Le problème du volontaire chez Aristote

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SERGIO ANTONIO MENDOZA BUSTOS cLó' ^ LE PROBLÈME DU VOLONTAIRE CHEZ ARISTOTE Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.) FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC AVRIL 2005 © Sergio Antonio Mendoza Bustos, 2005

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SERGIO ANTONIO MENDOZA BUSTOS

cLó' ^

LE PROBLÈME DU VOLONTAIRE CHEZ ARISTOTE

Mémoire présentéà la Faculté des études supérieures de l'Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie

pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL

QUÉBEC

AVRIL 2005

© Sergio Antonio Mendoza Bustos, 2005

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Résumé

Depuis une trentaine d'années, surtout en Angleterre et aux États-Unis, on

assiste à des tentatives de réévaluer la pertinence des travaux éthiques

d’Aristote dans le cadre de la recherche actuelle en éthique. Figure au premier

plan le problème du volontaire et de l’involontaire: non seulement croit-on

généralement que le Stagirite ait mal défini ces concepts, mais on va jusqu’à

affirmer qu’il n’avait même pas une conception de ce qu’on nommerait plus

tard le "libre arbitre", c'est à dire, la liberté de choix. Nous examinerons

dialectiquement la position d’Aristote à partir de ces critiques récentes et les

plus grands commentateurs du passé, afin de chercher réponse à la question:

Trouve-t-on ou non chez Aristote une doctrine du libre arbitre? De cette façon,

nous serons en mesure de répondre sous un éclairage nouveau à la question

posée, et de montrer la pertinence de la démarche d’Aristote.

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Table des matières

Résumé.......................... ii

Table des matières................................................................................................ iii

Introduction..............................................................................................................2

Première partie : Considérations préliminaires..................................................10

1/ Question de vocabulaire............................................................................. 12

2/ Question d'approche.................................................................................. 33

Deuxième partie : Le problème du volontaire..................................................... 38

1/ Le problème du volontaire selon la perspective de la critique................. 41

2/ Le problème du volontaire selon la perspective d'Aristote......... ........52

3/ Conclusions de l'étude comparative..........................................................68

Troisième partie : La justesse de la définition de l'acte volontaire par Aristote relativement au problème de la liberté de choix....................................................................................... 72

1/ Le rôle de l'acte matériel dans l'agir moral de l'être humain....................77

2/ La pertinence des critères d'Aristote........................................................105

Conclusion............. 124

Bibliographie.......................................................................................................130

138Annexe A

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INTRODUCTION

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Introduction

Les écrits éthiques d’Aristote ont été, de tout temps, le sujet de nombreux et

soucieux commentaires, dès leur première découverte par les intellectuels

grecs, arabes, et latins, et jusqu’à nos jours. Aussi, on pourrait penser que

notre lecture de la philosophie morale du Stagirite est bien établie depuis

longtemps. Cependant on assiste depuis une trentaine d’années, surtout en

Angleterre et aux États-Unis, à une résurgence de tentatives de réévaluation de

la pertinence de la pensée d’Aristote dans le cadre de la recherche actuelle en éthique1.

Contrairement au grand nombre d’anciens commentateurs d’Aristote affirmant

que son éthique est basée sur une compréhension de l’être humain comme

un être dont la volonté est libre, la plupart de ces nouveaux commentateurs

considèrent que le Stagirite n’a pas réussi à bien définir le volontaire et

l’involontaire et, par conséquent, le choix et la responsabilité. Quelques-uns

parmi ceux-ci vont jusqu’à faire écho au jugement déjà avancé par Gauthier et

Jolif en 1959, disant que « dans la psychologie d’Aristote la volonté n’existe pas »2, et quelques autres affirment que !’argumentation d’Aristote dans ses

travaux éthiques est très susceptible d’être interprétée dans le cadre d’un

1 Parmi les ouvrages les plus représentatifs se trouvent les travaux de W.F.R. Hardy (1968), A.J.P. Kenny (1978), S. Broadie (1991), et F. Sparshott (1994).

2 « It is a commonplace of Aristotelian scholarship that Aristotle had no theory of the will. Thus the most distinguished contemporary commentator on the Nicomachean Ethics can write that in Aristotle’s psychology the will does not occur at all: the concept was invented only after eleven further centuries of philosophical reflection. [ réf. à Gauthier, R.A. et Jolif, J.Y., L’Éthique à Nicomaque, Pubi. Univ. de Louvain, 1959, p.219 ] » ( Kenny, A., Aristotle’s Theory of the Will, Yale University Press, 1979, p.vii ).

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3

certain déterminisme, soit naturel, soit psychologique3

Les difficultés et les objections que ces auteurs soulèvent sont nombreuses et

variées.

D’abord, le caractère polysémique du vocabulaire utilisé par Aristote serait

problématique, difficulté qui se verrait augmentée par les diverses

significations que deux mille cinq cent ans d’évolution de la langue et de la

pensée auraient ajoutées ou enlevées. Ainsi, pourrait-on avoir l’impression

que, d’une part, la diversité des contextes dans lesquels Aristote utilise le

vocabulaire en question apporterait parfois des imprécisions, des absurdités

ou des maladresses dans ses arguments, et que, d’autre part, il manquerait

dans son analyse des termes, des notions ou des distinctions dont nous nous servons aujourd’hui quand nous parlons des phénomènes de la volition4

Ensuite la méthode de recherche suivie par Aristote ne semblerait pas être

adéquate pour traiter la problématique en question, car outre qu’elle constitue

une approche trop simpliste en soi, elle fait l’économie de la subjectivité de

l’agent et ignore l’aspect socioculturel du problème du volontaire et de

l’involontaire. En mettant de côté ces deux dernières dimensions,

!’argumentation d’Aristote donnerait l’impression de confondre le point de vue

de l’action et le point de vue de la disposition morale de l’agent, aspects qui,

3 Sarah Broadie, par exemple, écrit: « much of what Aristotle says about voluntary action looks reconciliable with some sort of psychological determinism. » ( Broadie, S., Ethics with Aristotle, Oxford University Press, 1991, p.125 et 130 ).

4 Hardie fournit un bon exemple de ce débat lorsqu’il fait !’observation qu’il y a une différence importante de signification entre le mot anglais voluntary et le mot grec εκούσιοι/, car le mot grec peut aussi avoir la signification du mot anglais willing, et il suggère que « the unrecognized ambiguity seems to underlie some of the things which we find perverse or confusing in the text » ( Hardie, W.F.R., Aristotle's Ethical Theory, Oxford University Press, 1968, p.152-153 ).

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4

selon ces auteurs, devraient être considérés séparément5.

Outre cela, il apparaît aussi que le volontaire et l’involontaire et les qualités qui

leur sont associées, telles le louable et le condamnable, la responsabilité, la

culpabilité et l’innocence, et d’autres, ne pourraient être proprement dites

l’objet d’aucune science puisque ces qualités seraient déterminées par

convention culturelle et par l’expérience de vie d’une société plutôt que par une

nature universelle6

Et finalement, puisqu’on ne trouverait ni dans les œuvres d’Aristote ni dans le

vocabulaire du grec ancien aucun mot ou expression qui serait l’équivalent

direct ou indirect de ce qu’on appellerait depuis saint Augustin et jusqu’à nos

jours le libre arbitre, il s’avérerait que la volonté ne fut jamais conçue ni par

Aristote ni par l’antiquité grecque comme la puissance séparée et autonome

dont nous parlons aujourd’hui7.

Pourtant le trésor littéraire qui nous provient de la Grèce ancienne, et en

particulier celui de la ville d’Athènes, témoigne de l’idéal de liberté dont l’esprit

de ce peuple singulier fut toujours rempli, idéal dont nous sommes les

héritiers et qui ne peut pas être compris sans rapport au libre exercice de la

volonté, exercice rendu manifeste surtout par l’allégeance exemplaire des

Grecs de l’antiquité à leurs lois. Poètes, historiens, dramaturges et

philosophes rapportent les diverses manières dont les Grecs de l’antiquité

5 Ainsi, Francis Sparshott affirme: « Most of the most important situations people find themselves in are partly or wholly social situations, so that the recurrences that generate dispositions will be a function of social structures. » ( Sparshott, F., Taking Life Seriously, Univ. of Toronto Press, 1994, p. 141 ).

6 Dans les mots de Sarah Broadie: « voluntary agency is a surface entity, a creature of cultural convention, not nature: collectively subjective, but subjective nonetheless, by contrast with the objectivities studied by science. » ( S. Broadie (1991), Op. Cit., p.129-130 ).

7 Dihle, en faisant le parcours des divers points de vue que les Grecs anciens avaient sur l’action humaine conclut: « In the two preceding chapters we came to understand why the Greeks, in their attempts to analyze and evaluate human action, never developed a distinct concept of will. » ( Dihle, A., The theory of Will in Classical Antiquity, Univ. of California Press, Berkeley, 1982, p. 68).

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s’occupèrent de la liberté à travers leur histoire. Il s’agit chez eux d’un récit qui

va de la liberté la plus concrète à la liberté la plus intime en passant par la

liberté la plus philosophique, c’est-à-dire la liberté qui découle de la poursuite

de la sagesse; de la lutte qui s’engage dans les champs de bataille pour ne

pas devenir esclaves des autres, à la lutte qui se livre dans les profondeurs de

l’âme de l’être humain pour ne pas devenir l’esclave de lui-même8

Et c’est justement le fait que ces anciens auteurs grecs aient été conscients

de cette lutte intérieure, comme l’atteste ce texte magnifique du mythe des trois parties de l’âme dans le Phèdre9 de Platon, doublé du fait qu’une telle lutte

signale d’elle-même l’absence de toute détermination au préalable de la

volonté, qui, face aux difficultés soulevées par ces auteurs modernes, nous

invite à renouveler la réflexion sur ce que fut la perception de la volonté chez les

Grecs de l’antiquité, et en particulier chez Aristote. Car quoi d’autre sinon

l’exercice d’une volonté libre se trouverait à l’origine d’un tel conflit ?

En effet, si nous nous laissions porter par la dialectique seule des traités

éthiques d’Aristote, nous découvririons que, par leur démarche, ce que ces

traités cherchent à établir est précisément le rapport authentique entre la

liberté et l’action humaine, entre la personne et sa liberté de choisir les biens

qui l’amèneront à, ou qui le détourneront de, l’achèvement de son bien-être et

de son bonheur. Une lecture réfléchie de l’Éthique à Nicomaque, par exemple,

suggérerait qu’elle ait été écrite non pas comme un traité portant sur des

abstractions théorétiques d’une réalité perçue, mais plutôt comme un guide

pratique et objectif destiné à celui qui voudrait savoir ce qu’est bien vivre et que

faire pour y arriver, guide qui, en tant que tel, présupposerait nécessairement

8 On trouvera une bonne exposition du développement de l’idée de liberté chez les Grecs anciens dans Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, Éditions de Fallois, Paris, 1989.

9 Platon, Phèdre (253d-254e), dans Platon, œuvres complètes, tome IV, 3e partie, trad. Léon Robin, Les Belles Lettres, Paris, 1933, pp. 49-51.

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la possibilité réelle de l’exercice de la liberté de la personne à travers le choix

de ses activités en vue d’un tel but.

Qui plus est, le fait qu’Aristote fut conscient de cette liberté de choix nous est

également signalé et par sa considération des diverses opinions à propos

des objets de sa recherche, par exemple, du bien et du bonheur, diversité qui

d’elle-même rend compte que l’homme n’est pas déterminé à une seule

activité, et par le sujet même de la vertu, c’est-à-dire, la recherche de

l’excellence, qui, elle aussi, doit être désirée et choisie.

C’est ainsi que, face à ces indices qui se dressent en opposition aux

affirmations de ces auteurs contemporains, nous nous proposerons de

reprendre ici la discussion d’Aristote sur le volontaire et l’involontaire, ainsi que

celle portant sur le choix et sur la responsabilité, afin de chercher réponse à la

question: Trouve-t-on ou non chez Aristote une doctrine du libre arbitre ? Plus

précisément, nous tâcherons de montrer que l’éthique aristotélicienne

présuppose l’existence chez l’homme d’une volonté libre dont l’exercice est

évident, et que les observations du grand philosophe correspondent

effectivement à notre compréhension ordinaire du volontaire et de

l’involontaire, de la responsabilité, et de la liberté de choix.

D’un point de vue spéculatif, le travail que nous nous proposons n’est certes

pas sans intérêt face à la portée des affirmations de ces auteurs

contemporains pour la compréhension de l’œuvre d’Aristote en particulier, et

pour celle des fondements de l’éthique en général. Car s'il était vrai que le

traitement du volontaire, de l’involontaire et du non-volontaire par Aristote

n'aboutit pas à une compréhension de l'être humain comme être dont la

volonté est libre, alors tout son projet éthique serait vain, puisque ce projet est

fondé sur l'affirmation de la responsabilité de chaque être humain pour ses

actes et de la possibilité d’une éducation à la vertu. Pourquoi, en effet, avoir

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7

tant écrit sur la vertu, si nous n’agissons pas librement ? Pourquoi avoir établi

une science du comportement humain distincte des sciences naturelles ou de

la sociologie, si nos actes sont déterminés par des contraintes biologiques ou

par des conventions sociales et culturelles ?

D’un point de vue pratique, un tel examen nous donnera l’occasion de

distinguer les difficultés propres du texte aristotélicien de celles apportées par

une lecture contemporaine pour ainsi mettre en relief avec justesse la valeur

de chaque contribution à la compréhension de la problématique en question.

De par la nature même de notre enquête, la méthode dialectique s’avère la

plus adéquate. Le débat sur un possible déterminisme dans la philosophie

d’Aristote fut abordé par de nombreux auteurs depuis l’antiquité mais reste

d’actualité, la controverse portant sur des aspects tellement variés de la

philosophie d’Aristote qu’il serait trop ambitieux pour notre projet de nous

engager dans la discussion des diverses difficultés posées par le texte aristotélicien ou par son interprétation10 Nous nous attacherons plutôt aux

objections les plus importantes amenées par les auteurs les plus

représentatifs de cette école anglo-saxonne de pensée contemporaine au

sujet du traitement de l’involontaire et du volontaire, du choix et de la

responsabilité par Aristote.

Notre étude, donc, portera sur le contenu des chapitres 1 à 5 du troisième livre

de l’Éthique à Nicomaque, et sur sa contrepartie, inscrite principalement dans

les chapitres 6 à 10 du deuxième livre de l’Éthique à Eudème.

Afin d’élucider la pensée d’Aristote dans le contexte qui occupera notre

10 Un bon aperçu de la diversité de points de vue dans ce débat nous est fourni par R. Sorabji, Necessity, Cause and Blame, Cornell University Press, Ithaca, New York, 1980.

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8

recherche nous aurons recours d’une part à quelques-uns de ses autres

traités, principalement au traité De l’âme et à celui sur le Mouvement des

animaux, et d’autre part à certains passages très opportuns écrits par saint

Thomas d’Aquin, fin connaisseur de la philosophie d’Aristote, ainsi que de

celle d’autres grands penseurs et célèbres commentateurs anciens et

médiévaux du grand philosophe. Cet effort additionnel de compréhension est

important et nécessaire surtout parce que la perspective de ces auteurs

contemporains récents, circonscrite autour des écrivains du XIXe et du XXe

siècle, ignore toute autre considération possible, celle de la tradition incluse.

Quant à l’ordre de notre recherche, nous tâcherons dans une première partie à

dégager les grandes lignes de la critique de ces auteurs contemporains et à

établir dans la mesure du possible la signification du vocabulaire utilisé par

Aristote, ainsi qu’à clarifier les notions qui furent introduites plus tardivement

dans le débat, celle du libre arbitre incluse. Dans les parties suivantes nous

reprendrons les passages du texte d’Aristote auxquels s’objectent les auteurs

précédemment cités, et nous les analyserons dialectiquement selon les

différents aspects de leur critique. De cette façon, nous serons en mesure de

répondre, en conclusion, à la question posée sous un éclairage nouveau et de

montrer la pertinence de la démarche d’Aristote.

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PREMIÈRE PARTIE

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES

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10

Première partie

Considérations préliminaires

Que la position d’Aristote puisse présenter un certain caractère déterministe

ou bien qu’elle ne puisse pas être défendue convenablement comme une

position qui affirme la liberté de choix représentent deux manières générales

de conclure trouvées par la majorité des auteurs récents.

En effet, on pourrait affirmer que, dans l’ensemble, ces auteurs fondent leurs

conclusions sur deux jugements d’inadéquation prononcés sur deux aspects

différents de la démarche du Stagirite, le premier ayant rapport à son approche

de la détermination du volontaire et du non-volontaire, et le deuxième à l’usage

qu’il fait du vocabulaire en question. Mais certaines particularités dans leurs

opinions révèlent aussi une pluralité de perspectives dans leur lecture du texte

aristotélicien, diversité qui se traduit par différentes manières de juger des

difficultés que pourrait présenter le texte.

Il convient, donc, avant d’aborder la discussion proprement dite du traitement

du volontaire et du non-volontaire par Aristote, d’examiner plus en profondeur

les cinq objections les plus importantes soulevées par la critique des auteurs

de langue anglaise qui nous occuperont, objections que nous avons

présentées selon une perspective très générale dans !’introduction à notre

projet de recherche, car ce seront précisément ces convergences et ces

divergences d’opinion qui nous aideront à dégager la problématique sous-

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11

jacente aux difficultés avancées par ces auteurs contemporains.

Afin de donner un caractère progressif à notre recherche, nous aborderons en

tout premier lieu les reproches à la manière dont Aristote se sert du

vocabulaire associé à la discussion du volontaire et du non-volontaire, car

outre qu’ils constituent un caractère commun à la critique de ces auteurs, ils

marquent un obstacle important au dialogue. Il apparaît donc indispensable

pour notre recherche de bien établir le sens des mots et de nous accorder sur

leur signification avant de procéder à tout autre examen.

Par la suite, nous regarderons de près les objections ayant rapport à la façon

de traiter le sujet par Aristote, cela dans le but de préciser les questions sur

lesquelles portera notre recherche.

Pour répondre à notre première exigence, nous aurons recours à la

compréhension qui découle de l’usage ordinaire du lexique en question. Ceci

nous permettra d’évaluer si effectivement les différents sens des mots dans

les trois langues qui nous occupent ( le grec ancien, l’anglais et le français

contemporains ) rendent difficile !’interprétation du texte aristotélicien, comme

l’affirment ces auteurs contemporains, ou bien s’il existe des

correspondances naturelles dans l’emploi de ces mots qui rendraient

possible la bonne compréhension du texte sans besoin de passer par des

précisions plus élaborées.

Le problème du vocabulaire une fois éclairci, nous chercherons dans les

opinions de ces auteurs les raisons fondamentales des objections avancées

par leur critique.

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12

1/ Question de vocabulaire

À la différence d’autres critiques aussi bien contemporaines que plus

anciennes, la critique des auteurs qui nous occupent est souvent marquée par

un manque d’effort pour placer Aristote dans un contexte adéquat, et ceci

s’avère particulièrement vrai lorsqu’il s’agit de leurs commentaires sur l’usage

des mots de la part du Stagirite.

Par exemple, ces auteurs parlent, entre autres choses, d’ambiguïtés dans l’emploi du vocabulaire11, d’un "désaccord" dans l’exposé du Stagirite, produit

des différents sens du mot volontaire12, d’une "analyse négligente de

concepts"13, d’un usage "indécis" ou "vacillant" de certains termes14, et même

d’un choix "malin" de mots15 de la part du grand philosophe. Un auteur affirme

que le Stagirite ne se sert pas du tout du mot volontaire en conformité avec son usage commun16, alors qu’un autre juge inadéquat de traduire le mot grec

ακούσιος parle mot involontaire, son équivalent usuel, introduisant à sa place

11« The Greek word translated ‘choice’ is prohairesis. This is the translation used by Ross in most places, but he states in a footnote ( to 111 b5 ) that ‘sometimes "intention", "will", or "purpose" would bring out the meaning better’. In passages of which the one quoted from the De Anima is typical the word refers to something which happens in a man, or in the mind of a man, immediately before, or when, he acts. But it is not clear to what it refers. And we cannot make it clear since to do so would involve asking questions which Aristotle did not ask and trying out distinctions which he did not make. » ( Hardie (1968), Op. Cit., p. 161 ) [termes en italiques par l’auteur],

12 « Thus, there is a variety of angles from which we apply the concept ‘voluntary’, and the results reached from each do not combine into one neat system. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.125 ).

13 « Aristotle’s discussion shows ambiguities and tensions as he tries to meet various demands which the notion ‘voluntary’ is meant to satisfy.» ( Broadie (1991), Op. Cit., p.125 ).

14 «For an illustration, see his indecision in NE III. 1(111 Ob 18-24) about the use of the term ‘nonvoluntary’ ( ouk hekousia ) » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.126 ) [ termes en italiques par l’auteur ].

15 « It is impossible to prove that Aristotle is not in this way playing with the ambiguity of the preposition. » ( Hardie (1968), Op. Cit., pi 168.). Voir aussi la note no. 4 dans le chapitre précédent.

16 « The word we customarily translate as ‘voluntary’ ( hekousiom, the person who acts voluntarily is hekon ) is not used in a way that is at all close to the way the English word is used. But that hardly matters. Aristotle is not giving an analysis of the ‘ordinary language’ use of the English word voluntary. But he is not analysing the ordinary use of the Greek word either. And I do not see why he should. » (Sparshott (1994), Op. Cit., p.114) [termes en italiques par l’auteur].

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13

le néologisme contrevolontaire17

Les raisons derrière les opinions de ces auteurs contemporains sont diverses

et variées.

Hardie, par exemple, suggère qu’Aristote paraît ne pas reconnaître le double

sens des mots ακων et ακούσιον comme ‘involuntary’ et ‘unwilling’, puisque sa

description de certaines actions faites sous la contrainte comme étant

"mixtes", aussi bien que de celle de l’acte fait par ignorance comme n'étant

involontaire que si l’agent en éprouve affliction et repentir, sont très

problématiques. À son avis, Aristote ne développe pas les différences de sens

d’une manière satisfaisante18

Broadie, pour sa part, voit surgir des incompatibilités lorsque le Stagirite se

sert de l’adjectif volontaire pour qualifier indistinctement l’action, la manière de

réaliser l’action, l’agent, la marque de la responsabilité, le critère du mérite de

17 « He [Aristotle] is discussing the status of actions performed through ignorance. They are all, he first says, ‘nonvoluntary’. But such actions then divide into those which he calls ‘countervoluntary’ ( akousia, usually translated ‘involuntary’ ) and those which are not. Countervoluntary actions are those in respect of which the agent is ‘unwilling’ ( akon ), and the sign of this is pain and regret, which ( in the case of bad things done through ignorance ), the agent experiences afterwards, on becoming aware of what he did. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.126 ) [ termes en italiques par l’auteur],

18 « Aristotle’s second division of ‘the compulsory’ is described as consisting of ‘things that are done from fear of greater evils or for some noble object’ ... According to Aristotle ‘it may be debated whether such actions are voluntary or involuntary’ (1110a 4-7). But his description covers a wide range of different cases, and the kind of ‘debate’ which is possible is different at the two ends of the range. ...In the case of mental or physical torture it may be doubtful whether the victim has acted voluntarily or even, as in the case of literal physical compulsion, whether he has acted at all. ...But at the other end of the range of Aristotle’s so-called ‘mixed actions’ there is no pressure of this kind. The agent, as in the case of the prudent captain, is in full command of his faculties and acts freely although after what is often a difficult assessment of pros and cons (1110a 8-11,a 29-30). ... The only question for debate [in this case] is not whether the action was voluntary but whether it was justified. Aristotle admits in effect that such actions are voluntary, and indeed that they are chosen freely (1110a 11-19, b 5-7). Why , then, is he tempted to speak of them as ‘mixed’ or as ‘in the abstract’ or in themselves (haplos) involuntary (a18, b5)? Partly because they are done ‘under compulsion’ in a sense, and actions which are done under ‘compulsion’ in other senses are involuntary. ...But, as I suggested earlier, Aristotle’s way of talking here is influenced by the fact that akon can mean ‘unwilling’ as well as ‘involuntary’. The man who acts from ‘fear of greater evils’ has feelings which make him actually reluctant or unwilling to act as he does. » ( Hardie (1968), Op. Cit., p.154-156 ). Voir aussi la note 4 dans le chapitre précédent.

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la récompense ou du châtiment, le comportement qui permet l’éducation

morale de la personne et, surtout, les dispositions morales de l’agent.

D’après elle, le Stagirite ne réussit pas à délimiter adéquatement tous ces

différents domaines du sujet en question et finit par ignorer des distinctions importantes19 Elle estime aussi qu'Aristote est souvent tiraillé par des points

de vue différents, même opposés20, ce qui est mis en évidence, selon elle, par

une certaine indécision de la part du Stagirite quant à son choix de vocabulaire21.

Et finalement, Sparshott soutient qu’Aristote s’est plutôt consacré à la tache de

transformer le sens ordinaire du mot volontaire en accord avec sa philosophie naturelle22.

19 Entre autres, B roadie fait les observations suivantes: « An action in the sense of what is done ( or what might be done ) is right, wrong, appropriate or not, for reasons grounded in the external situation. But in praising or condemning we consider not what is done but the doing׳, it is to this that ‘voluntary’ applies. », et plus tard: « So we are driven to conclude that Aristotle should either withdraw from holding voluntary misdemeanours to be in general punishable, or else should confine his concept of the voluntary to the actions of mature agents whom it is fair to hold ‘fully responsible’ for their behaviour. Either way, it will seem as if his discussion sometimes recognises and sometimes ignores a distinct area of fully responsible agency » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.125 et 127) [termes en italiques par l’auteur ].

20 Par exemple, dans le cas de l’acte fait par ignorance, Broadie écrit, en jugeant de la distinction entre ‘non-volontaire’ et ‘involontaire’: « The problem is that he [Aristotle] is caught between two points of view each of which uses ‘nonvoluntary’ ( and ‘rionwilling’ ) in a single unambiguous sense. If we are concerned with the action as a possibly punishable offence, then all that matters is whether it was voluntarily perpetrated or not, and ‘nonvoluntary’ is correctly used as contradictory of ‘voluntary’. For even if the subsequently unconcerned ignorant agent is felt to deserve a reprimand, it would not be for the action nonvoluntarily performed through ignorance, but for his subsequent attitude. If, on the other hand, we are concerned with the agent's moral quality as evinced in the entire situation, then the difference between the ‘unwilling’ perpetrator and the one who was ignorant and afterwards does not care may be almost as great as the difference between the former and a willing ( hekon ) perpetrator. From this point of view, what the two kinds of ignorant agent have in common ( that neither of their actions was voluntary) is comparatively unimportant. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.126) [termes en italiques par l’auteur],

21 « For the combination of these needs does not explain why Aristotle confusingly seeks to satisfy both by means of the same word [ nonvoluntary ]. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.126 ).

22 « Meanwhile, I was saying that Aristotle reconstructs the concept of the voluntary in accordance with his basic theory of action. », et un peu plus tard: « While the ultimate basis of the account of voluntary action is the Physics account of nature and natural movement, its immediate basis is a special case of such movement: animal action is described in the passage of On the Soul (III 9-10) which I have been treating as the theoretical background of the Ethics as a whole. » ( Sparshott (1994), Op. Cit., p.115 ) [termes en italiques par l’auteur].

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15

On peut entrevoir déjà dans !’argumentation de ces auteurs quelques

difficultés beaucoup plus sérieuses que celles que pourraient présenter les

différents sens des mots par eux-mêmes, difficultés auxquelles nous

reviendrons ultérieurement.

Effectivement, qui regarderait dans les dictionnaires pertinents les emplois les

plus communs du vocabulaire en question remarquerait que les différents

sens des mots grecs se retrouvent d’une manière ou d’une autre, tant dans là

langue anglaise que dans la langue française, et qu’un niveau ordinaire de

connaissance de chacune de ces langues devrait permettre de saisir la

signification des mots dans tel ou tel contexte avec un effort modéré, sans

avoir à examiner le texte à plusieurs reprises23. Mais c’est une autre affaire

que celle d’arriver à comprendre les circonstances, les principes et les

arguments qui donneraient lieu dans un certain texte à un contexte déterminé.

Il nous faudra, donc, distinguer de quelle sorte de difficulté il s’agit dans les

différents cas qui nous occupent.

Revenons en premier lieu à !’observation de Hardie. Le problème, tel qu’il

l’énonce, réside dans le fait que lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a fait quelque

chose involontairement, on communique l’idée selon laquelle ce qui découle

de l’action ne fut pas produit intentionnellement, alors que lorsqu’on dit d’une

personne qu’elle a fait quelque chose malgré elle, on affirme que le résultat fut

produit exprès, mais qu’il n’était pas désiré24 Selon Hardie, l’emploi par

Aristote du même mot pour les deux situations cache cette distinction

23 Le lexique dont il est question dans notre recherche n’est pas composé de mots qui pourraient poser des problèmes d’exégèse, comme le ferait, par exemple, le mot ουσία. Pour faciliter son examen au lecteur, nous avons rassemblé ce lexique en grec ancien, en anglais et en français dans l’Annexe A.

24 « When we say of someone that he did something ‘involuntarily’ we convey that some result which he produced was not intended. When we say that he did what he did ‘unwillingly’ we convey that the result was intended but not desired. » ( Hardie (1968), Op. Cit., p.152 ). La note 4 dans notre introduction fait partie du même paragraphe et complète notre présentation de la difficulté.

Page 19: Le problème du volontaire chez Aristote

16

fondamentale et force le Stagirite à affirmer de la deuxième que ces actes en

réalité sont mixtes, c’est-à-dire, qu’ils sont volontaires dans un sens, mais

involontaires dans un autre, opinion qui, à son avis, est très contestable ( voir la

note 18 ).

C’est vrai que les mots ακούσιος et ακων furent employés dans le grec ancien

dans ces deux sens, comme on peut le constater dans les dictionnaires les plus accrédités25, ce qui est aussi le cas dans la langue française. Mais on

observe aussi que, loin de constituer un cas de polysémie qui pourrait

effectivement rendre équivoque !’interprétation du mot, ces deux sens trouvent

une origine commune du fait que la compréhension ordinaire du mot

involontaire dans ces deux langues est, avant tout, celle de quelque chose qui

se fait ou de quelqu’un qui agit sans le vouloir, et que la locution adverbiale

‘sans le vouloir’ communique à la fois les deux possibilités mentionnées par

Hardie, à savoir, ‘en l’absence de l’intention’ ou ‘en l’absence du désir’. C’est

la connaissance de la situation particulière qui précise au moment opportun

de laquelle des deux nous parlons véritablement.

La remarque de Hardie, donc, serait pertinente seulement si la discussion

d’Aristote ne réussisait pas, d’abord, à amener le lecteur à la reconnaissance

du sens du mot involontaire qui corresponde le mieux à la problématique en

question, et ensuite à justifier la distinction que le Stagirite fait entre les actes

qu’il appelle mixtes et ceux qui seraient simplement volontaires ou

involontaires.

Eh bien, lorsque l’on considère dans toute leur ampleur les passages cités

par Hardie ( EN 1109b 35-1110b 9 et 1110b 18-24 ) et pas seulement une ou

25 Les mots Εκούσιος et έκών ont un usage un peu plus précis par rapport à l’action et à la personne, respectivement. Nous avons recueilli les divers emplois de tous ces mots dans l'Annexe A.

Page 20: Le problème du volontaire chez Aristote

17

deux phrases isolées, on s’aperçoit qu’à travers ses exemples et ses

commentaires le Stagirite clarifie d’une manière satisfaisante le contexte ( et

alors le sens ) dans lequel il emploie ces mots.

En effet, au moment même où Aristote soulève la question à laquelle fait

référence Hardie ( voir la note 18), il le fait avec l’aide d’un exemple:

Mais pour les actes accomplis par crainte de plus grands maux ou pour quelque noble motif ( par exemple, si un tyran nous ordonne d’accomplir une action honteuse, alors qu’il tient en son pouvoir nos parents et nos enfants, et qu’en accomplissant cette action nous assurerions leur salut, et en refusant de la faire, leur mort ), pour de telles actions la question est débattue de savoir si elles sont volontaires ou involontaires (EN 1110a 4-8).

Que l’action se produirait à contrecœur dans cet exemple paraît indubitable: la

situation même suggère que l’action, en tant que honteuse, exerce sur l’agent

un effet de dissuasion tel que le tyran doit se servir de la menace pour forcer

l’agent à l’accomplir. On pourrait bien qualifier l’action d’involontaire, donc, du

seul fait que si jamais elle arrive à se produire, elle se produira certainement

contre le gré de l’agent. Qui plus est, cette qualification se ferait de manière

non équivoque, car c’est évident à partir de la situation concrète qu’un agent

ainsi forcé aura certainement l’intention d’achever l’action qu’on lui demande,

mais non pas le désir. Alors, si la qualité de l’action dans ce cas-ci est en

question, assurément ce ne pourrait pas être à cause d’une ambiguïté dans la

signification du mot involontaire.

De fait, l’exemple est tellement éloquent en faveur de cette qualification

qu’Aristote nous présente tout de suite un autre exemple pour nous aider à

reconnaître la difficulté qu’il est en train de faire ressortir avec son

questionnement:

Page 21: Le problème du volontaire chez Aristote

18

C’est là encore ce qui se produit dans le cas d’une cargaison que l’on jette par- dessus bord au cours d’une tempête: dans l’absolu, personne ne se débarrasse

ainsi de son bien volontairement [έκών], mais quand il s’agit de son propre salut et

de celui de ses compagnons un homme de sens agit toujours ainsi [εχοντες] (EN 1110a 8-11).

Il est manifeste dans ce deuxième exemple que celui qui jette dans la mer la

cargaison de son navire sous peine de naufrage dans la bourrasque ne la

jetterait pas dans le calme, sous un ciel d’azur, car la raison d’être du navire et

de son équipage est celle de mener biens et personnel naviguant à bon port.

L’agent, donc, comme celui du premier exemple, est forcé à agir contre son

gré sous la contrainte. Mais contrairement au premier exemple, où ce qui

frappe le lecteur est le caractère involontaire de l’action du fait que la victime

paraît ne pas pouvoir agir autrement que selon la volonté du tyran, l’homme de

sens dans ce dernier exemple paraît avoir décidé lui-même de l’action à

poursuivre, donnant ainsi à celle-ci, au moins en apparence, la qualité d’un

acte volontaire. En effet, Aristote affirme que lorsqu’une situation adverse force

un homme de bon sens à tout mettre en oeuvre pour atteindre un objectif plus

noble que celui qu’il s’était proposé au départ, cet homme fera ce qu’il doit

faire toujours volontairement. Et pourtant, on ne saurait nier que l’agent jette la

cargaison à contrecœur.

