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© POUR LA SCIENCE - N° 355 MAI 2007 78 D D es pommes ! Les étals des marchés en proposent des dizaines de variétés : Gol- den, Granny-smith, Royal Gala, Reine des reinettes... Elles sont cachées là où on les attend le moins. Par exemple, la pomme Macintosh a donné son nom à la gamme d’ordinateurs de la Société... Apple. David Morell, l’auteur du roman First Blood, nomma son héros, incarné à l’écran par Sylvester Stallone, comme les pommes que sa femme avait rapportées du marché, les pommes Rambo. La pomme apparaît souvent dans la mythologie, notamment la grecque. Hip- pomène remporta la course qui l’opposait à Atalante en laissant choir sur le parcours des pommes d'or (offertes par Aphrodite) qui détournèrent l’attention de sa rivale. Hercule s’acquitta d’un de ses travaux en cueillant les pommes d'or du jardin des Hespérides. Éris déclencha indirectement la guerre de Troie en offrant une pomme « pour la plus belle », la « pomme de la dis- corde ». La pomme serait donc familière à ce point ? Pourtant les questions la concernant ne manquent pas, à commencer par celle de son origine. Est-elle le produit, comme tant de plantes, de l’hybrida- tion de « parents » différents (le blé a au moins trois « parents », les fraises deux et les roses 14)? Est-elle apparentée aux pommes sauvages d’Amérique du Nord ou d’Europe? Petite à l’état sauvage, comment a-t-elle grossi ? La pomme est-elle une innovation fortuite, comme le kiwi, issue de plantes sauvages? Pour toutes ces questions, la réponse est non, mais la vérité est plus étrange encore. Bon nombre de nos pommes comes- tibles seraient apparues au gré de croi- sements sauvages, avant d’être sélec- tionnées par l’homme. La Red Delicious a été repérée vers 1870 dans l’Iowa, dans une haie. La Golden Delicious a été découverte vers 1890, dans une bordure d’arbres en Virginie occidentale. Elle doit son succès aux millions de bou- tures qui ont été exportées dans le cadre du Plan Marshall pour relancer l’industrie frui- tière en Europe de l’Ouest. Une sexualité débridée Le secret de l’origine de la pomme réside dans le mode de reproduction de l’arbre. À l’inverse du pêcher, par exemple, le pommier ne peut pas s’autopolliniser. Ainsi, le premier portera des graines (ou pépins) qui seront identiques à celles des parents, alors que celles d’un pommier produiront des pommes dont aucune ne ressemblera à celles portées par les parents. Par- tant, les croisements possibles dans les vergers culti- vés ou sauvages sont innombrables. De fait, on connaît, dans le monde tempéré, environ 20000 variétés de pommes. En outre, chaque pépin de pomme est fertile ; il n’y a quasi- ment pas de pommes stériles. Les pommiers qui présentent un intérêt peuvent être repro- duits par bouture, de sorte que leurs caractères génétiques sont maintenus, mais ce n’est pas indispensable. Ce n’est pas le cas d’autres espèces cultivées, telles les oranges et les bananes, qui sont stériles et dépendent pour leur survie et leur propagation des greffes et des bouturages. Barrie Juniper Avant de devenir un gros fruit juteux et sucré, la pomme a fait un long périple : elle a traversé le détroit de Béring et l’Asie centrale, avant d’arriver en Europe grâce aux ours et aux chevaux. Le voyage des pommes Le voyage des pommes Pédoncule Enveloppe sclérifiée Placenta Pépins Sépales Réceptacle charnu Membrane fibreuse Pulpe Barbara A ulicin o

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DDes pommes! Les étals desmarchés en proposent desdizaines de variétés: Gol-den, Granny-smith, RoyalGala, Reine des reinettes...Elles sont cachées là où on les attend le moins. Par

exemple, la pomme Macintosh a donné sonnom à la gamme d’ordinateurs de la Société...Apple. David Morell, l’auteur du roman FirstBlood, nomma son héros, incarné à l’écran parSylvester Stallone, comme les pommes que safemme avait rapportées du marché, les pommesRambo. La pomme apparaît souvent dansla mythologie, notamment la grecque. Hip-pomène remporta la course qui l’opposaità Atalante en laissant choir sur le parcoursdes pommes d'or (offertes par Aphrodite)qui détournèrent l’attention de sa rivale.Hercule s’acquitta d’un de ses travauxen cueillant les pommes d'or du jardin desHespérides. Éris déclencha indirectementla guerre de Troie en offrant une pomme« pour la plus belle », la « pomme de la dis-corde ». La pomme serait donc familière à ce point?Pourtant les questions la concernant ne manquent pas, àcommencer par celle de son origine.

