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2 114 SCIENCE & VIE D.DAILLEUX/VU - GETTY MANDELBROT Les enfants de Informaticiens, chimistes, statisticiens, ils sont de plus en plus nombreux à exploi- ter ces étranges arabesques découver- tes par le grand mathématicien Benoît Mandelbrot. Leur but? Insonoriser les routes, comprendre la formation d’un poumon ou... les fluctuations de la Bour- se. Rencontre avec ces ingénieurs, initia- teurs d’une nouvelle vision de la nature. Par Laurent Orluc et Hervé Poirier décryptent la géométrie secrète du monde R ENCONTRES EXPLO-fractales_BAF_corr 23/11/2005 15:30 Page 114

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Informaticiens, chimistes, statisticiens, ilssont de plus en plus nombreux à exploi-ter ces étranges arabesques découver-tes par le grand mathématicien BenoîtMandelbrot. Leur but? Insonoriser lesroutes, comprendre la formation d’unpoumon ou... les fluctuations de la Bour-se. Rencontre avec ces ingénieurs, initia-teurs d’une nouvelle vision de la nature.

Par Laurent Orluc et Hervé Poirier

décryptent la géométrie secrète du monde

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< Connues depuislongtemps pourleur beauté, les frac-tales se révèlentaujourd’hui indis-pensables pour mo-déliser les phéno-mènes naturels.

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n informaticien qui les manie pourdétourer les objets sur les images nu-mériques, un physicien qui les exploite

pour concevoir un mur antibruit, ungéophysicien qui en extrait un modèle de prévi-sion des crues, un chimiste qui s’en inspire pourmélanger ses produits... les fractales semblentenfin prêtes à envahir l’univers des ingénieurs.Car si chacun connaît la beauté saisissante de cesarabesques baroques, une grande partie de lacommunauté scientifique est restée longtemps ré-ticente à les intégrer dans ses modèles physiques.

LE MONDE EST ESSENTIELLEMENT RUGUEUX

Ce nouveau regard a jailli des yeux de BenoîtMandelbrot un beau jour de 1961 lorsqu’il cons-tate que la courbe des cours du coton a la mêmeforme que la courbe de distribution des richessesaux Etats-Unis. De cette similitude, le mathé-maticien français d’origine polonaise extrait enquelques années une nouvelle géométrie très gé-nérale et cohérente, pressentie auparavant par desmathématiciens tels Gaston Maurice Julia, PierreFatou, Jean Perrin, ou Felix Hausdorff.

L’idée de départ est apparemment simple : unobjet est fractal si ses parties contiennent le tout;autrement dit, si, à n’importe quelle échelle, unzoom fait apparaître la forme globale de l’objetinitial (lorsque l’image varie suivant l’échelle, onparle de “multi-fractale”). Derrière ce principe secachent cependant des mathématiques diable-ment compliquées, des structures géométriques,algébriques, analytiques et statistiques qui font en-core aujourd’hui l’objet de travaux approfondis.Alors que la géométrie traditionnelle ne dispose,pour décrire le monde, que d’une palette d’outilssommaires – courbes, surfaces et volumes– la

géométrie fractale génère, elle, des formes infi-niment fracturées. Alors que l’analyse des struc-tures classiques dessine un monde lisse, calme,aux contours précis, chaque détail des struc-tures fractales dévoile un monde agité, chaotiqueet flou. Enfin, alors que la statistique classique estcentrée sur le calcul de la moyenne (avec la loidite “normale”), les statistiques fractales propo-sent une distribution plus tranchée, dominéepar les extrêmes (avec la loi dite “de puissance”).

Or – et c’est là toute l’efficacité des mathéma-tiques de Benoît Mandelbrot– nous vivons dansun monde essentiellement rugueux où tout n’estqu’aspérités et fractures. En effet, à y regarder deprès, la côte bretonne, l’écorce d’un arbre, les va-riations boursières ou la distribution des richessesn’ont rien de lisse. Et alors que le regard policé desmathématiques classiques est incapable d’ap-préhender cette rugosité naturelle, la géomé-trie fractale, elle, a été conçue pour cela...

