Le Suivi Des Pieux Prédécesseurs, une Voie qui mène à la vraie réforme et au Salut
Classiques des sciences sociales dans le champ...
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Classiques des sciences sociales dans
le champ militaire
C. Wright Mills, The Power Elite, New York, Oxford University Press, 1956.
Présenté par Bernard Boëne
Même si c’est d’abord un livre de sociologie politique critique, la contribution
majeure de cet ouvrage au champ militaire fait peu de doute ; son statut de classique non
plus. Une première raison en est que, publiés peu après, deux des ouvrages-phares du
champ, ceux de Samuel Huntington et de Morris Janowitz,1 sont partiellement écrits en
réponse à sa thèse centrale : celle qui consiste à inclure, pour la première fois, les militaires
de haut rang, jusque-là marginalisés, dans l’élite sociale et politique des États-Unis – et à
dénoncer les conséquences de cette nouveauté radicale dans l’histoire du pays. La seconde
raison est que l’ouvrage constitue la source intellectuelle initiale d’un débat qui occupe le
devant de la scène américaine pendant une quinzaine d’années à compter du début de la
décennie 1960, et resurgit périodiquement depuis lors. Ce débat est celui que lance, de
manière retentissante, le général Eisenhower, personnage emblématique s’il en est du
groupe social ainsi visé, lorsqu’en janvier 1961, au moment de quitter la présidence des
États-Unis, il reprend cette thèse à son compte dans un discours resté célèbre où il met la
nation en garde contre le danger que représente à ses yeux un “complexe militaro-
industriel” surpuissant.2 À ces deux titres, The Power Elite est sans conteste l’un des
ouvrages centraux de la sociologie et de la science politique ‘militaires’.
1 Samuel P. Huntington, The Soldier and the State : The Theory and Politics of Civil-Military Relations,
Cambridge, Harvard University Press, 1957 ; Morris Janowitz, The Professional Soldier : A Social and
Political Portrait, Glencoe, Ill., Free Press, 1960. 2 Le président sortant s’exprime dans ces termes : “(…). Nos armées d’aujourd’hui n’ont que peu de rapport
avec celles qu’ont connues mes prédécesseurs, ou même les combattants de la Seconde Guerre mondiale ou
de Corée./ Jusqu’à notre participation au dernier conflit mondial, les États-Unis n’avaient pas d’industrie
d’armement. Les mêmes fabricants de socs de charrue pouvaient, avec un peu de temps devant eux et si
besoin était, forger des épées. Mais nous ne pouvons plus désormais prendre le risque d’une improvisation
dans l’urgence en matière de défense nationale ; nous nous sommes vus contraints de créer une industrie
d’armement permanente de vastes proportions. Qui plus est, trois millions et demi d’hommes et de femmes
contribuent directement à notre défense. Nous dépensons annuellement pour notre sécurité extérieure plus
que le total des bénéfices nets de l’ensemble des sociétés américaines./Cette conjonction d’institutions
militaires de taille immense et d’une gigantesque industrie privée de l’armement est une nouveauté dans
l’histoire américaine. L’influence – économique, politique, spirituelle même – qui en résulte au total se fait
sentir dans chaque ville, dans chaque Parlement d'État, dans toutes les fonctions publiques fédérales. Si nous
savons pourquoi il en va ainsi, et pourquoi on ne pourrait faire autrement, nous devons lucidement aussi
mesurer la gravité des conséquences qui en découlent. Les efforts que nous déployons, nos ressources, nos
emplois en dépendent – mais aussi la structure même de notre société./ Nous devons donc nous garder, au
sein de nos institutions publiques, de l’influence indue, préméditée ou non, de ce complexe militaro-
industriel. Le risque existe, et persistera dans l’avenir, que cette influence sans raison d’être légitime
outrepasse les bornes de l’acceptable et nous entraîne dans l’abîme./ Ne laissons jamais la puissance de
cette conjonction d’intérêts mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Ne tenons jamais
rien pour acquis. Seule une communauté de citoyens vigilants et informés pourra imposer à l'énorme
machine industrielle et militaire de notre défense de se conformer aux manières et aux buts pacifiques qui
sont les nôtres, pour que prospèrent ensemble sécurité et liberté. (…)”. Dwight Eisenhower, Discours
d’adieu, 17 janvier 1961. Cf. http://mcadams.posc.mu.edu/ike.htm . Traduction par mes soins.
Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net ), vol.2.n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012
Res Militaris, vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012 2
Toutefois, son objet et son audience débordent largement ce seul cadre. On le voit à
ce que l’ouvrage fera de son auteur l’un des chefs de file intellectuels d’une gauche
radicale américaine renaissante, et le rendra célèbre au point que ses livres suivants – chose
bien peu courante pour des ouvrages de sciences sociales, même aux États-Unis – se
vendront par centaines de milliers d’exemplaires.3 On le voit aussi au fait que l’intérêt pour
le sujet et pour la thèse du livre ne se dément pas : régulièrement réédité en paperback,
l’ouvrage reste aujourd’hui encore l’une des lectures prescrites aux étudiants novices de
sociologie et de science politique,4
et il demeure, dans sa catégorie, un perennial best-seller
en Amérique. Les 50es
anniversaires de sa publication, en 2006, et de la mort de l’auteur
(1962), cette année, ont donné lieu à d’abondants commentaires dont l’ampleur même et le
ton plutôt vif témoignent de l’écho suscité par l’œuvre aujourd’hui encore,5 et par là de son
statut de grand classique ‘généraliste’.
Contexte, auteur, sources d’inspiration
Éléments de situation
L’Amérique de la première moitié de la décennie 1950 n’est guère apaisée. Elle
vient de prendre conscience, après la guerre de Corée, qu’elle est prisonnière d’une
situation inédite où elle ne peut, comme elle aimait à le faire à l’âge classique (1815-1945),
ni ignorer le monde extérieur, ni annihiler son adversaire au moyen d’une brève et forte
croisade. Cette situation a fait naître une paranoïa anticommuniste, qui débouche sur
l’épisode maccarthyste. Les États-Unis se sont dotés d’armées dix fois supérieures en
nombre à ce qu’elles étaient avant 1940, et ont maintenu en temps de paix (relative) la
conscription établie pour les besoins de la Seconde Guerre mondiale ; leur budget de la
défense a été multiplié par 10 si on le compare à la moyenne des années de l’entre-deux-
guerres, et il a tangenté les 10% de son produit intérieur brut lors de l’affrontement avec le
monde communiste en Corée. La part de la population active directement ou indirectement
liée à l’appareil de défense est elle aussi proche de 10%. L’Amérique a signé des traités
militaires avec plusieurs dizaines de pays d’Europe occidentale, d’Amérique latine, d’Asie
et d’Océanie : la prescription de George Washington lui enjoignant de se tenir à l’écart de
toute entangling alliance semble bien oubliée. Enfin, l’arme nucléaire et les scénarios de
troisième guerre mondiale font peur aux populations.
3
The Causes of World War Three (1958) se vendra à plus de 100 000 exemplaires ; Listen, Yankee ! (1960), à
plus de 400 000.
4 Il n’est pas rare de trouver le livre en bonne place dans les présentoirs des librairies universitaires à chaque
rentrée. Il est vrai que le texte, synthèse réussie de plusieurs traditions classiques, est parfaitement accessible
(ce qui répond à l'une des exigences du genre polémique – toucher un public aussi large que possible) : il ne
s'encombre ni de jargon, ni de l'appareil méthodologique rébarbatif qui rendent nombre d'ouvrages
sociologiques des années 1940 et 1950 illisibles. De plus, il fournit une excellente introduction aux
problèmes centraux de la sociologie politique. 5 Par exemple : Steven P. Dandaneau, “The Power Elite at 50 : C. Wright Mills's Political Sociology in
Midlife Crisis”, Fast Capitalism, vol.2, n°1, 2006. Disponible à l’adresse : http://www.fastcapitalism.com ;
Peter Dreier, “C. Wright Mills Would Have Loved Occupy Wall Street”, Truthout, 29 février 2012, disponible
à l’adresse : http://truth-out.org/index.php?option=com_k2&view=item&id=6946:c-wright-mills-would-have-
loved-occupy-wall-street .
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Consensus
Pourtant, les relations civilo-militaires ne semblent empreintes d’aucune tension.
