Les concepts fondamentaux de la phénoménologie: Entretien avec Claude Romano

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    Journal of French and Francophone Philosophy | Revue de la philosophie franaise et de langue franaise

    Vol XX, No 2 (2012) | jffp.org | DOI 10.5195/jffp/2012.555

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    Les concepts fondamentaux de la

    phnomnologieEntretien avec Claude Romano

    Tarek R. Dika, William C. Hackett, Claude Romano

    Journal of French and Francophone Philosophy - Revue de la philosophie

    franaise et de langue franaise, Vol XX, No 2 (2012) pp 173-202

    Vol XX, No 2 (2012)

    ISSN 1936-6280 (print)

    ISSN 2155-1162 (online)

    DOI 10.5195/jffp/2012.555

    http://www.jffp.org

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    Les concepts fondamentaux de la

    phnomnologieEntretien avec Claude Romano

    Tarek R. DikaJohns Hopkins University

    William C. Hackett

    Australian Catholic University

    Claude RomanoUniversit Paris-Sorbonne (Paris IV)

    Dans Au cur de la raison, la phnomnologie, vous reconstruisez,historiquement et systmatiquement, les concepts fondamentaux de la

    phnomnologie de Husserl Heidegger et MerleauPonty. A quels

    dveloppements de la philosophie contemporaine rpondez-vous?

    Il me semble quon pourrait diagnostiquer dans la philosophie actuelleune crise qui nest pas sans rappeler celle dont faisait tat Husserl au dbutdu sicle dernier. Dun ct, le paradigme positiviste qui a longtempsprvalu dans la philosophie de langue anglaise, dans le sillage dunecertaine lecture du Tractatus et des travaux du Cercle de Vienne, est parvenu puisement: non seulement lide dune philosophie qui saccomplirait surun modle scientifique a t progressivement abandonne, mais, plusgnralement, le style de pense qui a prvalu dans le courant analytiqueet qui a consist se dtourner des grands problmes philosophiquestraditionnels ne semble pas en mesure de satisfaire les intrts vitaux

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    auxquels la philosophie classique tait cense rpondre. Mme lorsquellerenoue avec certains problmes traditionnels, comme cest le cas parexemple avec la mtaphysique analytique, elle ne nous propose au mieuxquunpastiche de ce qua t la grande tradition de la philosophie premire.Cette philosophie-l ne nous parle plus, et ses meilleurs reprsentants en ontdailleurs tir les consquences en sloignant de plus en plus rsolument duparadigme positiviste initial. Dun autre ct, la philosophie que lon a

    appele continentale, et dont la phnomnologie (y compris dans sesprolongements hermneutique et dconstructionniste) est sans doute lemeilleur reprsentant, sest dveloppe comme une tradition autonome,mais elle a eu tendance se replier sur elle-mme et sisoler; elle a perduquelque chose de lexigence de justification rationnelle qui ne fait quun avecla philosophie son origine, au point de sombrer parfois dans un jargon quila rend opaque et idiosyncrasique. Tout se passe, ds lors, comme si nousnavions le choix quentre une philosophie technique coupe de nosquestionnements vitaux et une philosophie plus soucieuse de continuitavec la grand idal antique mais qui ne parvient plus se hausser au niveauduniversalit que nous sommes en droit dattendre delle, parce quellenglige lexigence dargumentation et de justification sur lequel laphilosophie analytique a de son ct mis laccent de manire quasi

    exclusive.Naturellement, cette faon de brosser le tableau de notre prsent est

    encore trs grossire et simplificatrice. Car la philosophie a beaucoup volude part et dautre de lAtlantique et de la Manche au cours de ces quarantedernires annes. Les problmes quelle formule ici et l se sont peu peuraprochs: il ny a qu penser la question de linterprtation qui est aussicentrale et dterminante chez Davidson que chez Gadamer; au refus de ladichotomie des faits et des valeurs, la rsurgence du pragmatisme dans laphilosophie amricaine, lantipositivisme qui triomphe la fois dans lecourant post-wittgensteinien et dans le courant hermneutique. Unenouvelle donne semble merger qui rend pour la premire fois possible undialogue entre ces traditions qui ne repose plus sur des malentendus de part

    et dautre. Mais pour quun tel dialogue puisse avoir un sens, il estncessaire de remonter aux sources historiques des deux traditions et demettre au jour leurs prsupposs respectifs, souvent passs inaperus oudont limportance est, tout au moins, sous-value par leurs principauxreprsentants. Cest notamment ce travail gnalogique que jai entreprisdaccomplir dans ce livre. Jai tendance penser que le champ de laphilosophie actuelle ressemble une partie dchecs dans laquelle chacundes joueurs ignorerait que certains coups sont possibles et jouerait toujoursles mmes gambits de manire obsessionelle. Jessaie de suggrer que lapartie serait plus intressante si lon prenait conscience de la possibilit deces coups en ralit dj jous par le pass, mais dont on a perdu le souvenir.

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    Je prends un exemple qui mes yeux est central. Lun des paradigmesdominants dans la philosophie analytique, y compris jusqu McDowell, meparat tre un mixte dempirisme et de nominalisme (en un sensparticulier, post-wittgensteinien, du terme): dune part, lexprience estconue de manire atomiste comme limpact causal que le monde physiqueexerce sur notre sensibilit, un chaos dimpressions par elles-mmesdpourvues de toute structure ncessaire et de toute lgalit immanente; de

    lautre, ce qui est cens introduire de lordre et de la lgalit dans cetteexprience ne peut provenir que de nos ressources conceptuelles, cest--direen loccurrence linguistiques (car, dans le sillage de Wittgenstein, lapossession de concepts est identifie la capacit demployer des mots), etpar consquent dun ordre extrieur la sensibilit. Pour tre ordonne etstructure, nous dit McDowell, lexprience doit tre conceptuelle, et cestseulement cette condition quun empirisme vrai devient possible quiintgre lapport de lexprience l espace logique des raisons et desjustifications, surmontant le mythe dun donn brut comme fondement dela connaissance. Mais cette position, qui rejoue le grand dbat entrelempirisme et le nokantisme au dbut du XX sicle sans mme senapercevoir (la critique du mythe du donn tant prcisment lune despices matresses des objections adresses par Natorp ou Cohen aussi bien

    lempirisme qu la phnomnologie naissante) ne se justifie que par lesprsupposs qui la sous-tendent. En ralit, lalternative entre uneexprience amorphe, une suite de donns bruts, directement observables,comme point de dpart de toute connaissance, et une exprienceconceptuelle all the way out, pourrait bien ntre quune fausse alternative,qui mconnat ds le dpart quun autre concept dexprience est possible,un concept qui a t avanc par Husserl trs tt et justement afin derenvoyer dos dos lempirisme humien et le kantisme. Ce concept, cestcelui dune exprience qui est rgie par des lgalits ncessaires et a priori,lesquelles ne proviennent pas de la projection de schmes conceptuels etlinguistiques sur de simples sensations amorphes. Loin davoir t renduecaduque par les critiques du Cercle de Vienne, cette ide me semble resterencore valable aujourdhui.

    Par exemple, elle permet de prendre en considration tout ce qui, dansnotre intelligence discursive, senracine dans une intelligence plus vaste,celle qui se fait jour ds le niveau de notre sensibilit et des guises selonlequelles nous sommes aux prises avec le monde dans notre existencecorporelle. Le tort de la philosophie qui sest rclame du linguistic turn at de ster les moyens de penser ces liens entre nos comptenceslangagires et une intelligence sensible qui en est la fois le socle et laressource. En senfermant dans le langage et en prtendant rsoudre lesproblmes traditionnels de la philosophie par lanalyse de celui-ci, elle sestdsintresse de la dimension mme du pr-linguistique sans la prise enconsidration de laquelle comprendre le langage est une entreprise voue lchec.

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    Le livre dfend ce que vous appelez la thse phnomnologique. Quest

    quil est un jeu dans cette thse et en quel sens elle dtermine la

    singularit de la phnomnologie?Jappelle thse phnomnologique la thse selon laquelle lordre

    prlinguistique de notre exprience prsente des structures ncessaires etdes linaments dintelligibilit qui sont autonomes par rapport aux formesde notre pense conceptuelle et des schmes linguistiques qui sous-tendent

    cette dernire. En un mot: les structures de lexprience ne sont pas projetessur elle pas nos schmes conceptuels et linguistiques, bien que ces schmespuissent videmment influer sur la manire dont nous exprimentons lemonde, nous-mmes, les autres.

    Pour prendre des exemples lmentaires, certaines des lgalits quirgissent le domaine des couleurs ou des sons nont rien de simplesrgularits contingentes qui seraient la consquence dune gnralisationinductive de type humien: elles sont ncessaires au sens fort. Cette ncessitnest pas de nature conventionnelle, elle nest pas le pur produit duneconceptualit linguistique que nous appliquerions aux couleurs ou aux sons,elle ne drive pas de larbitraire de la grammaire. Elle senracine danslexprience elle-mme, laquelle possde par l mme un ordre, une raison

    immanente. Cest cette ide que Husserl exprimait par sa formule dunlogos du monde sensible que la phnomnologie aurait pour but de mettreen lumire, approfondissant ainsi avec de tout autres moyens lidekantienne dune autonomie de lesthtique par rapport la logiquetrahnscendantale, forgeant par consquent le programme dune esthtiquetranscendantale phnomnologique qui doit ncessairement prcderlinvestigation des formes suprieures de la pense et du jugement, dansla mesure o elle est prsuppose par elles.