Ce deuxième exemple nous invite à réfléchir si, en réalité, l’agent du premier

exemple n’a pas le choix, si jamais il ne pourrait considérer plus noble le

sacrifice de ses êtres chers et de son propre bonheur que l’assentiment à la

volonté du tyran, et si l’existence même de cette possibilité ne placerait notre

victime dans une situation pareille à celle du capitaine du navire. Mais il est

incontestable que le sens dans lequel on appellerait l’action du capitaine

involontaire, si jamais elle mérite une telle qualification, serait le même que

celui dans lequel on appellerait involontaire l’action de la victime dans le

premier exemple, et cela aussi sans équivoque.

Page 22: Le problème du volontaire chez Aristote

19

Il est apparent, donc, que la manière dont Aristote se sert du mot involontaire

en référence à ces deux exemples qui se trouvent au centre même de sa

discussion des actes mixtes déboute l’affirmation de Hardie que le double

sens du mot cache la distinction entre l’acte fait en l’absence de l’intention et

celui accompli en absence du désir. Reste à examiner s’il est vrai que c’est à

cause de l’inexistence d’un mot grec pour signifier ‘contre son gré’ avec

univocité que le Stagirite est obligé de dire de ces actes qu’ils sont mixtes,

comme le sugère Hardie, car d’après lui, un mot équivalent au mot anglais

unwilling aurait rendu parfaitement compte de la situation.

Une lecture de l’ensemble du texte révèle que le contexte qui fait surgir le

questionnement d’Aristote est celui de la conception commune de ce que

pourrait être l’acte involontaire, opinion que le Stagirite vient de nous présenter

quelques lignes plus haut:

On admet d’ordinaire qu’un acte est involontaire quand il est fait sous la contrainte,ou par ignorance {EN 1109b 35).

Cette affirmation demande, par la suite, l’éclaircissement de ce qu’on pourrait

regarder comme être fait sous la contrainte et de ce qu’on pourrait juger être

fait par ignorance. Aristote commence par expliquer le premier, et cela aussi

avec l’aide d’un exemple:

Est fait par contrainte tout ce qui a son principe hors de nous, c’est-à-dire un principe dans lequel on ne relève aucun concours de l’agent ou du patient: si par exemple, on est emporté par le vent, soit par des gens qui vous tiennent en leur pouvoir {EN 1110a 1-4).

C’est à ce moment-ci dans le texte du Stagirite que la question mentionnée par

Hardie se pose, et on comprend maintenant la raison, puisque d’après ce qui

vient d’être avancé, si pour qualifier un acte d’involontaire du

Page 23: Le problème du volontaire chez Aristote

20

s’accomplit sous la contrainte il faut absolument que l’agent ne participe en

rien à la production de l’action, alors des cas tels que ceux des deux exemples

d’Aristote, où la contrainte provient effectivement d’une circonstance externe à

l’agent ( de la menace du tyran dans un cas, de l’orage dans l’autre ) mais où

!’accomplissement de l’action demande le concours de l’agent ( sous la forme

du consentement donné par la victime dans un cas, sous celui de la décision

prise par l’homme de sens dans l’autre ), ne répondent pas à cette exigence.

Pourtant, on ne saurait rendre justice à la situation si on appelait ces actes tout

simplement volontaires, parce que la contrainte ne cesse pas de jouer un rôle

capital dans !’accomplissement de l’action.

C’est pourquoi Aristote reconnaît que dans ces cas-ci, l’action par elle-même,

sans aucune référence au concret, pourrait bien répugner à l’agent, d’où le

regret qu’il éprouvera au moment de l’accomplir, mais que dans les

circonstances particulières elle se montrerait adéquate à la nouvelle réalité

que la contrainte introduit, et alors l’agent la poursuivra volontairement.

Les exemples que nous donne Aristote méritent une lecture attentive et

réfléchie. En effet, ce qui nous aide à comprendre qu’il y a dans ces actions

quelque chose fait à contrecœur est le caractère extrême des conditions dans

lesquelles elles se produisent, car cela comporte l’assurance que si la

personne avait été capable de résister à l’adversité, elle n’aurait jamais

accompli une telle action. Ce sont les circonstances qui rendent une action

autrement impensable digne d’être considérée et choisie à un moment précis.

C’est ainsi que le Stagirite nous fait voir que, tout en étant volontaires, ces

actions gardent en même temps un certain élément de regret. C’est pourquoi

il les appelle ‘mixtes’:

Page 24: Le problème du volontaire chez Aristote

21

De telles actions sont donc mixtes [μίκται], tout en ressemblant plutôt à des

actions volontaires [έκουσίοις], car elles sont librement choisies [αίρεται] au moment où on les accomplit, et la fin de Faction varie avec les circonstances de

temps [το δέ τέλος της πραξεως κατα τον καιρόν έστιν]. On doit donc, pour

qualifier une action de volontaire [το εκούσιον] ou d’involontaire [το ακούσιον],

se référer au moment où elle s’accomplit (EN 1110a 11-15).

Lorsqu’on comprend le défi que tout acte accompli par crainte de plus grands

maux ou pour quelque noble motif pose au jugement sur sa possible qualité

de volontaire ou d’involontaire, il dévient manifeste que le fait de décrire l’action

uniquement comme achevée contre le gré de l’agent ne suffit pas à rendre

compte juste de celle-ci, que cette description découle indirectement du mot

involontaire ou qu’elle provienne directement de l’univocité d’un vocable

quelconque. Alors, l’assertion de Hardie apparaît fausse.

La contrariété qu’on éprouverait au moment de l’action dans le cas de l’acte

réalisé sous la contrainte n’est pas tellement apparente dans le cas de l’acte

effectué par ignorance, parce que l’agent ne la ressentira ( si jamais il arrive à

la ressentir) qu’après les faits et une fois apprises les circonstances qui, si

elles avaient été connues auparavant, auraient interdit l’action. Que l’action soit

alors regrettée par l’agent constitue le critère dont Aristote se sert pour la

qualifier d’involontaire, et cela aussi dans le sens d’avoir été accomplie contre

le gré de la personne. Sans ce regret postérieur, l’action demeurera, à son

avis, simplement non-volontaire:

L’acte fait par ignorance est toujours non volontaire [ούχ εκούσιον]; ¡I n’est

involontaire [ακούσιον] que si l’agent en éprouve affliction et repentir. En effet, l’homme qui, après avoir accompli par ignorance une action quelconque, ne ressent aucun déplaisir de son acte, n’a pas agi volontairement [έκών], puisqu’il

ne savait pas ce qu’il faisait, mais il n’a pas non plus agi involontairement [ακων],

puisqu’il n’en éprouve aucun chagrin. (EN 1110b 18-25)

Page 25: Le problème du volontaire chez Aristote

22

Quelqu’un pourrait contester la caractérisation de ces actes par Aristote26,

mais personne ne saurait affirmer à bon droit que le Stagirite ne fournit pas les

éléments nécessaires pour distinguer le sens dans lequel il utilise les mots

en question, ce qu’une bonne lecture du texte vient de montrer. Une telle

controverse signalerait plutôt une difficulté non pas avec le sens des mots,

mais plutôt une difficulté avec la manière dans laquelle Aristote verrait la

volonté participer dans les actes que nous appelons involontaires.

Cette même difficulté semblerait fournir à Broadie le motif de la substitution

innovatrice du préfixe contre- au préfixe in- dans le mot involuntary. Car selon

les règles d’usage reconnues par la langue anglaise, aussi bien que par la

langue française, le premier servirait à marquer la contrariété, alors que le

deuxième dénoterait la négation ou la privation. De quelle sorte d’opposition

s’agirait-il, donc, dans l’exposé du Stagirite ? Pourquoi la langue ordinaire n’a-

t-elle pas ressenti le besoin de remplacer le mot involontaire ou certains de

ses emplois par une nouvelle variante contrevolontaire ? Voici deux questions,

entre autres, qu’on pourrait opposer aussitôt à la proposition de Broadie.

Ce même problème paraît s’insinuer à nouveau lorsque Broadie objecte à

l’usage qu’Aristote fait de l’adverbe de négation, d’abord pour décrire tous les

actes faits par ignorance, ensuite en référence seulement aux cas parmi

lesquels l’agent n’exprime aucun regret, soit pour l’action, soit pour son

résultat. Elle ne voit dans ce double rapport que l’indécision de la part du

Kenny, par exemple, écrit à ce propos: « A bizarre metaphysics seems implied, according to which ־one and the same individual action may have certain properties before being performed and others while being performed, and may have certain properties if it is performed and different properties if it is not performed. There is no such thing, we feel inclined to say, as throwing away in the abstract; any act of throwing away will occur at a certain time, in certain circumstances, and with certain aims, and it will be these factors which individuate it as the act it is. », et un peu plus tard: «In English as in Greek ‘voluntary’ and ‘involuntary’ are contraries and there are many things we do which we do neither voluntarily nor involuntarily. But it seems clear that a person’s subsequent state of mind can have very little to do with whether a particular action is voluntary, involuntary, or neither. » ( Kenny (1979), Op. Cit, p.31 et 53 ).

Page 26: Le problème du volontaire chez Aristote

23

Stagirite quant à l’emploi juste du mot non-volontaire ( voir la note 14 ). Qui plus

est, Broadie se demandera un peu plus tard pourquoi Aristote ne considère

pas la possibilité d’un acte purement non-volontaire dans le cas de l’acte

accompli sous la contrainte, puisque d’après elle, l’agent pourrait bien,

comme dans le cas de l’acte fait par ignorance, ne pas regretter l’action ou son résultat27. À son avis, il s’agirait ici d’une incohérence28, entre autres, de la

démarche du grand philosophe.

Parmi ces divers désaccords, selon Broadie, se trouveraient aussi les

différents aspects de la problématique auxquels Aristote confère le titre de

‘volontaires’, comme nous l’avons déjà mentionné un peu plus haut dans

notre texte29. Cette remarque de Broadie suggère une difficulté à concilier les

différentes significations du mot et les diverses exigences de la matière dont il

est question dans l’éthique, ce qui nous invite maintenant à considérer de

combien de manières ‘volontaire’ est dit des choses dans la langue ordinaire

afin de mieux voir jusqu’à quel point on pourrait affirmer du lexique qu’il est

restrictif , équivoque, ou inadéquat aux propos d’Aristote.

D’après les ouvrages de référence les plus reconnus, le grec ancien

permettait et distinguait avec plus ou moins de rigueur les emplois adjectival et

adverbial des divers mots associés à l’idée de ‘volontaire’ auxquels nous

avons affaire ici. En effet, selon ceux-ci les adjectifs ακούσιος et Εκούσιος se

27 « Yet surely these attitudes are possible in the case of compulsion, too. ... So why does he not allow that while all compelled behaviour is nonvoluntary, only some is countervoluntary ? » ( Broadie (1991), Op. Cit, p.133).

28 « The movements which occur when a person is literally subject to force ( when ‘the origin is outside him and he himself contributes nothing’; 1110a 1-3; b 15-17 ) are classed by Aristotle as ‘countervoluntary’. So, too, are actions performed through ignorance ( 1109b 35 f; 1111a 22). But he is inconsistent on actions performed through ignorance, for at one point he says that while they are all nonvoluntary, not all are countervoluntary, but only those which the agent afterwards regrets ( 1110b 19-23 ). It seems that Aristotle is strongly drawn towards treating ‘voluntary’ and ‘countervoluntary’ as exhausting the possibilities. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.132).

29 Voir la note 13 et le paragraphe correspondant aux notes 19 et 20.

Page 27: Le problème du volontaire chez Aristote

24

disent ordinairement de l’action et de ses conséquences, tandis que les

participes ακων et έκών s’appliquent en général à l’agent. Leurs formes

adverbiales correspondantes ( άκουσίως, έκουσίως, άκόντως et έκοντι ) sont

aussi d’un usage courant. Les mots ακούσιος et ακων s’utilisent

régulièrement dans les deux sens du mot involontaire ( ’sans le vouloir’ et

‘à contrecœur’ ), mais c’est le participe qui s’emploie le plus souvent pour

rendre manifeste l’opposition dans l’état d’esprit de l’agent. Qui plus est, de

par leur nature propre, les participes permettent l’expression du rapport

circonstanciel à la cause de l’acte ou à la manière de faire ou de subir l’action.

Tout cela semblerait indiquer qu’il y avait dans la langue courante de l’époque

d’Aristote tous les moyens nécessaires pour attribuer à l’agent, à l’action, ou à

la manière d’agir les qualificatifs volontaire, involontaire, volontairement,

involontairement, ‘de son plein gré’ et ‘malgré soi’ avec un degré de clarté

similaire à celui que nous permet l’usage ordinaire contemporain de ces mots30.

Du point de vue du vocabulaire, donc, aucune incompatibilité des différentes

significations communes de l’adjectif volontaire par rapport à ces trois

premiers éléments de la remarque de Broadie ( l’action, l’agir, et l’agent ) ne

serait apparente. Reste à examiner de quelle manière le langage ordinaire

pourrait dire ‘volontaire’ de la marque de la responsabilité, du critère du mérite

de la récompense ou du châtiment, du comportement qui permet l’éducation

morale de la personne et des dispositions morales de l’agent.

Mais avant de reprendre notre examen, il est très important de signaler que

30 Ceci est particulièrement vrai de la langue anglaise qui, grâce à l’emploi des adjectifs willing et unwilling et des adverbes willingly et unwillingly, permet une nuance additionnelle au sens immédiat que transmettent les adjectifs français volontaire et involontaire et ses adverbes correspondants.

Page 28: Le problème du volontaire chez Aristote

25

non seulement le Stagirite ne s’exprime pas en de pareils termes dans les

passages en question (Aristote nous dit plutôt que pour certaines choses

nous avons le pouvoir de les faire ou de ne pas les faire ( ècp' ήμΤν ); il parle de

nos habitudes (εξεις ) et de notre manière de faire ( ττοιεω ) les choses),

mais encore que les mots responsable, disposition, et comportement ne

s’emploient pas dans le vocabulaire du grec ancien dans le même contexte

que Broadie les utilise, qui est celui de notre compréhension moderne de

l’éthique. Cependant, une correspondance adéquate et naturelle apparaît au

niveau du langage ordinaire, ce qui permet de continuer notre analyse dans le

contexte qui nous occupera ici.

Selon le dictionnaire, donc, un acte est dit ‘volontaire’ lorsqu’il résulte d’une

détermination propre de la personne à agir ou à s’abstenir d’après une

certaine intention ou désir, et que cette détermination se fait sans contrainte et en connaissant les faits31.

On voit déjà que cette explication de l’acte volontaire nous est donnée en

termes pareils à ceux qu’on trouve dans la discussion d’Aristote: si l’acte

involontaire est celui qui se produit en vertu de la contrainte ou par ignorance,

l’acte volontaire, donc, est celui qui se fait en l’absence de ceux-ci, et alors, il

s’accomplit librement et en pleine connaissance de cause; en outre, il est

décrit comme naissant du désir ou de l’intention et comme suivant un choix

délibéré.

Nous aurons l’occasion de montrer que contrairement au jugement émis par

31 Volontaire... qui résulte d’un acte de volonté (et non de l’automatisme, des réflexes ou des impulsions ). - acte de volonté (volition)... la volonté en tant que "faculté". - volonté (XVIe)... faculté de vouloir, de se déterminer librement à agir ou à s’abstenir conformement à un désir ou a une intention, en pleine connaissance de cause et après réflexion. - vouloir... avoir une volonté, une intention, un désir. ( Robert, P., Le Robert: Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1966, vol. 6. )

Page 29: Le problème du volontaire chez Aristote

26

Hardie (voir la note 11), le traitement que le Stagirite nous offre du choix

délibéré dans l’ensemble de ses traités éthiques précise nettement le sens

du mot grec ττροαίρεσις, et que celui-ci décrit admirablement le travail de

résolution de la volonté, fruit de la concurrence du désir et de la raison dans un

dessein qui ne connaît aucune détermination au préalable et à travers duquel

l’être humain s’appartient et se sait disposer de soi-même. C’est pourquoi

d’une part les divers traducteurs d’Aristote trouvent que parfois des mots tels

que volonté, intention, propos et préférence sont susceptibles de rendre mieux

le sens de ce mot grec en particulier, le choix délibéré pouvant se prononcer

également en faveur du désir, de l’intention ou de l’entendement, et pourquoi

d’autre part saint Thomas d’Aquin reconnaît en cet accord entre puissances l’essence même du libre arbitre32, la volonté réfléchie donnant effectivement à

l’être humain la capacité d’agir en homme, c’est-à-dire par soi-même et en

maître de soi-même, ce qui met en question l’opinion de tous ces auteurs qui

affirment l’absence d’un mot ou d’un concept équivalent à ce dernier dans les

travaux éthiques du grand philosophe.

Cet acte d’autodétermination de l’agent, il faut le souligner, est un acte de la vie

intérieure de l’esprit, et comme tel il est voilé à !’observation directe; on ne le

connaît avec certitude que lorsque l’agent lui-même en rend compte, c’est-à-

dire, au moment même où l’agent répond au questionnement inquisiteur.

Notre mot responsable dérive précisément du fait d’être capable de répondre

aux autres pour expliquer nos actes ( du latin respondeo ). Et selon le

dictionnaire, responsable est celui qui est l’auteur, la cause volontaire et

consciente de quelque chose, celui qui doit rendre compte de ses actes.

32 « Est autem homo dominus suorum actuum per rationem, et voluntatem : unde et liberum arbitrium esse dicitur facultas voluntatis et rationis. Illae ergo actiones proprie humanae dicuntur, quae ex voluntate deliberata procedunt. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.1, a.1 ).

Page 30: Le problème du volontaire chez Aristote

27

Le langage ordinaire, donc, exprime un rapport direct entre l’agent dit

‘responsable’ et l’acte dit ‘volontaire’, et voit effectivement en ce dernier la

qualité même qui définit la responsabilité. Alors, aucune incompatibilité entre

les deux adjectifs ne serait apparente de ce qu’on vient d’observer.

On s’aperçoit aussi que la dimension du devoir fait partie de la définition de

l’adjectif responsable, ce qui nous amène à la considération de l’élément

suivant dans la liste de Broadie: celui du critère du mérite de la récompense et

du châtiment.

En effet, le dictionnaire ajoute que celui qui est dit responsable est celui qui

doit accepter de subir les conséquences de ses actes, celui qui doit ( de par la

loi) réparer les dommages qu’il a causés par sa faute, ou qui doit subir le

châtiment prévu par la loi. L’usage courant de la langue, donc, indique aussi

un rapport direct entre l’acte volontaire et la culpabilité, cela à travers la

responsabilité. Alors, ce serait l’acte volontaire qui permettrait de porter sur

l’agent ce jugement d’appréciation morale.

Qui plus est, si l’acte volontaire comporte une valeur morale, alors de la même

manière qu’il exposerait une personne à subir un châtiment, il la rendrait aussi

digne de récompense, selon les circonstances. Voici, donc, que l’acte

volontaire serait effectivement le critère du mérite d’une telle évaluation,

comme le reflète le langage, et aucune incompatibilité dans l’emploi de

l’adjectif volontaire ne serait apparente ici non plus.

Pour ce qui est de la conduite et des dispositions morales de la personne,

revenons à notre observation selon laquelle l’acte de se déterminer est un acte

interne à l’agent.

Cet acte, qui est invisible à nos yeux, nous est manifeste indirectement et

d’une manière imparfaite à travers les gestes que pose la personne

Page 31: Le problème du volontaire chez Aristote

28

lorsqu’elle vise à exécuter quelque chose et dans la mesure que ses

mouvements corporels trahissent son propos. Le regard qui fixe un objet, le

bras qui s’étend, les doigts qui s’étirent, le sourire qui anticipe, et enfin la

saisie de l’objet par la main, tous ces mouvements évoquent dans l’esprit de

l’observateur l’expérience interne et consciente de son agir propre: le

spectateur reconnaît ainsi dans les gestes de l’acteur les effets de son propre

vouloir, et aussi ceux de sa propre émotivité. En effet, le geste consiste, par

définition, en la révélation d’une intention, en l’expression d’un état d’esprit.

Les différentes manières d’agir d’une personne dans les diverses

circonstances de la vie constituent ce qu’on appelle son comportement, et

pour autant que ce comportement dénote un propos ou une finalité dans l’agir

à travers les différents gestes de l’agent, il est appelé conduite. En effet, la

conduite se définit comme l’action de se diriger soi-même, c’est-à-dire, de se

faire aller selon une certaine manière ou selon un certain ordre dans le but

d’obtenir un résultat désiré. La conduite, donc, est une conséquence directe

de la volonté de l’agent; elle est en même temps le produit du vouloir de la

personne et une partie constitutive de celui-ci, car c’est en elle que le désir et

l’intention de l’agent s’accomplissent. C’est pourquoi la conduite est dite

‘volontaire’, et c’est pourquoi, surtout du point de vue de la morale, on parle

toujours d’une bonne ou d’une mauvaise conduite.

Pour ce qui est de nos dispositions internes, commençons par observer que

le langage ordinaire les reconnaît d’une part comme des inclinations

( tendances, penchants, propensions ), et d’autre part comme des puissances

( aptitudes, capacités, habiletés ), quelques-unes naturelles, quelques autres

acquises. Cette double distinction signale leur double caractère comme des

mouvements affectifs spontanés vers un objet ou une fin, et comme des

pouvoirs susceptibles d’être développés.

Page 32: Le problème du volontaire chez Aristote

29

Mais le tout premier sens du mot disposition dérive de l’acte de disposer, c’est-

à-dire, de l’action de mettre dans un certain ordre, et du résultat de cette action.

Avoir une certaine disposition, donc, serait être organisé intérieurement d’une

certaine manière pour poursuivre naturellement un certain bien ou pour être

capable d’effectuer une certaine activité. Alors, la difficulté à examiner serait

celle de savoir comment ces orientations qui sont spontanées pourraient être

dites ‘volontaires’ quand la réponse ne pourrait être autre que seulement si cet

ordre intérieur serait émis par la volonté.

Cette contradiction apparente ne pourrait être surmontée que si on reconnaît

que la nature n’établit que l’attirance, et qu’elle ne détermine ni sa proportion

correcte ni les moyens de la satisfaire. Il est à remarquer qu’à ce sujet-ci, le

langage ordinaire fait déjà référence à la maîtrise de nos inclinations ( appétits

ou dispositions ), à la formation de bonnes habitudes, à la culture de l’esprit,

bref, à l’éducation morale de la personne, ce qui signale qu’un développement

de ces dispositions naturelles est non seulement possible, mais encore

désirable.

Et de manière analogue à celle de la culture physique où le corps se

développe par des exercices appropriés et gradués, le développement de nos

dispositions internes proviendrait aussi de leur exercice approprié. En effet,

former une habitude, selon la langue courante, consisterait à faire acquérir une

façon d’agir ou une aptitude à une activité quelconque en s’y exerçant par des

actes fréquents et réitérés.

Or, l’acte de rendre propre l’exercice d’une disposition est l’acte de déterminer

ce qui lui est adéquat, c’est-à-dire, ce qui est proportionné à son objet ou

ajusté à son but. Cet acte de détermination est un acte de la volonté de

l’agent, et lorsque l’exercice d’une disposition tombe de cette manière sous la

détermination habituelle de la volonté, c’est alors qu’elle est dite ‘volontaire’.

Page 33: Le problème du volontaire chez Aristote

, ,30

À mesure que l’agent s’exerce dans cet acte de soumettre ses dispositions au

pouvoir de détermination de sa volonté, leur caractère se transforme

graduellement de spontané en volontaire: celui-ci est le principe de la'1

formation des dispositions en des bonnes habitudes. Et puisque former une

disposition c’est la travailler pour lui faire produire un résultat voulu, cette

formation est dite ‘volontaire’, et on voit alors que c’est effectivement un

comportement volontaire qui permet l’éducation morale de la personne.

C’est ainsi qu’à la fin de notre examen des différents cas mentionnés par

Broadie nous ne trouvons aucune inadéquation ni aucune ambiguïté dans

l’usage du mot volontaire par Aristote, et nous observons, par contre, qu’il

correspond en réalité à celui du langage ordinaire, fait qui nierait aussi

l’affirmation avancée par Sparshott ( voir la note 22 ). Une différence de

perspective, donc, plutôt qu’un problème de langage paraît se trouver à la

racine de ces difficultés.

En effet, les remarques de Broadie comportent deux distinctions qui

supposent un point de vue complètement différent de celui d’Aristote: la

première entre l’action en tant qu’activité et l’action en tant que résultat, la

deuxième entre la qualité morale de l’action et la qualité morale de l’agent.

Fondée sur ces distinctions, Broadie fait les deux observations suivantes:

(1) Le jugement moral proprement dit ne saurait être prononcé que sur l’action

en tant qu’activité. Sur l’action en tant que résultat le seul jugement possible

serait celui de l’adéquation ou de l’inadéquation du résultat aux circonstances

dans lesquelles il s’inscrit ( voir la note 19).

(2) Le jugement moral serait cohérent uniquement du point de vue de la

détermination du mérite de la punition ou de la récompense de l’action seule,

car dès l’instant où ce jugement prétendrait à déterminer la qualité morale de

Page 34: Le problème du volontaire chez Aristote

31

l’agent, le critère d’absolution qui suffirait dans le premier cas, à savoir, le

caractère non-volontaire de l’action, ne suffirait plus dans le deuxième cas

( voir la note 20).

Lorsqu’on réfléchit aux conséquences de ces observations, on s’aperçoit

qu’une éthique fondée sur de telles prémisses ne saurait jamais regarder

l’acte moral comme un acte intérieur de l’agent mais uniquement comme un

acte externe, premièrement parce que la moralité d’une action dans une telle

optique ne serait déterminée que par l’accord ou le désaccord de celle-ci avec

une règle quelconque provenant de l’extérieur ( que ce soit la loi,

l’accoutumance, ou la culture qui établissent cette norme ), et deuxièmement

parce que le jugement moral ne toucherait en rien à l’agent. Ceci nous permet

d’expliquer d’une meilleure façon qu’à partir d’un problème de vocabulaire

pourquoi B roadie voit des incompatibilités entre l’emploi de l’adjectif volontaire

du point de vue de celui qui consciemment donnerait origine à une action

( l’aspect interne de l’acte volontaire ) et son emploi du point de vue de celui

qui serait responsable de l’action ( l’aspect externe de l’acte volontaire )33, et

nous aide aussi à comprendre pourquoi elle regarde l’éthique comme ayant

un rapport beaucoup plus étroit à la culture et à la convention qu’aux

dispositions internes de la personne ( voir la note 6 ).

Nous aurons l’occasion de voir au cours de notre recherche que pour Aristote

la mesure d’adéquation de l’action, tant à son but particulier qu’au bien-être de

la personne, provient de la vie intérieure de l’esprit, que c’est l’agent qui décide

33 « Does Aristotle mean by ‘hekon' one who knowingly originates (voluntary-ι), or one who is answerable for (voluntary2) ? », et un peu plus tard: « In terms of our earlier distinction, if ‘neither by force nor through Ignorance’ states a condition that is sufficient as well as necessary for 'voluntary!‘ , then ’voluntary!‘ is not (or not always) sufficient for ’voluntary;’. Nowadays we might register this point by saying that ’voluntary!‘ is a term to be studied in the theory of action, whereas ’voluntary;‘ is a topic for the different discipline of ethics » ( Broadie (1991), Op. Cit, p.138 et 145 ) [ termes en italiques par l’auteur ].

Page 35: Le problème du volontaire chez Aristote

enfin de la manière de satisfaire ses désirs et de comment réaliser ses

intentions, et que c’est précisément de cette maîtrise sur son agir propre que

découlent ses devoirs et ses obligations envers les autres.

32

Page 36: Le problème du volontaire chez Aristote

33

21 Question d’approche

C’est ainsi que, n’ayant trouvé aucune inadéquation dans l’usage fait par

Aristote du lexique en question, notre analyse a fait ressortir, pourtant, deux

difficultés importantes qui nous aideront aussi à mieux comprendre le

pourquoi des objections de ces auteurs à l’approche suivie par le Stagirite.

En effet, ces auteurs désapprouvent la façon dont Aristote aborde le problème

du volontaire parce que, à leurs yeux, son approche serait trop simpliste: d’une

part, en se fondant sur une analogie avec le mouvement naturel des autres animaux et celui des corps inanimés34, il mettrait de côté la dimension

subjective de l’agent et confondrait ainsi le point de vue de l’action et le point

de vue de l’agent, et d’autre part, en ignorant l’aspect socioculturel du

problème, il oublierait que les objets de louange ou de condamnation sont

déterminés, finalement et en particulier, par les différentes sociétés et par les

différentes époques.

Tout cela nous l’avions signalé antérieurement, mais maintenant que nous

avons découvert chez ces auteurs, d’une part une certaine inclination vers une

optique externe face à l’action morale et, d’autre part, une certaine

incompréhension des diverses formes de participation de la volonté dans

l’action telle qu’envisagée par Aristote, nous sommes en mesure d’apprécier

les rapports entre ces deux difficultés et le contenu de la critique de ces

auteurs.

Car si l’acte moral n’est regardé que comme un acte externe de l’agent, il s’en

34 « But in any case, the entire approach is governed by a simplistic comparison between voluntary behaviour and the natural behaviour of nonhuman Aristotelian substances (cf. EE 1224a 16-24). Voluntary behaviour, after all, is precisely what is natural to human beings active as such. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.135).

Page 37: Le problème du volontaire chez Aristote

34

suit effectivement que l’estimation de la qualité morale de l’action ne saurait

jamais dépasser les bornes de l’évaluation des rapports de convenance de

l’action aux circonstances externes dans lesquelles elle survient. Cette

convenance, bien sûr, pourrait n’être rien d’autre que la mesure de la

conformité de l’action seule à son objet, à son propos, à son milieu culturel, ou

à son environnement social. De la bonté et de la méchanceté de l’action par

rapport au bien-être de la personne et à sa condition morale rien ne saurait

être dit d’une manière légitime parce que, en objectivant ainsi l’action, cette

approche refuserait de reconnaître en elle aucune relation à l’état d’esprit de

l’agent.

Et si on ne comprend pas les modes de conformité et d’opposition de la

volonté à l’action tels que les entend Aristote, comment pourrait-on reconnaître

le rôle que le Stagirite attribue à la motivation, au bien apparent et à la

délibération, aspects de l’action qui comportent de par leur nature propre un

certain élément de subjectivité ? Comment pourrait-on constater que d’une

certaine manière l’éthique aristotélicienne s’adresse précisément à cet

élément subjectif pour lui donner un caractère plus objectif et plus universel en

l’élevant à une meilleure compréhension de la grandeur et de la dignité de

notre nature propre et du bien qui lui serait commensurable ?

Et assurément on attendrait de cette perspective supérieure des propos de vie

plus nobles, des principes plus élevés, et un meilleur accord des actions de la

personne à ceux-ci. De fait, lorsque le langage ordinaire affirme de quelqu’un

qu’il ne conforme pas sa conduite à ses maximes, on s’aperçoit tout de suite

que l’expérience commune reconnaît un rapport réel entre le jugement moral

de la personne et son agir, une harmonie ou un désaccord entre les désirs du

corps et les aspirations de l’esprit.

Mais du moment même que nous parlons des aspirations de l’esprit nous

Page 38: Le problème du volontaire chez Aristote

35

nous situons déjà au niveau de la transcendance et de l’universalité, car

l’immensité de l’esprit humain dépasse toute manifestation singulière,

concrète et matérielle de celui-ci. En effet la louange et le blâme attestent de

cet esprit universel en témoignant d’abord d’une reconnaissance mutuelle de

la capacité de chacun d’agir et de pâtir à un certain degré conformément à sa

propre volonté, et ensuite d’un désir de la communauté d’éduquer cette volonté

singulière à vouloir un bien commun, un bien qui serait en même temps le

bien propre de la personne et celui de son prochain. La louange et la

condamnation, le châtiment et la récompense auraient pour objet, dans ce

cas-ci, l’éducation de la personne à toujours vouloir l’excellence dans son agir,

tandis que dans le premier cas, ils viseraient plutôt l’entraînement de la personne à se comporter conformément à la convention35.

Il paraît, donc, qu’au lieu de confondre le point de vue de l’action et celui de

l’agent, l’approche d’Aristote chercherait à leur donner, bien au contraire, une

cohérence et une unité plus parfaites, et que loin d’ignorer la dimension

sociale de l’agir moral, elle l’aborderait non pas du point de vue de la

convention, mais de celui de l’universalité de notre nature humaine.

Alors, qui admettrait ce lien intime entre le corps et l’esprit et qui tiendrait l’acte

moral pour un acte interne de la personne trouverait sûrement très désirable la

possession d’une certaine connaissance de l’âme humaine du point de vue

de la science de la nature. Après tout, les actes d’un être humain sont des

35 Par exemple, Breadle affirme du comportement volontaire qu’il est « the point d’appui of moral training, which works through praising and faulting voluntary behaviour and through reward and punishment. » ( Broadie (1991), Op, Cit., p.125 ), et Sparshott écrit: « The third way to improve performance is through the systematic integration of past and present events. Instead of doing what we feel like doing at the moment, we figure out what will give the best outcome overall. It is specifically to the last of these three ways of improving performance that the Ethics is devoted. » ( Sparshott (1994), Op. Cit, p.9 ) [termes en italiques par l’auteur].

Page 39: Le problème du volontaire chez Aristote

36

actes naturels avant de devenir des actes proprement humains, comme le

démontre le développement constant de la personne dès la naissance.

Qui plus est, le langage ordinaire se sert souvent d’analogies avec des

sensations corporelles pour décrire certaines opérations et certaines

expériences très vives de l’esprit. On parle, par exemple, de la soif de

connaître et de celle de vengeance, de la faim de tendresse et de celle de la

justice, et le verbe ‘voir’ s’emploie couramment pour exprimer l’acte propre de

la vue ainsi que l’acte de compréhension de l’intellect. Tout cela paraît

indiquer, d’une part, que la connaissance des premières serait antérieure à

celle des dernières, et d’autre part que nous éprouvons certains appétits de

l’esprit de façon pareille à ceux de la chair.

À la lumière de ces observations, donc, l’approche du Stagirite n’apparaîtrait ni

simple, ni négligente, ni mal fondée; bien au contraire, elle se montrerait

compréhensive et très proche de l’expérience commune.

Page 40: Le problème du volontaire chez Aristote

DEUXIÈME PARTIE

LE PROBLÈME DU VOLONTAIRE

Page 41: Le problème du volontaire chez Aristote

38

Deuxième partie

Le problème du volontaire

L’examen préliminaire de la problématique qui nous occupe nous a permis de

constater que tant l’emploi du vocabulaire par Aristote comme sa manière de

comprendre l’agir volontaire s’accordent bien avec l’opinion générale, opinion

qui, confirmée par un usage courant des mots à travers les âges et les

peuples, représentés par les langues que nous avons considérées, s’avère

exprimer adéquatement notre expérience ordinaire de l’acte volontaire. De ce

point de vue, donc, les objections avancées par cës auteurs récents nous

apparaissent comme dénuées de tout fondement.