Est-elle le produit, comme tant de plantes, de l’hybrida-tion de «parents» différents (le blé a au moins trois «parents»,les fraises deux et les roses 14)? Est-elle apparentée aux pommessauvages d’Amérique du Nord ou d’Europe? Petite à l’étatsauvage, comment a-t-elle grossi ? La pomme est-elle uneinnovation fortuite, comme le kiwi, issue de plantes sauvages?Pour toutes ces questions, la réponse est non, mais la véritéest plus étrange encore.

Bon nombre de nos pommes comes-tibles seraient apparues au gré de croi-sements sauvages, avant d’être sélec-tionnées par l’homme. La Red Deliciousa été repérée vers 1870 dans l’Iowa,dans une haie. La Golden Delicious a

été découverte vers 1890, dans unebordure d’arbres en Virginie occidentale.

Elle doit son succès aux millions de bou-tures qui ont été exportées dans le cadre du

Plan Marshall pour relancer l’industrie frui-tière en Europe de l’Ouest.

Une sexualité débridéeLe secret de l’origine de la pomme résidedans le mode de reproduction de l’arbre.À l’inverse du pêcher, par exemple, lepommier ne peut pas s’autopolliniser.Ainsi, le premier portera des graines

(ou pépins) qui seront identiques à cellesdes parents, alors que celles d’un pommier

produiront des pommes dont aucune neressemblera à celles portées par les parents. Par-

tant, les croisements possibles dans les vergers culti-vés ou sauvages sont innombrables. De fait, on connaît, dansle monde tempéré, environ 20000 variétés de pommes. Enoutre, chaque pépin de pomme est fertile ; il n’y a quasi-ment pas de pommes stériles.

Les pommiers qui présentent un intérêt peuvent être repro-duits par bouture, de sorte que leurs caractères génétiquessont maintenus, mais ce n’est pas indispensable. Ce n’estpas le cas d’autres espèces cultivées, telles les oranges et lesbananes, qui sont stériles et dépendent pour leur survie etleur propagation des greffes et des bouturages.

Barrie Juniper

Avant de devenir un gros fruit juteux et sucré, la pomme a faitun long périple : elle a traversé le détroit de Béring et l’Asie centrale,avant d’arriver en Europe grâce aux ours et aux chevaux.

Le voyage des pommesLe voyage des pommes

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Selon les paléobotanistes, les ancêtres de la pomme ontmigré de l’Amérique du Nord vers l’Asie (les continentsn’avaient pas la même forme qu’aujourd’hui) entrela fin du Crétacé et le début de l’ère tertiaire(de 65 à 50 millions d’années). Pour ce faire, ilsont emprunté un pont terrestre, aujourd’hui sousle détroit de Béring, qui émergeait quand l’eaude mer était bloquée dans des glaciers et autresmasses glaciaires continentales. Cette petite néo-pomme devait probablement ressembler à uneaubépine (Crataegus), avec des bouquets de fruitsà longue queue, à peine plus grands que des pois.Cependant, il y a 10 à 12 millions d’années, unepomme ancestrale a dû exister en Chine centrale,dans la région des actuelles provinces de Xi’anet Shaanxi, et peut-être dans un large couloir deforêts tempérées.

La conquête de l’AsiePlus tôt, il y a 40 millions d’années,le sous-continent indien, qui s’estdétaché de l’Afrique de l’Est, aheurté l’Eurasie, au Nord. Decette poussée sont nées suc-cessivement les chaînes de l’Hi-malaya, du Pamir et du TianShan. Ces dernières « rides » ontémergé en tant que structure géo-logique distincte il y a environ12 millions d’années et continuentà s’allonger et à s’élever (de 1,5 cen-timètre par an en certains endroits).Les Montagnes célestes (la traductionde Tian Shan) ont déjà porté leurs pics au-delà de la limite des neiges éternelles et s’éti-rent en une grande chaîne de montagnes sur plusde 2 500 kilomètres de longueur et 640 kilomètres delargeur, entre la Chine à l’Est et l’Ouzbékistan à l’Ouest.Cette orientation Est-Ouest, le long de laquelle se succè-dent environ 20 crêtes parallèles, est importante pour notrehistoire, nous y reviendrons.

