes chances d’être reçue, là où, plus quepartout ailleurs, de vieilles traditions organisationnelles continuent de faire prévaloir,comme autant d’immuables nécessités, des modes de pensée et des formes d’actionlargement informés par une culture de nature juridique 3. Bref, plutôt que de décliner unénième projet de modernisation de l’action publique, on a choisi de regarder du côté des

1. L’exercice présenté sous cet intitulé prend appui sur un ensemble de travaux relatifs aux mutations dudroit administratif et publiés entre 1989 et 2002. Plutôt que de multiplier les renvois à ces études, il m’a sembléplus commode d’en présenter d’emblée la liste. Cf. Caillosse (J.), « L’administration française doit-elles’évader du droit administratif pour relever le défi de l’efficience ? », Politiques et management public, juin1989, p. 163-182 ; « La réforme administrative et la question du droit », AJDA, 1989, p. 3-14 ; « Lamodernisation de l’État. Variations sur le modèle juridique d’administration », AJDA, 1991, p. 755-764 ; « Ledroit, verrou de la modernisation ? », in : Muller (P.) (sous la dir. de), Le modèle français d’administration est-ilen crise ?, L’Harmattan, coll. « Logiques politiques », 1992, p. 755-764 ; « Le manager entre dénégation etdramatisation du droit », PMP, décembre 1993, p. 85-109 ; « Le droit administratif contre la performancepublique ? », AJDA, 1999, p. 195-211 ; « Le droit administratif français saisi par la concurrence ? », AJDA,2000, p. 99-103 ; « Quel droit administratif enseigner aujourd’hui ? », La revue administrative, n° 328, 2002,p. 343-358, et, n° 329, 2002, p. 454-472. V. aussi, en collaboration avec Hardy (J.), Droit et modernisationadministrative, La Documentation française, DGAFP, coll. « Perspectives », 2000, 123 p.

2. V. par exemple, dans une littérature intarissable, Bon (M.), « Sur la réforme de l’État. De l’usager auclient », Commentaire, n° 97, 2002, p. 13-18.

3. La problématique que développe la présente étude est assurément tributaire d’une configurationpolitico-juridique des plus singulières, liée au mode de construction de l’État en France. À défaut de pouvoirapprofondir ici cette question (cf. pour une tentative en ce sens, Caillosse (J.), « Droit public-droit privé : senset portée d’un partage académique », AJDA, 1996, p. 965-964), rappelons combien le partage entre le droitpublic et le droit privé, même s’il se fait de plus en plus relatif et n’est plus ce qu’il était, garde toute sa valeurexplicative lorsqu’il s’agit de comprendre pourquoi la question du management est tellement disputée.

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conditions de réception de ce qu’il est convenu d’appeler, par-delà les différences de styleet de contenu, les politiques de modernisation du service public et de réforme de l’Étatdans les versions qu’on leur connaît depuis la circulaire du 23 février 1989 —communément appelée « circulaire Rocard » — relative au renouveau du servicepublic 4.

DROIT OU MANAGEMENT ?

Aussi circonscrit soit-il, l’exercice ne relève pas de l’évidence. Sa conduite doit toutparticulièrement se garder des facilités qu’offre chacun des deux principaux discours-types auquel le sujet semble ne pas pouvoir échapper.

Du premier type d’analyses on dira qu’il est plus spécialement tributaire d’unemanière de « juridisme ». C’est alors du seul point de vue du droit, ou peut s’en faut,qu’est pensé le changement, ou, si l’on préfère, la modernisation de l’action publique. Ons’en doute, pareille approche est d’abord promue par tous ceux — juristes théoriciens etpraticiens — qui, à des titres divers, font du droit leur(s) affaire(s). Ici, la logique mêmede la réforme est saisie en termes juridiques : cette dernière est alors perçue soit commeune entreprise à conduire et à inscrire dans l’univers du droit, soit, au contraire, commeune menace pour un ordre juridique à défendre. Dans ce dernier cas, on observera queles transformations dictées par la raison managériale risquent de porter atteinte à dessavoir-faire comme à des valeurs dont notre droit administratif ne cesserait d’entretenirla mémoire, pour autant que l’on peut voir dans ce droit une machinerie complexe qui,mêlant le réel et le symbolique, fonctionne — selon la belle expression de René Chapus— « pour le plus grand service des tiers » 5. De là ces attitudes, aussi bien théoriques quepratiques, qui cherchent dans le droit et l’invocation de principes juridiques une ultimegarantie contre des perspectives de changement vécues comme autant de menées contrece qui est pris, à tort ou à raison, pour le modèle français d’administration publique. Onpense notamment à certains usages franchement incantatoires du droit statutaire de lafonction publique (que ce soit pour n’en retenir que les vices, ou n’en célébrer que lesseules vertus 6), ou encore aux débats relatifs au mythique « service public à la

L’originalité des formes que revêt le débat social sur ce sujet est indissociable de la part prise par le droit publicet la juridiction administrative en charge de sa gestion, non seulement dans la régulation des politiquespubliques, mais dans l’histoire même de la construction de l’État. Voir sur ce point, les travaux de Legendre (P.)— en particulier, la 3e partie de son — « Administration classique », in : Trésor historique de l’État en France,Fayard, 1992, p. 395-422, et, « La royauté du droit administratif. Recherche sur les fondements traditionnelsde l‘État centraliste en France », même ouvrage, p. 578-609. Cf. le célèbre chapitre que Tocqueville consacreau sujet, dans le livre II de L’ancien régime et la Révolution, sous le titre « Que la justice administrative et lagarantie des fonctionnaires sont des institutions de l’ancien régime », Gallimard, coll. « Idées », 1952,p. 122-127.

4. JO du 24 février 1989, p. 2526.5. Cf. Chapus (R.), « Le service public et la puissance publique », RDP, 1968, p. 235-282.6. Sur cette lecture du droit, v. Caillosse (J.), « Le statut de la fonction publique et la division de l’ordre

juridique français », in : Supiot (A.) (sous la dir. de), Le travail en perspectives, Paris, LGDJ (Coll. « Droit etSociété »), 1998, p. 347-357.

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française » 7 : dans un cas comme dans l’autre la juridicité devient la matière premièred’une controverse qui se déploie dans l’espace public.

