Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers...

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Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'Études Politiques de Lyon Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens L’exemple du quartier de Sarouja à Damas Mémoire de séminaire Fournier Zara Sous la direction de : PINSON Gilles (Soutenu le : 3 septembre 2009 ) Membres du jury : Pinson

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  • Université de LyonUniversité lumière Lyon 2

    Institut d'Études Politiques de Lyon

    Les enjeux de la patrimonialisation dansles quartiers anciens

    L’exemple du quartier de Sarouja à Damas

    Mémoire de séminaireFournier Zara

    Sous la direction de : PINSON Gilles(Soutenu le : 3 septembre 2009 )

    Membres du jury : Pinson

  • Table des matièresRemerciements . . 5Liste des abréviations et mots étrangers . . 6Introduction . . 7Première partie : Une survalorisation symbolique du patrimoine en quartier ancien… . . 21

    I.1 Processus de patrimonialisation institutionnelle et scientifique du quartier ancien . . 21I.1.1 Reconnaissance institutionnelle progressive du patrimoine vernaculaire… . . 22I.1.2 Une conception monumentale du patrimoine (1900-1960) . . 22I.1.3 Mobilisation patrimoniale allochtone . . 36

    I.2 Référents symboliques et identitaires du quartier ancien . . 45I.2.1 Les associations de quartier dans l’appropriation symbolique du patrimoine . . 45I.2.2 La survalorisation symbolique du patrimoine par les riverains . . 49I.2.3 Survalorisation physique du patrimoine . . 54

    Deuxième partie : …qui n’est pas suivie d’effets performatifs . . 58II.1 Un manque de volonté politique . . 59

    II.1.1 Un contentieux foncier non résolu . . 59II.1.2 Absence de capacité opérationnelle de la part des politiques publiques . . 66

    II.2 Une gentrification incomplète ? . . 76II.2.1 Gentrification dans les pays en développement et pré-requis . . 77II.2.2 Sarouja, une gentrification symbolique ? . . 80

    Conclusion . . 98Bibliographie . . 101

    Patrimoine et sociologie du patrimoine . . 101Ouvrages . . 101Revues scientifiques . . 101Sites web . . 102

    Sociologie urbaine . . 102Ouvrages . . 102Revues scientifiques . . 102

    Gentrification . . 102Ouvrages . . 102Revues scientifiques . . 102Sites Web . . 103

    Patrimoine urbain dans le Monde arabe et en Syrie . . 103Ouvrages . . 103Revues scientifiques . . 104Documents officiels . . 104Politiques publiques en Syrie . . 104Sarouja . . 105

    Annexes . . 108Résumé . . 109

  • Mots-clés . . 109

  • Remerciements

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    RemerciementsJe remercie mon directeur de recherches, Gilles Pinson, pour son encadrement et ses pistes deréflexion très stimulantes.

    Je remercie Jean-Claude David, chercheur associé au GREMMO et à l’IFPO, pour ses précieuxconseils et apports théoriques.

    Je remercie les chercheurs de l’équipe du Vieux Damas à l’IFPO, et plus particulièrementRoula Aboukhater et Sarab Atassi, pour leur soutien, leur amitié et leurs encouragements. Je lesremercie de m’avoir intégré dans l’équipe du Vieux Damas et de m’avoir fait bénéficier du cadrescientifique exceptionnel de l’IFPO.

    Je remercie Peter Ross et Houssam Safadi, chargés de mission du programme MAM(modernisation de l’Administration et de la municipalité), pour les précieuses sourcesd’informations auxquelles ils m’ont donné accès,et leur accueil chaleureux.

    Je remercie chacune des personnes qui ont accepté de m’aider, de me donner un peu de leurtemps et qui ont rendu cette recherche possible et passionnante.

    Je dédie ce mémoire aux habitants de Sarouja, à toutes les personnes rencontrées, croisées, etqui grâce à leur accueil et leur aide, ne sont pas restées des inconnues.

    Je dédie enfin ce mémoire à Damas telle que je l’ai vécue et telle qu’elle mérite d’être vécue.Pour qu’un jour, bientôt, les damascènes, les syriens puissent la célébrer, se célébrer, dans un payslibre.

    Plus particulièrement mes pensées et remerciements vont à mon amie Reem Khatabi, qui m’aguidée et éclairée durant tout le travail de terrain.

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

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    Liste des abréviations et mots étrangersAbréviations :

    DGAM : Direction Générale des Antiquités et des Musées

    CNS : Conseil National Syrien

    CSP+ : Catégories Socioprofessionnelles Aisées

    IFPO : Institut Français du Proche-Orient

    MAM : Modernisation de l’Administration Municipale

    OPAH : Opération Programmée d’Amélioration de l’Habitat

    UE : Union Européenne

    UNESCO : Organisation des Nations Unies pour la Culture et l’Education

    Mots étrangers :

    Istimlak : Expropriation

    Lahza : Moment

    Medina : Vieille Ville

    Hammam : Bain public

    Muhafaza : municipalité

    Souk : Marché

    Taksiim : division

    Tanziim : planification

    Turath : patrimoine, héritage

  • Introduction

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    Introduction

    « Patrimoine et mémoire collective sont des manières de dire socialement lepassé. Ce sont des pratiques, discours et politiques publiques qui relèvent dudiscours mythique. Ils n’ont pas foncièrement de visée de vérité. […] C’est uneréinscription de l’histoire dans le mouvement présent de la société » (MichelRautenberg, 2003, p.45).

    Cette citation de l’historien Michel Rautenberg, spécialiste du patrimoine, souligne de primeabord la dimension éminemment sociale et symbolique de ce que l’on appelle patrimoine.Récemment1, le séminaire régional sur la protection du patrimoine dans le Monde Arabe quis’est tenu à Beyrouth a axé ses interventions autour du thème « patrimoine et population :pour une plus grande synergie ». Ce genre d’évènements témoigne de deux tendancesvisibles ces dernières années en termes de patrimoine: l’internationalisation du concept et lesouci d’associer davantage la participation des communautés locales à la prise en comptedu patrimoine et de sa préservation. Cette tendance s’accompagne d’un élargissementconceptuel du terme ; aujourd’hui le terme patrimoine renvoie de plus en plus à un espaceurbain, le quartier ancien. Comme le dit Bourdin, « il s’est formé une sorte de mythe desquartiers anciens »2, et que cela soit en découvrant « les plus beaux villages de France »ou en parcourant la vieille ville du Caire, ces espaces urbains patrimonialisés deviennentdes enjeux politiques, économiques, sociaux et identitaires. Mais c’est surtout un espace oùse déploient des acteurs qui vont prendre en compte l’objet patrimoine dans leur stratégied’occupation du quartier et dans leurs relations entre eux, avec le quartier, et avec l’extérieur.C’est l’enjeu de cette étude ; il s’agira d’analyser l’évolution et l’organisation d’un quartierancien à travers le prisme de sa patrimonialisation et de ses acteurs dans un contexte socio-culturel spécifique, celui de Damas, en Syrie.

    Il est nécessaire de revenir sur les divers aspects de cet objet et de définir un certainnombre de concepts qui seront mobilisés au long de l’étude. Concernant les quartiersanciens, ils font l’objet d’un certain engouement scientifique depuis ces trente dernièresannées. Des auteurs issus des disciplines de géographie, de sociologie, et d’histoire sesont penchés sur le sujet en distinguant un certain nombre de caractéristiques intrinsèquesaux quartiers anciens. Certains auteurs seront mobilisés tout au long de cette étude ;pour ce qui est de la sociologie urbaine des quartiers anciens, Vincent Veschambre aabordé la question sous l’aspect des mobilisations sociales3. Il considère le patrimoinecomme enjeu de luttes sociales pour l’appropriation d’un lieu. A un certain moment, ungroupe social va se saisir de l’objet patrimoine pour revendiquer sa présence et l’affirmeren marquant symboliquement et physiquement l’espace. Jean-Yves Authier quant à lui, a

    1 Le 6/6/2012 & 7/6/2012 à l’Institut Français de Beyrouth, organisé à l’initiative de l’Ambassade de France et en collaboration avecl’UNESCO et l’IFPO2 BOURDIN Alain, « Le patrimoine réinventé », Paris, PUF, 1984, 203 p., p.31

    3 VESCHAMBRE Vincent, « Traces et mémoires urbaines : enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition », Paris,Presses Universitaires de France, 2008, 225 p., p. 31

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    travaillé sur les processus de réhabilitation dans les quartiers anciens4, ou comment semettent en place des actions « d’amélioration significative menées sur un quartier en vued’améliorer son aspect physique et social » par des rapports, des conflits, et des actionscombinées entre acteurs issus de la société civile et acteurs institutionnels. Dans un cadreplus général, Alain Bourdin a abordé la question de la réhabilitation des quartiers ancienset du patrimoine, en décomposant les modalités de l’action publique et institutionnelle surle quartier et les effets de cette action sur le quartier, son image et sa population. Il abordeégalement les dimensions symboliques et identitaires du patrimoine pour la société civile.Concernant les quartiers anciens dans le Monde Arabe plus précisément, Jean-ClaudeDavid a étudié la question de la perception du patrimoine en Syrie par ses différentsacteurs. Elodie Bosredon a également étudié le sujet et notamment travaillé sur l’influencede la reconnaissance internationale des villes anciennes (médina) par l’UNESCO sur laperception qu’ont les acteurs de ce patrimoine. Alain Roussillon s’est davantage intéresséaux dimensions identitaires des quartiers anciens en Egypte et au Maroc.