Les généraux de la Seconde Guerre mondiale sont populaires, et s’ils sont désormais très
influents au sommet des grandes entreprises, des médias et des universités où nombre
d’entre eux pantouflent la retraite venue, personne ne s’en offusque. C’est d’autant plus
surprenant que les grands équilibres constitutionnels voulus par les Pères fondateurs sont
quelque peu bouleversés par une très forte montée en puissance du monde militaire qu’ils
n’avaient guère imaginée ; que l’Amérique, convertie depuis peu au réalisme stratégique,
tourne ainsi le dos à sa vieille méfiance envers les armées permanentes et les soldats de
métier ; que la nouveauté du secret qui entoure nombre d’aspects de la Défense n’est pas
sans poser problème aux mœurs démocratiques6
; et que les sacrifices consentis en termes
de libertés publiques au nom de la sécurité ne paraissent pas minces.
La raison majeure en est le consensus qui règne sur la politique militaire depuis
Pearl Harbor – que même les controverses qui entourent la marche à suivre en Corée,
l’affrontement entre Truman et MacArthur, et les attaques de McCarthy contre l’armée de
Terre ne parviennent pas à remettre en cause. L’élection du général Eisenhower à la
présidence, fin 1953, en dit long sur ce consensus, et sur l’aura des militaires à ce moment.
Au plan intellectuel, si nombre d’auteurs ont écrit sur les relations civilo-militaires
depuis 1941, et si la plupart d’entre eux ont parfaitement situé les problèmes posés à la
démocratie américaine par l’avènement d’armées permanentes aux effectifs historiquement
sans précédents en dehors du temps de guerre, la vision qu’ils en donnent est pour
l’essentiel optimiste et apaisée.7 Tous sauf une très étroite minorité présentent le cadre
constitutionnel hérité des Pères fondateurs et les mœurs politiques américaines existantes
comme capables – sous réserve de vigilance, mais sans rupture majeure – de surmonter les
difficultés inhérentes à l’intégration harmonieuse au schéma d’ensemble d’une puissance
militaire inconnue jusque-là.
Amorces de dissensus
Les exceptions (trois retiendront ici l’attention) émanent d’acteurs liés de près à
l’effort de guerre entre 1942 et 1945, puis à l’organisation de l’économie dans l’après-
guerre. Ces auteurs sont partagés, après 1945, entre l'émerveillement devant ce qui a été
accompli et la frustration à propos de la manière dont la coopération entre gouvernement,
6 Edward A. Shils, The Torment of Secrecy : The Background and Consequences of American Security
Policies, Londres, William Heinemann Ltd., 1956. 7 Les plus influents sont, à dix ans d’intervalle, E. Pendleton Herring, professeur à Harvard, à qui l’on doit
The Impact of War : Our American Democracy under Arms (New York, Farrar & Rinehart, 1941), et Louis
Smith, professeur à Chicago, auteur de American Democracy and Military Power : A Study of Civil Control
of the Military Power in America (Chicago, University of Chicago Press, 1951). Leur optimisme, foncier
pour le premier, relatif pour le second, tranche avec le pessimisme des écrits d’Harold Lasswell dans les
années qui précèdent l’entrée en guerre des États-Unis (World Politics and Personal Insecurity, New York,
McGraw-Hill, 1935 et “The Garrison State”, American Journal of Sociology, vol.46, pp.455-468, 1941). Pour
ce dernier, le risque existe que, sous la pression de tensions internationales fortes et durables, les démocraties
finissent par succomber à ce qu’il appelle “l’État-caserne”.
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industriels et armées a fonctionné8
: la coordination a fait défaut, et les heurts civilo-
militaires n'ont pas manqué.
Le premier est Donald Nelson, ancien président du War Production Board, qui
rapporte le détail des conflits qui l'ont opposé aux généraux, et juge utile de formuler, vers
la fin d’un ouvrage de 1946, Arsenal of Democracy, un avertissement motivé par la place
que semblent devoir tenir les armées dans l'après-guerre9 : “La leçon à tirer des dernières
années est claire : notre système économique et social dans son ensemble sera en péril s'il
est contrôlé par les militaires”.10
Le second, Bruce Catton, fait valoir dans un livre de 1948
intitulé The War Lords of Washington, que ces rapports conflictuels n'ont pas empêché
généraux et grandes firmes d'armement de s'allier de manière au moins tacite, au moment
de la mise au point des plans de reconversion civile des industries de guerre, pour protéger,
qui l'influence militaire dans l'économie, qui les positions acquises pendant le conflit. Il
attribue aux militaires l'influence dominante dans une économie de guerre nominalement
dirigée par des hauts fonctionnaires – notamment des bénévoles (dollar-a-year executives)
que les grandes entreprises mettent à la disposition d'un gouvernement sans haute fonction
publique de métier. Ce souci, même rejeté à l'arrière-plan par la légitimité que la victoire
confère alors aux armées, demeure présent par la suite, comme en témoigne le livre, publié
en 1952, du sénateur Paul Douglas sur l'économie et l'État.11
Mais de tels avis semblent
manifestement très isolés au cours de la première décennie d’après-guerre.
Le ton change, toutefois, à compter de 1956. Cette année-là paraissent trois
ouvrages qui vont contribuer à bouleverser le paysage scientifique en rompant avec le
consensus intellectuel régnant. Les deux premiers, The Civilian and the Military, d'Arthur
Ekirch, et Arms and Men, de Walter Millis, sont des traitements historiques des rapports
civilo-militaires aux États-Unis, et se distinguent par la nostalgie marquée qui s'y exprime
pour l'âge classique, c'est-à-dire pour une période où l'Amérique comptait parmi les nations
les moins militarisées au monde. La chute de ces deux livres12
est largement commune : les
termes de ‘militarisme’ et d’‘État-caserne’ y sont employés. Le premier réclame la fin de
l'affrontement Est-Ouest, seule condition à ses yeux pour un retour à la vie démocratique
normale ; le second fait valoir que si les problèmes que se posaient les Pères fondateurs au
moment de rédiger la Constitution sont dépassés, ceux que soulève le contrôle d'une
8
David L. Gordon & Royden Dangerfield, The Hidden Weapon : The Story of Economic Warfare, New York,
Harper, 1947. 9 Le contexte historique, à lui seul, laisse présager que les armées ne retourneront pas à l'isolement de
tradition en temps de paix. Mais les militaires eux-mêmes, tirant les enseignements du dernier conflit,
cherchent dès avant la Guerre froide, à mettre en place des liens organiques entre armées, industrie, recherche
et universités. C'est, en particulier, ce qui ressort d'un mémorandum rédigé en 1946 par Eisenhower, alors
chef d'état-major de l'armée de Terre, et adressé à ses grands subordonnés. Ce mémorandum, retrouvé à la
bibliothèque de Yale (dans les archives personnelles léguées par Henry Stimson), montre qu'Eisenhower est
l'un des initiateurs du Complexe militaro-industriel qu'il dénoncera dans son discours d'adieu de janvier 1961. 10
Donald M. Nelson, Arsenal of Democracy : The Story of American War Production, New York, Harcourt
Brace, 1946, p.409. 11
Paul H. Douglas, Economy in the National Government, Chicago, University of Chicago Press, 1952. 12
Arthur A. Ekirch, Jr., The Civilian and the Military : A History of the American Anti-Militarist Tradition,
New York, Oxford University Press, 1956 ; Walter Millis, Arms and Men : A Study in American Military
History, New York, G.P. Putnam's Sons, 1956.
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machine militaire colossale où se combinent le poids respectif des soldats, des industriels
et des bureaucraties d'État pour dicter les politiques extérieure, budgétaire et de gestion
nationale de la main-d’œuvre, justifieraient une remise en chantier du texte fondamental.
Le troisième et dernier, de loin le plus connu et le plus influent, n’est autre que The
Power Elite. Avec lui, le cours des choses va durablement dévier de la trajectoire d'ambi-
valence consensuelle, et s'amorce le retour d’un “négativisme dénonciateur” qui semblait
définitivement remisé.
