L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

91
L‟écriture de l‟espace dans la chanson occitane contemporaine (1969- 2007) Université Michel de Montaigne- Bordeaux III Année universitaire 2011-2012

description

Mémoire de Master 2 Recherche en Etudes LittérairesUniversité Bordeaux III, 2012.

Transcript of L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

Page 1: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

L‟écriture de l‟espace dans la chanson

occitane contemporaine

(1969- 2007)

Université Michel de Montaigne- Bordeaux III Année universitaire 2011-2012

Page 2: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

Perrine Charteau

Mémoire de Master 2 Recherche en Etudes Littéraires

L‟écriture de l‟espace dans la chanson

occitane contemporaine

(1969- 2007)

Directeur de mémoire : M. Guy Latry

Soutenance : 24 septembre 2012

Université Michel de Montaigne Bordeaux III- Année universitaire 2011-2012

Page 3: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

Remerciements

Je remercie en premier lieu M. Guy Latry pour sa patience, ses conseils et ses

relectures attentives. Son accompagnement, ses encouragements et sa disponibilité me

furent d‟une aide précieuse.

Je le remercie à nouveau, en l‟associant à Mme Katy Bernard, pour leurs

enseignements en littérature et culture occitanes, dont le présent mémoire témoigne de

l‟importance qu‟ils ont pris dans mon orientation.

Merci également à l‟équipe du CIRDOC qui a fait en sorte de mettre à ma disposition

le plus de documents possibles, parfois dans des conditions climatiques extrêmes, et

dont le travail préparatoire a permis de rendre mes visites efficaces.

Merci enfin à celles et ceux de mon entourage qui par leur écoute ont contribué à

démêler des questions parfois très éloignées de leurs préoccupations et qui m‟ont

encouragée tout au long de l‟élaboration de ce travail.

Page 4: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

2

Introduction

La chanson occitane a peu fait l‟objet d‟études universitaires. Toutefois, nous

pouvons citer le travail très important de l‟historienne Valérie Mazerolle, La chanson

occitane1, sur lequel nous nous sommes beaucoup appuyé. L‟auteur y étudie

chronologiquement les différentes périodes historiques de la chanson occitane, depuis

l‟émergence de la « Nouvelle Chanson Occitane 2 » jusqu‟aux années 2000. Cette étude

très complète évoque le contexte de la création, les enjeux politiques de cette chanson et

associe à la perspective historique une réflexion sociologique sur le fait chanson au

service de l‟identité.

Plus nombreux sont les articles concernant ce domaine, souvent dans une

perspective d‟étude sociolinguistique ou musicologique. Nous pouvons citer ici les

travaux de Médéric Gasquet-Cyrus, de Maria-Carmen Allen-Garabato ou d‟Elizabeth

Cestor dont la thèse portant sur Les musiques particularistes 3 nous a également été

utile.

Les littéraires se sont finalement peu intéressés à la chanson occitane

contemporaine et les textes sont rarement étudiés avec les outils d‟analyse textuelle.

Lorsque les chercheurs s‟intéressent à l‟objet, soit ils éludent le texte pour s‟en tenir au

fait social, soit le texte est simplement cité pour éclairer un point de vue.

Cela voudrait-il dire que la chanson occitane n‟intéresse qu‟en tant que

témoignage d‟une époque, vecteur de messages plus ou moins politiques ? La chanson

occitane est très souvent mentionnée pour son aspect revendicatif et volontiers comme

le fruit d‟une jeunesse « engagée ». C‟est en effet une réalité à ne pas occulter : la

chanson occitane est née de mouvements de revendications et fut et reste aujourd‟hui un

medium privilégié pour diffuser des idées. Mais cela ne doit pas confiner la création

occitane en ce domaine à une vocation utilitaire. S‟il y a chanson, alors il y a travail

d‟écriture, du moins travail des mots. La portée d‟un texte politique ou militant passant

par l‟efficacité de ce travail, l‟étude de la forme ne doit donc pas être négligée.

Notre démarche consiste à étudier la chanson occitane en tant qu‟objet

littéraire. Il est pourtant évident que l‟étude d‟un texte ne peut être complète sans la

prise en compte des éléments contextuels. L‟étude de la chanson en général nécessite

une pluridisciplinarité qui fait souvent la richesse des études en ce domaine. Il ne sera

1 Valérie Mazerolle, La chanson occitane 1965-1997, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac, 2008.

2 Que nous désignerons désormais, comme Valérie Mazerolle, par le sigle « NCO ».

3 Elizabeth Cestor, Les musiques particularistes : chanter la langue d‟oc en Provence à la fin du XX

e

siècle, L‟Harmattan, 2005.

Page 5: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

3

donc pas question de nier ces paramètres mais de n‟y faire appel que dans la mesure où

cela apportera à l‟analyse littéraire. C‟est en effet la vocation de ce travail : dégager

l‟imaginaire des auteurs et leurs particularités stylistiques ou expressives. Parallèlement

à la mise en avant de grandes caractéristiques communes, nous nous attacherons donc à

désigner les singularités des auteurs.

S‟il existe un élément qui fédère ces derniers, au delà de la revendication, c‟est

l‟espace. Tous nos auteurs, dans leurs chansons, évoquent l‟espace de manière

particulière. Soit comme objet de réflexion, de revendication, soit comme pur objet

poétique ou narratif. En effet, la revendication des années 70, qui voient émerger les

chanteurs de la NCO, concernait l‟utilisation de la langue, prioritairement, mais

également le droit de « vivre au pays ». A partir de cette idée, c‟est bien l‟espace qui est

en jeu, et qui est représenté dans presque toutes les chansons. Langue et territoire,

enjeux de ces luttes, deviennent des éléments centraux de la chanson occitane, et ce

jusqu‟à aujourd‟hui.

Comme le montre bien Valérie Mazerolle, la naissance de la chanson occitane

moderne à la fin des années soixante est étroitement liée à la construction d‟une identité

occitane. Il nous avait donc d‟abord paru intéressant d‟étudier comment cet espace est

représenté dans l‟écriture de la revendication ; comment l‟espace réel est modifié par la

représentation littéraire même lorsque, en apparence, l‟auditeur reconnaît cet espace

comme réel. Mais ensuite, il nous est apparu que ces représentations pouvaient être

dégagées de leur fonction revendicative pour devenir évocations poétiques, l‟un

n‟excluant pas toujours l‟autre. Certes, ces dernières restent liées à un attachement à la

terre, lorsqu‟elles évoquent le « pays », ou au refus d‟une réalité économique,

lorsqu‟elles évoquent Paris et l‟exil ; mais il se dégage de l‟évocation d‟une forêt

désolée un imaginaire personnel à l‟auteur qu‟il ne faut pas noyer sous les généralités,

au risque d‟occulter un pan entier de l‟écriture de ces chansons.Car si l‟espace est

central dans la production chansonnière, c‟est également parce qu‟il est un élément

poétique commun à toutes les chansons, partout dans le monde. La récurrence du sujet

n‟est pas une particularité occitane. Ce qui l‟est, c‟est l‟imaginaire construit autour de

cet élément.

Nous reprendrons ici le propos de Claude Mauron4 concernant la « géographie

poétique » de Max-Philippe Delavouët et qui correspond à l‟objet de notre recherche :

nous cherchons à mettre en avant « la distance entre les lieux réels dont [l‟auteur] s‟est

4 Claude Mauron , « Initiation à la géographie poétique de Max-Philippe Delavouët , La

pensée de midi, 2000/1 N° 1, p. 74-79.

Page 6: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

4

inspiré (…) et le pays où évolue sa parole poétique ». C‟est cette « distance » qui nous

intéresse pour tenter de cerner les singularités créatives de ces écritures. En somme,

c‟est dans l‟imaginaire que nous pouvons penser trouver la marque de l‟expression la

plus personnelle des auteurs.

Cela ne signifie pas qu‟il existerait une opposition entre un réalisme insipide et

une abstraction glorifiée. Car nous trouvons cette « distance » partout où le travail des

mots se révèle. Ainsi, dans la description d‟un lieu réel, même nommé, même ancré

dans la réalité, une simple métaphore apparaît comme une mise à distance du modèle et

donc comme une marque de l‟imaginaire de l‟auteur. C‟est ici que se rejoignent tous les

paroliers de notre corpus. Si l‟opposition militants/poètes discriminait d‟emblée

l‟écriture de la plupart des auteurs, la focalisation sur l‟imaginaire est à la fois le point

de leur rencontre et de leur diversité. En étudiant par exemple l‟imaginaire autour du

chemin (en tant qu‟élément spatial et métaphorique), en constatant qu‟il s‟agit d‟un

motif partagé par tous, nous aurions de prime abord l‟impression d‟un autre lieu

commun. Mais les modes de représentation en sont multiples, dévoilent des sensibilités

contrastées et révèlent des esthétiques bien distinctes.

En mentionnant « la chanson occitane », nous sous-entendons qu‟il existe une

unité. Or, les artistes que nous étudions sont divers. D‟abord, nous devons clarifier ce

que nous entendons par chanson. Nous entendons par chanson toute parole chantée ou

scandée avec ou sans accompagnement musical mais toujours sur un air. Cette

définition volontairement large englobe donc théoriquement le chant lyrique ou la

polyphonie. Les définitions les plus répandues retiennent comme caractéristique le

caractère aisé de la transmission. Or, cette notion nous semble par trop subjective : les

chansons construites selon l‟art de la tençon, par exemple, sont-elles de transmission

orale aisée ? Sans doute moins qu‟un air traditionnel comme le Turlututu ; mais peut-on

alors discriminer la production des Fabulous Trobadors, adeptes de ce style d‟écriture ?

Nous sommes cependant confrontés aux tentatives de classification avancées

par les auteurs de chansons occitans comme Claude Sicre qui distingue notamment la

canson de la musica cantada5. Nous n‟entrerons pas dans ces considérations pourtant

primordiales de classification générique qui mériteraient un long travail à part entière.

Pour ces questions, nous pouvons renvoyer aux travaux de deux chercheurs: Paul

Zumthor pour son Introduction à la poésie orale 6et Stéphane Hirschi pour Chanson :

5 “Paraulas e musica”, in Occitans !, n° 72..

6 Paul Zumthor, Introduction à lapoésie orale, Paris, Seuil, 1983.

Page 7: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

5

l‟art de fixer l‟air du temps7. Quant à l‟épithète “occitane”, nous avons été partisans de

la simplicité et d‟une définition la plus large possible. C‟est l‟utilisation régulière de la

langue qui nous a paru être l‟élément discriminant le plus pertinent. Nous avons

reconnu comme chanson occitane toute production rattachée à un auteur d‟expression

occitane et qui emploie régulièrement la langue dans ses productions.C‟est ainsi que,

même originaire d‟Astaffort (et malgré Les Chevaliers cathares), Francis Cabrel n‟entre

pas dans notre champ d‟étude. A l‟inverse, nous n‟en avons trouvé aucune occurrence,

si un auteur originaire du Nord avait chanté en occitan régulièrement, nous l‟y aurions

intégré.

Notre corpus ne pouvant englober toute la production chansonnière occitane,

nous avons dû établir des limites chronologiques. Nous décidons de nous intéresser aux

chansons produites à partir des années 1970. Nous avons travaillé à partir de la

Discographie occitane générale d‟Annie Zerby-Cros, dont le premier tome seulement

avait été porté à notre connaissance jusqu‟à récemment. Nous n‟avons donc pas

bénéficié de l‟inventaire établi en 2011 et qui concerne les textes parus après les années

80. Ainsi, pour les années allant de 1980 à 2011, nous avons effectué nos propres

recherches à partir du catalogue discographique du CIRDOC, de nos propres

connaissances et du site internet d‟Aure Séguier, paraulas.net, qui recense à ce jour plus

de 3000 textes de chansons occitanes.

Nous avons tenu à ne discriminer aucun type d‟écriture et à faire figurer dans

ce travail le plus d‟auteurs possibles. Si certains y figurent peu, et ce malgré

l‟importance de leur production dans la chanson occitane, c‟est que cela n‟était pas

justifié dans le cadre de notre problématique.

Nous avons organisé notre travail autour de trois grandes parties orientées vers

trois grands types d‟espace. Nous débuterons par l‟étude de la représentation de l‟espace

occitan. Nous verrons comment nos auteurs choisissent de prendre ou non des distances

avec l‟espace réel, selon la fonction qu‟occupe la représentation. Si l‟ailleurs ne peut

être reconnu comme tel qu‟à partir de la notion d‟ici, nous verrons dans un second

temps que le rapport entre les deux est plus complexe dans notre corpus. Car si l‟espace

occitan fait l‟objet de modes de représentations multiples, ce qui ne l‟est pas est d‟autant

plus complexe à définir. Nous nous interrogerons finalement sur les problématiques

liées à l‟Ailleurs en mettant en avant les tensions régissant sa représentation. Ces

tensions semblent se résoudre dans l‟isolement, propice à l‟évocation lyrique et à une

7 Stéphane Hirschi, Chanson : l‟art de fixer l‟air du temps, de Béranger à Mano Solo., Belles

Lettres/PUV, 2003.

Page 8: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

6

mise à distance, temporaire, des problématiques collectives. Il apparaîtra que la

recherche d‟espaces de solitude, étudiés dans une dernière partie, Ici ou Ailleurs, permet

aux auteurs de révéler plus explicitement leur rapport affectif à l‟espace. Ce sera en

outre l‟occasion de faire la preuve de la pluralité thématique de la chanson occitane,

attachée à rénover autant qu‟à conserver le lien avec le trobar médiéval.

Page 9: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

7

Première partie : présentation et représentation de l’espace occitan

Les chansons occitanes foisonnent évidemment de textes portant sur l‟espace

occitan lui-même. Nous verrons comment les auteurs ancrent leurs évocations dans un

espace précis et quelle valeur l‟Occitanie prend, selon les auteurs et les périodes. Si

l‟Occitanie est aujourd‟hui perçue comme un ensemble cohérent, la chanson, ses mots

ont servi cette construction, dès la fin des années soixante. L‟espace occitan est à la fois

l‟objet et l‟instrument d‟une revendication qui entraîne la recherche d‟images et favorise

l‟expression poétique, les auteurs adaptant le référent réel en fonction de leur message.

Cependant, de nombreuses représentations s‟éloignent de la revendication politique

pour ne revendiquer que l‟attachement d‟un auteur à sa terre. Là aussi une distance est

prise avec le réel qui réside souvent dans la nature exaltée de la représentation.

I) Désigner l’espace : toponymie et formules

Si nous parlons de représentation de l‟espace occitan, il faut d‟abord

comprendre comment les auteurs ancrent leurs textes dans une géographie et quelle

réalité recouvre pour eux le terme « Occitanie ». Si certains textes laissent peu de place

à l‟ambiguïté, notamment par l‟utilisation d‟une toponymie caractéristique, ce qui nous

permet de situer l‟action ou l‟évocation tient parfois à un jeu entre ce qui est dit et ce

que l‟auditeur y projette de ses propres représentations. Marti chantait dans Perqué

m‟an pas dit : « Mas perqué, perqué / M‟an pas dit a l‟escòla / Lo nom de mon país

?8 ». La chanson occitane va se charger de désigner ce pays, sans toujours le nommer

cependant. Parmi les moyens mis en place pour désigner l‟espace occitan, les auteurs

usent d‟une abondante toponymie qui permet l‟ancrage à la fois dans la géographie et

dans le niveau de réalité. Mais ils usent aussi de formules périphrastiques qui favorisent

la caractérisation de l‟espace occitan.

A) Toponymie imaginaire

Nous avons peu d‟occurrences d‟inventions toponymiques. Ce constat donne

un premier aperçu de l‟usage qui est fait de l‟espace par ces auteurs : la distance

8 Claude Marti, Occitania !, “Perqué m‟an pas dit?” (Marti), Ventadorn, 1969.

Page 10: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

8

imaginaire qui est pourtant souvent à l‟œuvre sert rarement la construction d‟un espace.

Cet usage revêt différentes formes : on trouve d‟abord des inventions hybrides qui

désignent une réalité en la rebaptisant de manière caricaturale. Par exemple, les

Fabulous Trobadors rebaptisent simplement le quartier Arnaud Bernard en quartier

« Ali Bernard ». Si l‟espace ne s‟en trouve pas modifié, c‟est sa symbolique qui est mise

en avant. Ici, la toponymie imaginaire sert la création d‟une symbolique liée à l‟espace

existant. Dans une autre perspective, Jean-Paul Verdier, avec le pays de Tabou-le-Chat,

crée quant à lui un pays imaginaire sans pour autant le baptiser, la désignation résidant

uniquement dans cette périphrase. Il crée cependant, mais c‟est très anecdotique au vu

de notre corpus, une “rue de la vertu 9” pour Faits Divers I. Dans la Carriera Passa-

Miseria10

de Decomps et chantée par Fraj, la dénonciation de la construction d‟une

autoroute s‟effectue par la création d‟un espace fictif, construit à partir d‟un toponyme

évocateur et donné comme réel par le défini. Là encore, l‟occurrence n‟est pas

significative.

B) Toponymie réelle : nommer pour situer, nommer pour symboliser

Plus présente, la toponymie réelle reste le moyen le plus répandu dans la

désignation de l‟espace. Mais on ne peut en conclure que cela viendrait d‟un conflit

avec l‟imaginaire, puisque cet apparent réalisme peut à la fois ancrer le texte dans la

réalité géographique et être utilisée pour ce qu‟elle symbolise. Ainsi, à partir de ce

premier degré de désignation, apparaît déjà une distance avec le réel, dans une optique

militante ou non.

Nous trouvons d‟abord des chansons qui mentionnent une ville précise, et dont

l‟action pourrait pourtant se situer ailleurs. Ainsi, dans Morlana 11

, de Nadau, la fête du

village pourrait être n‟importe quelle fête dans n‟importe quel village. Ce qui semble

importer ici, c‟est de situer la rencontre amoureuse dans un espace réel, en l‟occurrence

rural. Si l‟affectif intervient peut-être dans ce choix, toujours est-il que l‟auteur voulait

représenter une fête comme il y en a tant.

9 Jean-Paul Verdier, Faits Divers, “Faits Divers” (Verdier), 1975.

10 Eric Fraj, Subrevida, “Carrièra Passa-Misèria” (Descomps), 1978.

11 Nadau, Saumon, “Morlana” (Maffrand), 2003.

Page 11: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

9

A un autre niveau, on trouve une toponymie qui peut viser la description d‟un

endroit précis, souvent en forme d‟hommage. Dans Amont 12

, de Marti, le vent d‟Autan

situe l‟espace clairement au sud. Marti cherche ici à permettre la localisation réelle de

l‟espace, celui de l‟enfance, qu‟il souhaite rendre dans sa concrétude :

Entre lo Roc del Bau

E la ròca encantada

Pugèm, que nos espèra

A l‟òrri dels companh

Del costat de Llerbes

Cet exemple montre que le toponyme réel ne sert pas un message politique ni

ne sous-entend une proximité entre l‟auditeur et le chanteur. Nous voyons que la

représentation hésite cependant entre réel et imaginaire avec “la roca encantada” , qui

introduit le regard de l‟enfant et met à distance le modèle réel. Nous retrouverons cette

hésitation, toujours chez Marti, dans Lo camin del solelh 13

.

La toponymie peut également être utilisée pour évoquer le symbole.

Généralement, ces villes-symboles sont liées à l‟Histoire, et plus particulièrement à la

croisade contre les Albigeois. Lorsque Christian Almerge chante Trencavel14

,

l‟évocation de la figure historique ne se fait pas sans référents toponymiques : le Rhône,

Montpellier, Béziers, Toulouse, Narbonne, Carcassonne, pour ne citer que quelques

noms, sont réunis de manière très dense pour dresser un portrait autant de la croisade

que du jeune vicomte. Mais c‟est Marti encore, dont les textes sont plus volontiers liés à

l‟Histoire, qui, avec Montsegur15

en donne un exemple caractéristique. Il ne faut

cependant pas se hâter dans l‟interprétation, puisque les symboles historiques occitans, à

la faveur des luttes sociales, sont aussi bien contemporains. Ainsi, la difficulté

d‟identifier les cinq cents de Montségur repose-t-elle sur la confusion entre l‟évocation

des bûchers et celle de la manifestation dont le site fut le témoin. Dans Roges e negres

mos remembres 16

, il y a une abondance de toponymes qui renvoient plus à l‟Histoire,

donc au temps, qu‟à l‟espace en lui-même. Marti crée au fil de ses chansons un espace

fait d‟histoire. Notons une mention de Massilia Sound System qui, dans Violent 17

,

présente deux expressions données comme caractéristiques de l‟espace marseillais :

12 Claude Marti, Et pourtant elle tourne, “Amont” (Marti), 1992.

13 Claude Marti, Lo camin del solelh, “Lo camin del solelh” (Marti), 1976.

14 Christian Almerge et le groupe Test, Fantastic Album, “Trencavel” (Almerge), 2010.

15 C. Marti, Montségur !, “Montségur” (Marti), 1972.

16 C.Marti, Occitania !, “Roges e negres mos remembres” (Marti), 1969.

17 Massilia Sound System, Parla patois, “Violent”, 1991.

Page 12: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

10

« c‟est violent » et « c‟est méchant » et qui les mettent en pratique par divers exemples

dont : « Monter au sommet de Montségur, c‟est méchant ! ». Si cette citation paraît

anecdotique, elle nous intéresse en ce qu‟ici, la ville, et plus précisément le mont à

gravir pour atteindre le château, a perdu sa charge historique pour devenir un élément

parmi d‟autres de l‟espace occitan. Il ne s‟agit pas d‟un effacement de la symbolique

mais d‟un déplacement : d‟élément de l‟Histoire occitane à revendiquer, le toponyme

est déjà un symbole intégré, réutilisé comme tel, et que l‟on n‟a plus besoin

d‟expliciter.

Avec la réflexion sur les quartiers initiée par les membres de la Linha

Imaginòt, à partir des années 90, le toponyme est remplacé par l‟odonyme. Saint-

Sernin18

texte de Claude Sicre chanté par les Femmouzes T. décrit ainsi la vie du

marché toulousain, le dimanche matin. Mais l‟utilisation de cette toponymie, qui limite

le phénomène de projection aux seuls auditeurs initiés peut créer un hermétisme. C‟est

le cas par exemple chez Mauresca Fracas Dub ou les Fabulous Trobadors, et chez tous

les auteurs qui intègrent à leurs textes l‟énumération de quartiers. Lorsque dans Vetz T.

19, de Massilia Sound System, le canteur

20 parle des “escaliers de la Montée des

Accoules”, l‟usage de l‟odonymie semble exclure l‟auditeur non-marseillais. Dans Bus

de nuit 21

, l‟auteur s‟adresse ouvertement à un public très restreint :

Du centre-ville, des quartiers-nord et des quartiers-est aussi,

Demandons à Vigouroux et aux élus à la mairie,

Que les bus roulent, roulent, roulent, roulent toute la nuit.

Et plus loin :

Pour ceux de Septèmes, pour la Sauvagère,

Pour ceux de la Rose et des quartiers.

Ici, le message est clairement ancré dans des problématiques locales et dans

une réalité concrète qui ne concerne que les destinataires de la dédicace. L‟écriture est

proche d‟un style discursif, il n‟y a pas de prise de distance avec l‟espace. Il faut aussi

noter que Marilis Orionaa dans Balansun 22

utilise également l‟énumération mais dem

anière originale : ce sont en effet les “noms de maisons anciennes du village de

18 Femmouzes T., Femmouzes T., “St Sernin” (Sicre), 1996.

19 Massilia Sound System, Chourmo !, “Vetz T.”, 1993.

20 Nous empruntons ce terme à Stéphane Hirschi qui désigne ainsi le “narrateur” d‟une chanson,

distinguant ainsi le chanteur et l‟auteur du “je” d‟une chanson. 21

Massilia Sound System, Chourmo !, “Bus de nuit”, 1993. 22

Marilis Orionaa, Ca-i !, “Balansun” (Orionaa), 1996.

Page 13: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

11

Balansun, plus quelques noms de bois, rivières et fontaines23

” qui se trouvent listés pour

dénoncer la disparition d‟un bois.

L‟énumération peut toutefois se défaire de la revendication : dans

Mademoiselle Marseille 24

, François Ridel (Tatou ou Moussu T. , membre de Massilia

Sound System et parolier et chanteur du groupe Moussu T. e lei Jovents) personnifie la

ville en inventant un rendez-vous entre elle et le canteur. Cette recherche est surtout

l‟occasion de nommer différents quartiers (Saint-Jean, le Panier, Canebière) , ce qui

nous conduit à penser que la “couleur locale” est une autre motivation à l‟utilisation de

la tpoponymie réelle.