D’autres analyses appartiennent plutôt au registre de l’« économisme », si par cevocable on accepte de désigner une tendance consistant à ramener la réforme de lafonction administrative et de l’action publique à une affaire de productivité et derendement. Moderniser l’État revient alors à instituer la mesure de ses performances, enrepensant l’activité des services publics dans le cadre d’une économie de marché. Lemodèle marchand finit même ici par dépasser le champ des discussions propres à laconception et à la mise en œuvre des politiques publiques pour se faire lui-même normejuridique. Une fois admis que l’univers normatif dans lequel les pratiques administrativessont projetées, exercées et contrôlées, génère, ou en tout cas encourage, l’inertie etl’irresponsabilité bureaucratiques, on en arrive à promouvoir une sorte de culte del’efficacité, au point de la vouloir indifférente le cas échéant à des exigences de légalitéconsidérées une fois pour toutes comme contre-productives. Les travaux de recherche nemanquent pas, même issus de la commande publique, qui donnent de cette évolutiontendancielle d’édifiantes illustrations 8.

On ne manquera surtout pas de le noter : il y a dans les deux postures — l’unecomme l’autre informe, on le sait, le comportement des décideurs publics — qui viennentd’être schématisées une même entreprise de dramatisation de l’ordre juridique deschoses. Le sur-investissement dans la juridicité fonctionne à la manière d’un leurre,quelle que soit la forme qu’il revêt : défense crispée de la norme ou désinvolture à l’égardde la règle. Expliquons-nous.

Ce que les politiques de modernisation administrative remuent en profondeur neconcerne pas nécessairement le juridique, ou ne l’atteignent que de façon accessoire oudérivée 9. Lorsqu’au nom du « réalisme économique » sur lequel le management prendattache, on déplore l’existence de telle ou telle norme ou procédure, ou qu’au contraireon en revendique la fabrication, ce n’est pas tant l’économie du droit que la réalitésubstantielle de l’administration qui est mise en débat : l’essentiel est bien souvent là,dans la redistribution du pouvoir administratif, dans les modes d’exercice du comman-

7. Citons, à titre d’exemples, outre le fameux Rapport public 1994 du Conseil d’État, Service public,services publics : déclin ou renouveau ?, Études et Documents, n° 46, La Documentation française, 1995 ;Stirn (B.), « La conception française du service public », Cahiers juridiques de l’électricité et du gaz, 1993,p. 289-305 ; Rapport de la commission du commissariat général du plan présidée par Stoffaes (C.), Servicespublics, questions d’avenir, Paris, O. Jacob, 1995 ; Vedel (G.), « Service public à la française : oui, maislequel ? », Le Monde, 22 décembre 1995, p. 13 ; Chevallier (J.), « La réforme de l’État et la conceptionfrançaise du service public », RFAP, n° 77, 1996 ; Moderne (F.), « Le concept de service public à l’épreuve dumarché unique européen », Mélanges dédiés à J. Mas, Paris, Économica, 1996, p. 239-252. Pour une relecturecritique de ce « récit » du service public à la française, cf. la contribution de Hastings (M.), « Les constellationsimaginaires du service public », in : Decreton (S.) (sous la dir. de), Le service public et le lien social, Paris,L’Harmattan, 1999, p. 33-52.

8. Tel est notamment le thème qu’aborde l’étude, précitée, intitulée « Le manager entre dénégation etdramatisation du droit ».

9. Observons qu’une part non négligeable de ce que l’on désigne sous le mot de « modernisation » seréalise indépendamment du droit existant : le fait est qu’il n’est alors point besoin de lui donner une expressionjuridique spécifique. C’est ainsi qu’a pu être revue, dans un cadre juridique inchangé, et dans certains de sesaspects, la gestion des rapports de travail au sein des organismes publics. De même, l’usage des nouvellestechnologies dont on sait pourtant les implications juridiques n’a pas nécessité de remise en cause du droitexistant. On peut dire la même chose des actions de sensibilisation et de responsabilisation des personnels : leservice du public a pu s’en trouver valorisé, sans transformation préalable des rapports juridiques de travail. Telest d’ailleurs le discours commun aux circulaires Rocard relative au renouveau du service public (op. cit.) etJuppé relative à la réforme de l’État (JO, 28 juillet 1995, p. 11217) : la modernisation peut ou doit, c’est selon,se faire à droit constant.

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dement et de la décision, bref dans le pilotage de l’action publique. Pour le dire d’unmot : nombre de questions complaisamment rangées dans la rubrique « droit » n’ontque de très lointains rapports avec l’objet même de ce dernier. Elles appartiennent sansaucun doute au champ politique. Le problème n’est pas vraiment de s’interroger sur lasignification d’une norme ou l’application judicieuse ou déplacée d’une catégoriejuridique dans l’ordre du droit, il s’agit bien plutôt d’analyser les usages sociauxauxquels ces « outils mentaux » sont ou devraient être soumis 10. Ce qui, en situation,s’avère déterminant n’est plus la règle voulue et posée par le législateur. L’essentiel sedétermine ailleurs, dans les configurations d’acteurs : c’est là que la norme prend sens,par le travail incessant de la relecture et des interprétations. Il suffit, pour s’en faire uneidée, de penser à ce qui se joue vraiment derrière la dénonciation récurrente desrigidités auxquelles le droit des finances publiques condamne la gestion administrative.Ce « récit » familier a surtout pour effet de différer l’examen critique des pratiquesjuridiques du ministère de l’économie et des finances ou plus précisément de ceux quien ont la manœuvre. Les investigations gagneraient à connaître un même déplacementdans le cas bien connu des remises en causes récurrentes du statut des fonctionnaires :jusqu’où est-il opportun de s’en prendre au système des règles 11 ? Non que ce dernierdoive être tenu pour immuable ; produit situé d’une construction collective, il est encela voué à se transformer et à disparaître ! Mais ne vaudrait-il pas mieux, pour cetteraison même, donner pleine valeur explicative aux représentations et aux interprétationscontrastées qu’en retiennent les acteurs ?

Entre les adeptes de ces deux manières de penser la réforme de l’État, un dialoguede sourds — ou quelque chose qui lui ressemble — s’est installé, qui n’a riend’innocent. Il ne s’agit pas d’une simple affaire de production d’images administrativesdont on pourrait comparer l’aptitude à travestir et à fausser l’identité de l’actionpublique. Ne l’oublions surtout pas : avec les politiques de modernisation du servicepublic, tout un marché s’est constitué. Les acteurs qui l’ont investi ne sont passeulement désireux d’y faire prévaloir une doctrine de l’action publique. Derrière les« points de vue » contrastés qui s’affirment, ce sont bien des intérêts matériels qu’ons’emploie à faire prospérer. Voyez, par exemple, comment les récits relatifs aunécessaire changement administratif — qu’il soit imputable au juriste ou au manager 12

— obligent à repenser les besoins de formation des personnels. La concurrence entreles organismes publics et/ou privés prétendant pouvoir répondre à ces besoins n’estd’ailleurs pas étrangère à la rivalité entre les deux grands discours décrits plus haut :là où certains voient la nécessité de traiter le déficit de formation juridique desfonctionnaires, en raison de son coût pour l’administration 13, d’autres, à la façon deMichel Crozier, estiment au contraire que ce n’est plus de légistes dont la conduite dela nouvelle action publique a besoin, mais de « patrons responsables » 14.

