L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

7
L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge I.Introduction : usure et intérêt Au Moyen Âge, l’Eglise est un facteur moral et social primordial : refuse le prêt à intérêt (accord par lequel un prêteur cède à titre précaire des marchandises ou de l’argent pour un temps donné, ce capital étant rendu avec un % exprimant le loyer de l’argent). Ne distingue pas comme aujourd’hui usure et prêt à intérêt (usura en latin), distinction qui existait dans l’Antiquité (Babylone, Rome). Interdiction fondée sur la Bible mais lente prise de conscience qu’une évolution est nécessaire. Comment l’Eglise peut-elle et pourquoi doit-elle s’adapter à son temps sans se dédire et assouplir sa position sur le tabou de l’argent en général et de l’intérêt en particulier ? Par l’image. II.Les fondements d’une interdiction et ses con séqu ences sur ceux qui la pratiquent La Bible Ancien Testament : Deutéronome 23-19 tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, intérêt d’argent ou de nourriture, de toute chose qui se prête à intérêt » ; explique que les Juifs puissent prêter aux chrétiens) ; Deutéronome 15-9 prends garde à toi de peur qu’il n’y ait avec ton cœur une pensée néfaste qui dise : « la septième année approche ! » et tu agiras cruellement envers ton frère pauvre, il pleurera vers Dieu et ce sera compté comme un péché ») ; Exode 22-25 « si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de ton peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras point à son égard comme un créancier, tu ne l’accableras pas d’intérêts ») ; Lévitique (25, 35-37) ; Ezéchiel (18, 8 ; 13, 7 ; 22, 12) Nouveau Testament : Luc si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs afin de recevoir la pareille » ; plus radical car contradiction avec la charité) Matthieu 21 12 et 13 et Marc 11 15 à 19 (seul moment où Jésus se montre violent, chassant les marchands du Temple) Les conciles, les papes et les capitulaires de Charlemagne : l’établissement d’une tradition Vers 300, Elvire (problèmes non résolus) actuelle Grenade 314, Arles (interdiction aux religieux) 325, Nicée Vers 450, Léon le Grand interdit aux laïcs : fenus pecuniae, funus est animae (le profit usuraire de l’argent, c’est la mort de l’âme) Capitulaires de Charlemagne : introduction dans le droit laïc de l’interdiction

Transcript of L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

Page 1: L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

I.Introduction   : usure et intérêt

Au Moyen Âge, l’Eglise est un facteur moral et social primordial : refuse le prêt à intérêt (accord par lequel un prêteur cède à titre précaire des marchandises ou de l’argent pour un temps donné, ce capital étant rendu avec un % exprimant le loyer de l’argent).

Ne distingue pas comme aujourd’hui usure et prêt à intérêt (usura en latin), distinction qui existait dans l’Antiquité (Babylone, Rome).

Interdiction fondée sur la Bible mais lente prise de conscience qu’une évolution est nécessaire. Comment l’Eglise peut-elle et pourquoi doit-elle s’adapter à son temps sans se dédire et assouplir sa position

sur le tabou de l’argent en général et de l’intérêt en particulier ? Par l’image.

II.Les fondements d’une interdiction et ses con séqu ences sur ceux qui la pratiquent

La Bible Ancien Testament : Deutéronome 23-19 (« tu ne prêteras pas à intérêt à ton frère, intérêt d’argent ou de nourriture,

de toute chose qui se prête à intérêt » ; explique que les Juifs puissent prêter aux chrétiens) ; Deutéronome 15-9 (« prends garde à toi de peur qu’il n’y ait avec ton cœur une pensée néfaste qui dise : « la septième année approche ! » et tu agiras cruellement envers ton frère pauvre, il pleurera vers Dieu et ce sera compté comme un péché ») ; Exode 22-25 « si tu prêtes de l’argent à quelqu’un de ton peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras point à son égard comme un créancier, tu ne l’accableras pas d’intérêts ») ; Lévitique (25, 35-37) ; Ezéchiel (18, 8 ; 13, 7 ; 22, 12)

Nouveau Testament : Luc (« si vous prêtez à ceux de qui vous espérez recevoir, quel gré vous saura-t-on ? Les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs afin de recevoir la pareille » ; plus radical car contradiction avec la charité) Matthieu 21 12 et 13 et Marc 11 15 à 19 (seul moment où Jésus se montre violent, chassant les marchands du Temple)

