LE RÉGIME PÉNITENTIAIRE EN FRANCE

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PROBLÈMES DE NOTRE TEMPS LE RÉGIME PÉNITENTIAIRE EN FRANCE Jadis, à la belle époque, c'était sujet peu distingué : les geôles passaient non sans raison pour séjour réservé à la crapule. Aujour- d'hui, il n'est guère de réunions où ne s'échangent à table ou au fumoir de ces propos : « Quand je suis arrivé à Fresnes en 43... Oui, mais si vous aviez connu le Dépôt en 44 ! — Un tel ?... C'était un charmant garçon, je l'ai rencontré à la Santé. — Si vous n'avez pas été à la prison des Baumettes, à Marseille, alors, mon cher, vous n'avez rien vu ! » Et tous de regarder, avec un dédain mêlé de suspicion, le convive qui n'a à évoquer souvenirs de cellule ou drames de cachots. Entre tant de prisons gloutonnes, celles de Vichy, de la Gestapo, de la Libération, n'avoir été l'hôte d'aucune finit par être un peu suspect : fût-ce manque de caractère ou excès d'habileté ? Ainsi regardait-on les embusqués en 1919, au retour des tranchées. Alors, gêné, le silencieux s'efforce de glisser dans la conversation, en guise de timide réhabilitation : « Quand mon frère est revenu de Buchenwald... » ou « Le jour où mon cousin passa en cour de justice... ». Car chaque milieu a son conformisme. Puisse ce snobisme pénitentiaire, issu d'une répression massive des délits d'opinion, inspirer du moins au public un durable souci à l'égard de cet univers clos et lugubre, le monde des prisons. * * * De temps à autre l'écho d'un drame perce encore les hauts murs, le long desquels l'homme libre presse instinctivement le pas. Incident à Fresnes... — Grève de la faim à la Santé... De telles

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PROBLÈMES D E N O T R E T E M P S

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Jadis, à la belle époque, c'était sujet peu distingué : les geôles passaient non sans raison pour séjour réservé à la crapule. Aujour­d'hui, il n'est guère de réunions où ne s'échangent à table ou au fumoir de ces propos : « Quand je suis arrivé à Fresnes en 43... — Oui, mais si vous aviez connu le Dépôt en 44 ! — Un tel ?... C'était un charmant garçon, je l'ai rencontré à la Santé. — Si vous n'avez pas été à la prison des Baumettes, à Marseille, alors, mon cher, vous n'avez rien vu ! » Et tous de regarder, avec un dédain mêlé de suspicion, le convive qui n'a à évoquer souvenirs de cellule ou drames de cachots. Entre tant de prisons gloutonnes, celles de Vichy, de la Gestapo, de la Libération, n'avoir été l'hôte d'aucune finit par être un peu suspect : fût-ce manque de caractère ou excès d'habileté ? Ainsi regardait-on les embusqués en 1919, au retour des tranchées. Alors, gêné, le silencieux s'efforce de glisser dans la conversation, en guise de timide réhabilitation : « Quand mon frère est revenu de Buchenwald... » ou « Le jour où mon cousin passa en cour de justice... ».

Car chaque milieu a son conformisme. Puisse ce snobisme pénitentiaire, issu d'une répression massive des délits d'opinion, inspirer du moins au public un durable souci à l'égard de cet univers clos et lugubre, le monde des prisons.

* * *

De temps à autre l'écho d'un drame perce encore les hauts murs, le long desquels l'homme libre presse instinctivement le pas.

Incident à Fresnes... — Grève de la faim à la Santé... De telles

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nouvelles affleurent à la surface des journaux et de tristes détails sont donnés sur l'inhumanité du régime auquel sont soumis les protestataires ; puis règne à nouveau un opaque silence, jusqu'au jour où un article vante, au contraire, telle prison modèle.

Que faut-il croire au milieu de ces informations contradictoires ? Que valent au juste nos méthodes, notre régime pénitentiaire ? Est-il enfin en voie d'amélioration ? Essayons de faire le point impartialement.

Première constatation : avec les moyens légués par la I I I e Répu­blique, l'Administration a eu à faire face, au cours de ces dernières dix années, à une situation sans précédent.

L'héritage était peu brillant. Sans doute la doctrine péniten­tiaire moderne assignait-elle déjà pour but l'amendement du détenu et non plus l'intimidation des justiciables, mais elle recevait de la réalité de cruels démentis.

