Claude Romano "Les trois médecines de Descartes"

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    Les trois mdecines de Descartes

    par Claude ROMANO

    | Presses Universitaires de France | XVIIe sicle

    2002/4 - n 217

    ISSN en cours | ISBN 9782130529576 | pages 675 696

    Pour citer cet article :

    Romano C., Les trois mdecines de Descartes, XVIIe sicle 2002/4, n 217, p. 675-696.

    Distribution lectronique Cairn pour Presses Universitaires de France .

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    Les trois mdecines de Descartes1

    Considrs souvent comme de simples curiosits ou, au mieux, comme des docu-ments dhistoire des sciences, les fragments mdicaux de Descartes taient restsjusquici enferms au tome XI de ldition Adam et Tannery dans un ordre dispers,dats approximativement et dans leur latin dorigine. Grce la toute rcente dition

    quen a donn Vincent Aucante2

    , ils peuvent commencer sortir de leur oubli. Qui,en lisant Descartes, na secrtement saut les passages quil consacre la circulationdes esprits animaux et de leur feu subtil sans lumire ? Qui a pris au srieux sesexplications de la fivre et les remdes quil prconise pour la dissolution des calculsrnaux ? Et, pourtant, tout le mrite dAucante aussi bien dans cette dition quedans son travail de thse jusqu prsent indit3 a t de montrer que la mdecine deDescartes est non seulement cohrente avec sa philosophie, mais quelle en donneune illustration exemplaire. Nayant pas la comptence du spcialiste pour discuterde ldition elle-mme, je prendrai ici la libert en prolongeant certaines remarques

    dAucante aussi bien dans cette dition que dans sa thse de tenter de formulerquelques-unes des questions poses par ces textes.

    Loin de constituer un appendice luvre philosophique et scientifique, les critsmdicaux de Descartes (en prenant le mot mdecine dans son sens le plus vaste,incluant lanatomie, la physiologie, lembryologie) correspondent, daprs un calculdAucante, un cinquime environ de luvre, correspondance non comprise. Maislunit de la mdecine cartsienne est apparue depuis longtemps problmatique auxexgtes. Il semble, en effet, quaprs avoir formul le programme dune mdecine

    XVIIe sicle, no 217, 54e anne, no 4-2002

    1. Je remercie J.-L. Marion pour sa relecture critique de ce texte.2. Descartes, crits physiologiques et mdicaux, prsentation, textes, traductions, notes et annexes de

    Vincent Aucante, Paris, PUF, coll. pimthe , 2000.3. V. Aucante, Lhorizon mtaphysique de la mdecine de Descartes, thse, Lille, 1999.

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    purement mcaniste, application de la Mthode et fonde en dmonstrationsinfaillibles 4, Descartes se soit heurt de plus en plus nettement limpossibilit desa ralisation. Il se serait alors tourn vers une mdecine plus empirique, prenantpour objet non plus le corps rduit ses seules proprits gomtriques, mais

    lhomme tout entier en tant que compos psychophysique. Cette seconde mdecine,qui fait intervenir une causalit proprement psychique dans la gense de bonnombre de maladies, serait illustre exemplairement par la correspondance avec li-sabeth. Une telle lecture a t notamment celle de Gueroult :

    Il parat des plus vraisemblables que Descartes a commenc par la mdecine, phy-sique pure, pour slever une mdecine du compos substantiel, et quune des prin-cipales raisons quil a eues de confesser son chec mdical partiel fut la convictiongrandissante que les conceptions purement mcanistes ne peuvent suffire laborer

    la mdecine, le corps humain ntant pas uniquement tendue pure, mais aussi subs-tance psychophysique.5

    Cette reconstruction soulve pourtant quelques difficults. Y a-t-il eu tout aumoins aux yeux de Descartes chec de la mdecine scientifique ? Il est vraique lAbrg de mdecinequil promettait Huygens6 en 1638 na jamais vu le jour. Ilest vrai aussi que Descartes confie plusieurs reprises ses doutes et ses difficultsdans llaboration dune mdecine scientifique. Il crit, par exemple, Mersenne,en fvrier 1639, propos de ses recherches anatomiques et de ses travaux dedissection :

    Cest un exercice o je me suis souvent occup depuis onze ans, et je crois quilny a gure de mdecin qui y a regard de si prs que moi. Mais je ny ai trouv aucunechose dont je ne pense pouvoir expliquer en particulier la formation par les causesnaturelles, tout de mme que jai expliqu, en mes Mtores, celle dun grain de sel oudune petite toile de neige [...]. Mais je nen sais pas encore tant pour cela, que jepuisse seulement gurir une fivre. Car je pense connatre lanimal en gnral, lequelny est nullement sujet, et non pas encore lhomme en particulier, lequel y est sujet.7

    Mais ces textes sont-ils suffisants pour pouvoir conclure un chec ? Il fau-drait dabord proportionner celui-ci aux russites mdicales de lpoque. Or Des-cartes, non moins que Molire, se plat souligner l ignorance des mdecins 8 de

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    4. Lettre Mersenne, janvier 1630, AT I, p. 106.5. M. Gueroult, Descartes selon lordre des raisons, Paris, 1968, t. II, p. 247-248. Il semble quAucante

    reprenne au moins partiellement son compte cette interprtation : cf. crits physiologiques et mdicaux,p. 197 : Lidal dune mdecine scientifique, telle que lenvisageait le Discours, a d cder la place cette

    mdecine pratique [...] o lhabitude acquise par lexercice est reine (nous soulignons). Mme erreurchez . Aziza-Shuster : il y aurait eu retournement et dsaveu du projet cartsien (Le mdecin desoi-mme, PUF, 1972, p. 11).

    6. Lettre Huygens, 25 mai 1638, AT I, 507.7. Lettre Mersenne du 20 fvrier 1939, AT II, 525-526. Cf. aussi Newcastle, octobre 1645 ;

    Chanut, mai 1646, AT IV, 440.8. Lettre Mersenne, 23 novembre 1646, AT IV, 565.

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    son temps, mettant en garde ses amis contre leurs remdes. Mais surtout, si on laregarde de prs, la chronologie ne permet gure de se rallier la thse de Gueroult.Il ny a eu ni chec de la mdecine dualiste et dductive, ni abandon de celle-ci auprofit dune seconde qui en serait, ds lors, le succdan 9. Il est frappant, au

    contraire, de constater que, du Discours de la mthode la lettre-prface des Principes,aucune rtractation nintervient ni aucune modification quant au statut pistmolo-gique gnral de la mdecine. Dans la VIe partie du Discours, Descartes affirme, eneffet, la possibilit de trouver, partir des notions gnrales touchant la phy-sique et en procdant avec ordre et mthode, des connaissances qui soient fortutiles la vie 10 en vue dune matrise scientifique et technologique de la nature. Orcette matrise, ajoute-t-il, nest pas seulement dsirer pour linvention dune infi-nit dartifices, qui feraient quon jouirait sans aucune peine des fruits de la terre etde toutes les commodits qui sy trouvent, mais principalement aussi pour la

    conservation de la sant, laquelle est sans doute le premier bien, et le fondement detous les autres biens de cette vie 11. La mdecine se trouve ici place aux cts desarts mcaniques en tant quapplication lgitime de la physique. Elle est, du moinsen droit, sa premire et principale application puisque la sant est le premier desbiens en cette vie. Dix ans plus tard, Descartes maintient cette mme symtrieentre la mdecine, les arts mcaniques et la morale : la philosophie doit tre cette parfaite connaissance de toutes les choses que lhomme peut savoir, tant pour laconduite de sa vie que pour la conservation de sa sant et linvention de tous lesarts 12. En tant quelles constituent des connaissances acquises mthodiquement

    partir des vrais principes, la mdecine, la morale et la mcanique apparaissent doncdrives de la physique et comparables trois branches dont celle-ci serait letronc13 ; et Descartes, cette poque, ne doute pas de pouvoir achever sa physique,si du moins il avait la possibilit de procder aux expriences ncessaires 14, ni, parsuite, de pouvoir traiter exactement de la mdecine 15 : bref, il na nullementrompu avec le projet dune mdecine exacte adosse la physique et fonde surdes dmonstrations certaines.

    Ainsi, lencontre de la thse qui ne verrait quun lien de succession entre ces dif-frentes approches mdicales, il faut soutenir : premirement, que Descartes na

    jamais renonc au projet dune mdecine dmonstrative, mme sil en a diffr sanscesse la ralisation ; deuximement, que cette mdecine dualiste et mcaniquecoexiste apparemment sans difficults ses yeux avec une mdecine du compospsychophysique humain qui voit dans les passions la cause de nombreuses maladies,par exemple dans la tristesse la cause de la fivre lente 16 ; enfin, que si Descartes afait part ses correspondants de doutes et dhsitations, celles-ci touchaient moins

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    9. Gueroult, op. cit., p. 268.

    10. Discours de la mthode, AT VI, 61.11. Ibid., AT VI, 62.12. Principes, prface, AT IX-2, 2.13. Ibid., AT IX-2, 14, l .25-28.14. AT IX-2, 17, l.10-16.15. AT IX-2, 17, l.6-7.16. Lettre lisabeth, 18 mai 1645, AT IV, 201.