Dans un ouvrage intitulé Une Approche fractaledes marchés (S&V n° 1054, p. 140), Benoît Man-delbrot décrit comment, après quarante ans decombats acharnés, les modèles financiers com-mencent depuis quelques années à intégrer lesconcepts fractals, plus à même de saisir les vio-lentes fluctuations boursières. Et dans des do-maines aussi variés que l’acoustique, la physio-logie, la géophysique, la chimie, l’astronomie oul’informatique, c’est une nouvelle générationde physiciens et d’ingénieurs qui exploitent cettegéométrie baroque. L’occasion d’aller à la ren-contre de ces héritiers convaincus de la puissancede ces nouvelles mathématiques. Convaincus,comme Benoît Mandelbrot lui-même (voirp. 124), que pour mieux comprendre le monde,“il faut regarder sa rugosité en face”. ❚ H.P. et L.O.

Les événements rares et extrê-mes, les statistiques, et les modè-les théoriques font partie de sonquotidien. Michael Ghil, mathé-maticien, directeur du CentreTerre-Atmosphère-Océan del’ENS à Paris et directeur du dé-partement des Sciences atmos-phériques d’UCLA aux Etats-Unis, se sert de l’analyse fractalepour prévoir les catastrophes.Son approche part d’un constatsimple : les outils traditionnelssont inefficaces pour prédire lesévénements rares et violents.“Les modèles mathématiques,géophysiques, climatiques ousocio-économiques sont inap-propriés pour rendre compte dela récurrence d’événements sou-dains et violents comme des ca-tastrophes naturelles, des cracksboursiers ou des attaques terro-

ristes. ” Ces derniers sont en ef-fet beaucoup plus courants quene le laissent croire les statisti-ques traditionnelles. En outre,plus ils sont intenses, moins ilsont de chance de survenir, etplus leurs coûts social et écono-mique sont importants. Or, cescaractéristiques correspondentjustement aux statistiques frac-tales, où les événements ex-trêmes ont plus d’importance.C’est ce qui a poussé MichaelGhil à participer à la consti-tution du groupe de rechercheE2-C2 (Extrems Events Causesand Consequences) composé desociologues, mathématiciens, cli-matologues, géophysiciens, etc.Leur objectif ? Appliquer lesoutils de la géométrie fractale àla prévision d’événements rareset extrêmes. “ Une telle appro-che, précise-t-il, pourrait nousamener à établir des mesuresd’urgence dans des zones quis’avéreraient plus à risques queprévu, à déboucher sur la cons-truction d’édifices spécifiques,ou à comprendre comment deschangements climatiques ont unimpact sur l’économie mon-diale . ” Les fractales seraient-elles la clé pour mieux prévoirl’avenir de notre planète ? L.O.

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Des fractales pour…

prévoir les événements

extrêmes

MichaelGhil

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rations, les points noirs – ici, lesgermes de galaxie – commen-cent à former des structures.“Celles-ci sont fractales, expli-que Michel Dekking, parce qu’àn’importe quelle échelle, desformes similaires se répètent.C’est un moyen ‘phénoménolo-gique’ de saisir ce qui se passeavec le hasard. En intégrant desparamètres supplémentairescomme des interactions entre lespoints et en utilisant des proba-bilités plus complexes, les struc-tures obtenues sont beaucoupplus variées.” Cette approchene produit pas de structureséquivalentes à celles observéesdans l’Univers. Pas encore...Françoise Combes de l’Obser-vatoire de Paris se dit séduitepar ces fractales aléatoires. Elleenvisage déjà de les intégrer à sesmodèles de formation des ga-laxies. Affaire à suivre... L.O.