    Un point commun se dégage de cette littérature : tous ces auteurs étudient un momentprécis dans le parcours de ces quartiers anciens ; que l’on parle de réhabilitation, degentrification, de restauration, ou de classification, l’étude de ces quartiers aborde unprocessus de changement physique et social dans ces espaces. Pourquoi, par quoi,par qui, sont portés ces processus, et comment se mettent-ils en place ? L’intérêt et lamobilisation pour le quartier ancien interviennent à des moments précis : sa pérennitépeut être remise en question par une décision de l’autorité publique dans le cadre d’unrenouvellement urbain (ce qui sera le cas ici), et c’est souvent au nom de l’hygiène etde la modernité que les tissus anciens sont faits tabula rasa, à l’instar des halles Baltardde Paris en 1971. Ces décisions interviennent souvent après le constat de la précaritéphysique et sociale de ces quartiers. Bourdin parle de quartiers anciens « qui se videntdoucement de leurs habitants sans que rien ne se passe. Ils ne tiennent plus que commesymboles et par les investissements affectifs limités à quelques personnes.»5 Les quartiersanciens centraux, avant toute opération de changement urbain, sont souvent habités pardes catégories sociales pauvres, qui, dans de nombreux cas, sont remplacées par descatégories sociales plus aisées après l’opération6. Ce processus suscite une interrogationet permet d’aborder une deuxième caractéristique importante de ces quartiers. En effet, lesquartiers anciens centraux, si on leur confère des particularités historiques et sociales etarchitecturales intrinsèques, sont également considérés comme marqueurs identitairesau sein d’une ville. « Le quartier ancien est le lieu de notre enracinement, nous nous yretrouvons »7. Effectivement, les quartiers anciens, dans le cas du Caire par exemple, sontceux qui fondent la particularité cairote.8 Mais cette affirmation suppose que le « nous »connaisse une certaine unité sociale et « identitaire ». Lors d’un processus de changement

    4 AUTHIER Jean-Yves, « La vie des lieux, un quartier du Vieux Lyon au fil du temps », Lyon, Presses Universitaires de Lyon,1993

    5 BOURDIN Alain, op. cit., p. 1446 Ce processus est communément appelé gentrification ;qu’elle précède ou qu’elle suive l’action publique, l’arrivée de CSP

    + provoque une hausse des prix de l’immobilier et une valorisation foncière et architecturale du quartier. Processus de changementdans les quartiers anciens qui vient normalement accomplir tout processus de mise en patrimoine d’un quartier ancien

    7 BOURDIN Alain, op. cit., p. 388 MADOEUF Anna, « Le retour de l’espace prodigue : la ville ancienne du Caire, patrimoine équivoque et virtuel » in Regards

    croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIème siècle, M. Gravari-Barbas et S. Guichard-Anguis dir., Paris, Presses del’Univesité de Paris-Sorbonne, 2003, p. 539-549

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    cette unité sociale s’en trouve bouleversée et on peut supposer que ces « marqueursidentitaires » perdront de leur valeur. Pourquoi ces espaces urbains précisément sont-ilsl’enjeu de mobilisations ? Malgré ces changements de population, les quartiers anciensfont plus que jamais l’objet d’affichage et de revendications « locales » ou identitaires. Allervisiter le quartier Saint-Jean à Lyon est découvrir la « vraie » ville, déambuler dans lesruelles des médinas de Marrakech ou Damas, c’est découvrir « l’essence » de ce qui feraitla culture marocaine ou syrienne. Ces revendications et identifications sont affichées parles divers acteurs et agents en lien avec le quartier ancien ce qui ne fait que soulignerl’enjeu social et politique dans les stratégies de patrimonialisation d’un espace urbain.Par ailleurs, avant d’être un quartier ancien, un quartier est le théâtre de réalités socio-économiques qui influencent son évolution et son fonctionnement. Cela suppose donc queles acteurs porteurs de ce changement vont agir également en fonction de ces données.Ces acteurs peuvent se décliner en trois catégories ; les usagers du quartier regroupent lesindividus interagissant quotidiennement avec l’espace. Habitants, associations d’habitants,commerçants, passants…ce sont eux qui vont assister à la mise en œuvre des actionsmenées par les acteurs institutionnels. Les acteurs institutionnels regroupent les autoritéspubliques qui sont en charge de l’aménagement du territoire et qui mettent en œuvredes politiques publiques urbaines. La mondialisation entraîne l’internationalisation et ladiversification de ces acteurs ; surtout pour le domaine du patrimoine et de la culture,l’UNESCO est un acteur institutionnel puissant dans la mesure où il influence les décisionsde l’acteur politique local. Par exemple, c’est à la suite de l’inscription au patrimoinemondial de l’UNESCO de la vieille ville de Damas intra muros en 1979 qu’une politiquepublique de protection et réhabilitation de la vieille ville fut mise en place. Parallèlementà cette institution, des programmes financés par les organisations internationales typeFMI ou l’UE interviennent directement auprès de l’acteur institutionnel local pour mettreen place des actions sur le quartier et orienter son développement. Enfin, la troisièmecatégorie d’acteurs, la communauté intellectuelle, va produire un discours et des actionsscientifiques sur le quartier ancien et va légitimer son discours par l’expertise scientifique,historique, esthétique qu’elle détient sur le quartier. Dans le cadre du quartier ancien, cestrois catégories d’acteurs interagissent autour de l’objet patrimoine, en déployant desdiscours et actions. L’importance que va avoir l’objet au sein de ces espaces, et pour cesacteurs, va dépendre de l’intérêt qu’ils y attachent, des stratégies qu’ils vont déployer pourle mettre en valeur, ou non. Mais les rapports entre ces acteurs constituent une variabledéterminante dans l’existence même dudit patrimoine. Comme le souligne Veschambredans son ouvrage, il ne suffit pas que « quelques érudits soucieux d’art et d’antiquité »9

    identifient le patrimoine d’un lieu et le dénomment comme tel pour qu’il existe. Il faut quecette identification soit accompagnée d’une reconnaissance « institutionnelle et politique »,mais également sociale. Autrement dit, il faut qu’il y ait un « consensus patrimonial »,à savoir que l’objet soit reconnu par l’ensemble des acteurs en présence. L’enjeu desluttes de patrimonialisation tourne autour de la recherche de ce consensus ; aux niveauxlocal, national, international, des groupes d’acteurs, sociaux et politiques, demandent lareconnaissance dans l’espace d’un bien qu’ils dénomment comme étant « leur patrimoine ».

    Cela suppose donc de tenter de définir le terme « patrimoine ». Nous allons ledécliner sous quatre acceptions, chacune d’elle traduisant une conception culturellementcontextualisée. L’acception « classique » et monumentale du terme comprend le patrimoinecomme un bien unique reconnu institutionnellement pour les valeurs historiques,esthétiques, scientifiques intrinsèques qu’il détiendrait. A l’instar de la mosquée desOmmeyyades de la Vieille Ville de Damas qui fut l’objet d’une reconnaissance par

    9 VESCHAMBRE Vincent, op. cit., p. 31

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    la puissance mandataire française dès son arrivée en Syrie en 1919. Toutefois cetteconception monumentale du patrimoine a beaucoup évolué depuis ces cinquante dernièresannées. Elle est passée d’une « vision classique, esthétisante, type histoire de l’artà une vision beaucoup plus sociologique voire ethnologique »10. Ainsi cette définitionse caractérise par une acceptation plus large du patrimoine à un ensemble urbain oùla perception « ethnologique » du lieu est privilégiée. En corollaire, cette expansionconceptuelle du terme est accompagnée d’une expansion géographique. L’avènement del’UNESCO depuis les années 60 marque cette expansion géographique à l’internationale etl’historien André Chastel note « le nouvel engouement » qu’ont les pays en développementde dénombrer des monuments et sites à classer.11 Dans le même ordre d’idées, commenotre étude se situe en Syrie, il est important de donner la traduction du mot patrimoineen arabe, turath, qui reprend la définition étymologique du terme, à savoir « un bien quel’on transmet de père en fils ». L’un des enjeux de cette étude sera de voir égalementcomment l’acceptation de cette définition peut perdurer malgré un changement dans lapopulation du quartier (donc rupture dans la transmission de la chaîne d’héritage). Enfinnous envisagerons le patrimoine comme objet sociologique, à savoir « une ressourceidentitaire, qui suscite des convoitises et des processus d’appropriation »12. C’est donc à lafois un objet autour duquel se déploie des acteurs, qui en font une accroche spatiale (unfacteur d’organisation de l’espace) ou pas. C’est un objet en mouvement constant, ce quinous incite à utiliser davantage le terme de patrimonialisation, à savoir une dynamiqueplus qu’un objet figé. En effet, l’objet patrimoine n’existera que s’il est désigné et traitécomme tel. Cette désignation constitue la patrimonialisation. « C’est mettre à part, opérerun classement, constater une mutation de fonction et d’usage »13. On peut supposer quecette patrimonialisation se fait différemment en fonction de chaque groupe d’acteurs. Lapatrimonialisation institutionnelle, opérée par l’acteur institutionnel se fait par le biais d’uneclassification nationale et/ou internationale. A un niveau opérationnel, cela suppose unepolitique publique d’amélioration du lieu. La patrimonialisation informelle et spontanée alieu à partir du moment où les usagers d’un espace, objet ou bâtiment vont leur accorderune importance et un statut particulier. Dans le cadre des quartiers anciens, cela veutdire que la patrimonialisation du lieu passera par des pratiques exceptionnelles, un intérêtexceptionnel et un rapport au lieu inhabituel car ce lieu est désigné comme patrimoine.C’est donc un élément à pérenniser et à protéger. Cette « mise en patrimoine » passepar des discours, des marquages dans l’espace, des mobilisations particulières. Cet intérêtexceptionnel sera rendu opérationnel par l’action conjointe des pouvoirs publics en chargede l’aménagement du territoire et de la protection du patrimoine, et qui appuieront lesusagers pour qu’ils réhabilitent leur espace, avec l’appui de la communauté intellectuelle.Mais, dans un contexte où l’acteur institutionnel est en conflit avec les autres acteurs,peut-il y avoir patrimonialisation d’un quartier ancien ? Le « consensus patrimonial » est-ilabsolument nécessaire pour qu’il y ait identification d’un espace comme étant patrimoine ?Pourquoi les quartiers anciens font-ils l’objet d’une telle revendication ?