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    aux fondements mmes de sa thorie mdicale, qu ses prolongements thrapeu-tiques immdiats17. Bref, comme lindiquait dailleurs H. Dreyfus-Le Foyer dans unarticle ancien mais sminal, Descartes na pas song substituerune mdecine ani-miste une mdecine mcaniste 18.

    Mais alors, comment comprendre la coexistence de ces diffrentes mdecines lintrieur de ldifice conceptuel de Descartes ? Tenter de rpondre cette question,cest sinterroger sur larrire-plan philosophique et mtaphysique de la mde-cine de Descartes, mais cest sans doute aussi, de manire plus dcisive, sinterrogersur ce qui fait ltrange modernit de son uvre. Il se pourrait, en effet, que la mde-cine cartsienne, par ses tensions et ses prsupposs, reflte une situation qui, parbien des aspects, soit encore aujourdhui la ntre. Dun ct, Descartes est assur-ment lun des tout premiers, sinon le premier, avoir formul lide dune mdecinepurement scientifique dont la thrapeutique serait une simple application et qui

    pourrait, ds lors, nous garantir une matrise en droit illimite sur notre nature, nous exempter dune infinit de maladies et mme aussi peut-tre de laffaiblissementde la vieillesse 19, exercer son contrle sur la mort elle-mme en nous permettantd obtenir quelques dlais de la nature 20. Il ouvre ainsi la voie la mdecinemoderne comme techno-science. Mais Descartes est aussi paradoxalement le pre-mier avoir tendu le mcanisme au-del de la nature mcanique elle-mme, cest--dire avoir formul avec toute la rigueur requise lide dune causalit de lme sur lecorps o prennent leur source les maladies, et avoir ainsi inaugur une ide qui vafaire fortune quelques sicles plus tard : celle dune mdecine psycho-somatique.

    Loin de sopposer ou de se contredire, ces deux mdecines reposent, dailleurs, surle mme prsuppos mcaniste et se compltent. En outre, Descartes est aussi, plusdiscrtement, linventeur dune troisime voie thrapeutique dont la nouveaut estpasse gnralement inaperue, celle dune mdecine que le sujet serait seul pou-voir sappliquer, puisquelle repose tout entire sur son instinct : si nous savonscouter notre nature, nous sommes nos propres et nos meilleurs mdecins21. Il four-nit ainsi aux ides de mdecine naturelle et dautomdication leur premier fonde-ment thorique.

    Si Descartes semble si bien dlimiter le champ et ltendue de nos pratiques

    mdicales, le problme dcisif qui se pose est le suivant : la coexistence, dans sonuvre, de ces trois types de mdecine est-elle purement fortuite, ou bien celles-ciforment-elles trois aspects dune mme rvolution conceptuelle ou pour employerun langage la mode dun mme changement de paradigme ? Nous ferons lhypo-thse suivante : elles reposent toutes troisnon seulement sur labandon, mais sur ledmantlement du concept grec de techn, de comptence pratique, qui prescrivait

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    17. Cf. la lettre au marquis de Newcastle davril 1645, qui fournit une explication purement mca-

    niste de la fivre et conclut pourtant : Cela fait que la fivre peut tre gurie par une infinit de diversremdes, et que nanmoins tous les remdes sont incertains (AT IV, 191).18. H. Dreyfus-Le Foyer, Les conceptions mdicales de Descartes , Revue de mtaphysique et de

    morale, 1937, p. 267 et 284 (nous soulignons).19. Discours de la mthode, AT VI, 62.20. Lettre Huygens, 25 janvier 1638, AT I, 507, l.19.21. Lettre au marquis de Newcastle, octobre 1645, AT IV, 329, etEntretien avec Burman, AT V, 179.

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    son horizon la mdecine antique et mdivale. Ce dmantlement enveloppe denombreuses consquences dont nous allons pouvoir mesurer progressivement laporte.

    LA MDECINE DMONSTRATIVE

    Pour saisir loriginalit de la position de Descartes, il faut se reporter une poqueo elle ntait pas encore atteinte. Dans le Studium bonae mentis, si lon en croit la para-phrase de Baillet, Descartes aurait class la mdecine au nombre des sciences librales(ou arts libraux) qui, outre la connaissance de la Vrit, demandent une facilitdesprit, ou du moins une habitude acquise par lexercice 22. Cette dfinition est lareprise, pratiquement littrale, du concept aristotlicien de techn: toute comptence

    pratique (techn) est, en effet, pour Aristote, une disposition acquise (hexis) pro-duire accompagne de rgle 23, disposition dont la possession suppose un exerciceantrieur 24 dans la mesure o il faut lavoir apprise pour pouvoir lexercer et o,inversement, cest seulement en lexerant quil est possible de lapprendre. Mais toutchange avec les Regulae... : il sagit, cette fois, de penser la mdecine comme unembranchement de la science universelle fonde sur la Mthode et, pour cela, dednoncer toute analogie possible entre la science et les arts, entre epistmettechnai:

    Ainsi, rapportant tort les sciences qui consistent tout entires en ce que connat

    lesprit, aux arts, qui requirent certain usage et disposition du corps, remarquantaussi quun seul homme ne peut pas apprendre ensemble tous les arts [...] ils [leshommes] ont cru quil en est aussi de mme dans les sciences, et les distinguant lunede lautre selon la diversit de leur objet(diversitate objectorum), ils pensrent quil fallaitpoursuivre chacune delles sparment et en omettant toutes les autres.25

    La fausse comparaison entre les sciences et les arts rsulte ici de ce quon lescomprend tous deux, la manire dAristote, comme des hexeis26. De mme quechaque art ne possde de comptence qu lintrieur de son domaine dexercice, demme chaque science devrait se dfinir par son objet , cest--dire, en termes aris-totliciens, par le genre dtant auquel elle se subordonne. Ce faux paralllismeempche dapercevoir ce qui va tre la thse de Descartes : quune science ne se dfi-nit pas par son genre, mais par un ordre dmonstratif et sriel lintrieur duquelelle prend place et en vertu duquel elle drive de principes premiers universels, carles plus simples et les plus vidents. Il sagit, en somme, de promouvoir une connais-sance absolument universelle luniversalis sapientia(X, 361) qui embrasse toutes les

    Les trois mdecines de Descartes 679

    22. AT X, 202.23. thique Nicomaque, VI, 4, 1140 a4.24. Ibid., II, 1, 1103 a32.25. AT X, 359-360. Sauf lgre modification, nous citons les Regulae daprs la traduction de

    J..L. Marion, Rgles utiles et claires..., La Haye, M. Nijhoff, 1977.26. La science est, pour Aristote, hexis apodeiktik: disposition qui est apte dmontrer (ibid., VI,

    3, 1139 b31 sq.).

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    sciences particulires et qui, comme la lumire du soleil, demeure toujours une etsemblable soi, si diffrents que puissent tre les sujets auxquels elle sapplique (X, 360). Du coup, la mdecine ne doit plus se dfinir par un domaine propre etexclusif, le corps humain malade, mais par son insertion dans un ordre de drivation

    qui la rattache aux principes de la science des corps en gnral, la physique. Si elle veutrevendiquer, elle aussi, le titre de science, cest--dire de connaissance certaine etvidente (Rgle II), elle doit dcliner dabord au moins provisoirement son sta-tut de savoir utile la vie (X, 361). Si elle veut entrer dans la connexio scientiarium, elledoit liminer toute rfrence au probable, qui tait par excellence son domaine entant que techn, et prendre pour modle une mthode plus universelle encore quecelle des mathmatiques, et dont celle-ci dcoule son tour27. La seule expriencequiest ici requise, ce nest plus lempeiriadAristote, ce savoir du contingent qui relve dusens commun et soppose au savoir ncessaire et divin de la science, mais lintuitus

    vident en tant quorganon dune connaissance certaine, la conception dun espritpur et attentif si aise et si distincte quil ne reste plus aucun doute sur ce que nousentendons (X, 368). Bref, la mdecine doit obir aux prceptes gnraux formulspar les rgles V VII : rduire le complexe au simple afin de disposer toutes chosesen sries et, en partant des connaissances les plus simples et les plus indubitables,slever dductivement aux plus complexes sans possibilit derreur, par un mouve-ment continu de la pense. En suivant cette Mthode, la mdecine est promise unprogrs continu : elle doit pouvoir accder la connaissance de toutes choses (X, 372) dans son domaine et parvenir, en mme temps quau fate de la connais-

    sance humaine (X, 364), au fate de sa puissance. Ce rve positif , comme laappel Gueroult28, nanticipe pas seulement celui des Lumires, il soppose lun destraits fondamentaux de la techn mdicale telle quelle tait conue depuis lAnti-quit : tre une comptence qui inclut essentiellement la connaissance de ses pro-pres limites. En tant que savoir qui veille ses propres conditions dexercice et quine se laisse pas abstraire delles savoir transcendant, par consquent, la distinctionmoderne de la thorie et de la pratique et portant non seulement ce quil faut faire,mais sur comment il faut le faire et quand il faut le faire , la technest dabord etavant tout, comme le rappelle Platon, une connaissance du possible et de limpos-

    sible29

    . Mais la question des limites de son pouvoir est trangre la mdecine cart-sienne, elle est mme contradictoire avec son statut, puisque, tant dmonstrative,elle doit tre infaillible et, tant infaillible, elle doit pouvoir sappliquer tout : Tirerdes vrits de nimporte quel sujet (X, 374).