Le succès même du livre pose la question de ses raisons tant sociales qu’intellec-
tuelles. Il faut sans doute d’abord le rapprocher de l'aliénation croissante d’une grande
partie des universitaires et des étudiants dans le climat de lourd conformisme et de
suspicion qui règne au cours de la décennie 1950, et qui n’attend que le porte-voix d’une
expression charismatique pour se manifester au grand jour. Les armées, désormais
omniprésentes, offrent une cible idéale pour un radicalisme de gauche qui ne demande qu'à
renaître après une éclipse de deux décennies. À plus long terme, d'abord limité aux milieux
intellectuels et aux associations d'étudiants qui se saisissent du livre comme d'un étendard
de la révolte bien avant l'épisode vietnamien, le dissensus gagne une bonne partie de la
population après 1968, et s’exprime à gauche à la faveur (entre autres) de l’enlisement en
Indochine, de la soudaine perte de légitimité de la conscription, et des profondes remises
en cause sociales qui interviennent dans les années 1960. The Power Elite constituera l’une
des sources de munitions idéologiques pour le mouvement de contestation d'ensemble de la
guerre, et de la société qui la livre. Depuis lors, le livre et son auteur reviennent sur le
devant de la scène américaine chaque fois qu’il s’agit pour un groupe social de s’indigner
d’un cours des choses qu’il rejette au nom des idéaux américains traditionnels.13
L’auteur
Qui est C. Wright Mills lorsque paraît le livre ? Un homme de quarante ans, de
santé fragile voire précaire,14
dont la personnalité détonne dans le conformisme des années
1950. Universitaire dont le renom s’affirme peu à peu,15
il enseigne depuis 1945 à
Columbia (université prestigieuse où il reste malgré les offres plus avantageuses qui lui
sont faites ailleurs, au motif que pour lui New York est le centre intellectuel du pays). Aux
dires de ceux, collègues, étudiants ou amis, qui l’ont côtoyé, il vient faire cours en moto,
vieux jeans, bottes et chemises écossaises, qu’il préfère à des moyens de transports plus
classiques, aux costumes de flanelle et aux nœuds papillon.
13
Le dernier épisode en date est celui du mouvement “Occupy Wall Street”, initié en 2011, dont la parenté
d’inspiration avec les thèses de C.W. Mills n’est pas passée inaperçue. Cf. Peter Dreier (voir note 5 supra). 14
Réformé pour cause d’hypertension, il échappe à la guerre, et – contrairement à beaucoup d’universitaires
américains de sa génération – n’a aucune expérience de première main de la vie et de l’institution militaires. 15
Il obtient son doctorat en 1942 à l’Université du Wisconsin ; sa thèse porte sur une sociologie cognitive du
pragmatisme philosophique (publiée à titre posthume en 1964, avec une préface d’Irving L. Horowitz, aux
éditions Paine-Whitman à New York, sous le titre Sociology and Pragmatism : The Higher Learning in
America). Il commence à se faire connaître avec plusieurs ouvrages : From Max Weber : Essays in Sociology
(New York, Oxford University Press, 1946, anthologie et présentation de textes de Max Weber traduits, co-
signés avec Hans Gerth), The New Men of Power : America’s Labor Leaders (New York, Harcourt, Brace,
1948), White Collar (New York, Oxford University Press, 1951), et Character and Social Structure : The
Psychology of Social Institutions (Londres, Routledge & Paul, 1954, co-signé avec Hans Gerth).
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Il ne s’agit pas seulement de style : Mills se démarque bientôt de la tradition
quantitativiste de Columbia en sociologie (celle, entre autres, de Giddings et Lazarsfeld à
un demi-siècle de distance), et ne tardera pas à dénoncer l’“empirisme abstrait” de la
behavioural science à la manière de Samuel Stouffer. Il se dit objectif, mais non détaché, et
conçoit le rôle du sociologue comme celui de l’intellectuel public qu’il finira par devenir,
agent actif de la cause d’une démocratie participative (grass-roots democracy). Il dénonce
l’“auto-célébration” d’une Amérique qui s’imagine, selon lui à tort, comme une société
mobile, sans classes, pluraliste, où la voix des petits se fait démocratiquement entendre
pour limiter le pouvoir des puissants. Il écrit dans nombre de périodiques progressistes
(The Nation, The New Republic, Dissent, Politics, Partisan Review), et se trouve engagé
sur de nombreux fronts politiques et sociaux (le seul auquel il n’ait pas prêté grande
attention est celui de l’émancipation des Noirs). Il lui arrive même de s’exporter, comme
lorsqu’il encourage les mouvements d’étudiants radicaux à l’extérieur comme à l’intérieur
des États-Unis, ou qu’il pousse l’anticonformisme jusqu’à se rendre à Cuba et peindre la
révolution castriste sous un jour favorable au moment où l’Amérique s’inquiète et
commence à se mobiliser contre elle.
Ses livres continuent à sortir au rythme d’un par an. Une première crise cardiaque
l’affaiblit gravement en 1960 (à la veille d’un débat télévisé devant l’opposer à l’un des
conseillers de John Kennedy pendant la campagne présidentielle) ; une seconde, en 1962, à
l’âge de 46 ans, lui est fatale.
Influences intellectuelles : les sources de la thèse du livre
S'appuyant en partie sur James Burnham (dont il se démarque pourtant sur un point
important16
), sur Harold Lasswell (“État-caserne”) et Bruce Catton (The War Lords of
Washington), Mills affirme que les militaires de métier sont des managers professionnels
qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont acquis une place centrale au sein d'une élite
confisquant à son profit toute vie démocratique véritable.
La visée est essentiellement morale : il s'agit de dénoncer l'oubli des idéaux dans
une société où le pouvoir se concentre, et condamne les citoyens à n'être qu'une masse
sujette à toutes les manipulations. La référence centrale est celle de l'humanisme
démocratique occidental, tendu vers le contrôle du Destin collectif par la Raison.
Mills renoue par-là, à près de quatre décennies de distance, avec la forme et
l'inspiration, plus qu'avec la substance, de la critique sociale radicale, déjà vieille de plus
d’un demi-siècle, d’un Thornstein Veblen (auteur dont, aux dires de son élève et disciple,
16
Mills avait critiqué Burnham à la sortie de The Managerial Revolution (New York, Day, 1941) pour
n'avoir pas pris en compte les phénomènes de classe (C.W. Mills & H. Gerth, “A Marx for Managers”,
Ethics, 52, 1942). Il récidive en 1956, même s'il rejette la thèse d'une classe dominante appuyée sur le seul
capital. Les deux thèses se rejoignent toutefois dans l'idée que le pouvoir appartient désormais aux managers
devenus interchangeables, dans l'ordre politique exécutif, économique et militaire, dès lors qu’ils atteignent
le haut de l'échelle : Mills vise “le cadre dirigeant qui devient général, le général qui devient homme d'État,
l'homme d'État qui prend la tête d'une banque” (p.288). Il faut rappeler que le recrutement latéral d'officiers
supérieurs et généraux à partir des rangs de l’élite civile au cours des guerres est pratique courante dans la
tradition américaine jusqu'à la Seconde Guerre mondiale incluse.
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Irving Horowitz,17
il connaît intimement l'œuvre). Bien que Marx n'en soit pas totalement
absent,18
cette thèse néo-machiavélienne refuse, parce que trop exclusivement économique,
l'analyse marxiste en termes de classe dirigeante : outre les noms déjà cités, elle emprunte
essentiellement à Max Weber (rationalisation, bureaucratie,19
pouvoir et autorité, statut de
prestige), mais aussi, de manière consciemment éclectique selon une liste qu'il fournira lui-
même plus tard,20
à Mosca, Schumpeter, Michels, et Pareto.
La nouveauté par rapport aux auteurs qui l'ont précédé, si l'on veut bien excepter
Lasswell et Catton, qui n'étaient pas des radicaux, est évidemment l'inclusion des
dignitaires militaires (warlords) dans une élite bureaucratique unie par des intérêts, des
références, des profils psychologiques et sociaux communs, des multi-positionnements
croisés et une connivence tacite, élite qui comprend aussi le haut personnel politique et
administratif le plus stable (political directorate) et les dirigeants des plus grandes
entreprises (corporate chieftains). Le général ou l'amiral était autrefois, écrit Mills, le
parent pauvre ou le cousin éloigné, mal à son aise au sein de la famille des élites
américaines ; il est aujourd'hui en passe d'y tenir le rôle de frère aîné, et d'imposer une
définition purement militaire des réalités de l'heure.
Cette évolution a été rendue possible par la centralisation croissante des pouvoirs de
tous ordres, par la bureaucratisation de la politique (échelons locaux et intermédiaires vidés
de leur substance, massification de la société, présidentialisation du régime), mais encore
par une militarisation abrupte, depuis 1939, des politiques suivies pour faire face à un
contexte externe que ni les structures ni la culture politiques américaines ne prédisposaient
les élites traditionnelles à assumer sans péril. La découverte d'intérêts communs au
moment de la reconversion des industries de guerre conduit les détenteurs du capital des
firmes géantes, qui ont colonisé le pouvoir politique à compter de la dernière phase du
New Deal, à sceller une alliance avec les chefs de l'armée pour la mise en coupe réglée de
la société américaine.