Pourtant, une différence de base dans la manière d’envisager le projet de

l’éthique entre chacune des parties impliquées dans notre discussion fut

rendue manifeste aussi, dissidence qui place leurs objectifs et leurs

approches aux antipodes et qui paraît attirer injustement sur le travail d’Aristote

le reproche de la critique. Ceci nous amène à considérer maintenant leur

formulation particulière du problème du volontaire, cette fois-ci du point de vue

de la discipline même dont il est question dans le but d’arriver à un jugement

plus juste et plus formel de leur mesure d’adéquation à la problématique qui

entoure la réalité concrète de l’exercice de notre liberté de choix. Ces

formulations il nous faudra les dégager au fur et à mesure des objections dont

il est question, aussi bien que des textes aristotéliciens pertinents, car elles ne

nous sont jamais données explicitement de la main de leurs auteurs

Page 42: Le problème du volontaire chez Aristote

39

correspondants.

L’éthique étant par excellence la science de l’agir humain, et celle-ci visant à

produire la connaissance d’où découleront les principes qui gouverneront l’art

de bien diriger la conduite, ou prudence, il paraît évident que notre étude ne

saurait ignorer le concept de la vertu, encore que les auteurs qui nous

occupent s’opposent à toute considération de celle-ci par toute éthique qui se veuille contemporaine36

Il nous faut remarquer, en plus, que ce n’est pas accessoire de faire référence

ici à l’acte moral quand il semblerait que notre examen devrait se concentrer

uniquement sur l’acte volontaire. Nous ne saurions aborder la dimension de la

responsabilité que comporte l’éthique aristotélicienne sans la situer par

rapport à la formation des habitudes de la personne et de la société relatives à

la pratique du bien et du mal, c’est-à-dire aux mœurs proprement dites, bien

qu’encore une fois nous ayons affaire ici à la résistance de ces auteurs récents37, qui connaissent la responsabilité sous une perspective purement

contemporaine.

Ainsi, sans entrer dans le détail de la discussion du bien et de la vertu par

Aristote, ce qui dépasserait certainement les bornes de notre entreprise

première, nous essayerons, quand même, de faire ressortir les éléments

essentiels qui nous permettront d’arriver à une meilleure compréhension non

36 Sparshott écrit: « I will not comment on the detail of Aristotle’s treatment of the virtues, which relies on customs and institutions of his own place and time of which we have inadequate knowledge and which do not concern our lives. »; et plus tard: « Even a definitive list of the virtues would be definitive only for a given society. » ( Sparshott (1994), Op. Cit., p.136 et 141 ).

37 « But Aristotle also holds that the moral characteristics developed, then manifested by, good and bad behaviour are themselves proper objects of praise and censure. This seems an uncontroversial position, but given Aristotle’s conceptual connections, it entails the difficult doctrine that moral dispositions are voluntary, and that the person thus characterised has voluntarily characterised himself in that way. » ( Broadie (1991), Op. Cit, p.125 ).

Page 43: Le problème du volontaire chez Aristote

40

seulement de la fonction propre de l’éthique aux yeux de chacune de ces

parties, mais encore du rôle que l’acte volontaire et que la liberté de choix

joueraient dans !’accomplissement de tels buts, en comparant la conception

du problème du volontaire par Aristote avec celle de ces auteurs qui réprouvent

son approche.

Et vu que les commentaires de Broadie, en particulier, rassemblent et

expriment de la façon la plus claire les éléments les plus importants de cette

position critique face à Aristote ( voir, par exemple, les notes 19, 20, 21 et 31 dans le

chapitre précédent ), nous avons jugé convenable de nous servir principalement

de ceux-ci pour accomplir cette tâche, et aussi pour tisser la trame de notre

discussion, ce qui n’exclut pas notre considération des observations les plus

importantes des autres auteurs qui, avec elle, contribuent à la critique en question38.

38 De fait, à partir de ce moment nous ferons toute référence à l’ensemble d’opinions qui constituent les objections des auteurs de langue anglaise qui nous occupent sous le nom de ‘la critique’.

Page 44: Le problème du volontaire chez Aristote

41

1/ Le problème du volontaire selon la perspective de la critique

Tout au début de son chapitre sur le traitement du volontaire par Aristote,

Broadie met en contraste deux affirmations que le Stagirite nous présente

dans son Éthique à Eudème comme étant dans un rapport très étroit l’une à

l’autre, à savoir que seulement ces choses dont la personne même est la

cause et le principe seraient proprement dites ‘volontaires’, et que seulement

celles-ci sauraient être l’objet propre de louange ou de blâme39.

Cette opposition nous est présentée d’une manière tellement subtile ( les

assertions d’Aristote étant si près de l’expérience ordinaire ) qu’elle pourrait

bien passer inaperçue dans une première lecture du commentaire, et pourtant,

c’est elle qui marque dès l’abord le désaccord entre la vision d’Aristote et celle

de la critique par rapport à ce que devrait être l’approche le plus adéquate à la

considération de l’acte volontaire en éthique.

En effet, aux yeux de la critique, chacune de ces deux affirmations correspond,

en réalité, à une définition différente de l’acte volontaire, la première cherchant

à établir entre l’agent et l’action un rapport direct de cause à effet, la deuxième

instituant le terrain propre de communication de !’approbation ou de la

réprobation de ces comportements que la communauté prononcera

acceptables ou condamnables à travers l’éloge ou le reproche. Ainsi, chacune

de ces assertions refléterait, au vrai, un intérêt différent pour la problématique

en question, et chacune devrait, à bon droit, faire partie d’une enquête

39 « As Aristotle says in the Eudemian Ethics, the term ‘voluntary’ Is applied only to those things of which the person himself is cause and origin (12233 15-18). And Aristotle also declares that only those things of which we ourselves are the causes are proper objects of praise and censure (ibid. 11- 14). Hence the class of the voluntary includes whatever is a proper object of praise or censure. » (Broadie (1991), Op. Cit., p.124) [termes en italiques par l'auteur].

Page 45: Le problème du volontaire chez Aristote

42

différente, distinction que, selon la critique, le Stagirite ne fait pas40.

Et selon les auteurs qui nous occupent, cette distinction s’avère indispensable

du fait que seule la deuxième définition tomberait vraiment dans le domaine

propre de l’éthique, la première ne contribuant à rien d’autre qu’à confondre le

but de cette discipline avec des objectifs qui lui seraient, au fond, tout à fait étrangers41.

Cela dit, on pourrait penser que si d’une part, en refusant la première définition

la critique montrerait un fort désaccord avec Aristote, d’autre part, en acceptant

la deuxième définition elle signalerait, quand même, une certaine communion

d’esprit avec lui. Cependant, comme nous le verrons tout de suite, la

conception que ces auteurs contemporains ont de l’excellence humaine et de

l’éducation morale de la personne ne permet pas ce rapprochement, et

assurément la meilleure manière d’apprécier cet obstacle à la

correspondance d’idées nous la fournit la définition de la bonté de l’action que

nous propose Broadie, définition qui exprime en quelques mots l’essentiel de

la position de ces auteurs contemporains par rapport à ce qui, pour eux,

seraient la morale et, par conséquent, la fonction propre de l’éthique.

En effet, Broadie affirme que, contrairement à ces situations où l’amélioration

de l’action ou du produit de l’action demanderait outre une évaluation critique

la transmission d’une technique adéquate, comme le seraient, par exemple, le

40 « [Aristotle] is not ready to draw such a sharp line as we should draw between viewing an agent’s relation to his action as a window on a character and viewing it as the ground for holding the agent responsible and possibly deserving of punishment. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.126) [ termes en italiques par l’auteur],

41 « If the voluntary is understood as essentially the object of praise or reproof, there is less need to resort to other accounts to bring out what is special about voluntary behaviour. For example, we are not now under pressure to conceptualise it as springing from some special kind of efficient cause called the ‘will’, whose mode of causation would be a topic of metaphysical or scientific interest for inquirers who lack (or set aside) any ethical interest in the person’s behaviour. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.129).

Page 46: Le problème du volontaire chez Aristote

43

cas des métiers ou celui des beaux arts, l’éloge et le reproche rendent

possible par eux-mêmes la correction de l’agir moral de l’agent42 II est

raisonnable de penser, nous dit-elle, qu’une évaluation de ce type, qui

encourage la bonne conduite et décourage les mauvaises manières43, suffirait

à provoquer par elle-même le changement désiré.

Cette propriété assez plausible de la louange et de la condamnation amène

Broadie à conclure que la bonté humaine n’est en réalité rien d’autre que

l’ensemble de qualités ainsi développées, qualités que la communauté ou la

personne qui prononce l’évaluation considère comme les traits distinctifs de la bonne personne44.

Dans un tel scénario, où l’agent accommode son agir à l’évaluation de ses

prochains, modérant ou accentuant son comportement en réponse directe au

châtiment ou à la récompense, Broadie paraît reconnaître un mécanisme

classique de conditionnement, puisque dans son commentaire elle ne se sert

que du mot entraînement en référence à l’éducation morale de la personne

( voir, par exemple, la note 35 dans le chapitre précédent ). Mais ce qui est encore

plus important c’est qu’elle juge que c’est uniquement dans le contexte de cet

échange social, où l’acte volontaire est en même temps principe et fin de

l’évaluation d’autrui, que celui-ci acquiert sa vraie signification45 C’est pourquoi

42 « But in the moral case it is not unreasonable to expect that other people’s evaluation by itself would lead to improvement. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.128 ) [ termes en italiques par l’auteur ].

43 « The evaluation, when negative, may take the form of punishment. » (Broadie (1991), Op. Cit.,p.128 ).

44 « Human goodness, then, is a set of desirable qualities which depend, for being developed, on nothing but the evaluation of a person’s behaviour as typical of a good ( or as the case may be ) a bad human being; this evaluation being addressed to the agent by others speaking not as customers or consumers to a producer, but as agents like him to an agent who understands that he is being so addressed. » (Broadie (1991), Op. Cit., p.128 ) [termes en italiques par l’auteur ].

45 « My point, in calling attention to the social accessibility of voluntary action as such, is to set the notion of voluntary in its proper ontological perspective. » (Broadie (1991), Op. Cit., p.129) [termes en italiques par l’auteur]. Le texte qui suit immédiatement à cette citation est celui de la note 41.

Page 47: Le problème du volontaire chez Aristote

44

elle affirme que tout agent volontaire est toujours et surtout, d’une manière ou

d’une autre, une construction de la société46

Pourtant, Broadie observe que cette "accessibilité sociale"47 de l’acte volontaire

n’est, en réalité, ni aussi directe ni aussi transparente qu’on le voudrait, car,

contrairement aux autres animaux, l’être humain est capable d’une grande

diversité de comportements différents par rapport à une même situation. À

cause de cela, un observateur humain ne peut pas affirmer d’une action

quelconque qui provient de son prochain qu’elle est volontaire ou qu’elle n’est

pas volontaire en se fondant sur la possible qualité que la même action aurait possédée si elle était provenue de lui-même48. En effet, nous dit-elle, les

jugements de valeur que chaque personne fait dans chaque situation

particulière diffèrent et selon la personne et selon la situation.

Qui plus est, Broadie suggère aussi une certaine opacité de la qualité de

l’action aux yeux de son propre auteur du fait que, selon elle, le corps humain

ne peut pas exécuter un acte de la volonté sans en même temps occasionner

des effets et des mouvements dont l’agent ignore la possibilité au moment

46 « Another is that voluntary agents are somehow "social constructs" ( although we may also want to say that social groups themselves are constructs kept going by voluntary agents ). » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.129).

47 « Since human virtue is essentially communicated by being the topic, itself, of evaluative communications, and since the latter are occasioned by and focused on a voluntary action, it follows that voluntary action as such is socially accessible even if we are sometimes mistaken in supposing someone’s behaviour voluntary. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.129 ).

48 « Good and morally inferior human beings are not at all making the same practical assertions of value, some more clearly or more successfully than others, in the way in which (as it might be held) all birds of a species are trying to live the same life, although some are weaker or more unfortunate than their fellows. Because of this we do not automatically know what another person means or meant by his practical affirmation: for example, what he does is not necessarily what I, a member of the same species, would do in the same situation. So if I see someone ‘doing’ (as we say) what I know I would never voluntarily do, I cannot assume that his behaviour is not voluntary; but since in my case it would not be voluntary, I cannot assume, either, that it is voluntary in his. » (Broadie (1991), Op. Cit., p.131 ).

Page 48: Le problème du volontaire chez Aristote

45

précis de l’action49

L’agir humain, donc, se manifeste tant à la communauté comme à l’agent lui- même de manière visible, mais aussi impénétrable50, et la tâche de l’éthique

serait, alors, celle de clarifier le plus possible ce domaine d’échange social qu’on appelle ‘le volontaire’51, puisque c’est celui-ci qui constitue

fondamentalement son champ d’action particulier52

C’est ainsi que la discussion de Broadie nous montre que, pour la critique qui

nous occupe, le qualificatif volontaire devrait définir, avant tout, les conditions

formelles dans lesquelles un agent quelconque deviendrait le sujet propre

d’un jugement éthique, parce que cette évaluation prétend, à travers l’éloge ou

le reproche, la récompense ou le châtiment, transformer l’acte volontaire

originel dans ce comportement que la communauté tient pour désirable. C’est

pourquoi elle définit le volontaire comme ce qui est l’objet de la louange et de

la condamnation ( voir la note 41 ), et c’est pourquoi elle rejette toute autre

considération de l’acte volontaire par l’éthique.

Outre qu’ils nous amènent à une meilleure compréhension de la position de la

critique à l’égard du problème du volontaire, les commentaires de Broadie

nous donnent l’occasion, d’une part, de remarquer encore une fois que le point

de repère de ces auteurs pour l’acte volontaire en particulier et pour l’éthique

49 « ...even when we act from ourselves, the body cannot be the effective vehicle of voluntary agency without at the same time giving rise to movements and effects which we do not know about at the time and therefore cannot control. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p. 131 ).

50 « Hence the general conditions making possible the social interaction of voluntary agents inevitablyrender us opaque in this very respect to the only beings capable of the appropriate interest. » (Broadie (1991), Op. C/'f., p.132). J

51 « ...since voluntary action is often thoughtless, impulsive, inconsistent, and changeable In ethical direction. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.160 ).

52 « ...the concept voluntary is above all relevant to ethics as setting the formal condition under which an individual becomes Subject to ethical judgment. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.160 ).

Page 49: Le problème du volontaire chez Aristote

46

en général se situe effectivement en dehors de l’agent, et d’autre part, de faire

ressortir certains détails qui nous seront d’une grande utilité pour dévoiler le

pourquoi de leurs assertions sur l’inadéquation de l’approche d’Aristote à

rendre compte, par son traitement de l’acte volontaire, de l’activité d’un être qui

agit librement.

Par exemple, la note 41 nous informe tout de suite que ces auteurs ne

cherchent pas dans le travail d’Aristote une explication de l’acte volontaire par

des références à cette puissance autonome qui plus tard serait connue sous le nom de la volonté53. De fait, Broadie affirme que quel que soit le bénéfice

possible qui viendrait de regarder l’acte volontaire du point de vue des

sciences de la nature ou de la métaphysique, sciences qui chercheraient

davantage une explication de cause à effet, il reste quand même qu’Aristote

présente la problématique exclusivement du point de vue de l’éthique54, c’est-

à-dire, selon son côté d’intérêt purement social, comme le fait la critique qui

nous occupe, et elle nous fait observer à ce sujet-ci que le Stagirite ne parle

jamais dans son texte de la volonté mais toujours d’agents et d’actions volontaires55.

53 En effet, aucun des auteurs qui nous occupent ne s’engage dans une telle polémique. Hardie, par exemple, écrit: « I am even less clear what is in the minds of those commentators who tell us that Aristotle has no notion of will or free will, as, for example Gauthier et Jolif: ’dans la psychologie d’Aristote la volonté n’existe pas’. » (Hardie (1968), Op. Cit., p.163 ). Kenny, de sa part, est convaincu que dans l’Éthique à Eudème (1223b 25-36) Aristote développe des arguments précis « to show that voluntariness cannot be defined in terms of will » ( Kenny (1979), Op. Cit., p.22 ).

54 « It might of course be held that voluntary agency, while essentially an object of ethical interest, is also essentially a causal condition, empirical or metaphysical, the theoretical understanding of which would shed light on the workings of nature or reality in general. But Aristotle does not present the voluntary in this way. The voluntary agent, he says, is himself the cause and source of his voluntary actions; but this is not an attempt to explain how certain movements get caused or become events in the world. Such an attempt would offer volition and voluntary agency as solutions (however inadequate) to what gets ¡presented as a theoretical problem; but, if I am right, Aristotle handles these concepts as If they come to life only in the context of ethical criticism and training. » ( Broadie (1991), Op. Cit, p.129) [termes en italiques par l’auteur].

55 « But Aristotle does not speak of an agent’s willing or volition or act of will; he speaks of voluntary agents (hekontes) and observable voluntary actions (hekousia). » (Broadie (1991), Op. Cit., p.136) [termes en italiques par l’auteur].

Page 50: Le problème du volontaire chez Aristote

47

Le point de mire de la critique à cet égard, donc, se trouve certainement

ailleurs, et ce serait le questionnement de Broadie qui, encore une fois, nous

permettra de déceler son emplacement correct dans !’argumentation du grand

philosophe.

En effet, cet auteur déclare, d’une part, que les critères dont Aristote se sert

pour caractériser l’acte volontaire, à savoir, que l’action soit achevée en

connaissance de cause et sans contrainte, sont très susceptibles d’être

complètement satisfaits dans le cadre d’une conception déterministe de l’univers56, et d’autre part, que ces deux critères ne suffisent pas à établir par

eux-mêmes que la production de l’action tomberait effectivement sous l’empire de la volonté de l’agent57.

La première difficulté résulte du fait que, selon Broadie, la manière dont

Aristote présente l’agir volontaire dans VÉthique à Eudème ( 1223a 1-9 ) donne

l’apparence de présupposer que certains événements se produisent dans le

monde ou sont empêchés de se produire suivant un acte volontaire de la part

d’un être humain, sans que ceux-ci soient rendus nécessaires au préalable

par une cause externe quelconque. Mais le Stagirite, nous dit Broadie, n’établit

jamais explicitement cette position favorable à la liberté de choix, laissant ainsi

56 « ...some critics have reasonably objected that he [Aristotle] is not justified in taking it for granted that responsibility depends on indeterminist freedom, and have complained that he does not allow for a compatibilist position. This especially seems a pity since the criteria for ‘voluntary’, which was one of Aristotle’s achievements to begin to classify, can obviously all be fulfilled in a deterministic universe. » (Broadie (1991), Op. Oil, p.171 ).

57 « But to say that an action was done ( or a consequence brought about ) knowingly and unforced is, as we saw above (Section IV), to say less than that ‘it depended on the agent’. And it is the latter, or ‘voluntary’ as implying the latter, that sets the stumbling block to accepting Aristotle’s argument. » ( Broadie (1991), Op. C/f., p.169 ).

Page 51: Le problème du volontaire chez Aristote

48

la porte ouverte à des interprétations déterministes de ses théories58.

La deuxième difficulté dérive, d’une part, du fait que selon Broadie, les deux

critères d’Aristote ignorent qu’il existe d’autres conditions qui feraient de

l’action quelque chose de non volontaire, comme le seraient, par exemple, les mouvements convulsifs ou les maladies mentales59, deux cas, entre autres, où

l’agent pourrait très bien être conscient de l’action sans en avoir, pourtant, la

maîtrise, et d’autre part, de la conclusion d’Aristote que puisque le caractère moral de l’agent résulte de son agir volontaire, il dépend, donc, de lui60

Cette affirmation, selon Broadie, ignore qu’en réalité la connaissance qui rend

la formation du caractère volontaire ne vient jamais de la personne, mais des autres membres de la communauté61, le développement moral de l’agent ne

consistant dans rien d’autre que !’intériorisation d’un certain nombre de

normes de conduite dont l’origine se trouve à l’extérieur, dans une institution

socioculturelle quelconque.

Qui plus est, non seulement cette institution fournirait-elle à la personne le

58 « In this account, the human voluntary agent is argued to be a contingent cause merely on the ground that some events in the world are not prenecessitated either to happen or not to happen, but fall in the way they do because so caused either way by a human voluntary agent; and the question whether the operation of that agency is itself necessitated ( e.g., by persuasion from others ) is simply not raised. » ( Broadie (1991), Op. Cit, p.171 ).

59 « ...’knowingly gave rise to’ is not sufficient for answerability, unless we wish to say that a person is answerable for his convulsive movements and his insane or (as we say) psychologically compulsive actions. For these are not due to external force, and he may indeed be aware of them. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.149).

60 « It would perhaps also be relevant to remind us that character develops in the young through their being encouraged voluntarily to do and refrain from certain things. So certainly character results from voluntary action. But why is it necessary to make the further and more dubious claim that we voluntarily acquire our characters ? » (Broadie (1991), Op. Cit., p.166) [ termes en italiques par l’auteur ].

61 « So the knowledge which supposedly renders development of character voluntary is very far from depending just on the agent, since he owes this knowledge and the entire initial direction of the process to others. And even if he knew the principle in a general way from himself, without feedback he would not necessarily become aware in crucial ways of what he is doing, so as to identify the type of action as one to be pursued or avoided at other times. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.170 ) [ termes en italiques par l’auteur].

Page 52: Le problème du volontaire chez Aristote

49

contenu de telles normes, mais encore la motivation pour leur acquisition.

Ainsi, qui regarderait l’agir humain sous une optique déterministe, n’aurait

qu’à affirmer que, dans ce cas-ci, la nécessité ne fait que se transporter de

l’extérieur à l’intérieur de la personne, phénomène qui montrerait en même

temps la force de l’hypothèse d’un univers où tout événement serait dicté, à la

fin, par la nécessité62.

C’est ainsi que, selon la critique, ne prenant pas position ouvertement contre

le déterminisme, ne considérant pas la possibilité de mouvements conscients

mais incontrôlables, et incorporant erronément !’acquisition du caractère au

domaine du volontaire, Aristote finit par compromettre sa positon, censée

défendre la liberté de choix.

Dans une optique telle que celle envisagée par ces auteurs, donc, l’être

humain se montre incapable de juger objectivement de sa condition morale

interne, car tant aux yeux d’un observateur quelconque comme à ceux de

l’agent lui-même, l’agir apparaît voilé, non seulement à cause de la variété de

comportements possibles par rapport à une situation déterminée, mais

encore parce que le corps humain, de par sa nature propre, est source de

mouvements imprévisibles et inattendus qui accompagnent inévitablement

l’action.

62 « And why should we suppose that anywhere between the extremes of entrenched second nature and unformed child at the mercy of upbringing (or neglect), the agent had more free control over his character than at either end ? The only change along the line of development is from necessitation from without to necessitation from within. The internal rational prescription, in the developed personality, has assumed the rôle, whatever that may be, of earlier external authority. If, therefore, the internal factor can truly be said (and this may not be even intelligible) to ‘necessitate’ the self to act according to it, then all the more reason to say this of the external authority, especially as the latter’s influence may take the form of a felt constraint, often welcome and backed up by physical sanctions. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.170 ).

Page 53: Le problème du volontaire chez Aristote

50

Ainsi, un observateur qui regarderait quelqu’un agir d’une manière quelconque

ne pourrait jamais juger légitimement ni du désir de l’agent ni de ses

intentions ni de la qualité de l’action sans référence aux statuts qui définissent

et qui gouvernent les comportements et les biens admissibles et

inadmissibles de leur société en particulier. Toute référence à une volonté en

action et à une intersubjectivité capable de la reconnaître, aussi bien qu’à

l’existence d’un bien commun universel propre à notre nature humaine, est

vaine.

Basé sur ce code de conduite construit en fonction de ces buts qui sont tenus

pour désirables et de ceux qui sont entachés d’inconvenants par accord

commun, cet observateur pourrait alors encourager ou décourager certains

comportements en particulier à travers la louange et le blâme. Ces

comportements seront ceux qui se montrent susceptibles d’être conditionnés

de cette manière, et à cause de cette caractéristique de pouvoir être

accommodés à la norme par l’évaluation seule d’autrui, ce seront ceux-ci qui

mériteront proprement et exclusivement la qualification de volontaires, et, par

conséquent, qui susciteront l’intérêt de l’éthique, car ce seront ceux-ci qui

serviront à définir les rapports de responsabilité entre l’agent et l’action, et en

même temps, entre l’agent et la communauté à laquelle il appartient.

Et puisque la connaissance de ces préceptes et le développement de son

comportement lui viennent toujours d’autrui, de la communauté, ou de la loi à

travers la louange et le blâme, voire le châtiment, toute insistance à affirmer

que l’agir moral dépend de l’agent, comme le fait Aristote, est, aux yeux de la

critique, impropre, absurde, et vouée à nous égarer des vrais objectifs de

l’éthique.

Il est manifeste, donc, que la formulation du problème du volontaire par ces

auteurs contemporains trouve son origine dans le besoin de l’être humain

Page 54: Le problème du volontaire chez Aristote

51

d’accorder son comportement de manière à rendre possible la vie en

communauté, et qu’elle cherche à établir un champ de travail adéquat aux

difficultés que soulève toute interaction humaine, ce qui constitue une

préoccupation tout à fait légitime. Pourtant, il serait difficile ne pas remarquer à

ce point-ci que la position de la critique à l’égard de l’agir volontaire comporte

un argument circulaire qui nous invite à réfléchir si en réalité il serait juste

d’affirmer que les actions dites volontaires le sont du fait qu’elles constituent

l’objet propre de louange et de blâme ( ce que ferait de l’acte volontaire une

construction théorétique dictée par la convention ), ou bien au contraire, si elles

sont louées et blâmées précisément parce qu’elles sont volontaires ( voir, par

exemple, la note 46 ). Nous aurons l’occasion de voir, par la suite, que l’ordre de

ce questionnement est d’une importance capitale pour la bonne

compréhension de la démarche du Stagirite.

Page 55: Le problème du volontaire chez Aristote

52

21 Le problème du volontaire selon la perspective d’Aristote

En effet, la définition de l’acte volontaire que nous offre la critique présuppose

l’acte volontaire lui-même : autrement comment l’agent serait-il capable

d’accomoder son agir aux expectatives de sa communauté en réponse directe

à la louange et au blâme si ce n’était grâce à sa capacité d’agir

volontairement ?

Curieusement, comme le démontre la note 46, la critique est consciente de cet

argument circulaire, ce qui nous donne raison de penser que cette impasse

pourrait bien être une conséquence inévitable de l’insistance de ces auteurs à

refuser à l’agent la maîtrise de l’action. De fait, comme nous verrons tout de

suite, c’est précisément à cause de ce refus que la critique nous présente

Aristote dans le passage cité par Broadie comme prenant deux points de

départ différents, et qu’elle regarde l’un d’eux comme contraire aux intérêts

propres de l’éthique. Nous nous servirons aussi du même paragraphe pour

montrer qu’à la différence de la critique, qui s’occupe exclusivement de la

dimension sociale de la problématique, le Stagirite formule le problème du

volontaire pour l’éthique dans le contexte même de l’exercice de notre liberté

de choix.

Le passage en question est le suivant:

Puisque la vertu et le vice, et les actions qui en résultent, sont les uns loués, les autres blâmés ( car on blâme et on loue non ce qui existe par nécessité, chance ou nature, mais ce dont nous sommes nous-mêmes la cause puisque, ce dont un autre est la cause, il en reçoit le blâme et la louange ), il est evident que la vertu, aussi bien que le vice porte sur ces actions dont l’homme est lui-même la cause et le principe ( ων αύτος αίτιος καί αρχή πράξεων ). Il faut donc trouver de quelles actions il est la cause et le principe. À la vérité, nous admettons tous que l’individu est la cause de ses actions volontaires et conformes à son choix délibéré ( εκούσια καί κατα προαίρεσιν ) mais non des actions involontaires ( ακούσια ) ;

Page 56: Le problème du volontaire chez Aristote

53

et les actions qu’il fait après les avoir délibérément choisies ( ττροελόμενος ), il est clair que c’est volontairement ( έκών ) qu’il les fait. Il est dès lors évident que la vertu aussi bien que le vice portera sur les actes volontaires. Il faut donc trouver ce qu’est le volontaire et l’involontaire et le choix délibéré, puisqu’ils définissent la vertu et le vice (EN 1223a 9-23).

La lecture du texte aristotélicien nous révèle que le Stagirite prétend nous

amener à la découverte d’un rapport réel entre l’objet propre de louange et de

blâme et l’acte dit volontaire du fait que dans les deux cas le jugement porte

uniquement sur ces actions dont nous sommes nous-mêmes la cause et le

principe, car la reconnaissance de ce rapport nous permettra, par la suite, non

seulement d’associer la vertu et le vice aux actes qui sont volontaires et qui

procèdent du choix délibéré de la personne, mais encore de comprendre que

l’acte volontaire est, en réalité, antérieur à l’acte moral même, comme paraît l’affirmer la toute dernière phrase du paragraphe63 De là l’énorme importance

que le Stagirite attribue à la connaissance de l’acte volontaire et des conditions

qui le définissent pour notre compréhension de la vertu et, par conséquent, de

celle des propos de l’éthique en général.

Ainsi, au lieu de trouver deux définitions distinctes de l’acte volontaire, nous

découvrons à leur place deux syllogismes fondés sur quatre observations

concrètes: la première, qu’on loue la vertu et on blâme le vice, ainsi que les

actes qui arrivent en conséquence de ceux-ci; la deuxième, que nous ne

louons ni ne blâmons ce qui se produit soit par nécéssité, soit par chance, soit

par nature; la troisième, que c’est uniquement la personne dont l’action

découle et aucune autre qui reçoit la louange et le blâme; et la quatrième, que

63 En effet, Aristote avance ici, comme il le fait aussi ailleurs (EN 1105a 28-33) que l’acte moral est un acte non seulement volontaire, mais encore réfléchi, c’est-à-dire choisi de préférence à d’autres alternatives possibles suivant la délibération. Le Stagirite établira plus tard d’une part les conditions formelles qui définissent l’acte volontaire (EN 1111a 22-24) et d’autre part que le choix délibéré appartient aussi au domaine du volontaire (EN 1111b 6-8,1112a 14-15).

Page 57: Le problème du volontaire chez Aristote

54

tout le monde est d’opinion que chacun est la cause de ses actions

volontaires et conformes à son choix délibéré, mais pas des actions

involontaires.

Comment se fait-il, donc, que la critique nous offre un récit complètement

différent de ce passage ?

Nous avons déjà remarqué comment en rejetant toute idée de la vertu ( voir, par

exemple, la note 37) et en préférant se référer aux normes qui constituent le

contrat social ( voir la note 44 ), ces auteurs prennent la première observation

pour insignifiante, et comment, en pensant qu’Aristote est poussé à regarder

la personne comme la cause et le principe de ses actions dans un effort pour

concilier les opinions et intérêts de la science de la nature avec ceux de

l’éthique, ils invalident ce rapport, qui est fondamental à notre reconnaissance

de la possibilité de la maîtrise de l’action par l’agent et qui est mis en évidence

par la deuxième, la troisième et la quatrième observation, le jugeant

insoutenable du point de vue de l’éthique ( voir, par exemple, les notes 13, 20 et

39).

De cette manière, en coupant ces deux maillons dans la chaîne des

associations que nous propose Aristote, la critique établit un lien direct entre

l’acte volontaire et les actes qui sont l’objet de louange et de blâme, tel que le

veut leur propre définition, et repousse la relation entre l’acte volontaire et les

actions dont nous sommes nous-mêmes la cause et le principe comme s’il

agissait d’une définition non seulement distincte de la première, mais encore

inadéquate.

Pourtant le texte d’Aristote ne donne l’impression ni de vouloir aborder deux

aspects différents de la recherche sur l’acte volontaire ni d’avancer deux

définitions séparées de ce dernier; il semble plutôt vouloir attirer notre attention

Page 58: Le problème du volontaire chez Aristote

55

sur le fait que la vie éthique se fonde sur la réalité concrète de l’acte volontaire

et non l’inverse, comme le prétendent ces auteurs contemporains.

En effet, contrairement à la critique, qui renonce à tout rapport de causalité

possible pour expliquer l’acte moral face à l’énorme difficulté de juger

correctement d’un désir ou d’une intention trouvant son origine dans la vie

intérieure de l’agent, le Stagirite préfère nous rapporter à deux signes concrets

qui attestent de notre reconnaissance naturelle et spontanée de l’existence

d’un tel rapport. Ces signes sont, d’une part, la louange et le blâme et, d’autre

part, l’usage courant des mots dans le langage ordinaire.

Dans le chapitre précédent, nous avons eu l’occasion d’observer comment

dans sa sagesse propre, qui est antérieure et différente à celle qui provient de

la réflexion, le langage ordinaire nomme déjà certaines actions et passions

volontaires ( εκούσιοι ) tandis que quelques autres, il les appelle involontaires

( ακούσιοι ), reconnaissant ainsi que l’homme agit en concordance ou en

désaccord avec la volonté et en présence ou en l’absence d’un choix fait

librement et en connaissance de cause.

D’autre part, le fait qu’une personne soit louée ou blâmée par les autres à

cause de ses actions ou de ses passions rend manifeste, d’abord, que l’être

humain se sait capable d’agir et de pâtir conformément à sa volonté, et

ensuite, qu’il attend de ses semblables qu’ils se sachent aussi capables que

lui; autrement, pourquoi quelqu’un accuserait-il son prochain s’il n’avait pas

conscience qu’il est effectivement dans son pouvoir de faire ou de ne pas faire

une certaine chose, et de le faire d’une certaine manière plutôt que d’une

autre ?

Le tout premier paragraphe du troisième livre de I,Éthique à Nicomaque, qui

correspond au passage de YÉthique à Eudème que nous sommes en train

Page 59: Le problème du volontaire chez Aristote

56

d’analyser, nous fait noter, en plus, que l’être humain manifeste souvent de

l’indulgence et de la pitié face à l’agir de ses semblables, ce qui signale que

l’homme est conscient aussi du fait que son pouvoir de faire ou de ne pas faire

selon sa volonté est limité et, même encore, susceptible d’être contrarié64.

Ces jugements de valeur et ces sentiments d’admiration, d’indignation ou de

pitié que tout le monde est porté à manifester de façon naturelle et spontanée

à travers la louange, le blâme et le pardon, aussi bien que le sens ordinaire

des mots, qui reflète notre compréhension commune de la réalité, constituent

des signes naturels de la conscience que l’homme a de sa capacité de

décider par lui-même de ses actions, bien que parfois celles-ci échappent ou

s’opposent à sa volonté ou à son choix.

Il est apparent, donc que l’être humain a effectivement l’expérience du vouloir

et du choisir, et que c’est d’après celle-ci qu’il se sait à l’origine de ces actions

qui réaliseront l’objet de son vouloir et de son choix.

Mais il est clair aussi que l’homme connaît la contrariété et le repentir, et que

de cette manière il sait ou bien que certaines actions provenant de lui-même

n’ont pas été voulues ou choisies, ou bien que certaines autres qu’on aurait

attendu de lui ne se sont pas produites soit du tout, soit de la manière voulue

par l’agent ou par les circonstances.