Les bâtiments, généralement d'antiques monastères, peu ou mal modernisés, étaient malsains, parfois d'une affligeante vétusté, car les démocraties sont avares pour les clientèles non votantes.

Aussi restait le plus souvent lettre morte la réglementation qui, sur le papier, régissait l'hygiène et la moralité, l'alimentation et la santé des détenus, leur emploi à l'intérieur et à l'extérieur, leurs possibilités d'amendement. Par exemple, un décret du 29 juin 1923 réglemente d'une façon très complète la séparation des différentes catégories de détenus dans les maisons d'arrêt, suivant qu'ils sont prévenus ou condamnés, qu'ils ont à subir plus ou moins d'un an de prison, qu'ils purgent une peine de cor­rectionnelle ou de simple police, qu'ils ont ou non des antécédents judiciaires ou qu'il s'agit de jeunes délinquants. Mais ces dispositions n'étaient pas appliquées dans les prisons départementales, faute de personnel et de locaux, et ne l'étaient guère plus dans les prisons cellulaires.

Dans les maisons centrales, les circulaires prévoyant, dès 1865, l'installation de quartiers d'amendement et la mise à part des malfaiteurs les plus dangereux, n'étaient pas davantage appliquées car l'Administration séparait les détenus en tenant compte avant tout de la nature de leur travail.

La discipline, évidemment indispensable, était assurée par un règlement rigoureux, çà et là aggravé par l'arbitraire des directeurs ou du personnel, et dont le résultat sinon le but était de briser, d'avilir la personnalité du prisonnier.

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Dans ce sombre paysage, un réjouissant oasis, le régime poli­tique : « Selon une tradition libérale, étaient soumis de plein droit au régime politique (circulaires des 22 février 1921 et 15 sep­tembre 1922) les individus coupables de crimes et délits contre la sûreté intérieure de l'Etat et d'infractions aux lois des 19 juillet 1881 et 12 décembre 1893 sur la presse (à l'exception de l'outrage aux bonnes mœurs et du chantage commis par la voie de la presse). Enfin, les auteurs d'infractions dont le caractère de gravité dépend des circonstances dans lesquelles elles sont commises (entrave à la liberté du travail, rébellion, outrage, etc.) pouvaient être mis au régime politique sur décision du ministre, qui statuait sur requête de l'intéressé ou sur proposition de l'administration et sur avis du Parquet » (1).

Il existait, par exemple à la Santé, un quartier réservé aux « politiques », qu'André Berthon, avocat qui en fut le familier, nous décrivait récemment avec humour : les habitués étaient des anar­chistes, des syndicalistes, des communistes, des camelots du roi. Des hôtes illustres y séjournèrent, Léon Daudet, Maurras, Marty, Vaillant-Couturier. Des chambres individuelles donnaient sur un jardinet de curç. Les visiteurs étaient admis en nombre illimité et les détenus pouvaient à loisir travailler ou se distraire. Jusqu'aux jeux de l'amour qui étaient tolérés, à condition qu'au cours des visites féminines, pas toujours conjugales, un gardien, débonnaire Cupidon, montât devant la porte mi-close une garde indulgente. Un musulman, fort de son statut polygamique, mit à rude épreuve la bonne volonté administrative, mais ne la découragea pas.

Ces bergeries et fêtes galantes vont cesser en 1939, avec le décret-loi Daladier qui suspend ce régime de faveur et avec la créa­tion de camps politiques, dans lesquels seront accueillis les débris de l'armée républicaine espagnole, puis les communistes français, soli­daires du pacte germano-soviétique. Alors s'ouvre la longue saison de l'horreur. Même passée la période d'improvisation, ces camps ont continué de mériter les plus sévères jugements.

Dans Passage de la Ligne, Paul Rassinier cite trois Espagnols rencontrés à Dora, qui ayant connu Gurs en 1938 et les compagnies de travail en 1939, soutenaient qu'il n'y avait, entre les camps français et les camps allemands, que le travail comme différence ; les autres traitements et la nourriture étaient à peu de chose

(1) Pinatel, Précis de science pénilenliaire, 1945.