C) Absence de toponymie : la désignation formulaire

L‟espace peut être désigné sans faire appel à la toponymie , les auteurs ayant

recours à diverses formules et exploitant notamment celles qui sont construites autour

du país. La notion de pays est assez complexe à saisir et il n‟est pas évident de

comprendre quelle réalité elle recouvre. Dans la chanson, le país peut être une ville, une

région, l‟Occitanie, rarement la France, ou bien un pays donné comme imaginaire.

Celui-ci va être caractérisé par un élément significatif mouvant : pays du soleil, pays de

poètes, pays de lutte ou d‟oliviers…

C‟est d‟abord Marti qui parle de ce país avec le País que vòl viure 25

. Ici, le

terme est immédiatement rattaché à la notion de tèrra et d‟appropriation : « es la vòstre

amics / es la teuna vinhairon ». Mais le país, c‟est aussi ceux qui ont marqué son

histoire :

E Marcelin Albert

E la Comuna de Narbona

E los qu'an tuats los Crosats

E Marcelin Albert

E la Comuna de Narbona

Totis los qu'an cantat: Libertat !

C‟est qu‟à ce stade, la chanson occitane est totalement liée au message

politique et le terme país est omniprésent, qui aboutira au slogan « Volem viure al país »

. Ici, le terme désigne un espace que l‟on comprend être l‟Occitanie grâce aux

23 Présentation de la chanson intégrée à la pochette de l‟album Ca-i !.

24 Moussu T. e lei Jovents, Mademoiselle Marseille, “Mademoiselle Marseille (Ridel), 2005.

25 C. Marti, Marti canta un país que vòl viure, “Un país que vòl viure” (Marti), 1969.

Page 14: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

12

références citées par Marti qui joue entre le sentiment d‟appartenance (“la teuna”, “la

vòstre”) et la mise à distance (“un país”).

Lorsque ces références historiques sont absentes, c‟est dans le titre des

chansons que l‟on trouve une précision de ce que recouvre le terme. Pour les auteurs de

la NCO, il est courant de relier le país à un adjectif fortement connoté : l‟exemple le

plus marquant est celui du « país escorjat » de Miquèla. Daumas dans Paura Provença,

au titre évocateur, utilise par deux fois cette construction : “país entralhat” et “país

estrifat”. Dans Occitania, chantée par Eric Fraj, il est question d‟un « país del solelh a

vendre ». Le pays y est représenté de manière traditionnelle par le soleil, mais la

formule-slogan sert aussi à dénoncer l‟exploitation économique du paysage. Si ce type

de construction a un certain succès parmi les auteurs de la NCO c‟est qu‟ils peuvent par

ce moyen trouver des formules efficaces.

Mais le país, c‟est aussi un espace que les auteurs aiment simplement décrire.

Lo meu país de La Talvera ne précise jamais, pas même dans le titre, de quel espace il

s‟agit. En effet, le texte, décrit sur plus de quatre-vingt vers un país qui n‟est jamais

nommé, un pays fait de valeurs et d‟éléments naturels. Un pays qui « n‟a ni nom ni

frontièra », qui est lié à la littérature (« dins lo vèrs s‟espandís / d‟una fòla epopèia »), à

la nature, aux luttes. Un pays qui « es pertot » et qui peut-être « n‟existís pas enlòc » 26

et donc « es sus la tèrra entièra ». Il se trouve dans ce qui le constitue, et notamment

dans la nature, le paysage :

Se sabiatz, mon país

S'escond per las genèstas

Dins la flor qu'espelís

Dins lo còr de las bèstias

Dins l'ombra que blanquís

Dins l'autan que despèlha

Dins la doçor d'un nis

O lo pols d'una fuèlha.

Si a priori nous ne trouvons aucune connotation politique ici, on peut

cependant trouver dans l‟écriture des valeurs de ce pays une orientation particulière :

Mon país es pertot

Ont son los privats d'ésser

Sens papièrs ni aunor

Sens ostal o sens tèrra

26 Nous rapprochons ce vers de ces deux autres, de Mans de Breish dans Los òmes sens patria : « Mas i a

pas d‟Occitania / La trobarem pas enluòc”.

Page 15: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

13

Nous n‟avons rencontré qu‟une occurrence où le terme est employé pour

désigner la France, dans Desportacion 27

, de Marceau Esquieu chantée par Pierre-André

Delbeau, mais déterminée par un complément (“de la libertat”) :

Sèm assignats a residència

Al país de la libertat

Si la désignation rappelle celles qui renvoient à l‟espace occitan, pour le bien

du paradoxe Esquieu applique ironiquement cette tournure à la France. Il lui concède ici

une valeur positive pour en dénoncer les contradictions.

II) Délimiter l’espace

Il n‟y a qu‟à consulter les nombreuses cartes d‟Occitanie présentes dans les

pochettes d‟albums des auteurs de la NCO (et Nadau, notamment, continuent d‟en faire

figurer ) pour comprendre que la délimitation de l‟espace occitan est une question

importante. . La présence de ces cartes dans les pochettes n‟est pas anodine qui

témoigne d‟une démarche pédagogique de la plupart des groupes et chanteurs occitans.

Les auteurs de la Linha Imaginòt produisent quant à eux moins des cartes que des “traits

d‟union”, reliant les villes reconnues par eux. Les textes des chansons reflètent ces

démarches pour donner naissance à des chansons-cartes ou des parcours fléchés.

A) Etendues et frontières : la chanson-carte

Les nombreuses occurrences de vers formés autour de la locution « de…(cap)

a… » , récurrentes dans l‟écriture des auteurs de notre corpus attestent d‟un goût partagé

pour la représentation d‟un espace délimité. Mais cette locution entraîne une hésitation,

à la frontière justement entre une idée de limites et une impression d‟étendue.

Ainsi, dans Per har un novèth monde 28

de Delbeau, la représentation

s‟effectue par l‟image du chemin, ce qui introduit un dynamisme :

A l‟auba lo camin

Travèrsa mos grans pins

27 P.-A. Delbeau, Camas de bòi, “Desportacion” (Esquieu), 1973.

28 P.-A. Delbeau, L‟autanèir, “Per har un novèth monde”, Disc‟òc, 1970.

Page 16: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

14

Deus bòrds de la mar grana

En Mediterranea

Deus plans de la Limanha

Dinc a las Pireneas

De l‟Atlantique à la Méditerranée, des plaines aux montagnes, l‟espace est

hétéroclite et vaste. Delbeau insiste sur la diversité topographique d‟un espace que l‟on

s‟imagine interminable puisque ses bornes sont des espaces vastes (mer, plaines et

montagnes).

Patric, dans Esclarmonda 29

, entreprend quant à lui une visite de l‟Occitanie à

partir d‟une figure féminine. Si elle n‟est pas citée, c‟est pourtant bien une carte

d‟Occitanie qui est dressée, à partir de la métamorphose sans cesse répétée de la figure

féminine : « quand te fas lemosina », « quand te fas aquitana ». A chaque fois, ce « tu »

prend les caractéristiques de l‟espace désigné, qu‟elles soient culturelles ou historiques.

Patric peut ainsi à la fois montrer la diversité et l‟unité de l‟espace occitan.

Il est également frappant de remarquer que chez les auteurs appartenant au

mouvement de la Linha Imaginòt, cette délimitation de l‟espace est d‟autant plus forte

qu‟il s‟agit pour eux de dépasser les frontières. Massilia Sound System dans Parla

Patois 30

choisissent de délimiter l‟espace linguistique qui est traditionnellement celui

du Sud :

Dedins Marsilha : parla patois

E per Tolosa : parla patois

De Nissa a Lemotges tamben : parla patois

Si la côte aquitaine, notamment, n‟est pas mentionnée, c‟est que le texte répond

à un souci d‟efficacité : montrer l‟étendue de l‟aire linguistique en trois vers. L‟emploi

de « dedins », « per », et « de … a… » introduit une dynamique visant à diversifier la

représentation de l‟étendue. L‟écriture volontiers injonctive du groupe Marseillais. est

renforcée lorsque l‟auteur crée une ouverture surprenante à un espace traditionnellement

peu propice à la diffusion de l‟occitan :

E mem‟a París, ragga, te fau parlar patois !

Notons que François Ridel, qui signe la quasi-totalité des textes du groupe, a

appris l‟occitan à Paris. Dans Disèm fasèm31

, la frontière dessine une ligne nord-sud :

29 Patric, , Made in Occitània, “Esclarmonda” (Patric), Aura, 2001.

30 Massilia Sound System, Parla patois, “Parla patois”, 1991.

31 Massilia Sound System, Chourmo !, “Disèm fasèm”, 1993.

Page 17: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

15

Anti-centralista es la filòsòfia,

Accion, Accion aquò‟s l‟estrategia

L‟aventura la vaquí per nautrei Marsihès

La conselhi a tot lo monde de Strasbourg au Carcassès

De l‟espace linguistique, nous sommes passés ici à l‟espace de l‟action, ce qui,

cette fois, semble exclure Paris. Dans Trobador32

, les mêmes parlent clairement de la

Linha Imaginòt, en ces termes :

De Marseille à Toulouse sur la ligne Imaginòt

Sur l‟autoroute on écoute les Fabulous à la radio

Nous voyons qu‟ici, l‟espace s‟est largement réduit pour ne former qu‟une

“autoroute” entre Marseille et Toulouse. C‟est que la Linha Imaginòt ne représente pas

toute l‟Occitanie mais , et surtout à la date d‟écriture de cette chanson, une ligne qui ne

relie que quelques villes des sympathisants déclarés de la pensée de Félix-Marcel

Castan. Et si Marseille et Toulouse sont les premières à être reliées, c‟est que les

initiateurs de la Linha sont justement Massilia Sound System et les Fabulous

Trobadors,originaires respectifs de ces villes. La réflexion politique et l‟idéologie

forment donc un espace dans l‟espace. Voici comment se définissent les partisans de la

Linha Imaginòt :

“La Linha Imaginòt, c'est les autoroutes de l'imagination. Reliant les villes, les

quartiers, les villages, les personnes qui, dans quelque point du territoire qu'ils se

trouvent, dans quelques conditions économiques, sociales, culturelles qu'ils soient

placés, se sont sentis le droit et le devoir de participer activement, avec les plus grandes

ambitions, au mouvement du monde. Autoroutes de l'imagination, de la création, de

l'échange de la solidarité, qui mènent à la démocratisation absolue33.”

Ce qui est intéressant pour nous, c‟est de trouver, dans un mouvement

artistique occitan, cette idée d‟espace: « autoroutes » qui relient qui font la « jonction ».

Donc une anti-ligne Maginot qui n‟est pas défensive (et vouée à l‟échec), mais qui relie

; une frontière qui n‟en est pas une. C‟est ce que l‟on retrouve dans la déclaration des

membres de Massilia Sound System dans la revue Linha Imaginòt : « ce n‟est pas la

32 Patric, Made in Occitània, “Esclarmonda” (Patric), 2001.

33 Présentation de Linha Imaginòt, sur le site web http://membres.multimania.fr/simorre/linha/presli.htm

consulté le 14/04/2012 à 21 h 30.

Page 18: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

16

frontière d‟un pays que l‟on veut, c‟est une frontière culturelle…c‟est même pas une

frontière34

.”

Enfin, la chanson-carte est aussi celle qui additionne les références

topographiques pour structurer la chanson. A cet égard, la chanson de la Talvera

intitulée Occitania35

est particulièrement significative : l'auteur présente d'abord la

toponymie occitane en nommant les différentes villes et régions occitanes. Mais

l'impression de mouvement est insinuée par des indications invitant à se représenter une

topographie : nous trouvons en abondance un lexique de la vue et une énonciation au

présent qui contribuent à flécher l‟espace (« Plus luenh avem Montanha negra36

»).

Si Stéphane Hirschi a pu comparer la chanson à « des métaphores de l‟agonie,

c‟est-à-dire comme le compte à rebours vers la fin qui s‟amorce dès le début d‟une

chanson »37

, la chanson occitane prouve qu'elle peut également s'envisager de manière

horizontale, plus positive, et se déployer comme une carte dynamique.

B) Terre et ciel : la fusion poétique des éléments

Si les frontières sont abolies ou créées sur le plan horizontal, d‟autres limites

sont dépassées, que constituent celles séparant verticalement le sol et le ciel. C‟est

Robert Lafont qui nous en fournit un exemple caractéristique dans Legendari de la

dolor, chantée par Gui Broglia, où la « vila rossa » se situe « sus l‟òrle de la nuech ».

Or, cette nuit représente-t-elle le ciel ou le temps ?

Dins una vila rossa

Sus l‟òrle de la nuech

Una filha sèns possas

Remira dins mis uelhs.

Lafont imagine au passage une frontière absolue, celle qui doit finir le monde :

les « termes dau monde », où « un rèi [es]malaut de sa jovença ». La référence à ce roi,

indéfini, au bord du monde donne bien à ce texte une tonalité légendaire.

34 Interview du Massilia dans Linha Imaginot, n°29, 1997, pp.16-21.

35 La Talvera, Bramadis, “Occitània”, 2007.

36 La Montagne noire est d‟ailleurs une frontière au VIème siècle : celle qui sépare le territoire franc des

conquêtes des Wisigoths. 37

Stéphane Hirschi, Op. cit., p.29.

Page 19: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

17

Dans Te causissi 38

, texte de Bernard Manciet chanté par Jacmelina dans

l‟album éponyme, il ne s‟agit plus d‟hésitation entre ciel et terre, mais bien d‟une

confusion : un « auratge de flors » crée une explosion entre ciel et terre, tandis que la

« bèra plana » accueille aussi bien le « bestiar » que « lo cèu ». C‟est que cette plaine,

c‟est la langue, et que celle-ci permet que fusionne le ciel avec la terre39

.

Il ne nous échappe pas que les auteurs que nous venons de citer sont par

ailleurs auteurs d‟une grande production poétique. Cependant, le choix de texte effectué

par les interprètes est significatif en lui-même. En effet, Jacmelina comme Gui Broglia

chantent à une époque où chanson occitane et politique sont considérées comme

étroitement liées et pourtant, le choix effectué ici se trouve résolument du côté du

symbole poétique.

Nos auteurs, dans des styles différents, reprennent bien pourtant dans leurs

écritures respectives ces images de fusion entre ciel et terre. Dans la Naissença de Jean

Rigouste pour Eric Fraj, nous trouvons ainsi un effet de miroir, ou plutôt d‟amalgame

entre le ciel et la rivière, puisque les étés fuient « dins lo riu del cèl clar ». La

métaphore est double : la rivière comme temps qui passe et le ciel comme rivière. Ciel

et mer sont reliés par l‟imaginaire dans les mots de Françoise Chapuis qui écrit dans Le

bleu 40

: « du bleu de la mer qui fait chanter Massilia / à celui du ciel toute l‟année à

Bahia ». Mer et ciel, Marseille et Bahia se mélangent le temps de deux vers et se

répondent en miroir au-delà des frontières. Ici, l‟image poétique se trouve “concrétisée”

par la référence au groupe marseillais.

C) Ville / campagne, mer/montagne et forêts : des contrastes internes

La ville dans la chanson occitane, c‟est d‟abord l‟espace aliénant. Dans

Occitania41

de Léon Cordes pour Fraj , la ville ne semble pas prometteuse, elle est faite

de « furòls HLMizats » et mène vers « lo portanèl del caumatge ». Le chômage est ici

un espace, puisque l‟on y accède par un portillon. Andrieu, qui signe Adios Chile 42

pour Jacmelina, y évoque ainsi des « vilas-formiguièras ». Le même, dans Soi davalat

38 Jacmelina, Te causissi, “Te causissi” (B. Manciet), 1975.

39 Voir à ce propos l‟article de Manciet, “Landes de Gascogne, une terre reflet du ciel” dans Autrement,

n°25, juin 1980. 40

Femmouzes T., 2, « Le bleu » (Sicre), 2000. 41

E. Fraj, Subrevida, “Occitània” (Cordes), 1978. 42

Jacmelina, Ambe lagremas e solelh,“Adios Chile” (Andrieu), 1976.

Page 20: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

18

del Segalar43

, fait chanter à Jacmelina une « granda vila » où le canteur est « perdut »;

très classiquement, il s‟y trouve environné de « fumarias » et de « fums ». Dans la

Cançon de Sorrel, Daumas fait de ce contraste une lutte où « l‟un y perd et l‟autre y

gagne », en l‟occurrence, « a ganhat la vila / lo país naut es mòrt ».

Les auteurs de la Linha Imaginòt valorisent l‟espace urbain (certains auteurs

n‟oublient pas de mentionner les aspects les plus négatifs et inesthétiques de l‟espace) et

même les éléments industriels de la ville qui permettent la valorisation du travail des

habitants et du passé ouvrier. François Ridel et Sam Karpienia sont deux auteurs qui

intègrent régulièrement la thématique ouvrière dans leurs textes par la représentation de

l‟usine ou du chantier portuaire. Dans Me‟n garci 44

, François Ridel évoque un jour de

pluie sur la ville portuaire et y esthétise la présence des grues :

Uei plòu sus la vila,

Van picar ai niéus leis agruias dau pòrt

Ces éléments en apparence négatifs sont intégrés dans des descriptions

globales, objectives, de l‟espace urbain45

. Ridel fait cohabiter l‟idée de pays de Cocagne

et de pays bien réel, comme ici dans Des métallos 46

:

Qu‟ont-ils fait à ma ville ? Qu‟ont-ils fait dans son dos ?

C‟était un coin tranquille, un paradis au bord de l‟eau;

Tout paraît immobile, plus de grues, de bateaux,

Quelques ombres défilent. La peste est-elle là de nouveau?

Ce “coin tranquille”, ce “paradis”, voici comment l‟auteur le décrit quelques

vers plus haut :

Dédicace à La Ciotat, c‟est une cité au bord de l‟eau.

Il y avait le chantier, on y construisait des bateaux.

Plus d‟un millier d‟ouvriers, jour et nuit, des coups de marteau

Et des gerbes d‟étincelles qui faisaient rêver les minots.

Oui, c‟est un dur métier, c‟est un fichu boulot,

La sirène, le matin, ah putain ! Qu‟elle sonnait tôt !

43 Jacmelina, “Soi davalat del Segalar”, idem.

44 Moussu T. e lei Jovents, Mademoiselle Marseille, “Me‟n garci” (Ridel), 2005.

45 A ce titre, les illustrations des albums et produits dérivés du groupe Moussu T. E lei jovents jouent un

rôle particulier, avec un graphisme mettant en valeur la “silouhette” horizontale de la ville, permettant la

mise en valeur des grues. 46

Masssilia Sound System, Commando fada, “Des métallos”, 1995.

Page 21: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

19

L‟auteur montre que chanter la nostalgie des chantiers ne doit pas faire oublier

la pénibilité du travail. Il peut ainsi regretter que les usines “n‟existent plus qu‟en

photo”, et évoquer sans peur du paradoxe la peine des ouvriers. C‟est ce que les auteurs

de la NCO n‟ont pas réussi à effectuer, se contredisant d‟une chanson à l‟autre. Un

exemple parmi d‟autres, dans ces deux textes de Marti : dans l‟ Indian 47

l‟auteur

dénonce ainsi la fermeture des usines : E se barrèron las usinas, / passèt la tèrra a

d‟autras mans tandis que dans Ieu me‟n vau48

, il dénonce l‟implantation des usines :

Rescontri liberal-man / Qu‟aima plantar sas usinas. Les textes de Ridel, qui mettent en

tension fantasme et réalité, imaginaire et réalisme, assument la double dimension de

l‟espace urbain, poétique et fonctionnel.

La ville, pour les auteurs de la NCO présente surtout l‟intérêt d‟être un espace

de rencontre et d‟échanges. Dans Ville, ma vila 49

, texte bilingue de Marti, la ville est

cosmopolite et protectrice, elle est une “ostal” pour “Le blanc et le noir /

Les juifs et les arabes”, elle est “vila d‟ Orient”. Marti mélange espace local et enjeu

universel, comme le feront d‟autres auteurs dans les années 90. C‟est là une

représentation qui dépasse la périodisation, qui traverse toute l‟histoire de cette chanson.

Massilia Sound System dans Au marché du Soleil présente le marché (réel) en insistant

sur les mélanges culturels que l‟on peut y trouver. Le marché apparaît comme le centre

de la Méditerranée, pour lequel en effet “on vient de tous côtés de la Méditerranée”.

Dans les textes des groupes des années 90 à aujourd‟hui, la ruralité est donc

peu présente. François Ridel dit à ce propos que l‟« on s‟imagine toujours l‟Occitanie

comme rurale, comme paysanne, alors que notre culture occitane à nous est issue du

littoral, de l‟environnement maritime » 50

. Notons cependant que Marie Rouanet a écrit

un éloge de la vie en ville, dans son roman Dans la douce chair des villes 51

, ce qui doit

nous inciter à prendre des distances avec les conclusions parfois trop hâtives sur le

rapport à la ville de ces auteurs. Plus qu'un clivage NCO-espace rural / Linha-espace

urbain, il apparaît que les lieux valorisés correspondent à l‟origine ou au choix conscient

des auteurs. Ainsi, si Delbeau chante les dunes et les forêts, tandis que François Ridel

chante Marseille et la mer, il est difficile d‟expliquer ce fait par le seul souci de

correspondre à un courant esthétique ou idéologique. Enfin, il est tout autant difficile de

classer systématiquement des auteurs en fonction de ces représentations : Marilis

47 C. Marti, L‟òme espèr, “Indian” (Marti), 1974.

48 C. Marti, Lo camin del solelh, “Ieu me‟n vau” (Marti), 1976.

49 C.Marti, L‟An 01, “Ville, ma vila” (Marti), 1975.

50Interview du Massilia Sound System dans Linha Imaginòt n° 67, 3eme trimestre 2006, p. 13.

51 Marie Rouanet, Dans la douce chair des villes, Payot, 2001.

Page 22: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

20

Orionaa par exemple, qui a marqué plusieurs fois son indépendance par rapport à tout

mouvement 52

chante La vila de Pau53

en en représentant aussi bien « lo Gave valent »

que « lo gran baloard/ Que blueja l‟Aussau ».

III) Constater l’espace : grandeur et décadence de l’espace occitan

A ces contrastes dans la représentation des espaces internes, s‟ajoute la

diversité des regards portés sur l‟espace occitan : en le sublimant, les auteurs font de

l‟Occitanie un lieu proche du locus amoenus, ensoleillé, paisible et favorable à

l‟épanouissement de chacun. Mais en représentant les menaces qui pèsent sur ce lieu, en

les exagérant parfois, c‟est une toute autre Occitanie qui se dessine, et un autre rapport à

l‟espace. Cela crée une situation paradoxale où les auteurs entretiennent des clichés

qu‟ils entendent dénoncer.

A) La sublimation de l’espace : le pays de Cocagne

L‟espace occitan est d‟abord dans ces textes un espace chargé de connotations

positives. Les auteurs en louent différents aspects, à commencer par la beauté des

paysages. Le paysage est également lié de manière étroite à une douceur de vivre qui en

résulterait naturellement. En cela, la chanson moderne semble prolonger les

représentations des chants traditionnels, et notamment les hymnes, dont la tonalité

laudative est propice à la caricature.

Dans Bròcard de Daniel Daumas, l‟espace positif est un « vilatge de

Provença » , où la « bastida rossa/tancada en riba de Verdon » évoque la sérénité

passée d‟une vie à la destinée tragique. Le soleil est chez Peiraguda un élément

d‟identité : « Avem lo solelh din lo cap »54 tandis que pour Verdier, le soleil est un

élément qui se comprend et s‟attribue : “As compres lo nòstre solèlh”55. Nous avons

déjà mentionné Lo meu país de la Talvera pour la désignation du pays, mais on y trouve

également une vision idéale de cet espace. Entre imaginaire et réel, il nous est difficile

de ne pas situer cependant ce texte dans cette veine de sublimation. Il s‟agit d‟un pays

52 Voir, notamment, le chapitre qui lui est consacré dans l‟ouvrage de Frank Tenaille, Musiques et chants

en Occitanie : création et tradition en pays d‟oc , 2008. 53

Marilis Orionaa, Ca-i !, “Vila de Pau” (Orionaa), 1996. 54

Peiraguda, De mai en mai, “Mila cançons”, 1986. 55

J.-P. Verdier, L‟exil, “Veiqui l‟occitan” (Verdier), 1974.