Alors, il semble que si d’une certaine manière nous serions justifiés d’affirmer

de l’être humain qu’il est principe et cause de ses actes du seul fait que dans

les deux cas mentionnés l’action provient effectivement de lui, nous ne le

64 « Puisque la vertu a rapport à la fois à des affections et à des actions, et que ces états peuvent être soit volontaires, et encourir l’éloge ou le blâme, soit involontaires, et provoquer l’indulgence et parfois même la pitié, il est sans doute indispensable, pour ceux qui font porter leur examen sur la vertu, de distinguer entre le volontaire et l’involontaire; et cela est également utile au législateur pour établir des récompenses et des châtiments. » (E/V 1109b 30-35).

Page 60: Le problème du volontaire chez Aristote

57

serions pas d’une autre manière, car la forme de participation de la volonté de

l’agent dans la production de l’action est différente dans un cas et dans l’autre.

Ceci est corroboré par l’opinion commune lorsqu’elle soutient que l’homme

est la cause de ses actions volontaires et conformes à son choix délibéré

mais non des actions involontaires, comme le rapporte le Stagirite dans le

passage dont il est question.

À la lumière des faits, donc, il ne paraît pas que nous ayons affaire ici à une

définition artificielle de l’acte volontaire avancée par Aristote dans le but de

situer son éthique dans le cadre de sa philosophie naturelle, comme le

prétend la critique; nous nous trouvons, plutôt, face à l’usage ordinaire des

adjectifs volontaire et involontaire et de leurs adverbes respectifs, emploi qui

atteste si bien d’une part d’un rapport réel de causalité entre l’action et l’agent

qui la produit, et qui ajoute, d’autre part, une distinction qui suggère qu’une

approche purement naturelle de l’agir ne saurait répondre aux difficultés que

comporte la détermination de l’acte moral.

Qui plus est, au moment même où le Stagirite précise dans ce passage ce qui

est à louer et à blâmer et ce qui ne l’est pas et pourquoi, nous avons

l’assurance que la démarche de ses travaux éthiques dépasse vraiment les

bornes de sa science de la nature.

En effet, par ses observations Aristote nous fait noter que ce ne sont pas

toutes les actions provenant d’un agent quelconque qui suscitent l’éloge ou le

reproche, mais seulement celles où l’on reconnaît l’autorité de l’agent. Cette

reconnaissance, remarque le Stagirite, comprend la capacité de distinguer les

choses qui existent par nécessité, chance ou nature de celles qui existent à

cause de l’agent lui-même.

Dit autrement, à travers la louange et le blâme, Aristote constate que l’homme

Page 61: Le problème du volontaire chez Aristote

58

se sait le producteur de certains actes qui trouvent leur origine non pas dans le

besoin naturel de pourvoir à l’entretien de la vie, mais qui découlent de sa

condition humaine proprement dite, et que ce sont ceux-ci qui, libres de la

nécessité qu’impose la nature, et étrangers aux effets du hasard, constituent

l’objet propre de l’éloge et du reproche quand ils ne sont ni forcés par la

contrainte ni réalisés par ignorance. Ces activités qui sont particulières à l’être

humain et qui n’appartiennent à aucun autre vivant, nous dit Aristote, sont

précisément celles que nous connaissons sous le nom générique de

« l’agir » ( πραξις )65. Il paraîtrait donc absurde que, conscient à un tel degré de

cette différence, le Stagirite traitât de l’agir du point de vue de la science de la

nature.

Aristote remarque, en plus, que ce n’est pas uniquement l’agir qui est loué ou

blâmé, mais encore le mouvement affectif spontané vers l’objet ou vers la fin

qui se trouve à la racine de celui-ci, c’est-à-dire, la disposition constante de

l’agent à accomplir des actes vertueux ou vicieux. Nous avons déjà noté que la

critique est hostile à tout concept de la vertu ainsi qu’à tout jugement sur la

disposition morale de l’agent à partir de l’action; pourtant, lorsqu’on ignore

cette observation, comme le fait la critique, on renonce à l’un des meilleurs

indices que le Stagirite nous offre dans ce passage-ci quant à la qualité du lien

qui relie l’acte volontaire à l’acte moral. Car on ne saurait nier, quelle que soit

notre position envers la pensée d’Aristote, que du moment où l’on parle de la

vertu et du vice, on évoque inévitablement le problème du bien et du mal.

En effet, si nos passions et nos actes sont loués ou blâmés, c’est

précisément parce qu’ils se trouvent dans une certaine relation au bien, ce que

65 Quelques lignes plus haut, près du commencement du chapitre auquel appartient le paragraphe que nous sommes en train d’analyser, le Stagirite écrit: « En outre, l'homme est clairement le seul des vivants à être principe, en plus, de certaines actions: en effet, nous ne pourrions dire d’aucun autre vivant qu’il agit. » (EE 1222b 18-21).

Page 62: Le problème du volontaire chez Aristote

59

le Stagirite a judicieusement observé66. Qui plus est, Aristote nous fait

remarquer que l’agir et le pâtir humains sont loués ou blâmés non seulement

pour la qualité de l’objet ou du produit de l’action ou pour celle de l'action ou de

la passion mêmes, mais encore pour ce qui est de la façon dont l’action est

accomplie ou la passion ressentie67. C’est-à-dire que, outre que le désir

humain cherche à réaliser un bien, il ambitionne de l’achever de la meilleure

manière possible et de réussir dans son projet, ce qui signale que tant la

bonne mesure dans la manière d’éprouver la vie que la bonne exécution de

ses activités ainsi que la réussite même, sont désirables pour l’être humain et constituent aussi des biens dignes de lui68, ce qui n’est pas le cas chez les

autres vivants, qui s’occupent seulement de se procurer chaque jour les biens

concrets nécessaires à leur subsistance, sans aucun égard à leur manière de

faire ou de ressentir la vie.

Cette attention à l’excellence et à la réussite, il faut le souligner, ne porte pas

uniquement sur ces choses avec lesquelles l’homme en prend à son aise,

mais sur toute activité qui vise un résultat concret, car nous savons par

expérience qu’en grande partie le bonheur et le malheur viennent à la

personne précisément de sa manière de conduire ses affaires dans la vie, de

sa façon d’aborder les difficultés et les défis que lui présentent les divers

66 « Il apparaît bien que ce qui est digne d’éloge est toujours loué par le fait de posséder quelque qualité et d’être dans une certaine relation à quelque chose, car l’homme juste, l’homme courageux, et en général l’homme de bien et la vertu elle-même sont objet de louanges de notre part en raison des actions et des œuvres qui en procèdent, et nous louons aussi l’homme vigoureux, le bon coureur, et ainsi de suite, parce qu’ils possèdent une certaine qualité naturelle et se trouvent dans une certaine relation avec quelque objet bon ou excellent. » (EN 1101b 12-18), « car personne ne loue ce qui n’est pas bon. » (Rhét. 1363a 10).

67 « ...car on ne loue pas l’homme qui ressent de la crainte ou éprouve de la colère, pas plus qu’on ne blâme celui qui se met simplement en colère, mais bien celui qui s’y met d’une certaine façon » (EN 1105b 32-1106a 1).

68 L’artiste qui veut se dépasser dans chaque nouvelle création, aussi bien que le musicien et le gymnaste qui cherchent l’excellence dans l’exercice même de leur discipline, biens qui demandent en plus le perfectionnement de la capacité de l’agent d’agir de la manière voulue, constituent des exemples incontestables de ce que nous venons d’avancer.

Page 63: Le problème du volontaire chez Aristote

60

événements de l’existence quotidienne. Il est indéniable que nous

reconnaissons dans ce savoir faire, dans cet art de bien mener sa vie, non pas

la marque distinctive de l’homme ordinaire, parfois favorisé par la fortune,

parfois infortuné, mais celle de l’homme heureux qui sait profiter de la

circonstance quelle que soit celle-ci, c’est-à-dire de l’homme qui même dans

l’adversité conduit sa vie d’une manière exemplaire. C’est pourquoi Aristote

observe qu’avant tout le bien le plus adéquat à l’être humain, le bien propre de

sa nature rationnelle, est celui de bien vivre en agissant bien ( ευ (ην και eu

πράττεIV )63 * * * * * 69, et c’est pourquoi il voit dans celui-ci non seulement la clef de

voûte du bonheur (ευδαιμονία)70, mais encore la raison d’être de la cité

( πόλις )71, qui correspond de nos jours à la communauté politique ou état.

En effet, dans La Politique, le Stagirite nous rappelle que plusieurs

déterminations naturelles du comportement que l’on trouve chez tous les

autres vivants, surtout pour ce qui est de leur bien-être, n’appartiennent pas à

l’homme, ce qui est rendu manifeste, avant tout, par le besoin que l’être

humain a de normes et de principes non seulement pour mener à bon terme

63 « ...tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. » (EN 1095a 19-20).70 « ...si nous posons que la fonction de l’homme consiste dans un certain genre de vie, c’est-à-dire

dans une activité de l’âme et dans des actions accompagnées de raison; si la fonction d’un hommevertueux est d’accomplir cette tâche, et de l’accomplir bien et avec succès, chaque chose au surplusétant bien accomplie quand elle est selon l’excellence qui lui est propre; - dans ces conditions, c’estdonc que le bien pour l’homme consiste dans une activité de l’âme en accord avec la vertu, et au casde pluralité de vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d’entre elles. Mais il faut ajouter: "et cela dans une vie accomplie jusqu’à son terme", car une hirondelle ne fait pas le printemps, ni non plus un seul jour: et ainsi la félicité et le bonheur ne sont pas davantage l’œuvre d’une seulejournée, ni d’un bref espace de temps. » (EN 1098a 12-20).

71 « Nous voyons que toute cité est une sorte de communauté, et que toute communauté est constituée en vue d’un certain bien ( car c’est en vue d’obtenir ce qui leur apparaît comme un bien que tous les hommes accomplissent toujours leurs actes ) : il en résulte clairement que si toutes les communautés visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe toutes les autres, vise aussi, plus que les autres, un bien qui est le plus haut de tous. Cette communauté est celle qui est appelée cité, c’est la communauté politique, »; et un peu plus tard: « Enfin, la communauté formée de plusieurs villages est la cité, au plein sens du mot; elle atteint dès lors pour ainsi parler, la limite de l’indépendance économique : ainsi, formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, elle existe pour permettre de bien vivre. » (Pol. 1252a 1-8, 1252b 28-30).

Page 64: Le problème du volontaire chez Aristote

61

l’immense potentiel de la vie de l’esprit, ainsi que pour guider ses rapports

avec ses semblables dans l’infinité de circonstances possibles de l’existence

quotidienne, mais encore pour régler ses appétits corporels qui, bien que

naturels et bien que précis, ne connaissent par nature ni l’objet qui leur est

conforme, ni la proportion juste, ni de saison particulière72. C’est-à-dire que

d’une certaine manière et comparativement aux autres vivants, l’être humain

naît inachevé, et alors il lui faut apprendre non seulement à se suffire, mais

encore à se développer, à se réaliser pleinement afin de compléter ce que la

nature ne peut pas parfaire, objectifs qui certainement lui seraient

inatteignables sans le soutien de la communauté.

Tout cela, le Stagirite l’a bien vu, et il nous fait remarquer, en plus, qu’à cause

de toutes ces indéterminations concernant le comportement humain par

rapport aux biens concrets, aux moyens de les réaliser, aux circonstances

particulières qui accompagnent les événements de la vie, aux horizons

insondables de l’esprit et aux rapports possibles des hommes entre eux, l’être

humain risque en tout temps de s’égarer et, par conséquent, de se dégrader

au lieu de s’épanouir. Car l’intellect, l’arme par excellence de l’être humain

dont Aristote nous parle dans la citation qu’on vient de relever, est parfaitement

capable de raisonner en vue d’alternatives tout à fait contraires, et d’envisager

d’achever aussi bien l’une que l’autre; c’est ainsi que le même principe qui fait

de nous le plus noble des animaux peut aussi nous rendre le plus vil de tous,

ce qui nous arriverait, tout compte fait, au détriment de notre bonheur.

72 « Est certes un fait naturel la tendance que nous avons tous à former une communauté de ce genre, mais celui qui, le premier, réalisa cette communauté fut cause des plus grands biens. Car de même qu’un homme, quand il est accompli, est le plus excellent des animaux, de même aussi, séparé de la loi et de la justice, il est le pire de tous. L’injustice armée est, en effet, la plus dangereuse; et la nature a donné à l’homme des armes qui doivent servir à la prudence et à la vertu, mais qui peuvent être employées aussi à des fins exactement contraires. C’est pourquoi l’homme est la plus impie et la plus sauvage des créatures quand il est sans vertu, et la plus grossière de toutes en ce qui regarde les plaisirs de l’amour et ceux du ventre. Mais la vertu de justice est de l’essence de la société civile, car !’administration de la justice est de l’ordre même de la communauté politique, elle est une discrimination de ce qui est juste. » (Pol. 1253a 29-39).

Page 65: Le problème du volontaire chez Aristote

62

Alors, si comme nous dit Aristote, c’est dans le but d’achever ce qui lui apparaît

comme un bien dans des circonstances concrètes et précises, mais

particulières et variables que chacun agit, la possibilité existe toujours que

dans cette poursuite la personne puisse, au lieu de réaliser un bien véritable,

ou bien s’attirer des maux ou bien nuire aux autres. C’est pourquoi le Stagirite

affirme qu’« il appartient toujours à l’agent lui-même d’examiner ce qui est

opportun de faire » ( EN 1104a 8-9 ), puisque « sur le terrain de l’action et de

l’utile il n’y a rien de fixe, pas plus que dans le domaine de la santé » ( EN

1104a 3-5).

Ces observations d’Aristote font ressortir nettement le rôle primordial que la

raison joue dans la détermination de l’action et alors le devoir que l’être

humain a envers soi-même et envers les autres de réfléchir à la portée et aux

conséquences de ses actes, et de prendre les mesures nécessaires pour

éviter des malheurs possibles qui pourraient desservir le développement de

sa personne ou l’ordre de la société.

C’est cette attitude de vigilance d’un esprit toujours attentif qui se trouve à la

racine de la prudence et de la justice, excellences auxquelles Aristote fait

référence comme essentielles non seulement à l’existence heureuse de la

personne en particulier, mais encore à la vie en communauté ( note 72 ).

Le patrimoine que le Stagirite nous a transmis à travers de belles pages sur

les quatre vertus cardinales dans ses traités éthiques, vertus dont la prudence

et la justice font partie intégrale, est trop riche pour être discuté avec la

profondeur et la justesse qu’il mérite dans le cadre de notre recherche

actuelle. Il suffira de noter pour le moment, sans prononcer entre Aristote et la

critique, que chacune de celles-là, de par leur nature propre, qui est celle d’une

moyenne entre l’excès et le défaut, suppose une disposition constante à

trouver la mesure juste dans l’action et dans la passion et, alors, un effort

Page 66: Le problème du volontaire chez Aristote

63

soutenu de la volonté pour éviter ces deux extrêmes. Le Stagirite nous fait

remarquer qu’en l’absence de cette force d’âme, l’homme ne saurait

s’appliquer à réaliser le bien, d’où l’importance de la vertu pour toute

recherche portant sur l’action morale. Cette signification se conserve de nos

jours dans le sens traditionnel du mot vertu.

Il est apparent, donc, à partir des observations d’Aristote, que vivre bien

consiste fondamentalement dans la recherche constante de l’excellence dans

l’agir, et que cette excellence n’est rien d’autre que l’aptitude de l’agent à

toujours trouver la mesure adéquate de l’action. Cette mesure, nous dira plus

tard Aristote, est ce qui tient le milieu entre les extrêmes de l’excès et le défaut,

non pas dans l’objet de l’action, mais en proportion de l’agent lui-même73

C’est-à-dire que celle-ci est une détermination adéquate de l’action par un

agent capable de se placer correctement devant les circonstances, et que de

cette manière, elle vise en tout temps au bien de la nature humaine tant dans

son contexte singulier que dans sa dimension sociale. Cet effort soutenu de

se conduire comme il faut face à toute situation particulière doit, à la fin, rendre

73 Le rapport de convenance auquel fait référence Aristote n’est pas celui de l’action avec les circonstances externes, comme le fait la critique, mais celui de l’action avec la disposition interne de l’agent relativement au plaisir ou à la peine que l’exécution de celle-ci lui procurera. En effet, le Stagirite observe qu’en général « c’est à cause du plaisir que nous en ressentons que nous commettons le mal, et à cause de la douleur que nous nous abstenons du bien. » (EN 1104b 9-11). C’est pourquoi il affirme que « nous mesurons nos actions, tous plus ou moins, au plaisir et à la peine qu’elles nous donnent » (EN 1105a 3-5) et qu’alors « il n’est pas indifférent pour la conduite de la vie que notre réaction au plaisir et à la peine soit saine ou viciée. » (EN 1105a 6-7). Mais Aristote précise que dans la recherche de l’excellence on ne considère pas les plaisirs et les peines de manière absolue; bien au contraire, « il s’agit de plaisirs et de peines qu’on ne doit pas rechercher ou fuir, ou qu’on le fait à un moment où il ne le faut pas, ou de la façon qu’il ne faut pas, ou selon tout autre modalité rationnellement déterminée. » (EN 1104b 22-24). Si l’agent réussit à modérer l’enthousiasme ou la démotivation qu’il éprouve devant la promesse de plaisir ou de douleur que comportent les différentes actes possibles, il se rendra capable de juger objectivement de la meilleur action à accomplir, et dans ce cas, l’adéquation de l’acte avec les circonstances sera la conséquence de la sérénité du raisonnement de l’agent. C’est pour cela que le Stagirite établit que « la vertu dont il est question est celle qui tend à agir de la meilleure façon au regard des plaisirs et des peines, et que le vice fait tout le contraire. » (EN 1104b 27-28). Et puisque chaque personne est disposée de manière différente envers des biens et des maux différents, il est évident que le point d’équilibre entre les extrêmes de l’excès et le défaut est « ce qui n’est ni trop, ni trop peu, et c’est là une chose qui n’est ni une, ni identique pour tout le monde. » (EN 1106a 31-32).

Page 67: Le problème du volontaire chez Aristote

64

la personne bonne, d’où s’ensuivront l’excellence de ses actes et, dans le cours, son bonheur74. Et voici qu’apparaît dans toute sa noblesse le propos de

l’éthique aristotélicienne75

Mais il est manifeste aussi que la bonne vie telle que nous la présente Aristote

ne serait qu’une chimère sans la possibilité réelle pour la personne de pouvoir

prendre une décision réfléchie en faveur du meilleur parti parmi plusieurs

résolutions possibles. C’est-à-dire que sans la présupposition de la réalité du

choix délibéré, l’examen du Stagirite apparaît immédiatement comme dénoué

de tout sens.

En effet, le projet de l’éthique aristotélicienne ne paraît pas être celui de nous

amener à la découverte de l’existence de la volonté ni de celle de la liberté de

choix; il ne semble pas non plus envisager de les définir à partir de sa propre

perspective; bien au contraire, il paraît faire de celles-ci son point de départ

concret. L’être humain veut ce qui lui paraît bon et choisit les moyens de se le

procurer; mais ce n’est que lorsqu’il veut le bien véritable de sa nature et qu’il

choisit correctement les moyens de le réaliser qu’il commence à devenir bon;

plus il devient bon, plus il devient apte à bien choisir, plus il choisit bien, plus il

devient bon. C’est cela la démarche de la vie éthique que nous présente

Aristote; elle est un cheminement constant où l’agent doit d’abord reconnaître

74 « Nous devons alors remarquer que toute vertu ( αρετή ), pour la chose dont elle est vertu, a pour effet à la fois de mettre cette chose en bon état et de lui permettre de bien accomplir son œuvrepropre ... Si donc il en est ainsi dans tous les cas, l’excellence ( αρετή ), la vertu de l’homme ne saurait être qu’une disposition par laquelle un homme devient bon et par laquelle aussi son œuvre propre sera rendue bonne. » (EN 1106a 15-17 et 21-24).

75 « Puisque le présent travail n’a pas pour but la spéculation pure comme nos autres ouvrages ( car ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu (η αρετή ) en son essence que nous effectuons notre enquête, mais c’est afin de devenir vertueux (αλλ‘ Xv' αγαθοί γε!/ώμεθα ), puisque autrement cette étude ne servirait à rien ), il est nécessaire de porter notre examen sur ce qui a rapport à nos actions, pour savoir de quelle façon nous devons les accomplir, car ce sont elles qui déterminent aussi le caractère de nos dispositions morales, ainsi que nous l’avons dit. » (EN 1103b 26-31).

Page 68: Le problème du volontaire chez Aristote

65

la bonté de l’action qu’il se propose d’accomplir, ensuite la choisir de par son

valeur intrinsèque et de manière à réaliser tout le bien qu’elle inclut en soi76, et

finalement l’achever avec détermination77. Car pour le Stagirite c’est

précisément la manière de choisir de l’agent qui définit et qui réflète la qualité

morale de sa personne78 Ce n’est pas surprenant, donc, que l’éthique

aristotélicienne, souhaitant éclairer celui qui voudrait éduquer sa manière de

choisir, cherche à connaître quelles seraient les choses qui, dans, le domaine

de l’action, dépendent de l’agent, et quelles seraient les circonstances dans

lesquelles il pourrait lui-même les réaliser de son plein gré et de manière à

permettre l’achèvement de son humanité. Celui-ci est le problème du

volontaire du point de vue des travaux éthiques d’Aristote.

Trois autres textes célèbres légitiment notre assertion à l’effet que pour

Aristote le choix délibéré est en soi un principe de mouvement et de

changement différent de la nature. Dans le livre Δ de la Métaphysique le

76 car « c’est en pratiquant les actions justes que nous devenons justes, les actions modérées que nous devenons modérés, et les actions courageuses que nous devenons courageux. » (EN 1103a34- 1103b 2).

77 « Il existe trois facteurs qui entraînent nos choix, et trois facteurs nos répulsions: le beau, l’utile, le plaisant, et leurs contraires, le laid, le dommageable et le pénible. En face de tous ces facteurs l’homme vertueux peut tenir une conduite ferme, alors que le méchant est exposé à faillir et tout spécialement en ce qui concerne le plaisir, car le plaisir est commun à l’homme et aux autres animaux, et de plus ¡I accompagne tout ce qui dépend de notre choix, puisque même le beau et l’utile nous apparaissent comme une chose agréable. » (EN 1104b 30-1105a 1).

78 « De plus, il n’y a pas ressemblance entre le cas des arts et celui des vertus. Les productions de l’art ont leur valeur en elles-mêmes ; il suffit donc que la production leur confère certains caractères. Au contraire, pour les actions faites selon la vertu, ce n’est pas par la présence en elles de certains caractères intrinsèques qu’elles sont faites d’une façon juste ou modérée ; il faut encore que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit: en premier lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite, choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même; et en troisième lieu, l’accomplir dans une disposition d’esprit ferme et inébranlable. » (EN 1105a 26-33). Et un peu plus tard: « Ainsi donc, les actions sont dites justes et modérées quand elles sont telles que les accomplirait l’homme juste ou l’homme modéré, mais est juste et modéré non pas celui qui les accomplit simplement, mais celui qui, de plus, les accomplit de la façon dont les hommes justes et modérés les accomplissent. » (EN 1105b 5-9).

Page 69: Le problème du volontaire chez Aristote

66

Stagirite nomme le choix réfléchi parmi les autres principes de ce type79; dans

le deuxième livre de la Physique il reconnaît le choix et la nature comme étant

tous deux des principes de ce qui se produit en vue de quelque chose, mais il

distingue le choix de la nature lorsqu’il déclare que le but de la Physique est

celui de s’occuper, en tant que principe de mouvement et de changement, de la nature seule80 81; et dans le premier livre de la Rhétorique, Aristote réaffirme

cette distinction d’abord au moment où, en parlant de l’accusation et de la

défense, il remarque qu’on ne considère pas l’agent être lui-même la cause

d’une action quand, provenant de lui, cette dernière est due à la fortune, à la

nature ou à la contrainte ; et ensuite lorsqu’il caractérise chacune de ces trois

occasions de l’action en opposition aux quatre autres qui, elles, tombent effectivement sous l’empire de la volonté de l’agent82.

Ces divers passages nous assurent encore une fois que le Stagirite ne

79 « On appelle encore principe, l’être dont la volonté réfléchie ( ή δε ού κατά προαίρεσιν ) meut ce qui se meut et fait changer ce qui change » (Mét. 1013a 10-11), et un peu plus tard: « C’est pourquoila nature d’un être (η τε φύσις ) est un principe, et aussi l’élément (το στοιχεΐον ), la pensée (ή διάνοια ), le choix réfléchi ( η προαίρεσις ), la substance formelle ( ή ουσία ); il faut enfin ajouter la cause finale (τδ où ενεκα ) » {Mét. 1013a 20-21).

80 « Or, parmi les faits, les uns se produisent en vue de quelque chose, les autres non; et parmi les premiers les uns par choix ( και a προαίρεσιν ), les autres non par choix » (P/7. 196b 18-19) « Les faits qui sont en vue de quelque chose sont tous ceux qui pourraient être accomplis par la pensée (τε άπο διανοίας ) ou la nature ( άπο (ρύσεως ) » (P/7. 196b 21-22), et un peu plus tard; « Puisque la nature est principe de mouvement et de changement et que notre recherche porte sur la nature, il importe ne pas laisser dans l’ombre ce qu’est le mouvement; nécessairement, en effet, si on l’ignore, on ignore aussi la nature. » (P/7. 200b 12-15).

81 « Toute action de toute personne est ou bien due à la personne elle-même ou non ( τα μεν où δ 1' αυτούς τα δε δι' αυτούς ). Quand l’agent n’est pas lui-même la cause, l’action est due tantôt à la fortune (τα μεν δια τύχην πράττουσι ), tantôt à la nécessité (τα δ' εξ ανάγκης ); et cettenécessité est tantôt la violence ( τα μεν βία ), tantôt la nature (Ta δε φύσει ); par conséquent, toutes les actions dont la personne n’est pas la cause proviennent les unes de la chance, les autres de la nature; d’autres de la contrainte. » (Rhét. 1368b 32-37).

82 « De celles qui proviennent de l’agent lui-même, l’agent lui-même est la cause, et elles sont dues les unes à l’habitude, les autres au désir, celui-ci tantôt rationnel, tantôt irrationnel. » (Rhét. 1368b 37- 1369a 2), et un peu plus tard: « toutes les actions ont donc nécessairement sept causes: la chance,la nature, la contrainte, l’habitude, la réflexion, la colère, le désir ( επιθυμίαν ). » (Rhét. 1369a 5-7). Le Stagirite décrit chacune dans les lignes 1369a 32 à 1369b 17.

Page 70: Le problème du volontaire chez Aristote

67

considère pas le problème de l’éthique comme un problème d’ordre naturel, et

ils nous permettent de constater, en même temps, que c’est précisément

dans la perspective de ses travaux éthiques, que la personne, en tant que

principe et cause de l’action, dépasse sa condition d’être naturel et acquiert sa

dimension proprement humaine.

Page 71: Le problème du volontaire chez Aristote

68

3/ Conclusions de l’étude comparative

Les auteurs contemporains qui nous occupent critiquent Aristote pour avoir

fondé le caractère moral de l’agir sur le pouvoir de la personne de décider de

ses actions. D’après eux, en affirmant qu’un certain acte d’un agent

quelconque est proprement volontaire du moment où celui-ci trouve son

principe et sa cause dans l’agent lui-même, le Stagirite n’a fait que se montrer

partial envers sa théorie de la causalité, oubliant d’une part que tant les

aspects de la situation qui restent imprévisibles aux yeux de l’agent comme

les mouvements inconscients qui accompagnent tout mouvement intentionnel

de son corps rendent impensable la maîtrise absolue de l’action, et d’autre

part, que le comportement de la personne est, en réalité, le fruit de la société

dans laquelle elle grandit, et alors, qu’il est invraisemblable aussi que l’être

humain puisse avoir le pouvoir effectif sur la formation de ses dispositions

morales. Selon ces auteurs, cette persistance à prétendre que l’agir moral

dépend de l’agent finit par éloigner la recherche d’Aristote sur l’acte volontaire

des vrais propos de l’éthique.

Pourtant, notre étude de la position d’Aristote à travers les différents textes que

nous venons d’examiner nous révèle que s’il est vrai qu’Aristote affirme de

l’homme qu’il est principe et cause des ses actes volontaires, il est faux que

cette assertion l’oblige à adopter l’approche de la science de la nature dans

son investigation de l’acte volontaire en éthique, comme il est également faux

de suggérer que le Stagirite ait avancé une telle proposition dans le but

d’ajuster son éthique à sa science de la nature.

Premièrement, nous avons appris que la démarche de l’éthique

aristotélicienne prend les faits comme son point de départ, et ainsi, que

l’affirmation d’Aristote est d’abord et avant tout une énonciation du fait que

l’expérience commune reconnaît qu’il est dans le pouvoir de tout être humain

Page 72: Le problème du volontaire chez Aristote

69

de produire ou de s’abstenir de produire certains actes, ce qui est rendu

manifeste nettement par la louange et par le blâme.

Par la suite, nous avons compris qu’étant principe et cause de l’action, l’être

humain ne l’est pas, pourtant, d’une façon naturelle, mais plutôt d’une manière

rationnelle. En effet, l’éthique aristotélicienne, comme la physique ou science

de la nature, s’occupe des choses qui se produisent en vue de quelque fin, et

dans les deux cas le principe du mouvement ou du changement est un

principe interne; mais tandis que les mouvements naturels se produisent

toujours ou presque toujours de la même façon, les actions des hommes sont

toujours variables et, en plus, admettent la contrariété. Aristote distingue

explicitement le choix réfléchi de la nature en tant que principe de mouvement

à plusieurs reprises dans des textes différents.

Après cela, nous avons découvert que c’est précisément en reconnaissant

cette ouverture à la considération d’actions différentes, voire contraires, qui est

propre à la raison humaine, que l’éthique aristotélicienne se propose d’arriver

à connaître les conditions qui permettraient à ce principe, capable de se

déterminer à agir d’une certaine façon ou d’une autre, de toujours le faire de la

meilleure manière possible par rapport au bien de la nature rationnelle de

l’homme.

Et finalement, nous nous sommes aperçus que le projet de l’éthique

aristotélicienne, étant celui de parfaire l’exercice de notre choix délibéré,

reconnaît au préalable la capacité réelle de l’être humain de vouloir et de

choisir librement, puisque le perfectionnement d’une capacité quelconque

présuppose la capacité, son exercice imparfait et sa perfectibilité. Et nous

possédons la volonté et la raison par nature, mais leurs opérations ne sont

pas soumises à la nécessité de la nature, car elles sont capables de porter

sur l’universel et éternel et d’envisager les contraires. Il n’est pas surprenant,

Page 73: Le problème du volontaire chez Aristote

70

donc, de ne trouver aucune définition de la volonté dans les traités éthiques

d’Aristote, mais nous la rencontrons avant, dans ses traités naturels, où le

Stagirite recherche les principes du mouvement local des animaux, et plus

tard, dans la Rhétorique83, lorsqu’en touchant la question de l’accusation et de

la défense, Aristote discute les possibles raisons qui amèneraient les

hommes à nuire volontairement en violation de la loi.

C’est ainsi que, face à une conception de l’éthique où la préoccupation

principale est celle de déterminer correctement la responsabilité, surtout pour

ce qui est de l’infraction au contrat social, et où l’acte volontaire est classifié

artificiellement comme l’élément du comportement humain qui se montre

docile à la norme en vigueur, se dispensant ainsi de toute référence à son

origine, à ses principes, à la condition morale de l’agent et à son autorité sur

l’action, la démarche d’Aristote nous offre une perspective plus ample, plus

solide et plus universelle, où l’acte volontaire est reconnu comme le résultat

naturel de l’exercice libre et conscient de la volonté de l’agent, où la

responsabilité découle d’une part du pouvoir de l’agent de décider d’accomplir

ou non une action possible suivant la réflexion, c’est-à-dire de choisir

volontairement son comportement, et d’autre part du souci de la personne

pour toujours agir en accord avec l’excellence de notre nature rationnelle, ce

qui constitue le bien universel de tout être humain, et où l’acte volontaire est

regardé non seulement comme l’objet propre d’un tel souci, mais encore

comme l’instrument propre à son développement.

83 Art qui, selon Aristote, peut être regardé comme une branche de la dialectique et de la science morale, car il s’occupe de l’étude du persuasif que comportent les différents sujets propres de délibération (Rhét. 1365a 20-26).

Page 74: Le problème du volontaire chez Aristote

TROISIÈME PARTIE

LA JUSTESSE DE LA DÉFINITION DE L’ACTE VOLONTAIRE PAR

ARISTOTE RELATIVEMENT AU PROBLÈME DE LA LIBERTÉ DECHOIX

Page 75: Le problème du volontaire chez Aristote

72

Troisième partie

La justesse de la définition de l’acte volontaire par Aristote

relativement au problème de la liberté de choix

Ayant examiné les divers commentaires de la critique à la lumière de notre

compréhension ordinaire du vouloir et du choisir, ainsi que sous la perspective

de la position de ces auteurs contemporains et de celle du grand philosophe à

l’égard du problème du volontaire, nous sommes maintenant en mesure de

comprendre que les arguments de ces auteurs contemporains au sujet du

traitement de l’acte volontaire par Aristote se résument, en réalité, aux trois

objections suivantes:

D’abord, les deux critères dont le Stagirite se sert pour caractériser l’acte

volontaire pourraient bien établir une condition suffisante, voire nécessaire

pour accorder à l’agent la conscience de la production de l’action, mais ils ne

suffisent pas pour lui en attribuer la responsabilité ( voir, par exemple, les notes

18, 19, 20, 24, 33,51,52 et 59).

Ensuite, même si la production de l’action se conformait aux deux critères

d’Aristote, nous; ne serions pas assurés pour autant que l’agent en est le

maître ( en particulier les citations n. 44, 46, 49, 57 et 61 ).

Et enfin, aucun des deux critères du Stagirite n’élimine la possibilité de rendre

compte de l’acte volontaire dans le contexte même du déterminisme

Page 76: Le problème du volontaire chez Aristote

73

( spécialement les extraits n. 56, 58 et 62).

Selon ces auteurs récents, toutes ces déficiences sont la conséquence directe

de l’erreur commise par Aristote en avançant un rapport de causalité entre

l’action concrète et les dispositions internes de l’agent, rapport qui admet, en

plus, une réciprocité à leurs yeux insoutenable ( notes 34, 37, 39, 41,45, 48, 50, 54

et 60 ).