    Cette thse est aussi simple dans sa formulation quelle est difficile apprhender dans toutes ses ramifications. Elle me semble tre la thsefondamentale qui est commune lensemble des travaux qui se sontrclams de la phnomnologie. Bien sr, elle est implicte chez de nombreux

    auteurs que lon range volontiers dans ce courant et qui nont pas toujourscherch prciser quels taient les prsupposs qui sous-tendaient leurmthode.

    Assurment, cette thse est discutable, et je consacre pas mal dedveloppements la discuter. On pourrait, en effet, tre tent de penserquune proposition telle que le marron est un jaune (ou un orange, ou unrouge) dsatur et sombre, bien quelle dcrive un trait apparemmentncessaire de cette couleur telle que nous en faisons lexprience, possdeune ncessit qui nest pas diffrente de celle dune proposition empiriquedu type: dans des conditions de pression normales (terrestres), leau bout 100C. Dans les deux cas, cette ncessit serait fonde sur unegnralisation inductive. Lennui est que, tandis que nous pouvons fort bien

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    concevoir quelle exprience invaliderait la proposition de physiquementionne (il suffirait que nous mesurions la temprature de leau bullition dans ces mmes conditions de pression 200C), il nous est biendifficile de concevoir une exprience qui invaliderait la proposition sur lemarron. Il semble que cela appartienne lessence du marron que dtre unjaune (un orange, un rouge) dsatur et sombre: tout ce qui ne nous apparatpas de cette manire ne peut tout simplement pas tre du marron. Non

    seulement nous ne pouvons pas imaginer un marron qui ne possde pascette caractristique, mais, si on nous demandait malgr tout dessayer, nousne saurions mme pas quoi imaginer. Cest cela qui montre quil sagit ici,non dune simple incapacit subjective, comme si on nous demandaitdimaginer 1000 moutons, mais dune impossibilit objective qui tient lanature de la couleur en question: car, dans le cas des moutons, nous saurionsparfaitement quoi imaginer (si nous en tions capables).

    Cest cette situation qui a donn naissance une tentation oppose.Aprs tout, si une telle proposition nest pas empirique, nest-elle pas unesimple rgle de grammaire, comme telle conventionnelle? Lacaractristique qui sexprime ici appartiendrait alors non pas au marron entant que phnomne, mais la manire dont nous appliquons le motmarron, notre concept du marron. Cette affirmation recle bien sr unepart de vrit. Mais il reste se demander si notre concept de marron estlibre de tout ancrage dans ce que Husserl appellerait des ncessitsmatrielles, cest--dire des ncessits de notre exprience en tant que telle .Ceux qui ont embot le pas Wittgenstein rappellent juste titre que ce queWittgenstein qualifie d arbitraire de la grammaire, cest--dire le fait quela grammaire, dont drive ses yeux toute ncessit au sens fort, nestredevable aucune ralit que cet arbitraire, donc, nexclut pas que lagrammaire puisse dpendre en un autre sens de certains faits naturels trsgnraux (comme il les appelle dans les Recherches philosophiques, II, xii); elleen dpend, non pas au sens o elle serait justifie par eux (auquel cas, cesfaits trs gnraux qui seraient censs la justifier prsupposeraient pour treformuls la grammaire, et ne pourraient donc pas la justifier), mais au sens

    o elle est adapte nos besoins, saccorde nos pratiques, est indissociabledes nos formes de vie. Apprendre le langage, dans cette mesure, ce nestpas seulement matriser un corps de rgles, cest sinitier des formes de vieen commun. Ce que Wittgenstein appelle ici de manire assez obscure des faits naturels trs gnraux semble donc recouvrir la fois des faitsbiologiques ou physiques et des faits anthropologiques: cest--dire, danstous les cas, des faits contingents. Le seul sens dans lequel la grammaire estnon arbitraire (ou apparente au non arbitraire) est celui o elle dpendde faits contingents, sans pour autant recevoir deux sa justification.Autrement dit, il y a quelque chose que la perspective qui se dessine partirde Wittgenstein refuse obstinment, cest lide de ncessits qui ne soientpas conventionnelles (quil sagisse de pures conventions ou de conventionsdpendant de faits trs gnraux) mais qui tiennent la nature de notre

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    nokantisme caricatural (qui est aussi une forme dintellectualisme, commeaurait dit Merleau-Ponty) et qui partage avec cet empirisme lessentiel, savoir lide que lexprience en elle-mme est amorphe et que, supposerquelle possde une structuration, elle doit la driver de lordre conceptuel.Husserl quant lui et toute la phnomnologie sa suite , na cess dersister cette double tentation: il a refus lempirisme mais aussi et,faudrait-il dire, du mme coup ce quil appelle les constructions

    transcendantales qui viennent den haut du nokantisme. Il a maintenu cequi pourrait, je crois, servir de mot dordre la phnomnologie dans sonensemble: lexprience avec ses exigences propres prcde la penseconceptuelle et ses exigences (Hua V, p. 34). Et, bien sr, cette noncnquivaut absolument pas une profession de foi empiriste, car ce nestplus du tout de lexprience au sens de lempirisme quil sagit!

    Le problme de lintentionnalit occupe une place centrale dans votre

    travail. Dans acr vous dveloppez un concept dintentionnalit base sur

    ce que vous nommez un concept holistique de lexprience. Vous

    critiquez Husserl et Heidegger pour ne pas avoir compris toutes les

    implications de concept phnomnologique dhorizon de lexprience.

    Comment comprenez-vous le problme de lintentionalit et de quelle

    manire votre conception holistique dexprience le rsout?

    Le concept dintentionnnalit me semble tre la fois ce qui a rendupossible la perce qui a donn naissance la phnomnologie et ce quiconstitue pour cette dernire une pierre dachoppement. Le moyen qui apermis la perce est aussi lobstacle cette perce, ce qui nest pas tout fait un hasard si lon prend la peine de considrer toutes les tensionsirrsolues dont le concept dintentionnalit est en quelque sorte le foyer. Eneffet, quest-ce que lintentionnalit? Il vaut la peine de dire un mot de laprovenance historique de cette notion. Lintentionnalit, cest au fond deuxchoses contradictoires: cest tout dabord lide formule par Aristote dans leDe Anima selon laquelle h psykh to onta ps esti panta, lme est dunecertaine faon tout ce qui est, o le mot important est videmment ps,dune certaine manire, pour ainsi dire, en quelque sorte. En quelque

    sorte pourquoi? Parce que lme ne peut videmment tre toutes chosesau sens dtre identique toutes choses sous peine danantir la distinctionmme qui permet de la dfinir par opposition tout ce qui nest pas elle toutes choses justement, mais toutes choses que lme est nanmoins demanire paradoxale. tre doit donc plutt sentendre ici au sens dtreprsent, dexercer sa prsence, de faire acte de prsence; en faisant acte deprsence, lme est les choses en ce sens trs particulier dtre o ellelaisse aux choses, leur tour, la possibilit de faire acte de prsence, d tre la fois pour elle et en elles-mmes. En somme, cette dfinition de lme estun paradoxe, parce que ce quelle sattache dcrire est une prsenceparadoxale: lme est tout ce qui est et en mme temps elle en diffre souspeine de sanantir comme telle dans sa diffrence davec toutes choses et

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    danantir toutes choses sa suite. Donc lme nest en quelque sorte riendautre que cette tension irrsolue de son ouverture aux choses qui laconstitue comme telle me et les constitue comme telles choses,tants. Voil ce que Heidegger retrouvera avec la notion d In-der-Welt-sein.

    Lintentionnalit, disais-je, cest deux choses contradictoires. Nousavons vu la premire: cest le fait que lme ne soit rien dautre que sonouverture aux choses. Et voici la seconde: lorsque les mdivaux forgeront le

    concept d intentionnalit, ils auront toujours un il fix sur textedAristote et ils seront toujours plus ou moins en train den donner uncommentaire. Seulement, en le commentant, ils mettront dsormais laccentnon plus sur louverture aux choses en laquelle consiste lme, mais sur laprsence des choses lme sur le mode de leur inhrence elle. Lesseintentionale, cest ltre dans lme (comme le cachet simprime dans la cire),cest la prsence par dlgation ou par procuration dans lme, cest donc lare-prsentation, par opposition la prsence relle de la chose ad extra queles Mdivaux appelleront esse reale. Le concept dintentionnalit devientllment cl dune doctrine de la reprsentation mentale qui taitentirement absente de la pense dAristote et que tout le dispositifconceptuel du De anima visait mme carter. Comment un seul et mmeconcept peut-il servir des fins aussi diffrentes? A cette difficult sen ajouteune nouvelle partir du moment o lintriorit est rinterprte en termescartsiens, cest--dire est comprise la lumire de la diffrence entre unesphre dabsolue certitude, celle des ides en nous, et une sphre soumiseau doute, le monde extrieur. Ce dernier pas est accompli par Brentano danssa Psychologie du point de vue empirique. Lintentionnalit est dsormais lefondement de la distinction entre les phnomnes psychiques, dun ct, etles phnomnes physiques, de lautre, les premiers tant intentionnels, lesseconds ne ltant pas. Les phnomnes intentionnels sont la marque dupsychique qui se dfinit par lvidence soustraite au doute.

    Hritant dun concept polysmique dont la signification na cessdosciller au cours du temps jusqu donner lieu des thoriesincompatibles, Husserl tente de lui confrer une nouvelle cohrence. Mais,

    en dpit de ses efforts, cette cohrence demeure fragile et menace. Il sagiten quelque sorte dunifier les diffrentes strates exgtiques et historiquesqui appartiennent la constitution de ce concept sans renoncer aucune:strates aristotlicienne, mdivale, cartsienne. La consquence est quelintentionnalit a tendance signifier une chose et son contraire.Lintentionnalit est cense permettre de penser louverture mme de laconscience au monde et aux choses. Mais elle est rinterprte dans le cadredune conception de lintriorit de la conscience (de son immanence) quioppose une sphre dtre absolu et dabsolue certitude tout ce qui tombeen dehors delle: le monde et moi-mme en tant que chose du monde. Dunct, lintentionnalit est le ssame permettant de dpasser lepsychologisme; de lautre, cest aussi le moyen de conserver sous une forme

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    peine modifie la doctrine cartsienne de lvidence et la limite tanchequelle postule entre intriorit et extriorit; avec elle, sera aussi conservlessentiel du problme sceptique qui a donn son essor aux innovations deDescartes, et dabord au cogito.