Page 23: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

21

idéal où l‟on ne mentionne aucune ville, seulement la nature et la douceur de vivre.

Nous pourrions ainsi énumérer bien des textes qui prennent la forme de chansons, cette

fois, cartes postales mais qui chacune revêtent un intérêt poétique particulier.

La sublimation passe chez Maffrand, dans Cecila, Miqueu, Nicolas 56

, par la

valorisation des éléments de l‟espace les plus sommaires :

Que v‟atendi enqüèra uei,

Perdut hens lo men saunei,

A l‟acès deu vent ploja,

Prauba cabana de boès,

Lo mei beròi deus castèths.

Cette sublimation ne concerne pas seulement l‟espace rural car à partir des

années 90, nous l‟avons vu, les espaces privilégiés deviendront les villes. Sublimation

qui passe par l‟évocation d‟une ville carrefour culturel : dans Au marché du soleil de

Massilia Sound System, on trouve « des diamants », des « sourires », « les fontaines

d‟Orient » avec l‟utilisation d‟un procédé d‟énumération pour souligner l‟effet

d‟abondance. La chanson se clôt sur une réflexion politique sur la ville : « si on voulait

vraiment embellir notre cité / il faudrait un marché du soleil dans chaque quartier ».

Notons que le groupe s‟intègre dans cette description : « On y joue parfois Massilia / Il

fait toujours beau ». Ce dernier vers est une sorte de leitmotiv dans le texte, puisqu‟il

s‟insère dans le refrain et qu‟on le retrouve par ailleurs dans de nombreux autres textes.

L‟auteur valorise ici l‟ensoleillement lorsque dans Me‟n garci, il donne la preuve d‟une

réalité plus pluvieuse.

a) Menaces et condamnations

Dans Sud de France57

, les Mauresca Fracas Dub, groupe de Montpellier,

énoncent ainsi les menaces liées à cette Occitanie idéalisée :

Idéalisés, convoités, les pays d'Oc font rêver

Des métropoles ensoleillées à la tranquillité rurale

Revoyons les données, cramons la carte postale

Rivières polluées, littoral défiguré

56 Nadau, S‟avi sabut, “Cecila, Miqueu, Nicolas” (Maffrand), 1995.

57 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, « Sud de France », 2010.

Page 24: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

22

Et cet effort pour « cramer la carte postale » a pourtant été entamé dès les

débuts de la chanson occitane. Ainsi, cohabitent dans les chansons valorisation et

constat négatif d‟un même espace, dans une sorte de double discours. La chanson

occitane qui évoque les menaces pesant sur l‟espace les ont d‟abord associées à la

thématique de la menace touristique et des transformations apportées par l‟extérieur.

Cela donne une écriture riche en images révélant l‟inquiétude qui plane sur le paysage.

En témoignent Dublanche, qui dans Silenci évoque une “tèrra cremada”, Marti une

“tèrra abandonada”58

, Chadeuil un “Perigòrd condemnat 59

“ et nombreux sont ainsi les

qualificatifs témoignant d‟un constat des plus sombres. Boloard de las Pireneias, texte

de Baradat chanté par Fraj, correspond parfaitement à la dénonciation de la

transformation de l‟espace par le tourisme :

Que i a ostaus com cau

Dab colonas e esculturas

Plan sarrats près de Sant Martin

O de la majoria

Fraj nous permet ainsi de comprendre que la chanson du XXème siècle s‟insère

dans une histoire en prolongeant des thématiques déja présentes avant elle, en se les

réappropriant. Et c‟est une thématique qui perdure aujourd‟hui dans les textes de

Mauresca Fracas Dub, par exemple. Dans Sèta, l‟hommage à la ville commence par la

déploration du déclassement de l‟étang de Thau. On trouve aussi de simples

accusations, en forme d‟interrogations : on dénonce en se demandant, comme chez

Nadau, « Qui m‟a tuat mon vilatge ? »60

ou pour Marilis Orionaa, « Mes qui a copat lo

bòsc de Balansun / On i avè nau cents sendèrs senderons e un ? »61

. Marilis Orionaa

peut donc dans son écriture dénoncer à la manière des auteurs de la NCO, comme par

exemple dans Etnocide62

, où le constat de la transformation entraîne des images de

destruction. Le refrain introduit cette idée par une image exploitée tout au long du

texte : « Que traucan lo Biarn » et plus loin, « que traucan la montanha blua ». Puis la

destruction se précise, « e sacamandejar la valea ». Les verbes, aux connotations fortes,

sont toujours associés à un élément de l‟espace : « que traucan los candaus (…) e las

vias sagradas », qui sont remplacés par « l‟autòrota » et les « descargas ».

58 C.Marti, Occitània !, “Lo país que vòl viure” (Marti), 1969.

59 J.-P. Verdier, Occitània sempre, “La vièlha” (Cadeuil), 1973.

60 Los de Nadau, Monsur lo regent, “Qui m‟a tuat mon vilatge?” (Maffrand), 1975.

61 Marilis Orionaa, Balansun, “Balansun”, 1992.

62 M. Orionaa, Ca-i !, “Etnocide”, 1996.

Page 25: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

23

B) Des culpabilités internes

Parallèlement, le constat de la menace donne lieu à différentes condamnations,

comme dans Qui m‟a tuat mon vilatge de Los de Nadau. Dans cette chanson en forme

de procès, l‟auteur, en même temps qu‟il dénonce la mort de son village, accuse un par

un les éléments de cet espace, griefs qui permettent d‟en faire au passage une

représentation. Le constat dressé par Maffrand est plutôt négatif : le vent « esparvol[a]/

La nueit e la paur », la terre n‟est « pas de bon tribalhar 63

» et la neige accable les

hommes « de silenci, de puretat ». Nous notons avec cette dernière accusation

l‟irruption de l‟ironie, qui incite l‟auditeur à prendre du recul quant à la tonalité de ces

questions. Ainsi, ce détour par l‟espace est ici utilisé pour désigner, en creux, les

véritables responsables de la mort du village.

Dans La vièlha interprétée par Jean-Paul Verdier, on trouve cette

interrogation :

Onte son-t-ilhs, lo punh levat:

Tots quilhs que son la charn viventa

De ton Peirigòrd condemnat ?

Interrogation qui ressemble fort là aussi à une accusation.

Fòc de Paper 64

, chantée en catalan par Fraj, introduit une impression de

lassitude, puisque le canteur « en tinc prou ». Cette lassitude est orientée vers des

éléments de tous ordres, parmi lesquels figure l‟espace:

Quan en tinc prou del vent

Quan en tinc prou del temps

En tinc prou de la mar

I del seu compas

C‟est finalement le pays qui semble être le plus accablé par le canteur, puisque

si le vent, les temps, les gens, sont simplement énumérés, la désignation du pays

s‟effectue par une double qualification :

En tinc prou de la mort

D‟eixe vell país mut

63 C‟est une image qui dépasse les efforts de périodisation thématique puisque Mauresca Fracas Dub écrit

dans Sud de France : „Garrigue aux mille essences/Où presque rien ne pousse,/Monts et forêts denses/Des

primales secousses‟. 64

E. Fraj, Via nova, “Fòc de paper” (Fraj), 1986.

Page 26: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

24

Il est mal aisé d‟interpréter le rapport entre ces deux vers : le rythme du texte

est tel qu‟à la première audition, « en tinc prou de la mòrt » semble indépendant. Mais

la préposition « d‟ » est-elle rattachée à « en tinc prou » ou à « la mort » ? Toujours est-

il qu‟ici, la valeur positive de l‟épithète « vell » est nuancée voire effacée par le second

épithète, « mut ». Ce double sens trouve son reflet dans la double condamnation des

hommes : ceux qui sont extérieurs et ceux qui l‟habitent et sont coupables de la laisser

aux mains des premiers.

a) Le désert

L‟image du désert est presqu‟exclusivement négative et souvent utilisée pour

symboliser la dévastation, la désolation et le dépeuplement.

C‟est le train qui est l‟instrument de la désolation chez Patric, notamment, qui

“à Capdenac [voit]le train/ Vider [sa] terre, [son] pays”. Dans la même idée, Dostromon

au verso de la pochette de Lemosin Occitania, écrit “un pays vide est un pays qu‟on

vide”. Le train est également présent chez Massilia Sound System avec Triste es lo trin.

Patric dans Ai causit de cantar 65

fait émerger l‟idée d‟un rapport personnel à la

terre qui dépasse la simple appropriation par le possessif :

Ai causit de cantar lo gran, la tèrra

E vaquí que qu'es desèrta la plana ont ai viscut

Ici, c‟est le fait que le canteur a vécu sur cette terre qui introduit le sentiment

dans le constat négatif. Paura Provenço de Daumas est assez caractéristique de cette

écriture de la désolation. Ainsi, si « mòrts son leis aubres », « nusa es la tèrra » (image

que l‟on retrouve souvent également) c‟est tout naturellement que la conclusion

s‟impose : « Nòstre país va debanar ». Pour finir, dans Desèrt, Verdier évoque la

« tèrra dessechada » :

Nòstra tèrra dessechada

Acialant tot çò que viu

La sòla deven calhau

un pauc mai ujan qu‟antan

65 Patric, Baticòr, “Ai causit de cantar” (Patric), 1977.

Page 27: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

25

L‟una fai bufar lo vent

sus un tròç de tèrra nuda

l‟autra veu venir lo temps

que la fara tornar muda

Nous retrouvons l‟image du pays muet que nous avons déjà rencontrée chez

Fraj. Cependant, Verdier fait intervenir l‟espoir porté par l‟avenir et nous amène à

interroger le rapport entre l‟espace et le temps.

Notons auparavant que le desèrt n‟est pas connoté de la même manière que la

lana, comme en témoigne cette citation de Maffrand dans Dèisha l‟arròsa à l‟arrosèr :

Non i a mei bèra catedrala

Que la lana dab sos grans pins.

C ) L’espace et le présent : entre champ de ruines et lieu d’action

La désolation, nous le voyons, est souvent liée au présent. La Sauze dans

Torista 66

, en deux vers, parvient à opposer efficacement (sans grande recherche

esthétique) passé et présent :

Onte campavi ièr,

Uèi i a un buldozèr

Dans Sens lum, sens fum67

, il reprend cette disposition de manière plus fournie

. La chanson débute par la description d‟un lieu agréable dont seul le canteur connaît

l‟existence. Or, à partir de uèi , le texte prend une tonalité différente :

Uèi se desana

Dins la marrana

Del terrador,

Fa pas pus flòri,

Es l‟espitlòri,

Es l‟abandon.

La tonalité était cependant déja amenée par la mention du “sègle mòrt”.

Des auteurs de la NCO chantent cependant l‟espoir, à l‟instar de Michel

Maffrand, dans Escota plan n‟ei pas tròp tard 68

:

Escota plan, n‟ei pas tròp tard,

66 La Sauze, Lo vinhairon,“Torista”, 1978.

67 La Sauze, La tèrra se botiòla, “Sens lum, sens fum”, 2003.

68 Los de Nadau, Monsur lo regent, “Escota plan n‟ei pas tròp tard” (Maffrand), 1975.

Page 28: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

26

Que n‟èi passat tant de camins,

Escota plan n‟ei pas tròp tard,

Uei que me‟n torni tau país.

Que tornarèi lhevar las pèiras

De tots los castèths

Ainsi, certains auteurs refusent de s‟en tenir au constat d‟un présent désolant.

Les auteurs de la Linha Imaginòt, surtout, insistent sur l‟importance d‟un changement

dans le présent. Dans Dins mon vilatge69

, Sicre semble remettre à demain l‟amélioration

d‟une situation de désertification :

Dins mon vilatge, dins mon vilatge, de mond auèi i n‟i a pas pus Dins mon vilatge, dins mon vilatge, deman, deman se lo volèm,

I aurà de monde, i aurà de monde, e de trabalh per plan de gents

Mais “se lo volèm” induit l‟idée d‟une action qui doit s‟effectuer, par la

volonté, dans le présent. Dans Plage du Capitole que Claude Sicre écrit pour les

Femmouzes T., est décrit au présent une place du Capitole devenue plage. L‟évocation

se termine pourtant sur un futur : « on mettra tous sur les pavés la plage ». C‟est que

Claude Sicre ajoute à l‟impératif d‟agir celui d‟imaginer l‟avenir.

Les auteurs interrogent évidemment le devenir de l‟espace. Jacmelina, dans La

bourrée des Indiens, imagine ainsi pour l‟avenir, après la fermeture de « la dernière

gare », la construction du « dernier barrage » et la plantation du « dernier piquet » un

« parc francimand ». Cette idée de parc se retrouve chez bien des auteurs jusqu‟à Claude

Sicre qui, avec Ma ville est le plus beau park, en détourne la connotation. L‟espoir pour

Patric passe par l‟idée de construction : « Tu construiras un pays nouveau / Libre et

heureux comme un oiseau ».

Dans Vila, ma ville, Marti joue sur une confusion entre le passé et le présent en

remodelant la partie traditionnellement la plus immuable du genre chanson, le refrain.

En effet, si le deuxième refrain exalte le passé de la ville, (“Consi t‟anava lo temps

vièlh”), le troisième refrain ouvre sur un futur tout aussi positif (“Que deman t‟anarà

plan !”).

Le constat de la transformation de l‟espace entraîne parfois une posture

nostalgique. Des épithètes renvoyant à l‟ancien, au passé, sont souvent utilisées pour

charger l‟évocation d‟une dimension positive. Cela marque un basculement dans le

propos, un contraste appuyé. Le titre de Nadau, Aspa vòu viver, reprend, en lui donnant

un ancrage et une réalité géographique, la formule-slogan du país que vòl viure.

D‟emblée l‟auteur décrit une vallée d‟Aspe “urosa” dont le bonheur appartient semble-

69 Fabulous Trobadors, Ma ville est le plus beau park, “Dins mon vilatge” (Sicre), 1995.

Page 29: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

27

t-il au passé (“cantava”). Une référence au “vielh pont de l‟Estanguet” introduit une

dimension affective, un espace de proximité à la fois précis et non limitatif, puisque cet

“estanguet” peut être n‟importe lequel. Le fait que ce pont soit « vielh » n‟est pas

anecdotique, puisqu‟il s‟agit de dresser un tableau nostalgique. L‟expression au passé

crée une tension en induisant qu‟un élément est venu bouleverser le pays et qui tarde à

être évoqué. L‟auteur rompt la tension, à partir de “puish un dia”. Maffrand inaugure ici

l‟image de “la montanha” qui “plorava” que nous retrouverons dans Saussat.

Il ne faut pas conclure pour autant que la valorisation du passé du paysage fait

de tous ces auteurs des passéistes chantres du « c‟était mieux avant ». Ce qui est ancien,

dans le paysage, vient rappeler des souvenirs ; c‟est à peu près sa seule fonction. Patric

témoigne dans Valòia d‟ Olt d‟une volonté d‟expliquer ce besoin d‟évocation du passé :

si le peuple « veut connaître son passé/ C‟est pour mieux vivre demain ». C‟est ainsi

que nous pouvons interpréter les occurrences qui font de l‟espace le dépositaire du

passé. Dans Silenci, Dublanche fait du chemin le porteur de la voix du passé :

Se‟n anava pels camins

D‟una tèrra cremada

Ont se pòdià ausir

Una istòria perduda

Planh deu camin gran, écrite par Max-Henri Gonthié et interprétée par

Delbeau, est à rapprocher de Presèncias de Chadeuil. En effet, évoquant l‟accident

mortel de trois jeunes rugbymen, l‟auteur fait des arbres les porteurs de leur mémoire :

“(...)

Atau cantavan tres grans pins.

Tu qui viatjas suus camins,

Aqueth planh, se vòs l‟entener

Cau t‟arrestar e te soviéner … »

Et c‟est par la chanson que la nature restitue le souvenir.

Dans La Carriera Passa-Miseria interprétée par Fraj, l‟espace conserve la

mémoire « jos la pèira ». On peut y entendre « una cançon, un refranh, /Una votz, un

vièlh planh ». Le sol préserve le passé, n‟oublie pas les voix ; mieux, il les restitue. La

pèira est l‟image privilégiée pour désigner la mémoire du temps dans l‟espace. Dans

Companhs, Fraj mentionne « una vila blanca », sans autre renseignement que la

certitude que sa mort se trouve « jos cada pèira ».

Page 30: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

28

Presenciàs chantée par Verdier est caractéristique d‟une écriture qui charge la

nature d‟une mémoire. Ici, l‟auteur dépasse la simple mention que l‟on trouve

habituellement en un ou deux vers pour développer le thème sur toute la chanson. Il fait

de l‟isolement, de l‟intimité une condition propice à l‟écoute de la voix, de ce qu‟il

appelle les “signes”. On se trouve ici quelque part entre le romantisme mélancolique, le

fantastique et le militantisme. Traditionnellement, on estime en effet que la forêt est le

lieu propice à l‟évènement merveilleux, la solitude et l‟errance du personnage favorisant

en outre son irruption. C‟est bien ce qui se passe ici, où le canteur se dit “solet emb eu”

et où le surnaturel est introduit par l‟action des arbres :

Los aubres m‟an portat la votz

D‟una preséncia mau segura

Que bota ma memòria en crotz

Quand la forèst se fai escura

Les arbres sont omniprésents, qui révèlent au canteur l‟histoire des hommes :

Darrièr chada aubre auve parlar

D‟una pita votz de mainatge

Om dirià qu‟un òme sarrat

Se torna inventar son lengatge

Après l‟évocation d‟un ménage et des Croquants, la disparition du surnaturel

entraîne une prise de conscience pessimiste :

Mas tendre lo punh e reivar

Ne sauva pas la jarricacla

Auve lo bulldozer ‟ribar

Dins la forèst desesperada.

Nous voyons ici comment lyrisme et réflexion sur l‟espace s‟imbriquent,

soudés par la mélancolie du canteur, qui prépare le constat, le mot est lâché,

“désespéré”.

Page 31: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

29

Deuxième partie : Quitter l’Occitanie ?

Cette omniprésence de l‟espace occitan, dans son exaltation, sa déploration ou

sa simple mention ne doit pas faire oublier que les auteurs de notre corpus ont en

commun l‟obsession du voyage, de l‟Ailleurs, de l‟évasion. Cette dernière est même

parfois à entendre au sens propre, qui consiste à sortir de la prison symbolique que

peuvent être le corps ou l‟espace. Cependant, au vu de la forme que prennent les

représentations de l‟Ailleurs, il convient de se demander si quitter l‟espace occitan, c‟est

vraiment quitter l‟Occitanie.

I) Partir et rester : tension récurrente

La représentation de l‟Ailleurs commence par celle du départ. Celui-ci

s‟envisage à partir d‟une tension entre l‟attachement à l‟Ici et l‟appel de l‟Ailleurs. Les

voyages sont motivés par différents objectifs dont la diversité vient de la posture de

l‟auteur : dans une écriture de la dénonciation, le voyage est volontiers celui de l‟exil,

tandis que d‟autres écritures mettent en scène un voyage aux finalités plus abstraites.

Mais au sein de ces deux grands ensembles, différents motifs et différentes motivations

se retrouvent se nourrissant les uns les autres au sein d‟une même œuvre ou d‟un auteur

à l‟autre.

A) Entre l’enracinement et le voyage : larguer les amarres

Nos auteurs cherchent à faire coexister la fierté dans l‟affirmation d‟être de

quelque part et l‟impérative ouverture à l‟ailleurs qui nécessite de quitter,

temporairement, les attaches.

a) L‟écriture de l‟enracinement : le port et la cage

Les images du port et de la cage nous paraissent représentatives d‟un

conflit interne lié au rapport à l‟espace local. Celles-ci renvoient à l‟attachement

mais également à l‟emprisonnement, l‟enchaînement. Il existe une tension entre

la fierté d‟être « enfant du pays » et l‟aliénation engendrée par cette filiation.

Page 32: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

30

Patric utilise l‟image du port par deux fois et y rattache une fonction

ambivalente : à la fois le lieu d‟attache et celui du départ. C‟est un espace qui se situe

entre terre et mer, qui dépend des deux éléments. C‟est parfois la ville elle-même qui est

appelée le « port ». Dans Ai causit de cantar, Patric utilise les deux termes

indifféremment :

Ai causit de cantar mon pòrt, ma vila

E vaquí que la barca ja se pèrd dins l'estanh

Le port est un élément symbolique assez traditionnel mais qui ouvre ici sur une

autre image, plus personnelle, celle de la barque, qui figure la dérive du canteur. Patric

joue dans ces vers sur les dimensions affectives, liées à l‟Ici et au fait de s‟en éloigner.

En effet, le premier vers est l‟affirmation du choix d‟un “je” dont la présence est

renforcée par l‟emploi des deux possessifs. Le vers suivant met à distance le sentiment

d‟appartenance par l‟abandon du possessif. Néanmoins, la référence introduite par le

défini crée une rupture avec l‟auditeur et cette barque, qui ne voyage pas avec un but

précis, qui se perd, semble n‟appartenir qu‟au monde du canteur. De l‟attachement du

canteur à un endroit qu‟il s‟approprie, nous passons à l‟errance d‟une barque détachée

de tout.

Le port, c‟est aussi le lieu du retour. Patric encore, dans Occitània, s‟adresse à

l‟espace en le personnifiant. La figure de comparaison est celle du marin :

Tu coma un marin qu'òm cresiá mòrt

E puèi un jorn que dintra al pòrt 70

Ici, ce n‟est plus le port à partir duquel on largue les amarres qui est représenté

mais le port d‟attache. La différence de tonalité dans ces deux repésentations est

révélatrice : rentrer au port a un caractère rassurant, le quitter, c‟est se perdre.

Mais l‟enracinement est parfois mal vécu, notamment lorsqu‟il est forcé et

lorsque la liberté de mouvement est entravée, on se situe le plus souvent dans une

posture militante. Le port se voit remplacé par la cage. Desportacion, d‟ Esquieu,

s‟ouvre sur une fuite par le ciel, avec l‟évocation d‟une nature mouvante et libre en

contraste avec les possiblités de l‟Homme :

Lo solelh, capvath la montanha

Se pòt levar cada matin,

Las palombas, cap a l‟Espanha

Amb las nívols pòdon partir

70 Patric, Baticòr, “Occitania” (Patric), 1977.

Page 33: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

31

Le dépassement des frontières est immédiatement donné comme un rêve

inaccessible pour les hommes avec un deuxième couplet plus négatif :

Nosautres que n‟avèm pas d‟alas

Passarem pas jamai lo pòrt

E dins la gàbia exagonala

Sèm assignats a viure al Nòrd

Le voyage impossible passe par l‟image de l‟homme sans ailes mais également

du col infranchissable. L‟image de la “gabia exagonala”, renforce le lexique lié à

l‟oiseau enfermé tout en exploitant un motif assez traditionnel dans la chanson

militante, celui de la France-prison.

L‟attachement au sol prend une dimension péjorative, car prise littéralement

comme un enchaînement. C‟est qu‟il s‟agit ici pour Esquieu de parler d‟exil, lié à une

“assignation”, qui vient créer une nouvelle frontière, au sein même du pays. Le lexique

juridique est repris au couplet suivant, donnant naissance au paradoxe : Sèm assignats a

residéncia / Al país de la libertat. Mans de Breish apporte quant à lui une solution à cet

enchaînement dans Lo poëta :

Seràs pas un aucèl en gàbia,

Se cantas la lucha, deman 71

Et l‟oiseau qui souhaite rejoindre son pays, pour Peiraguda, rejoint son nid :

Trauca montanha, passa riu !

Doman serai dedins mon niu

Ainsi, la même image peut être utilisée dans deux buts différents : l‟un

entretient la complainte et l‟autre cherche à en sortir. Cette deuxième posture reste

cependant un lieu commun de la chanson militante qui dit souvent en ses propres

créations l‟affirmation de son efficacité.

b) L‟appel de l‟Ailleurs

Selon qu‟il est perçu comme aliénant ou qu‟il est revendiqué, l‟attachement à

l‟espace conditionne l‟envie du départ. Dans Camas de bòi 72

, le « país » est représenté

par « los camins », « las lanas », « los arrius », «la mar » et les « estanhs ». C‟est donc

71 Mans de Breish, Volèm viure al país, “Lo poeta” (Mans de Breish), 1975.

72 P.-A. Delbeau, Camas de bòi, “Camas de bòi” (Delbeau), 1973.

Page 34: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

32

un espace dominé par l‟eau, l‟étendue, donc par des éléments de liberté : on se déplace

« per los camins », la lande est profonde et protectrice (« Estujat au hons de las

lanas »), comme les chemins, les rivières se traversent (« per los arrius ») et,

« capvath, la mar e los estanhs » créent une ouverture, un espace interminable.