10. Sur Les usages sociaux du droit, cf. l’ouvrage collectif du CURAPP, PUF, 1989.11. V. en exemple d’une réflexion en ce sens, Le Vert (D.), « Le statut des fonctionnaires et la

modernisation de la fonction publique : vrais enjeux et faux débats », RFAP, n° 25, 1983, p. 17. Il est vrai quece raisonnement ne fait pas l’unanimité. V. la critique de ce point de vue par Pochard (M.), « Quel avenir pourla fonction publique ? », AJDA, 2000, p. 3.

12. V. l’analyse des relations qu’entretiennent ces deux « postures » par Fraisse (R.), « L’administrateurpublic, juriste et manager », RFAP, n° 51, 1989, p. 5, et, par Lascoumes (P.), « Pour une formation à la« gouvernementalité » : le fonctionnaire, légiste ou manager public », même Revue, p. 113-124.

13. C’est le sujet que traite principalement, sous le titre : « Quelle formation pour les fonctionnaires ? »,le n° 51 de la RFAP,1989.

14. De Crozier (M.), lire, notamment, « L’État modeste, une grande ambition », PMP, n° 2, 1989, p. 1.

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Une fois instruit de l’existence de ces deux modèles — celui du « juridisme » etcelui de « l’économisme » — il devient possible de les mettre en tension. Car ce quemontre, surtout depuis la circulaire Rocard, l’expérience française de la réforme del’État, c’est que l’espace aussi bien que le temps dans lesquels les fonctions publiques seredéploient, sont travaillés et structurés par deux rationalités concurrentes. Entre le droitet le management les interactions sont désormais constantes. De leurs combinaisonsdiverses et mouvantes, génératrices de changements, mais aussi de blocages, dépend lanouvelle économie de ce qu’on appelle l’administration. La voilà en pleine reconstitu-tion. Partout, dans les modes d’organisation et de décision comme dans les formes decontrôles, les exigences croisées de la règle et de la performance redessinent l’identitéinstitutionnelle de l’État.

Fortune du management public

Aucun juriste ne peut manquer de le constater, sans doute même de le déplorer : lesuccès du management public 15 — quand bien même celui-ci tarde aux yeux de certainsà se manifester pleinement, comme il peut le faire dans les pays anglo-saxons notammentsous la forme du « New Public Management » 16 — provoque dores et déjà un trèssérieux brouillage de nombre de catégories usuelles de la pensée juridique.

En soumettant, globalement, l’exercice de la fonction administrative, ou si l’onpréfère de l’action publique, à des préoccupations de type managérial ; en obligeant peu

15. Le management dont il est ici question n’est pas nécessairement celui qui préoccupe le plus lesprofessionnels de la gestion, praticiens et théoriciens confondus. Certes l’usage de cette notion suppose pourle moins une technologie propre, c’est-à-dire un ensemble organisé de pratiques et de savoir-faire gestionnaires,appliqués en l’occurrence dans le cadre spécifique des institutions publiques, qu’elles soient responsables detâches purement bureaucratiques, ou d’activités de production, de distribution et de service, pour reprendre laterminologie de l’ordonnance de 1986 relative au droit de la concurrence. On se gardera bien toutefoisd’assimiler ce management à un simple objet de gestion moderne des ressources humaines, organisé autour detechniques qui se suffiraient à elles-mêmes. À travers lui, c’est bien à l’accomplissement d’un programme deremodelage d’un paysage institutionnel marqué et structuré par le droit public que l’on tend. Dans la référencedésormais insistante au management public se lit le code commun à tous les projets de réforme de l’État dansson acception la plus généreuse. Ceux-ci peuvent indifféremment concerner les structures, les décisions ou lescontrôles des institutions administratives, tous s’ordonnent autour de la même visée fondamentale : « accroîtrele rendement du travail bureaucratique », pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu (in : « Droit etpasse-droit. Le champ des pouvoirs territoriaux et la mise en œuvre des règlements », Actes de la recherche ensciences sociales, n° 81/82, p. 89). Ce management-là n’a bien sûr rien d’une catégorie juridique. Il ne devientpas moins « affaire » juridique dès lors qu’avec lui des comportements nouveaux — regroupons-les parcommodité sous le label de la performance publique — prennent forme et sens juridiques, passant du statut desimple fait social à celui de norme juridique. Là se joue une partie essentielle dont l’œuvre de Pierre Legendrea fortement identifié les enjeux véritables. Comme l’écrit l’auteur (Le désir politique de Dieu. Étude sur lesmontages de l’État et du Droit, Fayard, 1988, p. 90) : « Dans les soutes du juridisme moderne sont entreposées,si j’ose dire, les notions emblématiques de l’Occident — ces thèmes de Nature et de Loi auxquels leManagement a directement affaire (...). Le management, en tant que corpus normatif, est ce produit typique dela dogmaticité occidentale ; il prend place dans le vaste mouvement de rationalisation de l’éthique, inauguré parles médiévaux, poursuivi par les scolastiques plus modernes, catholiques ou réformés, canalisé enfin vers lejuridisme contemporain ».

16. V. par exemple sur la question, Clark (D.), « Managérialisme, justice administrative et réforme desservices publics en Grande-Bretagne », Revue internationale des sciences administratives, n° 4, 1999,p. 559-579, et, Mac Eldowney (J.), « La réforme de la gestion publique et le droit administratif dans le cadrede la prestation des services publics locaux », RISA, n° 1, 2003, p. 76-93.