Les militaires ont saisi la chance qui leur était ainsi offerte d'échapper à la position
de marginalité qui était la leur depuis les débuts de la République. Ils pèsent désormais
d'un poids plus lourd que les plus grandes entreprises, et influent sur la société de façon
17
Cf. Irving L. Horowitz, C. Wright Mills : An American Utopian, New York, Simon & Schuster, 1985. 18
Le caractère dénonciateur de la thèse, et les équivoques nées de son éclectisme théorique, ont pu faire
passer Mills pour marxisant. Charles Moskos (in “The Concept of the Military-Industrial Complex : Radical
Critique or Liberal Bogey ?”, Social Problems, vol.21, 1974, pp.498-512) démontre que la démarche de Mills
s'inscrit à la fois dans la tradition wébérienne et dans la tradition néo-machiavélienne, orientations
dominantes de la sociologie politique américaine. On est donc fort loin de Marx, qui aurait peut-être eu
quelque mal à admettre que le contrôle des moyens de destruction puisse l'emporter sur la détention des
moyens de production. Moskos, cependant, va sans doute trop loin lorsqu'il fait de Mills un critique libéral
classique. Ce dernier est plus sûrement un représentant du radicalisme moral dans la tradition protestante,
c'est-à-dire un amoureux déçu du libéralisme politique, critiqué au nom de ses propres idéaux, selon la
définition qu'on peut donner du négativisme dénonciateur. 19
Cf. p.5 : “The hierarchies of state and corporation and army constitute the means of power”. À noter que
Mills est un fin connaisseur de Weber, qu’il a contribué à introduire plus avant en Amérique en lui
consacrant (avec Hans Gerth, émigré allemand) près de 500 pages de traduction d’extraits, publiés par
Oxford University Press en 1946. 20
In The Sociological Imagination, 1959.
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directe, par le budget, les effectifs énormes sous les drapeaux, les commandes industrielles,
le financement de la recherche, les relations publiques, mais encore de façon indirecte
lorsque, au moment de la retraite, ils prennent des responsabilités de haut niveau dans
l'économie, l'administration, la diplomatie, les universités, et la politique.
Outre la coïncidence d'intérêts, le fondement de l'unité observée (au-delà de
tensions superficielles) au sein de l'élite du pouvoir réside dans la similitude des rôles
institutionnels tenus par ses membres tout au long de leurs vies professionnelles. Ils sont en
effet des managers habitués à l'exercice d'un pouvoir bureaucratique impersonnel, et à des
techniques gestionnaires dont le style commun transcende largement les différences entre
domaines d'application. On s'explique ainsi l'interchangeabilité des rôles au sommet.
Mills insiste sur le fait que généraux et amiraux sont des administrateurs d'un
immense système d'hommes et de machines, beaucoup plus que des chefs de guerre
exposés aux risques et à la violence. Les compagnies d'assurances dont la clientèle
comporte un grand nombre d'officiers ne font pas faillite, car contrairement à ce qu'on
croit, leur taux de mortalité dans les zones de combat est inférieur à la mortalité moyenne
dans l'industrie. Les officiers généraux membres de l'élite du pouvoir sont en tout état de
cause fort éloignés des champs de bataille. La seule spécificité qu'il veuille bien leur
reconnaître est une forme d'esprit rigide, sans imagination, autoritaire et conservatrice,
c'est-à-dire le stéréotype traditionnel de l'esprit militaire.
L'élite du pouvoir est devenue le chemin d'accès le plus sûr à la jouissance des
biens sociaux, richesse, prestige, puissance. Le fait qu'elle soit cooptée et non élue rend
compte de l'irresponsabilité érigée en système, laquelle débouche sur un cynisme qui se
propage, par l'exemple venu d'en haut, à l'ensemble de la société. Mills en appelle aux
intellectuels encore guidés par leur conscience, ceux qui n'ont pas cédé à la mode
conservatrice ou à la démission libérale, pour organiser la résistance. Deux ans plus tard,
dans The Causes of World War III, il fera de l'élite du pouvoir l'une des conditions
structurelles d'une nouvelle guerre mondiale.
Analyse de l’ouvrage
The Power Elite, on l’a déjà laissé entendre, est le livre d'un moraliste utopique : il
repose tout entier sur l'affirmation d'une responsabilité morale de ceux qui “sont aux postes
de commandement”. L'Histoire n'a sans doute pas de sens global univoque, mais il dépend
des hommes qui occupent le sommet des hiérarchies de la puissance économique,
politique, et désormais militaire, de décider de la paix, de la prospérité ou de
l'anéantissement de l'espèce humaine. Or, les décisions de portée nationale ou
internationale prises par une élite restreinte qui transcende les clivages politiques
traditionnels, le sont sans contrôle, et la démocratie formelle est réduite à une façade. Le
livre s'ouvre sur chapitre intitulé “The Higher Circles” ; il s'achève de manière caractéris-
tique sur un autre qui a pour titre “The Higher Immorality”.
Les hommes sont inégaux devant le pouvoir : certains, enfermés dans les univers
sociaux qui sont les leurs, sont soumis à des forces qu'ils ne comprennent ni ne contrôlent.
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D'autres, au contraire, placés aux leviers de commandes d’institutions – État, grandes
entreprises, armées – qui régentent une société devenue centralisée à l'extrême, influent
directement sur la vie de millions d'hommes ordinaires, sans être limités par des normes
qu'ils façonnent avec une grande liberté. Cette situation est nouvelle. Les États-Unis ont
longtemps été une société décentralisée où le pouvoir politique était exercé par les
échelons locaux ou intermédiaires. Le changement d'échelle, avec ses corollaires d'imper-
sonnalité et de rationalisation, est consécutif aux avancées technologiques du siècle. Les
autres institutions autrefois influentes, la famille, la religion, la petite entreprise, l'université,
jouent désormais un rôle d'auxiliaires vis-à-vis des trois organisations géantes où se
concentrent richesse, puissance et prestige, et qui seules aujourd'hui peuvent conférer le
pouvoir : la capacité d'imposer sa volonté en dépit de résistances, fussent-elles majoritaires.
Les questions que soulève cette élite sont de savoir comment elle se distingue des
masses (en degré ou par une césure qualitative), et si elle est unie, solidaire et consciente
d'elle-même. Mais la notion d'élite elle-même demande à être clarifiée quant à sa nature et
à l'importance que revêt son action historique.
Sur le premier point, quatre conceptions s'offrent à l'analyste. La première (comme
chez Pareto) renvoie à une définition psychologique : font partie de l'élite ceux qui dans
chaque domaine d'activité surclassent les autres par les aptitudes et l'énergie, et méritent
donc les attributs enviables dont ils jouissent. Une seconde, susceptible, dans la tradition
chrétienne, de définir une contre-élite détachée ou privée des biens sociaux ordinaires,
trouve son critère principal dans la supériorité morale (Ortega y Gasset). Ces deux
conceptions viennent souvent à l'appui de thèses conservatrices. Une troisième,
socialement réaliste, réunit dans l'élite le sommet des échelles de richesse, pouvoir et
prestige, quels que soient par ailleurs les mérites de ses membres (Mosca). La quatrième
consiste à n'y voir que ceux qui tiennent les leviers de commande des institutions les plus
centrales d'une société donnée. C'est à cette dernière que Mills se rallie, car elle est la
mieux adaptée à la structure sociale contemporaine de l'Amérique, et qu'elle peut subsumer
les trois autres : l'accès au sommet des hiérarchies institutionnelles bureaucratisées
gouverne désormais l'accès à la jouissance optimale des biens sociaux, tandis que les
valeurs qui sous-tendent l'exercice impersonnel du pouvoir, l'accomplissement de rôles
institutionnels essentiellement similaires, les sensibilités culturelles qu'ils font partager,
supposent (sélection) et développent (expérience) certains types de personnalités qui, au
terme d'une vie de privilèges croissants, peuvent finir par ressembler au modèle idéal de
supériorité auquel prétendent leurs titulaires. De plus, une définition nominaliste poserait
d'insurmontables problèmes d'évaluation inévitablement entachée d'arbitraire, et conduirait
à préjuger des résultats de l'investigation empirique.
Sur le second point, Mills récuse les visions symétriques de l'élite du pouvoir
comme omnipotente ou comme impuissante. La première, dont il cherche dans le
marxisme vulgaire, le nazisme ou le maccarthysme des illustrations faisant d'élites qui
avancent masquées des forces malfaisantes, lui paraît trop proche, au mieux d'un substitut
séculier à une providence dont on pourrait refuser les desseins, au pire d'une théorie de la
conspiration, pour être scientifiquement crédible.