L’océan Indien au Sud a maintenu la région exemptede glace grâce aux régulières moussons chaudes, qui exer-cent leur influence jusqu’au cœur de la Chine. À l’inversedes régions continentales d’Europe septentrionale et d’Amé-rique du Nord, le Tian Shan et les régions qui s’étendent

1. Les pommes sont d’une rare diversité. On en compte 20 000 varié-tés, alors que seulement deux variétés de bananes et une seule de kiwisont commercialisées. Cette diversité de formes n’empêche pas une uni-formité d’anatomie que des coupes longitudinale et transversale révè-lent (voir page ci-contre). Au sommet du fruit (l’opposé du pédoncule),on distingue les restes des sépales desséchés. En effet, la pomme estissue d'une fleur où les sépales et les pétales sont au sommet de l'ovaire,celui-ci étant soudé au réceptacle floral. Les pépins (les graines) sontdans les cinq loges de l'ovaire initial, entouré d'une enveloppe durcie,l'ensemble étant lui-même enfermé dans une pulpe mince entourée d’unemembrane fibreuse : c’est le fruit au sens botanique, qui correspond audéveloppement de la paroi de l'ovaire. Autour de ce fruit, le réceptaclefloral s'est épaissi pour former l'essentiel de la chair que nous mangeons. Ke

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au Sud n’ont pas connu de glaciation, du moins au coursd’un passé géologique récent.

Ainsi « protégé » pendant des millions d’années, le TianShan est devenu un refuge pour l’évolution des plantes et desanimaux. C’est une des rares régions au monde à être res-tées inviolées pendant aussi longtemps. Rappelons que lamajeure partie de l’Amérique du Nord, ainsi que les îles Bri-tanniques et une grande partie de l’Europe de l’Ouest ontété recouvertes par les glaces il y a un peu plus de 10000 ans.

La forêt tutti fruttiToutefois, le Tian Shan n’est pas figé. Les pics hérissés, cou-verts en permanence de neige, témoignent de leur accrois-sement continu et de l’absence de raclement par les glaces.Les montagnes exposent toujours de nouveaux faciès géo-logiques, perturbant les systèmes de drainage existants, détrui-sant les motifs de végétation précédents et exposant des sitesde sol frais, propices à l’implantation des graines. Il n’y apas de paix géologique dans cette zone parcourue de failles.

C’est vers cet environnement agité, mais fertile, qu’ontmigré, essentiellement en provenance de l’Est, les ancêtresde milliers de plantes actuelles, notamment ceux de nom-breuses cultures et, avec eux, beaucoup d’animaux tels l’ours,le daim et le sanglier. Dans la forêt, se seraient développésdes abricots (Prunus armenaica), des poires, (Pyrus sp.), desgrenades (Punica granatum), des figues (Ficus), des cerises(Prunus avium et cerasus) et les mûres (Morus). Vers l’Ouestet l’Est, cette nouvelle « forêt tutti frutti » se serait enrichiede la noix (Juglans regia). Autres immigrants venus coloni-ser le Tian Shan, les ancêtres de la pomme ont probable-ment été apportés de l’Est par les oiseaux. Le fruit ressemblaitalors sans doute à une toute petite pomme amère à longue

queue, proche de Malus baccata, la pomme sauvage sibé-rienne ayant l’apparence d’une cerise (voir la figure 2). Lespépins ont pu être transportés dans le jabot d’un oiseau oudans des agrégats de terre collés à ses pattes ou à ses plumes.L’un des candidats possibles pour ce transport est la piebleue (Cyanopica cyanus), que l’on rencontre aujourd’huidans deux populations séparées, mais quasi identiques auxdeux extrémités de la forêt transcontinentale, dans le Sudde l’Europe et dans l’Est de la Chine.