Interminable comme l‟est le chemin, qui devient lieu d‟action, puisqu‟il s‟agit de

« caminar e caminar ». Cependant, le texte se clôt (ou s‟ouvre) par un « batèu (…)

desencalat », prêt à partir. Ici, donc, Delbeau ne représente pas de tension ni de conflit

mais simplement un espace où la liberté se situe à la fois en lui et dans la possibilité de

le quitter.

Ici, chez Delbeau, mais aussi chez d‟autres auteurs, on trouve la mention d‟un

départ souvent annoncé et rarement figuré. Ainsi, à la fin de Marché du soleil73

,

Massilia Sound System chante la volonté du départ : « ò voli veire (…) vòli correr (…) ò

vòli anar (…) ». Mais pas de départ, ni de voyage. D‟ailleurs, la projection de ce départ

est moins réaliste que le retour qui aura lieu sur « lo camin de Marselha ». C‟est sans

doute que le départ est lié à la merveille (« m‟encargar de meravilhas ») quand le retour

est plus prosaïque (« vèrs les filhas de Marselha »). L‟emploi du futur inscrit ces

évocations dans un temps incertain, une promesse de voyage qui ne trouve sa

concrétisation que dans ces seules promesses.

Chez certains auteurs de la NCO, nous trouvons déjà des représentations de

voyages merveilleux ou fantasmés mais dont l‟objectif ancre le texte dans un processus

de revendication. Dans Aliça 74

de Marti, le voyage s‟effectue par l‟envol (“Nos anam

envolar”) avec pour destination un endroit non identifié physiquement et qui n‟est pas

nommé. En effet, Marti le désigne ainsi :

Ont lo temps e l‟espaci

Son força barrejats

Nous savons simplement qu‟il s‟agit d‟un pays-livre :

E virarem las pajas

D‟un país embreishat !

Mais ce voyage merveilleux ne s‟effectue pas sans un rappel au monde réel

puisque les deux voyageurs passent “pel Larzac” et le message est clair dans le constat

73 Massilia Sound System, Oaï e libertat, “Au marché du Soleil” (Ridel), 2007.

74 C. Marti, Et pourtant elle tourne, “Aliça” (Marti), 1992.

Page 35: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

33

final de Marti :”Es un camp de vacanças / Lo vièlh camp militar”. Nous trouvons donc

dans ce texte une coexistence de l‟imaginaire et du réel : c‟est par le biais de l‟écriture

onirique que le militant parvient à donner forme à ses idées, à représenter l‟utopie.

Dans Fai la rota de Mauresca Fracas Dub, si l‟injonction « Fai la rota ! » est

insistante, intégrée au refrain, il n‟en demeure pas moins que cette route reste une image

abstraite :

La rota, la rota, lo grand viatge

Lo quitran, l‟envam, lei viratges,

La mar, l‟ocean e sei rivatges

La rota, bota ! desamarratge !75

La répétition du mot rota, associée à une énumération d‟éléments du paysage

et inscrite dans un couplet sans verbe, contribue à faire de la route un objet poétique

abstrait. Le départ, chez Mauresca comme chez Massilia Sound System, se situe au

niveau du fantasme et semble répondre à la seule injonction du voyage pour le voyage.

Sam Karpienia n‟est pas plus explicite qui, dans Pòrt de Bouc 76

, justifie

simplement son envie de partir par le fait de ne plus vouloir rester… Cependant, la

projection s‟effectue au présent :

De longue en stop, je ne veux pas rester

Una préguiera per Nòstra-Dama dau bon viatge

E me‟n vau cercar dins lei reboliments de mon còr

L‟ajuda e lo poder que mancan en mon periple.

Le voyage semble à la fois incertain qui s‟effectue en stop, « periple » qui

requiert à la fois une protection divine et un travail introspectif. Ces éléments lui

confèrent également un caractère épique. Pourtant, cet appel de l‟Ailleurs intervient à la

fin d‟un texte dont le premier couplet, bilingue et scandé, est un hommage à la ville

d‟attache :

Ieu siáu de Pòrt de Bouc

Ciutat maire que durbiguèt l‟espandit de ma vida

Ecoutant le Camaron qui chante

La douleur et les joies de son peuple.

75 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, “Fai la rota” , 2010.

76 Dupain, Les vivants, “Port-de-Bouc”(Karpienia), 2005.

Page 36: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

34

B) Valeurs du voyage

Les voyages peuvent cependant être effectifs mais leurs valeurs diffèrent selon

les représentations. Ainsi, ces écritures sont autant de révélateurs de la posture de

l‟auteur.

a) Le départ forcé : l‟exil et la guerre

L‟exil est une thématique récurrente dans la chanson occitane et sa

représentation connaît des transformations et des persistances depuis les années 70. La

problématique socio-économique bien réelle donne évidemment lieu à des

représentations proches de la chanson réaliste et à ces « chansons-tracts » mentionnées

par Valérie Mazerolle. Elles en constituent d‟ailleurs la plus grande part. Si presque tous

nos auteurs ont écrit sur ce thème, cette pluralité des voix nous permet d‟isoler les plus

remarquables.

Dans Fai ta mala77

, Patric représente des départs forcés par ceux qui « Son

arribats un dimenge amb lo trin de Paris». Ce train, objet du voyage, qui indique à la

fois le départ et l‟arrivée, est souvent représenté par les auteurs pour figurer l‟exil. Ce

motif perdure jusque dans les années 1990 avec Massilia Sound System et Triste es lo

trin.

La représentation de l‟exil fait parfois naître des évocations nostalgiques liées

au souvenir de la terre natale. Ainsi, Maffrand dans A nueit que‟t vau cantar78

,

représente un canteur, classiquement à l‟étroit dans sa nouvelle ville (“dens ma

lapinèra”) et qui demande “on son [sa] tèrra e [sos] amics” avant de s‟adresser à son

país : “A nueit que‟t vau cantar / O mon país”. Nous voyons ici que l‟évocation

nostalgique est favorisée par deux éléments : une condition, la nuit, et une forme, le

chant. Dans cette nostalgie, on note une place importante de l‟interrogation, comme en

atteste aussi le refrain de Cèl o aucèl 79

de Fraj :

Cèl o aucèl

Es que me caldrà causir ?

Mar o vaissèl

Es que me caldrà morir ?

77 Patric, Baticòr, “Fai ta mala”(Patric), 1977.

78 Nadau, L‟ Immòrtela, “A nueit que‟t vau cantar” (Maffrand), 1978.

79 E. Fraj, Via nòva, “Cèl o aucèl” (E.Fraj), 1986.

Page 37: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

35

Ombra o solelh

Ont s‟amaga le camin ?

Som o revel

Cossi tornar de l‟exilh ?

On y trouve énumérés, comme possibilités de fuite : le ciel, l‟oiseau, la mer, le

bateau et également le chemin, caché, dont l‟évocation introduit le thème de l‟exil. Le

rêve est une de ces possibilités, ce qui introduit la possibilité d‟un espace onirique qui

sera effectivement exploré par Fraj dans d‟autres textes. Ici, c‟est un « novèl país » que

le canteur souhaite rejoindre, et qui contient (« dins ») « la filha negra que [l]‟ espera ».

La complainte de l‟exil n‟est pas provoquée par l‟évocation du pays natal et du retour

incertain mais bien par l‟incertitude de rejoindre un « novèl país ». Cette prise de

distance avec la terre que l‟on ne cherche plus tellement à rejoindre est aussi visible

dans L‟Exil de Verdier, qui mêle à la nostalgie une certaine vision sombre de la terre

d‟attache :

Je suis celui qui reviendra

Aux amours mortes de sa terre

Le jour étend son ironie

Sur des bruits de villes du Sud

Ne pleuvra-t-il sur mon pays

Que ce crachin de lassitude ?80

Comme chez Fraj, il s‟agit d‟un pays d‟amour, mais d‟ “amours mortes”, qui

n‟est plus représenté par le soleil ou l‟énergie du combat mais par le “crachin” et la

“lassitude”. Pourtant, l‟évidence du retour est présente qui ne paraît pas chargée

d‟espoir.

Fraj, à nouveau, dans Antilhas, introduit une dimension nouvelle dans la

représentation de l‟exil. Il transpose la thématique dans un espace outre-marin qui

présente cependant quelques similitudes avec l‟histoire occitane (Aprenon le francés/ La

lenga de l‟exilh). L‟analogie semble s‟en tenir là même si les représentations de l‟espace

qui entourent le thème sont les mêmes que pour la problématique occitane :

Dison que les enfants

De las Antilhas

Crénhon l‟ivèrn de França

E de las vilas 81

80 J.-P Verdier, L‟ Exil, “L‟Exil” (Verdier), 1974.

81 E. Fraj, Via nova, “Antilhas” (Fraj), 1986.

Page 38: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

36

La généralisation « dison » donne au propos une dimension légendaire que l‟on

retrouve dans la représentation du voyage puisque les enfants « se fan gigants/ per

dessus l‟ocean ».

Le thème du départ peut s‟ancrer dans une réalité d‟autant plus sombre qu‟il est

lié à la guerre. Dans Bròcard,82

par exemple, où Daumas représente la fuite forcée de

son grand-père par la simple mention de « per lei campàs, per lei rotas ». Cette fuite est

ainsi représentée par des éléments liés à la liberté mais son terme est pourtant bien

l‟enfermement (« A Tolon t‟an embarrat ») et finalement la mort. Pas de place ici à

l‟imaginaire, qui esthétiserait une histoire que Daumas préfère rendre dans sa tragique

concrétude.

Marti, en reprenant la chanson du conscrit en occitan ( Lo conscrit de 1810 83

),

y intègre plusieurs éléments absents du texte original (jusqu‟à n‟en conserver

finalement que le vers « Cal daissar lo Lengadòc », traduction littérale du « Faut quitter

le Languedoc ») :

Luènh d‟aicí i a un país

De nèu blanca, de cèl gris

Nos i cal anar morir, anar morir anar morir

Nos i cal anar morir

Per l‟Emperaire e son filh.

« M‟sieur l‟maire et m‟sieur l‟préfet » 84

deviennent ainsi « lo rector e lo

regent ». Marti peut en outre intégrer à la chanson une vision absente de l‟originale

mais bien présente dans la chanson occitane des années soixante-dix : là où l‟injustice

tenait tout entière dans l‟évocation du tirage au sort, ici l‟éloignement de la terre natale

et l‟hostilité du paysage viennent s‟ajouter à la complainte.

La tonalité est proche dans Paul, Emile et Henri,85

où François Ridel fait appel

à l‟espace pour condenser dans une même chanson trois batailles majeures de la

Première guerre mondiale. Si dans le texte même il déclare n‟être « pas doué pour

chanter l‟enfer », il apparaît pourtant qu‟il sait trouver les mots efficaces, tout en

refusant l‟esthétisation. Le réalisme prime car l‟auteur insiste dans le refrain : « Non, la

mort n‟est jamais belle ». S‟il n‟y a pas de distance par l‟imaginaire, le constat réaliste

reste cependant orienté par un discours critique :

Il faut de l‟or pour rester à l‟arrière

82 D. Daumas, Palestinians, “Bròcard” (Daumas), 1971.

83 C. Marti, L‟ An 01, “Lo conscrit de 1810” (Marti), 1975.

84 Même si de nombreuses variantes existent qui font par exemple figurer « le curé » à la place du

« préfet ». 85

Moussu T. e lei jovents, Mademoiselle Marseille, “Paul, Emile et Henri” (Ridel), 2005.

Page 39: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

37

Ils vont au front les fils de paysans

La réalité, la hiérarchie sociale et l‟inégalité qui en résulterait face à la mort se

trouve ainsi spatialisée dans la représentation, rapidement esquissée, du champ de

bataille. Le voyage est amorcé par une fusion avec la mère (« Que pensaient-ils en

embrassant la mère ? ») et se termine par une autre fusion, avec la terre cette fois :

Pauvres garçons mélangés à la terre

Loin de chez eux sans avoir su pourquoi

Nous remarquons que la complainte liée au thème du mort à la guerre se trouve

aggravée en étant associée à l‟éloignement de la terre natale et à l‟ignorance, à la vaine

mort. Enfin, l‟auteur intègre au refrain (en insistant par la répétition du vers) trois

toponymes :

Verdun, la Somme ou bien Gallipoli

Les évocations de ces noms contenant leur sens en eux-mêmes, l‟auteur rend ce

vers indépendant des autres et n‟y ajoute pas de verbe. Cependant, il fonctionne

symétriquement avec le vers précédent, lui aussi indépendant, formé des trois prénoms

du père (« Paul Emile et Henri »), chacun représentant un mort, une bataille.

Ce sont ces types de représentation qui sont parfois reprochés à la chanson

occitane, dont une grande part de sa production est souvent associée à un discours

victimiste.

b) La fuite

Mais les voyages peuvent être volontaires, résultant d‟un désir de quitter ou le

pays ou la réalité. Cela donne à Mans de Breish le point de départ d‟une chanson anti-

militariste : si pour voyager il faut se faire soldat alors la liberté ne sert à rien. Ainsi,

dans Lo soldat, le canteur énonce rapidement les motivations du jeune homme :

Aviás vint ans, trigossaves misèria

E l‟envetja de viatjar.

T‟an dit se venes la paga es segura

Page 40: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

38

E de país ja ne veiràs 86

Ce n‟est pas son désir de voyager qui est mis en cause mais bien son

obéissance, jusqu‟à devenir, paradoxalement “enemic de la libertat”. C‟est une

thématique que l‟on retrouve aussi bien dans les chansons antimilitaristes francophones,

dans les Trois matelots de Renaud Séchan, notamment.

Jean-Paul Verdier se démarque d‟autres auteurs par la récurrence du thème de

la fuite, qui va devenir un leitmotiv dans ses albums plus tardifs. Les chansons de

Verdier vont en effet progressivement être orientées vers la recherche d‟un Ailleurs

plus positif. La tonalité en sera ainsi optimiste, même si c‟est dans l‟espace imaginaire

que l‟espoir se trouve. Dans Percussions pour un arbre mort, le canteur rêve d‟une fuite

à la fois ancrée dans le réel et dont l‟objectif est un pays imaginaire :

Je sors seul vers des plaines étranges

On part la nuit sur des autoroutes sans péages

Vers des pays de musique 87

Nous voyons s‟esquisser dans cette chanson l‟idée du voyage solitaire,

annonçant un rapport à l‟espace –et au monde- plus personnel, favorisant l‟émergence

d‟un lyrisme dont nous aurons à reparler par ailleurs. Et ici comme dans l‟écriture de

l‟exil, la nuit favorise le voyage imaginaire.

Nous retrouvons la même structure de couplet dans Au pays de Tabou-le-chat :

J‟ai pris la route aux nénuphars

Celle aux balises découvertes

Vers le pays de Tabou le chat 88

Le passé remplace le présent dans un premier vers où le “je” s‟affirme mais qui

n‟est pas remplacé par le “on” au second vers. Celui-ci est encore ici consacré à

l‟évocation du chemin de liberté, l‟image maritime des “balises découvertes”

remplaçant les “autoroutes sans péages”. Enfin, si le troisième vers n‟indique qu‟une

direction, “vers”, le lieu à atteindre est nommé. Ici, cette désignation tend à rendre

concret un lieu qui est poutant tout autant imaginaire que les “pays de musique” de

Percussions. L‟effacement de l‟indéfini au profit du défini réalise la création d‟un lieu

imaginaire donné comme vrai. “Des plaines étranges” deviennent “la route aux

86 Mans de Breish, Volèm viure al país, “Lo soldat” (Mans de Breish), 1975.

87 J.-P. Verdier, Vivre, “Percussions pour un arbre mort” (Verdier), 1976.

88 J.-P. Verdier, Tabou-le-chat, “Au pays de Tabou-le-chat” (Verdier), 1977.

Page 41: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

39

nénuphars” et “des pays de musiques” sont remplacés par “le pays de Tabou-le-chat”.

La fuite du canteur dans Tabou-le-chat introduit en fait son entrée dans le monde du

conte et est une originalité dans la création chansonnière occitane.

La désirade marque l‟aboutissement de ces fuites dans la dissolution du

canteur et sa fusion avec l‟espace :

Je veux m‟éclater dans le vent comme un nuage

Ebouriffé, au bout d‟un rêve ou d‟un voyage 89

Nous voyons que cette fuite est surtout un désir, une projection, l‟expression

d‟une volonté. Verdier revient pour l‟occasion à l‟indéfini (“un nuage”, “un rêve”, “un

voyage”) installant la projection dans une réalité très vague. Verdier place également

sur un même degré d‟équivalence le rêve et le voyage précisant l‟idée d‟un imaginaire

où le voyage ne vaut qu‟en tant qu‟échappatoire à la réalité.

La Talvera chante également une envie de voyager dans Vòli viatjar90

.

Cependant, le départ ne peut s‟effectuer seul (O vèni me cercar !) et résulte d‟une

lassitude de l‟Ici (Pòdi pas demorar /Aquí a esperar) qui n‟est pas nommé ni décrit. Pas

plus que le terme du voyage : “Me vòli passejar/ Dins lo mond anar”.

Pour les Fabulous Trobadors, dans Ma ville est le plus beau park, la

représentation du voyage passe par l‟énumération :

De la Grèce au Pérou

Du Brésil à la Russie

De l'Ecosse à l'Australie

De la Chine au Danemark

Et dans toutes les nations 91

Il s‟inscrit dans une démarche d‟observation ( “Tu verras mieux que n„importe

où”) et amène à constater que les “villes” et les “parks / Ont chacun leur vocation”. Ici,

nous reconnaissons certaines caractéristiques des représentations de l‟Ailleurs et du

voyage déja relevées chez d‟autres auteurs mais en en modifiant la portée. Par exemple,

si Claude Sicre ancre l‟évocation dans le futur, il n‟y a cependant pas d‟injonction ni

d‟espérance, mais une certitude : “Quand” et non pas “Si”. De même, nous retrouvons

l‟énumération, et le modèle de la chanson-carte mais l‟espace qui y est délimité est très

89 J.-P. Verdier, Le nuage dans la tête, “La désirade” (Verdier), 1978.

90 La Talvera, Quincarelet, “Vòli viatjar”, 2005.

91 Fabulous Trobadors, Ma ville est le lus beau park, “Ma ville est le plus beau park” (Sicre), 1995.

Page 42: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

40

vaste : c‟est en effet “toutes les nations” que l‟auteur souhaite mentionner sans

évidemment les relever toutes.

C) L’Ailleurs dans l’Ici

L‟hésitation face au départ, s‟efface dans les œuvres mettant en scène un

espace qui condense tous les autres. Certains auteurs choisissent de représenter un Ici

centre du monde ou simple mélange d‟espaces. Ailleurs de Delbeau est marquée par un

mélange entre l‟Ailleurs et l‟autrefois, confusion dans laquelle l‟espace joue un rôle

central. Delbeau développe l‟idée d‟un ailleurs qui s‟attrape, qui s‟amasse, et qui se

condense autour d‟un foyer. L‟ailleurs et l‟ici vont ensemble dans un texte bref qui

semble lui-même condenser le propos. L‟espace qui est mentionné évolue du premier

couplet au second : le premier situe la source de l‟ailleurs dans le temps (premier niveau

de confusion) et définit cet ailleurs par un soleil qui « soufflait/ dans les rayons du

vent » (deuxième niveau de confusion). Le second couplet représente le lieu où

l‟ailleurs est amassé, un espace landais souvent représenté : « un foyer/ perdu au fond de

la lande ». On trouve ici l‟espace familier, à l‟ancrage réel, de la cabane dans la forêt.

Ainsi, Delbeau parvient dans un même texte à faire tenir ensemble deux espaces

d‟écriture où réel et imaginaire se nourrissent l‟un l‟autre.

Chez Massilia Sound System, dans Rendez-vous à Marseille92

, on retrouve le

même procédé puisque le voyage s‟effectue dans leur ville :

C‟est un rendez-vous à Marseille,

Là sur le quai.

Voyage au pays des merveilles,

Ensoleillé.

Le rendez-vous sur le quai est déja un voyage en lui-même. Il y a ici une

valorisation assez traditionnelle de l‟espace local qui est explicitée par Claude Sicre

dans Ma ville est le plus beau park93

:

Le Paradis n‟est pas l‟ailleurs

Dont rêvent les voyageurs

Il n‟est pas dans l‟au-delà

Ni dans aucun autrefois

Il est là où tu mènes l‟action

92 Massilia Sound System, Oai e libertat, “Rendez-vous à Marseille”, 2007.

93 Fabulous Trobadors, Ma ville est le plus beau park, “Ma ville est le plus beau park” (Sicre), 1995.

Page 43: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

41

Les Fabulous Troubadours reprennent l‟idée de Félix-Marcel Castan selon

laquelle “on n'est pas le produit d'un sol, on est le produit de l'action qu'on y mène »,

citation qui est devenue la devise des membres de la Linha Imaginòt. A cette différence

près que ce n‟est pas l‟homme ici qui en est le produit mais le « paradis ». Si les

Fabulous Trobadors représentent peu d‟espaces, ils en mentionnent beaucoup et le

paradis y tient une place importante. On le trouve évoqué par exemple dans Toulousain

94:

Je rêve pas de paradis

Chez nous on se le contruit

Claude Sicre insiste, dans ses chansons comme dans sa prose, sur la

responsabilité individuelle et les possibilités de transformations, de modifications de la

cité, impulsées par la volonté de l‟individu. Ainsi, on ne trouve pas dans les textes des

Fabulous Trobadors de désir de fuite ou de fantasmes de l‟ Ailleurs. C‟est l‟Ici qui est

valorisé au même titre que le maintenant (Demain est en ce sens un manifeste anti-

procrastination). Nous trouvons plus volontiers des affirmations que des représentations

d‟ Ailleurs. Ainsi, dans Toulouse est Sarrazine95

:

Toulouse est Sarrazine, Toulouse est Sahara

Arnaud Bernard lui gratine un avenir à l‟harissa

Ou encore dans Ma ville est la plus beau park :

Mieux comprendre les lointains

C‟est d‟abord creuser son terrain

Nous sommes, avec les Fabulous Trobadors, dans une écriture où l‟auteur

semble ne pas prendre le temps de développer des représentations. La poésie tient dans

la recherche d‟images efficaces et dans la vision qui est proposée en elle-même.

L‟écriture ne diffère que rarement d‟un discours plus ou moins versifié. La brièveté des

images tient au style musical choisi par les Fabulous Trobadors, au rythme rapide.

Lorsque le rythme est plus lent, comme dans Demain, c‟est la répétition qui fait que le

message passe sans esthétisation du propos. S‟il y a un ailleurs chez les Fabulous

Trobadors, c‟est surtout dans la musique aux emprunts notamment nordestins qu‟il se

94 Fabulous Trobadors, Duels de tchatche et autres trucs du folklore toulousain, « Toulousain », 2003.

95 Fabulous Trobadors, Ma ville est le plus beau park, « Toulouse est Sarrazine », 1998.

Page 44: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

42

trouve. De son côté, François Ridel, écrit que c‟est “le cul sur le perron”96

qu‟il peut

“contempler le vaste monde/ à l‟autre bout de [sa] rue”. Le refrain insiste sur l‟Ici:

Je viendrai m‟asseoir ici

A l‟autre bout de ma rue

Voir le spectacle du monde

Mieux que je ne l‟ai jamais vu.

Et ce refrain s‟insère dans un texte où les couplets cantent pourtant l‟amour du

voyage.

Cette étude nous mène parfois à rapprocher des auteurs que l‟on a tendance à

trop séparer, à la faveur d‟une catégorisation qui ne saurait concerner l‟écriture elle-

même. En effet, certaines images, nous en avons plusieurs fois fait la démonstration,

dépassent les cadres chronologiques et c‟est le cas pour celle du “jardin des mélanges”.

En effet, nous retrouvons, chez Mauresca Fracas Dub la même idée, servie par la même

image que chez Claude Marti, certes dans une production tardive de celui-ci. Pour

Mauresca Fracas Dub, dans Dins mon jardin :

Dins mon jardin i a lo mond entièr

Et pour Claudi Marti dans Rock Devant :

J‟ai fait pousser dans mon jardin

Des graines qui venaient de loin

Au bout de l‟Est et d‟Amérique 97

La même idée est convoquée dans ces deux textes d‟un Ailleurs intégré à l‟Ici,

et qui prend la forme d‟un jardin de mélanges. Mais ces deux auteurs élargissent leur

propos dans deux directions différentes : Marti, en faisant de sa ville une « ville

d‟Orient », intègre l‟ailleurs dans l‟ici. Mauresca Fracas Dub dépasse le cadre de

l‟espace pour ouvrir le propos sur une métaphore de la création :

Lei liumes e lei fruchas

Lei viatges numerics

La sudor e lei luchas

Faràn creisse lo repic.