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près semblables. Même ils ajoutaient que les camps français étaient plus sales. L'écrivain Koestler a écrit dans La Vie de la Terre : « Pour un régime démocratique le Vernet était le comble de l'infamie; comparé à Dachau, c'était encore supportable. A u Vernet les coups étaient un événement quotidien : à Dachau ils duraient jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Au Vernet les gens étaient tués par manque de soins médicaux : à Dachau ils étaient tués volontairement. Au Vernet la moitié des prisonniers dormaient sans couvertures à vingt degrés sous zéro : à Dachau ils étaient enchaînés et exposés au froid... I l n'y eut pas de poêle pendant l'hiver 1939, pas de lumière, pas de couvertures. Le camp n'avait pas de réfectoires, pas une seule table et pas un seul tabouret dans les baraques ; i l n'y avait pas d'assiettes, de cuillères et de fourchettes pour manger, pas de savon pour se laver ; une partie des internés avait le moyen d'en acheter, l'autre était réduite au niveau de l'âge de pierre... Ils travaillaient vêtus en haillons et pratiquement sans souliers par vingt degrés de froid. L a plus légère incartade était punie d'un coup de poing ou de nerf de bœuf par les gardes mobiles. Les délits plus graves étaient punis d'un minimum de huit jours d'emprisonnement dont les premières vingt-quatre heures se pas­saient sans boire ni manger, et les trois jours suivants au pain et à l'eau... Au point de vue de la nourriture, de l'installation et de l'hygiène, le Vernet était même au-dessous du niveau d'un camp de concentration nazi. Une trentaine d'hommes de la section qui avaient été précédemment internés dans différents camps allemands, y compris les plus terribles, Dachau, Oranienbourg et Wolfsbuttel, étaient experts en la matière. »

Les difficultés alimentaires, accrues pendant l'occupation, allaient susciter d'affreux drames de la faim. Roger Stéphane qui résida en 1943 à Fort-Barraux, a déclaré : « ... La nourriture des prisonniers était absolument insuffisante... J'ai vu, ce qui s'appelle vu, des détenus venir me demander les écorces des oranges que ma mère m'envoyait et j'eus tellement de demandes de ce genre que je dus organiser un tour. J'ai vu, dans la cour, lors des promenades, des détenus ramasser des noyaux de cerises pour les croquer. J'ai vu un vieillard de soixante-cinq ans manger la paille de sa paillasse. »

A la maison centrale de Poissy, des détenus affamés travaillant dans un atelier en arrivèrent à manger la colle destinée à la fabri­cation de sacs. « Il faut croire que ce n'était pas très sain, contait

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un vieux de la prison plusieurs armées après, car tous ont été malades. Y en a qui sont morts. D'autres sont encore à l'infirmerie, avec des ventres gonflés, comme ceux des femmes enceintes, et on ne peut rien faire pour les guérir. »

L'Administration, et au-dessus d'elle les régimes de l'époque, encourent en ce domaine une lourde responsabilité : aucune diffi­culté matérielle ne justifie l'organisation officielle du supplice de la faim et des traitements « inhumains et dégradants ».

L'encombrement des locaux était déjà insupportable ; avec le million d'arrestations effectuées à la Libération (1), i l allait

* devenir inhumain. L'un des amers plaisirs des embastillés fut de constater la stupéfaction, devant les réalités des prisons, de magis­trats malchanceux qui en devenaient par caprice du sort les usagers, après en avoir si longtemps assuré le peuplement par des sentences empreintes d'indifférence., Précédent qui, aujourd'hui, suscite assu­rément d'inquiètes méditations sous les lambris de maints prétoires, et explique peut-être certaines décisions, ou plutôt indécisions, de justice...

En 1944, les anciens camps changèrent de clientèle et l'on dut en improviser quantité d'autres. Ce fut le temps des « prisons privées » communistes, où l'on tortura et massacra sans contrôle. Dans les geôles officielles, les F. T. P. régnèrent aussi en maîtres, s'arrogeant droit de vie et de mort. L'Administration réussit peu à peu à les éliminer, mais ne put toujours empêcher l'invasion des locaux pénitentiaires par des foules déchaînées, impatientes d'exercer la soi-disant « justice populaire ». Le 4 novembre 1950, M . P . -H . Teitgen évoquait à l'Assemblée nationale l'époque où M . de Menthon, alors ministre de la Justice, prenait l'avion pour tenter d'arrêter un massacre imminent dans une prison du sud-est, où lui-même accourait en Bretagne dans le même dessein. A Valence, Dijon, Lyon, Aies, Annecy, Rodez, Maubeuge, Gap, Nexon, notamment, des détenus furent abattus après grâce ou avant jugement.