Michel

Des fractales pour…élucider la formation des galaxies

Observer la nature est sa passion ; l’hydrodyna-mique et l’ingénierie chimique ses domaines de re-cherche. C’est donc tout naturellement que Marc-Olivier Coppens s’est inspiré des structures fractalesde la nature pour imaginer des procédés industriels.Le problème à résoudre est simple : de nombreuxprocessus chimiques exigent que les mixtures soienthomogènes afin d’optimiser les performances duproduit fini. “Nous avons ainsi imaginé un systèmeinspiré des réseaux des arbres ou des poumons, oùune branche principale se divise en deux plus petiteset ainsi de suite en respectant des proportions fracta-les bien précises, explique Marc-Olivier Coppens.Une des caractéristiques de ces structures réside dansle rapport ‘diamètre sur longueur’ : il est quasiconstant, quel que soit le niveau de ramification.Conséquence: le débit est le même à tous les niveauxet le fluide s’écoule de façon uniforme. De plus,comme le réseau de distribution occupe l’ensembledu volume, lorsque le gaz ou le liquide à mélangersort, il se répartit de façon homogène.” Pour Marc-Olivier Coppens, ces structures seront utiles pouroptimiser les pots catalytiques, dans lesquels unmaximum de gaz d’échappement doit être traité aucontact du principe actif du catalyseur. Les nano-technologies pourraient aussi y trouver une utilitécar les molécules actives doivent recouvrir unifor-mément une surface afin qu’elle devienne ignifugeou hydrophobe. A n’en pas douter, le futur de l’in-génierie chimique sera fractal. L.O.

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Des fractales pour…mélanger les produitsDekking

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Turbulences, percolation, com-pression d’images, Michel Dek-king est un mathématicien tou-che-à-tout. Son dernier dada ?Utiliser des fractales aléatoirespour saisir la formation desamas, superamas, filaments dematière, bref des grandes struc-tures de l’Univers. Pour com-prendre, imaginez un carré noirdécoupé en neuf petits carrés.Pour chacun d’entre eux, lancezune pièce de monnaie : sur pile,le carré devient blanc, sur face,il reste noir. Redécoupez chacunde ces carrés noirs en neuf, puisrépétez l’opération. Au bout d’àpeine une demi-douzaine d’ité-

Marc-OlivierCoppens

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Daniel Schertzer en est aujour-d’hui convaincu: pour améliorerle modèle des prévisions météo-rologiques, prévoir l’intensité descrues et donc dimensionner lesbarrages, les ponts et les remblaisdes rivières, il faut faire appel auxfractales. Car les modèles utilisés

par Météo France restent, selon lechercheur, très imparfaits. Leurfaille ? Un no man’s land oùéchouent à s’accorder les mo-dèles. D’un côté, les grandes ten-dances établies sur plusieurs se-maines et un millier de kilo-mètres, de l’autre les prévisionsfines, valables sur quelques jourset quelques kilomètres. Au cen-tre : le “trou de méso-échelle”.Or, après trente ans de recherche,Daniel Schertzer n’a plus dedoute : c’est bien le modèle frac-tal qui est le plus à même de dé-crire l’atmosphère et ses caprices.Pour le confirmer, il a effectuéune campagne de mesures au

Canada en 2004. A bord d’unavion équipé d’un Lidar – un la-ser combiné à un radar – il a ana-lysé à différentes altitudes et surdes distances allant du millier dekilomètres à la centaine de mè-tres, les caractéristiques des mas-ses d’air. “Or, tout indique queleurs variations spatio-temporellessont fractales : à toutes les échelleson retrouve les mêmes structures.”Avec ses collègues des Ponts etChaussées, il s’est ensuite pen-ché sur le modèle des précipita-tions. Là encore, compte tenu deleur rythme, de leur intensité, etde leur répartition spatiale, “lemodèle qui les approche le mieux

est fractal”, assure le chercheur.De quoi élaborer un modèle de laprévision des risques des crues“en associant le modèle météoro-logique à celui des précipitations,le tout combiné aux connaissancestopologiques des terrains, à leurcomposition, et aux mesures desdébits de rivières.” Ce modèle– on s’en doutait – est fractal. Ilprévoit que les événements consi-dérés comme très rares dans lesmodèles classiques doivent êtreplus fréquents qu’on ne l’imagi-ne. Or, c’est ce que semble mon-trer l’occurrence de certainescrues exceptionnelles, commecelle du Gard en 2002. L.O.