On ne peut dater cette invasion avec précision, maisles acteurs majeurs de cette conquête, à la fois végétauxet animaux, ont probablement trouvé une place dans leTian Shan vers le milieu du Miocène, il y a 5,3 millionsd’années. Dans cette région à la géologie agitée, les arbresde la forêt fruitière ne devaient pas avoir une longue espé-rance de vie : un pommier est pleinement productif à 30 anset 100 ans est à peu près l’âge maximum qu’il peutatteindre. La longévité, par exemple celle d’un séquoiaqui peut atteindre 1 000 ans, n’est pas un critère qui a étésélectionné par l’évolution dans un habitat pouvant dis-paraître à tout moment sous une avalanche de pierresou dans un cône de déjection.

Ainsi, une néopomme de la taille d’une cerise a grossijusqu’à donner des pommes de la taille d’une balle de ten-nis. Plusieurs autres espèces de pommes (jusqu’à 30 espèces),parfois sommairement nommées « pommes sauvages », ontété délaissées. On trouve ces espèces sauvages surtout enChine centrale, mais aussi en Amérique du Nord et enEurope. Ces pommes sauvages ont pour certaines une valeurornementale, mais elles sont acides et parfois amères etastringentes au point d’être immangeables. Sans intérêtnutritif, elles ont peu contribué aux gènes des pommesque nous consommons.

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Arrivée d’Amérique du Nord(entre 65 et 50 millions d’années)

Colonisation du Tian Shan(il y a 5,3 millions d’années)

Conquête de l’Europe(7 000 ans)

2. Les ancêtres de la pomme ont traversé un pont terrestre entrel’Amérique du Nord et l’Asie pour s’établir en Asie centrale, près de ce quiest aujourd’hui la ville de Xi’an (à gauche). Puis ces néopommes ont migrévers l’Ouest, vers la chaîne de montagnes du Tian Shan. Les lignes rouges

sont des routes commerciales le long desquelles la pomme s’est propagéeultérieurement. À son arrivée dans le Tian Shan, la néopomme ressemblaitprobablement à la petite pomme amère à longue queue (Malus baccata),la pomme sauvage sibérienne (à droite).

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Pourquoi le Tian Shan a-t-il favorisé cette sélection ?Le renouvellement rapide des arbres a sans doute été unfacteur important. Chaque pommier de la forêt, et mêmechacun des cinq pépins de chaque fruit, étant différent, lasélection naturelle disposait donc d’une population richeet variée pour exercer son œuvre.

Les oiseaux mangent des fruits, mais aussi des graines,un régime alimentaire qui n’est favorable ni à la sélection nià la propagation d’un arbre fruitier. Le pommier a trouvé uneparade: les pommes sont souvent éventrées par les oiseaux,mais les graines délaissées, car les pépins de pomme, ainsique ceux de poire et de coing, sont riches en cyanoglucosides,des substances repoussantes. En outre, le cœur de la pomme,l’ovaire, contient des substances inhibitrices qui empêchentla germination du pépin de pomme in situ. Ce mécanismeest fréquent dans les fruits. Dès lors, comment se sont pro-pagées les graines du pommier originel?

Oiseaux interditsDurant le Miocène, l’ours brun (Ursus arctos) a migré versle Tian Shan. Lorsque les chaînes de montagnes se sontélevées, l’environnement est devenu propice aux ours et àd’autres habitants des forêts. Les pentes exemptes deglace en contrebas des glaciers du Tian Shan représententun habitat parfait, en particulier là où un flux constant d’eauxde fonte a façonné des grottes dans les roches les plus tendres.

Soulèvement

Érosion

Pépinsde pommes

3. Les moteurs de l’évolution de la pomme. D’abord, l’éléva-tion rapide et l’érosion du Tian Shan ont produit des sols fertiles arro-sés par les fontes de neige (a). Des pépins de pomme (et d’autresessences) venus de Chine centrale ont probablement été transpor-tés par des oiseaux (b) dans cet environnement favorable où se sontdéveloppées des forêts fruitières. Puis les ours arrivèrent, qui trou-vèrent dans les cavernes creusées à flanc de montagnes et les forêts

en contrebas un habitat hospitalier. L’ours brun eurasien (c, Ursusarctos arctos) constitua vraisemblablement la force évolutive qui afavorisé le développement de la pomme Malus pumila : les petitespommes passent dans le système digestif de l’ours sans que leurplacenta se dissolve, empêchant les pépins de germer. Seules lesgrosses pommes sont dégradées, de sorte que leurs pépins peuventgermer, ce qui a favorisé la sélection des variétés plus grosses.