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La seconde, qu'il assimile à la théorie pluraliste libérale, ne lui semble pas moins
fautive : elle est le pendant politique du marché comme mécanisme impersonnel tenant lieu
de destin, et ne reflète nullement les réalités de l'heure. Il rejette également l'idée selon
laquelle la volonté des hommes n'entre pour rien dans une Histoire où les événements
dictent les décisions. Le destin n'est certes pas toujours et partout fixé par les élites, et
aujourd'hui encore nombre d'événements sont le produit d'une agrégation de
microdécisions prises séparément par une multitude d'acteurs. Pourtant, lorsque le pouvoir
se concentre comme il le fait depuis le second conflit mondial en Amérique, force est de
constater que les macrodécisions de l'élite jouent un rôle déterminant. (On trouve ici l'écho
de la veine décisionniste qu’on peut relever dans les ouvrages de mémoires signés des
acteurs de premier plan, ou de leurs biographes, à l'issue de la Seconde Guerre mondiale :
“Ce n'est pas la nécessité historique, mais un homme nommé Truman qui, assisté d'un petit
nombre d'autres, a pris la décision de lâcher une bombe atomique sur Hiroshima”, p.24).
La notion d'élite du pouvoir n'introduit aucun déterminisme dans l'analyse des processus de
prise de décision : elle précise seulement quels en sont les acteurs dominants, qu'elle ne
suppose pas omniscients ou à l'abri des erreurs ou des effets inattendus de l'action.
L'élite du pouvoir aux États-Unis n'est pas (et n'a jamais été, pour cause d'absence
de passé féodal) séparée des masses par un fossé infranchissable. Elle constitue le sommet
d'une échelle graduée (hiérarchies bureaucratiques), ce qui pose le problème de savoir où
elle commence : si on place la barre trop bas, la notion se dilue de manière fatale ; si on la
place trop haut, on laisse sans doute de côté une grande part de l'essentiel. C'est pourquoi
Mills la définit comme l'ensemble des hommes dont les décisions entraînent au minimum
des conséquences nationales. Un tel critère ne doit pourtant pas laisser croire qu'il s'agit
d'un groupe purement nominal : sa réalité se fonde sur des affinités psychologiques et
sociales, sur une coïncidence d'intérêts bureaucratiques entre le secteur privé et l'armée
permanente dans un contexte de vide politique, enfin sur une coordination de plus en plus
souvent explicite de leurs actions respectives par des acteurs interchangeables au sommet.
Ces hommes ne sont pas seulement le produit des institutions dont ils sont issus : ils sont en
mesure de les modeler à leur guise, surtout dans les époques de transition comme la nôtre.
Ils doivent donc en accepter la responsabilité : être salués comme de grands hommes s'ils
réussissent, comme d'insupportables despotes s'ils échouent. Et leurs normes de groupe
sont susceptibles d'éclairer leurs comportements.
Mills commence par s'intéresser aux aspects traditionnels de la question : aux élites
sociales et à la status struggle dont les petites, puis les grandes villes sont le théâtre. Il le
fait en rejoignant Thornstein Veblen (The Theory of the Leisure Class, 1899) sur certains
points, en s'en démarquant sur d'autres. Il évoque ensuite le phénomène de la célébrité,
pour montrer que la hiérarchie du prestige, depuis l'apparition de la grande presse, du
cinéma, de la radio et de la télévision, est désormais nationale, et que les aspects brillants
ou triviaux du vedettariat cachent et justifient tout à la fois l'autoritarisme et les relations de
pouvoir qui le sous-tendent. Étudiant les milliardaires (the very rich), les dirigeants de
grandes entreprises (the chief executives) puis leurs actionnaires principaux (the corporate
rich), Mills récuse partiellement la thèse de James Burnham : les managers n'ont pas
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exproprié les capitalistes, ce sont les capitalistes qui sont devenus managers, et ont
incorporé à leur groupe les hommes talentueux dont ils avaient besoin pour les aider à
gérer les entreprises géantes. Mais il voit dans ce que les techniques gestionnaires peuvent
receler d'universel, indépendamment de la nature de ce qui est géré, la clé du succès, donc
du pouvoir, dans les grandes organisations qui dominent la vie moderne.
Ces techniques servent de trait d'union entre les rôles institutionnels économiques,
militaires et politiques. Mills consacre deux chapitres aux seuls militaires, selon lui
principaux bénéficiaires des changements structurels qui ont affecté la société américaine.
Le premier consiste en une mise en perspective historique des rapports entre pouvoir
politique et soldats de métier. L'auteur s'y demande pourquoi les officiers des armées
nationales (à l'opposé des armées féodales) ne cherchent pas à prendre le pouvoir, et se
contentent de mettre leur point d'honneur à le servir. La réponse est que la structure sociale
militaire est d'essence aristocratique (cf. le fossé qui sépare les officiers du reste de la
troupe), et que ses chefs ont longtemps été recrutés dans la classe dirigeante. La sécurité de
l'emploi, l'espoir d'être promu et la chance d'accéder à la gloire font le reste. Il passe
ensuite en revue l'histoire des rapports armée-société aux États-Unis : l'antimilitarisme (ou
plus exactement le civilisme) de la tradition américaine des origines, la préférence
accordée à la milice sur l'armée régulière et la marginalité de celle-ci, la lente montée du
professionnalisme, la composition sociale du corps des officiers au 19e siècle, la fin
graduelle de la ‘sécurité gratuite’ et la prise de conscience des périls stratégiques, les deux
guerres mondiales, la montée en puissance technologique et organisationnelle qu’elles
précipitent, enfin la Guerre froide, les alliances, le leadership de l'Occident et la possibilité
d'une apocalypse nucléaire.
Il décrit la bureaucratie du Pentagone, l'échec relatif de l'unification des armées
(1947), les tensions entre coteries nées sur les théâtres extérieurs (Asia-firsters contre
partisans d'une priorité à l'Europe). Il insiste sur le peu de place qu'y tient la violence :
La seule occasion pour un général ou un amiral contemporain d'entendre de près
le bruit des armes est la partie de chasse organisée par General Motors dans une
retraite campagnarde où, en compagnie de cadres dirigeants, il tire le canard.
Une société d'assurances a pu assurer des officiers pendant quinze ans, traverser
la Seconde Guerre mondiale (...) et survivre : durant la guerre de Corée, le taux
de mortalité de ses clients officiers servant dans la zone des combats a été
inférieur à la mortalité industrielle moyenne.
Le chef de guerre a été remplacé par l'administrateur d'un immense système de
machines et d'hommes. Mills insiste également sur l'importance de la socialisation
militaire, qui tend à dissoudre les traits de la personnalité au profit du rôle de soldat, et
minore donc l'intérêt d'une analyse des origines sociales des officiers ; il souligne le fait que
dans l'institution militaire, le débat, le vote, le compromis ou les contre-pouvoirs n'ont
aucune place (“one obeys and one commands”) et tout s'accomplit selon le règlement. Ce
qui peut expliquer l'effarement et le sentiment de supériorité des militaires devant le
spectacle d'inefficacité que donne parfois le système politique ou économique traditionnel.
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Depuis Pearl Harbor, lit-on au début du second chapitre ‘militaire’ (intitulé “The
Military Ascendancy”), généraux et amiraux jouent un rôle de premier plan aux États-Unis.
Ils ne l'ont pas véritablement cherché : le contexte stratégique et les carences des
institutions civiles les ont poussés sur le devant de la scène. Il se trouve que les officiers de
haut rang sont en Amérique la seule approximation d'une haute fonction publique
professionnelle, et qu'un expert militaire prestigieux permet à l'homme politique de
dépolitiser une question épineuse. Mais ils sont alors entraînés dans la politique par les
controverses (cf. les attaques de McCarthy) auxquelles ils sont partie prenante. Étant donné
les moyens désormais à leur disposition, les officiers généraux sont en mesure d'imposer
une définition militaire des réalités auxquelles l'État et la société doivent s'adapter. Ils
entrent donc en politique, parfois alors qu'ils sont encore sous l'uniforme ; ils entrent en
diplomatie, dont les sous-effectifs professionnels et, au début des années 1950, la
démoralisation consécutive au maccarthysme leur ouvrent d'importants débouchés.