    En mattachant dcrire les tensions irrsolues qui sont constitutives duconcept dintentionnalit, mon but nest pas de nier que ce concept puisseavoir une pertinence dans certaines limites. Je minterroge pour savoir si

    lintentionnalit peut jouer le rle central pour la phnomnologie dans sonensemble quon a voulu souvent lui donner, et mes doutes augmententquand il sagit de comprendre au moyen de ce concept lexprience en sonsens originaire, ce quon appelle classiquement lexprience perceptive.Aborder la perception en termes dintentionnalit, cela impliquera pourHusserl de soutenir la fois (et sans doute contradictoirement) que laperception ouvre sur la chose mme, et non sur dhypothtiquesintermdiaires mentaux, et que le contenu de la perception peut malgr toutse diviser en contenus immanents donns de manire absolue, cest--direde manire telle quaucun doute nest possible leur sujet, et en chosestranscendantes la conscience, lesquelles peuvent toujours par essence servler illusoires. Ce second versant de lntentionnalit conduitinvitablement sparer ce que le premier tendait unir, en affirmant queles contenus immanents donns dans une vidence absolue, les fameusesAbschattungen, diffrent par nature des objets qui se prsentent traverselles, puisquelles pourraient demeurer ce quelles sont mme si ces objetsnexistaient pas. Mais affirmer cela entrane en vrit que ces Abschattungen,ces esquisses, sont redevenues, en dpit de toutes les dngations deHusserl, des intermdiaires mentaux, puisquelles demeurent ce quellessont que la chose qui sesquisse ou se profile travers elles existe ou non ; elles sontprsentes dans la conscience aussi bien dans le cas de la perceptionvritable que dans celui de lillusion, avec pour seule diffrence que, dans lecas de la perception, elles senchanent les unes aux autres de manireconcordante, alors quelles entrent en conflit les unes avec les autres etclatent dans le cas de lillusion. Le monde nest plus alors que le corrlat

    dune prsomption dexistence constamment confirme, ce qui implique quecette prsomption dexistence peut toujours se rvler fausse et le monde sedissoudre en illusion: cette possibilit dune illusion gnralise ne peutjamais tre entirement radique quel que soit le soin que nous mettons nous assurer de ce que nous percevons. Au versant raliste delintentionnalit, celui qui conduit soutenir que toute perception ouvre surle monde mme, sest superpos un versant idaliste (transcendantal), quiconduit dclarer que ce sur quoi ouvre la perception, en vrit, nest pasun monde ncessairement existant, car prcdant toutes mes manires de leviser et de my rapporter, mais seulement un monde en tant que pur horizonde mes oprations constituantes, un corrlat transcentantal universel de laconstitution qui pourrait tout moment se dissoudre dans le nant parcequil nest en vrit que le produit intentionnel de lego pur.

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    Ces deux tendances se combattent constamment sous la plume deHusserl et aucune ne lemporte de manire dcisive. Je propose, pour mapart, de trancher ce nud gordien et de changer radicalement de cap enabandonnant la notion dAbschattung telle que la conoit Husserl, sans pourautant abandonner la distinction entre ce qui apparat et ses modesdapparatre. Il faut dire alors que ces modes nont nullement tre rifiscomme des donnes immanentes, comme de vritables choses mentales et

    quils ne sont au contraire rien dautre que les choses qui apparaissent, maisenvisages dans leur relation nous-mmes. Les phnomnes, ce sont leschoses mmes dans leur relation nous et nullement des contenusimmanents la conscience. Pour reprendre une formule de Wittgenstein, lephnomne nest pas le symptme de quelque chose dautre, il est la ralit.

    Pour prciser ce point on peut procder en deux tapes. Premire tape:lide selon laquelle on pourrait distinguer, dans le phnomne, unecomposante immanente (vidente et ncessaire) et une composantetranscendante (incertaine et contingente), de telle manire que, lorsque jeperois par exemple la couleur de votre pull-over et sa forme, je sois certainque je perois cette forme et cette couleur, mais je ne puisse jamais trecertain quil y a bien un pull-over devant moi en cet instant qui soit tel que jele perois cette ide est en ralit intenable, car elle repose sur une mauvaisephnomnologie de la perception dans sa diffrence avec lillusion. Il nesttout simplement pas vrai que lillusion ne soit quun flux dAbschattungenentrant en conflit les unes avec les autres, ni, corrlativement, que laperception ne soit quun flux des ces mmes Abschattungen se confirmant etse corroborant sans cesse dans lunit dune exprience. Il ny a pasdlment commun la perception et lillusion, et cest pourquoi la notiondAbschattung est proscrire. En cela, je rejoins une conception de laperception que lon a appele disjonctive dans le monde anglo-saxon,mais je propose de justifier cette position par des arguments de naturestrictement phnomnologique.

    Prenons des illusions communes: je sursaute au passage dun animal,mais ce ntait que le vent qui agitait des branchages; ou encore ce qui se

    rapproche davantage dune hallucination lgre jentends un bruit de pas,mais aucun bruit na rententi, je vois un clair ou une trane lumineuse,alors que rien, aucun clair, ne sest produit. Ce nest pas un hasard si, danstous ces cas, nous avons affaire des phnomnes phmres, elliptiques,insaisissables: il ny a rien ici dans notre exprience qui ressemble unenchanement desquisses en quelque sens quon lentende. Ce caractreinstable, flottant, fluctuant est caractristique de la plupart des illusions ethallucinations, et na aucun quivalent dans la perception. Bien sr, onpourrait objecter lexistence dhallucinations plus stables, tout au moins enapparence: celle du schizophrne qui croit voir tous les jours sa mre postesous sa fentre, assise sur un banc. Pourtant, examiner de prs cet exemple,force est de constater que le schizophrne ne prend pas ses hallucinations

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    pour des ralits au sens o il confondrait lillusion et la perception et seraitincapable de faire la moindre diffrence entre elles. Cest exactement lecontraire qui est vrai. En fait, le malade sait trs bien quil a affaire unehallucination, et malgr cela, il ne peut sempcher dy croire et de luiconfrer une espce de ralit. Merleau-Ponty cite cette exprience o unmdecin prend la place de la mre hallucine, endosse les mmes vtementsquelle, adopte une posture identique que celle dcrire par le malade. Ce

    dernier voit aussitt la diffrence. Il faudrait poursuivre ces analyses, mais lepoint que je voudrais souligner est celui-ci: la tentation de mettre en quelquesorte sur le mme plan la perception et lillusion, de penser la perceptioncomme une illusion confirme et lillusion comme une perception contredite,nest pas issue dune description rigoureuse des phnomnes; elle est laconsquence dun prjug.

    La seconde tape de la description consiste aller au-del dune thoriedisjonctive de la perception pour adopter ce que jappelle un holisme delexprience. En effet, le prjug dont je parlais linstant repose sur uneinfrence implicite emprunte au scepticisme. De ce quil y a toujours place,dans toute exprience perceptive, pour une illusion ponctuelle et limite, onconclut tort quil y aurait toujours place pour une illusion touchant au toutde cette exprience. De ce quon peut toujours se tromper sur quelque chose,dans la perception, on en infre quon peut toujours se tromper sur tout, cequi est linfrence sceptique par excellence. Mais cette infrence doit trerejete, cette fois encore pour des raisons phnomnologiques. En effet,quest-ce quune illusion (ou une hallucination, je ne ferai pas de distinctionentre elles pour mon propos)? Ce qui signifie,phnomnologiquement parlant: quel est le mode de donne dune illusion?La rponse est la suivante: une illusion ne peut se manifester comme telleque sur fond de monde stable et cohrent, cest--dire de monde rel, en dede toute possible illusion; car une illusion est une simple apparence quicontraste avec le reste des phnomnes et ne se manifeste que dans et par cecontraste en somme, une illusion est moins un phnomne simplementapparent quune apparence de phnomne, et cette apparence de

    phnomne a besoin des phnomnes vridiques, cest--dire des modesdapparition des choses sur fond de monde, pour se faire jour. Cest seulementsur larrire-plan dun monde (soustrait toute possible illusion) quuneillusion (ncessairement ponctuelle) peut se dclarer en sexceptant de cemonde par son mode mme dapparition. Lide dun monde illusoire estdonc une contradiction in adjecto, non pas pour des raisons de logiqueformelle, ni mme pour des raisons grammaticales, mais parce que cetteide contrevient aux conditions de toute description dessence correcte deces phnomnes.