Alors même que ces troubles avaient cessé, M . le pasteur Boegner écrivait le 14 février 1948, au Président de la République : « Le Conseil de la Fédération Protestante de France m'a chargé de vous faire connaître une fois encore sa pensée sur quelques points aux­quels je sais d'ailleurs que votre attention personnelle s'attache

(1) Chiffre couramment cité.

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de la façon la plus constante. Le régime des établissements péni­tentiaires a, depuis la Libération, suscité d'innombrables plaintes dont, au nom de nos Eglises, je me suis fait l'interprète dès l'automne 1944. Un plan de réorganisation générale, auquel nous applaudissons tous, avait été envisagé. Il semble que des circonstances multiples en aient paralysé l'application. Dans la plupart des établissements, en particulier dans les maisons d'arrêt qui n'étaient pas destinées cependant à des détentions de longue durée, le surpeuplement est un défi aux exigences les plus élémentaires de la morale et de l'hygiène physique et mentale. Une proportion considérable de la population pénitentiaire est abandonnée à une inaction dont on peut sans peine entrevoir les conséquences funestes. Et des faits aisément contrôlables indiquent que, malgré les injonctions des autorités supérieures, le personnel subalterne se livre à des vexations ou à des brutalités odieuses en elles-mêmes, et qui ne sont certaine­ment pas étrangères aux incidents de Noé et d'autres camps. »

Il concluait par ces sévères paroles : « L'honneur de la France est gravement engagé. »

*

Un avertissement aussi dur serait-il encore de mise aujourd'hui ? De l'excès du mal sort parfois le bien : la situation était en 1945 si effroyable que l'on dut jeter d'urgence les bases d'une réforme pénitentiaire. Ses principes ont été résumés dans les conclusions d'un rapport de M. l'avocat général Amor, approuvées par le Conseil supérieur de l'Administration pénitentiaire le 30 janvier 1946 :

« 1° La peine privative de liberté a pour but essentiel l'amen­dement et le reclassement social du condamné.

« 3° Le traitement infligé au prisonnier, hors de toute promis­cuité corruptrice, doit être humain, exempt de vexations et tendre principalement à son instruction générale et professionnelle et à son amélioration.

« 4° Tout condamné de droit commun est astreint au travail et bénéficie d'une protection légale pour les accidents survenus pen­dant son travail. Aucun ne peut être contraint à rester inoccupé.

« 5° L'emprisonnement préventif est subi dans l'isolement de jour et de nuit.

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« 6° Il en est de même en principe de l'emprisonnement pénal jusqu'à un an.

« 7° L a répartition dans les établissements pénitentiaires des individus condamnés à une peine supérieure à un an a pour base le sexe, la personnalité et le degré de perversion du délinquant.

« 8° Un régime progressif est appliqué dans chacun de ces éta­blissements en vue d'adapter le traitement du prisonnier à son attitude et à son degré d'amendement. Ce régime va de l'encellule-ment à la semi-liberté.

« 9° Dans tout établissement pénitentiaire où sont purgées des peines de droit commun privatives de liberté d'une durée supérieure à un an, un magistrat exclusivement chargé de l'exécution des peines aura seul compétence pour ordonner le transfert du condamné dans un établissement d'un autre type ; pour prononcer l'admission aux étapes successives du régime progressif et pour rapporter les demandes de libération conditionnelle auprès du comité institué par le décret du 16 février 1888.

« 10° Dans tout établissement pénitentiaire fonctionne un ser­vice social et médico-psychologique.

« 11° Le bénéfice de la libération conditionnelle est étendu à toutes les peines temporaires.

« 12° Assistance est donnée aux prisonniers pendant et après la peine, en vue de faciliter leur reclassement.

« 13° Tout agent du personnel pénitentiaire doit avoir suivi les cours d'une école technique spéciale.

« 14° Il pourrait être substitué à la relégation un internement de sûreté en colonie pénale. Cet internement serait en principe perpétuel. Toutefois le relégué pourrait bénéficier de la libération d'épreuve. »

Une longue étude serait nécessaire pour commenter utilement des textes si denses et parfois si riches de nouveauté ; i l convient tout au moins d'examiner dans quelle mesure ils sont, cinq ans après, inscrits dans la réalité.