Ils entrent également dans les conseils d'administration des plus grandes
entreprises, lesquelles ont vite compris qu'elles ne pourraient se passer des services de
retraités prestigieux connaissant de l'intérieur une institution qui contrôle jusqu'à la moitié
d'un budget fédéral disproportionné par rapport à l'avant-guerre. (Mills fournit dans une
note en bas de page treize noms d'officiers généraux devenus dirigeants de firmes géantes,
et renvoie au numéro de septembre 1952 du magazine Fortune où, précise-t-il, on trouvera
beaucoup d'autres noms). En réalité, cette alliance entre armées et grandes entreprises date
du moment où fut planifiée la reconversion civile des industries de guerre, et où il
s'agissait, comme le montre Catton (cité en note), de préserver les positions dominantes
acquises pendant le conflit et l'influence militaire dans l'économie. Les libéraux qui comme
Herbert Spencer pensaient la société militaire et la société industrielle antinomiques se sont
trompés : l'Amérique, première puissance industrielle et militaire, est devenue l'une et
l'autre à la fois.
Les militaires, enfin, sont très influents dans la recherche scientifique et dans
l'enseignement supérieur par le biais des financements et des préparations militaires
supérieures (qui touchent 40% des étudiants dans 372 universités ou colleges) : on a déjà
décrit supra cette situation à l'origine d'un début de dissensus intellectuel, et il n'est pas
utile d'y revenir ici. Ils déploient d'énormes efforts de relations publiques : le sénateur
Harry Bird estime en 1951 à 2 235 militaires et 787 civils les effectifs employés par le
Pentagone à cette fin. Mills note les liens qui unissent les armées à certains parlementaires
dont elles peuvent favoriser localement les fortunes électorales. Bref, conclut l'auteur, le
militarisme est en marche : mais c'est un militarisme qui déborde largement les seuls
milieux militaires, car pour être légitime aux yeux de la nation, il lui faut apparaître comme
coïncidant avec ses valeurs, ses intérêts et son honneur. Cela n'a été possible que parce que
les politiques et les forces dominantes dans l'économie, pour la première fois dans l'histoire
du pays, ont fait des généraux leurs égaux voire parfois leurs maîtres.
Avec la présidentialisation du régime, la vie politique se bureaucratise. Le déclin du
Législatif est aussi celui de l'élection comme mode de désignation et de légitimation des
titulaires des postes de responsabilité. Les vrais détenteurs du pouvoir sont au sein de
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l'Exécutif, et ils sont cooptés. Bien peu d'entre eux ont une expérience politique au sein
d'un parti ou face au suffrage universel, ou même une expérience du service de l'État : ce
sont pour plus des deux tiers des outsiders, recrutés comme experts ou managers. Le
“directorat politique” se compose de trois cercles : (1) le président, le vice-président, les
membres du Cabinet, les directeurs des grands organismes fédéraux, le personnel politique
de la Maison Blanche et de l'Executive Office, soit une cinquantaine de personnes ; (2) leurs
conseillers et grands commis administratifs, au nombre d'une trentaine sous Eisenhower ;
(3) environ 1 500 titulaires de postes discrétionnaires dans l'Administration fédérale. Les
deux premiers cercles sont peuplés de managers pour l'essentiel recrutés dans les milieux
proches du capital des grandes entreprises ; le dernier, d'experts au recrutement plus varié
(reflétant celui des universités de l'Ivy League), dont un sur trois seulement vient d'un
corps de fonctionnaires. L'entrée en force des outsiders comme des militaires dans une vie
politique bureaucratisée tient pour partie à l'absence d'une véritable tradition de service
public en Amérique.
Face à ce pouvoir monolithique qui s'exerce dans la discrétion, les contre-pouvoirs
sont sinon inexistants, du moins inopérants. La presse se contente du court terme et du
fonctionnement visible des institutions. Les groupes de veto dont parlent les tenants de la
thèse pluraliste d'une dispersion du pouvoir (David Riesman et David Truman sont ici
nommément pris à partie) ne pèsent d'aucun poids réel (ils n'ont guère été en mesure de
s'opposer au largage de la bombe sur Hiroshima). Les sciences sociales américaines
(expression que Mills met entre guillemets), depuis le triomphe de l'empirisme, analysent
la société en termes de pluralisme causal, ce qui équivaut à énumérer sans hiérarchiser ou
modéliser, c'est-à-dire sans comprendre. Les syndicats, après une période d'influence
certaine dans les années 1930 et 1940, ont vu leur pouvoir réel décliner tandis que leurs
chefs les plus en vue étaient cooptés par l'élite nationale. Leur destin semble être de suivre
l'exemple des associations de producteurs agricoles : s'assurer un statut privilégié au sein du
Welfare State, et donc devenir une force conservatrice.
Le Congrès lui-même, censé représenter la nation, représente en réalité par son
recrutement social la classe moyenne supérieure non salariée (entrepreneurs et professions
libérales), blanche, protestante, éduquée : l'élite de la société provinciale, aujourd'hui sans
grande influence. Le parlementaire est souvent paralysé par des pressions croisées de
groupes divers dont l'appui est nécessaire à sa réélection, et qui n'apprécient guère le rôle
national de leur élu si leurs intérêts locaux ne s'en trouvent pas favorisés. La modicité de
ses émoluments et son mandat précaire n'attirent que rarement les meilleurs. Les débats
électoraux, à l'image de la vie publique en général, se sont considérablement trivialisés. La
qualité des débats législatifs souffre de la croissance exponentielle du nombre des projets
de loi à examiner. Et puisque les questions nationales comptent peu, les différences entre
partis deviennent confuses. La conséquence de l'évolution décrite est que le Congrès, à
l'exception des présidents de commission qui disposent d'une marge d'initiative encore
importante, n'exerce qu'un pouvoir de blocage. La seule façon pour un parlementaire
d'influer sur le cours des choses nationales est de s'allier avec les responsables d'un
organisme de l'Exécutif fédéral dans les guerres bureaucratiques que ces organes livrent
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entre eux, c'est-à-dire de s'intégrer ainsi à l'appareil administratif. En d'autres termes, il ne
dispose plus que d'un pouvoir réduit, de niveau intermédiaire. Cet état de choses reflète la
situation nouvelle des classes moyennes, autrefois pivot politique de la société américaine,
mais aujourd'hui dépassées par la concentration des pouvoirs de tous ordres. L'équilibre
des pouvoirs imaginé par la philosophie politique du 18e siècle n'a de réalité que dans des
sociétés elles-mêmes équilibrées. L'État n'est plus le reflet de pouvoirs autonomes en lutte,
il est le centre unique du pouvoir et l'arène à l'intérieur de laquelle tous les conflits sont
tranchés ou non. Il n'est plus l'instance représentative et neutre où s'élaboraient les
compromis, il est l'expression d'intérêts spécifiques et de politiques particulières : ceux et
celles d'outsiders venus du grand capital et qui ont fait alliance avec les chefs de l'armée.
Ce que Mills résume d'une formule : “Administration replaces electoral politics ; the
maneuvering of cliques replaces the clash of parties” (p.267).
Comment en est-on venu là ? L'État fédéral a commencé à se renforcer à la fin du
19e siècle pour faire contrepoids à la concentration capitaliste. Vers la fin des années 1930,
la transparence d'un État supposé neutre et ne faisant de faveurs à personne cède la place à
un Welfare State qui (selon l'expression de Richard Hofstadter) en fait à tout le monde. Les
grandes entreprises, qui n'avaient cessé de combattre l'interventionnisme public, comprennent
qu'elles ne pourront plus s'y opposer efficacement, et décident d'entrer dans le New Deal
par le haut, en s'y faisant représenter dans les organes de décision fédéraux. Dès lors, le
domaine politique et le domaine économique ne peuvent plus se concevoir comme des
univers distincts. C'est moins la bureaucratie étatique (faible, bien que renforcée sous
Franklin Roosevelt) qui contrôle l'économie que l'inverse, surtout à compter de la Seconde
Guerre mondiale. Cette guerre oblige à prendre en compte les problèmes stratégiques
autrement que par l'improvisation de dernière heure qui avait caractérisé tous les conflits
précédents. Or, rien dans les structures et la culture institutionnelles, tout entières tournées
vers les questions intérieures, ne prédispose les élites civiles à se réserver l'organisation à
très grande échelle que nécessitent des hostilités mondiales et les problèmes internationaux
qu'elles soulèvent. On fait donc appel aux militaires, qui s'engouffrent dans la brèche et
rejoignent le directorat politique du New Deal finissant. La découverte, à la faveur des
collaborations nées de l'effort de guerre, d'une coïncidence d'intérêts entre ceux qui
détiennent les principaux moyens de production et ceux qui contrôlent des moyens de
destruction démesurément grossis, scellera l'alliance au fondement de l'élite du pouvoir.