Les conciles, les papes et les capitulaires de Charlemagne : l’établissement d’une tradition Vers 300, Elvire (problèmes non résolus) actuelle Grenade 314, Arles (interdiction aux religieux) 325, Nicée Vers 450, Léon le Grand interdit aux laïcs : fenus pecuniae, funus est animae (le profit usuraire de l’argent,

c’est la mort de l’âme) Capitulaires de Charlemagne : introduction dans le droit laïc de l’interdiction 1163, Tours : mort-gage condamné (fruits laissés à l’emprunteur et pas ajoutés sur la dette) 1279, Exiit qui seminat (Nicolas III) 1179, Latran III 1215, Latran IV (confession imposée une fois l’an, à Pâques) 1274, Lyon II 1311, Vienne : Clément V rejette autorisation civile et condamne jusqu’à la défense de l’usure : « si

quelqu’un tombe dans cette erreur d’oser audacieusement affirmer que ce n’est pas un péché que de faire l’usure, nous décrétons qu’il sera puni comme hérétique »

Un renforcement avec la redécouverte d’Aristote et les arguments de Saint Thomas d’Aquin et de la scolastique

Chrématistique (< ) d’Aristote : Ethique (I, V, 5 ; contre la nature de l’argent qui sert à faciliter les échanges ; inversion fin/moyen) « nummus non parit nummos »

Faute logique : faire payer ce qui n’existe pas Gilles de Lessines, Guillaume d’Auxerre : impossibilité de vendre le temps (interdit religieux et loi de la

nature ; bien public et divin)

Un rejet du marchand et notamment de l’usurier Idéal rural de l’autoproduction chez l’Eglise Péché d’avarice, vol, menace contre l’ordre civil Rente absolue opposée au travail Opposition à l’idéal de pauvreté (cf François d’Assise qui affirme qu’il ne faut pas porter plus de

considération aux pièces de monnaie qu’aux cailloux des chemins) Les images

Page 2: L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

III.Une évolution   nécessaire   : les causes du changement

L’évolution de la société : urbanisation et développement du commerce Développement des villes où les pauvres se concentrent Commerce européen (dynamisme Flandres et Italie du nord) et méditerranéen (avec Arabes) Meilleure compréhension des mécanismes du commerce et du développement (interdépendances des

économies) Donc manque de liquidité et nécessité de l’endettement Séparation entre économie et religion : début de laïcisation au XIIIème siècle (comme en art)

Une volonté de l’Eglise et des usuriers Usuriers viennent souvent dans les ordres à la fin de leur vie (influence sur eux : inflexion) Certains se rachètent avant leur mort (restitution), ou après (testament) Les usuriers veulent être bons chrétiens. L’Eglise veut sauver tout le monde, même et surtout les pécheurs. D’où l’invention très utile du purgatoire.

Des contradictions et la redécouverte du droit romain Le marchand n’est pas le seul rejeté selon Le Goff. Pas de condamnation explicite dans la Bible ; tradition vs écriture (cf protestants) L’Eglise (papauté, évêques) a besoin de prêteurs (guerres, cathédrales, …) Parabole des talents (Matthieu 25, 14-15 et Luc 19, 12-27 : « serviteur mauvais… tu aurais dû placer mon argent à

la banque ; à mon retour, j’aurais retiré l’argent avec les intérêts » ; pour Saint Thomas d’Aquin, une métaphore de biens spirituels non applicable.

Le Christ est un « marchand céleste » selon Saint-Augustin, celui qui rachète les péchés. Les Templiers, les chevaliers Teutoniques et certains monastères clunisiens prêtaient. Droit romain : séparation usage/propriété (donc on peut louer) ; extension au XIVème siècle à toute la France

depuis le Midi

Un système contourné L’hypocrisie des amendes des Cahorsins (actuel Lot) et de la licence des Lombards Les usuriers et les marchands en général financent des œuvres de charité (hospices) La lettre de change avec des opérations fictives

IV.Modalités et conséquences d’un revirement lent et officieux

Les œuvres des usuriers Si Dante avait placé le père d’Enrico Scrovegni en Enfer, son fils fait preuve de caritas et Giotto inverse

l’ordre des vices (avarice moins importante) ; image L’Arte di Calimala paie l’entretien du baptistère San Giovanni.

Accompagner plutôt qu’interdire Reconnaissance du risque dès Saint Thomas d’Aquin (navigation) et du changement de valeur des

marchandises ; idem pour les Décrétales In civitate et Naviganti Coût du prêt vs intérêt Poena conventionalis : indemnité si l’échéance n’est pas respectée (presque unanimité ; Thomas d’Aquin « le

débiteur qui retient l’argent de son créancier au-delà du terme fixé lui fait tort… on fait tort à son prochain en l’empêchant de recueillir ce qu’il avait l’espoir légitime de posséder. Et alors la compensation n’a pas à se fonder sur l’égalité ; parce qu’une possession future ne vaut pas une possession actuelle », Somme théologique II, II)

Damnum emergens et Lucrum cessans : deux préjudices causés au créancier (perte –impôts- et gain empêché) ; à rembourser selon Saint Thomas d’Aquin (« dans son contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre l’usage de l’argent mais recevoir un dédommagement »).