    On pourrait mobjecter ceci: une illusion ne se manifeste comme telle quesur fond de monde, mais cela ne veut pas dire quune illusion ne semanifeste que sur fond de monde; au contraire, avant que je sache sagit

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    dune illusion, je me trouve dans une situation telle que je suis incapable defaire la diffrence entre cette simple apparence et une perception vridique.Dans cette situation, lillusion est indiscernable de la perception. Cependant,cette objection ne me parat pas dcisive. Elle repose sur une prmissediscutable, celle selon laquelle, lorsque je serais victime dune illusion, jeserais dans un tat mental indiscernable de celui dune perception et, puisque ces tats sont indiscernables , je ne pourrais faire autrement que de

    me tromper. Mais je crois quil faut rejeter cette prmisse: il est faux de direque je ne me trompe (dans la perception comme ailleurs) que l o il mestpositivement impossible dviter lerreur. Je me trompe souvent l olerreur tait vitable. Il nest nullement ncessaire de dfendre lide queperception et illusion seraient indiscernables au moment o elles sont vcuespour expliquer la source de mon erreur: il suffit, pour cela, quelle possdentune grande ressemblance. Cest pourquoi je soutiens que leur mode dedonne phnomnologique diffre demble, ce qui nexclut pas que nouspuissions les prendre lune pour lautre. Car, le phnomne illusoire esttel, ds le dpart, quil choue sinsrer dans le monde, quil constitue uneentorse la cohsion fondamentale de la perception: do son caractreinstable, fluctuant, volatile.

    En fait, lide mme de comparer une perception isole une illusionest problmatique. Rien ne peut tre isolment une perception. La perceptionpossde une nature intrinsquement holistique. Inversement, on pourraitdire que toute illusion est par essence isole: cet isolement lgard delexprience perceptive en totalit appartient son mode de manifestation.Ce point me permet dintroduire la notion de holisme de lexprience laquelle je faisais allusion il y a un instant. Ce qui est gnralement mconnudans toutes ces discussions autour dun soi-disant monde illusoire (unenotion que Husserl a tenu pour valable jusquau bout, et qui la prcismentconduit sa thorie des Abschattungen) cest la constitution holistique de laperception, et par voie de consquence, la constitution holistique du mondeperu lui-mme. Une exprience nest une perception que si elle sintgresans hiatus au tout de la perception, cest--dire si elle prsente une cohsion

    structurelle avec toute autre perception lintrieur de ce tout. Et,corrlativement, quelque chose ne peut tre caractris comme une partie dumonde (peru) que si elle possde une cohsion avec toutes ses autresparties et avec le monde (peru) en totalit. Que signifie cette cohsion? Uneexprience prsente une cohsion avec dautres expriences si elles sesubordonnent toutes un systme dinvariances structurelles, par exempleaux invariances spatio-temporelles qui permettent didentifier une chosecomme la mme travers ses positions successives. La cohsion telle queje lentends ici dsigne donc un systme de lgalits structurelles, ce queHusserl appelait des a priori matriels. Cette cohsion diffre de la cohrenceau sens logique. La seconde concerne des propositions, la premire prendplace entre des phnomnes. Comme le suggrait Husserl travers sonconcept da priori matriel, le monde est un phnomne de structure; sauf

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    quil faudrait aller plus loin que Husserl, car il est pour le moins trangequaprs avoir soutenu quils y avait des lois structurales ncessaires delapparatre, il ait pu affirmer, en embotant le pas la tradition sceptique,quun chaos de phnomnes, par conflit gnralis des Abschattungen, taitparfaitement possible et pensable.

    Pour revenir ce que je disais linstant, la cohsion nest pas uneproprit adventice et accidentelle des perceptions, de telle sorte que les

    perceptions pourraient tre cohrentes ou non les unes avec les autres (et,dans le cas o elles ne le sont pas, illusoires) comme le croyait Husserlquand il analysait la perception comme un flux desquisses concordantes(donc aussi possiblement discordantes); la cohsion est ce qui dfinit touteperception comme perception, ce qui constitue le trait dessence du monde(peru) en tant que monde, de sorte quun monde qui ne serait pas pourvude cohsion structurelle ne serait pas un monde illusoire, ce ne serait toutsimplement pas un monde et quune perception qui ne prsenterait pas cecaractre de cohsion avec les autres perceptions et avec la perceptioncomme tout ne serait pas une perception fausse, ce ne serait absolument pasune perception. Je ne veux pas dire par l quon ne lappellerait pas uneperception, car, je le rpte, les considrations que javance ne portent passur lemploi de cette expression, sur sa grammaire. Ce que je veux direnest pas quune perception ne pourrait pas tre dpourvue de cohsionstructurelle avec le tout de la perception et continuer tre qualifie deperception; ce que je veux dire, cest quune perception ne pourrait pastre dpourvue de cohsion structurelle avec le tout de la perception etcontinuer tre une perception. Cette vrit est une vrit dessence portantsur la perception comme telle, et non une vrit conceptuelle relative lemploi du mot perception. La diffrence saute aux yeux: dans le casdune vrit conceptuelle, la ncessit est de dicto: aucun clibataire nestmari ne signifie videmment pas quun clibataire ne peut pas se marier cest le contraire qui est le cas , mais quun clibataire ne peut pas se marieret continuer tre dit clibataire; dans le cas dune vrit dessence, aucontraire, la ncessit est de re: Aucune perception ne peut tre exempte de

    cohsion avec le tout de la perception exprime une impossibilit qui a sonfondement dans la chose, qui nest pas limite lordre linguistique ouconceptuel.

    Si la cohsion est un trait dessence de toute perception (et de soncorrlat, le monde) de telle sorte que lexprience perceptive possde paressence une constitution holistique, il sensuit titre de vrit dessence qu ilny a de perception que du monde (et seulement de manire drive de tel ou telde ses aspects ou parties). La relation intentionnelle au monde ne peutplus tre construite partir de vcus atomiques et de leurs relations; elle estune relation de totalit, cest--dire une relation telle quelle doit porter sur lemonde en totalit pour pouvoir porter aussi, et par l mme, sur telle outelle de ses parties. Mon propos est ainsi de montrer de manire purement

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    argumentative (et descriptive) pourquoi il est ncessaire de substituer, enphnomnologie, au concept husserlien dintentionnalit, un concept dtre-au-monde proche de celui de celui avanc par Heidegger. Je laisse de ct laquestion de savoir comment il faudrait aussi, mes yeux, se dmarquer deHeidegger pour penser jusquau bout cet tre-au-monde partir de sespropres rquisits. Cela nous entranerait trop loin.

    Votre thse a consquences considrables. Vous affirmez que aucun

    concept dintentionalit fond sur des critres linguistiques, conceptuelsou propositionnels ne peut ni rester fidle une phnomnologie de la

    perception, ni rendre compte dune vritable relation intentionnelle au

    monde. Quelles sont votre avis les limites essentielles dune approche

    conceptualiste, qui pensez-vous adopte une telle position aujourdhui et

    pourquoi elle ne peut pas rendre compte de la possibilit de

    lintentionalit?

    Jai dj abord certains aspects de ma critique du conceptualisme (ouplutt de ses arrire-plans mtaphysiques) en parlant de McDowell et de sesliens avec le nokantisme; je ny reviens pas. En revanche, je profite de votrequestion pour prciser ce qui constitue mes yeux la force de la position deHusserl et, je crois, de la quasi-totalit des phnomnologues aprs lui. Le

    problme du dbat actuel sur le contenu conceptuel/non conceptuel,propositionnel/non propositionnel, de la perception me semble tre non pasla difficult quil y a choisir lun ou lautre des deux camps en prsencemais plutt celle consistant comprendre les termes mmes du dbat. PourHusserl, par exemple, laffirmation selon laquelle le contenu de la perceptionpourrait tre propositionnel ne serait pas fausse; elle serait, je crois,proprement inintelligible. Depuis quand est-ce que le fait que le contenudune perception puisse tre exprim sous forme de proposition entrane-t-ilque ce contenu soit propositionnel? Cela na strictement aucun sens. Leproblme est quon se rgle ici sur une notion fort discutable introduite parRussell dans un autre contexte, celle d attitude propositionnelle. MaisHusserl refuserait catgoriquement de penser lintentionnalit en gnral, etlintentionnalit perceptive en particulier, en termes dattitudes

    propositionnelles. Les deux idiomes sont ici non seulement diffrents, mais,il me semble, incommensurables.

    Bien sr, laffirmation selon laquelle la perception possde un contenupropositionnel ne signifie pas que son contenu soit une proposition, ni quece contenu recle en lui une assertion en quelque sorte silencieuse. Toutefois,mme si lon soutient avec Searle que laffirmation selon laquelle laperception possde un contenu propositionnel signifie simplement quilexiste une proposition qui spcifie les conditions de satisfaction de laperception, cest--dire les conditions dans lesquelles cette perception estvridique, il faut reconnatre que cette formulation nest pas tellementplus claire. Si une perception doit pouvoir tre vridique, elle doit aussipouvoir tre mensongre mais quest-ce que cela signfie que notre

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    exprience nous mente? Autant il est intelligible de dire quunepropositionpossde des conditions de satisfaction, cest--dire des tats de choses qui,sils sont raliss, la rendent vraie, autant lide de conditions desatisfaction de la perception (et de surcrot de la perception en tant que

    propositionnelle) reste pour moi nigmatique, et je me demande si elle nestpas la consquence dune analogie douteuse. Et cela, non pas seulementparce que la perception ouvre par essence sur un monde, et donc est

    ncessairement vraie en tant que perception (contrairement la proposition,qui peut toujours tre fausse), comme je le disais linstant, mais pour uneautre raison plus profonde, qui est quil est impossible de dire quelleproposition spcifie les conditions de satisfaction dune perception: pourune perception donne, elles sont en nombre infini. Comme Husserl leremarque ds les Recherches logiques, une perception peut-tre exprimedune infint de manire diffrentes. Cest ce qui fait quaffirmer que laperception a le mme contenu quune proposition, savoir que les chosessont telles ou telles, est en ralit extrmement nigmatique. En outre, supposer mme que cela soit intelligible, quest-ce qui diffrencie alors laperception du jugement? McDowell, qui dfend cette thse, semptre dansune suite dimages moins convaincantes les unes que les autres: dans laperception ce seraient des faits qui simprimeraient dans notre sensibilt

    (le cachet dans la cire!) Mais comment des faits, dont la caractristiquenotable est quils ne peuvent tre identifis indpendamment de leurexpression, peuvent-ils simprimer en nous, travers nos sens? Et si,comme le dit ailleurs McDowell, la diffrence entre le contenu conceptuelperceptif et le mme contenu cette fois envisag au niveau du jugement estla diffrence passivit/spontanit, comment penser cette diffrence,comment penser notamment la passivit de la perception, puisque laperception, selon cette optique, a pour contenu un fait et quun fait estquelque chose qui ne peut se concevoir abstraction faite de notre facult lexprimer, de notre facult judicative et de sa spontanit? Tout cela estloin dtre clair.