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à peu et tant bien que mal des acteurs publics surtout formés à évaluer leur « production »du point de vue de sa régularité juridique, à une interrogation persistante sur la qualitéde leurs prestations ; en cherchant à rendre nécessaire l’inquiétude sur les performancesdu service public au lieu de rendre toujours possible l’auto-justification par des usagesparfois incantatoires de l’intérêt général ; en contribuant, non sans crises, à discréditer levieux modèle d’administration bureaucratique miné par le discours de la gestion desressources humaines, les politiques de réforme de l’État, par leur inspiration managérialerendent de plus en plus artificiels et problématiques la plupart des grands découpages dela réalité par lesquels procède la pensée juridique pour donner à voir un monde ordonné,dans le but de le conformer à ses images. Telle est bien l’une des questions majeures àlaquelle se trouve aujourd’hui confronté ce que l’on a pu appeler « le droit néo-modernedes politiques publiques » 17 : c’est la crédibilité même des procédés de classement,nomenclatures et autres modes de raisonnement qu’emprunte le pouvoir administratif (dumoins, tous ceux qui peuvent parler et agir en son nom) pour construire sa proprelégitimité, qui finit par faire problème.

Il ne faudrait pas en déduire pour autant que cet univers juridique que l’on ditexorbitant du droit commun et dont les agents publics savent utiliser et faire « jouer »catégories, procédures et principes pour se protéger contre le changement, demeureidentique à lui-même. Les résistances qu’il oppose, ou qu’il est réputé opposer à ladynamique managériale, ne l’empêchent pas de subir d’importantes transformations. Àdéfaut de pouvoir rendre compte de ces mutations dans le cadre limité du présentexercice 18, allons à l’essentiel pour insister, après d’autres, sur l’hybridation en cours desrègles applicables à la décision et à l’action publiques ainsi qu’à leurs contrôles. Sous ceterme d’« hybridation » — qui fait dores et déjà l’objet de plusieurs essais dethéorisation, même si leurs auteurs font le choix d’un autre vocable 19 — sontsusceptibles d’être regroupées de nouvelles formes juridiques qui ont en commun deprendre en défaut toute une manière de penser, tellement caractéristique de notre droitqui, pour l’essentiel, organise la matière juridique sur le mode binaire : droit et/ounon-droit, droit public et/ou droit privé, intérêt général et/ou intérêt privé, police et/ouservice public, acte unilatéral et/ou contrat, etc. Comme si l’obligation qui, de plus enplus, pèse sur les administrations, ou plutôt sur leurs agents, de rendre des comptes etd’améliorer leurs performances, exigeait pour s’affirmer un travail de déconstruction deces grands « montages » binaires dont on s’aperçoit du même coup qu’ils contribuaientà fabriquer l’identité de l’État tout autant que ce dernier pouvait faire la leur !

Ces opérations de re-découpage de la topographie juridique affectent bien sûr lesconfins de la juridicité, cette zone incertaine où l’on passe, sans toujours s’en rendre

17. C’est très exactement la question à laquelle s’attaque Morand (C.-A.), Le droit néo-moderne despolitiques publiques, LGDJ, coll. « Droit et Société », 1999. V. à propos de cet ouvrage, Caillosse (J.), « Quandl’analyse des politiques publiques se déplace côté droit », Droit et Société, n° 43, 1999, p. 511.

18. Ne serait-ce que pour éviter de me répéter. On trouvera des descriptions de ces mutations dans deuxétudes précédentes : « Le droit administratif français saisi par la concurrence ? », et, « Quel droit administratifenseigner aujourd’hui ? », citées supra.

19. La doctrine juridique a en effet commencé à s’emparer du sujet. V. notamment, Timsit (G.), « Lesdeux corps du droit. Essai sur la notion de régulation », RFAP, n° 78, 1996, p. 375, et, « La régulation,naissance d’une notion », in : Archipel de la norme, PUF, coll. « Les voies du droit », 1997, p. 161. Cf. encore,Truchet (D.), « La structure du droit administratif doit-elle demeurer binaire ? », in : Clés pour le siècle,Université Paris II Panthéon-Assas, Dalloz, 2000, p. 443 ; Bodiguel (J.-L.), Garbar (C.-A.) et Supiot (A.) (sousla dir. de), Servir l’intérêt général, Paris, PUF (coll. « Les voies du droit »), 2000, et, Caillosse (J.), « Quel droitadministratif enseigner aujourd’hui ? », précité.

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compte, du droit au fait ou, par le trajet inverse, du fait au droit. À force de solliciter lessupports infra-juridiques ou à faible densité juridique, et notamment les circulaires toutautant que les textes à valeur législative ou réglementaire 20, à tant privilégier le styleindéterminé de la recommandation plutôt que le mode catégorique de la prescription, lespolitiques de modernisation administrative incitent volontiers les acteurs auxquels elless’adressent à jouer dans ces espaces intermédiaires mal balisés où se séparent les régionsrespectives du fait et du droit.

Mais c’est surtout à l’intérieur même de ces dernières que la modernisation produitses effets les plus visibles, en déplaçant les lignes du partage entre le droit privé et le droitpublic. S’employant à repenser l’action publique du point de vue de l’économie demarché où elle s’inscrit, elle l’incite ou, le cas échéant, l’oblige à emprunter les voies dudroit commun. C’est ainsi que les vieilles barrières juridiques à l’abri desquellesl’administration classique avait pu affirmer ses différences et se soustraire à l’applicationdu droit de la concurrence sont en train de craquer les unes après les autres 21. L’insertioncroissante des politiques publiques nationales dans le système de l’Union européenne nepeut d’ailleurs qu’accélérer la soumission des interventions juridiques de l’administra-tion aux normes du marché ainsi qu’aux valeurs marchandes.

Participe encore de cette configuration favorable au « métissage » juridique lebrouillage de la théorie traditionnelle des actes : entre décisions unilatérales et contratsde l’administration le partage ne peut plus guère se faire par référence aux constructionsqu’imaginèrent jadis les juristes pour le faire tenir 22. Et c’est peu de dire qu’avec laréforme de l’État, les acteurs de l’action publique en sont venus à expérimenter, avecleurs partenaires publics ou privés, des formules conventionnelles inédites, à l’identitéjuridique parfois indécise. L’« agir contractuel » devient l’un des traits les plus marquants

20. On en veut pour preuve le fait que certains des textes programmatiques de ces entreprises demodernisation, tels qu’ils ont été signés par M. Rocard et A. Juppé, op. cit., sont de simples circulaires sansautre valeur juridique que « proclamatoire ». Pareil constat ne signifie évidemment pas que la réforme de l’Étatn’emprunte pas par ailleurs les voies formalisées les plus classiques du droit. On pense ici, plus spécialement,à la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, dans la mesure même où elle fait entrer levocabulaire du management dans l’écriture du droit. Le souci du plus grand rendement de l’action publiquetrouve ainsi une expression juridique jusque dans la loi organique. Sur ce fait nouveau abondammentcommenté, v. notamment Revue française de finances publiques, janvier 2001, Réforme des finances publiques,réforme de l’État ; cf. encore Bouvier (M.), « La loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances »,AJDA, 2001, p. 876, et, le n° hors série de juin 2002 du magazine ENA Mensuel, pour son dossier « Gestionpublique responsable et contrôle de gestion ». V. enfin Trosa (S.), « La LOLF est une révolution, mais pas uneréforme de l’État... », Pouvoirs locaux, n° 55, 2002, p. 28.