Car outre qu’ils nous amènent à considérer dignes de châtiment tant les

actions volontaires des enfants et des adolescents que celles des adultes,

ainsi que les fautes mineures en général, les critères d’Aristote traitent à tort

l’acte involontaire fait par ignorance d’une manière complètement différente de

celle de l’acte involontaire fait par contrainte et, par conséquent, ils ne se

montrent capables ni de répondre à la question de savoir si une action

volontaire quelconque fut justifiée ou non, ni de distinguer les mouvements

conscients compulsifs ainsi que ceux qui résultent des désordres mentaux

des mouvements véritablement voulus, affirme la critique.

Et dans son zèle pour légitimer la possibilité pour l’agent de se rendre le

maître absolu de ses actes et, par leur intermédiaire, de son caractère et

inversement, nous disent les auteurs qui nous occupent, le Stagirite oublia,

d’abord, que c’est durant l’enfance et sous l’effet d’une éducation émanant non

pas de la personne ni de son choix préférentiel mais de son entourage et de

!’institution sociale que le caractère se fixe; ensuite, que tout mouvement

corporel volontaire est toujours accompagné d’autres mouvements, ceux-ci

imprévisibles, qui rendent impossible l’emprise intégrale sur l’action; et

finalement, que le plus souvent les circonstances nécessitent une action

précise pour arriver à la fin, c’est-à-dire que du point de vue de

!’accomplissement de celle-ci, pratiquement, l’agent n’a pas le choix. En

conséquence, il est vain de s’évertuer à faire de l’acte volontaire concret,

Page 77: Le problème du volontaire chez Aristote

74

comme le fait Aristote, le centre d’attention et la pierre angulaire de l’éthique en

tant que la source et le résultat de la bonne formation des dispositions

morales de la personne par l’exercice judicieux de notre pouvoir de choisir.

D’ailleurs, d’après ces auteurs contemporains, on pourrait même avancer que

la formation volontaire du caractère selon Aristote, exigeant !’assujettissement

du choix au jugement de la raison, au lieu d’attester la liberté de choix finit par

abroger le libre exercice de celui-ci.

Mais si notre examen de l’opinion générale, fondée principalement sur l’usage

courant des mots du vocabulaire associé à une telle problématique, nous a

permis de constater que la manière dans laquelle Aristote comprend et

formule le problème du volontaire s’accorde bien avec l’expérience commune,

il ne suffit pas, cependant, pour juger pertinemment de la rectitude du

raisonnement que comporte la définition de l’acte volontaire que nous propose

le Stagirite. L’action volontaire nous est tellement proche et tellement familière

que c’est le mouvement d’ensemble exécuté avec unité qui nous est manifeste

davantage plutôt que les éléments et les principes qui le forment et qui ne se

dévoilent qu’aux yeux de la réflexion. La nature des difficultés sous-jacentes

aux objections de la critique demande, pour bien répondre à celles-ci, un

discernement plus net de ceux-là.

Ainsi, nous avons tous l’expérience d’agir, parfois à notre gré, parfois à

contrecœur, et nous louons ou blâmons celui qui, à notre avis, aurait pu faire

autrement dans une situation concrète. Nous attendons encore de chaque

personne qu’elle veuille s’adapter aux normes qui régissent les rapports et les

voies de développement humains au sein de sa communauté. Et pourtant, la

résistance de ces auteurs contemporains à tenir compte de l’acte physique

dans le jugement moral, leur incompréhension envers la manière dans

laquelle Aristote regarde la volonté participer, manquer ou s’opposer à l’action,

et leur insistance sur l’idée que l’acte moral est tel en conséquence non pas

Page 78: Le problème du volontaire chez Aristote

75

des propos et des inclinations particuliers de l’agent, mais de l’accord ou du

désaccord de ses activités aux conventions sociales, paraît contester non

seulement le traitement de l’acte volontaire par Aristote, mais encore les faits

mêmes sur lesquels repose notre expérience concrète du vouloir et du choisir

et alors, notre conscience morale ordinaire. Car il est manifeste que ce n’est

pas uniquement la façon de procéder de l’agent par rapport à la norme de

conduite qui attire en propre le jugement moral, comme le veut la critique, mais

encore l’action concrète, les propos de l’agent, et enfin l’agent lui-même. Qui

plus est, il est certain que c’est justement l’action qui suscite, avant tout, une

telle appréciation.

C’est pourquoi il est nécessaire de pousser notre réflexion au-delà de

rimmédiateté des faits, cherchant à éclaircir les possibles mouvements de

l’esprit que comporterait l’acte volontaire, mouvements dont la connaissance

nous donnera, sans doute, l’occasion de mettre en valeur à la fois

l’authenticité de notre expérience commune et celle de la définition d’Aristote.

Conformément à l’accord que nous avons vérifié entre l’une et l’autre, ce

seront sûrement ces mouvements qui auraient inspiré la démarche éthique du

grand philosophe.

Nous aurons recours non seulement au texte aristotélicien, mais encore au

discernement de saint Thomas d’Aquin, fin connaisseur et commentateur

lucide et perspicace de la philosophie d’Aristote et de la nature humaine, dans

le but d’éclairer le plus possible tant la subtilité de la pensée d’Aristote que

l’examen de notre vécu quotidien pour ainsi arriver à montrer que lorsque le

Stagirite parle de l’acte volontaire, il le fait à bon escient.

Et comme la toute première difficulté que ces auteurs récents soulèvent est

celle de la considération aristotélicienne de l’acte physique dans le contexte de

l’éthique, discipline qui, selon leur opinion, devrait s’occuper uniquement de la

Page 79: Le problème du volontaire chez Aristote

76

signification sociale de l’action, nous tâcherons d’abord d’établir le rôle

primordial de celui-ci dans l’éthique d’Aristote.

Par la suite, nous essayerons d’élucider les divers aspects de l’acte de vouloir

tel que les envisagea Aristote, afin de dissiper la confusion qui imprègne la

pensée de ces auteurs contemporains au sujet des objets propres de la

volonté ainsi que des différentes formes d’opposition qui permettent de

distinguer l’acte involontaire de l’acte non-volontaire et ces deux derniers de

l’acte volontaire. Nous serons donc en mesure de démontrer la rectitude des

deux conditions qui, d’après Aristote, suffisent à déterminer l’acte volontaire.

Finalement, nous regarderons de près les différents actes qui participent au

choix délibéré et qui le rendent possible en vue de démontrer non seulement

la manière dans laquelle le Stagirite rend compte de notre libre arbitre, mais

encore qu’il le fait effectivement, avec rigueur et finesse.

Page 80: Le problème du volontaire chez Aristote

77

1/ Le rôle de l’acte matériel dans l’agir moral de l’être humain

De tous les arguments que la critique oppose à l’approche suivie par Aristote

dans son étude de l’acte volontaire, il se peut bien que le plus surprenant soit

celui qui concerne le rejet de l’acte matériel comme pertinent au sujet de

l’éthique. L’argument est frappant parce qu’il refuse de reconnaître la valeur

légitime pour la science de la morale du lien que nous apercevons

naturellement entre l’action concrète et le vouloir de l’agent du fait que la

première, étant par définition ce qu’un agent quelconque fait et ce par quoi il

réalise une intention ou un désir, suppose et reflète le concours de la volonté

de l’agent.

Conformément à l’expérience ordinaire, donc, c’est précisément parce qu’une

action est volontaire qu’elle nous permet, d’abord, d’apprendre à connaître le

caractère de l’agent en particulier, c’est-à-dire ses manières habituelles de

sentir la vie et d’agir en réponse à celle-ci, ensuite, de porter un jugement

moral sur elles et sur l’agent, et finalement, d’attirer sur elles !’attention de

celui qui voudrait s’investir dans !’acquisition de l’aptitude à diriger la conduite,

que ce soit à son avantage propre ou pour le bien de toute la communauté.

Comme le ferait, par exemple, celui qui chercherait la maîtrise de soi ou bien

le bon législateur. Car quoi d’autre pourrait être le véritable but de l’éthique

sinon de nous aider à développer de bonnes mœurs en nous montrant

comment éduquer notre volonté à toujours tendre vers ce comportement qui

constitue notre bien véritable non seulement dans le contexte de la particularité

de notre existence quotidienne, mais encore dans celui de l’universalité de

Page 81: Le problème du volontaire chez Aristote

78

notre nature humaine84 ?

Pourtant, ces auteurs contemporains proposent que la science de la morale

devrait se contenter d’établir les critères qui permettront de considérer un

agent quelconque comme responsable de ses actions se fondant non pas sur

tous les actes que l’agent accomplit librement et en pleine connaissance de

cause ni sur la réalisation d’un bien universel congruent à notre humanité,

comme le fait Aristote, ce qui selon eux serait trop difficile à déterminer avec

certitude et serait inutile aux propos d’une telle entreprise, mais uniquement

sur ces actes capables d’être transformés dans le comportement souhaité par

la communauté par le seul moyen de la communication interpersonnelle de

celui-ci ( notes 41, 42, 44 et 47 ). Ce seront ces derniers actes et aucun autre qui,

dans une telle optique, seront qualifiés de volontaires et qui mériteront en

propre l’intérêt de l’éthique ( note 52 ).

Car d’un point de vue aristotélicien, nous dit la critique, il y aurait des actions

qui, provenant de la volonté d’un jeune enfant ou d’une personne souffrant

d’une déficience mentale, seraient dites volontaires, et pourtant, personne ne

tiendrait à juste titre pour responsable de ses actes aucun de ces deux genres

d’agents, comme il existe aussi tout un ensemble d’actes volontaires qui

n’appellent en rien le jugement moral. Le regard sur l'action concrète et le

rapport de causalité qu’elle invite, donc, se révèlent à leurs yeux non

seulement infructueux, mais encore trompeurs pour la science de la morale.

84 Le langage ordinaire confirme encore une fois l’accord de la vision d’Aristote avec notre conception ordinaire de l’éthique, car suivant le dictionnaire, c’est le propre de l’éthique en tant que science de la morale de s’occuper de l’action dans la mesure où elle a pour but le bien.

Page 82: Le problème du volontaire chez Aristote

79

G’est vrai que nous n’attendrions jamais ni de l’enfant ni du malade mental la

capacité d’un adulte mature de mesurer adéquatement les conséquences de

ses actes, c’est-à-dire la présence dans leurs actions du jugement de la

raison que présuppose la responsabilité; mais il est vrai aussi que

reconnaissant dans celles-ci la présence de la volonté, et dans le cas de

l’enfant, de ses aptitudes intellectuelles, l’évaluation morale de l’action a lieu

quand même, et souvent, si on le juge approprié, elle sera traduite soit par un

compliment, soit par une réprimande, justement dans le but d’éveiller et de

développer sa conscience morale.

Apparemment, donc, notre lecture de la vie est considérablement plus large

que celle de la critique parce que là où ces auteurs récents ne trouvent qu’une

impasse qui les amène à abandonner notre compréhension ordinaire de

l’acte volontaire en faveur d’une définition partant de l’obligation créée par

l’assimilation de la norme de conduite, nous apercevons, au contraire, que

l’action joue un rôle fondamental, de par sa nature propre, dans l’éducation

morale de la personne.

Mais si le témoignage de cette confiance que la réalité des faits nous inspire

assez spontanément en dépit de la difficulté se comprend facilement, sa

justification, par contre, demande le travail attentif de la raison. C’est pourquoi

nous tournons maintenant notre regard vers la pensée d’Aristote, cherchant à

établir formellement ce rapport que nous remarquons naturellement entre

l’action physique externe et l’acte interne de l’agent, ainsi que sa signification

pour la science de la morale.

En effet, contrairement à la critique, qui mesure la valeur de l’action

uniquement à son efficacité en considération de son objet externe, le Stagirite

observe dans un passage très opportun du livre VI de l’Éthique à Nicomaque

que les actions des hommes sont capables d’avoir en propre une qualité

Page 83: Le problème du volontaire chez Aristote

80

morale déterminée, et que lorsque l’agent reconnaît cette qualité dans l’action,

et qu’en raison seule de celle-ci il l’accomplit, une modification résulte dans

l’agent qui ne peut pas arriver autrement.

Le texte en question est le suivant:

« De même que nous disons de certains qui accomplissent des actions justes, qu’ils ne sont pas encore des hommes justes, ceux qui font, par exemple, ce qui est prescrit par les lois, soit malgré eux, soit par ignorance, soit pour tout autre motif, mais non pas simplement en vue d’accomplir l’action ( bien qu’ils fassent

assurément ce qu’il faut faire, et tout ce que l’homme vertueux ( τον σττουδαίον )

est tenu de faire ), ainsi, semble-t-il bien, il existe un certain état d’esprit dans lequel on accomplit ces différents actions de façon à être homme de bien ( ωστ׳

είναι αγαθόν ), je veux dire qu'on les fait par choix délibéré et en vue des actions

mêmes qu’on accomplit ( δια προαίρεσιν καί αυτών ενεκα των πραττομενων ). »

(EN 1144a 13-20).

Cet extrait est révélateur parce qu’en exposant deux attitudes différentes

possibles de l’agent à l’égard de l’action, il fait ressortir, d’une part, une

faiblesse inhérente à la conception que de l’éthique se font ces auteurs

contemporains, faiblesse qui la dépouille de toute valeur possible pour celui

qui voudrait faire d’elle un instrument de formation morale de la personne

humaine, et d’autre part, en faisant ainsi, il exprime clairement encore une fois

le vrai souci de l’éthique aristotélicienne, souci qui place l’action au cœur

même de la démarche du grand philosophe: celui de rendre la personne

bonne. Pourquoi ? Parce que pour Aristote c’est uniquement en agissant en

homme de bien que l’être humain jouit du bonheur.

Effectivement, Aristote nous fait remarquer que l’homme moral n’est pas celui

qui se conforme à la norme, étranger à la qualité de ses actes, mais celui qui,

voulant être bon, non seulement accomplit les actes qu’un homme de bien

Page 84: Le problème du volontaire chez Aristote

81

accomplirait, mais encore prend soin de les achever de la même manière

qu’un homme véritablement bon les achèverait, à savoir en les choisissant

expressément dans le seul but de réaliser toute la bonté qu’ils comportent,

bonté dont il est pleinement conscient et désireux ( voir aussi la note 78). Nous

aurons l’occasion d’apprécier dans le cours de notre exposé que c’est

précisément de cette conscience de cause, beaucoup plus large et beaucoup

plus accomplie, et non simplement de celle de se savoir le producteur ou

cause efficiente de l’action, comme le prétend la critique, que le Stagirite nous

parle dans ses travaux éthiques.

La pertinence des observations d’Aristote est manifeste même dans les

termes du langage utilisé par nos auteurs contemporains, car d’après leur

conception de l’éthique et tenant compte de la remarque du grand philosophe,

on voit clairement que l’adjectif responsable pourrait bien qualifier celui qui

doit, en vertu de la morale admise, rendre compte de ses actes ou de ceux

d'autrui, celui qui doit, de par la loi réparer les dommages qu'il a causés par sa

faute, mais jamais celui dont la conduite se montre en opposition à celle de la

personne qu’on qualifie d’irresponsable dans le sens courant de l’adjectif. En

effet, cette dernière signification présupposerait l’activité d’un agent qui est

attentif, raisonnable, réfléchi, sérieux et qui évalue les conséquences

possibles de ses actes avant de les accomplir, bref, de quelqu’un qui serait

responsable absolument et non seulement sous un rapport déterminé, et

!’acquisition de ces qualités, nous l’avons déjà noté, tombe effectivement au

delà de la portée et de l’intérêt d’une éthique telle que celle que nous propose

la critique.

Mais on pourrait objecter, comme le font ces auteurs récents, que l’éthique

aristotélicienne va trop loin en voulant transformer non seulement le

comportement de la personne, mais encore la personne même. En

comparaison d’une éthique contemporaine de la norme, nous disent-ils, où

Page 85: Le problème du volontaire chez Aristote

82

les lois et les conventions sont prescrites par les valeurs sur lesquelles la

communauté se prononce par les temps qui courent et où l’obéissance à la loi

et la conformité à la convention suffiraient à gouverner les rapports sociaux

sans forcer la personne à s’enquérir sur ses actions au delà de ces

demandes ( ce qui paraît témoigner, en outre, de la valeur éducative de la

convention ), une éthique de finalité comme celle que suggère Aristote se

révèle non seulement excessive, mais encore envahissante et, dès lors,

périmée ( notes 36, 44 et 46 ). Pourtant le texte du Stagirite s’exprime clairement

en faveur de l’exercice de notre liberté la plus excellente dans la détermination

de l’action, de ce privilège inaliénable de l’être humain qui est le pouvoir de

choisir l’action librement suivant la réflexion. Mais Aristote comprend aussi que

ce n’est pas n’importe quel choix qui atteint le sommet de notre condition

humaine, mais uniquement celui qui vise la réalisation du véritable bien de

celle-ci.

C’est ainsi que, outre qu’il confirme derechef que l’éthique aristotélicienne

regarde l’acte moral comme provenant du choix réfléchi, et alors, du

volontaire85, ce passage nous place d’une manière incontournable face à l’une

des objections les plus fortes de la critique en affirmant d’une part que le choix

de l’action est le résultat de la disposition de l’âme de la personne, disposition

dont ce choix fait lui-même partie constitutive, et d’autre part que les choses

étant ainsi, d’une manière ou d’une autre l'action émanant de l’agent fait retour

à lui-même. Dans le cas contraire, ce serait un vain effort pour l’agent que

d’agir de façon à se rendre un homme de bien.

85 En effet, l’évidence la plus immédiate, la plus claire et la plus certaine de la présence réelle de la volonté dans la détermination de nos actes, c'est-à-dire de l’agir volontaire, nous l’avons dans l’expérience de choisir. C’est pourquoi le Stagirite peut écrire: « Ainsi donc, le choix est manifestement quelque chose de volontaire, tout en n’étant pas cependant identique à l’acte volontaire, lequel a une plus grande extension. » ( EN 1111b 6-8 ).

Page 86: Le problème du volontaire chez Aristote

83

Il est très important de noter une fois de plus que les observations d’Aristote

ne constituent ni ne suivent aucune idéologie; bien au contraire, elles ne sont

que le reflet pur de l’expérience commune, ce que le Stagirite illustre d’une

belle façon en attirant notre attention sur la manière dans laquelle l’être

humain acquiert les arts et les métiers.

Car nous savons tous, par expérience, qu’on n’apprend l’art culinaire

autrement qu’en faisant la cuisine, à nager autrement qu’en pratiquant dans

l’eau les mouvements appropriés pour se soutenir à la surface ou pour se

déplacer sur celle-ci, à jouer un instrument musical, à manier un outil de travail

ou une arme de combat autrement qu’en se servant d’eux86. Mais l’expérience

démontre aussi que tandis que les uns apprennent à bien exercer un certain

art ou métier, les autres, tout en faisant les mêmes mouvements que les

premiers, s’y prennent mal, et que dans le cas de ces derniers, que c’est la

mauvaise pratique de l’art qui les a rendus maladroits, quand les autres

doivent leur maîtrise, par contre, au bon exercice de celui-ci. C’est pourquoi les

arts et les métiers doivent s’apprendre, si on veut les exécuter comme il faut,

de quelqu’un qui a déjà développé cette habileté, c’est-à-dire de quelqu’un qui

est capable de donner l’exemple concret de ce qu’est bien faire, ainsi que de ce qu’il faut faire pour bien faire87. Et comme la dextérité ou la maladresse sont

la conséquence d’exercer d’une manière réitérative bien ou mal les

mouvements qui composent l’art en particulier, que ce soient ceux de l’esprit,

comme dans le cas de la poésie, ou ceux du corps, comme dans le cas de la

86 « En effet, les choses qu’il faut avoir apprises pour les faire, c’est en les faisant que nous les apprenons : par exemple, c’est en construisant qu’on devient constructeur et en jouant de la cithare qu’on devient cithariste » ( EN 1103a 32-34 ).

87 « ...en effet, jouer de la cithare forme indifféremment les bons et les mauvais citharistes. On peut faire une remarque analogue pour les constructeurs de maisons et tous les autres corps de métiers : le fait de bien construire donnera de bons constructeurs, et le fait de mal construire, de mauvais. En effet, s’il n’en était pas ainsi, on n'aurait aucun besoin du maître, mais on serait toujours de naissance bon ou mauvais dans son art. » ( EN 1103b 8-13 ).

Page 87: Le problème du volontaire chez Aristote

84

danse, ou les deux, comme dans la majorité des arts et des métiers, on parle

en général d’avoir développé des vices ou des excellences dans l’exécution de

ceux-ci, puisqu’à la fin, bien qu’on ait appris toutes les activités propres à l’art

en particulier, on est bien ou mal disposé à l’achever selon la manière dans

laquelle on a accoutumé de le faire. Et le cas de la conduite, nous fait remarquer Aristote, est pareil à celui des arts88, avec cette différence que les

arts et les métiers cherchent dans le perfectionnement de leurs activités

l’excellence des objets de leur production, tandis que la conduite oeuvre sur elle-même89

Qu’il y ait, donc, une qualité propre à l’acte matériel par laquelle ce dernier

accroît ou réduit la capacité de l’agent de mener à bonne fin ses activités est

bien établi par les faits; mais si dans le cas des arts et des métiers on voit

clairement quels sont les gestes que l'agent retravaille par ce retour de l’action

à lui-même, qu’il les parfait en s’exerçant à les exécuter correctement et qu’il le

fait dans le but de réaliser le meilleur produit possible, le cas de la conduite,

tout en étant analogue, s’avère pourtant plus subtil. Surtout si l’on part d’une

vision de l’éthique où le bon comportement est tenu pour celui qui cherche à

satisfaire le code de conduite adopté par la communauté, car ceci la rapproche

beaucoup de l’art en ce sens qu’il y a effectivement un résultat précis en

dehors de l’agent auquel ses activités doivent se conformer. Ce

rapprochement rend plus difficile, d’abord, de saisir pourquoi une action

quelconque chercherait à être son propre objet de souci, et ensuite de

88 « ...c’est en accomplissant tels ou tels actes dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons, les uns justes, les autres injustes; c'est en accomplissant de même telles ou telles actions dans les dangers, et en prenant des habitudes de crainte ou de hardiesse que nous devenons, les uns courageux, les autres poltrons. Les choses se passent de la même façon en ce qui concerne les appétits et les Impulsions : certains hommes deviennent modérés et doux, d’autres déréglés et emportés, pour s’être conduits, dans des circonstances identiques, soit d’une manière soit de l’autre. » (EN 1103b 14-21 ).

89 « Tandis que la production, en effet, a une fin autre qu’elle-même, il n’en saurait être ainsi pour l’action, la bonne pratique étant elle-même sa propre fin. » ( EN 1140b 6-7 ).

Page 88: Le problème du volontaire chez Aristote

85

déterminer, en l’absence de cette mesure objective externe, quels seraient les

mouvements que le résultat concret d’agir en vue de l’action même façonnerait, et comment il les développerait90

Qui plus est, en se concentrant uniquement sur les actions qui pourraient se

plier aux règles de la société, cette perspective nous fait oublier que l’être

humain agit aussi par choix, et sur le monde et sur lui-même, tout autrement

qu’en référence à la convention, et que ces actions, plus nombreuses et plus

fréquentes que les premières, faisant partie de son vécu quotidien, contribuent

énormément à son bien-être et à son malheur, raison pour laquelle elles influent d’une manière intense et durable sur sa conduite91.

Pourtant, l’analogie que nous présente Aristote entre la production ( ττοίησις )

et l’action ( ττραξι,ς ) nous aide à comprendre, d’abord, que la recherche de la

maîtrise d’un art, d’un métier ou de la conduite propre en vue de la maîtrise de

soi, demandant une attention constante à l’acte concret et un effort soutenu de

la part de l’agent pour l’accomplir en conformité avec la fin qu’il s’est proposé

d’achever, rend manifeste qu’à la racine de toute activité proprement dite

‘humaine’ se trouvent le désir et l’intention de réaliser une fin qui n’est

90 Broadie nous fournit un clair exemple de cette difficulté du moment où, en examinant les deux mêmes situations que nous propose Aristote, elle remarque la présence d’une technique à transmettre dans un cas et son absence dans l’autre, ce qui lui permet de conclure que !’acquisition de la bonne conduite ne demande rien d’autre que l’agent soit exposé à la louange et au blâme ( voir la note 42 ), mais passe, par contre, complètement à côté de la ressemblance que le Stagirite veut nous faire découvrir, ressemblance qui nous signale non seulement que sans le bon exemple et sans !’habituation qui résulte de bien exercer l’activité dont il est question, ni la maîtrise de l’art ni celle de la conduite ne s’acquiert, mais encore que la formation d’habitudes, bonnes ou mauvaises, est certaine dans les deux cas.

91De fait, Aristote nous fait remarquer que la réflexion de l’éthique porte précisément sur cette connaissance de la vie que nous acquérons non pas par l’enseignement des autres, mais par les situations vécues, connaissance qui joue un rôle fondamental dans la détermination de l’action: « Aussi le jeune homme n’est-il pas un auditeur bien propre à des leçons de Politique, car il n’a aucune expérience des choses de la vie, qui sont pourtant le point de départ et l’objet des raisonnements de cette science. De plus, étant enclin à suivre ses passions, il ne retirera de cette étude rien d’utile ni de profitable, puisque la Politique a pour fin, non pas la connaissance, mais l’action. » (EN 1095a 2- 6).

Page 89: Le problème du volontaire chez Aristote

86

proposée à l’homme par aucun appétit naturel, mais par la raison, qui la lui présente comme un bien digne d’être poursuivi92; ensuite, que l’être humain a

le pouvoir réel de diriger ses actes vers l’accomplissement de cette fin

déterminée par lui-même93, mais que la réussite ou l’échec à l’achever

dépend d’avoir bien ou mal accompli les activités qui conduisent au résultat

envisagé, de sorte que n’est pas indifférente pour son aptitude à atteindre

l’objectif qu’il s’était assigné la manière dans laquelle il entreprend les tâches

nécessaires à sa réalisation; et finalement, que ces activités, provenant du

désir, de l’intention et du choix de l’agent, sont volontaires d’une manière

pleine et achevée, car l’examen conscient et réfléchi de l’action avant de

décider s'il faut l’accomplir ou non et s’il faut l’accomplir d’une telle manière

plutôt que d’une autre leur ajoute une perfection qui est absente dans toute

92Le but de l’agent dans ces cas-ci n’est pas celui de se procurer un bien tangible quelconque d’une manière immédiate, ce qui pourrait être regardé comme une fin simplement naturelle, surtout par rapport aux appétits sensibles, mais plutôt celui de faire exister à titre de réalité concrète un bien qui ne peut être connu que par !’intelligence. En effet, les arts et les métiers regardent le bien principalement sous ses aspects de beau et d’utile, et cherchent à parfaire la capacité de l’agent de mener à bien ce qu’il se propose d’accomplir, que ce soit l’excellence de l’objet de production, celle de l’activité même ou le fait de se conduire irréprochablement, qualités et perfections dont la recherche n’est propre qu’à l’appétit rationnel, car ceci demande la capacité de saisir le bien non seulement en tant qu’universel, mais encore comme approprié et à son objet et à la condition de l’agent, rapports dont la représentation échappe à la connaissance sensible.

93 La réalisation d’un bien proprement humain demande de l’agent non seulement la capacité de saisir le bien en tant qu’universel et comme approprié à sa condition humaine, mais encore celle d’ordonner ses actes en vue de la réalisation de cet universel abstrait dans le particulier concret de son existence quotidienne. Et les arts et les métiers consistent précisément dans cela, chacun étant un ensemble de moyens et de procédés réglés qui visent !’accomplissement des diverses fins qui leur sont particulières et qui se sont constitués tels justement parce qu’on peut les enseigner et les apprendre, c’est-à-dire, parce chaque personne peut les acquérir en les reproduisant et en les exerçant elle- même, ce qui serait infaisable sans la possibilité réelle pour l’être humain de gouverner ses actes.

Page 90: Le problème du volontaire chez Aristote

87

autre forme d’acte volontaire; celle qui résulte de la délibération94

En outre, par la présence ultime d’un objet concret extérieur dans un cas et par

son absence dans l’autre, la distinction établie par Aristote entre la production

et l’action nous fait voir que si, d’une part tant l’activité que le résultat de

l’activité sont tous deux des biens que l’être humain recherche en tant que tels,

d’autre part la personne entreprend l’activité uniquement comme le moyen

pour arriver à une fin souhaitée dans un cas, tandis que dans l’autre elle la

poursuit en même temps et comme le moyen et comme la fin elle-même,

puisque la conduite, en tant que l’action de se diriger soi-même, est elle-

même activité.

Nous aurons l’occasion de montrer un peu plus tard comment cette distinction

que le Stagirite fait entre la poursuite par l’agent d’une fin en tant que telle et la

poursuite de celle-ci en tant que moyen d’achever une autre fin quelconque

nous permet de répondre à une des objections les plus fortes de la critique à

la définition de l’acte volontaire par Aristote.

Selon toute apparence, donc, le souci pour l’action est un état d’esprit fruit de

l’union du désir et de l’intention dans le choix délibéré de l’action par l’agent.

94 « En effet, tandis qu’à l’action volontaire enfants et animaux ont part, il n’en est pas de même pour le choix; et les actes accomplis spontanément, nous pouvons bien les appeler volontaires ( εκούσια ), mais non pas dire qu’ils sont faits par choix ( κατσ προαίρεσιν ).» ( EN 1111b 8-10 ). « Car le choix n’est pas une chose commune à l’homme et aux êtres dépourvus de raison, à la différence de ce qui a lieu pour la concupiscence ( Επιθυμία ) et l’impulsivité (θυμός ). De plus, l’homme intempérant agit par concupiscence, mais non par choix, tandis que l’homme maître de lui, à l’inverse, agit par choix et non par concupiscence. » ( EN 1111b 12-14 ). « Enfin, l’appétit ( επιθυμία ) relève du plaisir et de la peine, tandis que le choix ( προαίρεσις ) ne relève ni de la peine, ni du plaisir. » ( EN 1111b 17-18 ). «Le choix, en effet, s’accompagne de raison et de pensée discursive ( μετά λόγου καί διάνοιας ). Et même son appellation semble donner à entendre que c’est ce qui a été choisi avant d’autres choses ( ώς ον προ έτερων αιρετόν ) . » ( EN 1112a 15-17).

Page 91: Le problème du volontaire chez Aristote

88

Dit autrement, l’intérêt que l’agent porte à l’action est le résultat de l’appétit

venu, d’abord, de la prise de conscience d’un bien qui lui est signalé comme

tel par la raison et à la poursuite duquel il a donné son consentement; ensuite,

de la reconnaissance par l’agent dans l’action du double rapport de

convenance qui lui permet de voir en elle le moyen le plus adéquat de parvenir

au but qu’il s’est proposé d’atteindre, à savoir celui entre l’action et la fin à

réaliser, et celui entre l’action et sa capacité en tant qu’agent de la mener à

bien; et finalement, d’une appréciation favorable de l’action en considération des circonstances qui entourent son accomplissement95. C’est pourquoi

Aristote comprend le choix comme une activité conjointe de la puissance

désirante et de la puissance rationnelle, et qu’il le décrit indifféremment soit

comme un appétit raisonnant, soit comme une raison désirante, mais toujours comme le principe de mouvement proprement humain96. Et c’est pourquoi le

Stagirite nous fait remarquer aussi que le vouloir proprement dit, tout en étant désir97, tire, cependant, son origine de la raison98.

Il est clair à partir des observations d’Aristote que si l’agent s’occupe de l’acte

matériel, c’est précisément parce que, ce dernier constituant le moyen d’arriver

à la fin qu’il s’est proposé d’atteindre, sa volonté s’accomplit dans celui-ci, et

alors, que l’action concrète représente vraiment la plénitude de son pouvoir de

vouloir. Que les choses sont ainsi nous le confirme aussi le langage ordinaire

quand il se sert de l’expression ‘faire la volonté de quelqu’un’ pour signifier la

95 « L’objet du choix étant parmi les choses en notre pouvoir, un objet de désir sur lequel on a délibéré, le choix sera un désir délibératif des choses qui dépendent de nous (οντος δέ του προαιρετοΰ βουλευτοΰ ¿ρέκτου των εφ' ήμΐν ); car une fois que nous avons décidé à la suite d’une délibération, nous désirons alors conformément à notre délibération. » ( EN 1113a 9-12 )

καί η τοιαύτη αρχήqc σ \ )\ > X י·־׳ > / ג \ >ζ i. c z« δω η ορεκτικός νους η προαιρεσις η ορεξις οιανοητικη άνθρωπος. » ( EN 1139b 4-5 ).

και εν τφ αλογφ η επιθυμία και ο

97 « ή γαρ βούλησις ορεξις » ( DA 433a 23-24 ).

« €V τ€ TCp λογιστική) γαρ η βούλησις γίνεται, θυμός.»( DA 432b 5-6 ).

Page 92: Le problème du volontaire chez Aristote

89

réalisation de l’intention de cette personne, l’exécution de sa décision. Et

quand l’action réussit à atteindre son but, le désir est entièrement satisfait et la

volonté repose, alors, sur le bien achevé, d’où s’ensuivent la délectation de

l’âme et, si ce dernier est un bien seyant à sa nature humaine, sa participation

au bonheur.

Mais si, d’une part en accordant à la volonté un caractère rationnel et en

soulignant le rôle privilégié du choix délibéré dans l’agir volontaire les

remarques du Stagirite mettent en évidence l’existence d’un lien infrangible

entre l’action concrète et le vouloir de l’agent, d’autre part ces remarques

rentrent dans le vif du débat en attribuant le volontaire aux autres animaux et

aux enfants. Car quoique les auteurs de la critique soupçonnent correctement qu’Aristote veut exprimer ici une certaine analogie", ils n’arrivent pas à

comprendre les rapports de similitude sur lesquels elle est fondée. Ainsi, les

uns proposent que l’absence dans la langue grecque d’un mot en particulier

pour exprimer distinctement le concept d’intention ( voir la discussion autour des

notes 4, 18 et 24), unie à une différence perçue dans le comportement animal

pareille à celle qui existe entre le volontaire et l’involontaire chez les humains,

permet au Stagirite d’assimiler au volontaire le comportement des autres animaux99 100, tandis que les autres suggèrent que cette analogie n’est qu’une

des diverses impasses auxquelles on aboutit inévitablement quand on ne

99 « ( It is not clear how nonhuman animals fit into this picture; perhaps Aristotle views their behaviour as voluntary in an analogical sense. ). » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.125 ).

100 « Thus in chapter 2 Aristotle says that ‘both children and the lower animals share in voluntary action’ (1111b 8-9). To say that some action was done, some effect produced, ‘voluntarily’ normally implies that there was an ‘intention’ to produce it. About children, except when they are very young indeed, we do not hesitate to speak in these ways. As regards animals, there is indeed a difference analogous to the difference between the voluntary and the involuntary production of an effect. Thus a dog may bite either viciously or inadvertently in play. On the other hand, we are inclined to say that a creature which, not being a user of language, cannot talk to itself about its expectations or intentions or aims cannot be said, in the fullest sense, to have expectations or intentions or aims. Of a barking dog we do not say seriously that ‘he only does it to annoy’. So animal behaviour can more easily be described as hekousion in Greek than as ‘voluntary’ in English. » ( Hardie (1968), Op. Cit., p. 152. ) [termes en italiques par l’auteur].