    Si Descartes na pas labor positivement cette mdecine, du moins a-t-il livrsuffisamment dindications qui permettent den comprendre les ressorts et den tra-

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    27. Cest ce qui fait que Descartes, comme le remarque Aucante, naurait jamais franchi, sansdoute, le pas qui let fait entrer dans la mdecine quantitative o sengagrent plusieurs de sescontemporains, comme le fameux Harvey ou le Padouan Santorio (loc. cit., p. 108), de mme quil nesest jamais engag, la diffrence de Kepler et de Galile, dans llaboration dune physique mathma-tique (cf. J.-L. Marion, Sur la thologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1991, p. 202 sq.).

    28. Op. cit., II, p. 224.29. Sur cette dfinition, cf. Rpublique, II, 360 e- 361 a.

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    cer une esquisse. Son objet nest pas lhomme, mais sa machine physiologique. Enappliquant cette mthode universelle de dcomposition du complexe en simple, letrait de Lhommeprocde ainsi une dshumanisation pralable et mthodiquede lobjetmme de la mdecine30, cest--dire du corps rduit aux trois natures simples de la

    figure, de ltendue et du mouvement (X, 418), de telle sorte que tout ce qui est sus-ceptible de sy rencontrer puisse tre expliqu sans reste (sans reliquat de finalit),par les seules lois de la mcanique :

    Il faut que je vous dcrive, premirement le corps part, puis aprs, lme aussi part ; et enfin, que je vous montre comment ces deux natures doivent tre jointes etunies, pour composer des hommes qui nous ressemblent (AT XI, 119-120).

    Pour dcrire les mcanismes de cette machine qui nest ni animale ni humaine et

    qui, cet gard, possde le statut dune fiction, Descartes sappuie sur les progrs dela physiologie nouvelle : ceux accomplis par Vsale, par Berengario, par FabricedAcquapendente, par Fernel, par Willis. Mais les expriences sont souvent trom-peuses (X, 365) et Descartes en pratique assez peu. Ainsi, dun autre ct, il senremet lautorit des grands anciens sur des points essentiels, comme il sen remet la tradition pour sa morale provisoire : il reprend son compte, sans plus dexamen,les esprits animaux de Galien pour expliquer linflux nerveux ou la chaleur internedu cur dAristote31. Mais ces emprunts la physiologie ancienne et scolastique sontintgrs un schma fonctionnel qui exclut toute force cache, telle la facult pulsi-

    fique (vis pulsifica) de Fernel pour expliquer les battements cardiaques, ou toute qua-lit occulte qui choisirait et attirerait dans chaque partie du corps les amas de peti-tes parcelles de viandes dont le sang est compos bref, toutes ces chimresincomprhensibles 32 dont ses prdcesseurs ont peupl lorganisme. Ainsi, la dis-tribution des particules sanguines peut sexpliquer entirement par le mouvement etla figure, cest--dire par leur localisation, leur vitesse et la taille des pores o ellespntrent ; laction du cur drive des seules lois de la dilatation du sang qui rsultede sa chaleur33. videmment, cette physiologie ne serait acheve que sil tait pos-sible de rendre compte par des principes mcaniques non seulement du fonctionne-

    ment de lorganisme, mais dabord et surtout de sa formation. Lembryologie, bienreprsente dans le recueil dAucante34, est ainsi la vritable cl de vote de ldifice :elle seule permettrait de combler le hiatus qui demeure dans la connaissancehumaine entre linorganique et lorganique.

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    30. Plus prs de nous, Ren Leriche noncera explicitement ce que Descartes laisse danslimplicite : Si lon veut dfinir la maladie, il faut la dshumaniser , dans De la sant la maladie ,

    Encyclopdie franaise, t. VI, 1936, 6-22.

    31. Pour une analyse dtaille de cet hritage, cf. H. Dreyfus-Le Foyer, art. cit, p. 242 sq., G. Can-guilhem, La formation du concept de rflexe aux XVIIe et XVIIIe sicles, Paris, 1977, chap. II, et Aucante,crits..., appendice 6.

    32. La description du corps humain, AT XI, 250-251.33. Ibid., AT XI, 244.34. Cf., dans les crits physiologiques et mdicaux, les Primae cogitationes circa generationem animalium, les

    Fragments de 1630-1632, la quatrime partie de la Description du corps humain.

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    Le schma explicatif unifi de Descartes permet, ds lors, de subordonner entire-ment la pathologie la physiologie et de faire de la premire une consquence de laseconde. Puisque toute vie provient de la chaleur du cur, mme les infections doi-vent driver dune lvation thermique du sang en certaines parties du corps et donc

    dun trouble vasculaire : La pathologie cartsienne, conclut H. Dreyfus-Le Foyer,peut se rsumer en deux propositions : 1 / non seulement la fivre, mais la tota-lit des entits morbides se rduit une certaine forme dinfection sanguine ;2 / linfection a pour tiologie une dficience du mcanisme cardio-vasculaire 35.Selon une telle tiologie, il faut le remarquer, il ne peut y avoir proprement parler nisymptme, ni diagnostic, ni pronostic mais seulement un savoir causal, prdictif etgnral. La pathologie devientobjective: elle fait dcouler causalement toutes les mala-dies de ce trouble unique affectant la fonction circulatoire et la fluidit du sang. Ici,aucune diversit de facteurs pathognes, aucune ide finaliste de dfense orga-

    nique . Les concepts de sant et de maladie apparaissent dsormais problma-tiques puisque des concepts hippocratiques imprgns de finalit comme ceuxdquilibre et de dsquilibre des quatre qualits fondamentales (chaud, froid, sec,humide) en sont ncessairement absents. En tant que savoir prdictif universel fondsur une explication causale univoque, la mdecine ne peut avoir aucun gard, nonplus, pour les variations individuelles. Son objet nest pas lhomme malade. Et si Des-cartes na jamais fourni la thrapeutique qui lui corresponde les fragments thra-peutiques, tels les Remedia et vires medicamentorumde 1628 ne proposent quune phar-macope somme toute assez banale on peut penser quelle aurait consist presque

    exclusivement en des moyens mcaniques propres modifier la chaleur du sang dansle cur do drivent toutes les autres fonctions. Bref, il ny a ici quun schma tiolo-gique tout fait universel et sappliquant inconditionnellement : un trouble fonction-nel unique entrane des dysfonctionnements divers et, le cas chant, des lsionsorganiques. Abstraite de tout savoir du particulier, la mdecine peut se passer aussi detoute relation thrapeutique. De la thorie, la pratique nest plus quune simple appli-cation. Et cest justement parce que la mise en pratique de la science ne pose ici aucunproblme particulier que le progrs illimit des connaissances peut se transformer endomination illimite de la nature. Le rapprochement des arts mcaniques et de la

    mdecine, dans le Discours de la mthode, est loquent : il faut rechercher une pratiquepar laquelle, connaissantla force et les actions du feu, de lair [...], nous les pourrionsemployer en mme faon tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi, nous rendre commematres et possesseurs de la Nature (AT VI, 62) : rduite au rang de moyen au ser-vice de la thorie, cest--dire dun savoir causal universellement valable, la mdecineralise le programme dune techno-science dont lapplication pratique ne pose aucunproblme pratique mais seulement des problmes thoriques cest--dire, juste-ment, techniques. Par l, Descartes ouvre la voie toutes les tentatives qui viseront transposer purement et simplement dans lordre mdical la mthode des sciences de

    la nature. Pourquoi ne pas considrer la pathologie comme une simple application dela physiologie ? Ce programme a t deux sicles plus tard celui de Claude Bernard et,

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    35. H. Dreyfus-Le Foyer, art. cit, p. 257.

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    plus largement, celui dune poque qui croyait, comme lcrit Canguilhem, latoute-puissance dune technique fonde sur la science 36. Mais ce rve techno-scientiste est-il vraiment derrire nous ? Il faut rappeler, en tout cas, les motifs qui lerendent caduc. La physiologie clinique, exprimentale, prsupposela pathologie, donc

    un art du diagnostic sans lequel elle naurait mme aucune ide de ce quil lui fau-drait chercher. Elle doit faire intervenir un moment ou un autre de son dveloppe-ment lobservation dun comportement individuel et lexpression linguistique duneexprience. Quant la maladie, elle est un fait humain, soumis des normes indivi-duelles, une nouveaut physiologique 37 modifiant les normes de vie du malade etnullement la simple consquence de lois physiologiques universelles. Cest ce qui faitqu il ny a pas de pathologie objective 38, et quil faut renoncer la tentation derver une clinique qui serait la simple application dun savoir positif lefficacit tou-jours plus scientifiquement garantie.