Le mot pomme vient du latin pomum qui signifie non paspomme, mais n’importe quel fruit. Cet usage est encore en vigueur,comme en témoignent la pomme de terre et la pomme de pin(ci-dessous). En latin, la pomme est nommée malum (le genrequi regroupe toutes les espèces de pommes est Mala), mais cemot a été écarté, car il évoque le mal. En outre, le mot pomme n’apas eu de mal à s’imposer, tant il fut le fruit par excellence, c’est-à-dire à peu près le seul disponible. En Afrique francophone, lemot pomme désigne la pomme de terre, la pomme étant nommée« pomme fruit » ou « pomme de France ».

Un peu d’étymologie

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Les ours du Tian Shan ont un régime alimentaireéclectique: rhubarbe sauvage au printemps, larves d’abeilleet miel à la fin de l’été, et pommes en automne. Leurs longuesgriffes en forme de râteau leur servent à attraper des pois-sons, à creuser pour chercher des racines ou à éventrerdes nids d’abeilles, mais aussi à ratisser le sol pour récol-ter des fruits. Les ours noirs (Ursus americanus) et brunsd’Amérique du Nord consomment de grandes quantitésde fruits de toutes sortes à l’automne, en choisissant lesplus grands ou ceux en grappes. Transposée en Asie cen-trale, cette pression de sélection ursine aurait favorisé l’aug-mentation de la taille des pommes et la quantité de sucresqu’elles contiennent. Voyons comment.

Les ours, moteurs de l’évolutionLes mâchoires de l’ours écrasent mal les fruits. Ainsi, detoutes petites pommes sortent souvent « indemnes » dutube digestif de l’ours. Or la germination des graines estinhibée par le placenta de la pomme, de sorte que les grainesdes petits fruits intacts ne peuvent pas germer : une petitetaille n’était pas un avantage pour les pommes du Tian Shan.En outre, les ours aiment les sucreries. Par exemple, les oursbruns du Montana sont connus pour chercher les fruits lesplus sucrés des pommiers dans les vergers cultivés.

Probablement dans l’ensemble du Tian Shan, maisen particulier sur les pentes septentrionales où la cha-leur de l’été était moins torride, ces deux pressions ont

favorisé l’apparition, en plusieurs millénaires, d’unepomme de grande taille et à chair sucrée. Ces caractéris-tiques en ont favorisé la propagation.

Une grosse pomme est bien écrasée par les mâchoiresdes ours, mais les pépins en forme de larmes, durs et revê-tus de tanins ne sont que rarement endommagés. De fait,la plupart des graines restituées par les intestins d’animauxsont viables. Les matières fécales déposées dans tout le TianShan à l’automne par les ours et dispersées par des hordesde scarabées besogneux ont participé à la disséminationde pommes de grande taille et aux goûts variés.

En 1793, l’explorateur germano-russe Ivan Sieversdécouvrit cette pomme et les forêts fruitières, mais il mou-rut peu de temps après. Ce n’est qu’en 1830 que CarlFriedrich von Ledebour nomma cette pomme Malus sie-versii, dans sa Flora Altaica, en l’honneur de son prédé-cesseur. Ce nom est répandu dans la littérature, mais ona découvert récemment que, parmi les nombreuses pommesqui se sont échappées vers l’Ouest, la même espèce a éténommée Malus pumila par le Britannique Philip Milleren 1768. L’antériorité faisant foi, le nom de Malus pumiladoit être privilégié.