    Précisons que ces remarques et interrogations théoriques ont émergé d’une démarcheinductive. Nous l’avons délimitée à partir du constat d’une « anomalie patrimoniale »sur notre terrain d’enquête. Le quartier ancien de Sarouja à Damas semblait présenterdifférents processus de patrimonialisation au sens où Veschambre l’entend, à savoir le

    10 LENIAUD Jean-Michel, « L’utopie française : essai sur le patrimoine », Paris, Mengès, 199211 En 2011 164 états avaient ratifié la convention du patrimoine mondial, culturel et naturel. Site de l’UNESCO, whc.unesco.org12 BOURDIN Alain, op. cit., p.1113 Fabre, 1997, p.65 dans VESCHAMBRE op. cit., p.65

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    « réinvestissement de certaines traces par des groupes sociaux qui cherchent à se lesapproprier ». Certains éléments du quartier, architecturaux ou sociaux, étaient mis à part,soulignant ainsi leur caractère historique, ou leur fonction symbolique. Le premier traitmarquant du quartier fut l’hétérogénéité de ces patrimonialisations ; plusieurs éléments,étaient réinvestis de manière « spontanée » (graffiti ou dessins ou intervention de nouveaumatériau sur l’ancien bâti) par certains acteurs alors que d’autres, maisons ou monuments,semblaient avoir bénéficié d’une restauration plus « scientifique », dans la mesure où ceséléments semblaient avoir été modifié dans les normes de construction traditionnelle. Celaprésupposait donc l’action différenciée de plusieurs catégories d’acteurs sur le quartier,actions qui allaient en contradiction les unes avec les autres : l’action spontanée sur lebâti, ne transforme pas de la même façon une ancienne bâtisse qu’une réhabilitationopérée par la direction générale des antiquités (DGAM). Par ailleurs, nous apprîmesrapidement que ledit quartier bénéficiait de la protection de l’institution en charge de lapolitique patrimoniale, il fut classé en 2003. Ainsi toutes ces actions démontrent d’unecertaine survalorisation du patrimoine du quartier, toutes tendant à mettre en avant lecaractère patrimonial du quartier. On qualifiera cette patrimonialisation de symbolique dansla mesure où les diverses actions de patrimonialisation opérées sur le quartier ont tendanceà survaloriser l’aspect symbolique et affectif du quartier. 14Le deuxième constat déboucherasur le questionnement central de cette étude. En effet, en dépit de ces manifestationspatrimoniales diverses, le quartier, dans son ensemble, ne semblait pas avoir bénéficiéd’une réhabilitation globale, à savoir une « action significative d’amélioration menée sur unquartier en vue d’améliorer son état physique et social ». L’organisation générale du tissuurbain semblait très hétéroclite ; un certain nombre de bâtisses semblait sur le point des’effondrer, l’état général des infrastructures pouvait être qualifié de délabré, et quelquesconstructions récentes venaient s’élever au milieu de l’ancien quartier. Ainsi, pourquoi, endépit de diverses patrimonialisations par les acteurs interagissant sur le secteur, usagers& institutionnels, le quartier ne fait-il pas l’objet d’une politique de réhabilitation effective?Quels effets de contexte importent ? Pourquoi cette patrimonialisation « symbolique » a eulieu et pourquoi n’est-elle pas suivie d’effets? Peut-on dégager un processus commun àtoutes les revendications socio-spatiales dans les quartiers anciens ? Cela nous amène àélargir nos questionnements sur les conditions d’un processus de changement en quartierancien allant dans le sens de la réhabilitation, et sur l’importance de l’interaction entre lesacteurs de ce changement. Il s’agira donc de « questionner les imbrications vécues entreformes sociales et spatiales ainsi que les rapports complexes qu’une société entretient avecson propre produit bâti »15 et voir comment et à quel moment ces interactions entraînentun changement effectif dans un quartier. Pourquoi et comment naît une consciencepatrimoniale dans un quartier ancien ? Dans quelle mesure les rapports et actions entreles acteurs et l’espace déterminent son organisation? Et comment ces marquages rendent-ils compte des perceptions et rapports des acteurs sociaux et politiques avec les quartiersanciens ? Quels enjeux révèlent-ils ?

    Nous émettrons plusieurs hypothèses : les interactions et rapports entre acteurs surun terrain sont fondamentaux pour en déterminer son évolution. Ces acteurs s’approprientdifféremment le même lieu et ces appropriations s’opposent. Sur notre terrain, malgré unchangement de population important, le quartier reste une ressource patrimoniale pour ses

    14 Par exemple, les usagers et communauté intellectuelle ne cessent de répéter que le quartier est « l’âme de la ville »15 NAVEZ-BOUCHANINE Françoise, « Patrimoine des uns et des autres : le patrimoine des habitants est-il légitime ? » dans

    « Les patrimoines dans la ville. De la construction des savoirs aux politiques de sauvegarde », textes réunis par Mercedes VOLAIT,& Raffaele CATTEDRA, Beyrouth, Presses de l’IFPO, p181-209, p. 181

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    utilisateurs. Enfin les politiques publiques ont un rôle décisif dans la réalité de l’appropriationdu patrimoine, quel que soit le niveau d’appropriation des autres acteurs.

    Présentation du terrainCadre général : cette étude se base sur les processus de patrimonialisation dans le

    quartier de Sarouja à Damasen Syrie. Il faut replacer le faubourg extra-muros qu’est Saroujadans le contexte général du développement de la ville de Damas depuis sa naissance.Beaucoup de capitales du Monde Arabe mettent un point d’honneur à revendiquer leurhistoricité. Ainsi Damas est considérée comme l’une des plus anciennes villes jamaishabitées, revendication portée par beaucoup de damascènes. La vieille ville intra-muros

    est le noyau de la capitale syrienne mais dès le XIXème siècle des quartiers hors lesmurs se développent. Sous les Ayyoubides et les Zankides, la ville intramuros connaît undéveloppement prospère mais petit à petit, au nord et à l’ouest de la vieille ville d’autresquartiers tels qu’Uqaybba et Salihiyyeh se développent (voir infra carte figure 1 p.24). Lapopulation croissante dans la ville intramuros, et les terrains fertiles aux alentours font quepetit à petit les terrains hors de la ville intramuros s’urbanisent. C’est ainsi que naissentles quartiers que l’on dénomme faubourgs historiques. L’historien Abd Al RazzaqMoaz,spécialiste de l’histoire du quartier a retracé son évolution depuis sa naissance. Sarouja

    s’est implanté sur un terrain vierge au 12ème siècle. Le quartier obtient son appellationau XIVème siècle avec l’installation de l’émir Sarim Al DinSarouja al Muzaffari dans lequartier et l’édification d’un suwayqat. Ainsi dès le XIVème siècle Sarouja se distingue parcette particularité : c’est un quartier aristocratique résidentiel, avec une activité économiqueet des services répondant aux besoins de sa population. Entre le XIVème et le XIXèmesiècle, des édifices tels que les hammams, des mausolées, des tombes et des mosquéessont construits. Au XIXème siècle, à cause de la congestion dans la vieille ville, le coûtde l’habitat, le manque d’espaces verts et de sécurité et de l’emplacement stratégique duquartier, de riches familles damascènes et une partie de l’aristocratie turque s’installentdans le quartier. Le quartier obtient le surnom de « petit Istanbul » par la présence d’unearistocratie turque.

    Le terrain d’analyse semble donc correspondre à un espace en proie à un processusde patrimonialisation tel que l’entend Veschambre; à savoir, un tissu ancien dégradé, quiest successivement désaffecté puis revalorisé par l’action déterminante d’une associationde patrimoine. 16

    Limites précises :(voir infra carte figure 3, p.25). Les frontières précises du terrain ontété délimitées de manière arbitraire. En effet notre enquête n’a pas porté sur toute l’entitéadministrative « Sarouja », mais uniquement sur ce qui subsiste du tissu ancien (délimitépar la partie jaune hachurée sur la carte figure 3). Nous le verrons au long de l’étude, lesfrontières du quartier ne sont pas clairement délimitées. Sur le cadastre de la municipalité,le distinguo est fait entre Sarouja Est et Sarouja Ouest. L’une des conséquences majeuresdu plan de 1968 fut la percée de la rue El Thawra qui coupa le quartier Sarouja en deuxen 1974. Depuis cette date, ce que les gens appellent « Sarouja » est en réalité « OuestSarouja ». Par ailleurs, deux « sous-zones » sont à délimiter, qui ne seront pas l’objet denotre étude mais qu’il est important de mentionner. Le Bahsa (en bleu sur carte 1.3) est lazone qui fut complètement rasée lors de l’application du plan. Aujourd’hui les parcelles ont

    16 « C’est le principe même de la patrimonialisation, qui passe nécessairement pas la désaffectation, que de susciter desenjeux d’appropriation des espaces désaffectés et des conflits quant à l’usage futur de ces espaces. Ces enjeux et ces conflits sontparticulièrement exacerbés dans les centres-villes, qui font l’objet dans le monde entier d’un volontarisme patrimonial affiché de lapart des autorités et dans le même temps, de formes de ré appropriation par les classes dominantes. » (Veschambre, 2008, p.66)

  • Introduction

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    été réinvesties en immeubles spécialisés dans l’informatique. Enfin au Nord de la carte, Aïnel Kirich est un quartier issu de la mise en application du premier plan d’urbanisme Danger-Ecochard en 1937.

    En guise de remarque, notons que le terme communément utilisé pour désigner lesvieilles villes centrales dans le monde arabe, medina , ne s’applique pas à Sarouja. Eneffet la medina à Damas est la vieille-ville intra-muros classée au patrimoine mondial del’UNESCO depuis 1979 mais d’aucun n’appellent les faubourgs historiques extra-muros desmedina.

    Echelle temporelleL’enquête de terrain fut effectuée d’octobre 2010 à mai 2011. Françoise Choay, dans

    « L’allégorie du patrimoine », remarque que « c’est en devenant un obstacle au libredéploiement de nouvelles modalités d’organisation de l’espace urbain que les formationsanciennes ont acquis leur identité conceptuelle ».17 Sur le temps long, nous avons donccadré notre analyse depuis le plan d’urbanisme d’Ecochard de 1968 qui a remis en cause lapérennité du quartier, en tentant d’analyser les phases d’évolution du quartier depuis cettedate. Et comme « l’espace ancien en général peut n’être appréhendé qu’à des momentsprécis »18, nous avons concentré nos observations sur ces cinq dernières années, le quartierayant connu un essor commercial et touristique depuis cette période. Nous avons eul’opportunité d’être sur place à un moment où le quartier connaissait un regain d’activitésculturelles organisées autour de son patrimoine. Enfin il est important de souligner que lecontexte de contestation politique naissant dans lequel la Syrie se trouvait alors n’a euaucune incidence sur l’organisation quotidienne du quartier en tant que telle lorsque leterrain a été effectué. Ce mémoire est rédigé un an après les observations effectuées etentre-temps des changements politiques considérables ont lieu dans le pays, ce qui a uneincidence sur toutes les analyses que nous avons pu effectuer. Mais l’ambition de cetteétude n’est pas d’évaluer l’ampleur de l’incidence de ces changements sur l’organisationdu quartier. Ainsi l’auteur tient à souligner que toutes les conclusions et analyses qu’il faits’appliquent au contexte politique et sociétal syrien en temps de stabilité politique. Il eût étéintéressant d’analyser l’influence des bouleversements politiques sur la patrimonialisationd’un lieu mais c’est un tout autre sujet.