Quelques prisons de l'Est ont été « réformées ». Les détenus y sont suivis, pendant une période d'épreuves, par des éducateurs, des assistantes sociales, le médecin psychiatre, et un « juge de l'exé­cution des peines », magistrat délégué. Ils sont répartis ensuite en groupes d'amélioration ou de mérite, selon leur degré d'amendement. La formation professionnelle est très poussée : au centre d'Ecrouvres l'on répare au besoin les lacunes de base par la préparation du certi-

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ficat d'études primaires, puis l'on oriente les élèves vers le certi­ficat d'aptitude professionnelle et même le brevet élémentaire industriel.

Des ateliers d'apprentissage bien organisés sont ouverts à Mulhouse, à Haguenau, à Ensisheim, à Œringen.

Près de Bastia, 250 détenus exploitent un domaine agricole dont la surface exploitable est passée de 110 à 425 hectares. Ils couchent dans des baraquements sans enceintes, aux fenêtres et portes sans grilles ni verrous. Après l'appel du matin, ils se rendent sans surveillance au lieu du travail, souvent situé à plusieurs kilo­mètres ; les produits de l'exploitation et les salaires permettent une alimentation satisfaisante. Le samedi après-midi s'écoule dans les parloirs, bibliothèques et les douches, le dimanche sur la plage. La discipline est souple, l'évasion rare : la plus efficace sanction est la menace de renvoi en « centrale », car, écrit un détenu, « n'avoir pas de surveillants sur le dos au travail, pas de portes fermées, se coucher comme i l plaît, aller à la mer, à la pêche... pour nous, détenus venant des centrales, c'est quand même un paradis ».

Il existe, d'autre part, des sanatoria pénitentiaires et des infirmeries psychiatriques ; une école pénitentiaire a été ouverte pour fournir un personnel qualifié aux prisons réformées ; un centre d'études doit améliorer la formation des cadres ; l'on a créé un corps d'éducateurs, destinés à compléter l'action des assistantes sociales et des aumôniers. Mais i l faut l'avouer : non négligeables, ces réalisations sont encore bien partielles, bien insuffisantes, en raison de l'insuffisance des crédits budgétaires.

D'autre part, la rigueur de la répression des délits d'opinion s'est maintenue, car le régime politique a été refusé à tous les con­damnés des Cours de Justice uniformément poursuivis en vertu des articles 75 et suivants du Code pénal qui châtient la trahison et l'intelligence avec l'ennemi. Une injuste confusion a été systémati­quement créée entre, d'une part les brutes qui avaient accompli des véritables crimes de droit commun sous couvert de collaboration ou les authentiques traîtres, entrés au service de l'ennemi pour des motifs de lucre ou d'ambition, et d'autre part les « idéalistes ». Car tel est le terme employé par une assistante sociale des pri­sons, au cours d'une conférence sur la psychologie des détenus, pour définir les hommes coupables d'une simple erreur politique.

« Les idéalistes, dit-elle, appartiennent à diverses classes sociales ; chez eux toutes les vertus morales demeurent intactes, ils ont

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opté pour un idéal qu'ils croyaient vrai et bon. Hommes éminents, littérateurs, hommes politiques dont la vie a perdu tout ressort et qui aiment à retrouver un contact intellectuel ou artistique ; chez presque tous une révolte douloureuse ; ils parlent beaucoup de leur passé, écrivent leurs mémoires. Agés, leur condamnation les a brisés ; jeunes elle les a révoltés. »

Pendant longtemps de tels hommes ont souffert d'odieuses promiscuités avec les « droit commun » ; à l'heure actuelle, ils sont groupés dans cinq ou six centres. Dans l'un d'eux, au moins, une direction humaine a institué un régime tel que les détenus y peuvent suivre des conférences, organisées par leur « cercle littéraire », dont voici les titres : La Philosophie matérialiste, La Littérature italienne, Chopin, Montherlant, Nietzsche, La Poésie du peuple noir. Jusqu'à l'année théâtrale 1950 qui sera évoquée pour ceux depuis si longtemps privés des plaisirs scéniques. Ainsi, ces hommes retranchés du monde luttent pour préserver la vie de l'esprit, leur dernière noblesse, et y parviennent, si l'on en juge par leur « journal », surtout grâce à la poésie.

Quelle sorte de poésie les rehausse donc dans leur bas-fond r L a plus patriotique... L'humble et émouvante feuille ronéotypée, intitulée Cahier littéraire du camp de X..., publie un hymne à la France, dont le titre est La Patrie a toujours raison :

Ma France, nous t'offrons la marque de nos chaînes Et la moisson de sel aux champs d'iniquité.