    Entre cette mdecine positive et la techndont elle provient, il ne peut subsisterdsormais quun abme. Non seulement parce que la techn, en tant que connaissancedu possible et de limpossible, chappe toute ide dun pouvoir hgmoniquesexerant inconditionnellement sur la maladie, elle ne peut se dployer, au con-traire, quen prenant appui sur la physis du malade et en uvrant de concert avecelle ; mais dabord, et surtout, parce que la technmdicale doit placer au centre de sessoins lhomme malade lui-mme, avec lensemble des dimensions qui dfinissent sasituation une situation toujours singulire : ses motions, son mode de vie, sa per-sonnalit. Cest ce qui fait de la mdecine une discipline de linterprtation, et tout le

    contraire dune science exacte. Cest ce dont tmoigne un passage tonnant de laRpublique o sont distingus deux types de mdecins. Les mdecins-esclaves (quinont affaire qu des patients-esclaves) se comportent, affirme Platon, comme destyrans qui prescrivent tout le monde une recette gnrale (ils font, dit Platon, une ordonnance de routine ) sans poser aucune question ni informer daucunemanire le malade. Pour eux, lexercice de la mdecine est de lordre dune rationalitpurement technique et opratoire, nayant aucun gard la singularit de la situationo elle sinscrit. Mais le vrai mdecin procde tout autrement : Aprs avoir procd un examen du mal depuis son dbut et, la fois, selon ce quexige la nature dun tel

    examen, entrant en conversation, tant avec le patient lui-mme quavec ses amis,ainsi, en mme temps que du malade il apprend personnellement quelque chose, enmme temps aussi, dans toute la mesure o il le peut, il instruit son tour celui quiest en mauvaise sant ; bien plus, il naura rien prescrit quil nait auparavant, dequelque faon, gagn sa confiance 39. La techn mdicale ne peut tre efficace etintervenir bon escient que si elle respecte la singularit de son objet , la personnehumaine, qui ne se rduit pas sa composante biologique mais inclut lensemblede ses relations un entourage relations grce auxquelles lhomme peut justementse dfinir comme un vivant politique et, travers la parole change, comme un

    Les trois mdecines de Descartes 683

    36. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 3e d., 1991, p. 48.37. Ibid, p. 56.38. Ibid., p. 153.39. Platon, Lois, IV, 720 d(trad. L. Robin).

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    vivant pourvu de logos. Et si elle inclut la multiplicit de ces facteurs, cest parce quela constitution du corps malade a toujours partie lie avec la constitution delhomme comme tel. Aussi, dans le Phdre, Socrate qui demande : Crois-tu quelon puisse comprendre la nature de lme sans la nature du tout ? , son interlocu-

    teur rpond : Si lon en croit Hippocrate Asclpiade, on ne peut mme rien com-prendre au corps sans cette mthode 40. La mthode mdicale consiste en un discer-nement des particularits qui dterminent le rapport de chaque me et de chaquecorps donc de lhomme la totalit dans laquelle ils sinsrent. Ici, comme lesouligne Gadamer, la nature du tout englobe lensemble de la situation existentielledu patient, voire lensemble de celle du mdecin 41.

    En mme temps que la techn, cest donc lhomme malade, sa singularit, sa parole,sa souffrance, son histoire, lensemble de ses relations sociales et le tout de sa situa-tion existentielle, qui sont vincs de la mdecine et, par suite, aussi, le mdecin lui-

    mme et la relation thrapeutique. Il va falloir, dans un second temps, rintroduire delextrieur la subjectivit du patient, mais on ne pourra plus le faire, dsormais, quepar un coup de force : soit en ramenant les maladies des affections de lme, soit enramenant la thrapeutique elle-mme un discernement subjectif de linstinct.

    LA PSYCHO-SOMATIQUE CARTSIENNE

    La premire branche de cette alternative trouve sa ralisation principalement

    dans la correspondance avec lisabeth. Tout en maintenant jusquau bout lidaldune mdecine scientifique, il semble que Descartes ait t de plus en plus enclin savancer dans cette voie en distinguant une mdecine de lanimal en gnral etune autre de lhomme en particulier 42. Ce qui fait de lhomme un objet mdical etbiologique dexception, cest lunion dune me et dun corps. Cette union est siintime quil faut bien se rsoudre, en dpit de la distinction relle des substances, laqualifier elle-mme de substantielle 43. Mais quelles consquences cette unionentrane-t-elle pour la mdecine ? ltiologie gnrale de la fivre que Descartesfournissait dans une lettre au marquis de Newcastle, daprs laquelle elle est cause

    de ce quil samasse une humeur corrompue dans le mzentaire provoquant destroubles du systme vasculaire44, se juxtapose maintenant une explication toutediffrente :

    La cause la plus ordinaire de la fivre lente est la tristesse ; et lopinitret de laFortune perscuter votre maison, vous donne continuellement des sujets de

    684 Claude Romano

    40. Platon, Phdre, 270 c, et le commentaire clairant de Gadamer, Philosophie de la sant, trad. de

    M. Dautrey, Grasset, 1998, p. 51 sq.41. Gadamer, op. cit., p. 52.42. Lettre Mersenne, 20 fvrier 1639, AT II, 526 (dj cit).43. [...] hominem esse verum ens per se, non autem per accidens, et mentem corpori realiter et substan-

    tialiter esse unitam, non per fictum aut dispositionem [...] sed per verum modum unionis ( Rgius,janvier 1642, AT III, 492-493).

    44. Pour plus de dtails, AT IV, 190.

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    fcherie, qui sont si publics et si clatants, quil nest pas besoin duser de beaucoupde conjectures, ni tre fort dans les affaires, pour juger que cest en cela que consistela principale cause de votre indisposition.45

    Une autre lettre lisabeth explicite davantage cette causalit que lme exercesur le corps :

    Car la construction de notre corps est telle, que certains mouvements suivent enlui naturellement de certaines penses ; comme on voit que la rougeur du visage suitde la honte, les larmes de la compassion, et les ris de la joie [...] [il en va ainsi pour]certaines gens, qui sur le rapport dun astrologue ou dun mdecin, se font accroirequils doivent mourir en certain temps, et par cela seul deviennent malades, et mmeen meurent assez souvent, ainsi que jai vu arriver diverses personnes.46

    Nos passions, nos motions cest--dire nos penses agissent directement surnotre machine par lintermdiaire du cerveau et, plus particulirement, de la glandepinale, soit quand nous sommes en bonne sant (les rires, les larmes, la rougeur),soit pour causer directement des maladies, et mme la mort. Descartes ne fournitpas ici le schma tiologique gnral qui permettrait dexpliquer de quelle maniredes passions peuvent provoquer des maladies, mais lon peut conjecturer quuneperturbation du mouvement des esprits animaux doit pouvoir agir, par linterm-diaire du systme nerveux, sur le systme vasculaire do dcoule lensemble despathologies organiques47. Lessentiel, ici, est que cette causalit psychique ninvalidepas lexplication mcanique des maladies, mais quelle se contente den prolongerltiologie gnrale en lui adjoignant, en quelque sorte, un maillon supplmentaire.

    cette tiologie plus complexe correspond une nouvelle thrapeutique. Ce queprne Descartes, ce nest pas lradication pure et simple des passions et unemanire dinsensibilit stocienne, mais une mthode consistant dtourner sonattention de tous les sujets pnibles :

    ... une personne qui aurait une infinit de sujets de dplaisir, mais qui studieraitavec tant de soins en dtourner son imagination, quelle ne penst jamais eux, quelors que la ncessit des affaires ly obligerait, et quelle employt tout le reste de son

    temps ne considrer que des sujets qui lui pussent apporter du contentement et dela joie [...] je ne doute point que cela seul ne ft capable de la remettre en sant, bienque sa rate et ses poumons fussent dj fort mal disposs par le mauvais tempra-ment du sang que cause la tristesse.48

    Cette discipline de lattention culmine lorsque celle-ci ne se fixe plus sur rien etflotte en quelque sorte dans un tat quasi hypnotique :

    ... dlivrer lesprit de toutes sortes de penses tristes, et mme aussi de toutes sor-tes de mditations srieuses touchant les sciences, et ne soccuper qu imiter ceux

    Les trois mdecines de Descartes 685

    45. Lettre lisabeth du 18 mai 1645, AT IV, 201.46. Lettre lisabeth, juillet 1647, AT V, 65-66.47. Cf. Les passions de lme, I, art. 46.48. Lettre lisabeth, mai ou juin 1645, AT IV, 219-220.