    Explication du protocole de recherche et de la démarche méthodologiqueFrançoise Choay rappelle que « la plus grande prudence sémantique et

    méthodologique (est) nécessaire lorsque l’on aborde le domaine du patrimoine et celuidu monument dans un contexte extra-européen »19. Soulignons d’abord deux-partis pristhéoriques dans cette étude. Sur l’objet d’étude en tant que tel, nous sommes partis del’hypothèse que l’objet « patrimoine » existe bel et bien sur notre terrain d’enquête. Celapeut relever d’une certaine conception essentialiste du patrimoine et du lieu, -notre terrainaurait des qualités intrinsèques qui en ferait un lieu exceptionnel-, mais il est assumé.En effet nous avons choisi ce quartier précisément pour ses marquages patrimoniaux,nous sommes donc partis du principe que cela démontrait un certain intérêt pour cetespace là en particulier. Par ailleurs, nous avons choisi d’élargir notre étude précise avecd’autres exemples internationaux pour deux raisons. Premièrement, nous voulions détacherle terrain de son contexte culturel local par crainte d’un certain regard « exotique » de notre

    17 CHOAY Françoise, op. cit., p.13018 BOURDIN Alain, op. cit., p.12619 CHOAY Françoise, op. cit., p.25

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

    14 FOURNIER Zara - 2012

    part. De plus, lors du début de l’enquête, le contexte culturel et social local ne nous était pasparticulièrement familier. Enfin, en comparant plusieurs cas d’étude internationaux et en endégageant des points communs et des effets de contexte, nous souhaitions faire ressortirdes principes généraux et des variables importantes dans les processus de reconnaissancepatrimoniale dans les quartiers anciens. Rappelons encore une fois que cette étude esteffectuée avec un an de recul par rapport au terrain étudié et que l’objet de recherches pource mémoire s’est constitué entre-temps.

    La démarche inductive utilisée ici aboutit à plusieurs constats : l’approche préalabledu terrain ayant été subjective20 il a fallu objectiver l’objet d’études. Cette objectivation futeffectuée en deux temps ; sur le terrain, elle est passée par une recherche documentaireapprofondie sur le secteur de Sarouja en tant que tel et un travail bibliographique sur lephénomène de patrimonialisation dans le monde arabe de manière générale. Le deuxièmetemps consiste en la recherche bibliographique et théorique postérieure au terrain. Dansle cadre du séminaire dans lequel s’inscrit ce mémoire, nous avons pu aborder desproblématiques, des disciplines et des approches théoriques auxquelles nous n’avions pasforcément pensé. Ainsi avons-nous enrichi notre cadre théorique et notre bibliographie deréférences en sociologie urbaine, géographie urbaine, et de politique publique. Nous avonségalement élargi le cadre géographique de notre étude.

    Définition des concepts mobilisésUn certain nombre de concepts seront utilisés lors de cette étude que nous définirons

    rapidement ici. Nous reprenons ici la classification établie par Françoise Benhamou.21 Pourcaractériser les patrimonialisations du quartier nous associerons le patrimoine à des valeurs.Il y a les valeurs historiques et esthétiques du bien qui confère l’étiquette patrimoine à unbien de par sa valeur historique et/où esthétique. La valeur scientifique fait du patrimoineun objet d’études et de savoirs, la valeur vénale a trait aux possibilités de marchandisationliées à l’exploitation du patrimoine, la valeur d’usage confère une fonction au patrimoine etenfin la valeur symbolique et d’appropriation fait du patrimoine un « condensé de valeurscommunes qui entrent dans la psyché nationale ». Veschambre, qui considère le patrimoinecomme un objet sociologique, le distingue comme capital culturel, économique symboliqueet social. Il fait également le distingo entre le patrimoine par appropriation, c'est-à-direcelui désigné de manière endogène par ceux qui le pratiquent (les usagers), et le patrimoinepar désignation (le patrimoine « institutionnalisé », désigné par l’acteur institutionnel.

    Traitement des donnéesLes sources écrites : bénéficiant du cadre scientifique de l’IFPO, acteur important

    dans la classification l’étude et la protection du patrimoine à Damas, les sourcesdocumentaires concernant le quartier, son histoire son architecture et son évolution se sontrévélées faciles d’accès. Toutefois il a fallu garder en tête qu’en tant qu’acteur intellectuel deSarouja propice à sa conservation, le discours et les positions de l’institut seraient influencéspar ses intérêts envers le quartier. Cette remarque est généralisable à toutes les donnéesrécoltées ; comme nous analyserons les positionnements, actions et discours des acteursvis-à-vis du quartier ancien, il y a eu à la fois un traitement sur le fond et la forme desdocuments trouvés. Ont donc été récoltés les documents réglementaires et d’évaluation(études des plans directeurs, plans directeurs, réglementations de la construction, rapportsde l’UNESCO), des textes historiques et d’urbanisme (sur Sarouja précisément mais dans le

    20 Relation forte au quartier, à son ambiance, et à une partie de ses usagers.21 BENHAMOU Françoise, « L’inscription au patrimoine mondial de l’humanité » dans Revue Tiers Monde, avril-juin 2010, n

    °202, pp. 113-129

  • Introduction

    FOURNIER Zara - 2012 15

    contexte plus général des faubourgs historiques extra-muros damascènes), des cadastres,des plans et documents d’archives photographiques. Pour ce qui est des documentsadministratifs et officiels, nous avons pu en dénombrer un certain nombre auprès desacteurs partenaires du l’IFPO.

    Le terrain et l’observation : côtoyant quotidiennement le quartier nous avions unebonne connaissance des lieux. Beaucoup de photos furent prises, un journal de recherchestenu et nous avons réalisé des cartes thématiques à partir de données empiriques récoltées(répartition commerces/résidences, types et âges des commerces…).

    Les entretiens : pour les trois catégories d’acteurs, la méthode utilisée pour lesentretiens se rapproche de celle décrite par Stéphane Beaud dans « L’usage de l’entretienen sciences sociales : plaidoyer pour un entretien ethnographique »22. Une grande attentionfut portée sur la forme des entretiens23 et ceux-ci duraient un certain temps.

    Pour les entretiens avec les usagers du quartier, on peut également parler de méthoded’immersion dans le milieu. N’ayant pas les moyens techniques de mettre en place desenquêtes statistiques ni de mettre en place un système de distribution de questionnaires,nous avons concentré nos efforts sur le déroulement des entretiens. Ainsi ont été privilégiesle choix des enquêtés et la construction des entretiens. Dans « Street Corner Society »,William Foot Whytes analyse la vie quotidienne d’un quartier populaire italien à Chicago enaccompagnant un certain « Doc » qui l’a ensuite présenté à un ensemble d’acteurs. Cetteméthode lui a permis d’infiltrer un milieu très fermé où la confiance n’est pas toujours donnéeau sociologue. Nous pouvons rapprocher notre méthode d’entretien à cette technique« d’infiltration ». En effet au-delà de la barrière de la langue, l’un des enjeux de cetteenquête de terrain fut de s’acquitter de la confiance des enquêtés, ce qui n’est pas toujoursfacile dans un contexte où les occidentaux étrangers peuvent être assimilés à des espionsisraëliens. Ainsi il a fallu trouver un « infiltreur », nottament en la personne de Hakam. Nousl’avons rencontré au début du terrain d’enquête. Ce fils d’anciens propriétaires à Saroujaavait fait ses études en France avant de retourner vivre à Damas. A l’époque il connaissaitde nombreux habitants et commerçants du quartier et me les a présentés. C’est ainsi quej’ai pu réaliser nombre de mes entretiens. Présentée en tant « qu’amie de Hakam », jen’ai pas eu de problèmes notables de confiance. Beaucoup de ces entretiens se sont faitsen la présence de ce dernier. Cette situation était à double tranchant ; d’un côté Hakamdéformait quelque peu mes propos en voulant constamment orienter les réponses vers unavis en faveur de la défense du patrimoine. Toutefois, cette situation a également donnélieu à une série d’échanges tout à fait intéressants entre la personne interrogée et Hakam.A ces moments là, mon statut évoluait ; d’enquêteuse je passais au statut d’observatrice.24

    Les objectifs des différents entretiens étaient de plusieurs ordres:- Percevoir les changements sociologiques ayant eu cours depuis le plan directeur de

    1968.

    22 BEAUD Stéphane « L'usage de l'entretien en sciences sociales. Plaidoyer pour l'entretien ethnographique». dans Politix.Vol. 9, N°35. Troisième trimestre 1996. pp. 226-257

    23 Ton utilisé, hésitations, empressements, répétitions…24 A l’instar de cet entretien réalisé le 12 février 2011, où, en réalité, j’assistais à la conversation entre un vieux vendeur de

    narguilé, Hakam et un employé de la municipalité. Les trois acteurs avaient des intérêts différents quant au quartier, et tout simplementà leur témoignage. L’un des enjeux récurrents de Hakam a été de me montrer les côtés « fantasmés » du quartier et seulement, alorsque l’employé de la municipalité apportait davantage son témoignage pour dénoncer le dysfonctionnement du système public syrien.

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

    16 FOURNIER Zara - 2012

    - Caractériser la perception du patrimoine par ses usagers : y a-t-il prise enconsidération du « cachet » urbain et historique du quartier ? Par qui ? Comment ?Pourquoi ?

    - Caractériser les pratiques du quartier (patrimoine immatériel) et ses évolutions depuis1968.