Au fil de l‟écriture, l‟auteur crée un espace matérialisé par les composantes de

la chanson, avec des frontières donc :

96 Moussu T. e lei Jovents, Mademoiselle Marseille, « Le cul sur le perron » (Ridel), 2005.

97 C. Marti, Et pourtant elle tourne, “Rock devant” (Marti), 1992.

Page 45: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

43

L‟òrt de mei pantais

Es clausurat de rimas,

L‟emploi du terme pantais ancre bien l‟évocation dans le domaine de

l‟imaginaire. Et ici, l‟objectif est moins la transformation de l‟Ici en Ailleurs que

l‟ouverture et la dilution de la création dans l‟Ailleurs :

Aquí mei jardinadas

Dins lo mond entier

Nous voyons qu‟il y a transformation, puisqu‟au gré de la métaphore, la

chanson se trouve rebaptisée jardinade. Espace et création (en tant que processus et

résultat) se contaminent ainsi mutuellement. Et c‟est la création qui se propage du jardin

clos vers le monde entier.

Finalement, il apparaît que cette thématique ne connaît un succès chansonnier

qu‟à partir de l‟écriture des auteurs de la Linha Imaginòt. Si Delbeau nous en offre un

exemple réussi, peu sont les auteurs de la NCO à représenter le conflit Ici/ Ailleurs de

cette manière.

II) Représentations et valeurs de l’Ailleurs

Si les modalités et fonctions des voyages et les motivations qui conduisent nos

auteurs à représenter un départ d‟Occitanie sont diverses, la représentation de l‟Ailleurs

répond également à des enjeux multiples. Un contenu politique donnera lieu à des

représentations très orientées avec des connotations très claires, par exemple, du Nord

ou de la ville.

A) Un Nord problématique

Le Nord, c‟est souvent la terre d‟exil, celle de la guerre et de la mort, nous

l‟avons vu. Cela donne lieu à des représentations assez caricaturales : froid, gris et

tristesse sont généralement assemblés pour dépeindre un paysage très stéréotypé. Si

nous avons aperçu de manière très anecdotique une tentative de mise à distance de ce

Page 46: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

44

lieu commun par les adresses de MSS aux Occitans de Paris, il est difficile ici de ne pas

parler de consensus dans la représentation négative du Nord.

Le « Nòrd » , lorsqu‟il est ainsi nommé, est assez vaste et désigne un espace

reconnu comme autre. L‟espace désigné par le terme ne recouvre généralement aucune

réalité spatiale précise. La vièlha, texte de Michel Chadeuil, reprend le motif de

l‟homme mort à la guerre dans le Nord déjà présent dans Lo conscrit de 1810 de Marti :

Son òme morit a la guerra

En trente nòu dins lo Nòrd ;

Saubèt jamai dins quala tèrra

Lo freg ensobelit son còrs.98

La « tèrra » correspond ici à l‟inconnu et il est intéressant de noter que ce n‟est

pas elle qui ensevelit le corps mais le froid. Ainsi, le corps, au lieu d‟être protégé par la

terre est refroidi par elle, comme sans repos. L‟enterrement de la vièlha est par contre

plus directement lié à la terre, la « tèrra grassa » propice au repos, et à l‟oubli (« ta

demòra d‟oblidança »). Marti lui aussi, dans Lengadòc roge, parle de « freda tèrra » :

Tu que voliàs pas morir

Entre flors desconegudas

T'an enterrat dins un lençol

De freda tèrra del Nòrd 99

La proximité dans l‟écriture est flagrante : la terre inconnue et froide pour

linceul. Mais Marti, en évoquant des “flors desconegudas” s‟autorise une esthétisation

absente, dans ce cas, de l‟écriture de Chadeuil.

Dans Desportacion,100

chantée par Delbeau, l‟image de la France-prison est

utilisée, poussée à l‟extrême dans une comparaison forte avec les “camps bèls de

concentracíon”. Dans la même optique, le train est présent qui promet un voyage des

plus sombres :

Quand prenèm lo carri de fèrre

Es lo de la desportacíon.

Pour bien expliciter l‟image développée tout au long de la chanson, celle-ci se

conclut ainsi :

98 J.-P. Verdier, Occitània sempre, “La vièlha” (Chadeuil), 1973.

99 C.Marti, Lengadòc roge, “Lengadòc roge” (C.Marti),1971.

100 P.-A. Delbeau, “Desportacion” (Esquieu).

Page 47: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

45

E Franca es pas qu‟una preson !

Si c‟est la France toute entière qui est visée par ce texte, l‟allusion aux “faidits”

qui meurent “desragisats” introduit le sentiment que cette France, c‟est un ailleurs. Il

n‟y a pas ici d‟opposition claire entre un Nord aliénant et un Sud de liberté, mais en

creux, c‟est ce que l‟auditeur peut entendre. Notons que le texte, dans la pochette de

l‟album est illustré par une photo de chemin de fer qui se perd au milieu des pins.

L‟image de l‟enfermement est indifféremment utilisée pour représenter toute

sorte d‟entrave à la liberté dans deux types d‟espaces : le Nord et la ville. Pour Maffrand

notamment dans Un dia dab Pepé 101

, partir de « la valea » pour aller à « la gran vila »,

c‟est quitter un lieu « on la vita [es] en penent » pour gagner le droit de se serrer la

main « per-dessus los barbelats ». Cette ville n‟a ainsi pas besoin d‟être située par

rapport à la Loire pour être représentée de manière péjorative. Nous reconnaissons la

posture de Maffrand qui se refuse à culpabiliser les exilés. S‟il y a départ, c‟est qu‟il y a

une raison. C‟est ici la vie pénible, ailleurs, chez François Ridel par exemple, c‟est qu‟

« ici, il n‟y a pas de boulot102

».

Pour Mans de Breish dans Autant de dreits 103

, Lesfargues et Rouquette

évoquent ce problème en désignant un « país ont de trabalh n‟i a ». Le départ pour ce

pays s‟effectue ici encore en train et prend un caractère définitif :

Lo de faire la mala

E de clavar l‟ostal

E d‟escampar la clau

Per la finèstra del vagon

“Lo” renvoie aux “dreits” qui ironiquement désignent plus précisément les

contraintes imposées à ceux qui voudraient rester vivre au pays. La porte close de la

maison semble ne plus jamais pouvoir se rouvrir comme chez Peiraguda la vielha

maison, qui

Coma un vièlh chen, monta la garda

Sus lo passat, sa vita d‟antan.

Dans ce texte, l‟exil est comparé à l‟attente de la mort :

101 Los de Nadau, T‟on vas ?, “Un dia dab Pepé” (Maffrand), 1981.

102 Massilia Sound System, 3968 CR 13 , « Triste es lo trin » (Ridel), 2000.

103 Mans de Breish, Volèm viure al país, « Autant de dreits » (Lesfargues, Rouquette ), 1975.

Page 48: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

46

Te cal manlevar dins las vilas

De que esperar la mòrt.104

Dans ce contexte esthétique et idéologique, il est évident que Paris ne peut que

pâtir dans ses représentations de trois défauts majeurs : c‟est une ville, située au Nord et

dont le statut de capitale apparaît, via le centralisme, comme un moyen de mépriser le

reste de la France. Paris cristallise ainsi les critiques : si l‟espace urbain est le lieu

d‟exil par excellence, elle en est l‟emblème, comme elle l‟est du problème de

communication entre Nord et Sud. Elle est aussi la prison, le piège qui domine tous les

autres105

.

Ainsi, en tant qu‟espace urbain, d‟abord, sa représentation répond aux mêmes

caractéristiques que celles que nous avons déjà mentionnées à ce propos. Comme lieu

d‟exil, l‟évocation parisienne est propice au développement de l‟écriture nostalgique, du

souvenir de la terre. Dans Bons baisers de Marseille, François Ridel se singularise en

écrivant la nostalgie de l‟exilé, à partir du regard de celui qui est resté. Il est question de

« mettre dans un colis / Un tout petit peu d‟ici » pour un destinataire vivant dans « un

endroit où l‟on marche dans le froid / Où l‟on se bat pour gagner sa pitance ». Nous

nous permettons ici une interprétation « biographiste » du texte où le canteur déclare

qu‟il « connaî[t] bien cet endroit ». En effet, l‟auteur lui-même n‟étant pas né à

Marseille mais à Paris, il a donc réalisé l‟exil « inverse ».

Dans Parla patois, le MSS présente l‟incompréhension entre Paris et Marseille,

qui passe par l‟emploi de la langue :

Siau anat a París per i veire lei productors

Escoteron mon liric, comprengueron ren dau tot

Me digueron : parlas pas francés, parlas pas espanhòu

Parla pas englés , parla pas italian

Parla pas portugués , me sembla pas normau 106

Le voyage à Paris est ici propice à la mise en scène de diverses

incompréhensions, l‟espace parisien devenant ainsi le lieu de l‟impossible

communication et épanouissement. L‟emploi de la forme négative associée à la

répétition permet en outre de donner aux propos rapportés un caractère absurde et de lier

104 Peiraguda, Lo leberon, « La vièlha maison » , 1978.

105 Dans L‟ Albanès de Baldit pour Jacmelina, c‟est New-York qui symbolise la ville négative, décrite

comme une « mescladissa /pudissenta e desodorisada ». La contradiction du deuxième vers est notable

qui correspond à la fois à la pollution et l‟aseptisation 106

Massilia Sound System, Parla patois, “Parla patois” (Ridel), 1991.

Page 49: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

47

la logique qui le sous-tend aux exigences normatives des maisons de production

parisiennes.

Il nous faut ici mentionner le premier couplet de Soi une puta 107

dans lequel

Verdier – chantant les paroles écrites par Chadeuil suite à l‟ « affaire Verdier » - ironise

sur cette caricature parisienne :

Un jorn me‟n sei „nat a Paris

Per lor parlar de mon país

a las pòtas ma lenga amara

e per bagatge ma guitarra

Ma chançon plaguèt a la gent

mas de me‟n far un pauc d‟argent

„via endechat ma puretat

e mai mon occitanitat

Nous voyons que s‟il y a bien consensus dans la valeur péjorative attachée à la

représentation de l‟espace parisien ou du Nord, les formes que prennent ces

représentations restent pour la plupart très personnelles. Le dernier exemple montre par

ailleurs à quel point ces représentations trouvent leur point de départ dans l‟idéologie

occitaniste des années 70 et comment au-delà des chansons, celle-ci a pu influencer nos

auteurs dans leurs choix esthétiques.

B) Un Sud tourné vers les Suds

Les auteurs mentionnant des espaces qui ne sont pas la France favorisent les

pays du Sud en général. Affirmer que depuis sa naissance contemporaine, avec la NCO,

la chanson occitane a toujours été le vecteur de ses problématiques et de celles des

autres pays est désormais un lieu commun. Mais nous constatons que ce sont les Suds

qui intéressent surtout les auteurs occitans : alors que naît une chanson contestataire et

politique dans les grandes villes, notamment parisiennes, ainsi que des chansons de

migrants en France, les chansonniers occitans se tournent résolument vers d‟autres

espaces dont les problématiques apparaissent plus proches des leurs.

107 J.-P. Verdier, L‟Exil, “Soi una puta” (Chadeuil), 1974.

Page 50: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

48

Pour les auteurs de la NCO, c‟est essentiellement les pays d‟Amérique du Sud

qui sont recherchés. Nous pensons d‟abord à Marti avec Occitania saluda Cuba. Ce

salut débute par la mise en évidence de ce qui sépare les deux « pays » :

Sèm nascuts luenh l‟un de l‟autre

Cèrc o marin son pas tos vents

As pas ausit cantar mon pòble

Que parla coma un torrent 108

Nous voyons que Marti ne choisit pas par hasard les éléments de comparaison :

l‟éloignement, la différence des vents et l‟ignorance du chant ne sont pas des barrières

infranchissables. Rapidement, l‟hommage prend la forme d‟une autocritique opposant

un Cuba qui a su se réapproprier sa terre (“Son dètz ans qu‟as ganhat la tèrra”) tandis

que sur l‟espace occitan “vendan al torista/ nòstra tèrra”. Dans cet hommage à Cuba,

pas de référence spatiale à proprement parler mais une admiration pour les luttes, “la

libertat, la dignitat”. C‟est la valeur principale accordée à l‟Ailleurs par les auteurs de

la NCO : le mérite de réussir ou de mener les mêmes combats que les occitanistes.

Finalement, les frontières sont transcendées par les valeurs communes

(fantasmées ou non) ou un passé présenté comme analogue. Il y a reconnaissance

d‟autres Occitanies notamment sur le territoire national. Litanias 109

de Marie Rouanet

est à ce titre significative de ce type d‟écriture :

Ambe la Còrsa, amb l'Euskadi,

Ambé ta sòrre catalana

E la Bretanha,

Occitania.

Ainsi l‟Ailleurs est-il avant tout toponymique et symbolique dans ces textes.

On ne parle pas d‟un autre pays pour en louer la beauté mais pour en souligner les

valeurs ou revendiquer une proximité.

Il est donc possible de voir dans Varsovia 110

de Peiraguda une tentative de

dépassement de ce clivage Nord/ Sud tout en restant dans un espace défini par la lutte.

En effet, lorsque la chanson paraît, en 1982, la Pologne connaît une révolution politique

majeure, sous l‟impulsion notamment du syndicat Solidarnosc. Il apparaît que la seule

chanson occitane mentionnant Varsovie s‟intitule Las femnas son pas de bestial date de

108 C. Marti, Occitània !, « Occitània saluda Cuba » (C.Marti), 1969.

109 M. Rouanet, L‟eternitat, “Litanias (Occitania)” (Rouanet), 1981.

110 Peiraguda, La dama pijoniera, “Varsovia”, 1982.

Page 51: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

49

2003 et dénonce la traite des femmes. La chute des régimes communistes n‟a donc pas

inspiré nos auteurs. Dans ce texte, pourtant, les Peiraguda se démarquent dans leur

écriture en prenant le temps, sur un couplet, de décrire la ville :

A Varsovia la tota neva

I a fòrça fonts i a deus jardins

I a fòrça flors e-b irondelas

Jos l‟estatua de Chopin

A Varsovia la tota neva

I a qualquas gleisas al cloquièr vert

L‟accordeon que caramela

Jos la caressa d‟un ivèrn

Ce couplet marque le début de la chanson et insiste (par le biais de répétitions:

“i a”, “fòrça” ) sur plusieurs caractéristiques de la ville : la nouveauté est ici valorisée

par la répétition du vers, sans doute parce qu‟ elle est synonyme de reconstruction et

non, comme dans l‟espace occitan, de destruction. C‟est une ville-campagne (un peu

comme celles d‟Occitanie) à laquelle l‟auteur semble vouloir donner un caractère

agréable en évoquant au milieu de la description de l‟espace la figure de Chopin, et

l‟accordéon. Notons que l‟hiver polonais est ici une caresse, ce qui achève d‟indiquer

que par la prise de distance avec le réel, l‟auteur cherche à transformer la ville en havre

de paix. Pourtant, progressivement, les aspects politiques et historiques prennent le

dessus, avec l‟évocation de la guerre, l‟Eglise et le communisme. Finalement, le dernier

couplet semble contenir une accusation générale, qui concerne aussi bien les chanteurs

occitans :

Chens malonestes que gingletz

Vòstra votz ne l‟auvissèm pas

Per ajudar d‟autres pòbles

Escanats per la CIA

Parents de Bokassà

Compliças deus Chili

Quand l‟òm defend la libertat

L‟òm causís pas son emisfèri.

Cependant, c‟est toujours aujourd‟hui le Sud qui semble attirer les auteurs

contemporains. Les auteurs de la Linha Imaginòt favorisent deux espaces : le Brésil et

la région du Nordeste pour les Fabulous Trobadors, André Minvielle, les Bombes 2 Bal,

et les Femmouzes T. (dont les textes sont preque tous de Claude Sicre) et l‟Afrique et la

Jamaïque pour les Massilia Sound System, Moussu T. et le Mauresca Fracas Dub. Il

faut noter que si pour les Fabulous Trobadors « Toulouse est Sahara » et la place

Page 52: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

50

Arnaud Bernard est indifféremment nommée « Naut Bernat » ou « Ali Bernard », ce

sont surtout les paroliers du Mauresca Fracas Dub ou du MSS qui favorisent l‟espace

culturel africain.

La polarité semble pourtant être toute relative pour le Mauresca, pour qui

« chez nous c‟est pas Sud de France/ Chez nous, c‟est Nord de Méditerranée 111

». Cette

affirmation crée une ambigüité qui résulte d‟un changement de référence, qui témoigne

d‟une volonté de se situer dans un ensemble méditerranéen. Et dans Méditerranée,

l‟idée est reprise d‟un espace maritime central :

Méditerranée

La mer en partage, portes de l‟Orient

Méditerranée

Rêves et mirages, notre continent.112

Pour donner à la mer Méditerranée un sens synonyme d‟ouverture, l‟auteur

choisit l‟image des “portes” . On voit ainsi la dichotomie Nord/Sud s‟effacer au profit

d‟une réflexion sur l‟Orient et l‟Occident. Il n‟y a pas pour autant conflit entre les deux,

puisque ces portes font de l‟espace méditerranéen un lieu de transition, ni tout à fait l‟

Orient ni tout à fait l‟Occident, un espace indéfini propice donc aux “rêves et mirages” .

Parallèlement, la notion de “continent” fait de la mer un territoire à part entière, à moins

que ce continent ne soit fait de “rêves et mirages”. Nous voyons que ce déplacement de

la polarité favorise l‟imaginaire, ce que nous retrouverons dans l‟écriture de l‟espace

maritime, catalyseur de fantasmes.

C) Des Ailleurs imaginaires

A partir de cette étude des valeurs de l‟Ailleurs, nous avons déjà pu percevoir

que par le biais de fantasmes ou pour les besoins d‟un message, de symboles, l‟espace

réel se trouve soit occulté soit (re)créé. Si nous avons pu dire dans la première partie

que les inventions toponymiques sont rares, cela ne signifie pas que les espaces

imaginaires sont absents. Les occurrences sont nombreuses d‟espaces ne pouvant être

localisés ni nommés. Nous l‟avions vu avec l‟étude des país, qui correspondent souvent

à l‟espace occitan, réel ou fantasmé. Nous en trouvons une sorte de pendant dans les

111 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, “Sud de France”, 2010.

112 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, “Méditerranée”, 2010.

Page 53: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

51

occurences de « pays lointains ». Nous avons pu trouver des occurrences, plus rares,

d‟espaces imaginaires qui ne prennent pas la forme d‟un pays.

L‟étude des formes, valeurs et fonctions que prennent les « pays lointains »,

permet d‟approcher l‟imaginaire de l‟espace par le biais du désir. Le pays lointain, c‟est

en effet d‟abord dans la poésie occitane celui de l‟amour, à l‟image de l‟ Amor de lonh

de Jaufre Rudel, repris par plusieurs chanteurs, dont Jacmelina.

Dans l‟ Autanèir 113

, de Delbeau, cet espace lointain prend la forme d‟une ville

« au hons de la mar » mais que l‟homme peut approcher. Le terme de ce voyage est

« una serena/ Que [l]‟ esperava ». Ici comme dans Le marché du soleil de MSS, il

semble que c‟est l‟objectif du voyage qui donne à celui-ci un caractère nécessairement

merveilleux. L‟image de la sirène est souvent convoquée dans ces écritures du

désir dont la femme-poisson est traditionnellement le symbole.

Ce pays lointain, encore faut-il, avant de l‟atteindre, en connaître l‟existence.

Ce n‟est pas son éloignement qui ancre l‟espace dans le domaine de l‟imaginaire mais,

d‟une part, le fait qu‟il ne soit pas nommé et, d‟autre part, le lien souvent établi entre

son existence et le secret. C‟est le cas chez Patric où Gachòla 114

semble dépositaire

d‟un savoir, qui rend concret, qui légitime le rêve :

Sabi qu‟endacòm mai demòra un país

Aquel l‟ai somiat e l‟ai pas jamai vist

Cette certitude est nécessaire en ce qu‟elle donne l‟impulsion au voyage :

Ara me cal partir per faire un novel viatge

Ce nouveau voyage, qui apparaît malgré tout incertain, est évoqué après une

référence à des espaces réels :

Coneissiá lo Japon la China e l‟America

E lo nom perfumat de las filhas d‟Africa

Dans L‟Autanèir, déjà cité, c‟est le vent qui délivre le secret et donne

l‟impulsion au chant :

Lo vent de Nòrd m‟a dit

Qu‟i avè un país

Fòrça luènh d‟aciu

Dab còstas descarnadas

Batudas de mareias

113 P.-A. Delbeau, L‟Autanèir, “L‟Autanèir” (Delbeau), Disc‟òc, 1970.

114 Patric, Catellorizo,“Gachòla” (Patric), 1993.

Page 54: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

52

Ce pays est caractérisé par des “còstas descarnadas/ Batudas de mareias”,

c‟est-à-dire par une mer qui le façonne, qui agit sur lui. Il concentre tous les espoirs du

canteur.

Le pays lointain sert également de métaphore à Jean-Paul Verdier dans Le

bonheur :

Le bonheur, le bonheur

C‟est un pays lointain où je nous imagine

C‟est ton pays perdu au creux d‟un mois d‟Avril

Dans ton ventre mouillé qui crie et me fait signe 115

Le lien entre le pays, l‟imaginaire et le désir est ici évident qui prend la forme

de l‟amour charnel et la valeur d‟un bonheur nommé. Cependant, ici, si c‟est

l‟imaginaire du canteur qui donne forme au pays, c‟est bien de celui-ci qu‟émane le

désir. C‟est lui qui “crie” et “fait signe” au canteur.

Patric, dans Gachòla, ne s‟en tient pas à l‟évocation imaginaire. Rares sont les

auteurs qui, comme lui, prennent le temps de décrire cette vision :

Es un país quilhat entre mar e montanha

A l‟odor de rasim farigola e castanha

Lo vent d‟autan i bufa amb la tramontana

Lo roge e l‟aur i dançan lo sèr sus la plana

Ce pays, présenté comme lointain, rêvé, fait-il vraiment quitter l‟espace

occitan ? Ce que Gachòla rêve dans cette chanson et qu‟il n‟a jamais vu, c‟est un pays

sensuel, dont l‟existence n‟est que ressentie. Une construction fantasmée d‟un locus

amoenus qui ressemble à l‟Occitanie, à ces « pays de musique » déjà rencontrés par

ailleurs. C‟est une caractéristique que l‟on retrouve dans d‟autres textes de Patric qui

met en scène dans Madame une femme nostalgique de l‟espace qu‟elle a quitté pour

Paris et qui « s‟inventait un pays à l‟odeur de thym ». Encore une fois, la

(re)construction de l‟espace passe par les sens.

Quitter l‟Occitanie, ce n‟est donc pas forcément quitter ses problématiques.

Quitter l‟écriture de l‟espace occitan, ce n‟est pas forcément écrire l‟Ailleurs.

Parallèlement, parfois, les auteurs parlent du « proche » pour évoquer le « lointain ».

Nous voyons aussi comment la construction d‟espaces imaginaires semble nécessiter un

abandon, même temporaire, de l‟écriture collective. Mais cet abandon, qui fait surgir

115 J.-P. Verdier, Le chantepleure, « Le bonheur » (Verdier), 1979.

Page 55: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

53

l‟individu, ne signifie pas pour autant que l‟auteur délaisse la revendication. C‟est ce

point que nous nous proposons maintenant d‟éclairer.

Page 56: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

54

Troisième partie : « Solet emb eu », ici ou ailleurs …

Il est maintenant perceptible que l‟écriture de l‟espace mêle des problématiques

collectives à des considérations plus personnelles. Ces dernières peuvent se décliner

selon différentes modalités selon qu‟elles tendent à l‟universel ou qu‟elles parlent de

soi. L‟Occitanie, espace multiple, aussi insaisissable dans ses représentations que ce

qu‟elle désigne, semble moins s‟effacer dans les mouvements vers l‟Ailleurs que dans

les élans lyriques des auteurs. L‟écriture de l‟espace se débarrasse finalement de cadres,

de figures imposées dès que le « je » prend la parole et se met en scène dans les espaces

qui lui sont dévolus. Que ces derniers soient ici ou ailleurs ou - le plus souvent- dans un

entre- deux, la représentation de la solitude et de l‟isolement semble en permettre une

évocation plus personnelle. Avant d‟étudier ces derniers types d‟espace, nous devrons

nous interroger sur la place du lyrisme dans notre corpus.