21. Ce mouvement est en train de s’étendre à la quasi-totalité du champ social dont le vieux droitadministratif assurait la régulation. Commencé avec le contrôle, au regard de la norme de concurrence, del’attribution des délégations de service public (v. en ce sens les décisions de la Section du Conseil d’État, endate du 3 novembre 1997, Sté Yonne Funéraire, Sté Intermarbres, Société Million et Marais, et les conclusionsde Stahl (J.-H.), RFDA, 1997, p. 1128), étendu au contentieux des actes de gestion des occupations privativesdu domaine public (cf. Gonzalez (G.), « Domaine public et droit de la concurrence », AJDA, 1999, p. 387), ilgagne jusqu’au contrôle des conditions de mise en œuvre du pouvoir de police (cf. Albert (N.), « Policeadministrative et droit de la concurrence : les liaisons dangereuses », note sous l’avis du CE du 22 novembre2000, Dalloz, J., 2001, p. 2110). Sur cette « nouvelle économie » du droit de l’administration, cf. Caillosse (J.),« Le droit administratif français saisi par le droit de la concurrence ? », étude précitée. V. aussi, Pugeault (S.),« Les services publics locaux et le droit interne de la concurrence », Dalloz, C., 1999, p. 347 ; Faure (B.), « Ledroit administratif des collectivités locales et la concurrence », AJDA, 2001, p. 136 ; Bergougnoux (J.), « Lesservices publics en réseaux face à la concurrence : vers de nouvelles régulations », La lettre du managementpublic, n° 25, 2000. Sur toute cette problématique, cf. Conseil d’État, Rapport public 2002, Collectivitéspubliques et concurrence, Études et documents, n° 53, La Documentation française, 2002.

22. On pense tout particulièrement en droit public aux travaux de Duguit (L.) V. Traité de droitconstitutionnel, éd. de Boccard, 1927, notamment le chapitre 3 du volume 1er.

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de la modernisation institutionnelle 23 : loin de caractériser les seules relations du servicepublic avec ses usagers-clients, il tend désormais à se constituer en principe de régulationadministrative, s’imposant même là où les anciens usages juridiques semblaient rendreson déploiement pour le moins problématique. Toujours est-il qu’après avoir prospérédans les rapports entre l’État et les collectivités territoriales, comme dans les échangesentre ces dernières, la convention semble sur le point de pouvoir conquérir de nouveauxespaces : notamment dans les relations du travail dans le secteur public, y comprislorsqu’elles sont dites statutaires et réglementaires et pensées, de ce fait même, commeréfractaires à la logique contractuelle 24. Ne voit-on pas le Conseil d’État lui-mêmepréconiser dans son Rapport public 2003 de « donner une place à la notion de contratdans le droit de la fonction publique », et s’interroger sur la conclusion éventuelle de« contrats d’affectation sur emploi » entre des fonctionnaires en position d’activité et leuradministration 25 ? Encore faut-il bien sûr que la référence appuyée au « contrat » ne soitpas qu’une façon de légitimer la persistance de véritables décisions unilatérales,lesquelles peuvent fort bien s’accommoder de la négociation contractuelle !

On le voit, au bout du compte, à travers ce « jeu » qu’introduit la modernisationdans l’appréhension et la mise en ordre de la matière, ou, mieux, de l’expériencejuridique, c’est la trame de notre droit qui est aujourd’hui en train de se défaire et de serecomposer tout à la fois.

Implications juridiques du management public

Pas plus que les théoriciens, les praticiens du droit ne sauraient sous-estimer cesturbulences. Elles ne sont pas seulement génératrices d’inquiétude et d’insécuritéjuridiques, alimentant de ce fait même un important courant contentieux — encore qu’ilne revête pas nécessairement de forme juridictionnelle. Il y a plus : le droit del’administration n’a rien d’un discours vide de pur accompagnement des pratiques —même s’il arrive qu’en sciences sociales on lui réserve pareil statut 26 — dont on pourraitfaire l’économie pour comprendre le fonctionnement des institutions. Matériau façonnépar une longue histoire, il se prête aux usages techniciens des plus savants expertscomme aux appropriations idéologiques des profanes. Et les politiques de réforme del’État, dans les usages qu’elles font de ce système juridique, en mobilisent tous lesregistres. C’est bien de ce droit-là où se combinent techniques, valeurs, images et récits,que se servent les acteurs ; que ce soit pour le mettre en cause, ou pour en défendre lacause ; c’est lui encore qui informe et sous-tend l’essentiel des ré-agencements et autresarrangements institutionnels qui sont le propre de la modernisation. Regardons-le

23. Si la question intéresse évidemment au plus haut point la théorie juridique, elle est encore une sourced’interrogation privilégiée en science politique. V. notamment Gaudin (J.-P.), Gouverner par contrat, Pressesde Sc Po., 1999, et, à propos de ce livre, Caillosse (J.), « L’action publique contractuelle : beaucoup de bruitpour rien », Droit et Société, n° 47, 2001, p. 285. Cf. encore le n° 4, 1996 de la revue Sociologie du travail,Contrats et politiques contractuelles. Approches pluridisciplinaires.

24. V. sur le sujet Caillosse (J.) et Hardy (J.), Droit et modernisation administrative, précité, notamment,le chapitre 2 de la 2e partie, « Le contrat à l’épreuve de la modernisation ».

25. Cf. Conseil d’État, Rapport public 2003, Perspectives pour la fonction publique, Études etdocuments, n° 54, La Documentation française, 2003, notamment, p. 329-344.

26. Pour une réflexion plus élaborée sur cet objet, cf. Caillosse (J.), « Droit et politique : vieilles lunes,nouveaux champs », Droit et Société, n° 26, 1994, p. 127 ; « Le droit comme méthode. Réflexions depuis le casfrançais », in : Renard (D.), Caillosse (J.) et Béchillon (D. de), L’analyse des politiques publiques aux prisesavec le droit, Paris, LGDJ (coll. « Droit et Société »), 2000, p. 27.