L’ours ne fut pas le seul exportateur de pommes. Leschevaux sauvages, qui ont aussi migré à travers la Bérin-gie de l’Amérique du Nord vers l’Asie, auraient appréciéles pommes sauvages des nouvelles forêts fruitières. À l’ins-tar de ceux de l’ours, les mâchoires et l’intestin des chevauxn’endommagent pas les pépins de pomme. En outre, le che-

Pomme cultivéePomme cultivéePomme sauvageMalus orientalisPomme sauvageMalus asiaticaPomme cultivéePomme cultivéePomme sauvagePomme sauvageMalus niedzwetzkyanaPomme sauvageMalus niedzwetzkyanaMalus orientalisMalus prunifoliaPomme cultivéeMalus niedzwetzkyanaMalus baccataMalus hallianaMalus sieboldiiMalus sargentiiMalus hupehensisMalus mandshuricaMalus toringoidesMalus transitoriaMalus yunnanensisMalus prattiiMalus yunnanensisMalus honanesisMalus kansuensisMalus fuscaMalus ombrophilaMalus florentinaMalus trilobataMalus tschonoskiiMalus angustifoliaMalus coronariaMalus ioensisMalus doumeriVariétés apparentées

Série MalusSérie BaccataSection SorbomalusSection BriolobusSection DocyniopsisSection Chloromeles

50-74 pour centDegré de confiance statistique

75-100 pour cent

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ADN du chloroplaste

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ADN des constituantsdu ribosome

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Mitochondrie

ChloroplasteNoyau

4. La phylogénie des pommes a été reconstituée à partir de deuxfragments d’ADN : le gène matK du chloroplaste (uniquement transmis parles ovules) et l’espaceur intergénique ribosomal, un fragment caractéris-tique inséré entre les gènes des constituants du ribosome (ci-dessus). Laphylogénie du gène matK (non représentée ici) montre que le Tian Shanest bien la source originelle de Malus pumila. La phylogénie de l’espaceurintergénique ribosomal (à gauche) aide à regrouper différentes variétésde pommes. De plus, ces regroupements montrent que des pommes sau-vages (Malus sieversii) d’Asie centrale sont très semblables à despommes cultivées et que plusieurs autres espèces Malus sont presqueimpossibles à différencier. Les différents rangs taxonomiques (famille, ordre,etc.) ont été complétés par deux nouveaux afin de mieux distinguer lesplantes : la section et la série s’intercalent entre le genre et l’espèce. Lescercles indiquent le degré de confiance statistique sur lequel se fonde ladétermination des groupes phylogéniques.

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val se serait probablement déplacé plus vite et plus loin quel’ours avant de déposer ses excréments.

Cependant, les chevaux n’ont sans doute pas été unmoteur majeur de la sélection de la pomme, car ils nepénètrent pas volontiers dans les forêts épaisses, surtoutlorsqu’elles sont hantées par des ours. Ils ont pu cueillirles fruits en lisière et en auraient répandu les graines sur lesol caillouteux des plaines. Longtemps avant leur domes-tication, les chevaux ont pu également introduire des grainesdans les terres herbeuses entourant d’anciennes oasis, oùleurs sabots auraient enfoncé les pépins dans le sol pourétablir de nouveaux vergers sauvages. Néanmoins, la contri-bution des chevaux sauvages à la propagation et à ladiversification des forêts fruitières reste modeste.

Tout a changé après la domestication de la plus belleconquête de l’homme il y a quelque 7 000 ans, dans ce quiest désormais le Kazakhstan. Dans les intestins de che-vaux et d’ânes, montés par des voyageurs, le pépin depomme s’est propagé vers l’Ouest. Les sabots de ces ani-maux ont enterré les pépins de pomme dans chaque oasis.L’orientation Est-Ouest des crêtes du Tian Shan, avec desvallées fertiles séparées par des parcelles fortuites de forêtfruitière, aurait déterminé la direction des routes com-merciales émergentes. Ces voies commerciales, connuesplus tard sous le nom de « routes de la soie » bien qu’ellesaient été utilisées avant l’invention de la soie, suivaientprobablement des pistes de migrations animales d’uneoasis ou d’un riche pâturage à un autre.