Lucrum moderatum, justum pretium : éviter l’usure au sens moderne (rapport de force en faveur du prêteur donc taux élevé) avec un gain modéré (Gilles de Lessines)

Periculum sortis : risque de perte et de dévaluation Stipendium laboris : tout travail mérite salaire Frais de gestion Le dividende est justifiable s’il y a production : investissement

Page 3: L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

Utilité à la société (idée du bien commun issue d’Aristote via Saint Thomas d’Aquin) ; lutte contre l’indigence

Le cas des ordres mendiants et notamment des Franciscains Pas propriétaires (1279, Exiit qui seminat (Nicolas III)) Dans les villes : contact des pauvres et des usuriers Prédication en langue vernaculaire et présence dans les universités : au plus près des problèmes des fidèles Utilisation d’intermédiaires laïcs (l’argent reste sale) Création des monts de piété qui prêtent sans intérêt ou à un faible taux (pour l’époque : < 5%), validée en

1515 ;l ’'idée du mont-de-piété est née en 1462, quand un moine Michele Carcano de Milan, cherche un moyen de combattre l’usure et les taux d'intérêt abusifs pratiqués à l'époque. Il est alors à l'origine de la création du Monte di Pietà, à Pérouse en Italie. Dix ans plus tard, le Monte dei Paschi di Siena est établi à Sienne avec le même objectif.

V.Conclusion   : un problème persistant dans certaines religions

Saint Thomas d’Aquin a ouvert une brèche ; l’Eglise a changé sans le dire et sans se dédire. Sociétés et compagnies au XVème siècle (en France, lettre patente du roi d’exception) : contrat d’association Médicis (Léon X, Clément VII) ; le petit usurier tend à disparaître au profit de la banque Seconde Renaissance du droit Romain au XVIème siècle Latran V, 1513 : « il faut entendre par usure le gain et le profit réclamés sans travail, sans dépense et sans

risque pour l’usage d’une chose qui n’est pas productive) Bien accepté au début de la Renaissance sauf exception (Savonarole) Autorisation en 1917 (Codex iuris canonici) Microfinance (fournir services financiers aux exclus du système, notamment dans les PVD) Calvin a résolu le problème pour les protestants mais il persiste pour l’islam même s’il est largement

contourné.

VI.Bibliographie

Ouvrages de recherche et essais Bériou Nicole et Chiffoleau Jacques, Economie et religion : l'expérience des ordres mendiants, XIIIème-XVème

siècle, Lyon : presses Universitaires de Lyon, 2009. Lapidus André, La propriété de la monnaie : doctrine de l'usure et théorie de l’intérêt in « Revue Economique »,

volume 38 (n°6), 1987 ; p 1095-1110. Le Goff Jacques, La bourse et la vie, Paris : Hachette, 1986. Le Goff Jacques, Le Moyen Âge et l’argent, Paris : Librairie Académique Perrin, 2010. Le Goff Jacques, Marchands et banquiers du Moyen Âge, Paris : Presses Universitaires de France, 1956.

Sources anciennes Aristote, Ethique à Nicomaque Bible de Jérusalem Thomas d’Aquin, Somme théologique.

VII.Annexes

Expulsion des Juifs par Philippe-Auguste, réintégration et autorisation en 1198 du prêt à intérêt. Rétablissement de l’interdiction dès 1223 par Louis VIII Saisies arbitraires sous Philippe le Bel Etaient autorisés : crédit foncier (droit de gage immobilier), rentes liées aux biens, rentes viagères, change et prêt sur

gage rémunéré par une commission (agio) Saint Ambroise : « qu’est ce que le prêt à intérêt, sinon tuer un homme ? » Saint Jean Chrysostome : « rien n’est plus honteux, ni plus cruel que l’usure » Achat/vente (bien contre bien), usage gratuit fructifiant (usufruit) ou non (prêt, commodat), usage payant (location),

conservation et non usage (gage, dépôt) Une décrétale (en latin epistola decretalis ou, au pluriel, litteræ decretales) est une lettre par laquelle le pape, en réponse

à une demande, édicte une règle en matière disciplinaire ou canonique. La décrétale peut être prise aussi bien sur un sujet général que particulier ; elle est parfois distinguée du décret pontifical, pris par le pape de son propre chef.

VIII.Images

Page 4: L'Eglise et le prêt à intérêt à la fin du Moyen Âge

Le riche avare est pendu, sa bourse au cou, par un démon. Tympan de l'abbatiale Sainte-Foy de Conques, XIe siècle

L'usurier est pendu par les pieds par des démons, convoite la bourse dans la coupelle. Chapelle Scrovegni, Giotto (extrait du Jugement Dernier) Abbatiale Sainte-Foy de Conques, XIe siècle