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« travailler » les rapports administratifs, c’est-à-dire les échanges sociaux dans lesquelsl’administration se trouve impliquée : on voit bien que rien dans son héritage historiquene le préparait à répondre aux préoccupations que le mouvement de la réforme rendactuellement dominantes, qu’elle concerne l’organisation, le fonctionnement ou lecontrôle de l’État : le rendement de l’action publique, ou, pour reprendre une formule dePierre Legendre, la « conversion de l’administration aux critères économiques » 27. Detoute évidence, le corpus traditionnellement appelé « droit administratif » avait, etcontinue d’avoir, partie liée avec des manières d’agir et de décider, mais aussi avec desfaçons de penser — ou de fantasmer — les fonctions sociales des administrations que lapromotion de valeurs et de pratiques managériales ne peut que déranger, quand elles neles mettent pas carrément en accusation. Pareille configuration rend inévitables desré-appropriations mythiques du droit administratif, ou du moins de certaines de sescatégories constitutives. Celles qui, en raison de leur histoire propre, sont plus qued’autres susceptibles d’être considérées comme autant de symboles d’un état de faitmenacé.

Quelques exemples permettront de montrer pourquoi et comment peuvent seconstruire depuis le droit administratif des zones de résistance juridique aux avancées dela culture gestionnaire : à se vouloir tellement soucieuse d’efficacité et de rendement, nese rend-elle pas indifférente à cette problématique du plus grand service des membres dela collectivité qui, à en croire l’auteur d’une des études les plus emblématiques de ladiscipline, serait la marque du droit administratif 28 ? « Tel qu’il est, le droit administratifest ce qu’il doit être : un droit qui est au service, non pas seulement d’une fin déterminée,mais aussi de la fin la plus légitime qui soit ».

La propagation du mythe du « service public à la française » à la fin des années90 29, la défense passionnelle (mais son rejet ne s’exprime pas sur un registre moinsaffectif) du statut de la fonction publique 30, ou encore la posture de défense et illustrationdu domaine public que d’aucuns prennent face à des politiques immobilières conduitesen réaction contre ce que leurs promoteurs considèrent comme la démesure despatrimoines publics 31, voilà, parmi d’autres, d’édifiantes illustrations d’usages socio-politiques du droit où peut se lire une semblable volonté de reproduire à l’identique lafonction administrative. Ainsi s’explique qu’une abondante littérature produite sous lesigne des sciences de l’administration puisse inlassablement reprendre la thèse d’unesorte de verrouillage juridique des politiques de réforme de l’État et du service public.Qu’importe d’ailleurs que ce verrouillage soit réel ou imaginaire, à partir du moment oùl’impuissance à agir ou les implications perverses de la décision prise peuvent êtreimputées, fut-ce au prix d’un travail d’argumentation convenue, à un état présent du droitjugé indésirable.

Telle est à coup sûr l’une des principales figures-types que dessine la pratique duchangement administratif dans les relations croisées qu’entretiennent désormais, par laforce des choses, le juriste et le manager : autant il est nécessaire de prendre toute la

27. Cf. Legendre (P.), Miroir d’une Nation. L’École nationale d’administration, éd. Mille et une nuits,1999, p. 25.

28. Cf. Chapus (R.), « Le service public et la puissance publique », RDP, 1968, p. 235-282.29. V. les références proposées supra, note 7.30. V. supra, note 6.31. Cf. Caillosse (J.), « Faut-il en finir avec la domanialité publique ? », Études foncières, n° 100, 2002,

p. 7. V. aussi, Yolka (Ph.), « Un État sans domaine ? », AJDA, 26 mai 2003, p. 1017.

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mesure du brouillage juridique dont s’accompagne la progression du management public,autant la portée du phénomène inverse doit être reconnue 32. Car, si rien n’oblige à croirequ’elle doit toujours et nécessairement s’accomplir hors des cadres juridiques qui luipréexistent, la modernisation de l’action publique n’en réclame pas moins souvent sonpropre droit (la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances nepourrait-elle pas être regardée comme une manière d’emblème de ce nouvel âge juridiquedu management appliqué aux affaires de l’État ?). Et cette quête nécessaire ne va pasmanquer de rendre parfois problématique l’institutionnalisation des préceptes managé-riaux. Ce processus doit vaincre bien des routines qui tirent leur force de l’ancragejuridique qui les légitime. Toutes les ressources de la vieille culture administrative, lesagents publics mais aussi parfois les usagers sont susceptibles de les mobiliser, pourperpétuer des comportements et des habitudes dont ils estiment tirer profit. Même si leslimites du présent exercice obligent à faire bref, rappelons quelques faits, parmi lesmieux connus, qui soutiennent les précédents énoncés.

L’exemple le plus couramment invoqué concerne les blocages juridiques auxquelsse heurteraient les tentatives de mise en œuvre d’une politique véritable de gestion desressources humaines dans la fonction publique. Cet argumentaire vient de trouver dansle Rapport public 2003 du Conseil d’État son expression la plus aboutie, en cela que,conformément aux exigences du genre, la haute institution décrit ce que pourraient êtreles grandes lignes d’un droit moderne de la fonction publique. Son texte ne se borne pasà affirmer une fois de plus (comme on n’a guère cessé de le faire depuis la publicationde ce document connu sous le nom de « Rapport Longuet » 33) qu’il y aurait incompa-tibilité entre la logique statutaire et la nécessaire pratique de la rémunération du mérite ;ou encore que ce même droit statutaire contribuerait à rigidifier les recrutements et lescarrières, à défaut notamment d’être conciliable, en l’état, avec le processus dominant decontractualisation des rapports du travail jusque dans les organisations publiques.Au-delà de ces constatations, c’est tout l’ancien système de gestion des fonctionnairespar la norme que reconsidère le Conseil d’État : il s’agit de lui substituer une gestion parl’objectif qui appelle à redécouvrir les notions d’emploi et de métier publics largementoccultées par la structuration en corps multiples et cloisonnés. On ne s’en étonnera pasdès lors qu’une même logique gestionnaire est à l’œuvre dans la nouvelle loi organiquedu 1er août 2001 relative aux lois de finances comme dans le droit communautaire. Toutun programme que J.-M. Lemoyne de Forges fait tenir dans cette formule : « Pour lafonction publique, la logique communautaire va dans le même sens que la logiquemanagériale » 34.