    Mais les principaux motifs qui permettent de douter du bien-fond de la

    position conceptualiste sont la ncessit de rendre compte de lacquisition denouveaux concepts partir de lexprience et le problme du relativisme. Jemen tiendrai ce dernier problme. Si toute perception estconceptuellement (voire propositionnellement) structure, il sensuit quelledpend de schmes conceptuels et linguistiques particuliers, diffrant duneculture lautre. Et puisque notre exprience est conceptuellementstructure all the way out, il en rsulte que les reprsentants de deux culturesdonnes, dots dun rpertoire conceptuel htrogne, ne se rapportent pasperceptivement au mme monde. Pour le dire autrement, deux sujets deperception ne se rapportent un monde commun qu condition depossder un rpertoire conceptuel commun. Cette condition estextrmement restrictive, et la traduction tant toujours une transposition

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    partielle et imparfaite, il nest pas facile de voir comment chapper laconclusion relativiste.

    Bien que je me sente assurment plus proche de la position despartisans du contenu non conceptuel, tels Gareth Evans ou ChristopherPeacocke, il me semble que, pour lessentiel, la conceptulait dans laquelletoute cette discussion est mene depuis une vingtaine dannes nest pas labonne. On peut regretter ce propos que la tradition de la phnomnologie

    reste trop marginale dans ces dbats (et, quand elle est prsente, rduite devagues rfrences). Par moments, les tenants du contenu non conceptuelsemblent simplement retrouver des vieilles lunes, sans mme senapercevoir. Un seul exemple: lorsque Gareth Evans insiste sur la belief-independance de la perception, il ne fait en ralit que retrouver la thse deCarl Stumpf, le matre de Husserl, daprs laquelle un jugement nexerceaucune force sur le contenu jug1. On pourrait bien sr faire remonter cetteide plus loin, au besoin jusqu Aristote, mais la formulation la plus netteest celle de Stumpf.

    Ce qui me parat singulirement manquer toute cette cole analytiquedu contenu non conceptuel, cest la conscience dalternatives thoriques parrapport la tradition dominante de lempirisme. La phnomnologie permet

    dentrevoir de telles alternatives. Par exemple, elle permet de critiquer lanotion mme de sensation que la plupart de ces thoriciens tiennent pourobvie; la phnomnologie, notamment chez Merleau-Ponty (mais aussi chezErwin Straus, Viktor von Weizscker, Buytendijk, Kurt Goldstein) a insistavec force sur lide que la sensation tait une abstraction doue dunepertinence explicative lorsquil sagit danalyser des phnomnesneurophysiologiques, mais dont la porte descriptive est trs mince, et qui estde surcrot susceptible de nous induire en erreur si nous croyons que touteperception est constitue de sensations. Lexprience dont les auteursanalytiques et les phnomnologues affirment le caractre non-conceptuelnest donc pas la mme: dans la tradition phnomnologique cest uneexprience dentre de jeu structure par des a priori matriels, comme je laidj soulign. Cest aussi une exprience dentre de jeu signifiante, au sens

    du Sinn husserlien et non de la Bedeutung langagire. Enfin, la question dumonde (lie celle du holisme que jvoquais tout lheure) parattotalement nglige dans les dbats analytiques, et la notion d horizon peine effleure

    Il faut ajouter que lorsque la phnomnologie sinterroge dans le sillagede Husserl sur le caractre pr-conceptuel, plutt que non conceptuel, delexprience dite perceptive, elle le fait partir dun matriau descriptifextrmement riche (il ny a qu songer toute la diversit dexemples dontfourmille la Phnomnologie de la perception), alors que bien des dbats sur cesquestions dans le monde anglo-saxon tournent exclusivement autour dunou deux exemples, dont la fameure richesse de grain de lexprience cequi ma toujours paru une expression assez malheureuse. La dite

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    unilatrale en manire dexemples que dnonait Wittgenstein semble tre,en la matire, davantage du ct de la philosophie anglo-saxonne que de laphilosophie continentale! Plus gnralement, il me semble que la traditionphnomnologique aborde ces problmes en traant une vritableperspective: il ne sagit pas seulement de rhabiliter tout ce qui relve dela sensibilit, de laffectivit, des conduites spontanes, des habitus, etc., toutce quon pourrait ravaler au rang dinfra-rationnel, mais il sagit plutt de

    promouvoir ces diffrentes dimensions dexistence et dintelligibilit au rangdlments constitutifs et pleinement intgrs ce quil faut bien appeler laraison humaine. La phnomnologie prend ainsi la relve dunmouvement qui commence avec Kant, le romantisme, lidalisme allemand,lavnement de lesthtique moderne, Nietzsche, lexistentialisme et mme bien des gards Wittgenstein, pour largir le concept de raison au-del desformes de la rationalit logique, scientifique et instrumentale. Au contraire,je suis frapp par le fait que tout le dbat autour du contenu conceptuel/nonconceptuel dans le monde anglo-saxon tourne presque exclusivement autourde questions depistemology, cest--dire en ralit de philosophie de laconnaissance (ce quon appellerait en Allemagne Erkenntnistheorie): lencore, nous ne sommes pas si loigns du nokantisme qui voyait danscette Erkenntnistheorie la voie royale pour la philosophie en gnral et pour

    sa rappropriation de Kant en particulier.Etant donn votre attachement une conception pr-linguistique ou pr-

    conceptuelle de lintelligibilit de la perception, votre approche semble

    rencontrer des difficults que le conceptualisme vite. Comme vous le

    savez, le conceptualiste rend compte de la porte intentionnelle du

    jugement de perception en dclarant le contenu de la perception elle-mme

    comme dj propositionnel. Pour le dire vite, percevoir implique percevoir

    les contenus possible dune assertion. Le jugement de perception et le

    contenu de la perception sont de mme nature ils sont conceptuels; ce

    qui le distingue est seulement la passivit de dernier par rapport

    lactivit du premier. Vous par contre, comme Husserl et MerleauPonty,

    pensez que le jugement de perception et le contenu de la perception sont

    dune nature diffrente. Il sensuit trois questions:Comment peut-on tablir une telle diffrence?

    Comment le contenu de la perecption se rapporte au contenu du

    jugement?

    Comment rendez-vous compte de contraintes que la perception

    antprdicative exerce sur le jugement de perception?

    Vos questions sont difficiles et techniques; mais en outre, elles ont unformat, si je puis dire, qui est justement celui des dbats analytiques dontnous parlions linstant. Nanmoins, elles sont importantes et difficiles esquiver.

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    Il est tonnant, du point de vue phnomnologique qui est le mien, desentendre demander comment tablir la diffrence entre perception etjugement. Nous navons pas tablir cette diffrence, me semble-t-il, elleest le point de dpart de toute rflexion sur ces problmes, nous avons enrevanche nous demander en quels termes, selon quelle conceptualit tenterde rendre compte adquatement de cette diffrence. La seule ide que nousdevions tablir cette diffrence prsuppose dj ce qui, mes yeux, relve

    dune grave confusion, savoir que la perception pourrait tre dite propositionnelle, et donc que nous pourrions rapprocher, sinon identifiercompltement, perception et jugement. Cela dit, lanalyse les relations entreperception et jugement est une entreprise complexe qui ne peut tre menequin concreto.Je me contenterai donc de brves remarques.

    Comment comprendre la relation du contenu perceptuel et du contenujudicatif? Cette question est impossible esquiver dans une perspectivecomme celle de McDowell, o il sagit de comprendre comment lespacelogique des raisons et des justifications embrasse lexprience perceptiveelle-mme selon cette perspective que je caractrisaisderkenntnistheoretische et qui sous-tend ses principales formulations. Pourtenter de vous rpondre en un mot, de manire bien insuffisante, je diraiceci: lun des prsupposs de lempirisme minimal de McDowell rsidedans laffirmation selon laquelle pour quune exprience puisse justifier unecroyance, il faut que cette exprience soit structure comme une croyance,cest--dire que son contenu soit conceptuel (et ventuellementpropositionnel). Mais pourquoi en irait-il ainsi? Pourquoi ce qui exerce unecontrainte rationnelle devrait-il tre structur de la mme manire oupossder les mmes caractres que ce sur quoi il exerce cette contrainte, savoir la croyance ou le jugement? Pourquoi la perception devrait-elle trearticule conceptuellement pour pouvoir fournir des raisons de croirequelque chose, et pourquoi ne suffirait-il pas quelle soit articulableconceptuellement? Dans ce dernier cas de figure, la perception naurait lestatut dune justification qu partir du moment o elle serait formule dansun jugement, si bien que nous reviendrions une thse plus classique selon

    laquelle seul un jugement peut justifier un autre jugement. Notez que le faitde refuser un statut conceptuel, donc un rle de justification en quelquesorte direct la perception, ne revient pas priver lexprience de toutcaractre signifiant, motivant, etc., mais au contraire affirmer que sasignifiance fait uniquement appel une comprhension pratique qui est unemanire de nous orienter dans le monde, dy voluer et dy agir et qui,comme telle, est antrieure tout jugement. Les vecteurs pratiques quinous motivent dans notre commerce quotidien avec le monde sontimmanents lexprience ainsi comprise, en tant que significativementstructure, et ils relvent eux-mmes du domaine du pr-conceptuel et dupr-linguistique.