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    qui, en regardant la verdeur dun bois, les couleurs dune fleur, le vol dun oiseau ettelles choses qui ne requirent aucune attention, se persuadent quils ne pensent rien.49

    Cest ainsi que Descartes se serait guri lui-mme dune toux sche hrite de samre. Mais comment fonctionne cette mthode ? Descartes lexplique dans un pas-sage du Trait des passions:

    [Presque toutes les passions sont] accompagnes de quelque motion qui se faitdans le cur, et par consquent aussi en tout le sang et les esprits, en sorte que, jus-qu ce que cette motion ait cess, elles demeurent prsentes notre pense enmme faon que les objets sensibles y sont prsents, pendant quils agissent contreles organes de nos sens. Et comme lme, en se rendant fort attentive quelque autrechose, peut sempcher dour un petit bruit, ou de sentir une petite douleur, mais ne

    peut sempcher en mme faon dour le tonnerre, ou de sentir le feu qui brle lamain : ainsi, elle peut aisment surmonter les moindres passions, mais non pas lesplus violentes et les plus fortes...50

    Lme peut donc agir volontairement sur les effets physiques des passions parlintermdiaire dune causalit psychophysique. Dreyfus-Le Foyer na pas tort deparler, ce propos, dune vritable mthode psychothrapeutique 51. Mais neferait-on pas aussi bien de parler dune mthode psycho-somatique ? Non pastoutefois, en un sens seulement analogique. Si le mot, bien entendu, ne sera invent

    quun sicle et demi plus tard52, Descartes est certainement celui qui a rendu conce-vable la chose ( supposer quelle ftconcevable). En effet, pour que quelque chose detel quune mdecine psycho-somatique puisse tre pens, il faut que plusieurs condi-tions soient remplies : 1 / admettre au moins une forme de dualisme, cest--direposer lexistence dune entit psychique distincte de lentit somatique et susceptibledexercer sur elle une influence ; 2 / supposer que cette influence puisse tre dcriteen termes de causalit : certaines maladies sont de nature psychogne ; 3 / enfin,et cest le principal, il est ncessaire que cette extension du concept de causalitaux rapports du psychique et du somatique ne dtruise pas le schma tiologique

    gnral des maladies mais se contente de le complter ou de le complexifier. Or cestrois conditions se trouvent justement runies chez Descartes, et cela, pour la pre-mire fois.

    686 Claude Romano

    49. Ibid., AT IV, 220.50. Les passions de lme, I, art. 46, AT XI, 363-364. Dans dautres textes, le remde consiste plutt

    dans un exercice de la gnrosit o lme trouve dans sa propre force et vertu une joie sup-rieure aux affections de la Fortune. Nous nexaminerons pas cet aspect, qui nous entranerait trop loin

    dans la morale cartsienne. Cf. lettre lisabeth du 18 mai 1645, AT IV, 203, et Les passions de lme,AT XI, 442.51. Art. cit, p. 275.52. Il sera forg par le psychiatre et mdecin de Leipzig J. C. Heinroth (1773-1843) avec celui de

    somato-psychique dans un crit consacr linfluence des passions sur la tuberculose et lpilepsie :cf. Edward L. Margetts, The early history of the word Psychosomatic , Canadian Medical Association

    Journal, 63 (1950), p. 402-404.

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    Avant Descartes, en effet, les doctrines de Platon ou dAugustin taient bel etbien dualistes, mais leur dualisme excluait quelque chose de tel quune causalit effi-ciente de lme sur le corps. Cela, en premier lieu, parce que le concept daition,comme la soulign Heidegger, na, dans lhorizon de la pense grecque, rien de

    commun avec loprer et leffectuer 53. Le sens primordial de la causalit, celui quisubsume tous les autres, pour Platon comme pour Aristote, cest son sens final.Mais ensuite, et surtout, parce que si lme est, pour Platon, principe (arch) dequelque chose, ce nest pas deffets mcaniques dans le corps, mais seulement de lavie du corps ou, plutt, de son tre-en-vie. tant ce qui se meut soi-mme54, elle estce qui donne au corps de se mouvoir : Quand une chose se meut elle-mme, ne ladsignerons-nous pas comme une chose en vie ? [...] Mais quoi, quand nous consta-tons en certains tres lexistence dune me, le cas est-il diffrent du prcdent, oune lui est-il pas identique ? Ne faut-il pas saccorder dire, de cet tre, quil est en

    vie ? 55. La composition de lme et du corps qui est propre tout vivant ne peut passignifier, dans ce contexte, une interaction causale. Aussi ny a-t-il quune lointaineanalogie entre une affirmation comme celle du Charmide on ne doit pas chercher gurir le corps sans chercher gurir lme 56 et lide moderne de psycho-somatique. Chez Descartes, inversement, cest parce que le corps se rduit unemachinerie physiologique dont la vie nest que le fonctionnement, que lme nepeut plus tre un principe vital et que le rapport des deux substances devient un rap-port purement causal au sens de la seule causalit admise par Descartes, la causa-lit mcanique. Lunion permet la force qua lme de mouvoir le corps et le corps

    dagir sur lme en causant ses sentiments et ses passions 57

    . Ainsi, la mort nest pasla cessation de lunion, mais la cessation de lunion rsulte causalement de la mort,cest--dire du fait que la machine corporelle est rompue 58.

    Mais Descartes nest pas seulement le premier avoir suppos lexistence dunevritable action de lme sur le corps et, par suite, dune psychogense des maladies,il est aussi le dernier tout au moins son poque. Aprs Descartes, en effet, cette

    Les trois mdecines de Descartes 687

    53. Cf. Heidegger, Die Frage nach der Technik , dans Vortrge und Aufstze, GA, Bd. 7, Frankfurtam Main, 2000, p. 9 sq. Trad. fr. dans Essais et confrences, Paris, 1958, p. 13 sq.54. Cf. la dfinition de lme dans les Lois(X, 896 a) comme le mouvement qui est capable de se

    mouvoir lui-mme , cest--dire la vie.55. Lois, X, 895 e.56. Charmide, 157 e. On ne peut comprendre une telle affirmation si lon ne prend pas en considra-

    tion le fait que le dualisme platonicien enveloppe toujours un ordre hirarchique (le corps doit obir lme) et possde, cet gard, un sens dabord thique : ce que veut souligner ici Platon, cest que cequon appelle sant physique nest jamais dissociable dune sant thique , cest--dire dun justerapport entre lme et le corps o celui-ci est subordonn celle-l. Cest pourquoi le Time peutaffirmer que le rtablissement de la sant consiste toujours dans le rtablissement dune juste propor-

    tion entre lme et le corps ; car il nest point de proportion ou de disproportion plus importante quecelle de lme elle-mme par rapport au corps lui-mme (Time, 87 c-d). En somme, la seule vraie th-rapeutique est philosophique, elle consiste rendre lhomme meilleur, et cest bien celle que conseille leCharmidequand il recommande aux mdecins de recourir des incantations, cest--dire des discourscontenant de belles penses rien dautre qu la philosophie elle-mme !

    57. Lettre lisabeth, 21 mai 1643, AT III, 665.58. Les passions de lme, I, art. VI, AT XI, 330-331.

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    ide dune interaction causale entre les deux substances dont il reconnat lui-mmequelle est la fois confuse et contradictoire59va tre peu peu abandonne. La plu-part des cartsiens, linstar de Rgius, tendront faire de lhomme un tre paraccident commencer par Malebranche dont loccasionnalisme maintiendra la

    distinction des substances tout en abandonnant toute ide dune efficace relle entreelles60. Quant aux mdecins, tels La Forge61, ils ne retiendront de la mdecine cart-sienne que son versant mcaniste et liront lensemble de luvre la lumire dutrait de Lhomme. Non seulement la psycho-somatique cartsienne est unique enson genre, mais elle fournit dune certaine manire les bases conceptuelles de cellesqui vont suivre.

    Il suffit dailleurs de comparer le schma tiologique des maladies propos parDescartes avec celui de ses lointains successeurs. Pour lui, nous lavons vu, ce sontdabord les motions qui, par lintermdiaire du systme nerveux, affectent le fonc-

    tionnement de lorganisme. Le fondateur de lcole de Chicago, Franz Alexander,ne sexprime pas autrement : pour lui, lexpression maladie psycho-somatiquesignifie la prsence de facteurs motionnels rle tiologique , ce qui implique que la plus grande partie des maladies sont psycho-somatiques 62. Ainsi, reprenantlexemple mme de Descartes, il affirme qu il existe pour chaque situation mo-tionnelle un syndrome spcifique de modifications physiques, de ractions psycho-somatiques telles que le rire, les larmes, la rougeur 63, et que, de la mme manire,la plupart des troubles fonctionnels lorigine de dysfonctionnements organiquesrsultent de conflits motionnels par lintermdiaire des voies nerveuses et humora-

    les. Il y a ici un dualisme qui est induit par le concept mme de maladie psychogne,de sorte que, si Alexander rejette la distinction cartsienne en affirmant quelle est ce que le point de vue psycho-somatique essaie dviter , cest parce quil mcon-nat que le cartsianisme ne se caractrise pas moins par lunion substantielle que parla distinction relle. Cela ne lempche dailleurs pas de reconnatre, quelques pagesplus loin, que le problme de la psychogense est troitement li lancien dua-lisme de la psych et du soma64. Bien entendu, il existe plusieurs coles psycho-somatiques (avec ou sans tiret) et lessentiel de leur outillage conceptuel estemprunt Freud et non Descartes. Mais le freudisme nexclut pas le dualisme et il

    prsente au contraire, au plus haut point, lassociation dun psychologisme et dun

    688 Claude Romano

    59. Lettre lisabeth, 26 juin 1643, AT III, 693 : [Il ne me semble pas] que lesprit humain soitcapable de concevoir bien distinctement, et en mme temps, la distinction dentre lme et le corps, etleur union ; cause quil faut, pour cela, les concevoir comme une seule chose, et ensemble les conce-

    voir comme deux, ce qui se contrarie .60. Cf. G. Rodis-Lewis, Lanthropologie cartsienne, Paris, PUF, 1990.61. Louis de La Forge, Lhomme de Ren Descartes(1664), rdit dans le Corpus des uvres de phi-

    losophie de langue franaise , Paris, Fayard, 1999.