Hors fonction publique, les cas ne manquent pas qui donnent à voir dans le droit unensemble de ressources opposables au mouvement de la réforme. On a pu ainsi éclairerles revers longtemps subis par les programmes successifs d’une déconcentration toujoursà refaire : en cette matière le principe d’égalité peut toujours servir la cause de tous ceuxque dérange — et l’histoire française des politiques institutionnelles montre qu’ils sont,

32. Ces mouvements croisés furent identifiés dès le début des années 80 dans une contribution décisivede Chevallier (J). et Lochak (D.), « Rationalité juridique et rationalité managériale », Revue françaised’administration publique, n° 24, 1982, p. 53 et s. V. aussi, Chevallier (J.), « La juridicisation des préceptesmanagériaux », PMP, décembre 1993, p. 111-134.

33. Cf. Longuet (G.), Avis n° 1296, présenté au nom de la commission des lois constitutionnelles, Ass.Nat., octobre 1979.

34. Cf. AJDA, 19 mai 2003, p. 964.

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du moins qu’ils furent jusqu’à ces dernières années, fort nombreux — la redistributiondu pouvoir décisionnel au bénéfice des autorités territoriales de l’État 35.

De même, certains — on les rencontre surtout parmi les sociologues de l’actionpublique — n’ont pas hésité à chercher du côté du droit et des professionnels du droitl’une des causes pouvant expliquer les difficultés que rencontre l’évaluation despolitiques publiques, en tout cas son institutionnalisation au niveau interministériel. Il yaurait une relation entre ces difficultés, lesquelles ne sont guère contestables, et cettetradition bien française qui, à force de privilégier les formes de contrôle juridictionnel del’action publique, conduit à une sorte de ré-interprétation juridique des procéduresévaluatives. Il faut dire, sans doute au soutien de cet argument, que les grands corps decontrôle de l’État ont su très rapidement et efficacement investir le nouveau champ del’évaluation, contribuant peut-être ainsi à rendre problématique, plus qu’ailleurs, le statutsocio-politique de l’évaluation 36.

Nul doute que la démonstration pourrait se poursuivre, sans efforts ni artifices, surle terrain du droit de la domanialité publique. Les principales réformes dont celui-ci a faitl’objet depuis une vingtaine d’années tirent leur raison d’être d’une même volontéd’ouvrir les propriétés publiques aux préoccupations commerciales. Mais si le droitdomanial n’échappe plus au processus global de ré-écriture économique du droitadministratif tout entier — sa rencontre avec le droit de la concurrence n’y est pas pourrien — il ne reste pas moins largement perçu comme anachronique et contre-productif :trop contraignant, malgré de récents assouplissements, pour ne pas dissuader l’investis-sement privé, on l’accuse clairement d’être préjudiciable au développement des relationsmarchandes 37.

Qu’on nous entende bien : il ne s’est nullement agi de soutenir ici le point de vue,absurde, selon lequel le droit compromet(trait) la modernisation, mais d’identifier leseffets matériels les plus visibles d’une thèse qui contribue à la structuration du débatd’idées. On a vu ci-dessus quels infléchissements les politiques de réforme administrativepouvaient ou voulaient faire subir à l’encadrement juridique de l’action publique. Maison a pu aussi constater que lorsque de nouvelles pratiques devaient être inaugurées, ellesrisquaient fort d’être recodées par des acteurs dans les termes de la culture juridiquetraditionnelle dont ils sont porteurs. D’où tous ces « bricolages » auxquels il fautprocéder pour traiter la concurrence, les tensions quand ce n’est pas le conflit, entre lesdeux rationalités à l’œuvre, celle du droit et celle du management. C’est bien pourquoil’hybridation du droit applicable aux rapports administratifs devient la règle, qu’ils’agisse des relations du travail dans le secteur public, de la régulation des rapports entreinstitutions publiques ou encore des échanges de ces dernières avec leur environnementsocial.

35. Pour une approche globale de ces politiques jusqu’à ces dernières années, v. Albertini (J.-B.), Ladéconcentration. L’administration territoriale dans la réforme de l’État, Économica, 1997 ; Verclytte (S.), Ladéconcentration en France. Histoire et actualité, DGAFP, La Documentation française, 1997. Cf. aussi,Gleizal (J.-J.) (sous la dir. de), Le retour des préfets ?, PU de Grenoble, 1995.

36. Dans une littérature, elle aussi considérable et contrastée, v. par exemple, Durand (P.), « Les non-ditsde l’évaluation », in : Timsit (G.) et alii (sous la dir. de), Les administrations qui changent. Innovationstechniques ou nouvelles logiques ?, PUF, 1995, p. 161 ; Thoenig (J.-C.), « L’évaluation en actes. Leçons etperspectives », PMP, n° 4, 2002.

37. V. en particulier les « Actes du colloque : Domaine public et activités économiques », n° spécial,Cahiers juridiques de l’électricité et du gaz, octobre 1991.

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DROIT CONTRE MANAGEMENT ?

De ces interactions entre prescriptions juridiques et préceptes managériaux, de cesjeux croisés entre juristes et gestionnaires, quels enseignements généraux retenir, enguise de conclusion provisoire ? Derrière les figures entremêlées du légiste et du managerque l’on vient d’esquisser plus haut, le matériau existe pour une réflexion renouvelée surles usages sociaux du droit dans le champ de l’administration fonctionnelle et despolitiques publiques. La situation, telle qu’on a cru pouvoir ici la saisir, est en effetclairement marquée par le décalage qui se creuse entre les programmes politiques demodernisation — quelle que soit leur manière de s’afficher — et leur expression ou leurmise en forme juridique. Ce seul fait est matière à de nouvelles interrogations. Quel sensconvient-il de donner à cet écart ? Quelle posture prendre pour en rendre compte ? Ladéploration ? Alors le juriste se pose en critique d’un changement qui se structure, ycompris en marge des dispositifs juridiques conçus pour le réglementer et le discipliner.La satisfaction ? C’est le gestionnaire qui va cette fois se féliciter de contenir, voire detourner, la contrainte juridique pour élargir ses marges d’initiative.

À dire vrai, aucune de ces deux attitudes n’apparaît totalement convaincante.Chacune à sa manière passe à côté de l’essentiel. Pourquoi faudrait-il déplorer lesphénomènes de débordement du droit, s’ils sont induits par les insuffisances et lesdysfonctionnements du système juridique lui-même ? À l’inverse, la banalisation del’idéologie de la performance n’a rien qui doive réjouir, dès lors que les acteurs ydécouvrent les moyens de légitimer un culte du rendement public, comme si les rapportssociaux étaient désormais condamnés à ne plus trouver de justification hors du calcul etde la mesure économiques 38.