    - Déterminer leur parcours de résidence au sein du quartier.Pour les acteurs intellectuels, l’enjeu des entretiens était de prendre en considération la

    position de chaque acteur, son rôle et son statut. La plupart des entretiens ayant été réalisésau début de l’enquête de terrain, autrement dit à une période où mes connaissances del’histoire entière du quartier et de son évolution étaient relativement limitées, et en anglais(dans une langue autre que la langue maternelle de la personne interrogée) cela a puprovoquer certains biais au cours de l’entretien. Pour certains d’entre eux les entretienssemblaient plus à de l’observation semi participative. 25

    L’observation, et l’observation semi-participative ont surtout été pratiquées pour cequi concerne les évènements culturels organisés par l’IFPO. J’ai pu assister aux visitesguidées, aux installations artistiques, aux expositions et aux ateliers organisés par l’IFPO.Etant en stage aménagé au sein de l’atelier du Vieux Damas j’ai moi-même participéà l’organisation de ces évènements. Cette organisation présente des avantages etinconvénients ; travaillant avec les organisateurs des évènements j’ai pu analyser plusexactement leur positionnement et leur comportement par rapport au quartier ancien et àses usagers. Toutefois mon implication dans ces projets a pu induire un certain manque derecul et d’objectivité immédiats ; non seulement j’analysais les réactions du public quant auxévènements, mais je voulais qu’ils réagissent. Le recul obtenu par la distanciation temporelleeffectuée avec le terrain a pu corriger ce biais. L’analyse du terrain s’est faite à deux niveaux :

    - L’analyse de la composition sociale des émetteurs et récepteurs des évènements- La forme et le fond du contenu : quels aspects du quartier étaient mis en valeur ? Par

    quels moyens (exposition dans un espace privé/public) ? Avec quel vocabulaire (scientifiqueou langage courant) ?

    Enfin, concernant le milieu institutionnel, il fut difficile d’obtenir des entretiens avec desreprésentants des acteurs institutionnels locaux ainsi l’analyse de leur rôle s’est limitéeà l’analyse des documents obtenus. Cependant, nous avons pu nous entretenir avec lesreprésentants institutionnels internationaux. Pour ce qui est du traitement des données,après avoir procédé à la retranscription des entretiens26, nous les avons traités sous unangle double ; nous analysions le discours des acteurs les uns sur les autres autant que celuiproduit sur leur espace environnant. Nous avons identifié un certain nombre de thématiquesrécurrentes et avons traité les données sous cet angle. Nous avons également procédéà une analyse du vocabulaire utilisé. La même méthode fut utilisée pour les discoursécrits sur le quartier (publication, film, évènements culturels…). Puis nous les avons misen perspective avec les autres exemples internationaux issus de nos lectures, ainsi queles données théoriques plus générales. Cela nous a permis de valider ou disqualifier noshypothèses.

    Difficultés rencontrées

    25 Par exemple je côtoyais régulièrement la maison d’artistes de Mohannad Deeb.26 Cf. annexes, tous les entretiens écrits en français sont directement retranscris de l’arabe, avec l’aide d’arabophones.

  • Introduction

    FOURNIER Zara - 2012 17

    La distanciation : mon objet d’études ayant émergé d’un intérêt et d’un attachementparticuliers pour le quartier, la distanciation par rapport à l’objet de recherches fut délicate.De plus ayant vécu quelque temps dans le quartier et ayant participé à son activité culturellenous étions potentiellement un acteur dans la patrimonialisation du lieu. Toutefois, ladistanciation entraînée par le laps de temps entre le travail de terrain et la rédaction de cetteétude a permis une réflexion plus importante sur notre propre subjectivité.

    La représentativité des entretiens : il fut difficile d’avoir accès à une catégorie desusagers dont nous tentions d’analyser la patrimonialisation au lieu. En effet nos « infiltreurs »ne connaissaient que les « anciens » du quartier et avaient un avis péjoratif sur leshabitants arrivés avec la précarisation foncière du quartier. Ces récents habitants n’étaientpas toujours enclins à m’accorder un entretien. Il a donc fallu trouver d’autres moyensque les entretiens pour analyser le rapport au quartier de cette catégorie d’usagers. Cesmoyens furent l’observation semi-participative et l’observation non-participative (photos).D’après Jean-Claude David, l’indice du degré de considération du quartier par les usagersréside moins dans le discours que ceux-ci peuvent avoir sur leur environnement que dansles pratiques quotidiennes qu’ils en font. Ainsi il est plus exhaustif d’analyser égalementla manière dont les usagers aménagent spontanément l’espace que l’analyse simple dudiscours qu’ils ont sur le quartier.

    Le déroulement des entretiens : En terme de communication, ne sachant pasm’exprimer de manière fluide en arabe lors du début de mon enquête, j’ai du recouriraux services de traduction d’amis syriens, qui traduisaient mes questions à la personneinterviewée en arabe, et me traduisaient leur réponse. Toutefois cette traduction induit unbiais dans la mesure où la réponse de la personne interrogée est déjà interprétée unepremière fois par le traducteur. A partir du cinquième mois de mon séjour mon niveaud’arabe avait atteint un niveau suffisant pour que j’effectue les entretiens de manièreautonome, ou que je comprenne entièrement ce que mes « infiltreurs » disaient.

    Toutefois le biais résidait dans la nature même de ma relation avec les personnesinterrogées. En effet, malgré le fait que je m’étais liée d’amitié avec certaines d’entre elleset donc que nos échanges étaient relativement « naturels », les réponses que j’ai obtenueslors de mes entretiens étaient aussi déterminées par le fait que les gens savaient que,jeune étudiante étrangère, j’effectuais une étude sur le quartier. Ainsi, consciemment ouinconsciemment, leurs réponses furent influencées par ce facteur. A l’instar de l’entretienavec Hakam, où la première chose qu’il m’ait dite sans que je lui demande quoique ce soitde particulier à propos de Sarouja, était « j’aime Sarouja ».

    La fiabilité des données : très peu de données statistiques « brutes » ont pu êtreobtenues lors de l’enquête de terrain, surtout en ce qui concerne l’évolution en nombrede population et des prix des loyers. Ainsi nous avons pu nous baser uniquement sur lesquelques données répertoriées par des rapports tels que celui de l’UNESCO, ou sur desévaluations faites à partir des entretiens. Mais lorsqu’un spécialiste de la juridiction foncièreentourant le quartier nous dit qu’il y a une augmentation régulière des prix de la parcelle,nous tenons son propos comme source fiable et y accordons un minimum de crédit.

    Cette démarche et les résultats obtenus ont pu aboutir à la réflexion suivante : dansune première partie, nous montrerons qu’il y a une patrimonialisation du quartier communeà tous les acteurs. Nous analyserons ces discours de patrimonialisation et en dégageronsles spécificités en fonction des groupes d’acteurs. Nous verrons que tous ont à la fois undiscours sur le quartier, et sur les autres acteurs en cause. Ils diffèrent, se contredisentmais vont tous dans le sens d’une patrimonialisation du quartier. Nous dégagerons ainsi desdiscours récurrents sur le quartier ancien, mettant l’accent sur l’universalité des processus

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

    18 FOURNIER Zara - 2012

    sociaux à l’œuvre dans ces espaces. A la fin de cette première partie, le paradoxe de départsera d’autant plus évident ; tous ces acteurs ont bien une reconnaissance patrimonialedu quartier mais celle-ci n’entraîne pas d’effet structurel. Pourquoi ? La deuxième partieapportera des éléments de réponse. Nous irons du côté des politiques publiques localespour voir à quel point leur organisation influe sur la mise en œuvre d’une politiquepublique patrimoniale. Ainsi nous démontrerons de l’importance de l’acteur public et de sacoordination avec d’autres acteurs dans le processus de patrimonialisation d’un quartier.Pour conclure notre argumentaire, nous nous demanderons si c’est précisément cetteabsence de capacité opérationnelle de l’acteur publique qui empêche une gentrification duquartier.

    Figure 1. Plan actuel des faubourgsSource : ROUJON Yves, VILAN Luc “Actualité des faubourgs anciens de Damas.

    Eléments de réflexion”. Damas, IFPO, 2011, 295 p., p.25

  • Introduction

    FOURNIER Zara - 2012 19

    Figure 2 : Sarouja au sein de Damas aujourd’hui, source : http://askmaps.com/007/ml282.php

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

    20 FOURNIER Zara - 2012

    Figure 3 : Limites précises du terrain effectué, source : auteur

  • Première partie : Une survalorisation symbolique du patrimoine en quartier ancien…

    FOURNIER Zara - 2012 21

    Première partie : Une survalorisationsymbolique du patrimoine en quartierancien…

    Nous montrerons ici que la patrimonialisation du quartier de Sarouja est le résultatd’un processus de reconnaissance symbolique exprimée par des discours (témoignages,articles, écrits, revendications), des mesures institutionnelles (lois de classification) etdes actions issues de la société civile (marquages physiques, évènements culturels). Unsymbole est un « signe figuratif, être animé ou chose, qui représente un concept, qui enest l’image, l’attribut, l’emblème »27. Ainsi nous parlerons de reconnaissance symboliquedans la mesure où ces discours, mesures, et actions sont des signes qui « représententun concept ». Cette reconnaissance est initiée et portée par certains groupes sociauxet institutionnels qui expriment des normes, développent des intérêts et des stratégies.Cette « appropriation symbolique de l’espace » 28s’exprime différemment selon lesgroupes mais elle témoigne d’une survalorisation symbolique de l’espace dans la mesureoù Sarouja est fantasmé, vu comme vecteur identitaire pour certains, doit faire l’objetd’une protection exhaustive pour d’autres. Nous mettrons également en avant l’idée queles positions et perceptions des acteurs les uns par rapport aux autres influencent leurappréhension et leur appropriation de l’espace. Pauline Bosredon parle du processus depatrimonialisation comme d’ « un processus sélectif qui met en lumière certains traits d’uneculture, d’un ensemble urbain ou d’un milieu naturel. Cette sélection s’opère selon deuxmodes, juridique et symbolique » 29 . Il s’agira donc d’analyser ces patrimonialisationjuridiques et symboliques, en faisant ressortir leur spécificité les unes par rapport aux autres.

    I.1 Processus de patrimonialisation institutionnelle etscientifique du quartier ancien

    La reconnaissance institutionnelle d’un patrimoine se caractérise par la créationd’institutions et de législations désignant « un » patrimoine, qui est issu d’un « processussélectif »30. La patrimonialisation scientifique quant à elle se signale par la production d’un

    27 Dictionnaire Larousse, édition 201228 « Une forme d’appropriation de l’espace qui suppose la production et l’usage de symboles dotés d’une efficacité sociale etpolitique », VESCHAMBRE Vincent, « Traces et mémoires urbaines : enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition »,Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008, 315 p., p.2229 BOSREDON Pauline, « La vieille ville d’Alep entre stratégies de développement local et investissements ordinaires d’un espaceen transformation » in Alep et ses territoires, Lyon, Presses du GREMMO, 2011 (non édité), p. 1930 « La mise en patrimoine est déjà en soi un processus sélectif, qui met en lumière certains traits d’une culture, d’un ensemble urbainou d’un milieu naturel. Cette sélection s’opère selon deux modes, juridique et symbolique », BOSREDON Pauline, op. cit., p. 19

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

    22 FOURNIER Zara - 2012

    discours scientifique et expert sur ce patrimoine qui tend à légitimer la protection de cedernier. Nous caractériserons ainsi les processus de patrimonialisation institutionnelle etscientifique du quartier de Sarouja.