    62. F. Alexander, Problmes mthodologiques en mdecine psychosomatique , Lvolution psy-chiatrique, no 3, 1953, p. 333 sq.63. F. Alexander, La mdecine psychosomatique, trad. de S. Horinson et E. Stern, Paris, 1952, p. 3.64. Ibid., p. 43 et 47. Symptomatique de cette mme erreur, un livre rcent consacr au mme sujet

    dbute ainsi : Bien que tenue par un non-sens pour bon nombre destimables cartsiens, la notion depsychosomatique... (P.-H. Keller, La mdecine psychosomatique en question, Paris, Odile Jacob, 1997,p. 17).

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    positivisme qui culmine dans lide dun dterminisme psychique pouvant ventuel-lement se traduire en un dterminisme physique (les nvroses dorgane ). Lachose est plus explicite encore chez Groddeck pour lequel lorganisme est vcu et agi par un a tyrannique et tout-puissant conu comme une pure entit psy-

    chique : Le a de ltre humain pense bien avant que le cerveau nexiste ; il pensesans cerveau, construit dabord le cerveau 65. Dans tous les cas, alors mme quellese proclame une mdecine de lhomme total, la mdecine psycho-somatique sevoit toujours confronte au mme dilemme : dun ct, la ncessit de distinguerdeux entits pour pouvoir tablir entre elles un lien causal (sans quoi, elle ne pour-rait atteindre aucun statut explicatif, donc scientifique) ; de lautre, la ncessitdaffirmer que ces deux entits nen forment quune seule, sans quoi il ny auraitjamais de maladie humaine. On retrouve l exactement les termes de Descartes.

    Mais une chose est de dire que la maladie doit tre comprisecomme un phnomne

    humain total, une autre est de dire quelle peut tre expliquepar quelque chose de telquune causalit psychique. Ce qui rend hautement problmatique cette extensiondu concept physique de cause au-del de la sphre de la physique que Descartes at le premier tenter, cest la considration suivante : pour pouvoir tablir un liencausal entre deux vnements pralablement identifis, il doit tre possible dinter-venir de lextrieur sur le systme afin de modifier les antcdents causaux et dtu-dier lventuelle rpercussion de cette modification sur ses prsums effets . Sansla possibilit dune telle intervention, il est tout fait impossible de faire le dpartentre une succession rgulire et un strict rapport causal ce serait le chant du coq

    qui ferait se lever le soleil. Lide datteindre une cause, comme lcrit Pradines, esten somme toujours lide de produire un effet 66. Mais agir extrieurement sur lesystme (en loccurrence le psychisme dans son rapport au somatique) est une possi-bilit qui nexiste absolument pas dans le cas dune maladie : au cours dune psycho-thrapie, le thrapeute ne modifie rien chez son patient, cest le malade qui, dans lesmeilleurs des cas, modifie son attitude, cest--dire un lment du systme. Mme lethrapeute est ici un lment lintrieur du systme form par le patient et parlensemble de ses relations sociales. Bref, il ny a ici aucune possibilit logique de dis-tinguer une vraie causalit dune simple corrlation. En labsence dun tel critre, le

    concept de maladie psycho-somatique na donc aucune porte explicative. Elle cons-titue tout au plus une description dont le trait distinctif est quelle repose sur unecontradiction dans les termes et quelle possde, pour reprendre une formule deMedard Boss, peu prs la mme stabilit quun clotre rig sur la pointe du para-tonnerre dun gratte-ciel 67. Mieux vaudrait dire, sans doute, que la maladie en tantquelle est lie lhistoire du patient, des comportements, sa vie affective, rela-tionnelle, etc., est un phnomne qui possde demble du senset que cest seulement ce titre en tant quvnement dou de sens quelle constitue, traversun savoirde type causal, lobjet et lenjeu dune thrapeutique.

    Les trois mdecines de Descartes 689

    65. W. G. Groddeck, Le livre du a, trad. de L. Jumel, Paris, Gallimard, 1973, p. 282.66. M. Pradines, Philosophie de la sensation, Paris, 1928, II, 1, p. 87. On trouve une thse analogue

    dans G. von Wright, Explanation and Understanding, Cornell Univ. Press, 1971.67. M. Boss, Introduction la mdecine psychosomatique, trad. de W. Georgi, Paris, PUF, 1959, p. 1.

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    MDECIN DE SOI-MME

    Les deux premires mdecines sont solidaires : loin de sexclure, elles se compl-

    tent. La considration de lunion rend possible une nouvelle thrapeutique qui para-chve lancienne et ne la supprime pas. Il en va tout autrement de cette ide rcur-rente qui traverse plusieurs textes partir de 1645, selon laquelle nous devons trenos propres et nos meilleurs mdecins. Sa formulation la plus nette se trouve dansune lettre au marquis de Newcastle :

    Tout ce que jen puis dire prsent [i.e. de la mdecine] est que je suis de lopinionde Tibre, qui voulait que ceux qui ont atteint lge de trente ans, eussent assezdexpriences des choses qui leur peuvent nuire ou profiter, pour tre eux-mmesleurs mdecins.68

    Cette mdecine empirique que chacun est susceptible dexercer sur lui-mme,tout oppose quelle soit la mdecine scientifique, trouve cependant sa justificationdans le systme de Descartes. Elle sinstalle dans le seul domaine o est leve lacontradiction de lunion substantielle, celui de la pratique ou de lusage de la vie, lo nous faisons tous une exprience continue de notre nature indivisiblement cor-porelle et spirituelle :

    Cest en usant seulement de la vie et des conversations ordinaires [entendons :non philosophiques], et en sabstenant de mditer et dtudier aux choses qui exer-

    cent limagination, que lon apprend concevoir lunion de lme et du corps.69

    Cest donc dans ce domaine obscur o toute vidence intellectuelle fait dfaut etnest pas mme esprer que doit prendre place la thrapeutique dont parle Descar-tes. Or, pour exempt quil soit de toute certitude, ce domaine de la pratique nest paspour autant dpourvu de tout fil conducteur. Infrascientifique, labyrinthique, il mani-feste des signesqui ne trompent pas. Il en va ainsi de nos sens : la garantie divine nousassure quils ne sont pas trompeurs et quil est possible de nous en remettre euxcomme des instruments fiables, non pas parce quils nous prsenteraient les choses

    telles quelles sont en vrit, mais parce quen les transposant travers un systme designes ils nous permettent de bien juger des rapports quelles entretiennent aveclexigence de conservation de notre corps. Aussi la Sixime Mditation prcise-t-elleque, touchant non la vrit des choses mais leur utilit pour nous, nos sens nous signifient plus ordinairement le vrai que le faux, touchant les choses qui regardentles commodits et les incommodits du corps 70. Il y a ici une sorte de langage quenous parle notre nature71. Le vrai aussi bien que le faux dans lordre pratique, ce sont

    690 Claude Romano

    68. Lettre au marquis de Newcastle, octobre 1645, AT IV, 329.69. Lettre lisabeth, 28 juin 1643, AT III, 692.70. Mditation Sixime, AT IX, 71.71. Cette ide dun langage de la nature dinstitution divine sera reprise par Malebranche et surtout

    par Berkeley. Le passage dcisif, ce propos, se trouve au dbut du Mondeo les ides issues des senssont dcrites la fois et indissociablement comme des signes institus par la Nature et comme desreprsentations (AT XI, 4).

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    lutile et le nuisible pour nous. Ce langage divin, Descartes lappelle aussi instinct .Linstinct se dfinit comme une certaine impulsion de la nature la conservation denotre corps 72. Mais linstinct possde une forme humaine et une forme animale :pour les btes, il nest quun mcanisme bien mont auquel lanimal doit obir aveu-

    glment73 ; mais lhomme nobit pas instinctivement linstinct, il sen sert au lieu dele servir. Et puisque celui-ci est fait pour lui de signes, il lui revient den dchiffrer lemessage. Cest sur un tel dchiffrement que repose lide dune mdecine que la sub-jectivit pourrait sappliquer elle-mme, indpendamment de toute autorit ext-rieure, de toute comptence et, a fortiori, de toute science mdicale :

    Mme quand nous sommes malades, la Nature demeure nanmoins toujours lamme ; il semble mme quelle ne nous fait tomber malades, que pour que nous nousrelevions plus valides, et en tat de mpriser ce qui est contraire la sant et la com-promet ; mais il faut pour cela lcouter.