La preuve par l’ADNQuand les premiers voyageurs ont fait route vers l’Ouestavec leurs chevaux ou ânes nouvellement domestiqués, lapomme du Tian Shan (Malus pumila) s’est-elle hybridéeavec d’autres espèces de pommes ? Dans le Tian Shan, ontrouve sporadiquement Malus baccata et au KirghizistanMalus khirgizorum. Lorsque la pomme (Malus pumila) arriveen Europe, elle se répartit en trois espèces : Malus trilo-bata à l’Est, Malus florentina en Italie et Malus sylvestris dansla plupart des autres pays. Selon Els Coart et ses col-lègues du Centre de recherches agricoles, à Gand, en Bel-gique, aucun flux significatif de gènes n’est à déplorerentre Malus pumila et une quelconque autre espèce depomme. Pourtant, la période de floraison de Maluspumila ne diffère pas de celles des autres variétés depommes. La seule caractéristique spécifique à Malus pumilaparmi toutes les espèces de Malus serait l’absence d’en-dosperme, un tissu nourricier qui sert au développementde la graine après fécondation.

Chaque cellule de plantes contient trois types d’ADNgrâce auxquels on peut étudier les parentés des différentesespèces : l’ADN du noyau, celui des chloroplastes et celui desmitochondries (voir la figure 4). L’ADN du chloroplaste ren-seigne sur les liens de parenté résultant de l’évolution dansla lignée maternelle, car les chloroplastes se transmettentseulement par les ovules. L’ADN nucléaire révèle toute hybri-dation, car il est d’origine maternelle et paternelle.

En étudiant les séquences de l’espaceur intergéniqueribosomal (un morceau d’ADN caractéristique inséré entredes gènes codant des constituants du ribosome), nous

avons montré que les pommes sauvages, récoltées dansle Tian Shan, et des pommes cultivées appartiennent à desgroupes étroitement apparentés. En outre, des duplica-tions du gène matK, dans l’ADN du chloroplaste, indiquentqu’à partir de sites différents du Tian Shan, il y a eu aumoins deux importations séparées de pommes sauvagesde la région. Ces deux duplications de 18 paires de basescommunes et leur absence chez Malus sylvestris, souventcitée comme partenaire possible d’hybridation, montrentl’étroitesse des liens entre la pomme sauvage du Tian Shanet nos pommes. Dans l’arbre phylogénique, les autresespèces européennes Malus trilobata et Malus florentina sontéloignées des pommes cultivées. Dans le même arbre,Malus niedzwtzkyana est désormais considérée comme uneforme colorée rare de la pomme sauvage, tandis que Malusorientalis et Malus prunifolia ne sont plus que des varianteslocales de la pomme sauvage.

La migration vers l’OuestAvec le développement du transport à cheval le long desroutes commerciales, cette « nouvelle » pomme aurait rejointdes régions où l’agriculture était déjà perfectionnée. La val-lée de Fergana, aujourd’hui en Ouzbékistan, fut l’une despremières régions à pratiquer les techniques pionnièresde l’agriculture, la révolution du Néolithique. Les pistesauraient continué vers des terres plus hautes et plus froides,et non pas vers la vallée du Tigre et de l’Euphrate. La nou-velle pomme aurait trouvé à la fois une terre fertile et futprobablement bien acceptée en tant que nouveau fruit àajouter aux figues, dates et raisins déjà bien établis.

Le bouturage a peut-être été inventé dans la vallée duTigre et de l’Euphrate, dans les environs de Babylone,quand l’irrigation et la chaleur tropicale augmentèrent lasalinité du sol. Cette technique a rapidement été transfé-rée à d’autres fruits, notamment aux pommes, plus auNord. Des pommes obtenues à la fois par semis et par bou-turage migrèrent ensuite vers l’Europe, puis au-delà desmers. Aujourd’hui, grâce à sa fécondité et à sa diversité,la pomme Malus pumila est l’une des principales culturesde rapport de la zone tempérée. De plus, de nouvellesvariétés de pommes, parfois de bonne qualité, conti-nuent d’apparaître dans des bordures d’arbres, sur d’an-ciennes voies de passage ou dans des jardins à l’abandon,enrichissant toujours l’offre faite aux consommateurs.

Nous remercions la revue American Scientist de nous avoir autori-sés à publier cet article.

Barrie JUNIPER est professeur de botanique à l’Université d’Oxford.

B. JUNIPER et D MABBERLY, The Story of the Apple, Timber Press,Portland, 2006.

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Auteur&Bibliographie

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