    I.1.1 Reconnaissance institutionnelle progressive du patrimoinevernaculaire…

    Il s’agira d’analyser ici les étapes qui ont aboutit à la patrimonialisation institutionnelledu quartier de Sarouja par la classification de ce dernier sous le régime des antiquités31

    depuis 2003. Les actions et les mesures des autorités publiques vis-à-vis du quartiersont allées dans le sens d’une reconnaissance institutionnelle et juridique de ce dernier,consacrant ainsi un changement de sensibilité patrimoniale de la part des autoritéspubliques. Cette évolution s’inscrit dans un mouvement international de diversification etd’internationalisation des acteurs, permis par l’élargissement des champs géographique etconceptuel du patrimoine.

    I.1.2 Une conception monumentale du patrimoine (1900-1960) Il ne s’agit pas ici de retracer de manière exhaustive une chronologie de l’invention del’institution patrimoniale en France et dans les pays occidentaux, nombre d’historienstels que François Chastel, Dominique Poulot ou Françoise Choay y ont consacré leuroeuvre. Tous ces historiens soulignent que « l’élaboration du processus de patrimoineet de patrimonialisation passe par la consécration d’une « civilisation (Occidentale) de

    l’image »32 car « le monument sert de miroir à l’élite culturelle de la société du 18ème

    siècle, qui cherche avant tout le culte de l’esthétisme du beau dans le monument »33.L’historienne Françoise Choay explique que, depuis la création de la première commissiondes monuments historiques en France en 1837, il y a trois catégories de monuments :les monuments religieux, antiques et les châteaux. Sont considérés comme patrimoineles biens entrant uniquement dans ces catégories. Ce n’est qu’après la deuxième guerremondiale que le champ patrimonial s’élargira. A l’époque, les édifices patrimonialisésrenvoient avant tout à la valeur historique du patrimoine. Cette notion est consacrée avecGuizot par la création du poste d’inspecteur des monuments historiques en 1830, etl’appréhension des monuments par leur valeur historique perdure jusqu’en 1960. Dans cettelogique, un patrimoine est un monument. C’est un bien meuble ou immeuble considérépour ses valeurs historiques et/ou esthétiques, à l’instar du Louvre ou des pyramides deGuizeh. Ainsi, la notion de patrimoine et les instruments juridiques qui lui sont associés sontdes inventions occidentales, qui seront exportées avec le développement des puissancescoloniales. C’est ce qui se passe en Syrie avec l’instauration du mandat français en 1920.

    En Syrie, l’institution patrimoniale est directement calquée sur celle existante en Franceà l’époque, et les législations et institutions patrimoniales sont mises en place par la

    puissance mandataire. Les prémices d’une législation patrimoniale sont posées au XIXe

    siècle par l’empire Ottoman, qui, dans sa période de modernisation de l’administration -les31 République Arabe Syrienne, Ministère de la culture, Direction générale des antiquités et des musées. « Régime des antiquités enSyrie. Décret-loi N° 222 en date du 26/10/1963, avec toutes ses modifications » (en français). Damas, 200032 CHOAY Françoise « L’allégorie du patrimoine », Paris Editions du seuil, 1999, 270 p.33 Ibid.

  • Première partie : Une survalorisation symbolique du patrimoine en quartier ancien…

    FOURNIER Zara - 2012 23

    Tanzimat-, s’inspire des politiques européennes pour l’administration de la gestion et dudéveloppement de ses villes. Ainsi « une première loi en 1889 remaniée en 1906 attribueà l’empire la propriété de tous les monuments et objets de quelque nature qu’ils soient(…) dans le domaine public ou privé de l’état »34. L’historienne Carine Sabbagh, et auteuredu texte « Damas, la reconnaissance patrimoniale en question », retrace la chronologiede la législation patrimoniale en Syrie et montre qu’elle est le fruit d’une constructioncoloniale. Dès l’arrivée de la puissance mandataire en Syrie en 1920, les français mettenten place des institutions et des législations gestionnaires du patrimoine ; en 1922 l’institutfrançais d’archéologie et d’art musulmans est inauguré, et cette inauguration est suiviede la réorganisation et de la création de nouveaux musées. Le service des antiquités enSyrie et au Liban est créé en 1933. Un arrêté de la même année définit le patrimoinecomme « les biens et monuments antérieurs à 1700 ». Un panel d’instruments techniqueset juridiques patrimoniaux issus du modèle français est directement transposé en Syrie ;l’inventaire général des monuments historiques est mis en place, et le service des antiquitésgère la protection des biens classés. « La France, à cette époque, a mis en place uneadministration qui fonctionne, à peu de choses près, comme celle d’aujourd’hui »35. Ainsic’est « la notion de patrimoine architectural, d’architecture que l’on dégage, que l’on met envaleur »36, autrement dit l’acception occidentale du concept de patrimoine, qui est appliquéeau début du siècle.

    Il convient de revenir ici sur le rôle de l’architecte-urbanisteEcochard au XXe siècledans cette conception du patrimoine, et dans l’urbanisme de Damas de manière générale.Carine Saggah note qu’il est vu comme « l’inventeur de la notion de patrimoine en Syrie,du moins l’un de ses meilleurs concepteurs ».37 Il est responsable de deux plans directeursd’urbanisme à Damas au XXe siècle. Créés successivement en 1937 et en 1968, ces deuxplans matérialisent la conception monumentale du monument de l’urbaniste Ecochard. Orcette conception exclue le quartier de Sarouja du champ patrimonial. En effet, lors du plandirecteur de 1937 il ne considère pas les parcelles de tissu urbain comme « monument »et commande des opérations d’hygiénisation et de percées de grandes avenues dans laville sans prendre en considération le tissu urbain existant. Les maîtres mots du plan sont« hygiène, ordre, sécurité, circulation et esthétique » et Danger souhaite mettre en valeurles monuments historiques de la ville en créant de grands espaces publics et verts autour.Damas est envisagée dans un esprit moderniste avec la mise en place d’un nouveausystème de circulation, d’irrigation, et d’assainissement. Le quartier de Sarouja est envisagépar Ecochard et Danger dans le « zonage morphologique-fonctionnel »38, c’est-à-dire dansl’ossature de l’aménagement urbain. Les deux urbanistes proposent de raser Sarouja,vu par eux comme le siège aristocratique des têtes de résistance, pour y implanter desboulevards et des immeubles et transformer le quartier résidentiel en « centre économique-administratif ». Cette action permettrait également la décomposition du tissu social militant.Cette destruction est bénéficie à « l’assainissement de la ville » selon l’urbaniste français,mais elle met également en valeur la vieille ville, considérée alors comme unique patrimoinedamascène par le français. De plus, l’architecte-urbaniste est un partisan de la charte

    34 SABBAGH Carine, « Damas, la reconnaissance patrimoniale en question », Autrepart, 2005/1, n°33,pp. 71-88, p. 7635 Ibid.36 Ibid.37 Ibid.38 DANGER et ECOCHARD, « Plan directeur de la ville de Damas », Damas 1937

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

    24 FOURNIER Zara - 2012

    d’Athènes de 1936 qui prône une vision hygiéniste et fonctionnelle de la ville, et considèreque le tissu urbain ancien n’est pas conforme aux normes d’hygiène.

    Il considère comme patrimoine uniquement certains bâtiments et « secteurs dont lecaractère pittoresque est indiscuté »39. Pendant la période du mandat, au Proche-Orient,ce n’est qu’une petite partie des monuments historiques des villes qui sont préservées aubénéfice de percées de grandes infrastructures fonctionnelles et hygiénistes, à l’instar deBeyrouth ou Istanbul.

    Internationalisation du patrimoine et modernisation urbaine (1960-1970) Le début des années 1960 marque une extension de la définition du champ patrimonial.Dans la législation, l’acception du terme patrimoine s’élargit du « monument » au « secteur ».En France, la loi Malraux du 4 août 1962 intronise la notion de « secteur sauvegardé »lorsque « ceux-ci présentent un caractère historique, esthétique ou de nature à justifierla conservation, la restauration ou la mise en valeur de tout ou partie d’un ensembled’immeubles »40. Par ailleurs l’inventaire général créé par Malraux en 1962 a pour objectifde « faire reconnaître toute œuvre qui constitue un élément du patrimoine national (…)de la cathédrale à la petite cuillère ».41 Cela suppose donc que seront constitués commepatrimoine des biens reconnus pour leur valeur mémorielle et symbolique, au-delà devaleurs purement historique ou esthétique.

    Le régime des antiquités du 26 octobre 1963 :La Syrie suit une évolution semblable. Après l’indépendance en 1946 les structures

    héritées du mandat français pour la politique patrimoniale sont revalorisées par l’Etat Syrien.« Le budget alloué aux restaurations a été doublé »42 souligne Roula Aboukhater, chercheurà l’IFPO. Mais le décret-loi 222 en date du 26/10/1963 revalorise de manière effectiveles compétences de la DGAM. Cette institution est l’organe compétent pour l’octroi desautorisations de rénovation et de travaux sur des biens classés, et pour la constructionde biens périphériques aux monuments classés. Ce décret, directement inspiré de la loiMalraux de 1962, considère également le patrimoine comme un secteur. Il est utile derevenir sur les dispositions précises de cette loi car elle définit les mesures découlantde la classification d’un secteur. Cette loi se divise en six chapitres43. Elle considèrecomme bien antique tout bien meuble ou immeuble de plus de 200 ans. Cela entraîneles dispositions générales suivantes : l’état s’engage à assurer la protection, l’étude et lamise en valeur de l’antiquité qui devient bien public de l’état. La loi interdit également toute« destruction, modification ou déformation du bien antique » (article 7 chapitre 1). Enfin lesconstructions avoisinant l’antiquité doivent être en harmonie avec celle-ci, ce qui entraînedes normes architecturales, de taille, de couleur et de matériaux spécifiques. L’autorisationde la Direction Générale des Antiquités et des Musées (DGAM) est nécessaire pour tout

    39 ARRIF Abdelmajid, « Le paradoxe de la construction du fait patrimonial en situation coloniale. Le cas du Maroc », Revuedu monde musulman et de la Méditerranée, 1994, n° 73-74, pp. 153-16640 Journal Officiel de la République Française, « Loi n°62-903 complétant la législation sur la protection du patrimoine historique etesthétique de la France et tentant à faciliter la restauration immobilière »., parue le 7 août 196241 BEGHAIN Patrice « Patrimoine, politique et société », Paris, Presse de Science Po, 2012, 156 p.