g é o p h y s i q u e

Des fractales pour…

prévoir les crues

DanielSchertzer

Bernard Sapoval, physicien del’Ecole polytechnique, n’en estpas à son premier fait d’armes.Physique du solide, transport desgaz dans les poumons, croissanced’agrégats chimiques, il fait par-tie de ces explorateurs pionniersconvaincus de la richesse dumonde fractal. Sa dernière réa-lisation : un mur antibruit réa-lisé avec une équipe du CNRS etla société d’équipementier rou-tier Colas et dont un prototype aété installé en mars dernier auxabords d’une autoroute de l’Al-

lier. En absorbant 98 % de l’éner-gie des ondes sonores, il contre aumoins trois décibels de plus queles ouvrages classiques. Des per-formances impressionnantes, enpartie dues à sa composition, àbase d’un mélange de copeaux depin et de ciment mais surtout à sastructure fractale : à l’échelle dela dizaine de centimètres, le murprésente une alternance de for-mes, des pleins et des déliés, quise répètent en rapetissant jus-qu’au centimètre. Et aux échellesplus petites, c’est un véritable

gruyère... “L’absorption acous-tique est proportionnelle à la sur-face développée au contact desondes sonores, explique BernardSapoval. Ce mur est constituéd’un agglomérat de morceaux dequelques millimètres au micro-mètre. Les ondes sonores émisespar les véhicules – surtout lesbasses fréquences – rencontrentdonc un maximum de fois cessurfaces et cèdent plus facilementleur énergie. Mais la difficulté aété de parvenir à démouler uneforme aussi complexe sans la cas-

ser !” Le physicien projette main-tenant de fabriquer une structu-re cinq fois plus insonorisantepour équiper le pourtour du péri-phérique parisien. Si les autoritésne font pas la sourde oreille...L.O.

Des fractales pour…insonoriser les autoroutes

Bernard Sapoval

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Jacques Lévy-Véhel est spécialiste de l’optimisa-tion des télécommunications, du transfert desinformations et de l’analyse des images. Aucunrapport, a priori, avec les fractales... Et pourtant,c’est bien en se fondant sur cette géométrie que luiet ses collaborateurs de l’Institut national de re-cherche en informatique et en automatique et del’Institut de recherche en communication et en cy-bernétique de Nantes ont présenté, au mois demars 2005, une méthode informatique de traite-ment des images. “Le logiciel considère l’imagecomme une suite de colonnes dans lesquelles sesuccèdent des points variant en intensité du blancau noir, explique le chercheur. Or, ces variationssont très violentes. La courbe représentant l’in-tensité de ces points en fonction de leur positiondans la colonne a une allure totalement irrégu-lière.” Grâce à l’analyse fractale, le logiciel repèredans ces courbes des séquences similaires et dé-tecte des “tendances”. De quoi déceler automa-tiquement le contour d’un objet sur une image.Une tâche essentielle au processus de vision. Carsi notre cerveau le réalise sans difficulté, il restaitjusqu’ici très difficile à programmer pour les spé-cialistes de l’intelligence artificielle ! Autre avan-tage: le logiciel du mathématicien français permetde “débruiter” des images prises par les scan-ners, les IRM ou les satellites. En reconnaissant lesbruits parasites dans les différentes intensités decouleur, le logiciel met en évidence les structuressous-jacentes, invisibles dans l’image d’origine.Les fractales pourraient donc se révéler essentiellesen dotant les robots d’un vrai sens visuel. L.O.

Lévy-Véhel

Des fractales pour…analyser les imagesnumériques

Jacques

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Avec ses embranchements deplus en plus petits se répétant àl’identique sur une vingtaine degénérations, le poumon est l’ar-chétype des fractales. Pas éton-nant donc que Marcel Filoche etson équipe de l’Ecole polytech-nique aient décidé d’appliquercet outil mathématique à la com-préhension du fonctionnementpulmonaire. Pas inutile nonplus : faute de pouvoir effectuerdes mesures précises in vivo, mé-decins et physiologistes man-quent cruellement d’informa-tions sur cet organe vital, en par-ticulier sur les échanges d’air etde sang au sein des acini, cesstructures qui terminent l’arbrepulmonaire. Il y a trois ans, leschercheurs modélisaient la ving-taine de générations d’embran-chements en plusieurs sériesd’arbres fractals puis appli-