    Et encore :

    La Nature arrive se rtablir elle-mme : elle a parfaitement conscience intrieure-ment de son tat, et le connat bien mieux quun mdecin qui ne voit que le dehors.74

    Il va de soi que la nature dont parle ici Descartes et quil convient dcoutercomme un oracle intrieur nest pas la nature matrielle. Plus de quinze ans plus tt,Descartes avait pourtant mis en garde contre toute personnification de la nature quien ferait une sorte de desse :

    Sachez donc que par Nature, je nentends point ici quelque desse, ou quelqueautre sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour signifier laMatire mme.75

    Mais nest-ce pas cette desse laquelle, prsent, il convient de prter loreille ?En fait, cette Nature dont il faut tre conscient ou, plutt, qui est conscientedelle-mme (natura ipsi sui conscia), ce nest rien dautre que chaque homme en tantque corps etme, en tant que compos substantiel. Cette conscience immanente la nature nintroduit ici aucun animisme dans le monde matriel, mais renvoie

    cette signaltique naturelle qui est constitutive de linstinct et en vertu de laquellechaque homme apparat pour lui-mme dchiffrable. Ainsi, une thrapeutique delinstinct est non seulement possible, aux yeux de Descartes, mais prordonne touteautre etsuprieurequant ses rsultats :

    En effet, il me semble quil ny a personne, qui ait un peu desprit, qui ne puissemieux remarquer ce qui est utile sa sant, pourvu quil y veuille un peu prendregarde, que les plus savants docteurs ne lui sauraient enseigner.76

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    72. Lettre Mersenne, 16 octobre 1639, AT II, 599. Aucante a montr limportance de cet instinctpour la mdecine de Descartes.

    73. Lettre Newcastle, 23 novembre 1646, AT IV, 573-575.74. Entretien avec Burman, AT V, 179.75. Trait de la lumire, AT XI, 36.76. Au marquis de Newcastle, octobre 1645, AT IV, 330.

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    Mdecine solipsiste, en quelque sorte, comme il y a chez Descartes une mtaphy-sique solipsiste, et pour laquelle le mdecin intrieur est prfrable et suprieur aumdecin extrieur, et linnocence de la nature toutes les comptences humaines.

    On conoit que cette automdication systmatique se situe aux antipodes de la

    mdecine scientifique. Fonde sur lexprience intrieure, elle ne rintroduit pas seu-lement une forme dempeiriaexclue par la mthode, mais aussi toute une smiologiequi avait t rendue caduque par le postulat mcaniste ; puisquelle doit se droulerdans le domaine de lunion et donc du sentiment, cest--dire de lobscur et duconfus, et en labsence de toute certitude, elle doit procder la manire de la mde-cine hippocratique par un dchiffrement de symptmes : elle sera, de nouveau, unart. Et, dans la mesure o elle repose tout entire sur ce que linstinct nous prsentecomme utile ou nuisible notre propre conservation, elle renoue aussi avec une cer-taine finalit. Exclue de lunivers physique, celle-ci reflue tout entire en Dieu

    puisque cest lui qui, en ayant dispos les rouages de notre machine de telle manirequils puissent pourvoir notre conservation vitale, nous parle un langage la foisobscur et limpide : incomprhensible lentendement mais transparent au senti-ment. Plus exactement, cette finalit est la fois en Dieu et en nous : en Dieucomme crateur du monde, en nous comme ses interprtes. Bref, elle nest pas dansle corps considr en lui-mme (puisquil ny a en lui queffets mcaniques) maisdans le favorable et le nuisible tels quils nous apparaissentdinstinct : elle est trans-porte tout entire dans le domaine de la reprsentation. Cest lesquisse dun thmeque le XVIIIe sicle amplifiera et qui aboutira la Critique de la facult de jugerde Kant.

    Loriginalit de cette doctrine cartsienne de lautomdication nous semble avoirt largement mconnue. Certes, Aucante remarque juste titre que le privilge delego propre Descartes trouve en cette matire une dclinaison mdicale inat-tendue 77 et, pourrait-on ajouter, dautant plus inattendue quelle tend le privilgepistmique de lego au-del de lvidence du cogito, au-del de la sphre de la penseclaire et distincte, cest--dire au-del du champ de la science comme connaissancecertaine et indubitable. Mais cela ne lempche pas de reconduire Hippocrate lidedu mdecin de soi-mme , en renvoyant au passage suivant du trait Du rgime: Il faut que lhomme qui est intelligent, comprenant que la sant est le premier des

    biens, sache se secourir de son chef dans les maladies 78

    .On trouve tout dans ce passage : lide que la sant est le premier des biens, lidequ il ny a personne qui ait un peu desprit, qui ne puisse [...] remarquer ce qui estutile sa sant... tout, sauf prcisment la notion de mdecin de soi-mme ! Car sesecourir soi-mme dans les maladies, cela peut se faire sur la base de la seule exp-rience, ou sur la base dune vritable techn, dun savoir pratique, dune comptence.Or lexprience neconfre pas elle seule une comptence mdicale. Ce dont parle letexte dHippocrate, cest de cette seule exprience par laquelle nous pouvons tenterde nous maintenir en bonne sant, nullement dun savoir au sens propre : cest pour-

    quoi le mot techn ny figure pas. Se secourir soi-mme, ce nest justement pas tre son

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    77. Lhorizon mtaphysique..., op. cit., p. 413.78. Cit par Aucante, Lhorizon mtaphysique..., p. 389.

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    propre mdecin, car cela impliquerait que nous neussions nul besoin de mdecins cequi nest certainement pas la thse dHippocrate.

    Pourtant, cette mme ide dune filiation entre Hippocrate et Descartes a t for-mule par velyne Aziza-Shuster dans son livre Le mdecin de soi-mme: avec ce

    thme, crit-elle, Descartes aurait fait place lide hippocratique de vis medicatrixnaturae79. On a beau parcourir tout le chapitre II o lauteur cite un grand nombrede textes du corpus hippocratique, ce qui est frappant, cest que lexpression mde-cin de soi-mme ou toute autre formule de mme signification ne sy trouvepas. Et si lexpression ne sy trouve pas, cest que la chose ny figure pas non plus, etcela, pour de bonnes raisons. En effet, la doctrine hippocratique selon laquelle lemdecin doit, par son activit, prolonger le mouvement de la physisdans la mesureo cest elle, et elle seule, qui gurit, repose justement sur une distinction stricte dece qui relve du domaine de la physiset de ce qui relve du domaine de la techn. Le

    mdecin soigne, la physisgurit. Ce qui relve de la comptence du premier ne peutjustement pas tre attribu la seconde : Demander la technce qui nest pas de latechn, ou la physisce qui nest pas de la physis, cest tre ignorant 80. Ainsi, loin desoutenir lide selon laquelle nous serions nos propres mdecins, Hippocrate necesse de mettre en garde contre quelque chose comme une mdecine naturelle : lamdecine est une techn, et une technseulement, une activit humaine et seulementhumaine, et cest pourquoi elle possde une comptence et une efficace ncessaire-mentlimites, fondes non sur un instinct infaillible, mais sur un jugement pratique.

    Lhybrisdune mdecine solipsiste qui dchiffrerait directement les signes divins,

    dune mdecine ltat de nature antrieure toute institution humaine est on nepeut plus trangre lhippocratisme pour une autre raison, dailleurs vidente : cestque nous avons tendance nous illusionner nous-mmes sur nos propres maladieset que nous avons besoin, pour en juger, du regard et du jugement dun autre. Lemdecin extrieur ne vient pas sajouter au mdecin intrieur, il est le seul etunique mdecin. Du reste, . Aziza-Shuster doit bien reconnatre, in fine, que lidedautomdication ne se trouve pas chez Hippocrate, ni dailleurs chez Platon 81. Maisalors, pourquoi ly chercher ? Comment ne pas voir quentre lide de natura medica-trixet celle dinternus medicusil y a une diffrence radicale ? Comment ne pas recon-

    natre que larrire-plan mtaphysique de ces doctrines l la distinction physis-techn,ici lhyperbole dune subjectivit transparente elle-mme et matresse delle-mmejusque dans ses instincts est diffrent du tout au tout ? Cependant, dans sa qutegnalogique, Aziza-Shuster semble pouvoir se raccrocher du moins un auteurantique : Aristote. Voici le texte sur lequel elle assoit sa dmonstration : Il y a desgens qui passent pour tre leur propre et meilleur mdecin, alors qu un autre ils nesauraient tre daucune utilit 82.

    Mais que veut dire ici Aristote ? Le contexte de ce passage est celui dune distinc-tion entre la techn, qui procde au moyen de la connaissance dune rgle gnrale, et

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    79. . Aziza-Shuster, Le mdecin de soi-mme, op. cit., p. 20.80. Hippocrate, De lart, VI, 13, 8.81. Ibid., p. 34 et 36.82. th. Nic., X, 10, 1180 b19 (trad. Gauthier et Jolif).