Page 93: Le problème du volontaire chez Aristote

90

distingue pas le mouvement physique, qui est effectivement commun à

l’homme et aux autres animaux, de l’action dont il dérive, qui elle, par contre, n’est propre qu’à l’être humain101. Ces autres vont même affirmer qu’Aristote

omet la distinction à dessein dans le but d’acheminer le questionnement de

l’éthique par la voie de sa recherche sur les mouvements naturels102,

démarche, selon eux, bien capable d’expliquer un événement concret

quelconque qui pourrait ou non être dû à la capacité de l’agent d’agir

volontairement, mais qui évite en même temps la difficulté de rendre compte

de cet autre événement, concret aussi, qui est l’exercice même du vouloir par l’agent, c’est-à-dire de l’acte de la volonté comme tel103 C’est pourquoi la

critique soutient unanimement que l’approche d’Aristote ne réussit pas à

différentier l’acte moral de tout autre acte provenant de la personne humaine

et, par conséquent, encore moins à définir l’acte volontaire d’une manière

101 « There is also the fact that Aristotle has no regular terminology for distinguishing actions from movements. Thus he fails to notice the point that what one ( knowingly or not ) gives rise to is a change or movement, whereas what one is answerable for is the action ( if knowingly engaged in ) of giving rise to it. And this issue is further confused by by the fact that both movements and actions may be said to be either voluntary ( hekousia ) or not. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.141 ) [ termes en italiques par l’auteur ].

102 « The point of referring to the substance as itself the source of its changes is not to explain or to offer (as is often complained) a pseudo-explanation, but to switch us into the mode of asking the right kind of explanation-seeking questions, which arise if and only if the behaviour is natural. These are questions referring, or expecting an answer that refers, to the subjects good or end: ‘For the sake of what does it change in this way?’ and ‘Given that it is moving towards such and such an end, what is the concrete nature of that end that would explain why the movement is as it is?’ The answers to these inquiries provide an account of the intrinsic properties and powers of the subject; and these would then be cited to explain how the thing can be affected by external force in various ways, and also how and why it can affect other things by force itself. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.135 ).

103 «So, according to the analogy with other natural substances, the statement that an action was voluntary not only licenses the search for one kind of explanation, thereby excluding other kinds as inappropriate...it also assumes a perspective from which Aristotle can legitimately ignore certain problems which we may have thought central to the theory of action. These are ‘What is the difference between my arm’s rising and my raising my arm?’ and ‘What is common between my raising my arm and

' my simply trying to?’ » et un peu plus tard: « Since Aristotle’s treatment of voluntary action is governed by the model of natural change, he does not view my raising my arm as composed of the distinct concrete elements, an act of will and the rising of the arm; so consequently he avoids the problems of such an account. » (Broadie (1991), Op. Cit., pp.136 et 138) [termes en italiques par l’auteur ].

Page 94: Le problème du volontaire chez Aristote

91

adéquate104.

Pourtant, nous avons décelé l’intention à la racine même de la caractérisation des actes mixtes par Aristote105, et nous l’avons reconnue dans le rapport

inverse entre l’acte involontaire tel que le définit le grand philosophe et notre

compréhension commune de l’acte volontaire telle que l’énonce la définition

de ce dernier que nous procure le langage ordinaire.

Nous venons de montrer aussi, quelques lignes plus haut, que le Stagirite

parle du choix délibéré en termes de désir et d’intention. Ce qui nous a permis

de trouver cette signification claire et précise dans les divers textes

aristotéliciens que nous avons considérés est, d’abord, le fait évident que,

comme le souligne bien saint Thomas, toute intention est intention de quelque fin106, et ensuite cet autre fait manifeste que dès le début de sa démarche

éthique Aristote place l’objet de son enquête dans le contexte même de la finalité107.

Les choses étant ainsi, il paraît, donc, absurde de penser que, conscient à un

104 « Whether a movement M is voluntary depends on the fulfilment of Aristotle’s two conditions: the person concerned must give rise to M, and he must do so knowingly. But whether an action is voluntary depends only on the knowledge condition, for unless the agent at least gives rise to the movement we do not have an action at all to be either voluntary or not, but an externally caused event In respect of which he is passive (cf. 1110a 2-3). So whether an action is voluntary depends on how it Is described, for the agent knows what he is doing under some descriptions and not under others. » ( Broadie (1991), Op. Cit., pp.141-142 ) [ termes en italiques par l’auteur],

105 Nous avons établi dans la première partie de notre enquête que les actes qu’Aristote appelle mixtes sont ces actes que la personne accomplit contre son gré mais intentionnellement.

106 « ...intentio, sicut ipso nomen sonat, significat in aliquid tendere. In aliquid autem tendit et actio moventis, et motus mobilis. Sed hoc quod motus mobilis in aliquid tendit, ab actione moventis procedit. Unde intentio primo et principaliter pertinet ad id quod movet ad finem : unde dicimus architectorem, et omnem praecipientem, movere suo imperio alios ad id ad quod ipse intendit. Voluntas autem movet omnes alias vires animae ad finem, ut supra (q.9, a1) habitum est. Unde manifestum est quod intentio proprie est actus voluntatis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.12, a1 )

προαιρεσις, αγαθού τίνος έψίεται. διάφορά δε τις

παρ' αύτας έργα τινά. »

« Πασα τέχνη και πασα μέθοδος, ομοίως δε πραξις τε και έφίεσθαι δοκεν δ 10 καλώς απεφήναντο ταγαθόν, ού παντφαίνεται των τελών τα μεν γαρ είσιν ένεργειαι, τα δε(EN 1094a 1-5).

Page 95: Le problème du volontaire chez Aristote

92

tel degré de ce profond désir qui pousse l’être humain vers !’accomplissement

de diverses fins qui dépassent celles de pourvoir à l’entretien de la vie, fins

que, de plus, l’homme se propose lui-même, le Stagirite avancerait cette

analogie sans tenir compte de l’intention. Surtout lorsqu’on remarque que

toutes les activités sur lesquelles Aristote attire notre attention dans la toute

première ligne de son Éthique à Nicomaque ne peuvent provenir que d’un

vouloir proprement rationnel.

Ne serait-il pas plus sensé de regarder cette analogie comme l’invitation d’un

observateur toujours attentif et respectueux de l’expérience commune à

réfléchir pourquoi et comment le langage ordinaire appelle volontaires certains

mouvements des autres animaux, à penser en quoi ceux-ci ressembleraient à

certains autres mouvements que l’on trouve chez les enfants et même chez les

adultes humains et en quoi les premiers différeraient des deuxièmes pour

ainsi arriver à mieux saisir ce qui est essentiel à l’acte volontaire ?

Car du moment où la question se pose de cette manière et non telle que la

soulève la critique, on se trouve aussitôt en position d’observer que tant les

autres animaux que les enfants jouissent d’une certaine autonomie de

mouvement local, de sorte qu’on pourrait affirmer que, au moins en

apparence, ils sont capables de chercher et d’obtenir ce qui leur paraît bon, et

cela à leur propre gré. Cette similitude amène l’être humain à décrire certains

mouvements des autres vivants en termes de sa propre expérience de se

mouvoir lui-même, qui est précisément celle de vouloir le bien particulier et le

mouvement qui le réalisera. Pourtant, lorsque l’homme affirme que ce qui le

distingue des enfants et des autres animaux en termes de son comportement

est sa capacité d’agir suivant la délibération, il signale une différence

fondamentale dans sa manière de regarder le bien.

En effet, avant d’aborder le sujet de l’éthique Aristote a déjà fait remarquer que

Page 96: Le problème du volontaire chez Aristote

93

si d’une part il est vrai que c’est le désir qui engendre le mouvement, d’autre

part il est vrai aussi que l’animal ne saurait l’éprouver en l’absence de la

représentation de son objet, et que cette représentation, dont le Stagirite situe

le siège dans !’imagination, peut provenir soit de la sensation, soit de la raison, soit de !’imagination même108 Les sens, que l’homme partage avec

les autres animaux, ne sont pas aptes à présenter le bien à l’animal autrement

que d’une manière immédiate, c’est-à-dire comme bon en lui-même dans son

existence concrète et temporelle; la raison, par contre, est bien capable d’aller

plus loin en le lui montrant non seulement comme bon simplement, mais

encore comme bon en relation à la mesure universelle de la bonté qui est propre et seyante à sa nature de créature rationnelle109, et comme bon

ultérieurement ou d’une manière intemporelle. Pourtant, la raison n’est pas

obligée pour cela à toujours juger suivant la délibération, ni la volonté, qui est

le désir proprement rationnel, à toujours incliner par choix110

Saint Thomas nous aide à mieux comprendre les conséquences de

108 « En général, donc, on l’a dit, c’est parce qu’il désire que l’être vivant se meut lui-même. Mais la puissance désirante n’est pas indépendante de la représentation, et toute représentation est rationnelle ou sensible. Aussi bien est-ce la seconde espèce de représentation que les animaux autres que l’homme ont en partage. » ( DA 433b 27-30 ). « En effet, l’animal se meut et se déplace sous l’action du désir et du choix réfléchi, après avoir subi une altération du fait de la perception ou de !’imagination. » ( DMA 701a 4-5). « Voilà pourquoi au moment même, pour ainsi dire, où l’être pense qu’il lui faut marcher, il marche, si rien d’autre ne vient l’en empêcher. En effet, les parties organiques sont préparées comme il faut par les affections, celles-ci par le désir, et le désir par !’imagination. Quant à cette dernière, elle est produite soit par la pensée, soit par la sensation. » (DMA 702a 15- 21 ).

109 « L’imagination sensitive, on l’a dit, est dévolue même aux animaux privés de raison, tandis que !’imagination délibérative n’est donnée qu’aux êtres doués de raison. Car savoir si l’on fera ceci ou cela, c’est déjà l’œuvre du raisonnement; ces êtres doivent nécessairement employer toujours une seule unité de mesure, car ils recherchent leur plus grand intérêt. Ainsi peuvent-ils former une seule image de plusieurs. » ( DA 434a 6-10 ).

110 « Dans le domaine des sciences, celles qui sont précises et pleinement constituées ne laissent place à la délibération. » ( EN 1112a 35-1112b 1 ), ce qui est aussi vrai lorsqu’il s’agit d’un procédé sur lequel l’art a déjà statué. Pour ce qui est de !’inclination de la volonté Aristote nous dit: « Mais on le sait: les désirs naissent en lutte les uns contre les autres, et cela se produit quand raison et appétits militent en sens contraires: c’est le propre des êtres qui ont la perception du temps ( l’intellect nous pousse à résister en considération de l’avenir, l’appétit nous entraîne dans la vue de l’immédiat: car le plaisir du moment paraît être agréable absolument et bon absolument, du fait qu’on ne voir pas l’avenir). » ( DA 33b 5-10 ).

Page 97: Le problème du volontaire chez Aristote

94

!'intervention de la raison dans la représentation du bien lorsqu’il s’exprime à

ce sujet en termes d’une différence dans le degré de perfection de la

connaissance de ce dernier, parce que cette distinction nous permet, d’abord,

de noter que toute représentation est une forme de connaissance, et ensuite,

d’ajouter au sens de la formation directe et sans intermédiaire de la

représentation sensible celui de la suite sans délai de l’action, deux aspects

de l’immédiateté desquels il faut tenir compte en examinant l’analogie que

nous propose Aristote.

À travers la délibération, nous dit s. Thomas, la raison permet à l’homme

d’examiner à fond l’objet de son désir, de le reconnaître ou de le dénier

comme fin, et lorsque admis en tant que telle, de chercher la relation juste

entre l’objet de la représentation, l’action à accomplir et la fin à réaliser111. Les

autres animaux, par contre, ne peuvent se mouvoir qu’en réponse directe à la

représentation sensible dans le cadre de l’autonomie que leur permettent leurs instincts112.

On voit, donc, que grâce à cette capacité de pouvoir atteindre un niveau plus

haut dans la connaissance du terme du mouvement, ce qui est limite chez les

autres animaux devient quelque chose à parachever chez l’être humain, qui

participe aussi de l’animal. C’est ainsi que l’éducation de l’enfant cherche à

transformer les mouvements qui procèdent de ses appétits sensibles d’une

111 « Perfecta quidem finis cognitio est quando non solum apprehenditur res quae est finis, sed etiam cognoscitur ratio finis, et proportio eius quod ordinatur in finem ad ipsum. Et talis cognitio finis competit soli rationali naturae. ... Perfectam igitur cognitionem finis sequitur voluntarium secundum rationem perfectam: prout scilicet, apprehenso fine, aliquis potest, deliberans de fine et de his quae sunt ad finem, moveri in finem vel non moveri. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a2 ). Cette remarque de s. Thomas nous aide a comprendre que ce que la critique entend par intention est précisément cette recherche rationnelle de la fin ( voir la note 100 ).

112 « Imperfecta autem cognitio finis est quae in sola finis apprehensione consistit, sine hoc quod cognoscatur ratio finis, et proportio actus ad finem. Et talis cognitio finis invenitur in brutis animalibus, persensum et aestimationem naturalem. ... Imperfectam autem cognitionem finis sequitur voluntarium secundum rationem imperfectam: prout scilicet apprehendens finem non deliberat, sed subito movetur in ipsum. » Ibid.

Page 98: Le problème du volontaire chez Aristote

95

manière immédiate dans l’action proprement dite, c’est-à-dire dans le

mouvement qui résulte de la médiation de la raison suivant la délibération.

Mais enfin, que le mouvement soit médiat ou immédiat, il est manifeste, après

avoir examiné les faits à la lumière de ces textes, d’abord, que pour tout être

vivant capable de se mouvoir lui-même vers une certaine fin, une certaine

connaissance parfaite ou imparfaite de cette dernière lui est indispensable au préalable113, et ensuite, que la volonté, le désir proprement humain, est à la

fois la source d’un vouloir réfléchi qui résulte de la délibération, aussi bien que

d’un vouloir subit qui se produit d’un seul mouvement, sans transition ni retard.

C’est ce dernier qui permet à l’être humain de projeter son expérience de

vouloir sur le comportement des autres animaux.

On pourrait se demander à ce point-ci si la critique a donc raison d’affirmer

que la condition d’agir en connaissance des faits suffirait à définir l’acte

volontaire ( voir la note 104). Pourtant, l’analogie d’Aristote nous invite à

considérer une autre manière dans laquelle le langage ordinaire rend compte

de certains comportements des autres animaux en termes du vouloir, à savoir

lorsque ces comportements paraissent tirer leur origine de l’animal même.

En effet, l’emploi de l’adjectif volontaire dans ce cas-ci est encore plus

spontané que dans le cas de la connaissance parce que, contrairement à ce

dernier, qui qualifie le comportement en question en se servant d’une

ressemblance établie par la réflexion, le premier désigne une observation

directe de la réalité concrète: le spectateur aperçoit, d’une part, un certain objet

ou un ensemble de circonstances, et d’autre part un être vivant qui parfois

poursuit, parfois fuit et parfois reste indifférent, de sorte qué le mouvement

113 « Ad hoc autem quod fiat aliquid propter finem, requiritur cognitio finis aliqualis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a1 ).

Page 99: Le problème du volontaire chez Aristote

96

paraît provenir du vivant comme de sa source naturelle non pas comme une

réponse instinctive ou forcée, mais plutôt comme si le vivant l’avait voulu.

Ce sens élargi de l’adjectif volontaire qui découle de l’usage ordinaire de la

langue nous révèle que l’expérience première que nous avons en commun de

l’agir volontaire, !’observation la plus immédiate et la plus générale tant aux

yeux du spectateur qu’au regard de l’esprit, est qu’il s’agit d’un mouvement qui

ne nous est pas imposé ni par la force d’un agent externe ni par celle des

circonstances.

Ce qui est vrai de la langue française paraît être vrai aussi du grec ancien, car s. Thomas nous fait remarquer dans un commentaire très opportun114 que

lorsque le Stagirite parle du volontaire chez les enfants et chez les autres

animaux il ne le fait pas en raison d’une référence directe à la volonté comme

la cause probable du mouvement, mais le fait plutôt en opposition à la

possibilité que celui-ci soit imposé à l’animal par un agent autre que l’animal

même, car c’est évident que tant les enfants comme les autres animaux

s’engagent ou s’abstiennent de s’engager dans une grande diversité d’activités sans y être contraints115. Et du moment où Aristote ajoute que nous

pouvons correctement appeler ‘volontaires’ les actes accomplis subitement

114 « ...voluntarium ponitur a philosopho in brutis, non secundum quod convenit cum voluntate, sed secundum quod opponitur violento; ut sic dicatur voluntarium esse in brutis vel pueris, quia, sua sponte aliquid faciunt, non propter usum liberae electionis. » ( De Veritate, q.24, a2, ad1 ).

115 « En effet, lorsqu’un agent extérieur contraire à l'impulsion interne d’un être ( napa την εν αύτψ ορμήν ) le meut ou l’amène au repos, nous disons que c’est sous contrainte; lorsque ce n’est pas quelque chose d’extérieur, nous disons que ce n’est pas sous contrainte; et chez celui qui n’est pas maître de soi et chez celui qui est maître de soi, leur impulsion propre les conduit de l’intérieur, ( eneffet, ils ont les deux tendances), de sorte qu’aucun n’agira de force, mais volontairement ( ού βίρουδέτερος αλλ' έκών δια γε ταυτα πράττοι αν ), si du moins on tient compte de ce qu’on vient de dire : il n’agira non plus par nécessité, car le principe externe, celui qui fait obstacle au meutà l’encontre de la tendance ( παρα την ορμήν ), nous le nommons nécessité - comme si on vous prenait la main pour en frapper un être à l’encontre aussi bien de votre souhait que de votre appétit ( καί τ$ι βούλεσθαι καί τφι έπιθυμεΤν ) - mais lorsque le principe de l’action est interne, on ne parle pas de contrainte (όταν δ’ εσωθεν ή αρχή, ού βίρ ). » ( EE 1224b 7-16 ).

Page 100: Le problème du volontaire chez Aristote

97

(τα έξαίφνης ), c’est-à-dire les actes qui, ne provenant pas du choix délibéré

se produisent quand même sans intervention extérieure, nous avons non

seulement une preuve de la pertinence de la remarque de s. Thomas, mais

encore un bon indice du sens premier du mot βούλησις comme signifiant

d’abord et avant tout quelque chose qui trouve son origine dans l’animal

même, ce qui expliquerait l’usage que le Stagirite fait de ce mot pour dénoter

indistinctement le désir, le souhait et la volonté dans les différents contextes de sa recherche116

Cette façon de dire ‘volontaire’, donc, est une référence première à ce qui

apparaît comme un acte de libre détermination du mouvement par l’agent du

seul fait que, pour provenir du fond de l’être, il se montre inaccessible à la

violence et ressemble, alors, à un acte de la volonté. Cette référence, il faut le

souligner davantage, se fait d’une manière immédiate et ne demande pas la constatation de la présence d’un choix délibéré à l’origine du mouvement117, ce

qui nous permet d’appliquer l’analogie aux autres animaux. Dans la langue

anglaise contemporaine, par contre, le mot voluntary renvoie tout de suite à la

volonté réfléchie comme la cause efficiente de la qualité de l’acte, ce qui

116 Cette remarque de s. Thomas est particulièrement importante parce qu’à l’époque où le Docteur Angélique écrit, le verbe velle, aussi bien que l’adjectif voluntarium se disent déjà en référence directe à l’exercice de cette puissance que depuis saint Augustin on connaîtra distinctement et d’une manière définitive sous le nom de voluntas, ce qui n’était pas le cas à l'époque d'Aristote, où la filiation de l’adjectif εκών est encore différente de celle du verbe βούλομαι et du nom commun βούλησις qui lui correspond. Pour un aperçu de l’évolution du concept de volonté à partir de la pensée grecque jusqu’à s. Augustin, le lecteur est prié de consulter, entre autres, le travail de Dihle (1982).

117 En effet, s. Thomas signale que certains actes des enfants et des autres animaux ont un trait en commun avec les actes qui procèdent du choix délibéré du fait de provenir aussi d’une décision propre de l’agent de les accomplir ou de ne pas les accomplir, bien que celle-ci ne soit celle qui résulte de la volonté suivant la délibération et bien que, dans le cas des autres animaux, leur jugement ne soit déterminé qu’à une seule façon de se comporter vis-à-vis le bien dont il est question: « Et similiter est in eis quaedam similitudo liberi arbitrii, in quantum possunt agere vel non agere unum et idem, secundum suum iudicium, ut sic sit in eis quasi quaedam conditionata libertas: possunt enim agere, si iudicant esse agendum, vel non agere, si non iudicant. Sed quia iudicium eorum est determinatum ad unum, per consequens et appetitus et actio ad unum determinatur » ( De Veritate, q.24, 32 ).

Page 101: Le problème du volontaire chez Aristote

98

provoque la confusion que nous sommes en train d’élucider118.

À l’évidence, donc, l’analogie d’Aristote veut attirer notre attention sur le fait que,

suivant l’ordre de !’observation du monde, certains actes des hommes, des

enfants et des autres animaux sont dits en commun volontaires, d’abord,

parce qu’ils ne sont pas forcés et, ensuite, parce qu’ils cherchent à réaliser

une certaine fin, enfin qu’ils se distinguent les uns des autres par la qualité de

la connaissance de cette fin que chacun est capable d’atteindre, ce qui nous

amène à nous demander si la critique ne se trompe pas quand elle suggère,

pour les propos de l’éthique, de séparer le volontaire dit par rapport à la

provenance de l’action concrète, du volontaire dit par rapport à son intention. Et

il est clair, à partir de notre examen de l’analogie, que pour bien répondre à

cette question, aussi bien qu’à celle qui porte sur la suffisance de la

connaissance, il faut la considérer sous les deux aspects qu’elle comporte.

Pour ce qui est du point de départ de l’action concrète, s. Thomas nous aide à

comprendre que, en réalité, les deux conditions sont nécessaires pour

qualifier un acte de volontaire119, car la présence chez l’être d’un principe

interne de mouvement ne se traduit pas nécessairement par la capacité de se

mouvoir soi-même. En effet, quand un être se meut en vue d’une fin

déterminée, il existe deux possibilités: ou bien il le fait avec une certaine

connaissance de la fin, ou bien il le fait en l’absence de celle-ci. Il est évident

que si l’être en question ne connaît pas la fin, il ne saurait se mouvoir par lui-

même en vue de celle-ci, et que dans ce cas-ci, même s’il possède un

principe de mouvement interne, il est nécessaire qu’il soit mû par quelqu’un

118 La langue française témoigne de cette référence à un principe interne inébranlable lorsqu’elle se sert de l’expression ‘vouloir dire’ pour exprimer la signification d’un mot en particulier, ou d’un certain événement, ou d’un symbole quelconque, c’est-à-dire quand il s’agit de savoir quel est le sens qui émane de ceux-ci, de leur essence propre.

119 «...ad rationem voluntarii requeritur quod principium actus sit intra, cum aliqua cognitionem finis » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, 32 ).

Page 102: Le problème du volontaire chez Aristote

99

d’autre. Son principe de mouvement vers la fin étant dehors, donc, son acte ne

saurait être dit provenir de lui, d’autant moins de sa volonté. Par contre, quand

un être possède une certaine connaissance de la fin, nous dit s. Thomas, il a

en lui un principe interne non seulement de mouvement, mais encore de

mouvement en vue de la fin, et c’est ce dernier qui lui permet de se mouvoir par soi-même120

D’autre part, Aristote nous a déjà montré que la connaissance de la fin toute

seule ne suffit pas à provoquer le mouvement en vue de celle-ci, car en

absence du désir, ni le mouvement ne se produit ni la fin ne nous apparaît

comme telle, et que quand l’animal se meut selon le raisonnement, il se meut suivant un acte de la volonté121.

120 « Quodcumque igitur sic agit vel movetur a principio intrinseco, quod habet aliquam notitiam finis, habet in seipso principium sui actus, non solum ut agat, sed etiam ut agat propter finem. Quod autem nullam notitiam finis habet, etsi in eo sit principium actionis vel motus; non tamen eius quod est agere vel moveri propter finem, est principium in ipso, sed in alio, a quo ei imprimitur principium suae motionis in finem. Unde huiusmodi non dicuntur movere seipsa, sed ab aliis moveri. Quae vero habent notitiam finis, dicuntur seipsa movere: quia in eis est principium, non solum ut agant, sed etiam ut agant propter finem. Et ideo, cum utrumque sit ab intrinseco principio, scilicet quod agunt, et quod propter finem agunt, eorum motus et actus dicuntur voluntarii : hoc enim importat nomen voluntarii, quod motus et actus sit a propria inclinatione. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a1 ).

121 « Ceci du moins est clair: il y a deux principes du mouvement local: le désir (ορεξις ) et l’intellect ( νους ) - à condition que l’on considère !’imagination comme une sorte d’intellection. Souvent, en effet, les hommes se détournent de la science pour suivre leurs imaginations, et les autres animaux ne possèdent ni intellection ( νόησις ) ni raisonnement (λογισμός ), mais seulement !’imagination. Cesdeux puissances sont donc principes du mouvement local: l’intellect et le désir ( νους καί ορεξις ) - j’entends l’intellect qui raisonne en vue d’un but, c’est-à-dire l’intellect pratique; il se différencie de l’intellect théorétique par sa fin. Le désir à son tour poursuit toujours un but, et l’objet même du désir devient principe de l’intellect pratique; le terme final du raisonnement est le point de départ de l’action. C’est donc à juste raison que ces deux puissances sont regardées comme motrices : désir et pensée pratique; car le désirable est moteur et, si la pensée à son tour est motrice, c’est parce qu’elle trouve le principe de son propre mouvement dans le désirable. De même !’imagination quand elle meut, ne meut pas sans le désir. Unique est donc le principe moteur premier : l’objet désirable. En effet, si deux principes, l’intellect et le désir, étaient à l’origine du mouvement, c’est en vertu d’un caractère commun qu’ils seraient moteurs. Mais en fait, on le constate, l’intellect ne meut pas sans le désir ( car la volition ( βούλησις ) est une espèce de désir, et quand on se meut selon le raisonnement, on se meut aussi par volition ). En revanche, le désir peut mouvoir contre le raisonnement, car l’appétit est une espèce de désir. » ( DA 433a 9-26 ).

Page 103: Le problème du volontaire chez Aristote

100

On pourrait bien penser, en lisant la note précédente, qu’en faisant du

désirable le principe de mouvement et de l’intellect et du désir, le

raisonnement d’Aristote finit par donner raison à la critique, qui place

effectivement le principe de l’acte volontaire en dehors de l’agent. Pourtant, s.

Thomas nous fait remarquer qu’un principe qui est premier sous un certain

rapport ne l’est pas nécessairement simplement (simpliciter) ou sous un

autre rapport. Ainsi, l’intellect et la puissance désirante, tout en étant le principe

interne de l’acte volontaire et, alors, du mouvement local, ne sont pas

cependant un principe premier sous le rapport de ce dernier, mais uniquement

sous celui du mouvement qui concerne proprement le désir. Dans ces

conditions, que ces deux principes internes soient mus par un autre principe

externe ne leur enlève pas pour cela leur qualité de principes, et l’exigence

pour qualifier un acte de volontaire d’avoir son origine dans l’agent lui-même reste bien fondée122.

Il est apparent, donc, que la critique est dans le tort lorsqu’elle suggère que

l’éthique aristotélicienne ne tient pas compte de l’acte de la volonté en tant que

cause de l’action (voir la note 103), comme il est apparent aussi que ni la

connaissance toute seule ni la provenance de l’action toute seule suffiraient

pour qualifier un acte de volontaire. Car notre examen de la pensée d’Aristote

nous a permis de comprendre que si d’une part c’est la connaissance de la fin

qui permet à l’agent de se mouvoir par lui-même, d’autre part c’est un acte de

la volonté qui le met effectivement en mouvement, lui donnant ainsi la capacité

-2 « ...non omne principium est principium primum. Licet ergo de ratione voluntarii sit quod principium eius sit intra, non tamen est contra rationem voluntarii quod principium intrinsecum causetur vel moveatur ab exteriori principio: quia non est de ratione voluntarii quod principium intrinsecum sit principium primum. — Sed tamen sciendum quod contingit aliquod principium motus esse primum in genere, quod tamen non est primum simpliciter: sicut in genere alterabilium primum alterans est corpus caeleste, quod tamen non est primum movens simpliciter, sed movetur motu locali a superiori movente. Sic igitur principium intrinsecum voluntarii actus, quod est vis cognoscitiva et appetitiva, est primum principium in genere appetitivi motus, quamvis moveatur ab aliquo exteriori secundum alias species motus. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a1, ad1 ).

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Page 104: Le problème du volontaire chez Aristote

101

d’exécuter ou de s’abstenir d’exécuter le mouvement en question et faisant de

lui la source incontestable de son comportement; et que quand cet acte de la

volonté est celui qui marque la fin de la délibération, l’agent devient

proprement le maître absolu de ses actes.

Aussi le Stagirite paraît-il avoir raison de définir l’acte volontaire non seulement

comme supposant une certaine connaissance, mais encore comme ayant son principe dans l’agent lui-même123.

Toutefois, la critique refuse encore la définition d’Aristote en soutenant que

c’est le mouvement physique volontaire et non pas l’action volontaire qui

réclame la présence des deux critères établis par le Stagirite, et que c’est cette

dernière et non pas le premier qui, constituant en propre l’action morale,

demande à être distinguée de l’autre par une définition censée relever de

l’éthique ( voir la note 52 ).

Selon ces auteurs, l’insistance d’Aristote sur l’action achevée et sur le point de

départ concret de l’acte physique l’empêchent d’une part, de séparer celui-ci

de l’acte qui le produit et, d’autre part, de rapprocher ce dernier de l’intention,

opérations à leur avis nécessaires parce que la considération de l’acte

matériel non seulement est redondante, étant donné que sans acte matériel il

n’existe pas d’action à examiner (voir la note 104), mais encore inutile, du fait

que l’acte matériel est commun tant à l’acte volontaire qu’à l’acte involontaire,

et alors, impropre à déceler la présence ou l’absence de l’exercice de la

volonté de l’agent. Qui plus est, ni l’intention ne se traduit toujours dans un

acte physique, ni l’acte physique n’est toujours un acte volontaire dans le sens

que le voudrait la science de la morale; ce que, d’après la critique, Aristote

είναι ου ηδL' αγνοιαν, το εκούσιον δοξειεν αν εν οις ή πρδξις. » ( EN 1111a 20-21 ).

Οντος δ' ακούσιον τού pig καί״ » 123αρχή εν αύτφ ειδότι τα καθ' εκαατα

Page 105: Le problème du volontaire chez Aristote

102

faillit à bien voir124. C’est pourquoi ces auteurs soutiennent fermement que

l’acte volontaire ne devrait jamais être associé à l’acte matériel visible, mais

plutôt à l’acte de la volonté qui l’occasionne ( voir la note 101 ).

Pourtant, nous avons constaté à différentes reprises que pour Aristote c’est le

choix délibéré et non pas l’acte matériel qui est le principe propre de l’action, et

alors, que c’est effectivement un acte mixte de la volonté et de l’intellect qu’il

place à la racine de l’acte moral. Mais contrairement à la critique, qui fait de

l’acte de la volonté l’action même, le Stagirite respecte notre compréhension

ordinaire de celle-ci en la regardant comme le moyen concret de réaliser le

vouloir de l’agent. Et à l’inverse de ces auteurs qui refusent toute attention à

l’acte pratique, Aristote nous aide à comprendre, d’abord, que toute

délibération et tout choix ont pour objet l’acte matériel particulier qui achèvera

124 « In aiming to isolate the factor of voluntary agency, presumably with a view to identifying its nature, such questions suggest (1) that there is a kind of concrete event, consisting in my arm’s rising, which in a given instance is caused by my voluntary agency, but which could, in principle, have had a different sort of cause; and (2) that there is a kind of concrete event consisting in my exercise of voluntary agency ( or an act of will or a trying ) which sometimes has, but sometimes has not, a physical result known as the rising of my arm. But according to the interpretation which emerges through comparison with the natural substances of Aristotle’s metaphysics, my arm's rising, considered as a component of the complex my raising my arm, is only an abstraction from the concrete event which is the event of my raising my arm; and this is so even if my arm’s rising, when considered as a component of the complex my arm’s rising through external force, is indeed a concrete event, distinct from the external force component. It follows (a) that there is nothing but an abstraction culled ex post facto in common between my arm’s rising and my raising my arm; (b) that what is in common ( i.e., my arm’s rising ) is not something which could have been caused by the agent’s volition and could equally have been caused by a force outside the agent; (c) that what differentiates my raising my arm from my arm’s rising is likewise not any concrete thing or process that could be by itself or be assembled with other items into a different complex. Hence (d) what differentiates the former is not something concrete called ‘my trying to raise my arm’, which might or might not have the effect of my arm’s going up. My unsuccessfully trying to raise my arm is not a complete concrete whole which lacks a certain effect. Rather, it is an incomplete version of what would have been complete If I had raised my arm. Aristotle, then has no reason to focus on the "inner" or mental side of voluntary action as a problem for causal analysis. All the same, we might have expected him to give it some attention from the ethical point of view. If the arm is prevented from rising, the agent’s trying or meaning to raise is still of moral significance, and we can ask about his reasons and the good at which he was aiming. Aristotle says (EE 1228a 11-13) that we judge a person’s character by his prohairesis or rational choice, rather than by his action (i.e., what he is seen to do). Prohairetic action is only a subdivision of voluntary action, but perhaps Aristotle would generalise to all voluntary cases. The fact is, however, that his approach in NE III focuses on agency as realised, complete, out in the world for others to observe, and providing a palpable referent for their question ‘Is it voluntary?’ From the social point of view these cases are primary. The agent is viewed from outside, figuring not only as ‘he’ or ‘she’, but also as ‘you’. » ( Broadie (1991), Op. Cit., p.137 ).

Page 106: Le problème du volontaire chez Aristote

103

la fin125; ensuite, que les choses étant ainsi, le mouvement observable de

l'agent est considéré justement par l'expérience commune comme le signe

naturel de son vouloir et, par conséquent, comme l’objet propre de la louange et du blâme126; et finalement, que parce que la satisfaction de l’intention ou du

désir de l’agent s’ensuit de !'accomplissement de l’acte matériel, l’influence

de celui-ci sur ses dispositions internes est radicale127.