    42 ABOUKHATER Roula, « L’héritage urbain : législation, acteurs et prise de conscience de la protection du patrimoine enSyrie » (pp 87-99) dans Ministère de la culture Maroc et Programme Euromed, rapport « Atelier sur la réhabilitation des villes et desquartiers historiques », 2009, 176 p.

    43 Dispositions générales, biens immeubles, biens meubles, sites archéologiques, sanctions, dispositions diverses

  • Première partie : Une survalorisation symbolique du patrimoine en quartier ancien…

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    projet d’urbanisme concernant des monuments historiques (biens immeubles), pour touterénovation ou modification sur une antiquité. L’entretien et la restauration sont égalementde la responsabilité de la DGAM. Toutefois si des restaurations sont nécessaires du faitde l’occupation de ces biens immeubles par les individus, celles si se font en partie à lacharge des occupants. Il est aussi stipulé qu’une partie du financement de ces rénovationsest assurée par la DGAM. Ainsi, le patrimoine comme concept englobe, avec ce décret-loi,des secteurs entiers. Dans le cadre de cette loi, des dispositions et instruments précis sontmis en place pour la gestion de ce patrimoine.

    Plan directeur Ecochard-Banshoya de 1968 et modernisation de la ville :Parallèlement à la mise en place de cette législation expansive de protection

    du patrimoine, la Syrie entre dans une phase de développement démographique etéconomique à partir du début des années 1960. La croissance urbaine est forte, liée àl’exode rural et à l’afflux de réfugiés palestiniens de 1947-48. (…) et la révolution en 1963pousse le pays vers une dynamique de développement économique, militaire, et urbainplanifié.

    Les années 1960-70 ont profondément transformé la morphologie de la ville.(…).La priorité était donnée à l'amélioration de la circulation et des transports.L'accès automobile aux sites et monuments historiques devait être rendupossible par de grandes percées et le dégagement des monuments. (CarineSabbagh, 2005, p.44)

    Encore une fois, l’Etat syrien fait appel à Ecochard pour mettre en place le plan d’urbanismedirecteur de la ville en 1968. Dans le cadre du plan, Sarouja n’est pas envisagé commesecteur à protéger. Les directives du plan découpent la ville en 14 zones. Ainsi celle attribuéepour Sarouja « est principalement réservée aux activités commerciales, administrativeset d’affaires se donnant ainsi une claire perspective de rénovation urbaine par tabularasa »44. C’est à cette époque que l’ossature morphologique-fonctionnelle prévoyant ladestruction du tissu urbain ancien de Sarouja est mise en application. Ecochard et Banshoyaappliquent les principes de rationalisation, de fonctionnalité et d’hygiénisme hérités de lacharte d’Athènes au plan directeur de 1968, au détriment du tissu urbain traditionnel. Nousreviendrons sur les détails et conséquences problématiques de la mise en œuvre de ceplan d’urbanisme, mais il est important de retenir que sa mise en application entraîne unere-parcellisation du terrain, des expropriations et une reconfiguration du quartier en zonecentrale commerçante et d’investissement. Autrement dit, l’ancien existant est voué à êtrerasé.

    Ainsi l’aménagement du réseau routier en centre ville prévoit la construction de l’artèreAl Thawra qui coupe souk Sarouja en deux parties. Ecochard considère Sarouja commeune zone surpeuplée et prévoit dans son plan le déplacement d’une partie de sa populationdans des « quartiers (…) d’habitat populaire », à savoir des zones d’extensions prévues parle plan directeur telles que celles de Yarmouk ou Mezzé. La vision de l’habitat traditionnelpar Ecochard explique sa conception du quartier de Sarouja. En effet il considère la maisonarabe, « ces maisons qui s’effritent et fondent à la pluie tous les jours »45, d’avantagecomme une demeure insalubre et où les conditions de vie sont précaires comparées aux« maisons neuves en matériau moderne »46. Le tissu urbain traditionnel de Sarouja est

    44 Ibid.45 ARRIF Abdelmajid, op. cit., p.16246 Ibid.

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

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    d’avantage vu comme un handicap dont il faut se débarrasser pour « des conditions plussaines et plus commodes de résidence »47. Il est intéressant de remarquer qu’en dépit descritiques qu’Ecochard adresse au tissu traditionnel urbain damascène, l’urbaniste ne cessede mentionner « l’amour et le respect de ces lieux (patrimoniaux) qu’ (il) a toujours eus »48.Dans le zoning du plan directeur, le secteur de Sarouja est considéré comme une zonecentre-ville, distincte de la zone de la ville ancienne.

    La volonté de modernisation de la ville dans cette période est un leitmotiv dans lesvilles arabes. Ainsi, au Caire, un projet semblable voit le jour en 1968 ; le comité en chargede la préparation des festivités du millénaire du Caire prévoyait un projet de constructionde parking près de la mosquée Al Husayn, qui aurait eu pour conséquence la destructionde plusieurs blocs d’habitation et monuments. Ce choix était motivé par la volonté dedéblayer et embellir ce qui était considéré comme monument, parallèlement au besoind’assainissement de la ville. Mais au-delà du Moyen-Orient, ces positions modernisatricessont visibles partout en Europe à l’époque. A l’instar du quartier de Saint-Georges à Lyon, oùJean-Yves Authier explique que l’insalubrité et la mauvaise réputation du quartier conduisentles autorités publiques à envisager la destruction de Saint-Georges dans les années 1970.

    Ces politiques de modernisation et les choix de destructions des tissus urbainsexistants qui en résultent sont tout à fait révélateurs de la position des autorités publiques.« L’essentiel des démolitions résulte de choix, opérés par les autorités»49.Françoise Choayqualifie ces démolitions de constructives. Le patrimoine est intimement lié à la problématiquede la démolition et de la destruction dans la mesure où ce dernier, par excellence, est toutce qui est sauvé des destructions et démolitions.

    Par exemple, lors de la période de reconstruction du centre-ville de Beyrouth après laguerre civile, SOLIDERE, la société en charge de la reconstruction du centre-ville, a fait lechoix politique de préserver certains bâtiments de la démolition pour leur valeur identitaireet mémorielle. Ces bâtiments, érigés en monuments du fait de leur non-destruction, ont lafonction mémorielle de ne pas faire oublier la guerre civile.

    Ces destructions peuvent également être motivées par des choix économiques etfonctionnels. Ce sont des motivations de cet ordre qui portaient le plan d’urbanismed’Ecochard pour la ville de Damas en 1968, et qui ont argumenté la destruction du secteurde Sarouja.

    Face à la décision de démolition du quartier et au mesures qui en ont découlées, desacteurs institutionnels et de la société civile se sont mobilisés au nom de revendicationsculturelles, symboliques et identitaires. Ces revendications ont conduit à l’annulation decette décision pour aboutir à la classification institutionnelle du quartier. Ces revendicationss’inscrivent dans un mouvement général de reconnaissance institutionnelle de nouveauxacteurs issus de la société civile, ainsi que de l’expansion géographique et conceptuelledu patrimoine.

    La caution des institutions internationales :Le plus important de ces acteurs parallèles aux acteurs institutionnels locaux est

    l’UNESCO. L’Organisation des Nations Unies pour la Culture et l’Education est un pilier dansl’orientation des positions et des politiques patrimoniales depuis ces quarante dernièresannées.

    47 ECOCHARD Michel et BANSHOYA Gyogi architectes, plan directeur de Damas, rapport justificatif, 196848 ARRIF Abdelmajid, op. cit., p.16249 VESCHAMBRE Vincent, op. cit., p. 93

  • Première partie : Une survalorisation symbolique du patrimoine en quartier ancien…

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    Malgré le caractère non coercitif de ses conventions et déclarations, l’organisation,créée en 1946 pour « veiller à la conservation et à la protection du patrimoine universelde livres, d’œuvres d’art et d’autres monuments d’intérêt historique ou scientifique»50, jouedepuis les années 1970 le rôle de réquisitoire international en termes de culture et deprotection du patrimoine. Certains historiens tels que Françoise Choay voient en l’UNESCO« l’organisme grâce auquel le patrimoine a acquis une légitimité mondiale »51.

    Bien que l’organisation émette des chartes et recommandations moins coercitivesque les conventions52, son impact moral est d’ampleur et l’institution exerce une sortede « soft power » en termes de politiques culturelles et patrimoniales. Par ailleurs,les conventions et déclarations qu’elle émet reflètent les évolutions de problématiquepatrimoniale de la part des Etats. En matière de patrimoine urbain, la « Déclaration deNairobi concernant la sauvegarde des ensembles historiques ou traditionnels et leur rôledans la vie contemporaine » adoptée en 1976 consacre ce changement de perception dupatrimoine. Face aux vagues de modernisation qui ont touché les villes durant cette époqueet qui remettent en cause la pérennité des tissus urbains anciens, la déclaration définitcomme ensemble historique « un groupe de bâtiments, de structures et espaces non bâtisdans un environnement urbain ou rural dont la cohésion et la valeur sont reconnues du pointde vue archéologique, architectural, préhistorique, historique, esthétique ou socioculturel ».53

    Par exemple, une mission de l’UNESCO, déléguée en 1953 à Damas pour l’étude de lavieille ville et de son tissu urbain environnant, insiste sur la cohérence entre « un monumentet un ensemble de constructions mettant en évidence sa destination et son histoire »54.Autrement dit l’organisation préconise un raisonnement en termes de secteurs à protéger etnon plus de simple monument. Ces préconisations n’empêchent pas Banshoya et Ecochardde mettre en place le plan d’urbanisme en 1968 mais ces mêmes missions serviront decadre de référence pour les orientations postérieures des acteurs publics en termes depolitique patrimoniale. En effet, l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1979de la vieille ville de Damas, puis celle d’Alep en 1986, démontre de la considération desautorités publiques syriennes pour les changements de sensibilité patrimoniale.