Tel est le ton de cette « poésie sous la bure », la bure pénitentiaire de notre étrange époque. Que cette poésie puisse s'exprimer de la sorte, et en ces lieux, est à l'honneur des détenus comme de leurs gardiens.

Pourquoi faut-il qu'au moment où l'on est heureux de faire ces éloges, le cœur soit, en revanche, angoissé par les nouvelles venues d'un quartier de la Santé ?

A la suite de certains incidents, des prévenus (donc des accusés non jugés, dont certains arrêtés depuis six ans !) ont été transférés, en même temps que des Allemands poursuivis pour crimes de guerre, de Fresnes à la Santé, établissement datant de 1875 et qui n'avait bénéficié d'aucune modernisation. L'Etat, son récent acquéreur, vient d'y entamer d'importants travaux de réfection qui, en provoquant l'évacuation d'une « division », ont accru le surpeu­plement des autres quartiers. L'arrivée des hôtes de Fresnes a

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aggravé la situation : on les a logés dans d'étroites cellules dont trois paillasses occupent toute la superficie, et qui n'offrent ni lit, ni chaise, ni eau courante, ni chauffage. On n'accorde que trois petits pots d'eau par.jour pour la boisson et la toilette et i l n'y a donc pas de liquide disponible pour le nettoiement du trou dont l'usage se devine, ignoble orifice par où montent d'infectes odeurs et des rats monstrueux.

Des détenus allemands ont protesté auprès de la Croix-Rouge internationale qui, après enquête et jugeant ce traitement inhumain et dégradant, a obtenu le transfert des intéressés dans un lieu de détention moins abject. Les Français, à l'égard de qui l'organisme international est incompétent, n'ont eu d'autre ressource, les démarches de leurs avocats étant restées vaines, que d'entamer une grève de la faim.

Leurs conseils, conscients de leurs devoirs, ne se sont pas résigné à l'impuissance : ils ont alerté avec une fortune diverse, la Croix-Rouge française, les forces spirituelles, ils ont saisi le Conseil supérieur de la Magistrature et, par les journaux, l'opinion. Le groupe des anciens déportés de l'Assemblée nationale, et c'est à son honneur, s'est à son tour ému en faveur d'hommes pourtant accusés de faits de collaboration.

L'humanité l 'a emporté car aucune difficulté matérielle ne pouvait justifier lé maintien d'un régime de détention reconnu indéfendable à l'égard des protégés de la Croix-Rouge inter­nationale. D'autant plus qu'en la matière le gouvernement vient de souscrire des engagements •qui le lient. L a Déclaration universelle des Droits de l'Homme interdit dans son article 5 les traitements cruels, inhumains ou dégradants. La Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme, récemment conclue dans le cadre européen,, précise dans son article 3 : « Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. » A plus forte raison quand le détenu, non encore jugé, est protégé par cette présomption d'innocence dont le principe est rappelé dans l'article 6 de la Convention. La longueur démesurée de la détention préventive ne fait qu'ajouter au scandale. Des confrères nous en dépeignaient les conséquences : la plupart de ces prévenus, n'ayant plus de foyers, ne recevant plus de l'extérieur réconfort matériel et moral, n'attendent plus rien de la vie. Leur personnalité se désagrège et l'un d'entre eux ne se souvient mêrae plus du nom de son avocat ! Ils se laissent sombrer et la grève

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de la faim est moins, de leur part, décision désespérée que fin de naufrage... (1)

Que de tels faits se renouvellent et la France risque l'humilia­tion de faire bientôt figure d'accusée à la barre d'un Tribunal inter­national : dès sa ratification par dix Etats, la Convention de sauvegarde permettra aux particuliers ou groupements de saisir des violations de droits dont ils s'estimeront victimes la Commis­sion européenne des Droits et, éventuellement, la Cour euro­péenne des Droits de l'Homme.

Dès à présent la comparaison avec le statut pénitentiaire de certains pays est singulièrement pénible. M . Louis Rollin, qui au cours de sa carrière parlementaire, a tant fait pour l'amélioration du sort de la jeunesse délinquante, nous décrivait récemment les prisons suédoises par lui visitées l'an dernier. Leurs bâtiments neufs répartis dans un paysage sylvestre, offrent l'aspect de quelque collège anglo-saxon. Les pavillons comportent des chambres indi­viduelles sans judas de surveillance, chauffées, gaiement meublées, soit par l'Administration, soit, à sa convenance, par le détenu qui peut faire venir ses meubles familiers. Une propreté méticuleuse règne, en particulier dans les installations sanitaires.