I) Quelle place pour l’expression du lyrisme ?

A la lecture des études portant sur la chanson occitane, il est évident que

l‟association de la chanson occitane au militantisme n‟est plus une question : elle est

née avec le militantisme et y demeure entièrement liée. Entièrement ou presque

puisqu‟il est tout aussi évident, comme le note, parmi d‟autres Barbara Ronnewinkel

qu‟ « au début des années soixante-dix, (…) la mort du pays, la Provence qui pleure, on

en a trop entendu chanter »116

. Mais associer ce constat à la sortie de la chanson du

« domaine militant117

» par le changement des thématiques et entretenir par là le clivage

thématique thématique sentimentale / discours politique nous apparaît faussé. En effet,

il convient d‟abord de nuancer ce changement thématique : comme le note Valérie

Mazerolle, le premier disque de la NCO, Gui Broglia canta Robert Lafont qui paraît en

1965 « n‟exprime pas directement une revendication politique ; il est davantage lié à la

défense de la langue »118

. Des thématiques amoureuses sont déjà présentes dans les

premiers textes des auteurs occitans. De plus, ce n‟est pas la thématique qui fait sortir

l‟écriture du domaine militant, nous le verrons dans cette partie. En effet, le simple

usage de l‟occitan comme langue de création est souvent envisagé comme un acte

militant. Par ailleurs, il faut noter que certaines évocations amoureuses (nous l‟avons vu

116 Barbara Ronnewinkel, “ La chanson contemporaine en Provence”, in Actes du premier congrès

international de l‟AIEO, RICKETTS Peter (dir), 1987, Londres, Vol.2 . 117

Idem . 118

V. Mazerolle, op. Cit., p. 41.

Page 57: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

55

dans les chansons de l‟exil et nous le verrons encore ici) ne distancient pas toujours le

discours du message politique, mais peuvent au contraire le servir.

Si Claude Marti affirme que « quand on pousse un cri, on ne regarde pas très

bien combien le cri a de pieds » 119

il ne faut pas en déduire que posture militante et

écriture poétique s‟excluent forcément. Nous l‟avons vu, les messages politiques sont

servis par une écriture riche où la recherche d‟images fortes entretient la recherche

poétique. De son côté, Jean-Paul Verdier entretient quant à lui la confusion en

expliquant que signer chez Philips, c‟était un choix personnel (pour vivre de la chanson)

et aussi une volonté de quitter le « côté militant » de la production Ventadorn. Or, il dit

aussi qu‟avoir plus de moyens l‟aide à lutter efficacement en déclarant que chez

Ventadorn, « nous luttons avec des arbalètes contre des chars AMX ».120

Verdier, dans

L‟Exil, album de 1974 qui fait suite à cette affaire, fait figurer des textes comme Desert

qui s‟inscrivent dans la même esthétique que les auteurs Ventadorn : le texte s‟ouvre

par « nòstre tèrra dessechada ». Et l‟affirmation du « je » ne sonne pas l‟abandon de la

revendication comme le prouve Ma Marseillaise à moi :

Ma Marseillaise à moi, c‟est le bruit des fontaines

Ma Marseillaise à moi, c‟est la chanson du vent

C‟est le voile bleuté de beauté souveraine

Quand la lune en tapin à la sorgue se vend

Car mon drapeau à moi, c‟est ce bout de nuage

Sans couleur sans patrie sans clairon sans soldat

La première goutte d‟eau tombée les soirs d‟orage

Ma terre-troubadour qui fredonne tout bas

Car mon drapeau à moi c‟est un baiser de femme

Verdier en affirmant son individualité à plusieurs reprises (“à moi”)

s‟approprie l‟hymne et le drapeau, montrant une tension entre l‟individu et les symboles

collectifs. Il s‟inscrit en cela dans une tradition française (nous pensons évidemment à

Aux armes et caetera... de Gainsbourg). Cette réinvention personnelle prend deux

formes, celles de la nature et de la femme, sujets lyriques que Verdier oppose aux

symboles nationaux. L‟ « affaire Verdier » montre que l‟expression d‟une individualité

ne se fait pas sans heurts dans une création attachée à former un bloc uni, à chanter pour

la cause collective. Cependant, dès lors que les messages politiques perdront de leur

force, paradoxalement desservis par un contexte plus favorable, il apparaît que les

auteurs de la NCO qui décideront de poursuivre, mèneront un travail d‟écriture plus

119 Claude Marti, Homme d‟oc, Stock, 1975.

120 Cité par V.Mazerolle, op. Cit., p. 148.

Page 58: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

56

personnel, laissant plus de place à l‟expression personnelle. Les auteurs de la Linha

Imaginòt seront confrontés aux mêmes tensions mais sauront s‟en accommoder,

notamment en séparant l‟écriture du groupe de l‟écriture personnelle (par des projets

solos, par exemple). Si Claude Sicre affirme régulièrement préférer l‟écriture du

collectif à celle de l‟individu, d‟autres assument une pluralité qui n‟enlève en rien à

l‟ensemble de leur œuvre une unité stylistique. Enfin, il faut noter que des auteurs

comme Luc Aussibal ou Marilis Orionaa n‟ont jamais été rattachés à l‟un de ces

mouvements, ce qui ne les empêche pas de trouver naturellement leur place dans la

création occitane. Parfois, les auteurs semblent devoir se justifier d‟écrire sur l‟intimité

dans leurs créations mêmes. Chez Fraj, par exemple, l‟entrée du chant dans l‟espace

individuel est montrée comme résultant d‟une volonté de l‟auteur. Dans La Cançon

d‟ara, il présente en effet la tonalité de son texte, plutôt lyrique, comme un espace

nouveau : il est pour lui « temps/de durbir l‟ostal/d‟essèr un moment/un pauc

sentimental ». Cet « ostal » , qui représente souvent l‟ouverture à l‟Autre, avec l‟image

de la porte sur le monde, ouvre ici sur l‟intime, sur l‟individu.

II) Les espaces partagés

L‟isolement est le marqueur d‟une écriture qui s‟oriente vers l‟individu et est

un facteur propice à l‟évocation lyrique. Mais il n‟est pas toujours synonyme de

solitude : d‟une part parce que l‟isolement amoureux peut mettre en scène deux

personnages et d‟autre part parce qu‟il arrive que le canteur se situe dans un espace où

le lien avec le monde reste présent, soit par la pensée, soit par la mention d‟une

présence, lointaine ou proche.

A) Le chemin : symboliques collectives et individuelles

Parmi tous les chemins que nous avons aperçus dans la chanson occitane, celui

que l‟on retrouve repris par des auteurs est celui qui mène à l‟amour, sans doute initié

par l‟écriture de Jean Boudou, dont les poèmes sont mis en musique depuis les années

70 et encore aujourd‟hui. Sus la montanha fut mis en musique par Mans de Breish et

aujourd‟hui par Brotto-Lopez tandis que Lo camin de las pèiras blancas est chanté par

les Souffleurs de rêves. Prendre le chemin, dans Per la montanha121

du Mauresca, c‟est

121 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, “Per la montanha”, 2010.

Page 59: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

57

« cheminer sûrement/contre la fuite du temps”. Dans De matin122

, MSS emploie l‟image

du chemin pour matérialiser un questionnement sur leur parti-pris esthétique :

Ò fas un estile comerciau, per lei sòus

Ò fas un estile culturau, per lei fòus

Entre lei dos benlèu que i aurà un camin?

Siáu en defòra ò siáu en dedins ?

Nous voyons que le chemin est ici une métaphore de la voie à prendre, de la

mesure, et qu‟être en dehors ou en dedans sont les deux seules possibilités.

Dans Lo camin de l‟ ostal 123

, Peiraguda représente un chemin qui mène à la

maison. Ce chemin s‟insère d‟abord dans un vers dont le réalisme se trouvera

immédiatement mis à mal par le second :

Lo camin es long que monta a nòstre ostal

Dempuei lo vent de mai al solelh d‟abrial.

Ce sont en effet ses possibilités métaphoriques qui semblent intéresser nos

auteurs. Le cheminement est personnel ou collectif, intérieur ou destiné à favoriser

l‟action ; c‟est donc un symbole de cette double tension que nous évoquions : le chemin

est un motif qui sert à la fois à la revendication et au lyrisme.

C‟est à son père que Marti, co-auteur du roman Caminarem, dédie Amont124

,

dont le texte présente deux caractéristiques de l‟écriture de Marti : l‟étroit rapport

espace-temps et le cheminement. Il est en effet question de cheminer pour gravir une

montagne :

Caminarèm papa

Daissarèm la valada

Amont lo vent d‟ Auta

Musiquèja d‟estiu

Nous voyons le double sens que peuvent revêtir “caminarèm” et “amont” :

cheminer et monter, c‟est aussi progresser et s‟élever.

Nous voyons cependant que la représentation hésite entre réel et imaginaire

avec “la roc encantada” , qui introduit le regard de l‟enfant. Nous retrouverons cette

hésitation dans Lo Camin del Solelh. A l‟issue de ce cheminement, en revanche, la

métaphore est plus franche et l‟espace très réaliste se dissout dans l‟évocation de

l‟enfance :

122 Massilia Sound System, Aïolywood, “De matin”, 1997.

123 Peiraguda, La dama pijoniera, “Lo camin de l‟ostal”, 1982.

124 C.Marti, Et pourtant elle tourne,“Amont”, 1992.

Page 60: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

58

Sabi ieu que t‟aten

Lougièra coma bruma

E doça coma pluma

L‟imatge d‟un enfant

Que tu conneisses pla :

Lo pastre de dètz ans

Qu‟èras estat, papà.

Voyager dans les montagnes de l‟enfance, c‟est ici retrouver, non pas l‟enfant,

mais son image ...

La deuxième personne du pluriel a laissé place à la première et à la deuxième

du singulier : c‟est après les montagnes que les chemins du père et du fils se séparent.

Elles forment donc tout à la fois un refuge et une frontière.

Lo Camin del Solelh125

est dédicacée à un élément : la mer Méditerranée. Le

titre évoque à l‟évidence un chemin métaphorique mais donné ici comme réel par

l‟emploi du défini. Si “lo camin del pech” n‟apporte que peu d‟indications quant à la

localisation de l‟espace plutôt ancré dans l‟espace réel, la suite est plus précise :

Anam veire lo solelh

Se levar darrièr las Corbièras

Tot rajent d‟aiga de la mar

De la mar Mediterranèia

Entre Leucata e Sijan

Marti ancre son évocation une nouvelle fois près des Corbières, dans un espace

compris entre les deux principaux étangs des Corbières, donc dans son paysage de

prédilection. Les lieux cités sont précis et reconnaissables. L‟écriture se fait plus imagée

pour la description du soleil puisque les qualités de la mer lui sont attribuées.

Marti propose donc un espace réel, marqué par les noms de lieux et de

montagnes, mais où l‟imaginaire prend en charge la description du soleil :

Anam veire lo solelh

Coma una ròda dins lo cèl

Dançar damont las Pirenèias

Sus la musica d‟un rondèu

Barrejat d‟un aire de Fecos.126

125 C.Marti, Lo camin del solelh, “Lo camin del solelh” (Marti) , 1972.

126 Musiques du carnaval de Limoux (Aude).

Page 61: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

59

La comparaison du soleil à “una ròda” joue sur un double sens : la roue, image

assez traditionnelle, ou la ronde, qui correspond à l‟image d‟un soleil dançant

développée dans la suite du couplet. L‟indication “damont las Pirenèias”, située au

coeur du couplet vient rappeler l‟espace réel au coeur d‟une image poétique.

Ce chemin du soleil n‟est ainsi nommé que dans le titre puisque, par deux fois,

Marti le rebaptise : “camin del pech” d‟abord puis, dans un mouvement descendant

(“davalam”) “camin del brèlh”.

La chanson est structurée de manière logique, suivant le mouvement ascendant

du soleil que les deux personnages verront :

Amanhagar la Malapèira

Negra montanha del lop,

Clinhar de l'uèlh e puèi se pèrdre

Darrièr las brancas d'un pibol

“Amanhagar” rapporte l‟effet visuel du soleil couchant, frôlant la montagne

mais introduit également un rapport sensuel entre le soleil et la roche. C‟est également

l‟occasion pour Marti de teinter son évocation d‟une dimension légendaire, les loups des

montagnes ayant nourri bien des récits, notamment au XIXème siècle.

Finalement, le coucher du soleil correspond au retour à la réalité : “Nos en

tornam a Coffolens”, village de l‟auteur. Ce chemin n‟est ni de pierre, ni ancien, ni

initiatique ; il est ici la voie d‟accès à la vision poétique.

Dans la Naissença,127

chantée par Fraj, le motif du chemin est utilisé dans sa

potentialité de confusion spatio-temporelle : ce « camin » « mene a travers temps » et

pas à travers champs… Il est en effet le « dralhòl de [sa] memòria », comme le sont

souvent les chemins de la chanson occitane.

MSS dans Raja Occitani128

met en scène un chemin à trouver.

Pòrta mi ma dòna se ti plai mena mi,

Se ti plai ma dòna mòstra mi lo camin.

Pòrta mi ma dòna se ti plai mena mi

Dins lo jardin monte mi dien raja occitani.

Le chemin en lui-même importe peu, c‟est le jardin qui doit être atteint par

n‟importe quel moyen. D‟ailleurs, l‟envol est une possibilité envisagée par ailleurs dans

le texte.

127 E. Fraj, Subrevida, « Naissença » (J. Rigouste), 1978.

128 Massilia Sound System, Aïollywood, « Raja occitani », 1997.

Page 62: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

60

Les MFD dans Sèta 129

chantent un hommage à la ville en commençant par en

déplorer les changements : déclassement de l‟étang pour construire des immeubles,

profit touristique ... La représentation correspond au début du texte à ce que nous avons

pu étudier par ailleurs dans les écritures du constat. Cependant, nous trouvons par la

suite une occurrence qui renvoie au chemin en lui-même :

Pofres manjaires d‟imaginari,

Siam en riba de Mediterranea

Legendas e camins milenaris

Per començanças d‟epopèias...

Le chemin dans la chanson occitane, et là encore il s‟agit d‟une image

traditionnelle dans toute la littérature et dans le langage courant, c‟est le plus souvent le

chemin de la vie. Nous ne pourrons pas énumérer ici la centaine d‟occurrences

retrouvée mais donnerons quelques exemples : Patric dans Adieu s‟adressant à la femme

qu‟il quitte (“Pensaràs al camin pichòt de nòstra vida”), pour Mans de Breish dans

Autonòmia, c‟est classiquement un “camin de la luta‟, pour Maffrand dans Auròst ta

Joan Petit, un “camin de cançon”, et chez tous les auteurs, “caminar” prend une valeur

initiatique .

Lo Mago de‟n Castèu, avec Camin de migrant 130

jouent sur le double sens

symbolique et réaliste du chemin. Décrivant le parcours des migrants, le propos n‟est

pas situé dans une géographie précise. Ce chemin est d‟ailleurs précédé de l‟indéfini,

avec cependant l‟emploi du singulier qui indique une mise à distance du modèle réel.

L‟emploi du singulier tend à faire croire qu‟il n‟y a qu‟un chemin, partagé par tous les

migrants, qui ne peut donc qu‟être symbolique. L‟auteur insiste sur le caractère secret

de l‟espace :

Un camin contrabandier perdut en li romegàs

Pòrta sota cada pèira, lo patiment dei gents

Lo cracament d‟un genolh qu‟a totplen tròup marchat

La dolor d‟una esquina tròup de temps plegada

Ces deux vers mêlent l‟idée d‟un espace caché à la souffrance de ceux qui

l‟empruntent. Ceux-ci sont à la fois omniprésents et absents : si le corps douloureux est

129 Mauresca Fracas Dub, Contèsta, « Sèta », 2005.

130 Lo Mago de‟n Castèu, De l‟autra part dau ment dei òmes, « Camin de migrant », 2004.

Page 63: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

61

représenté sur deux vers, nous n‟en avons de trace que celle de leur souffrance,

dissimulée sous les pierres.

Dans le dernier couplet, c‟est le caractère aventureux du voyage entrepris qui

redéfinit les caractéristiques du chemin :

Un camin viatjator trebolat per l‟illusion

Pòrta com‟un senhal l‟espèr dei emigrants

La canson eterna d‟aquelu que se‟n van

Embé dintre un pantais una vida novèla

“Trebolat”, “illusion”, “espèr” et “pantais” forment un lexique de l‟incertitude

et ancrent la description dans le domaine du songe tandis qu‟ “eterna” fait du chemin et

de la chanson deux éléments liés pour toujours et depuis toujours.

Ce lien entre création et chemin est aussi représenté par La Talvera dans Ausèl

de la mar granda131

. Le canteur demande au rossignolet sauvage comment faire une

chanson et celui-ci répond qu‟ « una cançon es una flor que puèlha / Jos las pèiras

gròssas del camin ». Ici aussi, les pierres du chemin servent à dissimuler un secret. Le

premier couplet, adressé à l‟ « ausèl de la mar granda » porte justement sur un chemin

d‟un autre type :

Ton camin es aquel que s‟amaga

Darrièr cada arbre cada panical

Ton camin es aquel que te fargas

A tu de lo traçar plan coma cal.

Le canteur ne parle pas d‟ “un camin” mais de “lo meu camin”, qui implique

une dimension là encore symbolique. Dans ce dialogue, les différents oiseaux interrogés

le sont pour leur lien avec l‟objet recherché. Pour trouver son chemin, le canteur

s‟adresse à l‟oiseau de l‟océan parce qu‟il “vòl[a] totjorn sèr e matin / butat pel marin e

la cisampa” . Les deux premiers vers de sa réponse font du chemin un espace unique et

multiple : il est toujours singulier mais se dissimule derrière chaque arbre et chaque

chardon. Les deux derniers vers reviennent à l‟idée d‟un chemin unique qui reste à

tracer, qui n‟existe donc pas encore. Nous voyons ici que l‟imaginaire modifie la

logique pour représenter un chemin devenu une idée. Si l‟auteur insiste ici sur la

responsabilité individuelle, nous voyons que l‟écriture diffère de celle de Claude Sicre,

131 La Talvera, Quincarelet, « Ausèl de la mar granda », 2005 .

Page 64: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

62

écart qui réside peut-être dans la mobilisation d‟éléments naturels et dans la mise à

distance du réel par l‟emploi de constructions métaphoriques.

B) L’isolement amoureux

L‟isolement amoureux est marqué par la construction ou la recherche d‟espaces

propices à l‟intimité. Il s‟agira donc moins d‟espaces que de lieux même ci ceux-ci

peuvent être intégrés à un espace plus vaste, vide ou peuplé, nécessaire à l‟impression

d‟isolement.

a) La maison

La maison est un refuge au caractère rassurant et dont la présence dans une

chanson peut revêtir plusieurs sens : l‟ostal peut en effet être rattaché à l‟image de la

terre que l‟on quitte ou qui manque (nous avons vu ce qu‟était pour Peiraguda la « clau

de l‟ostal ») ou un refuge pour les autres ( à l‟instar de l‟ Ostal de la colina de Marti, ou

de Marseille qui représente pour Ridel « l‟ostau de tantei familhas132

» ). Maffrand dans

Un petit apartament133

modifie légèrement la symbolique puisque la maison, qui est un

lieu plutôt rural, est ici un appartement, plus urbain :

Un petit apartament,

Esconut devath un gran teit,

Tu e jo tots sols dehens,

Drin perguts au miei d‟aqueth vueit,

Ací qu‟ei la glèisa nòsta,

Tà d‟aquera nòça,

N‟i a pas nat temuenh,

Au solèr lo cèu tau viatge,

Qu‟ei com un vilatge

Qui s‟aluca au luenh,

La horrèra dehens la carrèra

Que braceja vent.

Cet espace est caractérisé par plusieurs éléments propices à l‟intimité : petit,

dissimulé et éloigné. L‟appartement devient un lieu qui sacralise l‟intimité ( “la glèisa

nòsta”) et on voit ici que l‟appropriation par le “nous” diffère largement de ce que nous

132 Massilia Sound System, Occitanista, “Joglars”, 2002.

133 Los de Nadau, Qu‟èm ço qui èm !, “Un petit apartement” (Maffrand), 1985.

Page 65: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

63

avons pu rencontrer jusqu‟ici dans les appropriations de l‟espace. Maffrand utilise l‟Ici

comme pivot dans son texte comme il le fait dans Aspa vou vivre avec le maintenant.

C‟est à partir de l‟affirmation de l‟Ici que l‟appartement devient église.

L‟Ici est une affirmation permanente dans Aquí, de Robert Lafont et chantée

par Gui Broglia134

, où l‟espace est longuement décrit, avec répétition d‟ « aquí », qui

ancre le texte dans une réalité spatiale proche. Ce n‟est cependant qu‟à la fin de cette

longue description que l‟espace est caractérisé :

« Aquí siám sols e nos aimam ».

La révélation naît de la tension provoquée par la suspension, l‟attente créée

tout au long du texte. C‟est parce que c‟est la fin du texte que la révélation peut avoir

lieu. Le lieu d‟intimité amoureuse est présenté de manière dynamique, avec emploi de

prépositions de lieu ( « sota lo cèu », « dins un maset », « sus una tèrra »). Le poète

insiste sur la solitude des amants dans le marais, « solets dins la Camarga granda ». Le

lieu refuge est ici « un maset sèns ges de pòrta », qui protège, donc, mais n‟enferme

pas.

b) Le jardin, le champ

Le lieu de l‟intimité amoureuse peut également se situer à l‟extérieur, dans la

nature, et la solitude y est assurée par une frontière symbolique, souvent une haie. Dans

Lo galant e la bergièra de Joan Rebièr, interprétée par Dostromon, les amoureux se

trouvent « darrièr lo plais de la prada ». C‟est un élément traditionnel de la chanson

populaire que de placer une bergère dans un champ et une haie pour cacher les amants

et que d‟autres auteurs contemporains réactualisent dans leurs textes. C‟est le cas de

Maffrand, chez qui dans A quinze ans135

, la nature donne l‟impulsion et le décor d‟une

rêverie amoureuse :

A la prima totstemps, lo mèu còr pataqueja,

Quan floreish lo bròc blanc, que soi embriagat,

Tròp beròia tà jo n‟èi pas jamei gausat

Envitar sons quinze ans darrèr la bòrda vielha.

134 Gui Broglia, Gui Broglia canta Robert Lafont, IEO, 1965.

135 Los de Nadau, T‟on vas ?, « A quinze ans » (Maffrand), 1982.

Page 66: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

64

Ce couplet, qui ouvre la chanson et qui lui donne la couleur d‟ une reverdie

mentionne une vieille haie, qui fonctionne comme une barrière symbolique et dont le

qualificatif “vielha” trouve son prolongement dans un autre couplet :

Aquiu despuish mila ans que iei doça l‟erbeta,

Un pomèr que l‟escón sonque taus amorós,

Que ns‟i serem cochats shens deranjar las flors,

E deilhèu desvelhats paur arrais de l‟aubeta.

La reprise du motif du verger d‟amour et- plus loin - du cant d‟aubada,

inscrivent l‟évocation dans une symbolique courtoise initiée par les troubadours. L‟âge

millénaire du lieu témoigne autant du caractère merveilleux de l‟endroit que de la

pérennité du motif lui-même.

La poésie des troubadours faisant partie du socle culturel commun à tous nos

auteurs, on retrouve inévitablement les traces de ces lectures dans leur écriture. Les

Mauresca dans Amor de pròchi136

font ouvertement référence à Jaufre Rudel.

Cependant, dès le titre, on voit la prise de distance d‟avec le modèle médiéval ; l‟amour

ne s‟envisage pas dans l‟éloignement mais dans la proximité :

Nòstras vidas son emmescladas,

Dos camins sus la mema mar,

Doas dralhas au prigond dau país,

Doas sentas pel mond cambiadís,

Dos carrairòls dins lo bartàs.

Il y a un éloignement partagé, un véritable isolement amoureux tout

métaphorique. Les “dos dolors” de Jaufre s‟en trouvent ainsi éloignées et la complainte

avec :

Luònh dels socits, dolors e repròchis,

Canti las jòias d‟un amor de pròchi.

L‟auteur, répondant à sa propre injonction, « lis les troubadours et sors les tous

de chez toi137

», prend ainsi des libertés avec le modèle, et prend plaisir à jouer avec un

héritage moins contraignant que chez Maffrand.