quaient, à l’aide de puissants or-dinateurs, les équations physi-ques de la diffusion des gaz – oxy-gène, gaz carbonique et azotenotamment – à travers ces sur-faces de contacts. Résultat : ilsont pu élucider la répartition desgaz dans les acini. “Avant, nouspensions que, si les gaz étaientmal répartis dans les acini, c’étaitdû aux allers-retours de l’air lorsde la respiration, explique MarcelFiloche. En réalité, l’azote esttout le temps réparti uniformé-ment, alors que l’oxygène resteconfiné dans les premiers acini aurepos puis occupe tout le volumedès qu’il y a exercice. Ce sont lescaractéristiques biologiques dela membrane d’échange entrel’air et le sang, combinées à sastructure fractale qui permettentde comprendre ce phénomène.”Une nouvelle modélisation dupoumon qui promet d’optimi-ser les mélanges gazeux adminis-trés aux patients, de comprendrel’origine de quelques asthmes,d’améliorer l’administration desmédicaments par voie orale,d’élaborer un poumon artificiel,etc. De là à dire que les fractalesnous aideront un jour à respirer,il n’y a qu’un souffle... L.O.

P h y s i o l o g i e

Des fractales pour…comprendre le

fonctionnement du poumon

MarcelFiloche

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ville avec de belles demeures, des vieux palais, des petitesmasures et des quartiers entiers à reconstruire...

S&V : Pensez-vous que les choses ont changé aujourd’hui ?

B.M. : Oui. Cette politique insensée a été abandonnée. Lesmathématiques retrouvent un aspect tactile et reprennentcontact avec le monde. Cela me fait penser au mythed’Antée, fils de Poséidon et de Gaia qui ne pouvait re-prendre ses forces qu’en retombant sur Terre. Pour moi,il en est de même pour les mathématiques : elles peuventpasser cinquante ans sans toucher terre, mais elles se fa-tiguent. C’est pourquoi il me semble intéressant d’ensei-gner les fractales dans le secondaire. Aux Etats-Unis,elles suscitent un grand enthousiasme. Les parties élé-mentaires des fractales sont tellement simples, tellementextraordinaires et tellement passionnantes que les élèvesveulent comprendre d’où ça vient. En France, ça viendraquand ça viendra... Recueilli par H.P.D.

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changer. J’ai ainsi pu faire beaucoup de choses sans pas-ser par l’étape fastidieuse de la justification.

S&V : Vous êtes-vous senti en marge de la communauté

mathématique ?

B.M. : En classe de mathématiques spéciales, je me suis dé-couvert un talent que j’ignorais : face à une question par-ticulièrement difficile, je me souviens avoir vu la ré-ponse se dessiner d’un point de vue strictement géomé-trique, à la plus grande surprise de mon professeur. Lagéométrie a toujours été centrale pour moi. Si les fractalesont aujourd’hui envahi l’analyse et l’algèbre, il ne faut pasoublier que c’était au début de la pure géométrie. Or, àl’époque, on me disait : “La géométrie, c’est pour les en-fants !”. On était en pleine période Bourbaki, avec la pro-motion de mathématiques très abstraites et la constructiond’une tour d’ivoire sans porte ni fenêtre. Moi, au contraire,je voyais le paysage mathématique comme une grande

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Science & Vie : Etes-vous surpris par la diversité des appli-

cations des fractales aujourd’hui ?

Benoît Mandelbrot : Je suis surtout surpris par la rapidité duchangement. Il y a encore quelques années, l’analyse frac-tale était présentée dans quelques écoles d’ingénieurscomme une méthode d’avenir. Mais aujourd’hui, leschoses ont changé : cet outil est en train de devenir in-dispensable. Une nouvelle génération d’ingénieurs l’ap-plique dans des domaines industriels très variés.

S&V : Quand avez-vous pris conscience de l’importance de

ce que vous avez découvert ?