Le travail dure huit heures et est normalement rémunéré, au taux moyen, compte tenu du change, de sept cents francs par jour ; on facilite à chacun l'exercice de son métier ou de son art. En dehors du travail les prisonniers circulent librement à l'intérieur de l'éta­blissement, fréquentent des salles communes, comportant des biblio­thèques, des journaux et des jeux, des terrains de sport et, le samedi, une salle de cinéma. La nourriture vaut celle de tout restau­rant populaire ; les colis sont à volonté et une fois par semaine le détenu peut acheter des vivres à la cantine jusqu'à concurrence de dix kilos. Les visites sont autorisées ; pour faciliter sa réadaptation sociale, on ne veut pas isoler le détenu du monde extérieur. Tous les quatre mois, sauf mauvaise conduite et même en cas de réclusion perpétuelle, le détenu a droit à une permission de détente de quarante-huit heures !

Le système s'est révélé à l'expérience si satisfaisant qu'on a institué des « prisons ouvertes », où le travail s'effectue au dehors, les allées et venues se faisant sans surveillance.

' (1) A la date du 10 février 1951, trois d'entre eux avaient dû être transportés, en raison de la gravité de leur état, à l'infirmerie de Fresne car il n'y a pas à la Santé, cette prison qui abrite des milliers de détenus, d'infirmerie convenable.

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Evidemment un tel régime suppose un haut standing national de vie et un niveau de moralité élevé : la Suède est un pays où le vol est rare et dont le taux de criminalité est l'un des plus bas du monde.

Brusquement transplanté en France, un tel système ferait scandale en logeant les criminels mieux que la plupart des Français. Notre pays ne doit pourtant pas rester l'un des plus arriérés, en ces domaines qui offrent les vrais tests de l'étiage d'une civili­sation : le laboratoire, le taudis, l'hôpital et la prison.

Les pouvoirs publics doivent se convaincre que si, en ces domaines, on ne peut rien faire sans argent, les dépenses sont fécondes : pour nous en tenir à notre sujet, l'amélioration de la condition physique, morale du prisonnier et, en conséquence, de son travail, l'abréviation de son emprisonnement, un reclassement durable et l'abstention des récidives, toutes ces mesures sont bientôt créatrices d'économies budgétaires et d'un meilleur rendement social. Le plan de modernisation et d'équipement du pays doit donc faire sa juste place à la chose pénitentiaire.

* * *

S'il dégrade le plus souvent, le séjour des prisons n'est pas sans parfois tremper les caractères : redoutable banc d'essai où chacun donne sa vraie mesure, où l'on voit tel fanfaron s'effondrer et tel timide donner bientôt des leçons d'énergie. L a vertu de charité et d'entr'aide fleurit spontanément dans la lueur avare des cachots : les colis se partagent entre prévenus et les préjugés sociaux, les haines politiques fondent vite.

Il y a quelques mois entrait à Fresnes, pour purger une condam­nation par contumace prononcée par une Cour de Justice, un colonel de soixante-seize ans au cœur délabré. Ce vieillard avait pour compagnon de cellule un communiste breton, inculpé d'attentat contre la sûreté de l'Etat. Qu'est-il advenu de cet assemblage imprévu ? Ceci : « Mon compagnon, écrit le premier, est un excel­lent homme, dont la sincérité et le désintéressement sont évidents. Pour moi, i l a été un compagnon d'infortune compatissant, même amical, se chargeant du ménage de la cellule, assumant des corvées, allant, lorsque j'étais cloué sur ma couchette, toucher le lait, le pain et le sucre de ma ration. Nous avons abordé librement les

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problèmes les plus brûlants. Je n'ai pas cherché à le détourner de sa foi. Je n'y serais d'ailleurs pas parvenu. Quand on attaquait devant lui Maurice Thorez, i l avait l'air offusqué et malheureux d'une religieuse qui entend blasphémer. Je crois qu'il m'aurait converti au communisme avant que j'aie réussi à l'en détourner... »

Du sordide, en ces sombres lieux, surgit parfois le sublime... Il suffit pour en être persuadé, d'entendre l'aumônier de Fresnes. M . l'abbé Porot, évoquer la vie spirituelle des détenus. Elle fut d'une richesse exceptionnelle en ces années où les " politiques ». venus de tous les carrefours intellectuels, retrouvèrent généralement la foi de leurs jeunes années ou donnèrent l'exemple de conversions imprévues. Même parmi les « droit commun », si les semailles sont plus dures et plus maigres les récoltes, l'apostolat n'est nas sans résultats : i l arrive que de modernes Marie-Madeleine abandonnent définitivement les trottoirs de Ménilmontant ou de Barbes, pour se consacrer à Jésus er. quelque couvent purificateur.