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    la simple exprience, qui suppose uniquement la capacit dobserver les effets duntraitement dans un cas donn. Ce quaffirme Aristote, cest que certains passentpour ou semblent (dokousin) tre leur propre mdecin, alors quils procdentnon en vertu dune quelconque comptence, mais seulement de faon empirique :

    bref, quils ne sontaucunement leur propre mdecin. Cest pourquoi, quand il sagitdappliquer leurs recettes autrui, ils sont de pitres thrapeutes.

    Mais nest-il pas possible de lire autrement ce texte ? Aziza-Shuster crit, en effet : Le thme du mdecin de soi-mme est, chez Aristote, un cas particulier du thmedu mdecin qui se gurit lui-mme 83. Il faut donc examiner brivement le texte ocette question est aborde. Il sagit du passage suivant de la Physique:

    La nature est un principe et une cause de mouvement et de repos pour la chose enlaquelle elle rside immdiatement, par essence et non par accident. Je dis non par

    accident, parce quil pourrait arriver quun homme, tant mdecin, ft lui-mme lacause de sa propre sant ; et cependant, ce nest pas en tant quil reoit la gurisonquil possde lart mdical ; mais, par accident, le mme homme est mdecin et rece-

    vant la gurison ; aussi ces deux qualits peuvent-elles se sparer lune de lautre.84

    Aristote distingue ici deux sortes de mouvements : la hiatreusis, cest--dire lamdecine en tant que techn, et la hugiasis, cest--dire la gurison en tant que physis. Laphysis, cest ce qui possde en soi-mme lorigine de son propre mouvement, ou plu-tt, selon la juste correction de Wieland85, uneorigine de son mouvement. La techn

    produit elle aussi un mouvement, mais en tant que lorigine de ce mouvementdemeure extrieure la chose. Lambigut de lexpression le mdecin se gurit lui-mme doit donc sanalyser en deux temps : le mdecin est cause du mouvement quest la gurison en un premier sens par accident en tant quil possde une technmdicale ; mais il se gurit, en un second sens plus profond en tant quil est guri,cest--dire en tant que la physisagit en lui, comme le principe par soide la gurison.Mais il faut en conclure alors que le mdecin nest jamais, au sens propre, mdecinde lui-mme, puisque ou bien il se gurit lui-mme, mais ce nest pas alors en tantque mdecin, ou bien il applique sur lui son art, mais alors, il ne se gurit pas lui-mme. Bref, la techndu mdecin implique essentiellement quil lapplique dautres,et nadmet quaccidentellement quil lapplique soi. Si le mdecin prtendait trepar essencemdecin de lui-mme, il confondrait technetphysis, il rigerait sa technaurang de physis, ce qui ne serait pas seulement absurde, mais dlirant, monstrueux.Faut-il rappeler quAristote tait fils de mdecin ?

    Si lide dune automdication est entirement trangre Aristote, cest pourune autre raison encore : pour lui, toute ide dune supriorit de la connaissanceimmdiate de soi par soi est absurde ; bien plus, il nexiste en vrit rien de tel quuneconnaissance immdiate de soi par soi qui ne soit dj mdiatise par une relation lautre et cet autre le plus proche quest pour nous un ami : De mme que,

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    83. Op. cit., p. 42.84. Physique, II, 1, 192 b23 (trad. H. Carteron).85. W. Wieland, Die aristotelische Physik, Gttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1970, 15.

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    lorsque nous voulons voir notre visage, nous le voyons en regardant dans un miroir,de mme, lorsque nous voulons nous connatre nous-mmes, nous nous connais-sons en regardant dans un ami. Lami est, en effet, selon notre expression, un autrenous-mme 86. Aristote ajoute dailleurs la prcision que seuls les imbciles (anaisth-

    tos: littralement, ceux qui ne sentent rien) ont la prtention de se contempler eux-mmes les imbciles, ou Dieu87. Rien ne peut tre plus tranger Aristote quelide dune mdecine naturelle que nous nous appliquerions immdiatement nous-mmes en vertu dune connaissance immdiate et instinctive.

    Nous touchons assez bien, avec cet exemple, ce quAucante appelle lhori-zon mtaphysique de la mdecine cartsienne. Dautant plus que cet horizonnembrasse pas uniquement la pense de Descartes, il circonscrit aussi bien les fron-tires dune poque dont il y a lieu de se demander jusqu quel point elle est encore,ou non, la ntre. Le thme du mdecin de soi-mme a connu, en effet, une

    trange fortune au XVIIe sicle, sans quil soit ais de dire si Descartes a jou lemoindre rle dans ce phnomne88. En 1682, Jean Devaux publie Leyde unouvrage intitul : Le mdecin de soi-mme, ou lArt de conserver la sant par lInstinctqui sou-lve de nombreuses controverses. Dix ans plus tard, Flamand publie des rflexionsanalogues sous le titre : Lart de se conserver la sant ou le mdecin de soi-mme. En Angle-terre, un peu plus tt, le DrJohn Archer a publi Everyman, his own doctor(Londres,1673). Un passage de Devaux rsume bien la nature de cette mdecine domes-tique qui consonne trangement avec celle de Descartes :

    LInstinct est le grand mdecin de tous les hommes en gnral et en particulierprfrable tous les autres Mdecins, et les remdes quil nous fait trouver pour lagurison de nos maladies [sont] prfrables tous les remdes que lart prpare grands frais.89

    Bien sr, avec la naissance de la clinique et linvention de mthodes dobservationet de diagnostic de plus en plus perfectionnes, avec le stthoscope de Laennec puisles appareils de visualisation et dimagerie contemporains, la thse dune smiologienaturelle, immdiate qui serait le langage mme de la Nature ne peut plus gure sesoutenir : les signes sont dsormais la consquence de gestes techniques et lonapprend de plus en plus que la nature, si elle peut contribuer sa propre gurison,peut dans dautres cas, aussi nombreux, travailler sa perte. La douleur nest pastoujours le signe dun danger, elle peut-tre parfois la maladie elle-mme. Les pro-cessus qui rendent possible la rgnration des cellules peuvent aussi conduire, danscertains cas, au cancer. La mdecine naturelle et lautomdication tendent devenirdes thmes populaires en mme temps que le projet technologique de Descartesprend corps et acquiert une tangible ralit. La premire mdecine de Descartes atriomph de sa troisime.

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    86. Grande morale, II, 15, 1213 a20-26 ; cf. aussi th. Nic., IX, 9, 1169 b30 sq.87. Grande morale, II, 15, 1213 a, etMtaphysique, L, 7 et 9.88. Nous suivons ici . Aziza-Shuster, op. cit., chap. IV.89. Cit par . Aziza-Shuster, op. cit., p. 50.

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    Mais jusqu quel point, si elles ne sont, en ralit, que lenvers lune de lautre ?La mdecine objective qui rduit le malade une courbe de temprature sur un litdhpital ne peut manquer de susciter une mdecine subjective, douce, naturelle ouparallle pour faire pendant la dshumanisation quelle enveloppe titre de pr-

    misse mthodique. Cest que lautomdication, la mdecine subjective, possde fon-damentalement quelque chose en commun avec la mdecine objective : toutes deuxreposent sur la mme exclusion, celle de la techn. Lviction, par Descartes, de lanotion dun savoir pratique en tant que tel, cest--dire dun savoir qui, parce quilporte sur le singulier et le contingent (il faudrait ajouter : lhistorique), doit prendreen compte, chaque fois, dans son diagnostic et dans ses prescriptions,lindividualit de son objet et le sens existentiel global de sa situation, dun savoirqui, pour ces raisons mmes, est toujours limit et conscient de ses limites cetteviction ne peut donner lieu qu linflation dune technique qui prtend ramener

    chaque problme mdical linconnue dune quation, dun ct, et dune mdecineprive, particulire, entretenue par le rejet de la premire, de lautre : dune part, unethorie qui fait de la pratique un simple prolongement et une application de loisgnrales ; dautre part, une pratique aveugle et sans thorie, ouvrant sur toutes lesdrives. Dans un cas comme dans lautre, une mdecine sans mdecin, sans patient et,surtout, sans relation thrapeutique, car celle-ci, travers la parole change, tra-vers la saisie du sens global dune situation, ne peut plonger ses racines que danslhumain pris comme rfrent ultime. Entre les deux, ne subsiste plus quunepsycho-somatique incapable de se formuler conceptuellement (car prtendant au

    statut de science sur le modlede la science objective) et sefforant dsesprment dejeter un pont entre des rives qui sloignent. Tantt alibi dune clinique objective quientend rejeter hors de son domaine tout ce qui relve de la subjectivit , tanttoutil dune critique mais combien faible dans ses arguments de cette mmeclinique.

    Par ses rflexions mdicales, Descartes na pas seulement innov son poque : ila trac avec assez de prcision les contours de la ntre.

    Claude ROMANO,Universit Paris-Sorbonne.

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