B.M. : Au début, j’ai beaucoup douté. Mais, dans les an-nées 60, dès que j’ai commencé à travailler sur la fi-nance et sur la turbulence et que j’ai vu que ce caractèrefractal était présent dans chacun de ces domaines, je n’aiplus eu de doutes. Avec les fractales, j’ai compris que j’avaismis le doigt sur quelque chose de nouveau et d’important :

la rugosité dans toute sa splendeur. L’irrégularité pure. Jus-qu’ici, il y avait une vision manichéenne du monde,entre le lisse, dévolu à la science, et le rugueux, domainede l’art. Or la nature est essentiellement rugueuse. En re-gardant cette rugosité en face, en remplaçant le caractèrenégatif qui lui est associé par un regard positif et actif, j’aipu toucher mille domaines sans liens visibles entre eux.Mais ce n’est pas moi qui ai trouvé cette unité : elle étaitdéjà là, présente tout autour dans les phénomènes.

Dans le domaine de la finance, par exemple, personnen’avait introduit la notion de discontinuité pour décrirecomment varient les cours du marché. Pourtant, les an-ticipations des acteurs provoquent des changements bru-taux et instantanés qui sont cruciaux pour la dynamiqued’évolution des cours. Il existe de nombreux moyens

d’éliminer ce caractère discontinu, mais on élimine enmême temps un aspect essentiel de la finance.

S&V : Vos travaux ont-ils été tout de suite reconnus ?

B.M. : Absolument pas ! Les réactions ont même parfois ététrès violentes. J’ai eu droit à beaucoup d’insultes après montravail sur la discontinuité en finance. J’étais considérécomme dangereux pour le domaine. Je suis heureux queces oppositions se soient aujourd’hui épuisées mais lascience est faite par des hommes et les hommes ne sont pasdoux. Des scientifiques aussi reconnus que Lord Caven-dish, d’Arcy Thompson, Pierre Curie ou Louis Pasteur ontété, eux aussi, honnis par leurs contemporains...

S&V : Qu’est-ce qui a encouragé cette reconnaissance ?

B.M. : Il y a eu sans doute la publication en 1973 de monlivre Les objets fractals : forme, hasard, et dimension, maisle principal tournant dans l’histoire des fractales date, selonmoi, d’un congrès organisé par IBM en 1982 à Courchevelqui réunissait des mathématiciens comme Jean-Pierre Ka-hane, Bernard Sapoval ou Michael Dekking. Je me sou-viens de cette soirée où ces chercheurs découvraient, stu-péfaits, que cette nouvelle géométrie allait permettre des’attaquer de façon élégante à des problèmes de mathé-matiques pures considérés jusqu’ici comme insolubles.

Avant cette date, il n’y avait que deux ou trois personnesqui travaillaient sérieusement sur cette affaire. Après, lemouvement était lancé.

S&V : Pourquoi êtes-vous parti aux Etats-Unis ?

B.M. : Pour une raison simple : je n’aurais pas eu de posteen France pour travailler sur les sujets qui m’intéressent.En France, plus les gens sont brillants, plus ils doivent secantonner dans leur spécialité. Chaque université a un butprécis et les chercheurs doivent en permanence justifiercomment ses travaux s’intègrent dedans. IBM m’a offertl’avantage de la liberté : afin de maintenir sa position d’in-vention et d’innovation, sa grande sagesse a été de ne passe soucier des disciplines, créant ainsi un environne-ment parfait pour ceux qui, comme moi, sont prêts à en

“On me disait alors: la géométrie, c’est pour les enfants!”

BENOÎT MANDELBROT, MATHÉMAT IC IENÀ L’UN IVERS ITÉ YALE (NEW HAVEN, ETATS-UNIS )

> RENCONTRES

Benoît Mandelbrot est un homme à part.A 80 ans, ce mathématicien universellement reconnu enchaîne les colloques et poursuitactivement ses recherches. Son exploit ? Avoirdécelé le premier toute la richesse de l’outilfractal et s’être acharné à le défendre pendantquarante ans contre le scepticisme ambiant.

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