Certes il faut savoir se prémunir contre les risques de dérapage et de panne de lamachine juridique elle-même. Pareille garantie suppose pour le moins qu’on puisseattendre de la grille de lecture qu’offre la langue du droit une mise en ordre crédible desfaits d’administration, à partir du moment où une forme juridique leur est donnée. Lesquelques développements qui précèdent laissent bel et bien entrevoir un problème decette sorte : il résulte de l’évolution (et la « pression » managériale n’est nullementétrangère à cette affaire) que connaissent désormais les décisions et les politiquespubliques — ce que l’on appelle indifféremment réforme de l’État, de l’administration oudes services publics 39 — une situation de plus en plus réfractaire au re-codage binairetraditionnel de la matière juridique : droit et/ou non-droit, droit commun et/ou droitexorbitant du droit commun, acte unilatéral et/ou contrat, mais aussi décentralisationet/ou déconcentration, etc. D’aucuns feront sans doute valoir qu’il appartient précisémentau droit lui-même de traiter les écarts entre ses propres catégories et les objets dont ellesrendent un classement possible. Mais il vient un moment où le système de rangement

38. V. Le Goff (J.-P.), « Ravages de l’idéologie managériale », Libération, 23 février 1993, p. 5. L’auteura cette formule : « L’entreprise rêvée par les managers modernistes et leurs émules est celle d’un univershomogène, sans traces de dysfonctionnements internes et de conflits, composé d’individus physiquement etmoralement sains, conformes aux nouvelles normes économiques et sociales. Le management moderniste nousprépare le meilleur des mondes ».

39. Pour une récente « mise à plat » de ce mouvement de réforme, cf. Bezes (Ph.), « Aux originespolitiques de la réforme administrative sous la Ve République : la construction du “souci de soi de l’État” »,RFAP, n° 102, 2002, p. 307. Du même auteur, « Déconstruire la “réforme de l’État” », Pouvoirs locaux, n° 55,2002, p. 16.

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laisse tellement de restes, qu’il faut s’interroger sur la pertinence de la taxinomieelle-même.

Est-ce une raison suffisante pour penser le management public contre le droit ?Bien entendu, ce dernier, comme toutes les constructions sociales 40, est voué auchangement. Rien ne l’autorise à revendiquer le statut d’on ne sait quel espaceintouchable, neutre et vertueux tout à la fois. Les intérêts cherchent d’autant plus à s’yinstaller qu’ils y trouvent la légitimité que procure généralement la consécrationjuridique. Les stratégies qui parfois se développent en défense de la juridicité contretout ce qui est réputé la menacer ne doivent pas, plus que d’autres, échapper au débatsocial. Mais rien de cela ne justifie ce « lieu commun » qui consiste à faire du droit del’administration un obstacle institutionnel à toute gestion moderne et dynamique del’État. Aussi répandue soit-elle, y compris au sein de la communauté des juristes, cettethèse ne peut emporter l’adhésion dès lors que son usage conduit à écarter deux typesde considérations.

Les premières tiennent à la complexité même de ce qu’on appelle courammentl’administration, la fonction administrative ou l’action étatique. Derrière ces motsordinaires, il y a, on le sait bien, une multitude d’organisations, de systèmes d’acteurs,d’enjeux et de finalités. Chacune des institutions impliquées dans la conduite d’opé-rations publiques est plus ou moins conduite à concevoir l’ensemble du dispositif àpartir de ses préoccupations propres. Et il est évident que le système juridique estimpuissant à prendre en compte tous ces particularismes. Tous ne peuvent attendre lamême satisfaction d’un ordre juridique qui se veut garant du tout. Il y a donc, si l’onveut bien admettre le tour emphatique de l’expression, quelque chose qui, dans lefonctionnement même de la juridicité, participe d’une fonction sacrificielle. Desexigences institutionnelles multiples et variées qui s’expriment, certaines devront êtresacrifiées et ce travail de mise à la raison est partie intégrante du programme de l’Étatde droit.

Les autres considérations relèvent d’une nécessité plus politique que technique. Onne saurait traiter les institutions en charge de l’action publique comme autant demachines à réaliser des performances. Que chacune de ces machines soit « pilotée » pardes acteurs soucieux de se distinguer par l’évaluation de leurs résultats est à la foiscompréhensible et nécessaire. Mais ce souci de la performance s’exprime à l’intérieurd’un système complexe où ce qui vaut contrainte de gestion pour les uns vaut ou peutvaloir ressource pour d’autres, la garantie d’une certaine liberté par exemple. Soyonsplus clair : la performance publique ne peut être recherchée dans l’ignorance desintérêts globaux et souvent contradictoires dont l’État est le garant. Il existe donc dessurcoûts sociaux de l’action publique dont la remise en cause, au nom de la rentabilité,ne manquerait pas de poser problème. On pense à ces surcoûts que génère l’exigencede transparence et de démocratisation de l’action publique ou l’exigence de sécuritédans la mise en jeu du principe de précaution par exemple. Bref à la logique sacrificielleévoquée précédemment le droit ajoute une logique de veille : les opérations deformalisation juridique ont permis, en leur temps, l’inscription sur le registre du droitd’exigences collectives dont la mise en cause provoque une sorte de mise en alerteirremplaçable. Ainsi peut-on aussi espérer prévenir un exercice par trop déraisonnabledu pouvoir.

40. Sur cette notion, Searle (J.-R.), The construction of social reality, Free Press, New York, 1995(traduction française, Gallimard 1998).

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Résumons-nous. Si le management a pu servir une réflexion critique sur ladésuétude de la régulation juridique 41, sur le droit comme reste d’une période del’histoire de l’État en cours d’achèvement, depuis ce même droit on apprend à se méfierd’un certain empressement managérial. Le juriste et le manager finissent sans douteaujourd’hui par avoir partie liée. Chacun cherchant dans les excès ou les insuffisances del’autre la justification de sa posture personnelle. Par ce mécanisme de dénégationscroisées, un système de gestion relativement stable a fini par s’imposer. Reste à fairel’analyse critique de ce dernier. Droit et management travaillent en interaction au soutiend’une même cause. En se voulant, l’un comme l’autre, l’expression immuable de lanécessité, ils participent ainsi d’une commune entreprise de naturalisation des rapportssociaux ayant l’administration pour théâtre.

41. V. en ce sens, Chevallier (Jacques), « La régulation juridique en question », Droit et Société,n° 49/2001, p. 827.

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