Pourquoi, donc, est-ce que les auteurs de la critique persistent dans leur refus

si à la lumière de l’éthique aristotélicienne l’acte matériel se révèle non

seulement comme digne de toute considération, mais encore d’une

importance capitale pour les propos de toute science de la morale et en rien

nuisible à notre compréhension ordinaire de l’agir volontaire ? Ce sera notre

prochaine tâche: celle de répondre à cette difficulté en dissipant la confusion

entre l’acte naturel et l’acte moral qui est manifeste dans la position de ces

125 « Nous délibérons non pas sur les fins elles-mêmes, mais sur les moyens d’atteindre les fins. Un médecin ne se demande pas s’il doit guérir son malade, ni un orateur s’il entraînera la persuasion, ni un politique s’il établira de bonnes lois, et dans les autres domaines on ne délibère jamais non plus sur la fin à atteindre. Mais, une fois qu’on a posé la fin, on examine comment et par quels moyens elle se réalisera; et s’il apparaît qu’elle peut être produite par plusieurs moyens, on cherche lequel entraînera la réalisation la plus facile et la meilleure. Si au contraire la fin ne s’accomplit que par un seul moyen, on considère comment par ce moyen elle sera réalisée, et ce moyen à son tour par quel moyen il peut être lui-même, jusqu’à ce qu’on arrive à la cause immédiate, laquelle dans l’ordre de la découverte est dernière. » ( EN 1112b 11-20), et un peu plus tard: « L’objet de la délibération et l’objet du choix sont identiques, sous cette réserve que lorsqu’une chose est choisie, elle a déjà été déterminée, puisque c’est la chose jugée préférable à la suite de la délibération qui est choisie. En effet, chacun cesse de rechercher comment il agira quand il a ramené à lui-même le principe de son acte, et à la partie directrice de lui-même, car c’est cette partie qui choisit. » ( EN 1113a 2-7 ).

126 « ...on châtie, en effet, et on oblige à la réparation ceux qui commettent des actions perverses, à moins qu’ils n’aient agi sous la contrainte ou par une ignorance dont ils ne sont pas eux-mêmes causes, et, d’autre part, on honore ceux qui accomplissent de bonnes actions, et on pense ainsi encourager ces derniers et réprimer les autres. » ( EN 1113b 23-26 ).

127 « ...en effet, c’est par l’exercice des actions particulières que les hommes acquièrent un caractère du même genre qu’elles. On peut s’en rendre compte en observant ceux qui s’entraînent en vue d’une compétition ou d’une activité quelconque : tout leur temps se passe en exercices. Aussi, se refuser à reconnaître que c’est à l’exercice de telles actions particulières que sont dues les dispositions de notre caractère est le fait d’un esprit singulièrement étroit. En outre, il est absurde de supposer que l’homme qui commet des actes d’injustice ou d’intempérance ne souhaite pas être injuste ou intempérant; et si, sans avoir l’ignorance pour excuse, on accomplit des actions qui auront pour conséquence de nous rendre injuste, c’est volontairement qu’on sera injuste. » ( EN 1114a 7-13 ).

Page 107: Le problème du volontaire chez Aristote

104

auteurs contemporains du fait de ne pas bien voir le rôle que le Stagirite

attribue à la volonté dans la production de l’action.

Page 108: Le problème du volontaire chez Aristote

105

21 La pertinence des deux critères d’Aristote

C’est l’opinion assurée de la critique, nous l’avons déjà signalé, que l’adjectif

volontaire devrait être dit uniquement de l’acte en particulier qui fait de l’auteur

de l’acte matériel le sujet propre du jugement moral, cet acte ne sachant être

aucun autre que l’acte même de se proposer un certain but, à savoir l’intention.

Et voici que se dévoile un des aspects les plus faibles de la position de ces

auteurs contemporains, car rien dans leurs arguments ne permet de

caractériser l’intention, ni de la différencier de tout autre acte tenu pour

volontaire par l’expérience commune, ni de formuler une définition de l’acte

volontaire qui remplacerait celle d’Aristote suivant son rejet par leur critique.

Pourtant, ces précisions s’avèrent non seulement désirables, mais encore

indispensables principalement en raison de la portée de leurs objections et en

considération des divers témoignages que de la reconnaissance des autres

manifestations concrètes de notre pouvoir de vouloir nous rend le langage

ordinaire. De fait, l’intention est simplement affirmée être volontaire par les

auteurs de la critique à l’exclusion de tout autre acte possible de la volonté

sans distinction ni justification aucune.

En effet, en faisant ainsi la critique paraît oublier d’abord que, outre qu’elle se

meut elle-même, la puissance de vouloir meut aussi d’autres puissances de

l’âme humaine, ce dont le langage est le témoin incontestable, non seulement

de par l’extension de l’adjectif volontaire, qui rend compte parfaitement de ceci,

mais encore du fait d’être lui-même l’acte volontaire par excellence de l’être

humain en tant que tel; ensuite, que nous nous savons aussi vouloir quelque

chose quand nous la souhaitons, quand nous cherchons les moyens de

l’acquérir et quand nous la choisissons de préférence parmi d’autres choses;

et finalement, que nous ressentons le plaisir et la peine en fonction directe à

un vouloir satisfait ou insatisfait. Bref, même si on pouvait avancer que, en

Page 109: Le problème du volontaire chez Aristote

106

général, le vouloir consiste dans un mouvement conscient de la puissance

désirante vers un certain bien qu’on aimerait réaliser, il est manifeste que la

volonté considère cette fin de plusieurs manières différentes et, alors, que ce

mouvement général ne saurait être réduit à aucun des mouvements singuliers

qui résultent en particulier de chacune de ces diverses manières de regarder

la fin. Nous les éprouvons, en réalité, tous comme des mouvements

dissemblables.

Qui plus est, à travers ses proverbes, la sagesse populaire nous enseigne

que l’intention, tout en étant indispensable au jugement moral, ne suffit pas

pourtant ni à justifier ni à garantir l’action128, si bien que la proposition de bâtir

sur elle les fondements de l’éthique se révèle inadéquate à l’instant même, et

on ne peut que se surprendre de découvrir qu’une critique qui s’attaque si

fortement à un emploi imprécis du vocabulaire et à une compréhension vague

du problème du volontaire n’ait pas pris soin ni d’expliquer comme il faut tous

ces différents aspects du vouloir, ni de bien faire valoir les termes qui

déterminent leur position.

L’éclaircissement de toutes ces difficultés étant donc incontournable pour la

bonne compréhension du problème du volontaire et pour encore mieux saisir

la rectitude de la démarche aristotélicienne devant la réalité des faits, nous

nous tournons de nouveau vers le discernement de saint Thomas d’Aquin, qui

avec la clarté d’esprit qui le distingue nous montre clairement q^effectivement,

contrairement aux autres animaux, où le rapport entre le désir et son objet est

simple et où le mouvement s’ensuit spontanément de la rencontre de l’appétit

128 Prenons, par exemple, le bien connu « L'enfer est pavé de bonnes intentions. », qui s’applique parfaitement aux deux cas.

Page 110: Le problème du volontaire chez Aristote

107

sensible avec le bien en particulier auquel il est déterminé par nature129, la

volonté, elle, se rapporte à la fin d’une façon complexe et de diverses

manières130 Ainsi, nous avons, d’abord, la disposition naturelle de celle-ci vers

le bien en général, qui est le vouloir proprement dit; ensuite le repos de celle-ci

dans le bien accompli, qui est la jouissance, et finalement la considération par

celle-ci de la fin comme le point d’arrivée ultime visé par l’ordre qui comporte le mouvement, qui est précisément l’intention131. Qui plus est, non seulement la

volonté reconnaît comme une fin ce qui est une fin en elle-même, mais encore ce qui représente le moyen de parvenir à une autre fin encore plus éloignée132

De cette façon, suivant cet examen des circonstances par la raison qui est délibération133, le moyen devient un terme pour le mouvement et, alors, un

objet du désir rationnel, d’où il s’ensuit que l’intention peut être aussi du moyen de réaliser la fin134. Et c’est précisément le propre du choix délibéré

129 « Imperfecta autem cognitio est qua cognoscitur particulariter finis et bonum: et talis cognitio est in brutis animalibus. Quorum etiam virtutes appetitivae non sunt imperantes libere; sed secundum naturalem instinctum ad ea quae apprehendunt, moventur. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.11, a2 ).

130 « Est autem differentia inter appetitum sensitivum et voluntatem, quia, ut ex praedictis (q.1, a.2, ad3) patet, appetitus sensitivus est determinatus ad unum aliquid particulare secundum ordinem naturae; voluntas autem est quidem, secundum naturae ordinem, determinata ad unum commune, quod est bonum, sed indeterminate se habet respectu particularium bonorum. Et ideo proprie voluntatis est eligiré: non autem appetitus sensitivi, qui solus est in brutis animalibus. Et propter hoc brutis animalibus electio non convenit. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.13, a2 ).

131 « ...intentio est actus voluntatis respectu finis. Sed voluntas respicit finem tripliciter. Uno modo, absolute : et sic dicitur voluntas, prout absolute volumus vel saniatem, vel si quid aliud est huiusmodi. Alio modo consideratum finis secundum quod in eo quiescitur: et hoc modo fruitio respicit finem. Tertio modo consideratur finis secundum quod est terminus alicuius quod in ipsum ordinatur: et sic intentio respicit finem. Non enim solum ex hoc intendere dicimur sanitatem, quia volumus eam: sed quia volumus ad eam per aliquid aliud pervenire. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.12, a1, ad4).

132 « Ratio autem boni, quod est obiectum potentiae voluntatis, invenitur non solum in fine, sed etiam in his quae sunt ad finem. ... Ea vero quae sunt ad finem, non sunt bona vel volita propter seipsa, sed ex ordine ad finem. Unde voluntas in ea non fertur, nisi quatenus fertur in finem ; unde hoc ipsum quod in eis vult est finis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.8, a2 ).

133 « In rebus autem agendis multa incertitude invenitur: quia actiones sunt circa singularia contingentia, quae propter sui variabilitatem incerta sunt. In rebus autem dubiis et incertis ratio non profert iudicium absque inquisitione praecedente. Et ideo necessaria est inquisitio rationis ante iudicium de eligendis: et haec inquisitio consilium vocatur. » ( Summa Theologica, Ia lia, q. 14, a1 ).

134 « ...sicut dictum est (a1, ad4 ), intentio respicit finem, secundum quod est terminus motus voluntatis. In motu autem potest accipi terminus dupliciter: uno modo, ipse terminus ultimus, in quo quiescitur, qui est terminus totius motus; alio modo, aliquod medium, quod est principium unius partis motus, et finis vel terminus alterius. Sicut in motu quo itur de A in C per B, C est terminus ultimus, B autem est terminus, sed non ultimus. Et utriusque potest esse intentio. Unde etsi semper sit finis, non tamen oportet quod semper sit ultimi finis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.12, a2 ).

Page 111: Le problème du volontaire chez Aristote

108

d’avoir pour objet ces fins qu’on se propose en vue d’atteindre une autre fin plus élevée135

Outre qu’il confirme les observations que le Stagirite développe graduellement

au long de ses traités naturels, de ses traités éthiques et de sa Rhétorique, le

style incisif et concis de s. Thomas, fruit de son génie particulier et d’une

tradition philosophique s’étendant sur mille six cents ans environ depuis

Aristote jusqu’à son temps, ajoute des précisions qui nous permettent de

comprendre que l’intention, tout en étant de la fin, ne va pas, pourtant, sans un

certain ordre constitutif qui la détermine, ou dit autrement, que l’intention n’est

pas cet acte de la volonté qui considère la fin en elle-même dans sa

dimension universelle et abstraite, mais plutôt qu’il est celui qui la considère

relativement au mouvement qui cherche à la réaliser, c’est-à-dire celui qui

regarde la fin comme l’objectif tangible à être atteint par l’action dans le

particulier concret de l’existence quotidienne, et que cet ordre comporte une

relation réciproque entre l’intellect et la volonté.

En effet, s. Thomas nous aide à mieux voir que, quant à son acte naturel, la

volonté ne peut tendre spontanément que vers le bien en général, et que c’est

précisément sous ce rapport qu’elle est capable de mouvoir les autres

puissances de l’âme, l’intellect inclus, car le bien et la perfection de chacune

® « ...sicut iam dictum est (a1, ad2), electio consequitur sententiam vel ¡udicium, quod est sicut conclusio syllogismi operativ¡. Unde illut cadit sub electione, quod se habet ut conclusio in syllogismo operabilium. Finis autem in operabilibus se habet ut principium, et non ut conclusio, ut Philosophus dicit in II Physic. ( lect. xv). Unde finis, inquantum est huiusmodi, non cadit sub electione. Sed sicut in speculativis nihil prohibet id quod est unius demostrationis vel scientiae principium, esse conclusionem alterius demostrationis vel scientiae; primum tamen principium indemostrabile non potest esse conclusio alicuius demostrationes vel scientiae; ita etiam contingit id quod est in una operatione ut finis, ordinari ad aliquid ut ad finem. Et, hoc modo, sub electione cadit. [...] Sed ultimus finis nullo modo sub electione cadit. » ( Summa Theologica, Ia lia, q. 13, a3 ).

Page 112: Le problème du volontaire chez Aristote

109

de celles-ci est compris dans celui-là136. Par contre, pour ce qui est de tout

bien en particulier, le mouvement de la volonté ne se produit que suivant

l’appréhension par l’intellect de celui-ci comme une manifestation concrète du bien en général137, qu’il s’agisse d’un objet quelconque ou d’un certain acte à

accomplir. Et c’est alors que la volonté se meut non pas en tant que nature,

mais plutôt en tant que volonté138, car elle est capable de vouloir quoi que ce

soit que l’intellect lui propose comme bon ou comme bon à faire ( ne pas vouloir et ne pas faire y compris )139, et de mouvoir ou de ne pas mouvoir, en

conséquence, les puissances nécessaires à l’exécution de l’action140

Il faut souligner ici que tout cela ne veut pas dire que l’intention ne se rapporte

aucunement à des biens tels que le bonheur, la santé, la justice ou la

sagesse, entre autres que l’on pourrait mentionner de pareille nature ou

envergure, mais plutôt, que, étant du domaine du pratique, l’intention les

regarde plutôt du point de vue de ce qu’il faut accomplir dans la matière pour

toucher à ces biens, de sorte que, en se proposant de tels buts, l’intention est

136 « Bonum autem in communi, quod habet rationem finis, est obiectum voluntatis. Et ideo ex hac parte voluntas movet alias potentias animae ad suos actos: ultimur enim aliis poentiis cum volumus. Nam fines et perfectiones omnium aliarum potentiarum comprehenduntur sub obiecto voluntatis, sicut quaedam particularia bona » ( Summa Theologica, Ia lia, q.9, a1 ).

137 « Manifestum est autem quod ratio quodammodo voluntatem praecedit, et ordinat actum eius: inquantum scilicet voluntas in suum obiectum tendit secundum ordinem rationis, eo quod vis apprehensive appetitlvae suum obiectum repraesentat. Sic igitur ille actus quo voluntas tendit in aliquid quod proponitur ut bonum, ex eo quod per rationem est ordinatum ad finem, materialter quidem est voluntatis, formaliter autem rationis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.13, a1 ).

138 « ...radix libertatis est voluntas sicut sublectum: sed sicut causa, est ratio. Ex hoc enim voluntas libere potest ad diversa ferri, quia ratio potest habere diversas conceptiones boni. Et ideo philosophi definiunt liberum arbitrium quod est liberum de ratione iudicium, quasi ratio sit causa libertatis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.17, a1, ad2 ).

139 « Quidquid enim ratio potest apprehendere ut bonum, in hoc voluntas tendere potest. Potest autem ratio apprehendere ut bonum, non solum hoc quod est velle aut agere; sed hoc etiam quod est non velle et non agere. Et rursum in omnibus particularibus bonis potest considerare rationem boni alicuius, et defectum alicuius boni, quod habet rationem mali: et secundum hoc, potest unumquodque huiusmodl bonorum apprehendere ut eligiblle, vel fugibile. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.13, a6 ).

140 « Quia, post determinationem consilii, quae est iudicium rationis, voluntas eligit; et post electionem, ratiom imperat ei per quod agendum est quod eligitur; et tunc demum voluntas alicuius incipit uti, exequendo imperium rationis; quandoque quidem voluntas alterius, cum aliquis imperat alteri; quandoque autem voluntas ipsius imperantis, cum aliquis imperat sibi ipsi. » ( Summa Theologica, Ia lia, q. 17, a3, ad1 ).

Page 113: Le problème du volontaire chez Aristote

110

en même temps de la fin ultime et de la fin que la volonté poursuit en vue de celle-ci141.

Pourtant, en détaillant l’ordre de l’action qu’Aristote nous présente dans son

Traité de l’âme, 433a 9-21 ( passage cité dans la note 121 ), l’exposé que nous en offre s. Thomas142 nous montre clairement que parler uniquement de

l’intention dans le contexte de l’agir humain, c’est rendre compte partiellement

de l’acte de la volonté, car son mouvement n’est pas complet que lorsqu’il porte sur l’action qui réalisera la fin143

En effet, comme le signale très bien le Docteur Angélique, tout bien pratique

141 « ...cum finis sit secundum se volitus, id autem quod est ad finem, inquantum huiusmodi, non sit volitum nisi propter finem; manifestum est quod voluntas potest ferri in finem, sine hoc quod feratur in ea quae sunt ad finem; sed in ea quae sunt ad finem, inquantum huiusmodi, non potest ferri, nisi feratur in ipsum finem. Sic ergo voluntas in ipsum finem dupliciter fertur : uno modo, absolute secundum se; alio modo, sicut in rationem volendi ea quae sunt ad finem. Manifestum est ergo quod unus et idem motus voluntatis est quod fertur in finem, secundum quod est ratio volendi ea quae sunt ad finem, et in ipsa quae sunt ad finem. Sed alius actus est quo fertur in ipsum finem absolute. Et quandoque praecedit tempore: sicut cum aliquis primo vult sanitatem, et postea, deliberans quomodo possit sanari, vult conducere medicum ut sanetur. Sicut etiam et circa intellectum accidit: nam primo aliquis intelligit ipsa principia secundum se; postmodum autem intelligit ea in ipsis conclusionibus, secundum quod assentit conclusionibus propter principia. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.8, a3 ). L’acte qui meut la volonté vers le bien d’une manière absolue, nous l’avons déjà signalé, est le vouloir proprement dit.

142 « In ordine autem agibilium, primo quidem oportet sumere apprehensionem finis; deinde, appetitum finis; deinde, consilium de his quae sunt ad finem; deinde, appetitum eorum quae sunt ad finem. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.15, a3). « Quia, post determinationem consilii, quae est iudicium rationis, voluntas eligit; et , post electionem, ratio imperat ei per quod agendum est quod eligitur; et tunc demum voluntas alicuius incipit uti, exequendo imperium rationis; quandoque quidem voluntas alterius, cum aliquis imperat alteri; quandoque autem voluntas ipsius imperantis, cum aliquis imperat sibi ipsi. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.17, a3, ad1 ). « ...usus rei alicuius importat applicationem rei illius ad aliquam operationem: unde et operatio ad quam applicamus rem aliquam, dicitur usus eius [...] Ostensum est autem supra ( q.9, a.1 ) quod voluntas est quae movet potentias animae ad suos actus; et hoc est applicare eas ad operationem. Unde manifestum est quod uti primo et principaliter est voluntatis, tamquam primi moventis; rationis autem tamquam dirigentis; sed aliarum potentiarum tamquam exequentium, quae comparantur ad voluntatem, a qua applicantur ad agendum, sicut instrumenta ad principale agens. Actio autem proprie non attribuitur instrumento, sed principali agenti: sicut aedificatio aedificatori, non autem instrumentis. Unde manifestum est quod uti proprie est actus voluntatis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.16, a1 ).

143 « ...voluntas media est inter intellectum et exteriorer operationem: nam intellectus proponit voluntati suum obiectum, et ipsa voluntas causât exteriorem actionem. Sic igitur principium motus voluntatis consideratur ex parte intellectus, qui apprehendit aliquid ut bonum in universali: sed terminatio, seu perfectio actu voluntatis attenditur secundum ordinem ad operationem, per quam aliquis tendit ad consecutionem rei; nam motus voluntatis est ab anima ad rem. Et ideo perfectio acto voluntatis attenditur secundum hoc quod est aliquid bonum alicui ad agendum. » ( Summa Theologica, Ia lia, q. 13, a5, ad1 ).

Page 114: Le problème du volontaire chez Aristote

111

que la volonté se fixe comme but, ou bien consiste lui-même dans une action

en particulier ou bien demande l’accomplissement d’au moins une action en

particulier pour l’atteindre, qu’il s’agisse de son acquisition, de sa production

ou de son utilisation; de sorte qu’un deuxième mouvement de la volonté est

nécessaire pour que le mouvement physique vers la fin survienne, à savoir le choix délibéré de l’action à accomplir144. De fait, s. Thomas nous fait remarquer

que l’intention se définit non pas en relation à la fin en tant que telle, mais

plutôt à la fin en tant que l’objet de l’action, et que même si le mouvement de la

volonté vers la fin pourrait être regardé comme un seul mouvement du fait que

cette fin est réellement la raison du mouvement de la volonté vers le moyen de

l’atteindre, il reste qu’il peut y avoir intention sans qu’il y ait encore un choix de

moyen, ce qui est le signe incontestable de leur singularité, quoique l’inverse est inconcevable145.

En affirmant que sans action il n’y a pas d’intention à examiner, la critique

paraît reconnaître ce que s. Thomas vient de souligner au sujet de la manière

de comprendre ce qu’est l’intention et de quoi elle est. Pourtant, son mépris de

l’action à l’égard de la détermination de la volonté contraste fortement avec

l’attestation du Docteur Angélique: que, tout en étant du désir, le mouvement

de la volonté ne saurait s’accomplir sans la participation de l’intellect,

appartenant à ce dernier de saisir l’universel, de conférer un ordre aux

44 « ...sicut intentio est finis, ita electio est eorum quae sunt ad finem. Finis autem vel est actio, vel res aliqua. Et cum res aliqua fuerit finis, necesse est quod aliqua humana actio interveniat: vel inquantum homo facit rem illam quae est finis, sicut medicus facit sanitatem, quae est finis eius (unde et facere sanitatem dicitur finis medici); vel inquantum homo aliquo modo utitur vel fruitur re quae est finis, sicut avaro est finis pecunia, vel possessio pecuniae. Et eodem modo dicendum est de eo quod est ad finem. Quia necesse est ut id quod est ad finem, vel sit actio; vel res aliqua, interveniente aliqua actione, per quam facit it quod est ad finem, vel utitur eo. Et per hunc modum electio semper est humanorum actuum. » ( Summa Theologica, Ia lia, q. 13, a4 ).

145 « ...motus qui est unus sublecto, potest ratione differre secundum principium et finem, ut ascensio et descensio, sicut dicitur in III Phys. ( lect.iv ). Sic igitur, inquantum motus voluntatis fertur in id quod est ad finem, prout ordinatur ad finem, est electio. Motus autem voluntatis qui fertur in finem, secundum quod acquiritur per ea quae sunt ad finem, vocatur intentio. Cuius signum est quod intentio finis esse potest, etiam nondum determinatis his quae sunt ad finem, quorum est electio. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.12, a4, ad3).

Page 115: Le problème du volontaire chez Aristote

112

éléments de la connaissance rationnelle et sensible, de considérer le futur,

d’ordonner le mouvement en vue de la fin, de gouverner les appétits sensibles

et, enfin, de commander l’action. Dit autrement, S. Thomas rend manifeste que

c’est le travail de l’intellect de juger de l’objet et d’examiner les circonstances

pour présenter à la volonté le bien à poursuivre et la manière de le faire et, par

conséquent, que non seulement son mouvement lui vient à la volonté d’un principe interne146, comme le suggère la critique, mais encore de son objet, à

travers la détermination par l’intellect de l’action à accomplir147, qui sera

finalement un acte extérieur de l’agent.

En effet, s. Thomas nous fait remarquer que pour qu’une puissance

quelconque de l’âme soit réduite à son acte, il faut qu’elle soit mue par

quelque chose d’actuel, et cela sous deux rapports différents: d’abord,

relativement à l’exercice de son acte, par le sujet même, qui parfois exerce,

parfois n’exerce pas la puissance en question, et ensuite pour ce qui regarde

la détermination de son acte, par l’objet propre de cette puissance148. Dans le

cas de la volonté, elle est mue par l’agent quant à l’exercice de son acte149, et

par le bien à réaliser, à travers l’intellect, quant à sa détermination vers l’action

146 «...actus voluntatis nihil est aliud quam inclinatio quaedam procedens ab interiori principio cognoscente: sicut appetitus naturalis est quaedam inclinatio ab interiori principio et sine cognitione. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a4 ).

147 « ...voluntas quidem non ordinat, sed tamen in aliquid tendit secundum ordinem rationis. Unde hoc nomen intentio nominat actum voluntatis, praesupposita ordinatione rationis ordinantis aliquid in finem. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.12, a1, ad3 ).

148 « ...intantum aliquid indiget moveri ab aliquo, inquantum est in potentia ad plura: oportet enim ut id quod est in potentia, reducantur in actum per aliquid quod est in actu; et hoc est movere. Dupliciter autem aliqua vis animae invenitur esse in potentia ad diversa: uno modo, quantum ad agere et non agere; alio modo, quantum ad agere hoc vel illud. Sicut visius quandoque videt actu, et quandoque non videt; et quandoque videt album, et quandoque videt nigrum. Indiget igitur movente quantum ad duo: scilicet quantum ad exercitium vel usum actus; et quantum ad determinationem actus. Quorum primum est ex parte subiecti, quod quandoque invenitur agens, quandoque non agens: aliud autem est ex parte obiecti, secundum quod specificatur.actus. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.9, a1 ).

149 « Potest enim homo velle et non velle, agere et non agere » ( Summa Theologica, Ia lia, q.13, a6 ).

Page 116: Le problème du volontaire chez Aristote

113

à accomplir et vers le terme du mouvement de celle-c¡150; aucun de ces deux

mouvements ne se faisant nullement par nécessité151. Il s’ensuit, donc, que

l’intention pourrait bien fixer le but de l’action, mais qu’elle n’arrivera jamais à

préciser ce qu’il faut faire pour atteindre ce but.

Les observations de s. Thomas nous aident à bien voir qu’au sein de tout acte

volontaire se trouvent en réalité deux actes distincts de la volonté qui le

déterminent d’une manière différente, chacun de ceux-ci avec son objet en

particulier: le premier est son acte intérieur, qui a pour objet la fin à accomplir

et qui détermine l’acte volontaire formellement, et le deuxième son acte

extérieur, qui a pour objet ce sur quoi l’action concrète porte directement et qui

détermine l’acte volontaire matériellement. Pris séparément, aucun de ces deux actes ne rend compte suffisant de l’action152.

150 « ...voluntas movet intellectum quantum ad exercitium actus: quia et ipsum verum, quod est perfectio intellectus, continetur sub universali bono ut quoddam bonum particulare. Sed quantum ad determinationem actus, quae est ex parte obiecti, intellectus movet voluntatem: quia et ipsum bonum apprehenditur secundum quandam specialem rationem comprehensam sub universali ratione veri » ( Summa Theologica, Ia lia, q.9, a1, ad3).

151 « ...voluntas movetur dupliciter: uno modo, quantum ad exercitium actus; alio modo, quantum ad specificationem actus, quae est ex oblecto. Primo ergo modo, voluntas a nullo oblecto ex necessitate movetur: potest enim aliquis de quocumque obiecto non cogitare, et per consequens neque actu velle illud. Sed quantum ad secundum motionis modum, voluntas ab aliquo obiecto ex necessitate movetur, ab aliquo autem non. [...] si proponatur aliquod obiectum voluntati quod sit universaliter bonum et secundum omnem considerationem, ex necessitate voluntas in illud tendet, si aliquid vellit: non enim poter¡ velle oppositum. Si autem proponatur sibi aliquod obiectum quod non secundum quamlibet considerationem sit bonum, non ex necessitate voluntas fertur in illud. — Et quia defectus cuiuscumque boni habet rationem non boni, ideo illud solum bonum quod est perfectum et cui nihil deficit, est tale bonum quod voluntas non potest non velle: quod est beatitudo. Alia autem quaelibet particularia bona, inquantum deficiunt ab aliquo bono, possunt accipi ut non bona: et secundum hanc considerationem, posunt repudiari vel approbari a voluntate, quae potest in idem ferri secundum diversas considerationes. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.10, a2 ).

152 « In acto autem voluntario invenitur duplex actus, scilicet actus interior voluntatis, et actus exterior: et uterque horum actuum habet suum obiectum. Finis autem proprie est obiectum interioris actus voluntarii: id autem circa quod est actio exterior, est obiectum eius. Sicut igitur actus exterior accipit speciem ab obiecto circa quod est; ita actus interior voluntatis accipit speciem a fine, sicut a proprio obiecto. Id autem quod ex parte voluntatis, se habet ut formale ad id quod est ex parte exterioris actus: quia voluntas utitur membris ad agendum, sicut instrumentis; neque actus exteriores habent rationem moralitis, nisi inquantum sunt voluntarii. Et ideo actus humani species formaliter consideratur secundum finem, materialiter autem secundum obiectum exterioris actus. Unde Philosophus dicit, in V Ethic. ( lect. Ill ), quod ille qui furatur ut committat adulterium, est, per se loquendo, magis adulter quam fur. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.18, 36 ).

Page 117: Le problème du volontaire chez Aristote

114

Une preuve de l’exactitude de ces remarques qui est d’importance au sujet de

l’éthique nous l’avons dans le besoin que toute société a ressenti, face à des

actions déplorables de la part de ses membres, d’instituer des tribunaux

publics où des procès légaux sont suivis dans le but d’examiner, à la fois, et

les circonstances et l’état d’esprit de l’agent avant de le prononcer innocent ou

coupable, au lieu de le faire directement sur-le-champ, à la lumière seule de la

faute commise.

Selon toute évidence, donc, il est incontestable que tant l’intention comme la

substance de l’acte extérieur de l’agent, tout en étant capables de donner à

l’action une qualité morale distinctive chacune par elle-même, ne la sauraient

établir, pourtant, d’une manière vérace et définitive en dehors d’une référence

réciproque.

En effet, en traitant de la bonté et de la méchanceté de l’acte externe, s.

Thomas nous explique que celles-ci se définissent toujours selon un rapport

double qui correspond aux deux actes de la volonté qui les déterminent, de

sorte que non seulement l’action est considérée être bonne ou mauvaise

relativement à son objet et aux circonstances, comme le prétend la critique,

mais encore par rapport à la fin en vue de laquelle elle est accomplie. La

qualité de l’action sous le premier rapport, bien entendu, dépend de l’intellect,

et sous le deuxième rapport, de la bonté ou de la méchanceté de la volonté,

qualités que cette dernière acquiert en voulant une fin bonne ou en voulant une

fin mauvaise153,1— y compris une fin bonne que la volonté voudrait en tant que

mauvaise en apparence, et une fine mauvaise que la volonté voudrait en tant

33 « ...in actu exteriori potest considerari duplex bonitas vel malitia: una secundum debitam materiam et circumstantias; alia, secundum ordinem ad finem. Et illa quidem quae est secundum ordinem ad finem, tota dependet ex voluntate. Illa autem quae est ex debita materia vel circumstantiis, dependet ex ratione: et ex hac dependet bonitas voluntatis, secundum quod in ipsam fertur. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.20, a2 ).

Page 118: Le problème du volontaire chez Aristote

115

que bonne en apparence154.

Et voici qu’apparaît la difficulté sous-jacente à la position de la critique, car en

affirmant que c’est l’intention et non pas l’acte extérieur qui devrait être

qualifiée de volontaire et que seulement celle-ci devrait être considérée

comme la mesure de la responsabilité de l’agent et, alors, de la moralité de

l’action, ces auteurs oublient que la volonté veut non seulement la fin qu’elle

se propose d’atteindre, mais encore l’action qu’elle choisit d’accomplir pour

arriver à la fin. Qui plus est, les observations de s. Thomas nous rappellent de

nouveau que, à l’égard de l’action, ce n’est pas le bien en tant que tel qui est

l’objet de la volonté, mais plutôt, le bien en tant que connu, c’est-à-dire ce que

aux yeux de l’intellect apparaît comme bon et que celui-ci présente à la volonté

comme étant le bien à accomplir. C’est ainsi que la volonté peut se rendre

mauvaise en raison de son intention de la fin ou en raison de l’action voulue, et

qu’elle ne peut se rendre bonne que si, tant la fin que l’action voulues, sont

toutes deux véritablement bonnes. Il s’ensuit, donc, que ce sera seulement si

la volonté est bonne sous ces deux rapports différents que l’action exécutée

sera bonne, car il suffit que l’intention ou l’action voulue soit mauvaise pour

rendre la volonté mauvaise et, par conséquent, l’action exécutée mauvaise; et il

ne suffit pas que la volonté soit bonne uniquement à cause de son intention

d’une fin bonne pour rendre une action, qui est en soi mauvaise, bonne au

moment de son exécution155

14 « ...id quod est bonum, potest accipere rationem mali, vel illud quod est malum, rationem boni, propter apprehensionem rationis. [...] Unde, si a ratione proponatur ut malum, voluntas feretur in hoc ut malum: non quia sit malum secundum se, sed quia est malum per accidens ex apprehensione rationis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.19, a5 ).

55 «... ad hoc quod aliquid sit malum, sufficit unus singularis defectus: ad hoc autem quod sit simpliciter bonum, non sufficit unum singulare bonum, sed requiritur integritas bonitatis. Si igitur voluntas sit bona et ex obiecto proprio, et ex fine, consequens est actum exteriorem esse bonum. Sed non sufficit ad hoc quod actus exterior sit bonus, bonitas voluntatis quae est ex intentione finis: sed si voluntas sit mala sive ex intentione finis, sive ex acto volito, consequens est actum exteriorem esse malum. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.20, a2 ).

Page 119: Le problème du volontaire chez Aristote

116

À la lumière des remarques de s. Thomas, nous pouvons maintenant

récapituler la position d’Aristote relativement à l’acte volontaire de la manière

suivante:

D’abord et avant tout, la volonté est un moteur mu. Mais ce n’est pas sous le

même rapport qu’elle est mue et qu’elle est moteur, ni sous le même rapport

qu’elle est en puissance et qu’elle est en acte. En effet, le premier moteur, le

moteur immobile, est le bien en tant que tel, et celui-ci meut la volonté

naturellement en premier lieu à vouloir le bien en général, et par la suite

rationnellement à vouloir le bien en particulier. La volonté, à son tour, par son

acte immédiat qui est le vouloir lui-même, se meut elle-même et meut aussi

les autres puissances de l’âme dans la mesure où le bien particulier de

chacune de celles-ci est compris dans le bien en général.

C’est ainsi que la volonté est mue par rapport à la spécification de son acte,

aussi bien que relativement à l’exercice de son acte. Quant au premier

mouvement, c’est l’intellect qui l’occasionne en présentant à la volonté le bien

concret à poursuivre et l’action à accomplir. Quant au deuxième mouvement, il

survient lorsqu’en voulant une certaine fin, la volonté se meut elle-même à

vouloir le moyen de la réaliser, et c’est alors qu’elle est en position de mettre

en mouvement les autres puissances de l’âme qui participent à la production

de l’action.