    Depuis les années 1980, « inflation » de la législation patrimoniale etélargissement du concept Les années 1980 confirment la tendance à l’élargissement et l’internationalisation duconcept de patrimoine, initiée par l’UNESCO dans la fin des années 1970. Des auteurstels que Françoise Choay, Alain Chastel et Vincent Veschambre notent l’expansion de ceconcept et de son aire géographique par les autorités.

    50 Acte constitutif de l’NESCO 194651 CHOAY Françoise, op. cit., 270 p.52 Recommandation concernant la préservation des biens culturels mis en péril par les travaux publics ou privés 1968, Charte

    de Washington pour la conservation des villes historiques et des zones urbaines 1987, mémorandum de vienne sur le patrimoinemondial et l’architecture contemporaine

    53 Recommandation de Nairobi concernant la sauvegarde des ensembles historiques ou traditionnels et leur rôle dans la viecontemporaine , 1976

    54 SABBAGH Carine, op. cit.,

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

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    La prise en considération de l’architecture vernaculaire comme patrimoine ainsique l’attention de plus en plus marquée pour le patrimoine immatériel sont desorientations récentes qui visent à donner une importance renforcée aux fonctionsrésidentielles, aux cadres de vie, aux pratiques quotidiennes, loin de l’imagesclérosée de la ville. (Elodie Salin, 2005, p. 282)

    Institutionnellement cela se traduit par de nombreux exemples. En France, l’année dupatrimoine est mise en place par Jack Lang en 1980, et les journées du patrimoine attirentchaque année les foules.

    Internationalement les exemples sont nombreux pour montrer la volonté affichée desautorités publiques de sauvegarder un patrimoine « ethnologique », jusqu’à Addis Abbebaen Ethiopie où « le patrimoine commence à apparaître comme un des points de réflexiondes politiques urbaines ».55

    Au Moyen-Orient et en Syrie, l’élargissement de la sensibilité patrimoniale est aussià l’œuvre. Au Maroc par exemple, les années 1980 marquent une « endogénéisation »de la législation patrimoniale d’après Alain Roussillon. Il parle d’un « travail du négatif dela patrimonialisation Lyautéenne (…) ce qui prépare le terrain à la repatrimonialisation parquoi ce patrimoine va pouvoir être constitué en Turath »56. Ainsi les autorités publiquesmarocaines se « réapproprient » la législation patrimoniale issue du mandat français eten font une spécificité marocaine. L’auteur conclut en invoquant une « inflation à la foisqualitative et quantitative du discours patrimonial» ayant cours au Proche et Moyen Orient.Le même phénomène se passe pour la ville d’Alep.

    L’échelle et la logique des interventions sur la ville ancienne changent pendantla période qui va de 1978 à 1993. On sort progressivement de la petite guerreau cours de laquelle il s’agissait de répondre du tac au tac pour ne pas êtresubmergé par les programmes destructeurs, et on se consacre à la mise aupoint de procédures et d’outils d’aménagement à long terme et de gestion desquartiers protégés et de l’ensemble de la ville ancienne dans le cadre plus largedu centre-ville. Plusieurs décisions administratives prises dans les années1978-84 seront essentielles dans le progrès de la protection du patrimoine etdans un changement d’orientation de ses objectifs. (Jean-Claude David, 2011,pp.4-5)

    Ainsi il semble que la sensibilité patrimoniale qui se dégage depuis les années 1980 atendance à englober des espaces de plus en plus étendus et recourt à une endogénéisationde ces politiques par les pays « en développement ».

    Société civile et processus participatifs :De manière corollaire, cet élargissement du champ accompagne un discours prônant

    la prise en compte des sociétés civiles locales et encourageant la participation desusagers à la préservation des quartiers historiques. Cette tendance, dont les organisationsinternationales sont les chefs de file, est reprise par les autorités locales et le contexte syrien

    55 COURET Dominique, OUALLET Anne, TAMRU Bezuneh, « Habiter les vieux quartiers d’Addis-Abeba : un patrimoineen risque ? Eléments pour la compréhension des enjeux et acteurs » sous la direction de GRAVARI-BARBAS Marie, « Habiter lepatrimoine : enjeux-approches-vécu », PUR, 2005, 618 p., p. 297

    56 ROUSSILLON Alain « A propos de quelques paradoxes de l’appropriation identitaire du patrimoine » dans « Les patrimoinesdans la ville. De la construction des savoirs aux politiques de sauvegarde » textes réunis par Merces VOLAIT , Pascal GARRET etRaffaele CATTEDRA, p. 221

  • Première partie : Une survalorisation symbolique du patrimoine en quartier ancien…

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    n’y déroge pas. Ainsi le mémorandum de Vienne sur le patrimoine mondial et l’architecturecontemporaine évoqué précédemment porte comme principe général « l’amélioration de laqualité de vie (…) pour renforcer l’identité et la cohésion sociale ». A un niveau opérationnel,les programmes internationaux tels que ceux financés par la Banque mondiale mettent enavant la nécessité de la participation locale. Alexandre Abry, qui a étudié les stratégies deréhabilitation de la médina de Fès, note que « la banque mondiale considère qu’on a sousestimé les phénomènes d’exode rural qui ont alimenté pauvreté urbaine de la Vieille Ville etque l’un des leviers sur lesquels il fallait s’appuyer est constitué par la population. » 57

    La multiplication des acteurs institutionnels et non-institutionnels dans la prise dedécision est également une tendance observable. Très récemment le séminaire sur laprotection du patrimoine dans le Monde Arabe, à l’initiative de l’ambassade française auLiban, Institut français à Beyrouth et l’UNESCO qui s’est tenu en juin 2012, a réuni unepluralité d’acteurs et intervenants, nationaux et internationaux. Ce séminaire a abouti à larecommandation suivante :

    Mobiliser les élus et faire en sorte que les citoyens deviennent des acteursdu patrimoine par une sensibilisation dès l’école et une participation active àtoutes les étapes de la valorisation patrimoniale ; inviter l’Unesco et toutes lesinstitutions en charge de la protection du patrimoine à jouer un rôle effectif dansla protection des vestiges et matériels archéologiques en temps de guerre et deconflit.58

    Ainsi, aujourd’hui, la démarche participative et collaborative est au cœur de toute politiquepatrimoniale, du moins dans le discours. Cette tendance est également suivie par lesautorités damascènes. « Un grand atelier intitulé « réalité et avenir de la vieille villede Damas » est organisé en 2005 par le ministère de l’administration locale et del’environnement et le gouvernorat de Damas.»59. Les habitants des quartiers traditionnelsétaient invités à participer au débat, et les faubourgs historiques constituaient l’une desproblématiques centrales de la rencontre. Ce genre d’actions, organisées par les autoritéspubliques syriennes, démontre de leur volonté, en tous cas dans le discours, d’inscrire laréhabilitation et l’intégration des quartiers historiques dans le développement de la ville àl’agenda.

    A Sarouja, les discours des institutions internationales tendent à mettre en avant lesvaleurs historiques culturelles et esthétiques du quartier. Leurs propos prennent en compteles contextes locaux, et la participation locale dans le processus de patrimonialisation duquartier, tendance récente en matière de patrimoine.

    Encadré 1. L’Unesco et SaroujaL’Unesco s’est intéressé au quartier de Sarouja pour son patrimoine, ce qui est

    déjà en soi un acte de patrimonialisation institutionnelle. En effet, bien que l’institutionn’ait pas développé d’actions ayant un effet structurel sur le quartier, elle a néanmoinsémis des discours, -étude et recommandation-, qui témoignent d’une patrimonialisationsymbolique du quartier. Cette dernière, dans le cadre de l’atelier de travail sur la gestionet le développement du patrimoine urbain à Sarouja » organisé les 8 et 9 juin à Damas

    57 ABRY Alexandre, « habitat et intégration patrimoniale dans la médina de Fès : quelles politiques, quels enjeux », Sous ladirection de GRAVARI-BARBAS Marie, « Habiter le patrimoine : enjeux-approches-vécu », PUR, 2005, 618 p., pp. 227-24358 http://www.institutfrancais-liban.com/Beyrouth/Cooperation-territoriale-ONG-gouvernance/Actualites/Seminaire-regional-sur-la-protection-du-patrimoine-culturel59 ROUJON Yves, VILAN Luc “Actualité des faubourgs anciens de Damas. Eléments de réflexion”, Damas, IFPO, p.3

  • Les enjeux de la patrimonialisation dans les quartiers anciens

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    a produit un rapport de mission le 23 juin 2004 intitulé « observations sur le quartier deSarouja à Damas ». Ce rapport a avant tout une dimension analytique et prescriptive ;après un bref rappel historique sur la construction des « monuments » à Sarouja et surles modalités précises découlées du plan directeur d’urbanisme, M. Abdulac, l’auteur durapport, établit un état des lieux du quartier en termes d’architecture, d’activité économiqueet sociale. L’expert reconnaît les valeurs esthétiques et architecturales du quartier : « Dansla rue Jozet al Hodbaa, il subsiste des restes d’élégants traitements de sol traditionnelsavec leur décoration de cailloux blancs et noirs. (…) . La grande cour de l’hôtel Al Rabihest particulièrement agréable avec son bassin et son iwan.» L’argumentaire de l’expertest centré sur les potentialités du quartier en termes de tourisme culturel ; il préconise lavalorisation des éléments patrimoniaux par les autorités publiques, et « fournir aux habitantsun cadre de vie harmonieux et recherché ». Ainsi on retrouve les tendances de l’UNESCO entermes de politique patrimoniale ; un fort engagement citoyen pour l’amélioration généraledu cadre de vie tout en favorisant un développement économique basé sur un tourismeculturel et « équitable ». Notons que cette mission, bien qu’elle n’ait eu qu’un effet structurellimité, a eu un impact moral fort auprès de la population du quartier, en témoigne desdéclarations d’habitants : « L’Unesco est venu et a dit que le quartier était sauvegardé »remarque un habitant du quartier.

    Protection juridique du quartier de Sarouja :La reconnaissance institutionnelle de la valeur patrimoniale du qu