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    A cet gard, la contrainte premire que lexprience pr-linguistiqueexerce sur les vivants que nous sommes est celle dun rseau de motivationset de significations pratiques (vecteurs apptitifs, affordances de Gibson,etc.) qui sadressent notre intelligence corporelle, en de de tout jugement.Quant au jugement proprement dit, il est, lui aussi, un acte, et ce titre ilpeut tre motiv de diffrentes manires. Mais pour rpondre votretroisime question la justification au sens propre nintervient quau niveau

    des raisons, qui font appel la pense conceptuelle et propositionnelle, etna donc lieu quentre jugements. En somme, un jugement de perception,pour reprendre votre exemple, est motivpar ce que je vois, mais il ne peuttre rationnellement justifique par un sytme de jugements et de croyances.

    Vous venez de publier un livre sur la couleur et dans Au cur de laraison vous consacrez deux chapitres fascinants sur les dbats autour dela couleur de propositions portant sur les couleurs dans la premire moiti

    de vingtime sicle (le circle de Vienne, Husserl, et Wittgenstein) qui se

    termine avec une forte dfense dun concept dun a priori matriel

    synthtique. Deux questions ce sujet:

    Comment comprenez-vous ce concept et comment il renforce votre

    position en faveur dun logos immanent au sensible?Quel est le rapport entre un tel logos pr-linguistique et le concept

    phnomnologique de raison? Comment ce concept phnomnologique de

    raison diffre dautres concepts de raison?

    Pour comprendre loriginalit du concept da priori matriel de Husserl,il faut dj comprendre loriginalit de son concept da priori. Or, ce conceptnest pas le concept kantien. Pour Kant, a priori signifie indpendant detoute exprience, mais le sens de cette indpendance demeure en partieindtermin. Cette indpendance doit-elle sentendre en effet en un sensgntique, au sens o lexprience ne joue aucun rle dans lacquisition desconcepts et des connaissances a priori, ou seulement au sens o lexpriencene joue aucun rle dans la justification de ces connaissances et de ces

    concepts? Quoi quil en soit de la rponse cette question, Kant lietroitement la priori au Gemt humain dans sa finitude, car il nr semble pasquil puisse y avoir des connaissances a priori pour un entendementarchtype dans lequel les deux sources de la connaissance ne seraient pasdisjointes, et pour lequel penser lobjet et lintuitionner ne feraient quun. Ensomme, la priori est rfr tout au long de la Critique de la raison pure lesprit fini en tant que tel et notamment lesprit humain et sesfacults. Nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettonsnous-mmes: ce nous est dcisif; il renvoie la subjectivittranscendantale en tant que subjectivit humaine. Cest cela qui donne la

    priori kantien un double caractre. Premirement, il est subjectif, au sens oil a trait aux sources subjectives de la connaissance, bien quil possdevidemment une validit objective. Deuximement, il est toujours li au

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    formel, quil sagisse des formes a priori de la sensibilit ou de celles delentendement, les catgories,dans la mesure o il est ce qui prcde danslesprit humain tout matriau empirique et tout donn quel quil soit.

    Husserl voit dans ces caractrisations de l a priori autant de limitationsinacceptables. La priori na pas partie lie avec la subjectivit, et encoremoins avec la subjectivit humaine. L anthropologisme est le pchoriginel du kantisme. Dautre part, la priori nest pas non plus

    exclusivement du ct du formel: il y a un a priori du contenu en tant quetel, et cest justement ce que Husserl appelle a priori matriel. En ralit, jeferais personnellement lhypothse que, pour critiquer Kant sur ce point,Husserl a t puiser paradoxalement du ct de Hume. Il y a une lettre deHusserl Arnold Metzger o il crit quil a appris incomparablement plusde Hume que de Kant, vis--vis duquel il entretenait une vritableantipathie: je pense que le problme de la priori fournit une bonneillustration de ce que cela veut dire. Il est bien connu que Hume distingueentre deux types de sciences: les sciences de fait ou dexprience qui portentsur des matters of fact et dont les propositions sont contingentes, au sens oleur oppos nimplique pas contradiction; et les sciences dmonstratives quireposent sur les seules relations entre les ides et dont les propositions sontncessaires. Mme si Hume ne prononce pas le mot, ces dernires sont a

    priori. Mais que veut dire quelles soient a priori? Hume prend lexemple devrits arithmtiques et gomtriques: Le carr de lhypotnuse est gal aucarr des deux ctsest une proposition qui, quant sa vrit, ne dpenden rien de ce qui existe en quelque lieu de lunivers, dit-il. Les vrits a

    priori sont donc des vrits telles quelles ne dpendent daucun fait dumonde pour ce qui est de leur validit. La force de ce critre de Hume estdaffranchir radicalement la priori de toute considration psychologique ouanthropologique. La priori na rien qui le lie intrinsquement lesprithumain. Or, cest exactement ce critre de la priori que Husserl va reprendre son compte. Est a priori selon Husserl non pas ce qui prcde dans lasubjectivit tout donn, la manire dune pure forme, mais ce qui estindpendant dans sa validit de tout fait, ce qui prcde tous les faits du point

    de vue de sa validit. Hume avait donc raison sur ce point mais il nest pasall assez loin, car il a aussitt limit les sciences a priori lalgbre, lagomtrie, la logique. Mais puisque a priori veut dire dont la validit nedpend daucun fait dexprience, il peut y avoir des vrits a priori dansdautres domaines, commencer par celui de lexprience elle-mme.

    Cela semble premire vue paradoxal, mais il nen est rien. Prenons ledomaine des sons: nous connaissons les sons par lexprience, bien entendu.Mais il ne sensuit pas que nous connaissions tout, dans le domaine des sons,de manire empirique. Car il y a des vrits dans ce domaine qui sontindpendantes, quant leur validit, de ce qui se passe dans le monde, carelles dfinissent ce quest un son abstraction faite de la question de savoir siquelque chose comme un son a jamais retenti. Par exemple, une vrit du

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    type: tout son possde une hauteur, un timbre et une intensit. Idem pourles couleurs: toute couleur possde une teinte, une clart et unesaturation. Pourquoi sagit-il de propositions a priori? Bien sr, nous avonsbesoin, pour comprendre ce quelles signifient, davoir fait lexprience de laclart ou de la saturation dune couleur, de la hauteur ou de lintensit dunson. Mais leur vrit ne dpend justement pas de ces expriences au sens oelle serait justifie par elles et, en ce sens, elle ne repose sur aucun fait. A

    vrai dire, la formulation de Husserl nest pas entirement satisfaisante, mesemble-t-il. Il faudrait plutt dire que ces vrits ne dpendent quant leurvalidit daucun fait (car aucun fait concevable nest susceptible de lesinvalider) lexception du fait de lexistence mme des couleurs, donc denotre possession dun appareil perceptif dune certaine sorte qui nouspermet de les percevoir. Cest cet enchanement un fait qui diffrencieles a priori matriels des a priori formels (Il ny a pas de touts sans parties;si A entretient avec B la relation R, alors, B entretient avec A une relationqui est la converse de R). Il serait prfrable de dire, par consquent, queces a priori matriels qui concernent les sons ou les couleurs, cest--dire ces a

    priori qui portent sur lexprience elle-mme en son contenu, ces a priori ducontenu, si on peut sexprimer ainsi, sont tels quils ne dpendent que dunfait gnral: la constitution physiologique de vivants dune certaine sorte

    dans un monde dune certaine sorte, cest--dire leur possession dunappareil visuel dans un monde o il y a de la lumire et dun appareilauditif dans un monde o il y a des lments dans lesquels peuvent sepropager les ondes sonores. Abstraction faite de cette dpendance lgarddun fait trs gnral, ces vrits a priori ne dpendent de rien de ce qui sepasse ou de ce qui pourrait se passer dans le monde. Et ce qui le montre,cest que nous ne pouvons pas mme concevoir un tat de choses o ces vrits ne

    seraient pas ralises. Aucun fait ne peut les rendre fausses, puisquun tel faitnest pas mme concevable: car quelque chose qui naurait pas de clart, deteinte ou de saturation ne serait tout simplement pas une couleur (je laisseici de ct le problme des couleurs dites achromatiques). Il ny a aucunmonde possible dans lequel cette vrit ne serait pas valable, car mme dansun monde o, pour des raisons contingentes, aucun animal ne serait capable

    de voir la moindre couleur, on peut soutenir que cette vrit nendeviendrait pas fausse pour autant. Cest pourquoi elle est a priori etncessaire absolument parlant. Il en va de mme pour un autre exempleclassique da priori matriel: un objet spatial ne peut tre peru que paresquisses. Cette vrit dpend certes dun fait, le fait que celui qui peroitsoit situ dans lespace par notre corps et que toute perception exige dont unpoint de vue. Et cependant, elle nest pas le rsultat dune gnralisationempirique.