La question se pose alors des rapports entre les trois composantes de cette élite :
c'est elle qui fera couler tant d'encre dans les deux décennies qui suivent la publication de
The Power Elite. Mills ne nie pas que des tensions puissent exister entre elles, mais, dit-il,
elles se rejoignent sur les grandes décisions. La composante militaire dispose, sous
l'empire de la Guerre froide, d'un ascendant de fait sur les deux autres grâce à son expertise
et son prestige, mais ce trait n'est pas fixé pour l'éternité. Le point important est que la
similitude formelle des trois hiérarchies où elle s'alimente, et surtout l'interchangeabilité
des rôles au sein de son noyau central confèrent à l'ensemble une unité rendant illusoire
toute vue tendant à privilégier unilatéralement l'une des composantes. C'est le cas de
l'analyse marxiste qui voit dans le seul capitaliste le vrai dépositaire du pouvoir, de la
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doctrine libérale qui croit naïvement que le titulaire nominal de l'autorité politique l'exerce
librement dans le cadre des lois, ou de la vision qui fait des chefs militaires des dictateurs
virtuels.
C. Wright Mills brosse alors, à la manière des analyses systématiques de
biographies politiques dont Harold Lasswell a été le pionnier, le portait social (tel qu'on l'a
esquissé plus haut) de ce petit groupe d'hommes bien nés, bien pourvus et bien éduqués.
Mais il met en garde contre toute déduction hâtive à partir de leurs origines sociales : si
celles-ci jouent un rôle et ne sont donc pas entièrement innocentes, il arrive les intérêts ne
dictent pas les convictions et l'action (des hommes bien nés peuvent défendre les intérêts
des pauvres et des humbles, et à l'inverse des self-made men se font parfois les champions
de positions conservatrices). Il faut prendre en considération leurs rôles institutionnels et
voir comment leur influence réagit sur leur socialisation initiale et inversement. Ce qui
compte, c'est l'image qu'ils ont d'eux-mêmes (self-image), leur positionnement social, leur
idéologie, leurs valeurs, le type de relations personnelles et impersonnelles qu'ils
entretiennent, tout ce qui contribue aux affinités psychologiques qui leur servent de moyen
de reconnaissance mutuelle.21
La conscience de classe n'est aujourd'hui, en Amérique,
jamais aussi forte qu'au sein de l'élite du pouvoir. Elle dicte un code d'honneur qui colore
la conception qu'ils se font de l'intérêt général.
La contrepartie de l'ascendant exercé par une élite du pouvoir nationale est la
transformation relative de la société, d'une pluralité de publics (souvenir de Dewey, à n'en
pas douter) en une masse indifférenciée. On a affaire à un public lorsqu'il y a autant
d'émetteurs que de récepteurs d'opinions, lorsqu'existe la possibilité de répondre
immédiatement, lorsque l'opinion ainsi formée par le débat trouve sans peine les moyens
institutionnels de se matérialiser en une action, enfin quand les institutions coercitives ne
confisquent pas l'autonomie de la société civile. On a affaire à une masse quand il y a
beaucoup plus de récepteurs passifs que d'émetteurs d'opinions, que le droit de réponse est
faible ou inexistant, que la réalisation en actes de l'opinion est bloquée par les pouvoirs
publics, enfin que la société est quadrillée et infiltrée par des moyens de contrôle politique
coercitif. La société de publics se sert des médias comme moyen d'articuler les débats et les
groupes qui débattent ; la société de masse est traitée par eux comme un marché à
conquérir.
Le public des démocraties bourgeoises traditionnelles, privé des associations
volontaires à taille humaine qui s'interposaient entre l'État et l'économie d'une part, les
groupes primaires et les individus de l'autre, décline face à des institutions de pouvoir
centralisées, donc inaccessibles, et à une vie politique qui se bureaucratise. Si elles ne
veulent pas devenir politiquement inefficaces, les associations intermédiaires se massifient,
ce qui les éloigne de l'individu et transforment leurs chefs de file en membres d'une élite de
second ou troisième rang. De plus, les perceptions de la réalité, l'identité et les aspirations
21
Il faut relever ici une pointe de sociologisme. Le lien entre origines et expériences sociales d'une part,
identification qui sert de base au comportement politique d'autre part, n'est pas présenté par Mills de façon
probabiliste, mais comme un rapport de détermination absolue : “Demander à quelqu'un de se départir de ses
intérêts et de sa sensibilité est presque comme demander à un homme de se changer en femme”.
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des récepteurs de messages, les stratégies pour mettre en conformité aspirations et réalité,
ou s'échapper de cette dernière par l'imagination, sont façonnées par les médias de manière
stéréotypée. Les médias enfin tuent le débat local rationnel, et constituent un moyen de
pouvoir, même si celui-ci bute sur le two-step flow of communication (Lazarsfeld) et les
gate-keepers (David White) qui les obligent à devenir manipulateurs. L'éducation de masse
a oublié son objectif initial d'émancipation politique du citoyen, au profit d'une fonction
économique d'élévation du niveau de formation exigée par les nouvelles techniques du
travail. Elle a souvent adopté une philosophie d’adaptation à la vie sociale telle qu'elle est,
plutôt que la recherche d'une transcendance individuelle et publique : l'école démocratique
de masse est souvent synonyme de médiocrité intellectuelle, de formation technique et
professionnelle, de socialisation politique nationaliste.
Ces évolutions correspondent au passage de la petite vers la grande ville. Dans tous
les compartiments de la vie sociale, le fait cardinal est la perte de repères familiers
permettant de comprendre la structure de la société, et l'individu se trouve noyé dans des
milieux impuissants à se définir et se modeler eux-mêmes. L'impersonnalité, la ségrégation
et la perte du sens et du goût de l'indépendance individuelle deviennent dominantes.
Face à de telles évolutions, les intellectuels, dont la fonction en démocratie est de
dévoilement, aux fins d'assurer une transparence des responsabilités, semblent frappés tout
à coup d'une torpeur conservatrice. Le vide politique et la peur de la société de masse les
conduisent soit à la passivité libérale (thèse de la dispersion des pouvoirs et de marges de
manœuvre réduites pour les gouvernants), soit à des conceptions élitaires. Dans les deux
cas, ils renoncent à l'idéal central de l'humanisme occidental, l'idée présomptueuse d'une
manipulation du destin par la Raison. Cette attitude est d'autant plus étrange à droite que
l'élite du pouvoir n'a que faire d'une idéologie conservatrice qu'elle abhorre, car en
l'épousant elle se dévoilerait : elle se légitime par la réussite sociale, la prospérité matérielle
générale et la célébration nationaliste. Au centre, on refuse de voir l'élite et on nie même
qu'il y ait des classes supérieures ou, si elles existent, qu'elles aient la moindre importance.
Cette démission est d'une extrême gravité à l'époque du maccarthysme, de l'élite du
pouvoir et de l'apparition de méthodes policières de gouvernement. L'explication réside
pour Mills dans l'anxiété défensive d'intellectuels qui ont vu la hiérarchie des positions
sociales de la société bourgeoise ébranlée par les assauts rageurs d'une droite populiste, et
qui ne peuvent ni se raccrocher, à droite, à une tradition aristocratique (la référence
implicite est ici celle de la Grande-Bretagne), ni, à gauche, imaginer un nouvel édifice dont
les classes populaires seraient le sommet. Le libéralisme de gauche s'est épuisé dans le
New Deal, lorsque ses idéaux ont pris force de loi : il est incapable de se renouveler, et se
cantonne à la célébration des libertés publiques et des droits de l'Homme. Les libéraux sont
si occupés à célébrer la vertu américaine sur ce point et à la comparer aux pratiques
soviétiques, qu'ils ne songent plus guère à défendre des libertés qui s'étiolent sous la
Guerre froide. La thèse pluraliste libérale d'une société en équilibre homéostatique date du
18e siècle : elle ne correspond plus aux réalités du second 20
e siècle, et condamne à la
passivité et à la complaisance. Pendant que les technocrates libéraux du New Deal détrôné
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se battent sous les yeux des journalistes avec les trublions de la Droite radicale petite-
bourgeoise, l'élite du pouvoir prospère au-dessus de la mêlée.
Or, le problème qu'elle pose est d'ordre moral. Plus que prestige et richesse
(auxquels s'attachent, de manière erronée, ceux qui sont encore guidés par leur
conscience), le pouvoir corrompt. Les signes de corruption commencent à abonder (Mills
en donne un grand nombre d'exemples dans une note qui couvre une page et demie), et
devant ce spectacle, le cynisme se répand dans les masses, et la course à la réussite sociale
étant ce qu'elle est, les corrompus des cercles dirigeants sont secrètement admirés.