C‟est l‟image du jardin que choisit le Massilia Sound System dans Raja

occitani pour parler de la dame aimée. Toutefois ici, il ne s‟agit pas du lieu destiné à

accueillir les amants, mais du terme de la quête amoureuse :

136 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, « Amor de pròchi », 2011.

137 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, « Stéréotypes », 2011.

Page 67: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

65

O quant de temps encara mi faudrà sospirar,

O quant de temps encara mi faudrà pantaiar

De tei jardins.

L‟amant impatient invoque indifféremment l‟aimée, les dieux et les diables

pour l‟aider dans sa quête:

Pòrta mi ma dòna se ti plai mena mi,

Se ti plai ma dòna mòstra mi lo camin.

Pòrta mi ma dòna se ti plai mena mi

Dins lo jardin monte mi dien Raja occitani.

Quant de diables encara mi faudrà escotar,

O quant de dieus encara mi faudrà pregar

Per tei jardins.

Le chanteur s‟identifie finalement au troubadour en employant un lexique évocateur :

Quant de senhals encara mi faudrà ti balhar,

Quant de repics encara mi faudrà per cantar

Ton bèu jardin.

Nous voyons que le jardin d‟amour renvoie immédiatement à

l‟héritage des troubadours, dont ces auteurs s‟approprient les thématiques et les

codes littéraires sans les imiter. Ils leurs rendent en outre régulièrement

hommage en reprenant leurs textes ou en les citant explicitement.

III) Es sus la talvera ...

Si l‟intimité amoureuse passe par des lieux clos, au moins symboliquement,

l‟isolement solitaire peut s‟effectuer dans n‟importe quel espace, pourvu qu‟il soit en

marge du monde. C‟est ainsi que la forêt, la montagne et la mer sont les espaces

privilégiés d‟un isolement qui prend souvent un caractère contemplatif mais pas

exclusivement.

A) Lo bòsc prigond

Vielh solitari138

ressemble au premier abord à une chanson d‟exil. Mais ici,

Delbeau, qui prend en charge l‟écriture du texte, chante l‟isolement choisi d‟un homme

138 P.-A. Delbeau, L‟autaneir, “Vielh solitari” (Delbeau), 1970.

Page 68: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

66

qui y trouve sa liberté, en opposition avec “l‟òme hòrt” et l‟ “òme rei”. Cet isolement se

caractérise par un espace qui sépare physiquement le solitaire du monde qu‟il refuse :

Lègas, lègas de brumeis

De l‟ivèrn aus gestaus mòrts

Hens las jaugas deu so-coc

M‟separan de l‟òme hòrt

Il est difficile de trancher si les brumes, les genêts morts et le crépuscule

caractérisent le monde qui entoure le solitaire en dehors de son lieu refuge ou si son

refuge se situe justement dans cet espace. Ce dernier, inquiétant, prend une teinte plus

positive et imagée dans le second couplet, construit de la même manière :

Lègas, lègas de sauneis

Adromit au hons deus bòscs

Aprigats per lo mistèri

M‟separan de l‟òme rei

Delbeau, dans ce couplet, mêle deux qualités attribuées généralement au bois

profond : l‟espace de marginalisation et l‟espace onirique. Mais il n‟en fait pas un lie

clos, les deux mondes sont poreux, et c‟est le vent qui crée la communication :

Lo men can que ten l‟aurelha

Lo renard près de la hont

An flairat lo traç de l‟òme

Hens lo vent dab lo rebomb

Ici, le vent qui transporte une présence qui introduit dans cet espace un danger

que le solitaire pressentir en fonction du vent :

Si lo vent vienè deu Sud,

Anarí, tot a plaser

De cap a l‟inconegut

C‟est l‟orientation du vent qui définit la nature positive ou non de l‟espace

inconnu. Mais, ce vent vient du Nord et c‟est « la butada » qu‟entend le solitaire.

L‟opposition Nord/Sud s‟active donc dans cet espace qui ne se situe peut-être pas en

marge mais au centre, qui forme plutôt une « marche », au sens étymologique du terme.

Page 69: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

67

Fraj, dans L‟ Enfadat139

, établit lui aussi un contraste entre deux espaces, et

par là, entre deux degrés de réalité. Il y a le monde de la forêt, où l‟on trouve des

« ninfas » avec lesquelles le canteur chante « a la broa de l‟age ». On y trouve une

« font » où les « sorres aimables de la selva » lui apporteront « l‟embraguera ». C‟est

donc une forêt résolument merveilleuse, espace de joie et de liberté, aux marges du réel.

Elle se situe en hauteur loin du « vilatge bas » qui constitue le pendant réel et négatif de

cette forêt. Car dans le village, l‟on cherche à pendre l‟enfadat. La forêt appartient au

monde des croyances traditionnelles, païennes, tandis que la religion du vilatge possède

le pouvoir de punir de mort ces croyances.

Dans la Canson d‟ara, toujours de Fraj, l‟expression de l‟intime va passer par

l‟imaginaire d‟un autre espace qui se situe « luènh dins las estèlas/prigond dins la

nau ». « Luènh » et « prigond » symbolisent la mise à distance du monde, de la réalité

dans un voyage orienté d‟abord vers le ciel. C‟est ensuite dans la mer, « al país de

l‟aiga » que le canteur et son compagnon de route pourront « banhar ». Ce voyage dans

l‟espace imaginaire va encore une fois de pair avec un voyage dans le temps. Dans

« auèi sus la tèrra/ Doman dins le passat », Fraj oppose l‟aujourd‟hui au demain mais

aussi la terre au passé ; et ce passé se situera dans le futur… De même, l‟eau ne sert pas

seulement la baignade ; il faut aussi que le canteur y perde « la memòria » dans un oubli

de ce qui fut son passé et son présent. L‟oubli ne suffit pas puisqu‟il faut se faire

« mainatges », condition pour rester dans cet état d‟oubli et dans cet espace. Et se faire

enfant, c‟est se faire « contes o istòria », c'est-à-dire texte. Finalement la porte à ouvrir

devient un « pont » à « passar » et la maison se révèle être le « còr » du canteur.

B) Sus l’autura

Si les montagnes sont omniprésentes dans les chansons traditionnelles

occitanes, elles y sont souvent une barrière (Aqueras montanhas en est un exemple

célèbre) ou élément d‟identité (Sèm montanhòls). La chanson occitane moderne reprend

ces symboliques en exploitant aussi le motif de la montagne refuge.

Dans Saussat, Michel Maffrand situe son point de vue depuis “era montanha” ,

peut-être celle de “Perdiguèro”, mentionnée juste avant ou celle de “Literòla”, évoquée

juste après. C‟est une chanson de contemplation, où l‟action se réduit au regard, qui est

139 Eric Fraj, L‟Enfadat, “L‟Enfadat” (Fraj), 1980.

Page 70: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

68

activé à chaque fin de ces couplets et dont il constitue peut-être le refrain : “Que uèiti

eth Saussat”. Comme chez Boudou, dans Lo camin de la montanha,“montanha” rime ici

avec “companha” dont l‟absence fait naître le chant. A moins que celui-ci intervienne

comme un écho à celui de “tot era calhavèra” dont le chanteur dit entendre la chanson.

Ce lieu, loin de tout, est un refuge pour le canteur qui le prend comme prétexte pour

manquer l‟école (“Era fauta a Literòla”) et où il apprécie qu‟il “n‟i a cap de meste”. La

montagne en fait un homme libre :

Non n‟i a cap de cadena

Non n‟i a barrons ni cleda

E lonh dets barbelats

Espace de liberté, donc, mais aussi espace insaisissable, situé à la frontière

administrative entre l‟Espagne et la France mais également à la frontière du ciel et de la

terre :

Non ei cap mes era tèrra

Non ei cap eth cèu encara.

Enfin, Maffrand clôt sa contemplation par une image poétique où la fonte des

glaces est représentée par les larmes de la montagne :

Eth printemps que vien de „Spanha

Hè plorar era montanha

Où également le reflet de la lune sur le lac fait penser que “la luna s‟ei pausada

/ Sus eth miralh d‟era aiga”.

On retrouve cette ambiance de contemplation romantique chez François Ridel,

dans Sus l‟autura140

. La chanson s‟ouvre par un mouvement descendant du regard :

Quilhat coma un pin sus l‟autura,

Avau,

La mar sembla un jardin.

Lo peis li mena l‟aventura,

La nau

Li traça lo destin.

140 Moussu T. e lei Jovents, Forever Polida, « Sus l‟autura », 2006.

Page 71: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

69

Le deuxième vers, de deux syllabes, un seul mot, vient transformer, par sa

position, le dynamisme du texte : le premier vers installe immédiatement l‟évocation sur

un sommet (“quilhat”, “autura”), dans une verticalité à partir de laquelle nous sommes

incités à plonger immédiatement, “avau”. Le mot sert en outre de bascule entre deux

comparaisons : l‟homme à l‟arbre et la mer au jardin. L‟ isolement ne se situe pas dans

un espace vague puisque Marseille est nommée, qui se situe à proximité. Comme chez

Maffrand, l‟isolement est complet, qui ne nécessite pas de quitter tout à fait l‟espace

familier :

Ailà, si devina Marsilha,

Bessai l‟esquina d‟un daufin.

L‟aucèu que tòrna d‟Argeria

Crida lei nòvas dau matin.

Si la hauteur trouble le regard sur l‟espace (“se devina”, “bessai”), l‟ouïe est

convoquée par le cri de l‟oiseau. Ce dernier joue le rôle de crieur public, de messager

brisant ainsi les frontières. Il introduit dans la contemplation une réflexion sur les

frontières :

Davant leis uelhs, ges de barrièra,

La sau

E l‟aiga sensa fin.

Lo vent si garça dei frontièras,

Ti fau

Viatjar ambé son trin.

La prise de hauteur, du canteur lui-même et de l‟oiseau permet le dépassement

des frontières, un sentiment de liberté dont peut jouir aussi le vent, comparé à un train à

prendre. Nous repensons ici au premier couplet de Desportacion où par delà la

montagne, le soleil et les palombes effectuent un parcours impossible à l‟homme. Mais

ici, il n‟y a pas d‟expression de colère ou d‟injustice. La chanson se clôt sur un double

chemin, qui colore nouvellement le chant, a posteriori :

Va t‟en gabiòta se siás lèsta,

Va t‟en esclairar lo camin

Per lo vaissèu de ma mestressa

E lei barcas dei clandestins.

La mouette, figure du passeur, éclaire ainsi le chemin de l‟aimée et celui des

clandestins, dont les voyages aux finalités diverses s‟effectuent sur des embarcations

différentes. Pourtant, l‟auteur mentionne indifféremment le destin amoureux et le destin

Page 72: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

70

douloureux en les plaçant sous le même éclairage, les reliant par un “e” qui relie les

deux vers aux structures symétriques. Finalement, la prise de hauteur du canteur semble

correspondre à une attente, celle de l‟aimée.

Les raisons qui poussent le canteur de Per la montanha141

de Mauresca Fracas

Dub sont plus explicites :

Mèti ma vida dins mei cauçaduras,

Seguissi lei sentas d‟aventura,

Ieu m‟en vau sus leis auturas

Per caçar embolhs e macaduras.

“Embolhs e macaduras” sont explicités durant huit vers que l‟on peut résumer

par le premier : “Quand n‟ai pron, que tot m‟engarça”. Le départ “sus leis auturas”

répond moins à la recherche du repos qu‟à celle de l‟aventure. D‟ailleurs, il ne s‟agit pas

ici d‟une retraite introspective ou de contemplation. La représentation est dynamique,

foisonnante de lieux :

Per las cimas, los sèrres e l‟ermàs,

Per las dralhas, las pistas e lo combàs,

Per los sentièrs, las crèstas e lo rancàs,

Siái falibustièr, pirata dau bartàs.

L‟énumération, qui fait du couplet une sorte de thesaurus, mélange des espaces

qui ont comme point commun un sentiment d‟isolement et de risque. La situation est

loin d‟être statique, comme en témoigne la répétition de “per” en début de chaque vers.

Les références aux flibustiers, aux pirates et aux portulans (“Per la montanha m‟en vau,

/Portulan dins lei cauçaduras”) font en outre de la montagne une sorte de mer

accessible à pied, un pendant terrestre de l‟espace maritime, ce qui est fréquent dans les

textes du Mauresca.

C) La mer, entre deux terres

La mer a un statut particulier dans la chanson occitane. C‟est un élément

résolument positif et dont l‟omniprésence s‟explique par la situation géographhique des

auteurs : ce sont en effet surtout les auteurs des côtes méditerranéenne et aquitaine qui

la mentionnent régulièrement. Mais la mer possède aussi un potentiel symbolique

141 Mauresca Fracas Dub, Cooperativa, “Per la montanha”, 2011.

Page 73: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

71

poétique qui justifie une production chansonnière importante. L‟isolement maritime

passe le plus souvent par la navigation et favorise l‟évocation merveilleuse.

Dans Desamarra142

de François Ridel, nous retrouvons un exemple

d‟injonction de départ :

Una fes de mai,

Desamarra !

Lèva lo fèrri dau bastiment !

Bòrd qu‟avèm lo blu sus l‟esquina,

La vela cercarà lo vent.

A partir de cette injonction, nous voyons que c‟est le futur qui prend en

charge le voyage. La navigation n‟est pas à proprement représentée (ce qui pose ici

encore la question du départ effectif) qui semble être entièrement remise au hasard ( “la

vela cercarà lo vent”). Le hasard précède l‟évocation d‟une navigation merveilleuse

avec un lexique significatif :

Lo large t‟embarca e t‟emmasca

E ti fa perdre la rason,

Oblidar que la mai polida

T‟espèra, ailà, dins la maison.

Ce couplet révèle l‟itinéraire du voyageur sur la mer : l‟embarquement n‟est

pas volontaire puisque l‟action est menée par le large et précède l‟envoûtement, la folie

et au terme du voyage, c‟est l‟oubli qui attend le voyageur amoureux. Le “bastiment” ne

semble en outre appartenir à personne. Le voyage sans but et la navigation merveilleuse

renvoient à la tradition littéraire de l‟aventure. Cependant, l‟évocation de l‟amour, si

elle est liée à l‟oubli entraîne immédiatement l‟écriture du retour :

De matin, se la mar es bòna

E qu‟alèna dau bòn costat,

Vaicí la còsta, vaicí lei còlas

E lo lume de la ciutat

Nous le voyons, le retour est incertain, dépendant du vent mais prometteur

puisqu‟il renvoie à la femme aimée et aux lumières de la ville. Dans ce texte, si le

merveilleux opère, le réel n‟est pas pour autant mis à distance par l‟écriture. C‟est la

prise de distance par le voyage qui crée le merveilleux.

142 Moussu T. e lei Jovents, Home sweet home, “Desamarra!” (Ridel), 2008

Page 74: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

72

François Ridel reprend ce motif dans Per soleta companhia143

en passant de la

deuxième personne à la première et en reprenant l‟évocation au futur :

Prenguèri lo temps,

Prenguèri lo matin,

Lo vent dins la vèla

De mon batèu,

Ambé la mar e lo soleu

Per soleta companhia.

On retrouve la voile et le vent comme moteurs du déplacement mais le canteur

est ici à l‟initiative du départ : il est sujet du verbe d‟action et le bateau est le sien. La

solitude est recherchée mais le canteur ne parle pas pour autant d‟oubli puisque parmi

les compagnons de solitude du voyageur l‟on trouve à la fin du deuxième et dernier

couplet de ce texte bref :

Ambé l‟imatge de ma mia

Per soleta companhia.

Ainsi, le départ solitaire n‟est pas marqué par l‟oubli mais plutôt par le

souvenir et l‟amour en fait partie, comme dans Desamarra.

Chez Claude Marti, la navigation, plus rare, lui permet dans Anirèm vèire los

bateus 144

de jouer sur le rapport entre temps et espace. C‟est à partir d‟un lieu restreint,

autour d‟un foyer “dins la chemineia” et par l‟intermédiaire de “dos vielhs” que

l‟espace va s‟élargir. Cet espace passe d‟une réalité statique à celui de l‟imaginaire

grâce au rêve des deux personnages qui introduit également l‟expression au futur :

Aniràn veire los batèus

E davant la mar, lo cor desliurat

Aniràn vèire los batèus

Levaràn los uèlhs, levaràn las velas

Crebaràn lo temps !

C‟est le songe, associé à la mer qui donne une ouverture à la fois au texte, à ses

personnages et à l‟espace. Quant à la nature de ce “temps”, l‟auditeur hésite puisque

Marti effectue une modification du refrain, le second donnant “Crebarem l‟ivèrn !”.

143 Moussu T. e lei Jovents, Forever polida, « Per soleta companhia » (Ridel), 2006

144Claude Marti, “Anirèm vèire los bateus” (C. Marti), 1975.

Page 75: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

73

Miguel 145

est la reprise partielle d‟ Anirèm vèire los batèus, écrite dix-sept ans

plus tôt. Nous parlons de reprise partielle plus que de traduction puisque comme le titre

nous l‟indique, les binômes d‟ Anirèm sont remplacés par une figure unique, celle de

Miguel, “l‟ aïeul”. Dans ce texte, ce n‟est plus le rêve au futur mais un présent certain et

réel : “Dans le port un bateau l‟attend”. Ce bateau merveilleux, il suffit d‟en “lever les

voiles” pour voyager dans le passé : “Il lève les yeux, il lève les voiles / Et il a vingt

ans”. Dans ce texte plus tardif, lever les voiles est une expérience solitaire avec

cependant le même objectif : briser l‟écoulement du temps.

Dans Navigarem146

de Fraj, la navigation s‟effectue également au futur mais

dans une réalité intermédiaire :

Anirem sul vaissèl d‟aur

De la mar d‟amor

Nos trobar aquel tresaur

Qu‟espèra totjorn

Nous parlons de réalité intermédiaire puisque si la navigation se situe sur

l‟espace imaginaire de « la mar d‟amor », dans « le vaissèl d‟aur »147

, l‟utilisation

répétée du pronom défini pose cet espace comme un espace connu. Et en effet,

l‟espace n‟est connu que du canteur et sa destinatrice, puisque cette navigation

symbolique évoque une nuit d‟amour. Le terme du voyage sera « la tèrra/ De nostre

plaser » dont les deux caractéristiques spatiales sont l‟éloignement (« luènh del pòrt/

totjorn mès luènh”) et la solitude conférée par sa forme („l‟isla”) et son mystère (“le

país secret”).

Plusieurs auteurs insistent sur l‟éloignement que favorise la navigation, mais

dont la mer elle-même est l‟instrument, le sujet des verbes d‟action. Chez Maffrand,

notamment, dans La mar 148

:

La mar que va, la mar que vien / Que pòt portar l‟òmi tan luenh.

Sam Karpienia, dans Lo carrejaire 149

, développe cette représentation : le

destin est central dans une navigation qui s‟ancre dans une temporalité incertaine

comme le sont l‟espace et l‟objectif du voyage. Le texte commence par l‟expression

d‟un désir :

145 Claude Marti, Et pourtant elle tourne, “Miguel” (C.Marti), 1992.

146 E. Fraj, Cantaré !, “Navigarem” (Fraj), 1981.

147 Notons que Ridel parlera quant à lui d‟ être “lo corsari/ d‟un nau de plaser”.

148 Nadau, De cuu au ent, “La mar” (Maffrand), 1991.

149 Dupain, Camina, “Lo carrejaire”, 2002.

Page 76: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

74

Que la luna me pòrta sus leis ondas de la mar

Ce hasard, que nous avons déja rencontré chez François Ridel se trouve

renforcé par une autre prière :

Que la man de Dieu me porta

Sus leis ondas, mon esclavituda l‟ai quitada

Ais omes d‟ailabas, anar luenh sempre.

Le canteur, en plaçant son parcours sous le double patronnage de la lune et de

Dieu, insiste sur l‟idée de hasard et ajoute à son voyage une dimension épique absente

des autres évocations. Notons également qu‟ici, si l‟éloignement est lié à la prise de

liberté, il l‟est d‟autant plus qu‟il n‟est pas question de retour (“sempre”). Nous

retrouvons pourtant l‟idée d‟une lumière qui guide la navigation, mais celle-ci se situe

justement au loin et n‟indique pas le port du retour :

La fòrça que m‟ajuda dins mon periple :

Un lume que trantalha au luenh

La navigation semble s‟effectuer sans bateau créant une fusion entre l‟homme

et la mer, celle-ci entraînant le canteur dans ses mouvements :

La mar sembla durmir e ieu

Barrutli dins son sòmi movedís.

La solitude du canteur reste cependant relative puisque, comme chez François

Ridel, le voyageur emmène avec lui un souvenir du monde qu‟il quitte :

Ai emportat la votz de meis fraires

Son a cridar ma ventura, leis entendi

Bramar lo cant dau novelum, leis

Entendi bramar lo cant dau revolum

Dans l‟aventure, ici nommée, le voyageur solitaire est accompagné par son

peuple. La dimension épique déja aperçue du voyage s‟en trouve renforcée, avec un

lexique caractéristique (“novelum”, “revolum”) et la mention d‟un chant relatant

l‟aventure.

Page 77: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

75

D) Dialogues et secrets de l’espace

Nous avons repéré dans Vielh solitari l‟existence d‟une écriture qui révèle une

lecture des signes de la nature. L‟isolement permet de ressentir les éléments et d‟en

déchiffrer le langage, dans un dialogue entre l‟homme et son environnement. Ce type

d‟écriture, qui se retrouve chez quelques uns de nos auteurs, passe par différents motifs :

la porte à ouvrir, la clé, le moyen à trouver pour fuire en font partie. Marti dans

Adessiatz, écrit : « sabi ont es la clau / al fons de nòstres caps ». Cette clé, dans le

contexte, est celle de la porte du monde à venir. Cet Ailleurs est Ailleurs spatio-

temporel (nous retrouvons le rapport entre espace et temps révélateur de l‟écriture de

Marti) dont l‟homme est le point de départ. Marti, en cherchant à valoriser l‟importance

de l‟imaginaire dans la construction de l‟avenir et du monde utilise l‟image de la clé,

faisant du futur un espace à découvrir, à visiter comme une maison. Marti ne quitte pas

ici l‟écriture collective mais il est remarquable que l‟auteur prenne la parole pour ce

« nous » et affirme un savoir individuel. Dans notre étude, ce qui nous intéresse surtout,

c‟est l‟imaginaire autour de cette clé, perceptible chez Marie Rouanet également dans

Las claus son perdudas :

Las claus son perdudas

E cossí dobrir

La pòrta d'aur del paradís ?

Les clés matérialisent l‟idée d‟un savoir à posséder pour obtenir un

changement. Liée à la porte, elle précède la représentation, tout du moins la désignation

d‟un espace métaphorique sur laquelle elle ouvre. Nous pouvons voir dans la fortune de

cette image une réécriture de l‟affirmation de Frédéric Mistral qui, dans son Ode aux

poètes Catalans, déclare :

Car de mourre-bourdoun qu‟un pople toumbe esclau

Se ten sa lengo ten la clau

Que di cadeno lou deliéuro150

François Ridel, dans Le cul sur le perron remplace cette clé par la carte :

Sabi mont‟es la carta

Dei secrèts dau camin,

150 Frédéric Mistral, Odo i Troubaire Catalan, 1876.

Page 78: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

76

Sabi mont‟es la carta

Que t‟ensinha lo trin

L‟intimité entre l‟homme et l‟espace se joue dans ce savoir : divination,

dialogues ou pressentiments, l‟espace donne parfois des signes au canteur. Ces signes

expriment un rapport très étroit entre l‟homme et l‟espace, un rapport privilégié.

Michel Chadeuil avait écrit Preséncias pour Jean-Paul Verdier, mettant en

scène un canteur aux prises avec le passé, via les voix de la forêt. L‟image de la forêt

parlante est reprise par le chanteur dans Le droit à l‟oubli 151

:

Dans la forêt qui me dit tout

Et me dévoile ses coulisses

J‟ai vu les âmes des gourous

Coucher avec leur compte en Suisse

Ici, la forêt est un lieu de vérité révélée par le surnatuel et favorisée par la

solitude du canteur. Celui-ci devient, comme dans Preséncias, dépositaire de cette vérité

et finalement, cette confiance que lui accorde la forêt en fait une sorte d‟élu naturel,

légitime à prendre la parole en son nom. Ici, le propos est clairement militant mais

l‟image utilisée met à distance le réel, dans une allusion rapide, donnée comme une

affirmation crédible.