    Avant de rpondre vos autres questions, je voudrais juste indiquer enquel sens cette rponse de Husserl Hume est beaucoup plus forte que celleavance par Kant. Kant rpond en substance au scepticisme de Hume: lesvrits de la physique (entre autres) doivent possder une validit objective;

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    or lobjectivit implique la ncessit stricte et luniversalit inconditionne;donc les vrits empiriques doivent receler en elles un lment a priori, car lancessit stricte et luniversalit rigoureuse sont des caractres de la priori; etcet lment a priori ressortit dune part aux formes a priori de la sensibilit(lespace et du temps) et de lautre aux catgories de lentendement. Maiscette rponse Hume passe largement ct de la question que celui-ciformulait. En effet, cette rponse prsuppose ce quil faudrait tablir,

    savoir que la vrit des sciences empiriques, par exemple la vrit despropositions de Newton, possde une ncessit stricte et une universalitinconditionne. Or cest ce que Hume niait avec la dernire nergie: en effet,rpondrait-il, nous navons pas exiger en matire de certitude des sciencesempiriques plus que ce que ces sciences sont susceptibles de nous fournir, etla validit des sciences de fait (dont Hume na videmment jamais dout) nerepose que sur la gnralisation partir de lexprience. Ces sciences sontobjectives au sens o elles nous permettent dans une certaine mesure deprvoir ce qui se passera, mais elles ne sont pas objectives au sens que Kantdonne ce mot, en dfinissant lobjectivit par la ncessit et luniversalitau sens strict, car elles laissent toujours ouverte la possibilit dunphnomne qui viendra contredire cette gnralisation. Et tant que Kant napas tabli que toute objectivit doit tre telle quil la dfinit, il na rien tabli

    du tout. En ce sens, le dialogue Hume-Kant est un vritable dialogue desourds, et la rponse de Kant une ptition de principe.

    Or, il en va tout autrement de la rponse de Husserl, qui consiste retourner contre Hume sa propre affirmation. Hume nous dit que toutevrit est soit factuelle et contingente, soit reposant sur une relationdides et ncessaire. Et il dfinit le ncessaire et le contingent en termeslogiques: contingent signifie que loppos nest pas contradictoire, etncessaire que loppos implique contradiction. Si, en suivant unetradition dexgse de Hume dominante (qui stend jusquau Cercle deVienne et mme au-del), on appelle synthtique le premier type de vritet analytique le second, on peut conclure alors quil ny a que deux sortesde sciences et que deux sortes de vrits: les vrits synthtiques

    contingentes et les vrits analytiques ncessaires. Mais est-ce le cas? Cestprcisment la question que Husserl soulve. Prenons la proposition de tout lheure: Tout son possde une hauteur, un timbre et une intensit; cetteproposition est manifestement ncessaire: nous ne pouvons pas concevoirquelque chose qui soit un son et qui ne possderait pas un timbre, unehauteur et une intensit; inversement, tout ce qui possde hauteur, timbre,intensit est ipso facto un son. Cest donc une proposition ncessaire, car sonoppos nexprime aucun tat de choses pensable. Et, pour autant, cettengation nest pas une contradiction logique, elle nest pas de la forme A etnon A. Hume na donc pas tabli limpossibilit de vrits qui soient lafois ncessaires et non-analytiques (ne reposant pas sur le seul principe denon-contradiction ou, mieux, sur le principe de non-contradiction et

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    lensemble des vrits logiques); et, faudrait-il ajouter, le Cercle de Vienneny parviendra pas davantage.

    En fait, loccasion de sa discussion de la causalit, Hume dit quelquechose qui se retourne contre lui et met en question sa propre disjonctionentre les deux types de sciences. Hume affirme que les lois de causalit de lanature ne reposent pas sur des raisonnements a priori mais seulement surdes gnralisations partir de lexprience, sur des conjectures empiriques

    qui peuvent toujours se rvler fausses, elles nont donc quune gnralitlimite, aussi longtemps quelles ne sont pas remises en cause par une nouvelleexprience: sur ce point, Hume a raison contre Kant. Mais que les vrits detype causal ne soient pas connues a priori entrane-t-il que tout ici soit connua posteriori? Oui, sil ny a que deux types de sciences Pourtant, Humeavance lui-mme une vrit propos de la causalit qui est la suivante: danstout rapport de causalit, dit-il, la cause doit tre distincte de leffet: touteffet est un vnement distinct de sa cause Or, cela nest-il pas vrai a

    priori? En effet, il ne peut pas sagir dune vrit empirique. Mais il ne sagitpas non plus dune vrit telle que son oppos serait purement etsimplement contradictoire. La logique ne nous dit rien concernant la naturede la causalit. Mais alors, Hume ouvre la porte lexistence de vrits dontil dit pourtant par ailleurs quelles sont impossibles: par exemple, des vrits a priori touchant la nature de la causalit, et qui pourtant ne sont pasanalytiques (dductibles de lensemble des vrits logiques et elles seules). Ilreste quelles soient synthtiques a priori, cest--dire quelles soient desvrits dessence qui relvent de la sphre de l a priori matriel, commelappelle Husserl. Et, bien sr, sil faut admettre lexistence de ncessitsmatrielles en ce sens-l pour la causalit, il faudra en admettre dautres,beaucoup dautres. Contrairement ce qui se passait avec Kant, Hume setrouve ainsi rfut partir de ses propres prmisses.

    Il faudrait expliquer comment le dialogue se poursuit avec les no-empiristes du Cercle de Vienne. Ce serait trop long. Jessayais simplementdindiquer o se situait la force de la rponse de Husserl et, partant, de lideda priori matriel. Bien sr, cette ide pose aussi de nombreux problmes

    que jessaie daborder tout au long de mon livre. Je prcise que je suis loin desouscrire tout ce quavance Husserl ce propos. Jai indiqu tout lheureque la priori est en dernire instance suspendu un fait trs gnral: notre

    propre constitution anthropologique dans un monde dune certaine sorte. Danscette mesure, je crois que lobjection gnrale d anthropologisme queformulait Husserl mrite pour le moins dtre nuance. Lhorizonanthropologique me parat indpassable quand il sagit de dcrire lesstructures de lexprience. La phnomnologie ne peut dcrire que lesstructures de lexprience humaine et non dun sujet transcendantalprtendument affranchi de son ancrage dans lhumanit de fait. Mme leDasein heideggrien conserve des liens irrductibles avec lhumanit factice,si bien quil est trop rapide de dire quavec lanalytique existentiale toute

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    problmatique anthropologique aurait t dpasse, comme le faitHeidegger lui-mme dans sa lettre Richardson. Il nen reste pas moinsquen dcrivant les structures de lexprience humaine, la phnomnologiene dcrit pour autant rien d empirique au sens des sciences empiriques,elle ne se limite en aucun cas procder des gnralisations sur la basedexpriences contingentes. Ce quelle sefforce de mettre au jour, ce sont aucontraire des possibilits, des impossibilits et des ncessits au sens fort qui

    ont trait lexprience humaine en tant que telle et qui structurent touteexprience de ce type de telle manire quun phnomne qui drogerait ces ncessits et ces impossibilits est positivement inconcevable. En mmetemps, ces ncessits et impossibilits nont nest rien de purement logique(elles ne sont pas analytiques, contrairement ce qua cru le Cercle deVienne) ni de purement grammatical, contrairement ce qua pensWittgenstein.

    Ces vrits, dont loppos est inconcevable (sans pour autant trecontradictoire au sens strict) sont donc ce quon peut appeler la suite deHusserl des vrits dessence. Parler de vrits dessence et enraciner laphnomnologie dans de telles vrits nimplique aucunement que lonsouscrive ce nest pas mon cas lide husserlienne dune intuition desessences, dune Wesensschau, ni mme lide selon laquelle les essencesdevraient tre penses comme des objets platoniciens. Je dfends aucontraire une conception de lessence que jappelle adverbiale et quipourrait se rsumer par laffirmation suivante: il ny a pas dessences (ausens dobjets sui generis qui seraient des essences), mais les choses sontessentiellement telles ou telles. Enfin, la phnomnologie a son point dedpart dans des descriptions dessences, mais elle est loin de saccomplirelle-mme de part en part comme une description dessence. Laphnomnologie, comme la philosophie en gnral, est une activithistorique, ses descriptions sont toujours ncessairement conditionnes pardes prjugs, par des intrts particuliers, par une conceptualit hrite dontil lui faut tenter dclaircir de manire critique les sources, la lgitimit et leslimites, afin de pouvoir mener bien son entreprise descriptive. En ce sens,

    la description dessence nest que le premier mot de la phnomnologie,mais le dernier mot revient une hermneutique historiquement instruite etsoucieuse dinterroger la provenance et les limites de sa propreconceptualit, ainsi que les prsupposs lintrieur desquels elle se meut.La concession faite une certaine comprhension de lessence ne doit pasconduire au dogmatisme de la vision des essences et lide quil y auraitquune seule manire correcte de dcrire les phnomnes, quelque chosecomme une description pure, absolument adquate aux phnomnes, quiserait libre de tout prjug et ne serait tributaire daucun conditionnementpar lhistoire.