Parfois la tension des âmes approche la sainteté • le mot est-il trop fort pour ce jeune héros, Roger Pironneau, exécuté par les Allemands au Mont-Valérien le 29 août 1942, à l'âge de vingt-deux ans, dont voici les dernières lignes :

« Parents adorés, je vais être fusillé tout à l'heure. C'est un mélange de joies et d'émotions. Pardon pour toute la douleur que je vous ai causée, pour celle que je vous causerai ; pardon à tous pour tout le mal que j ' a i fait, pour tout le bien que je n'ai pas fait.

« Mon testament sera court : je vous adjure de garder votre foi. Surtout aucune haine contre ceux qui me fusillent ! « Aimez-vous les uns les autres », a dit Jésus, et la religion à laquelle je suis revenu et dont vous ne devez pas vous écarter, est une religion d'amour.

« Je vous embrasse tous et toutes, de toutes les fibres de mon cœur. — Roger. »

Et voici, écrite quelques heures avant son exécution, la lettre d'un homme « de l'autre bord >, fonctionnaire condamné à mort par une cour de Justice, qui chaque jour recevait la communion.

« Mon Dieu vous venez à moi chaque matin, dans cette pauvre cellule, vers moi que les hommes ont jugé indigne de vivre ! Que m'importe les hommes puisque vous êtes avec moi, mon Jésus, et que votre Présence transforme ma vie.

« Ma journée a commencé de la plus belle des façons et je l'offre toute entière à Dieu. Elle passe d'ailleurs comme un éclair. Nous

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avons do longues promenades où je retrouve avec joie tous mes compagnons, où nous jouons comme des gosses, nous chantons, nous plaisantons sous les regards un peu ébahis des gardiens qui consi­dèrent avec surprise ces condamnés à mort joyeux et insouciants. »

Sont-ils donc déjà, comme l'auteur de la lettre, au-delà, au-dessus de la vie ? « Je pense, écrit-il encore, à une phrase de Thomas Moore, qu'il écrivait dans sa prison : « Dieu me berce sur ses genoux. » Moi aussi Dieu me berce sur ses genoux, puisqu'il me permet de m'abandonner à sa volonté, qu' i l éloigne de moi le souci d'un lendemain qu' i l tient dans ses mains et sur lequel je ne puis rien. Dieu me berce parce qu' i l me montre qu ' i l n'abandonne pas ceux que j'aime plus que moi, parce que j 'a i appris que Maman, ma petite Maman, était désireuse de faire sa première communion. Dieu me berce parce qu'i l me donne la direction de deux admirables prêtres qui sont pour moi des rayons de soleil, de bonté et de dévoue­ment. Dieu me berce enfin et surtout parce qu'Use permet de l'aimer de tout mon coeur, de tout aimer de ce qu' i l permet qui m'arrive... L'espérance que j 'a i en moi d'échapper à la mort, elle n'est pas raisonnée, elle ne s'appuie sur rien de précis ni de tangible, elle est mise toute entière en Dieu. Pourtant, mon Dieu, si vous voulez qu'un matin que vous aurez choisi de toute éternité, l'on vienne me chercher pour un dernier voyage, que votre Volonté soit faite, mais ne permettez pas alors que j'oublie, dans le déchire­ment inévitable, que ce voyage est celui qui me mène vers mon Bien-Aimé. Et mon Dieu, ne permettez pas que ma mort éloigne de vous ceux que j 'a i voulu vous ramener. Donnez-leur toutes vos grâces et tenez-vous près d'eux. »

Admirable religion, celle qui a ce don d'apaisement, cette voca­tion de pardon, ce pouvoir d'exhaussement grâce auquel l'âme, parvenue à un certain degré d'exaltation, surgit du monde im­matériel, s'affirme présente, distincte de l'esprit, le dominant au point d'imposer silence au pressentiment sinistre du corps menacé ! Religion qui, d'un traître ou d'un espion aux yeux des hommes, peut faire un saint devant Dieu 1

J E A N MONTIGNY.