Si Verdier chante ce lien avec la forêt, Delbeau quant à lui associe le plus

souvent ses sentiments au vent. Pierre-André Delbeau est, de nos auteurs, celui qui écrit

le plus sur le vent. Dans Reflus152

, les obsèques du vent donnent à la chanson une

tonalité mélancolique renforcée par la thématique amoureuse. En effet, le « je » prend la

parole pour chanter un vent qui porte une voix inconnue. C‟est le vent lui-même qui

s‟adresse au canteur :

Au bòrd de la mar grana

Ei entenut lo vent

Bohar un nom de hemna

Ce nom de femme, apporté par le vent, lui sera repris par la mer :

Mès la lama desjà

Me raubava sa traça

151 J.-P. Verdier, Le chantepleure, “Le droit à l‟oubli” (Verdier), 1979

152 P.-A. Delbeau, L‟autaneir, “Reflus” (Delbeau), 1970.

Page 79: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

77

E non volot pas era

Me repetar son nom

L‟homme se situe dans un dialogue avec la nature et dans lequel la femme est

centrale, par le biais de son nom. Le vent et la mer sont dotés de pouvoirs différents :

l‟un donne, l‟autre reprend, dans un « reflus » qui ressemble à un refus.

Dans l‟ Autanèir, c‟est le vent d‟autan qui mettra un terme à ces discours. Il est

intéressant que Delbeau modifie ici l‟écriture de son couplet. En effet, chaque couplet

présente le discours des vents de la même manière : « lo vent (...) m‟a dit ». Mais ici,

Delbeau fait disparaître la conjonction donc le rapport de subordination : « Lo vent

d‟Autan m‟a dit /Las lanas occitanas ». Il s‟agit bien de dire, raconter un espace, et

notamment l‟espace occitan. Autre modification dans l‟écriture : le vent d‟autan

s‟exprime au discours direct, avec apparition d‟un autre « je », la voix de la nature. Ce

vent paraît d‟autant plus familier qu‟il parle d‟un espace plus proche du quotidien, de la

réalité, sans élément merveilleux : la cabane, plus sécurisante que les grandes plaines ;

le chemin, voie concrète et chargée de significations ; et les amis, plus fiables sans

doute qu‟une sirène et dont le vent se dit être le protecteur.

Dans Mas cançons bohan dab lo vent, c‟est une nouvelle fois le vent qui

inaugure le texte, et qui semble finalement être le moteur de l‟écriture de Delbeau.

Lo vent fripon que passa

M‟a raubat mas cançons

L‟image du vent fripon avait déja été chantée par Brassens dans Le Vent

153pour dénoncer la sévérité avec laquelle les gens jugent les “petits jeux” du vent. Ici,

Delbeau représente un jeu particulier : le vol de ses chansons par le vent transforme ses

textes en souffle, qui vient se mêler à la nature et au temps. En effet :

L‟aiga de la laguna

Banhada de mareias

Lo canta a la duna

Per lo vent alisats

L‟évocation des marées s‟insère dans un vers qui rappelle l‟ Autanèir où les

côtes sont “batudas de mareias”. Ensuite, le vent se charge en signification, gonflant la

chanson d‟une lyrique amoureuse qui est d‟abord celle du chansonnier :

153 “Si par hasard / Sur l‟ Pont des Arts/ Tu croises le vent le vent fripon / Prudenc‟ prends garde à ton

jupon “

Page 80: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

78

Mas cançons bohan dab lo vent

Mas amors i van corrent !

Lyrique qui devient, à la faveur d‟un détour par une métaphore du temps, celle

des troubadours :

Lo vent daus temps passats

Es cargat deus amors

Aus temps raubats

Aus gentils trobadors

Ce vent ancien est finalement clairement désigné comme étant “Lo vent deus

trobadors” qui souffle “de tor en tor / De país en país”. Ce vent voyageur et messager

apporte finalement, comme un retour à l‟envoyeur, des voix au chanteur, celle des

troubadours (“lurs votz”). Pour une dernière mutation, qui donne son sens à tout le

développement autour de sa figure, le vent aide l‟auteur à trouver sa “sorga”,

l‟inspiration donc. Ainsi, Delbeau formule ici la forte imbrication entre les éléments,

l‟espace et son écriture. Nous trouvons la même idée chez Ridel qui, dans Seradas de la

mar parle ainsi du vent :

Se l'aura bofa mai,

S'anirà vesitar

Leis estius de la tèrra,

Li mesclar mei cançons

A l'entorn de la taula

Dei fraires dau trobar.

Ce qui “s‟anirà” ici n‟est pas le vent mais “un grand linçòu que seca /en vela

de bateu”, dans une alliance entre le vent et la mer. Nous notons donc que l‟isolement

peut favoriser le discours de l‟auteur sur sa création au sein même de son texte. Ce qui

est intéressant ici, c‟est de trouver encore une fois un dialogue entre deux auteurs aux

styles différents.

Le vent parle, encore, et colporte les secrets également chez Maffrand, dans A

quinze ans :

E saurés, tu lo vent,

Si passa lo cap au finestron,

A l‟entorn deu son còr anar sonar l‟aubada,

E saurés, tu lo vent,

Tu qui cantas tan beròi l‟amor,

Cridar lo mèu secret per totas las contradas.

Page 81: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

79

L‟auteur accorde au vent des facultés liées à l‟amour : il sait les secrets de

l‟amant et sait également chanter l‟amour. Il est ainsi le médiateur désigné entre l‟amant

et l‟aimée, d‟autant plus que c‟est “per totas las contradas” que le secret doit être

révélé. Mais s‟il sait être le complice des amours à révéler, il peut tout aussi bien,

comme dans Le leberon de Peiraguda, trahir les secrets, porter les ragots :

La luna los a vists,

Lo vent me l'a cantat.

Notons qu‟ici encore, le vent chante, ce qui en fait un élément lyrique, au sens

étymologique du terme.

Le vent est évoqué rapidement dans Planh per la mòrt d‟un mesteir154

. Pelote,

dont il est fait le portrait, est défini par son savoir : le savoir des « causas hòrtas », de

« las gents que caden », de la langue mais aussi du vent :

Sabè lo vent de l‟Oèst

Cramponat a la barra

E que per vent de l‟Est

Las palomas devaran

Nous sommes dans ce texte, dans un rapport différent encore à la nature : il n‟y

a pas de distance avec le réel mais la valorisation d‟un lien avec la terre, qui passe par sa

connaissance. Pelote connaît son élément et cela lui confère un statut à part. Dans A

nueit que‟t vau cantar, Maffrand, nous l‟avons vu, chante la nostalgie de la terre d‟un

exilé. L‟exilé a besoin d‟affirmer sa mémoire, de clamer son attachement à la terre en

évoquant le savoir qu‟il possède de son espace :

Que sèi tostemps lo nom de las penas

Que sèi lo nom de tots los camins

Que‟us vei enqüèra au hons deu vin

A nueit que‟t vau cantar

O mon país

Dans Cantaré, Fraj signe deux textes tournés vers l‟espace maritime. Le

premier, Marinier, exprime la volonté de naviguer. Le « viatge » du marinier est

accompagné par le « solelh », et la nuit, apparaît « la luna » à laquelle le marinier a le

pouvoir de parler « dins son lengatge ». L‟aspect merveilleux de ce dialogue est

renforcé au vers suivant par l‟évocation du « secret/ de las estèlas » que le canteur

souhaite connaître. Il pense le trouver « sul batèu », cet antique outil littéraire du voyage

154 P.-A. Delbeau, Rencontre occitane, “Planh per la mòrt d‟un mesteir » (Delbeau), Disc‟Oc, 1973.

Page 82: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

80

vers le merveilleux. C‟est d‟ailleurs le « batèu /de l‟aventura », aventure qui mène

souvent les protagonistes vers la forêt ou la mer merveilleuses.

Dans Cabussada, Fraj relance l‟écriture du plongeon et de l‟espace maritime

onirique. Le vent y est dépositaire d‟un « secret blau » : porteur de voix mais qu‟il faut

savoir entendre. La couleur bleue annonce le déploiement des images liées à la mer :

Es le viatge de l‟amor

Cap a la mòrt

Del batèu cap a son pòrt

Ce « viatge » devient une « cabussada » dans différents éléments présentés

comme équivalents (avec la construction en parallélisme : cabussada dins … ou

viatge…cap….) mais de natures différentes. L‟espace de ce voyage est entièrement

celui de l‟émotion, du sentiment et de l‟impression :

Cabussada dins les rires

E la sang

Dins les sòmis dels enfants

Ce sentiment est finalement pris en charge par la mer après un détour par la

figure d‟Ulysse155

, « cap a son país mitic » (mais ce voyage est ensuite comparé à celui,

plus biologique, « de l‟influs/ Cap al cervèl ») :

Cabussada dins la mar

Dels sentiments

Dins le riu del moviment

Cabussada dins la folia

Del printemps

Dins las aigas del vivent …

Nous voyons que l‟écriture de Fraj est devenue plus poétique et imagée. Alors

que nous avions rencontré un espace de l‟intime, certes imagé, mais lié à des motifs très

matériels (telle la porte à ouvrir), ici, le mélange entre l‟espace et l‟intime est devenu

total par l‟effacement de tout comparant ou d‟éléments réalistes.

C‟est finalement dans l‟écriture de la marge que peuvent se mêler l‟individu et

le collectif, le sentiment et la réflexion et se déployer la vision poétique dégagée des

155 Luis Llach avait, en 1975, repris l‟ Itaca du poète grec Constantin Cavafy ( 1863-1933) adapté en

catalan par Carles Riba. Y est développée l‟image d‟une Ithaque-idée et multiple, dont l‟existence ne se

concrétise que dans le voyage qu‟elle permet d‟effectuer. Le texte établit un parallèle entre le voyage et

le combat.

Page 83: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

81

formes imposées par l‟écriture collective. C‟est là que le « nous » devient « je » et que

le « tu » ne désigne plus l‟auditeur. Nous devons cependant nuancer le propos, et éviter

ainsi une généralisation trop catégorique en notant que dans Anirem veire los

bateus l‟irruption du “ieu” dans le texte correspond au retour du message politique. Cela

nous conforte dans l‟idée qu‟il faut un changement de point de vue pour que la portée

du discours progresse ou évolue.

Page 84: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

82

Conclusion

Ainsi, de la même manière que l‟on a pu repérer des tentatives

d‟homogénéisation d‟un espace hétéroclite pour créer une Occitanie unie, le danger

consiste à imposer à la chanson occitane ce qu‟elle s‟est imposé elle-même à ses débuts,

un lissage qui ne lui correspond pas tant ses acteurs sont divers. Nous pouvons conclure

de plusieurs manières cette étude qui nous aura amené à nous poser de nombreuses

questions et nous l‟espérons à confirmer le postulat de départ. D‟abord, qu‟une posture

militante n‟empêche pas un travail d‟écriture important, même si les textes les plus

efficaces et que l‟auditeur mémorise le mieux sont parfois assez simples dans leurs

structures et leurs images. Le militantisme est une posture, un parti-pris qui se sert de la

chanson et qui sert aussi le genre en retour. D‟autre part, que la chanson occitane ne se

résume pas à quelques textes repris comme des hymnes dans les manifestations ou les

concerts, portant une vision et des images poétiques propres à ses auteurs. S‟il est

important de noter que trois périodes distinctes se révèlent par l‟étude de l‟histoire de la

chanson occitane contemporaine et qu‟elles répondent à des critères désormais bien

repérés, il faut aussi travailler à en montrer la diversité. Car s‟il est vrai que l‟on ne peut

comprendre l‟objet en n‟en étudiant qu‟une des composantes, il est vrai également

qu‟en occultant trop systématiquement l‟écriture des textes pour ce qu‟ils sont, on ôte à

l‟objet l‟un de ses intérêts majeurs : le travail des mots, la diversité de sa qualité et de

son expression. En étudiant la chanson occitane dans ce qu‟elle dit vraiment et en nous

étant efforcé de savoir comment les auteurs choisissent de le dire nous avons découvert

un objet plus protéiforme qu‟il n‟y paraissait. Le choix d‟étudier en particulier l‟écriture

de l‟espace nous a permis d‟aborder les écritures dans leurs dimensions collectives et

individuelles, au service d‟un ensemble et au service du genre chanson.

Page 85: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

83

BIBLIOGRAPHIE

- Ouvrages et articles sur la chanson occitane

ALEN-GARABATO, Maria-Carmen, « De la nova cançon des années 1970 au

trobamuffin des années 1990 : Occitania canta! » in BOYER, Henri (dir.), Dix siècles

d‟usages et d‟images de l‟occitan : des troubadours à l‟internet, L‟Harmattan, 2003,

pp. 385-391.

BARD, Frédéric, CARLOTTI, Jan-Maria, Antologia de la nova cançon occitana, Aix-

en-Provence, Edisud, 1982.

CARRIERES, Marcel, Chansons occitanes d‟expression française de mariniers et de

marins, Société de musicologie du Languedoc, Béziers, 1981.

CESTOR, Elisabeth, Les musiques particularistes: chanter la langue d‟òc en Provence

à la fin du XXème siècle, L‟Harmattan, 2005.

CESTOR, Elisabeth, LE GALL, Augustin, La vie en òc. Musique !, Carnets

méditerranéens, 2010.

DREMER, Torsten, « La chanson, véhicule de la langue occitane. Une enquête sur la

fonction linguistique de la chanson en Occitanie » in Lengas, n°24, p 71 à 88, 1988.

ESTEVE, Jean-Daniel, « Les chanteurs de la révolution occitane », dans Lengas, n°67,

2010, Presses Universitaires de la Méditerranée.

GASQUET-CYRUS , Médéric (dir.), Paroles et musique à Marseille : les voix d‟une

ville, L‟Harmattan, 1999.

MAZEROLLE, Valérie, La chanson occitane (1965-1997), PUB, coll. Saber, Bordeaux,

2008.

RONNEWINKEL, Barbara, “La chanson contemporaine en Provence”, in RICKETTS

Peter (dir.), Actes du premier congrès international de l‟AIEO, 1987, Londres, Vol.2.

ROUBAUD, M.-L., « La nouvelle chanson occitane » in Magazine littéraire, n°76, Mai

1973, p. 26.

ROUQUETTE, Yves, La nouvelle chanson occitane, Toulouse, Privat, 1972.

TENAILLE, Franck, Musiques et chants en Occitanie : création et tradition en pays

d‟oc , 2008.

ZERBY-CROS, Anna, Discographie occitane générale, des troubadours à la nouvelle

chanson, C.I.D.O.,1979.

Page 86: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

84

- Monographies

CALVET, Louis-Jean, Joan-Pau Verdier, Seghers, Paris, 1976.

GAUDAS, Jacme, Fabulous Stories, IEO, 1995.

MARTI, Claude, Homme d‟ òc, Stock, 1975.

MELHAU, Jan (dau), Mas si chantavas la vita ..., Las edicions dau chamin de sent

jaume, 2006.

PATRIC, Profession troubadour, Aura, 1990.

PECOUT, Roland, Claude Marti, Seghers, Paris , 1975.

PISSAFREG, Cançons de v.uei ...e de doman, Association Pissafreg, Montignac, 1986.

SICRE, Claude, Vive l‟ Americke !, Paris, Publisud- Montauban, Adda 82.

- Sur le genre chanson

HIRSCHI, Stéphane, Chanson, l‟art de fixer le temps - De Béranger à Mano Solo, Les

Belles Lettres, Presses Universitaires de Valenciennes, 2008.

PECQUEUX, Anthony, “Vers une chanson politique?”, in Linha Imaginòt, 1er trimestre

2003.

SICRE,Claude, “De la musique chantée”, in Linha Imaginòt, 3ème trimestre 2004.

ZUMTHOR, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983.

- Revues

Linha Imaginòt

Autrement n° 25 , Hors-série « Occitanie, vers quel type de société ? »

Lengas n°67 Chanson occitane et chansons en occitan dans la 2nde moitié du

XXe siècle

- Sites internet

www.paraulas.net : site participatif recensant près de 4000 textes de chansons

occitanes (en français, occitan et catalan)

Page 87: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

85

Discographie

DAUMAS, Daniel, Paura Provença, 45 tours, Ventadorn, 1971.

DAUMAS Daniel, Contra Suberna, Livre-CD, Parole éditions, Artignosc-sur-Verdon,

2005..

DELBEAU Peir-Andrèu, Camas de bòi, 33 tours, Le Chant du Monde/ Le Nouveau

chansonnier, 1973.

DELBEAU Peir-Andrèu, Rencontre occitane.

DOSTROMON, Lemosin…Occitania, 45 tours, Disc‟Oc.

DUPAIN, L‟Usina, CD, EMI, 2000.

DUPAIN, Camina, CD, EMI, 2002.

DUPAIN, Les vivants, CD, Label bleu, 2003.

FABULOUS TROBADORS, Era pas de faire, CD, Roker Promocion, 1992.

FABULOUS TROBADORS, Ma ville est le plus beau park, Philips/Mercury, 1995.

FABULOUS TROBADORS, On the Linha Imaginòt, CD, Philips, 1998.

FABULOUS TROBADORS, Duels de tchatche, CD, Warner, 2003.

FEMMOUZES T., Femmouzes T., Willing, 1996.

FEMMOUZES T., 2, Créon Music, 2002.

FRAJ Eric, Subrevida, 33 tours, Revolum, 1978.

FRAJ Eric, L‟enfadat, 33 tours, Ventadorn, 1980.

FRAJ Eric, Cantaré !, 33 tours, 1981.

FRAJ Eric, Via nòva, 33 tours, 1986.

JACMELINA, Te causissi, 33 tours, Revolum, 1975.

JACMELINA, Ambe lagremas e solelh, 33 tours, Revolum, 1976.

LOS DE NADAU, Monsur lo regent, 33 tours, Ventadorn, 1975.

LOS DE NADAU, L‟immortèla, 33 tours, Ventadorn, 1978.

LOS DE NADAU, T‟on vas ?, 33 tours, Ventadorn, 1982.

LOS DE NADAU, Qu‟èm ço qui èm !, 33 tours, Los de Nadau, 1985.

NADAU , De cuu au vent, CD, 1991.

NADAU, Pengabelòt, CD, 1994.

MANS DE BREISH, O Sant Loís, 45 tours, Ventadorn, 1971.

MANS DE BREISH, Volem viure al país, 33 tours, Ventadorn, 1977.

MARTI Claude, Marti canta un país que vòl viure, 45 tours, Ventadorn, 1969.

MARTI Claude, Occitania !, 33 tours, Ventadorn, 1970.

Page 88: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

86

MARTI Claude, Montsegur !, 33 tours, Ventadorn, 1972.

MARTI Claude, Lo país que vòl viure, 33 tours, Le Chant du Monde, 1973.

MARTI Claude, L‟òme espèr, 33 tours, Ventadorn, 1974.

MARTI Claude, L‟an 01, 33 tours, Ventadorn, 1975.

MARTI Claude, Lo camin del solelh, 33 tours, Ventadorn, 1977.

MARTI Claude, Et pourtant elle tourne, CD, Revolum, 1992.

MASSILIA SOUND SYSTEM, Rude et souple, Cassette, Roker Promocion, 1989.

MASSILIA SOUND SYSTEM, Parla Patois, CD, Roker Promocion, 1991 .

MASSILIA SOUND SYSTEM, Chourmo !, CD, Roker Promocion, 1993.

MASSILIA SOUND SYSTEM, Aïollywood, CD, Roker Promocion, 1997.

MASSILIA SOUND SYSTEM, 3968 CR 13, CD, Adam, 2001.

MASSILIA SOUND SYSTEM, Oaï e libertat, CD, 2007.

MAURESCA FRACAS DUB, Contesta, CD, Warm Up, 2005.

MAURESCA FRACAS DUB, Bartas, CD, Warm Up, 2008.

MAURESCA FRACAS DUB, Cooperativa, CD, Lo sage e lo fòl prod., 2011.

MOUSSU T. E LEI JOVENTS, Mademoiselle Marseille, CD, 2005.

MOUSSU T. E LEI JOVENTS, Forever Polida, CD, 2006.

MOUSSU T. E LEI JOVENTS, Home sweet home, CD, 2008.

MOUSSU T. E LEI JOVENTS, Putan de cançon, CD, 2010.

MIQUELA, Magali, 45 tours, Ventadorn, 1974.

ORIONAA Marilis, Balansun, CD, Revolum, 1992.

ORIONAA Marilis, Ca-i !, La Voce Trema, 1996.

PATRIC, Baticòr, 33 tours, Ventadorn, 1977.

PATRIC, Viatge, 33 tours, Milan, 1981.

PATRIC, Embarcadère, CD, Aura, 1991.

PATRIC, Castellorizo, CD, Aura, 1993.

PEIRAGUDA, Lo leberon, 33 tours, Ventadorn, 1978.

PEIRAGUDA, La dama pijòniera, 33 tours, Ventadorn, 1982.

PEIRAGUDA , De mai en mai, 33 tours, 1986.

LA SAUZE, Lo vinhairon, 33 tours, Ventadorn, 1978.

LA SAUZE, La tèrra se botiòla, 2003.

LA TALVERA, Quincarelet, CD, CORDAE / La Talvera, 2005.

LA TALVERA, Bramadís, CD, CORDAE / La Talvera, 2007.

VERDIER Joan-Pau, Occitània sempre, 33 tours, Philips, 1973.

VERDIER Joan-Pau, L‟exil, 33 tours, Philips, 1974.

Page 89: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

87

VERDIER Joan-Pau, Faits-Divers, 33 tours, Philips, 1975.

VERDIER Joan-Pau, Vivre, 33 tours, Philips, 1976.

VERDIER Joan-Pau, Tabou-le-chat, 33 tours, Philips, 1977.

VERDIER Joan-Pau, Le chantepleure, 33 tours, Philips, 1979.

Page 90: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

88

Sommaire

INTRODUCTION ..................................................................................................................... 2

PREMIÈRE PARTIE : PRÉSENTATION ET REPRÉSENTATION DE L’ESPACE OCCITAN ................. 7

I) DESIGNER L‟ESPACE : TOPONYMIE ET FORMULES ..................................................................................... 7

A) Toponymie imaginaire ................................................................................................... 7

B) Toponymie réelle : nommer pour situer, nommer pour symboliser............................... 8

C) Absence de toponymie : la désignation formulaire ..................................................... 11

II) DELIMITER L‟ESPACE ............................................................................................................................ 13

A) Etendues et frontières : la chanson-carte .................................................................... 13

B) Terre et ciel : la fusion poétique des éléments............................................................. 16

C) Ville / campagne, mer/montagne et forêts : des contrastes internes ......................... 17

III) CONSTATER L‟ESPACE : GRANDEUR ET DECADENCE DE L‟ESPACE OCCITAN ........................................ 20

A) La sublimation de l’espace : le pays de Cocagne .................................................. 20

B) Des culpabilités internes .............................................................................................. 23

C ) L’espace et le présent : entre champ de ruines et lieu d’action ................................. 25

DEUXIÈME PARTIE : QUITTER L’OCCITANIE ? ........................................................................29

I) PARTIR ET RESTER : TENSION RECURRENTE ........................................................................................... 29

A) Entre l’enracinement et le voyage : larguer les amarres ............................................ 29

B) Valeurs du voyage ....................................................................................................... 34

C) L’Ailleurs dans l’Ici ....................................................................................................... 40

II) REPRESENTATIONS ET VALEURS DE L‟AILLEURS ................................................................................... 43

A) Un Nord problématique ............................................................................................... 43

B) Un Sud tourné vers les Suds ......................................................................................... 47

C) Des Ailleurs imaginaires .............................................................................................. 50

TROISIÈME PARTIE : « SOLET EMB EU », ICI OU AILLEURS … .................................................54

I) QUELLE PLACE POUR L‟EXPRESSION DU LYRISME ? ...................................................................... 54

II) LES ESPACES PARTAGES ......................................................................................................................... 56

A) Le chemin : symboliques collectives et individuelles .................................................... 56

B) L’isolement amoureux ................................................................................................. 62

III) ES SUS LA TALVERA ... ............................................................................................................................. 65

A) Lo bòsc prigond ........................................................................................................... 65

B) Sus l’autura .................................................................................................................. 67

C) La mer, entre deux terres ............................................................................................. 70

D) Dialogues et secrets de l’espace .................................................................................. 75

CONCLUSION .......................................................................................................................82

BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................................................83

DISCOGRAPHIE .....................................................................................................................85

Page 91: L'écriture de l'espace dans la chanson occitane contemporaine (1969-2007)

I