    Ces remarques me permettent desquisser (je ne pourrai gure fairedavantage) une rponse votre seconde question. Lide de vrits

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    dessence phnomnologiques, cest--dire da priori matriels, conduiteffectivement une extension remarquable de la notion de raison au-del dela pense discursive et infrentielle, vers les structures de lexprience pr-linguistique elles-mmes. Il y a deux concepts de raison, nous dit Husserldans un passage dcisif de la Krisis: il y a une rationalit au cur troit, uneenghertzige Rationalitt, ce qui implique (Husserl le laisse entendre plus quilne laffirme positivement) quil y a aussi une rationalit au grand cur,

    une raison qui est capable daccueillir en elle son autre, cest--dire lasensibilit et lexprience, une raison qui commence ds le niveau de notreouverture sensible, corporelle, pr-intellectuelle et pr-linguistique aumonde et dont la raison au sens troit, la raison de lintellect, la raisondiscursive et infrentielle, est le prolongement. Cette ide, qui confre lasensibilit et la praxis un rang gal celui de la pense discursive pour lacomprhension et la dtermination de lintelligence humaine, me paratavoir une porte dont la philosophie contemporaine est loin davoir pris lamesure, elle me semble de nature ouvrir des perspectives que nous nefaisons pour le moment quentrevoir. On pourrait dire, en simplifiantbeaucoup les choses, que la distinction kantienne entre Verstand et Vernunft,qui saccompagne, chez Kant lui-mme, dune pense renouvele de larationalit pratique mais aussi de lavnement dune rationalit esthtique

    obissant ses propres rquisits, a ouvert une brche dans le rationalismeclassique et lgu toute la philosophie post-kantienne la tche dunlargissement de la raison dont il est possible de rpertorier diffrentesfigures historiques: la logique hglienne, en tant que sursomptions(Aufhebung) dialectique de la logique dentendement; la grande raisonnietzschenne, en tant que raison du corps qui soppose la petite raison delintellect, par exemple. Toutefois, on pourrait dire que ces deux tentatives,pour grandioses quelles soient lune et lautre, ne prennent au srieux leproblme kantien que jusqu un certain point, et finissent par chouer aulieu mme o se situaient leurs conditions de possibilit: elles consistent dire quil y a une raison plus profonde, plus ample, plus originaire quidborde la raison, au sens de la pense discursive et infrentielle, etlenglobe, mais elles chouent dire en quoi cette raison plus ample ou

    profonde demeure encore, malgr tout, une raison. Le discours hglien estlauto-dploiement dialectique du Concept, il est la raison absolue qui sepense et se dit elle-mme, mais cet auto-dploiement ne nous dit pas quellenorme de validit il obit et laune de quel critre il convient de mesurerson succs ou son chec, sa vrit ou sa fausset. En devenant le sujet dudiscours et le lieu mme de lauto-manifestation de la vrit, la raison aconquis son absoluit mais na-t-elle pas abdiqu du mme coup tout critrequi rendrait ses verdicts justifis ou justifiables en raison? En dautrestermes, en refusant de sparer le vrai et la mthode et en affirmant que lamthode nest que la forme de lauto-mouvement intrieur de soncontenu, donc du vrai, Hegel nabolit-il toute possibilit de parler et devrit et de mthode, et cela pour avoir refus le principe mme de la

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    justification qui les sous-tend lune et lautre? Bien sr, on pourrait fairevaloir que le but de Hegel nest pas l, et que son originalit a t debouleverser les coordonnes mmes du discours philosophique au point quelide dun discours qui devrait avancer des thses et dlivrer des vritsau sens traditionel du terme doit tre abandonne, selon la lecture quepropose Grard Lebrun dans son grand livre La patience du concept. Quoiquil en soit, le sens du mot raison est tellement transform avec Hegel

    que son pan-rationalisme pourrait aussi bien apparatre, sous un autrerapport, comme un irrationalisme, cette distinction elle-mme devenantincertaine et peut-tre mme, sous sa plume, indcidable. Quant la granderaison du corps nietzschenne qui va jusqu rcuser positivement tous lesattributs traditionnels de la raison (la vrit, luniversalit, lobjectivit, etc.),elle ne peut elle-mme slever au rang de raison que par une sorte decoup de force au moyen duquel elle destitue celle-ci de ses prrogatives,mais pour en devenir linversion et la subversion parodique. Rien ne permetvraiment de comprendre alors ce qui justifie du point de vue de la raison elle-mme cette destitution et cette substitution.

    On pourrait dire cum grano salis, mais non sans une certane vrit, jecrois, que Husserl a russi l o ses prcurseurs avaient chou. Il a russicomme on peut russir en philosophie bien sr, cest--dire quil nen achou que plus magistralement du fait mme de sa russite sil est vrai,comme le dit Heidegger et comme je crois que cest vrai que toutegrande philosophie choue. Il a russi donc si lon veut parce quecontrairement ses prdecesseurs, il est parvenu donner un sens lidedlargissement de la raison tout en avanant des critres rigoureux quipermettent de penser cet largissement comme un largissement de la raison

    le logos du monde sensible auquel vous faisiez rfrence. Cetlargissement, par consquent, ne sacrifie ni les critres, ni la justification, nila mthode: il saccomplit tout entier dans un cadre rationaliste, cest unlargissement rationaliste de la raison qui la conduit nanmoins au-del deson acception restreinte et, ce faisant, en ltendant dans une certaine mesure la sensibilit, prserve du mme coup lautonomie de celle-ci par rapport

    la pense discursive et au jugement.Jajoute que si ces indications historiques ont une quelconque

    pertinence, il faudrait encore localiser dans ce tableau les deux autres grandscourants, lempirisme et le nokantisme. Le propre du nokantisme (et cestla raison pour laquelle il a pu converger sur certains points avec lempirismenova methodo du Cercle de Vienne) cest quil a au fond rpondu au problmekantien de la distinction Verstand/Vernunft en proposant ce quon pourraitappeler un hglianisme dentendement, cest--dire un hglianisme quilogicise entirement la sensibilit tout en refusant labsoluit du logoshglien et, avec elle, son caractre dialectique. On identifie, en somme,Verstand et Vernunft, on suture leur cart en mme temps quon rsorbe celuiqui divise les deux sources de la connaissance humaine, on subordonne

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    entirement la sensibilit lentendement/raison en dniant lesthtiquetranscendantale kantienne la moindre autonomie par rapport la logique,et, ce faisant, on sattaque tous les mythes du donn, y compris celuiquon continue voir luvre dans la phnomnologie naissante. Laspcificit de cette position est justement de refuser toute ide dunlargissement de la raison, en mme temps que toute ide dune possibleautonomie de lexprience sensible et antprdicative lgard des formes

    suprieures de la pense et du jugement, toute rationnalit immanente ausensible qui ne lui serait pas confre par lintellect. (Je simplifie bien sr unpeu, car la position de Cassirer nest assurment pas celle dHermann Cohenou de Paul Natorp). Une position de ce genre a pu facilement confluer aveccelle dun no-empirisme qui maintenait fermement spares les sciencesformelles et les sciences empiriques, opposant forme et contenu, analytiqueet synthtique, a priori et a posteriori. L aussi, toute ide dun largissementde la raison est exclue par principe. Aujourdhui, il me semble quunecertaine convergence entre un nokantisme et un empirisme permettraitassez bien de circonscrire le site quoccupe une bonne partie de laphilosophie analytique (si quelque chose de tel existe encore). A uneextrmit du spectre, il y a les hritiers de lempirisme logique; lautreextrmit, les hritiers du nokantisme, qui insistent sur le caractre

    normatif et infrentiel de toute rationalit et exacerbent lcart entre natureet culture, animalit et humanit (Robert Brandom par exemple). La raisonse rduit pour eux aux procds infrentiels de loffre et de la demande desraisons. Il ne sagit pas seulement de dire que la raison a partie lie avec leraisonnement ce qui est une vidence , mais quelle spuise danslinfrence. Je dis nokantisme plutt qu hglianisme, car linstar dece qui se passe chez les nokantiens, la raison hglienne a t expurge delabsolu et de la dialectique et rduite finalement ce que Hegel appelaitentendement.

    Il me semble que Wittgenstein appellerait plutt une lecture qui le situedu ct de ceux qui ont prolong le questionnement portant surllargissement de la raison, une raison contextualise, ancre dans des

    pratiques et des formes de vie qui en forment larrire-plan et la ressource, etde ce fait une raison qui nest plus souveraine, mais dpendante, y comprisde ce qui en nous est inexorablement animal je voudrais considrerlhomme comme un animal, pour reprendre la formule de De la Certitude quil devrait donc tre plutt situ du ct de Husserl, de Heidegger, deGadamer et de Merleau-Ponty Mais il faudrait pouvoir le montrer endtail, et ce nest pas une tche facile.

    Votre travail sur le concept dvnement stale dans trois livres. Le

    concept dvnement semble tre pour vous une ouverture, loccasion de

    repenser les prsuppositions mmes de la phnomnologie. Dans ce trois

    livres vous dveloppez ce que vous appelez une hermneutique de

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    lvnement qui soppose une dtermination transcendantale,

    husserlienne ou heideggrien, de la phnomnologie.

    Commen en tez vous arriv penser que les implications du concept

    dvnement sont fondamentales?

    Comment une hermneutique de lvnement peut dpasser une

    dtermination transcendantale de la phnomnologie?

    Il est intressant de remarquer que dans votre travail sur lvnement,

    vous essayez de dpasser les limites de la phnomnologie, alors que dansAu cur de la raison vous semblez vous intresser plutt reconstruire

    les bases normatives de la phnomnologie. Quelle rapport y a-t-il entre les

    deux projets?

    Vu lampleur des problmes que vous soulevez, et mes rponses djlongues, je me bornerai, si vous le voulez bien, aborder la dernire de vosquestions.

    Jessaie en ce qui me concerne dcrire des livres diffrents, nonseulement parce que cest la seule manire de ne pas mennuyer en lescrivant, donc desprer ne pas ennuyer le lecteur, mais parce que cest travers la diffrence que peut se rvler de manire la plus aigu lacontinuit dune pense ou dun cheminement. Ecrivez des livres diffrents,

    sil ya vraiment quelque chose de singulier et dunique dans votre propos,cela ne ressortira que plus clairement!

    Dans le cas de Lvnement et le monde et de Lvnement et le temps, dunct, et dAu cur de la raison, de lautre, il sagit effectivement de livres assezloigns dans leur approche des problmes, dans leur style et surtout dansleurs questionnements respectifs. Les premiers constituent une tentativepour repenser ltre humain la lumire de la considration selon laquellelhomme est le seul, parmi les vivants, exprimenter des vnements ausens fort que je donne ce terme, cest--dire des transformations critiqueso so