Le mouvement de la volonté vers l’action que l’intellect lui présente comme le

moyen le plus adéquat de parvenir à la fin est précisément ce que le Stagirite

comprend comme le choix délibéré, tandis que le mouvement de la volonté

vers la fin considérée non pas en tant que telle, mais plutôt en tant que le

résultat de l’action est ce que l’expérience commune connaît comme

l’intention.

Page 120: Le problème du volontaire chez Aristote

117

Du point de vue de la fin, donc, la volonté est mue de deux manières

différentes, à savoir d’une manière absolue, en considérant la fin par elle-

même, et relativement, en considérant la fin comme la raison de vouloir le

moyen de la réaliser. Dans ce dernier cas le mouvement de la volonté vers la

fin et vers le moyen de la réaliser est un et le même, car lorsque la volonté veut

le moyen, elle veut aussi la fin ( mais pas inversement ). Du point de vue de

l’action, donc, doubles sont les actes de la volonté qui se trouvent au sein de

toute action accomplie: l’acte immédiat de la volonté qui veut le moyen de

réaliser la fin et qui veut la fin en même temps, et l’acte de la volonté qui meut

les autres puissances de l’âme à l’exécution de l’action156 C’est pourquoi

Aristote voit dans cet acte immédiat de la volonté qui est le choix délibéré de

l’action à accomplir le point de départ de l’action humaine, et c’est pourquoi

volontaire se dit correctement tant de l’acte immédiat de la volonté comme de l’acte de la volonté qui est exécuté par les autres puissances de l’âme157. Tout

cela sans oublier que la volonté est aussi capable que l’intellect d’agir sur elle-

même, et alors, de vouloir ne pas vouloir et de choisir ne pas choisir, de sorte

que parfois même l’inaction est volontaire158.

156 « ...duplex est actus voluntatis: unus quidem qui est eius Immediate, velut ab ipsa elicitus, scilicet velle; alius autem est actus voluntatis a voluntate imperatus, et mediante alia potentia exercitus, ut ambulare et loqui, qui a voluntate imperantur mediante potentia motiva. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a4 ). Il faut souligner ici que lorsque s. Thomas affirme que la volonté commande l’action concrète, il le fait par extension et en tenant compte de la volonté comme premier moteur. En effet, le Docteur Angélique explique clairement que commander est bel et bien l’apanage de la raison humaine, mais que si la raison commande, c’est grâce à la volonté qu’elle le fait: « Imperare autem est quidem essentialiter actus rationis: imperans enim ordinat eum cui imperat, ad aliquid agendum, intimando vel denuntiando; sic autem ordinare per modum cuiusdam intimationes, est rationis. [...] Primum autem movens in viribus animae ad exercicium actus, est voluntas, ut supra ( q.9, a1 ) dictum est. Cum ergo secundum movens non moveat nisi in virtute primi moventis, sequitur quod hoc ipsum quod ratio movet imperando, sit ei ex virtute voluntatis. Unde relinquitur quod imperare sit actus rationis, praesupposito actu voluntatis, in cuius virtute ratio movet per imperium ad exercitium actus. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.17, a1 ).

157 « Actio autem aliqua dupliciter dicitur voluntaria: uno modo, quia imperatur a voluntate, sicut ambulare vel loqui; alio modo, quia elicitur a voluntate, sicut ipsum velle. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.1, a1, ad2 ).

158 « ...voluntarium dicitur non solum quod procedit a voluntate directe, sicut ab agente; sed etiam quod est ab ea indirecte, sicut a non agente. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.6, a3, ad1 ).

Page 121: Le problème du volontaire chez Aristote

118

Il appartient, donc, pertinemment à la philosophie naturelle d’Aristote de

s’occuper de la volonté en tant que puissance de l’âme, et à son éthique de

l’examiner dans les actes proprement humains.

Une fois que nous reconnaissons la présence dans l’action concrète de ces

deux actes de la volonté distincts l’un de l’autre, on s’aperçoit clairement qu’il

existe un vrai rapport de correspondance directe entre ceux-ci et Ses deux

conditions dont Aristote se sert pour définir l’acte involontaire et, par la

négation de ces dernières, l’acte qui résulte de l’exercice plein, libre et

vigoureux de la puissance de vouloir:

Étant donné que ce qui est fait sous la contrainte ou par ignorance est involontaire, l’acte volontaire semblerait être ce dont le principe réside dans l’agent lui-même connaissant les circonstances particulières au sein desquelles son action se produit. (EN 1111a 20-21 ).

Car en effet ce qui fait obstacle à l’exercice de ces deux actes concrets de la

volonté nous est manifeste d’une manière plus immédiate et plus universelle

que toute la contingence et l’hétérogénéité qui accompagnent le futur et le

particulier concret qui sont l’objet de la considération de la raison par rapport à

l’action à accomplir et qui participent dans la détermination de la volonté. Sans

ignorer en même temps la difficulté que la diversité et la variabilité des goûts et

des dispositions de chaque personne ajoutent à la question de savoir avec

certitude ce qui ferait qu’une action précise soit voulue par un agent

quelconque à un certain moment de sa vie.

C’est ainsi que l’acte interne de la volonté, n’étant rien d’autre qu’une

inclination provenant de la connaissance, qui elle aussi est un principe

intérieur du mouvement, ne saurait être touché que par une certaine ignorance,

à savoir celle des circonstances; mais pour ce qui est des actes commandés

par la volonté aux autres puissances de l’âme, ils sont sujets à la violence

Page 122: Le problème du volontaire chez Aristote

119

dans la mesure où cette dernière, provenant d’un principe extérieur à la

volonté, est capable d’entraver leur exécution.

On comprend alors que les mouvements conscients compulsifs auxquels fait

référence la critique, aussi bien que ceux qui pourraient être le résultat d’une

certaine pathologie, constituent en eux-mêmes une forme de violence, ayant

leur principe en dehors de la volonté et pouvant contrarier ses desseins,

diminuer ses capacités ou altérer son fonctionnement normal.

D’autre part, Aristote est clair et précis quand il nous dit que l’ignorance qui

rend un acte involontaire n’est ni l’ignorance des choses qu’un homme doit

faire ou éviter, ni celle des règles générales de conduite, ni l’ignorance de qui

on est non plus, mais uniquement l’ignorance de certaines des particularités

de l’action. En outre, le Stagirite nous fournit une liste des circonstances qui, après l’analyse que de celles-ci nous offre s. Thomas159, continue de nos jours

à s’avérer juste et exhaustive. Cette liste comprend tous les accidents qui

accompagnent d’une manière ou d’une autre l’action, à savoir la personne qui

agit, ce qu’elle accomplit, sur qui ou sur quoi elle agit, la raison pour laquelle

elle agit, les instruments ou les moyens par lesquels elle agit, et finalement sa

façon d’agir, qui comprend sa manière de faire, le moment de l’action et le lieu

où l’acte est accompli.

159 Dans son Éthique à Nicomaque (1111a 2-6 ), le Stagirite rend compte de six circonstances différentes ( τις τε δη καί τΐ καί περί τί η έν τίνι πράττει, ενίοτε δε καί τίνι, 010 νόργάι/cp, καί ενεκα τίνος οίον σωτηρίας, καί πώς, οίον ήρεμα ή σφοδρά ), circonstances que, avec les sept rapportées par Tulius dans son De inventione rhetorica (quis, quid, ubi, quibus, auxiliis, cur, quomodo, quando ), s. Thomas décompose en un total de huit: « Nam circunstantia dicitur quod, extra substantiam actus existens, aliquo modo attingit ipsum. Contingit autem hoc fieri tripliciter: uno modo, inquantum attingit ipsum actum; alio modo, inquantum attingit causam actus; tertio modo, inquantum attingit effectum. Ipsum autem actum attingit vel per modo mensurae, sicut tempus et locus\ vel per modum qualitatis actus, sicut modus agendi. Ex parte autem effectus, ut cum consideratur quid aliquis fecerit. Ex parte vero causae actus, quantum ad causam finalem, accipitur propter quid; ex parte autem causae materialis, sive obiecti, accipitur circa quid; ex parte vero causae agentis principalis, accipitur quis egerit, ex parte vero causae agentis Instrumentalis, accipitur quibus auxiliis. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.7, a3 ). La référence à Tulius est faite par s. Thomas d'Aquin un peu plus haut dans le texte cité.

Page 123: Le problème du volontaire chez Aristote

120

Parmi ces circonstances, celles qui correspondent à l’acte lui-même, à son

objet, à la manière de faire et au résultat qu’on attend de l’action sont d’un

intérêt particulier pour répondre aux objections de la critique; car en affirmant

que les critères d’Aristote nous amènent à considérer dignes de châtiment tant

les actions volontaires des enfants et des adolescents que celles des adultes,

ainsi que les fautes mineures en général, et en étant incapables de répondre

à la question de savoir si une action volontaire quelconque fut justifiée ou non,

la critique paraît oublier, d’abord, que les enfants et les adolescents manquent

de ces connaissances de la vie que nous avons pour avoir vécu,

connaissances qui portent principalement sur la manière d’agir face à une

diversité de situations complexes et sur les conséquences de nos actes, et

que cette sorte d’ignorance est considérée une circonstance atténuante par

rapport à la faute; ensuite, que l’ignorance de certaines circonstances est

beaucoup plus grave que celle de certaines autres et alors, que le degré de la

faute est mesuré par rapport à celles-ci; et finalement, que la justification de

l’action nous est donnée non seulement par les circonstances du qui, du quoi

et du pourquoi de l’action, qui correspondent à la cause efficiente, à la cause

finale et à la cause matérielle de l’action, et qui représentent les

connaissances les plus fondamentales pour sa production, mais encore par

la connaissance ou par l’ignorance de l’ensemble de toutes les autres

circonstances, car elles participent toutes à l’unité de l’action.

À la lumière de notre examen, donc, l’opinion de la critique qui veut que le

Stagirite traite à tort l’acte involontaire par ignorance d’une manière

complètement différente de celle de l’acte involontaire par contrainte apparaît

mal fondée, puisqu’il s’agit, en réalité, de deux aspects différents de l’acte de

la volonté. Les critères d’Aristote se révèlent non seulement corrects, mais

encore suffisants pour !’établissement d’une définition universelle de l’acte

volontaire, d’une définition juste et adéquate tant aux besoins de la théorie de

l’action qu’à ceux de la science de la morale.

Page 124: Le problème du volontaire chez Aristote

121

Reste uniquement à signaler que la compréhension de la dynamique de

l’action par Aristote ne reflète d’aucune manière ni une procédure linéaire qui

procéderait d’emblée de la cause à l’effet, ni une perspective qui confondrait le

point de vue de l’action et le point de vue de la disposition morale de l’agent,

comme le voudrait la critique. Bien au contraire, si d’une part il est vrai que le

travail de l’intellect sur la volonté et celle de la volonté sur l’intellect

commencent avec le vouloir de la fin elle-même et terminent avec le choix de

l’action, d’autre part il est faux que cette interaction entre les deux puissances

en question s’accomplit d’un seul pas et en dehors du jugement subjectif de

l’agent. En effet, nous avons déjà montré que pour Aristote la volonté, de par

sa nature propre, est en puissance par rapport au bien en général et que pour

la nature humaine ce bien prend la forme du bonheur, bien auquel toute

personne aspire d’une manière universelle mais que chaque personne

réalise d’une manière particulière à cause de !’indétermination qui lui vient de

sa nature immatérielle. C’est pourquoi la volonté demande à être réduite à son

acte par un moteur extérieur concret, qui est déjà en acte, et qu’elle ne se met

à vouloir que lorsque l’intellect lui montre un objet particulier quelconque,

parmi plusieurs autres possibles, sous l’aspect du bien, et plus précisément,

comme un bien susceptible d’être atteint par l’activité de l’agent, qui le désire

en vue du bonheur. Ce bien concret devient alors une fin plus particulière que

l’on poursuit en vue d’une autre fin plus universelle. La volonté meut alors

l’intellect à chercher le moyen de parvenir à cette fin, et dépendant du degré

d’universalité ou de particularité de celle-ci, l’intellect peut présenter à la

volonté soit une fin encore plus particulière à poursuivre en vue de la fin

supérieure, soit une action à accomplir. La volonté peut alors mouvoir l’intellect

à chercher le moyen d’arriver à cette nouvelle fin, ou bien le mouvoir à

commander l’exécution de l’action. Mais qu’un objet quelconque se manifeste

Page 125: Le problème du volontaire chez Aristote

122

à la personne comme un bien, dépend non seulement de l’objet, mais encore

de la personne, car comme l’indique très bien s. Thomas, toute relation est une fonction de tous les termes qui participent à elle160

” « ...¡d quod apprehenditur sub ratione boni et convenientis, movet voluntatem per modum obiecti. Quod autem aliquid videatur bonum et conveniens, ex duobus contingit: scilicet ex conditione eius quod proponitur, et eius cui proponitur. Conveniens enim secundum relationem dicitur : unde ex utroque extremorum dependet. Et inde est quod gustus diversimode dispositus, non eodem modo accipit aliquid ut conveniens et ut non conveniens. Unde Philosophus dicit in III Ethic. ( lect. xiii ) : qualis unusquisque est, talis finis videtur ei. » ( Summa Theologica, Ia lia, q.9, a2 ).

Page 126: Le problème du volontaire chez Aristote

CONCLUSION

Page 127: Le problème du volontaire chez Aristote

124

Conclusion

La lecture attentive et réfléchie de différents textes pertinents à la question du

volontaire dans les traités naturels et éthiques d’Aristote, lecture guidée par

notre expérience commune du vouloir et approfondie par les réflexions fines et

judicieuses de saint Thomas d’Aquin, nous a permis, d’abord, de constater

qu’il y a effectivement une doctrine du libre arbitre dans la position du grand

philosophe à l’égard de l’action humaine, doctrine dont la définition

aristotélicienne de l’acte volontaire rend compte parfaitement, et ensuite, de

réfuter les objections soulevées par les divers auteurs de la critique qui a été

l’objet de notre étude.

En effet, en définissant l’acte volontaire par la négation des deux conditions qui

interdisent à la volonté la souveraineté sur l’action, le Stagirite garantit que

cette définition est inscrite dans le contexte même du libre exercice de notre

puissance de vouloir. Ces deux conditions, nous avons découvert,

correspondent aux deux actes de la volonté que l’on trouve au cœur de toute

action accomplie, à savoir l’acte qui meut la volonté à vouloir l’action, et l’acte

qui meut les autres puissances de l’âme à exécuter l’action. Le premier de ces

actes étant un acte de la volonté qui agit sur elle-même, seul quelque chose

d’inhérent à lui-même saurait le restreindre pour provoquer ainsi un résultat

non voulu; le deuxième étant un acte de la volonté qui agit sur les autres

puissances de l’âme, seul quelque chose d’extrinsèque à la volonté saurait

contrevenir à son décret. Le Stagirite identifie le premier de ces facteurs avec

l’ignorance des circonstances qui accompagnent l’action, et le deuxième avec

toute violence que chacune des puissances qui participent à la production de

l’action pourrait subir de la part d’un agent externe quelconque.

Page 128: Le problème du volontaire chez Aristote

125

La capacité qu’a la volonté de se déterminer elle-même à l’exercice de son

acte, Aristote la trouve, d’abord, dans le fait que la volonté est naturellement en

puissance relativement au bien en général, et ensuite, dans le fait que la

volonté a le pouvoir de se mouvoir elle-même à vouloir le moyen de réaliser

quelque fin que l’intellect lui montre sous l’apparence du bien, ce qui fait de la

volonté le sujet de la liberté et de la raison sa cause.

Qui plus est, la manière dans laquelle Aristote voit la volonté se déterminer à

accomplir un acte en particulier ne consiste pas dans un mouvement simple et

direct de la cause à l’effet, comme le voudrait la critique. Conformément à

l’éclaircissement du texte aristotélicien que nous offre saint Thomas, l’intellect

meut la volonté à vouloir la fin en lui présentant le bien, et la volonté meut

l’intellect à chercher le moyen de réaliser la fin en voulant ce bien. Et ainsi

successivement, jusqu’à ce que le moyen que l’intellect montre à la volonté ne

soit plus un bien en particulier que l’on poursuivra en vue de la réalisation d’un

autre bien plus universel, mais plutôt une action concrète à accomplir pour

parvenir à la fin, et que la volonté, ensuite, meuve l’intellect à commander

l’exécution de l’action. Tout cela sans oublier que vouloir ne pas vouloir et

vouloir ne pas agir font partie des biens que l’intellect peut présenter à la

volonté au moment opportun. C’est pourquoi Aristote comprend qu’il est

toujours dans le pouvoir de l’agent de faire ou de ne pas faire, même sous la

contrainte ou bien dans ces cas où il n’y a qu’un seul moyen pour parvenir à la

fin, car l’homme prudent préfère renoncer à la fin lorsque le seul moyen de

parvenir à elle est quelque chose de honteux ou de nuisible. Même sous la

contrainte l’homme vertueux trouve préférable de subir un malheur que de

souffrir un déshonneur ou de commettre une injustice. Mais qu’un objet

quelconque, chose ou action, se manifeste aux yeux de la personne comme

bon ou comme bon à accomplir, résulte non seulement de la condition de

l’objet externe, mais encore de la disposition interne de l’agent, comme le

démontre le fait que chez l’homme tempérant le désir rationnel triomphe sur

Page 129: Le problème du volontaire chez Aristote

126

l’appétit sensible, tandis que chez l’intempérant et chez l’incontinent, c’est le

désir immédiat qui, dans le choix délibéré, l’emporte sur le jugement de la

raison.

Cette dynamique de puissances rend manifeste, entre autres choses, que

l’acte de la volonté n’est rien d’autre qu’une inclination provenant du principe

interne de la connaissance. Quand cette inclination est orientée vers le bien en

tant que tel, nous avons le vouloir proprement dit, et lorsqu’elle est orientée

vers le moyen de le réaliser, c’est alors que nous avons le choix. Saint Thomas

nous fait remarquer aussi que !’inclination de la volonté vers la fin, — celle-ci

comprise non pas en tant que telle et en dehors de l’action, mais plutôt

comme le point d’arrivée concret de l’action —, est précisément ce que nous

connaissons de tout temps comme l’intention, comme en témoigne notre

expérience commune du vouloir constatée par l’emploi ordinaire des mots du

vocabulaire associé au volontaire dans les diverses langues qui ont rapport

aux écrits que nous avons examinés.

Notre lecture des traités naturels d’Aristote confirme que le Stagirite est

toujours conscient de l’étroite collaboration de l’intellect et de la volonté à

l’action. D’abord, là où, en traitant des mouvements qui se produisent en vue

de quelque chose, Aristote commence par distinguer les actes ne provenant

pas du choix délibéré des actes provenant du choix délibéré (P/7. 196b 21-22),

faisant des premiers le sujet propre de sa philosophie naturelle (P/7. 200b 12-

15); ensuite, là où traitant des principes internes du mouvement local le

Stagirite en nomme deux, l’intellect et le désir (DA 433a 9-10), ayant reconnu

que le vouloir est du désir provenant de la raison (DA 432b 5-6); et finalement,

là où il établit que l’animal se meut soit sous l’action du désir, soit sous celle

du choix délibéré (DMA 701a 4-5), ayant remarqué auparavant que l’intellect ne

meut pas sans le désir (DA 433a 22-23), mais que l’être pensant tantôt agit,

tantôt n’agit pas suivant un raisonnement («οτι μ6ν ow ή πραξις το

Page 130: Le problème du volontaire chez Aristote

127

συμπέρασμα, φανερόν » (DMA 701a 23-24)). Pourtant, tout en affirmant le choix

délibéré comme le principe propre de l’action humaine (voir aussi

Mét. 1013a 10-21 ), et tout en affirmant que le choix délibéré est à la fois du

domaine du désir et du domaine de la raison (DMA 700b 23), Aristote ne

procède à son examen dans aucun de ses traités naturels, mais on le trouve,

par contre, rapporté en détail dans ses traités éthiques, sa définition y

comprise (EN 1111b 4-1112a 17 et EE 1225b 18-1226b 9); tandis que la

nature, principe interne de mouvement de tous les êtres naturels, y est

amplement traitée et définie. La volonté, comme l’intellect, tout en étant une

puissance constitutive de la nature humaine, n’est pas réduite pour cela à

l’exercice de son acte d’une manière purement naturelle, attendu qu’elle n’est

pas déterminée au particulier, comme c’est le cas de l’appétit sensible

(DA 433b 27-30); pourtant, elle ne saurait se déterminer aucunement si elle

était dépourvue d’une inclination naturelle, et celle-ci ne saurait être rien

d’autre qu’un mouvement vers le bien en général. Aristote traitera plus tard du

bonheur, bien universel de la nature humaine, et du volontaire et de

l’involontaire, ainsi que du choix délibéré et de la délibération, dans le contexte

de la liberté d’action qui lui fournit au préalable la reconnaissance de

l’existence chez l’être humain, de par sa nature propre, d’un désir qui, au

départ, ne connaît ni bornes ni déterminations particulières.

C’est ainsi que, loin de se montrer défavorables au bon entendement de l’acte

volontaire par l’éthique, comme l’affirment les auteurs de la critique, tant la

définition aristotélicienne de l’acte volontaire que la démarche suivie par

Aristote pour parvenir à elle s’avèrent, au contraire, exactes relativement à la

réalité des faits en plaçant l’acte volontaire à la racine même de la liberté de

choix, et alors, au cœur de la vie morale de la personne humainè:

« Le principe de l’action morale est ainsi le libre choix ( principe étant ici le point d’origine du mouvement et non la fin où il tend ), et celui du choix est le désir et la

Page 131: Le problème du volontaire chez Aristote

128

règle dirigée vers quelque fin. C’est pourquoi le choix ne peut exister ni sans intellect ni sans une disposition morale, la bonne conduite et son contraire dans le domaine de l’action n’existant pas sans pensée et sans caractère. » (EN 1139a 32-35)161

ή κΐνησις άλλ' ούχ ού ενεκα—προ a ιρε σε ως aveu νοΰ καί διάνοιας ουτ' aveu ήθικης το εναντίον εν πράξει aveu διάνοιας καί

51 « πραξεως μεν ούν αρχή προαίρεσις—οθεν δε ορεξις καί λογος ό ενεκά τίνος, διδ οϋτ"έστίν εξεως η προαίρεσις׳ εύπραξία γαρ καί ήθους ούκ εατιν. »

Page 132: Le problème du volontaire chez Aristote

BIBLIOGRAPHIE

Page 133: Le problème du volontaire chez Aristote

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Bibliographie

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1970.

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S. Aurelius Agustinus, De Libero Arbitrio, dans Corpus Christianorum. Series

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de Aquino Opera omnia ¡ussu Leonis XIII P.M. edita, tomus 23, Ex Typographia

Polyglotta S. C. de Propaganda Fide, Roma 1882-<1992>.

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Thomae de Aquino Opera omnia iussu Leonis XIII P.M. edita, tomus 22, Ex

Typographia Polyglotta S. C. de Propaganda Fide, Roma 1882-<1992>.

S. Thomae Aquinatis, Sententia libri de Anima, dans Sancti Thomae de Aquino

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S. C. de Propaganda Fide, Roma 1882-<1992>.

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Polyglotta S. C. de Propaganda Fide, Roma 1882-<1992>.

S. Thomae Aquinatis, Summa Theologica (Prima Secundae Partis), dans

Sancti Thomae de Aquino Opera omnia ¡ussu Leonis XIII P.M. edita, tomus 6,

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3/ Auteurs contemporains

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Berkeley, 1982.

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Publications universitaires de Louvain, 1959 (Tome II)

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1979.

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Page 139: Le problème du volontaire chez Aristote

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5/ Ouvrages de référence

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Éditions Kllincksieck, 1984, 2 volumes.

Ernout, A, Meillet, A, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris,

Éditions Kllincksieck, 2001.

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Page 140: Le problème du volontaire chez Aristote

ANNEXE A

Page 141: Le problème du volontaire chez Aristote

138

Annexe A

1/ Vocabulaire du grec ancien

ακούσιος,a ou ος, ον : Bailly: contr. att. d'αεχούσιος, qui s’est fait ou se fait

contre le gré, d’où 1. involontaire; αχούσιος tlvl, PLUT, contre le gré de

quelqu’un || 2. qui contraint: αχούσιαοί αι/άγχαί, THC. nécessités inevitables. ||

Liddell-Scott: 1. of acts or their consequences, against the will, constrained.

Often in Att., involuntary offences. 2. of persons, only in Adv. ακουσίως

unwillingly.

ακουσίως : Bailly: adv. contre le gré, malgré : ακουσίως τινι αφΐχϋαί, THC. être

venu contre le gré de qqn. || Liddell-Scott: of persons only, involuntarily.

ακων, ούσα, ον, gén. -όντος, -ούσης, -όντος Bailly: contr σέκων : I. en

pari, de pers. 1. qui refuse, qui ne consent pas : αχοντος Διος, ESCHL. malgré

Zeus H 2. que l’on contraint, d’où qui agit malgré soi, contraint, forcé || 3. qui fait

quelque chose involontairement, par mégarde || II. involontaire. || Liddell-Scott:

1. of persons, involuntary, constrained || 2. Poet, like ακούσιος, of acts or their

consequences, involuntary.

βούλησις, εως (η) : Bailly: 1. volonté, désir || 2. dessein, intention. || Liddell-

Scott: I. a willing : one’s will, intention, purpose II. the purpose or meaning of a

poem.

Page 142: Le problème du volontaire chez Aristote

139

βούλομαι (η) : Bailly: I. vouloir en gén. et plutôt au sens de désirer, p.

opposition à θέλω, qui semble marquer l’idée de vouloir proprement dite, 1.

vouloir 2. désirer, souhaiter 3. avoir l’intention de, montrer une tendance à || 11.

vouloir bien, consentir à. || Liddell-Scott: I. to will, wish, be willing II. alt. usages:

1. followed by subj. adds force to the demand 2. ei βούλει, a courteous phrase,

if you please 3. ο βουλόμενος, the fist that offers 4. βουλομένφ μοί έστι, it is

according to my will 5. to mean so and so, τι βούλεται είναι׳ III. followed by η,

to prefer.

εκούσιος,a ou ος, ον : Bailly: 1. qui agit volontairement : εκούσιον αττοθανεΪν,

THC. mourir volontairement || 2. qu’on fait volontairement, volontaire; τα εκούσια,

les actes volontaires; εξ εκούσιας ( s.e. γνώμης ), SOPH, χαθ' εκούσιας, THC.

volontairement. || Liddell-Scott: 1. of actions, voluntary; 2. rarely, like έκών, of

persons, willing, acting of free will.

έκών, οΰσα, ον, gén. -οντος, -ούσης, -οντος : Bailly: 1. qui agit de son

plein gré, spontanément; en parlant de choses, de soi-même || 2. qui consent,

d’ord. avec une nég. ούχ έχ. qui fait quelque chose non volontairement, malgré

soi. Il Liddell-Scott: 1. willing, of free will, readily. 2. wittingly, purposely. 3.

Rarely of things.

προαίρεσις, εως (ή) : Bailly: 1. propr. choix d’avance; parti pris, dessein

prémédité || 2. p. suite, volonté, plan, intention; au plur. préférence, désir, envie,

impulsion : προαίρτσας του βίου, plan de vie || 3. sentiments et principes

d’après lesquels on se règle, manière de penser et d’agir; particul. principes

de science ou de philosophie, doctrine || 4. principes politiques, d’où mode de

gourvernement; p. suite, parti politique. || Liddell-Scott:1. a choosing one thing

before another, an act of deliberate choice, a purpose, resolution, plat. etc. -

Page 143: Le problème du volontaire chez Aristote

κατα npoaípeaLv on purpose, as one will, Arist. || 2. a purpose, plan, or scope of

action, a course of life, principle of action, Dem. || 3. in political language, a

deliberate course of action, a policy, Id.: - also, a mode of government; in pi.,

τας κοινας προαιρτσας your public principles, your general policy, Id. || 4. a

department of governement, Id. || 5. a political party, Id.

2/ Vocabulaire anglais

counter- : pref. 1. Forming nouns, with the senses ‘contrary, opposed ( in

direction or effect), reciprocal’, 'with the opposite effect, so as to rival or

frustrate’; also ‘corresponding, matching’; ‘substitute, secondary’. 2. Forming

adjectifs and nouns, with the senses ‘contrary to’, ‘in opposition to’, ’turned in

the opposite direction, placed on opposite sides’, ’reversed’, ’interchanged’.

in- : pref. Representing Latin in-, Greek a־, an-. Prefixed chiefly to adjectives and

their derivatives to express negation or privation. The modern tendency is to

restrict in- to words answering to Latin types and to use un- in other cases.

intend : v. I. Direct the mind to something to be done. 1. Have as one’s purpose

(an action etc.); plan to do, contemplate doing. 2. Have the desire (for a

person or thing ) to be, to do. II. Fix in a course, direct; incline or tend in a given

direction.

intention : n. 1. The action or fact of intending to do a thing; what one intends to

do, 2. one’s aim or design; intended mode of behaviour.

intentional : adj. 1. Of or pertaining to intention; existing ( only ) in intention. 2. In

scholastic logic and ( later) phenomenology: of or pertaining to the operations

of the mind; existing in or for the mind. 3. Done on purpose; deliberate.

140

Page 144: Le problème du volontaire chez Aristote

intentionally : n. the quality or fact of being intentional; esp. ( in

phenomenology ) the fact of being directed at an object ( as a supposed quality

of every act of consciousness ).

intentionally : adv. in an intentional manner or relation; esp. deliberately, on

purpose.

involuntary : adj. 1. Not done willingly or by choice; independent of volition,

unintentional. 2. Unwilling, not exercising the will. 3. Of a nerve, muscle, etc.:

concerned in bodily actions or processes which are independent of the will.

non- : pref. 1. Forming nouns, with the sense ‘not doing, failure to do״ exception

from doing’, ‘failure to be, not being’, ‘a person or thing not wholly, adequately,

or genuinely of the kind designated’. 2. Forming adjectives with the sense ‘not

connected with or involving the thing designated’, ‘failing to be, not being’,

‘neither such nor its opposite’, ’that does not, that has not been’. 3. Forming

adverbs with the sense ‘not thus, not in the manner specified’.

unwilling : adj. 1. Not intending or desiring (to do a particular thing). 2. Not

inclined, willing, or ready; averse, reluctant, loath. 3. Involuntary; unintentionnal;

unwilled. 4. Performed, manifested, expressed, or avowed reluctantly or

unwillingly.

voluntarily : adv. 1. of one’s own free will or accord; without compulsion,

constraint or undue influence by others; freely, willingly. 2. Without other

determining force than natural character or tendency; naturally, spontaneously.

voluntary : adj., adv. A adj. 1. Of a feeling, sentiment, etc: arising or developing

in the mind without external constraint, purely spontaneous in origin or

character. 2. Of an action : performed or done of one’s own free will, impulse, or

choice; not constrained, prompted or suggested by another. Also more widely,

141

Page 145: Le problème du volontaire chez Aristote

left to choice, not required or imposed, optional. 3. Of a bodily action: subject to

or controlled by the will. 4. Assumed or adopted by free choice; freely chosen or

undertaken. 5. Done by deliberate intent; designed, intentional. 6. Of the will:

free, unforced, unconstrained. 7. Of a person: acting from personnel choice or

impulse, willingly, or spontaneously, in a specified capacity. 8. Freely or

spontaneously bestowed or made. 9. Favourably inclined or disposed (to do

something ); willing, ready. B adv. = voluntarily adv.

will : n. I. 1. Desire, wish, longing; (a) liking or disposition ( to do ); (an)

inclination to do. 2 A desire or wish as expressed in a request; the expression

of a wish, a desire, a petition. II. 1. The action of willing or desiring to do

something, the exercising of the mind with conscious intention towards

initiating a chosen action; volition. 2. Intention, intent, purpose, determination;

an instance of this. 3. The faculty by which a person exercises his or her

capacity for initiating conscious and intentional action; power of choice in

regard to action. 4. Cf. FREE WILL: Control over one’s own will. 5. Intention or

determination what what one wishes or ordains be done by another or others;

force or energy of intention. 6. Consent, acquiescence; favourable disposition.

will : v.t. 1. Desire, want, wish for, have a mind to, (something); wish or intend

( that or that something be done or happen ). 2. Give authoritative expression of

a wish or intention that; decree, order.

willing : adj. and adv. A. adj. 1. Having a ready will; disposed to undertake or

consent to a thing without reluctance; ready to be of use or service; obliging. 2.

Wishing, wishful, desirous 3. Done or undergone of one’s own will; voluntary,

intentional, deliberate. B. adv. Willingly, without reluctance; in a willing manner;

(a) readily, without reluctance, gladly (b) intentionally, deriberately; without

compulsion, voluntarily.

142

Page 146: Le problème du volontaire chez Aristote

143

3/ Vocabulaire français

contre- : pref. Élément, du lat. contra (verbes et sustantifs) qui exprime soit

l’opposition (V. Anti-, Para־), soit la proximité.

in- : pref. Élément négatif, du lat. in-.

intention : n. f. 1. Le fait de se proposer un certain but. 2. Dessein ferme et

prémédité. 3. Le but même qu’on se propose d’atteindre.

intentionnel, elle : adj. Qui est fait exprès, avec intention, à dessein.

intentionnellement : adv. Avec intention, de propos délibéré.

involontaire : adj. 1. Qui n’est pas volontaire, qui échappe au contrôle de la

volonté. 2. Qui agit ou se trouve dans une situation, sans le vouloir.

involontairement : adv. D’une manière involontaire; sans le vouloir.

non- : pref. : Qui n’est pas, est le contraire de.

volontaire : adj. 1. Qui résulte d’un acte de la volonté ( et non de l’automatisme,

des réflexes ou des impulsions). Qui n’est pas l’effet d’une contrainte, qui

n’est pas forcé. 2. Qui a, ou marque de la volonté, une volonté ferme. 3. Qui agit

librement, sans contrainte extérieure.

volonté : n.f. I. Disposition mentale ou acte de celui qui veut. 1. Ce qui veut

quelqu’un et qui tend à se traduire par une décision effective conforme à une

intention. 2. Disposition ( bonne ou mauvaise ) à vouloir et à agir dans un cas

déterminé ou à l’égard de quelqu’un. II. Faculté. 1. Faculté de vouloir, de se

détermiiner librement à agir ou à s’abstenir, en pleine connaissance de cause

Page 147: Le problème du volontaire chez Aristote

et après réflexion 2. Psycho Forme de l’activité personnelle

( physiologiquement lié au système nerveux de la vie de relation et au jeu des

muscles striés ) caractérisée par par une représentation mentale préalable du

but à atteindre.

vouloir V tr I. Avoir une volonté oou simplement une intention, un désir II.

Avoir besoin de, démander III. Par extension, affirmer ( par un acte du

jugement volontaire plus que par référence à la réalité IV. Simple

acquiescement de la volonté Consentir, accepter

vouloir n m Faculté de vouloir.

144