L'analyse en termes de corruption individuelle dans un système sain est largement
insuffisante : l'immoralité supérieure est un trait caractéristique de l'élite du pouvoir où elle
s'institutionnalise. L'immoralité structurelle résulte de l'effacement des valeurs et des codes
de droiture anciens, que rien n'est venu remplacer. Le vide moral est accentué par
l'impersonnalité des relations. Les procédures de cooptation qui prédominent au sein de
l'élite signifient que ceux, les corporate rich, qui exercent le pouvoir dans les institutions
économiques et politiques n'ont pas à obtenir le consentement moral de ceux qu'ils
gouvernent. Cette irresponsabilité organisée favorise le clientélisme, qui à son tour favorise
l'insincérité. Le succès est pris pour le mérite et les relations personnelles deviennent un
exercice de relations publiques. Le caractère factice du mérite de ceux qui sont aux postes
de commandement est reconnu implicitement par les social scientists du mouvement des
Relations humaines lorsqu'ils recommandent d'éviter l'autoritarisme. Il s'apprécie
également au fait que l'élite du pouvoir et élite cultivée ne coïncident plus nécessairement.
Washington se détendait en lisant Voltaire ou Locke ; Eisenhower lit des histoires de cow-
boys et des romans policiers. La connaissance n'est plus honorée comme idéal, mais
comme instrument. D'où la dévaluation des hommes désintéressés, et des remarques
comme celles de Bernard Baruch, conseiller de plusieurs présidents : “Je pense que les
économistes se croient d'ordinaire très intelligents. S'ils l'étaient autant, ils seraient riches
et nous serions pauvres”. Or, la connaissance clarifie et libère une vie d'homme, elle livre
le sens profond d'une civilisation, toutes choses dont l'importance est aujourd'hui méprisée.
L'homme cultivé n'est pas devenu roi-philosophe, il est aujourd'hui consultant au service
d'hommes qui ne sont ni princiers ni philosophes. Le membre des cercles dirigeants est
intellectuellement médiocre ; il pense sur des recto-verso, entre deux appels téléphoniques,
deux réunions ou deux notes de service. Parfois, dans un éclair de lucidité, il s'aperçoit
qu'il n'est pas à la hauteur des décisions qu'il a à prendre. Ce qui lui manque, c'est une saine
évaluation du rôle de la rationalité objective dans la vie, la personnalité et le comportement
d'un homme.
Il ne faut donc pas s'étonner de voir de grandes décisions prises sans débat ni
justification. Les relations publiques remplacent l'argumentation, la manipulation et le
recours à l'expert (servant moins à éclairer qu'à légitimer) se substituent à l'exercice
démocratique de l'autorité, l'administration à la politique. Le domaine du secret s'étend. Le
tout est couvert par le consensus qu'alimentent les jugements respectés de Secrétaires
d'État, les graves platitudes présidentielles ou la redoutable sincérité de jeunes hommes
politiques californiens sûrs d'eux-mêmes et de leur bon droit. Le vrai danger n'est pas
Res Militaris, vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012 18
l'irrationalité barbare de politiciens primaires, il est bien plutôt la paranoïa tranquille qui se
fait passer pour une marque de réalisme chez les hommes de pouvoir.
Deux ans plus tard, dans The Causes of World War III, Mills renversera le
raisonnement conventionnel sur la Guerre froide : il la voit moins cause du renforcement de
l’Exécutif national, source des maux qu’il décrit, que son effet. Sans frein, l’élite du
pouvoir fait courir à tous le risque d’une Troisième Guerre mondiale.
Conclusion
L'audace de ce livre est double. D'abord, l'auteur y rompt délibérément avec
l'empirisme de ses voisins du Bureau of Applied Social Research (Lazarsfeld) de
Columbia, avec lesquels il avait collaboré dans certains de ses ouvrages précédents
(notamment The New Men of Power, 1950, et White Collar, 1951) : il ne s'appuie sur
aucune donnée d'enquête originale et renoue avec une sociologie littéraire dénuée de jargon
ou d'appareil statistique, où l'administration de la preuve repose sur des illustrations tirées
de l'Histoire, de la presse et d'ouvrages d'autres auteurs. Ensuite, il renoue avec une
tradition de critique sociale radicale dont, on l’a dit, il emprunte l'inspiration à Thornstein
Veblen, et qui dépasse largement en envergure intellectuelle les vitupérations des
polémistes radicaux des années 1930. Outre cette qualité de l'analyse, dont on a essayé de
rendre le ton et le niveau, la clé de son succès dans les milieux universitaires – au-delà du
contexte historique évoqué supra – réside dans l'appel qu'il lance pour la réaffirmation d'un
leadership moral des intellectuels, faute duquel le vide sera comblé par d'autres, moins
qualifiés et moins désintéressés.
oOo
On notera, dans ce livre de critique sociale, un trait commun aux œuvres qui font
date et structurent le champ : il combine de manière originale des traditions classiques,
confirmant notamment, par l'utilisation de gauche très neuve qu'il en fait, le triomphe de
Weber dans les sciences sociales américaines à compter des années 1950. Mais on notera
aussi qu’il redonne vie et couleur à un genre polémique que le champ militaire avait déjà
connu en Amérique au début du 20e siècle, puis dans les années 1930 (il concernait alors la
guerre plus que les rapports armée-État-société). Ce genre se distingue des autres (science
appliquée, science indépendante, contribution à des débats en cours) par l’éthique de
conviction qui le sous-tend. Celle-ci alimente le dissensus, mais suppose pour prospérer
que les conditions sociales et politiques a priori d'un désaccord sur les valeurs soient déjà
réunies. En termes axiologiques, ce qu'on a appelé plus haut – le terme n’est pas sans
inconvénients – “négativisme dénonciateur”, par construction en rupture de consensus, est
la posture qui lui est le plus souvent associée. 22
L'acquisition de caisses de résonance dans
l'opinion lui est consubstantielle, puisqu'elle vise à une remise en cause pratique
22
Il en existe toutefois une autre variété, plus rare, et idéologiquement opposée, qui exalte le réalisme
(rapports de force) et les vertus militaires. Elle n’en exhibe pas moins les mêmes caractéristiques formelles
détaillées ci-dessus.
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fondamentale, et s'adresse d'abord au public profane le plus large (ce qui lui confère un ton
très reconnaissable). On vérifiera que dans l’ouvrage visé ici, C.W. Mills s’approche de
très près de cet idéal-type.
On comprend bien, à sa lecture, pourquoi The Power Elite assoit définitivement la
notoriété d'un auteur dont la postérité intellectuelle marquera les années 1960 et 1970 d'une
empreinte puissante. On comprend également pourquoi les auteurs centraux du champ,
contemporains de Mills, ne pouvaient laisser passer la négation qui s’y exprime de ce qui
fait la spécificité de l'action militaire, et de ses conséquences sur l’ethos des acteurs. On l’a
déjà relevé dans un numéro précédent de la revue, Huntington fera valoir en 1963 que
Mills a confondu conjoncture et structure, et cédé au penchant américain pour les analyses
conduites en termes quantitatifs plutôt qu'institutionnels : si le prestige et l'influence des
militaires ont été impressionnants après la victoire de 1945, ils n'ont cessé de fléchir depuis
lors.23
Janowitz fera observer que, divisées, les armées n'ont jamais réussi à imposer un
point de vue unique aux politiques, qui ont décidé seuls de la paix et de la guerre ; il
ajoutera qu'il y a peu à apprendre d'une théorie réductible à l'idée selon laquelle un
manager est un manager quel que soit l'environnement organisationnel.24
Là où Mills nie la
spécificité de l'organisation et de la culture des armées, Huntington l'affirme idéalement
absolue, Janowitz, relative et en voie d'érosion. Au négativisme dénonciateur de Mills,
Huntington oppose un réalisme exalté, Janowitz un réalisme pragmatique – trois des
principaux postulats analytiques sur ce qui unit et/ ou sépare civils et militaires.
On l’accordera au signataire de ces lignes, le dialogue entre ces trois auteurs peut
difficilement passer pour superficiel. Il témoigne de la qualité et de la profondeur d’analyse
que peut atteindre le champ militaire – si tant est qu’on puisse lui annexer The Power Elite.
Il n’est pas certain que Mills en aurait aimé la perspective. Mais il était trop fin pour ne pas
comprendre que le dialogue auquel ce livre invitait l’y rattachait de facto au moins pour
partie.
Bernard Boëne
23
Samuel Huntington, “Power, Expertise and the Military Profession”, Daedalus, 92, pp.785-807, 1963. 24
Janowitz, The Professional Soldier, édition 1974, p.73.