GYMNASTIQUE VOLONTAIRE

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GYMNASTIQUE VOLONTAIRE par Bernard PARIS Professeur d'E.P.S. C.R.E.P.S. HOULGATE PREMIÈRE PARTIE Ce monde nous vivons Le mesure qui caractérisait l'antique sagesse n'est plus. L'outrance est partout ; elle imprègne notre vie dans ses moindres replis. Seul, le monde rural semble échapper, du moins pour l'instant, à ce démantelle- ment de la personne humaine. Les grandes révolutions industrielles du siècle der- nier et les différentes techniques qui en sont issues comme autant de réactions en chaîne, ont échappé au contrôle de l'homme. Apprenti-sorcier, il est incapable de maîtriser les forces qu'il a déchaînées : la technique crée un monde d'aliénations. La cadence rapide de la vie quotidienne a imposé un rythme rigoureux d'alternance travail- repos ; le temps et la durée sont devenus linéaires, la tension, quasi-permanente. La vitesse, le bruit, autres fléaux des temps modernes, règnent à l'usine, au bureau, à la ville, au foyer. En un mot, l'Homme a créé un monde qui le broie. Le sens de l'Homme Médecins et éducateurs établissent le bilan, et constatent avec inquiétude que les déficits l'em- portent sur les gains. Le docteur André Cros nous dit : « L'humanité doit conserver le sens de l'homme complet, de l'individu. Pour nous, elle doit surtout retrouver la simplicité finale de l'existence dans la complexité de l'organisation technique »... Et d'ajou- ter : : « Une fois de plus, mais à une échelle jamais atteinte —, une civilisation, la nôtre, vacille ». La société devrait être le foyer d'épanouissement de chacun, mais, pour avoir laissé s'installer le dé- sordre en son sein, elle a enfanté un « HOMO SAE- DENS », physiquement et mentalement amputé d'une partie de lui-même. Eric Westergren, recteur de l'Ecole Supérieure d'éducation physique, de Lillsved, en Suède, dit son inquiétude : « le nouveau type d'hommes, l'HOMO SAEDENS, que notre époque a vu naître, est certainement, au point de vue de l'histoire de l'évolution, très mal adapté au milieu qu'il a lui-même créé. Cette difficulté d'adaptation sera-t-elle le début de sa perte ?... Dans un avenir éloigné, l'homme ne subsistera-t-il que dans les musées, sous forme de fossiles que viendront exa- miner curieusement les créatures qui peupleront alors notre terre ? Diront-ils, en contemplant le sque- lette des lézards géants : « Ceux-là sont morts parce qu'ils étaient trop grands », et écriront-ils, sur la vitrine renfermant le squelette humain, la rubrique : HOMO SAEDENS, disparu par manque de mouve- ments ! ». Les troubles occasionnés par absence d'exercice sont chaque jour plus nombreux ; l'humanité traîne son cortège de « dys » et « d'hypo », en tous genres. « L'animal » humain est malade, mais sur le plan psychique, le désastre n'est pas moins étendu. L'homme marque ses actions d'une sorte d'agressi- vité, fruit d'un monde qui ne lui permet pas, ou mal, de s'exprimer. Il appartient donc à l'homme, par un double mou- vement, de créer un monde à sa mesure, et de cher- cher à s'y mieux adapter. La véritable culture L'industrie étant bien installée, il est illusoire et ridicule de prêcher un retour à l'artisanat. Mais nous pouvons souhaiter que la technique se mette au service de l'homme, pour son bonheur et son progrès. Photo J. Babout 14 Revue EP.S n°72 Novembre 1964. ©Editions EP&S. Tous droits de reproduction réservés

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GYMNASTIQUE V O L O N T A I R E

par Bernard PARIS

Professeur d'E.P.S.

C.R.E.P.S. HOULGATE

PREMIÈRE PARTIE Ce monde où nous vivons

Le mesure qui caractérisait l'antique sagesse n'est plus. L'outrance est partout ; elle imprègne notre vie dans ses moindres replis. Seul, le monde rural semble échapper, du moins pour l'instant, à ce démantelle-ment de la personne humaine.

Les grandes révolutions industrielles du siècle der­nier et les différentes techniques qui en sont issues comme autant de réactions en chaîne, ont échappé au contrôle de l'homme.

Apprenti-sorcier, il est incapable de maîtriser les forces qu'il a déchaînées : la technique crée un monde d'aliénations. L a cadence rapide de la vie quotidienne a imposé un rythme rigoureux d'alternance travail-repos ; le temps et la durée sont devenus linéaires, la tension, quasi-permanente. L a vitesse, le bruit, autres fléaux des temps modernes, règnent à l'usine, au bureau, à la ville, au foyer. En un mot, l'Homme a créé un monde qui le broie.

Le sens de l'Homme Médecins et éducateurs établissent le bilan, et

constatent avec inquiétude que les déficits l'em­portent sur les gains. Le docteur André Cros nous dit : « L'humanité doit conserver le sens de l'homme complet, de l'individu. Pour nous, elle doit surtout retrouver la simplicité finale de l'existence dans la complexité de l'organisation technique »... Et d'ajou­ter : : « Une fois de plus, — mais à une échelle jamais atteinte —, une civilisation, la nôtre, vacille ».

L a société devrait être le foyer d'épanouissement de chacun, mais, pour avoir laissé s'installer le dé­sordre en son sein, elle a enfanté un « HOMO SAE-

DENS », physiquement et mentalement amputé d'une partie de lui-même. Eric Westergren, recteur de l'Ecole Supérieure d'éducation physique, de Lillsved, en Suède, dit son inquiétude : « le nouveau type d'hommes, l'HOMO SAEDENS, que notre époque a vu naître, est certainement, au point de vue de l'histoire de l'évolution, très mal adapté au milieu qu'il a lui-même créé. Cette difficulté d'adaptation sera-t-elle le début de sa perte ?... Dans un avenir éloigné, l'homme ne subsistera-t-il que dans les musées, sous forme de fossiles que viendront exa­miner curieusement les créatures qui peupleront alors notre terre ? Diront-ils, en contemplant le sque­lette des lézards géants : « Ceux-là sont morts parce qu'ils étaient trop grands », et écriront-ils, sur la vitrine renfermant le squelette humain, la rubrique : HOMO SAEDENS, disparu par manque de mouve­ments ! ».

Les troubles occasionnés par absence d'exercice sont chaque jour plus nombreux ; l'humanité traîne son cortège de « dys » et « d'hypo », en tous genres. « L'animal » humain est malade, mais sur le plan psychique, le désastre n'est pas moins étendu. L'homme marque ses actions d'une sorte d'agressi­vité, fruit d'un monde qui ne lui permet pas, ou mal, de s'exprimer.

Il appartient donc à l'homme, par un double mou­vement, de créer un monde à sa mesure, et de cher­cher à s'y mieux adapter.

La véritable culture L'industrie étant bien installée, il est illusoire et

ridicule de prêcher un retour à l'artisanat. Mais nous pouvons souhaiter que la technique se mette au service de l'homme, pour son bonheur et son progrès.

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L a culture apportera le correctif le plus puissant, si elle est sagesse, raison, réflexion ; si elle devient le dénominateur commun entre tous, si elle se révèle être l'antidote de la spécialisation, de l'irrationnel, de la passion aveugle.

L'exercice physique, à travers les jeux et les sports, participera à cette culture dans la mesure où il saura échapper aux tares que nous avons sou­lignées. Or, là encore, le seuil critique a été franchi ; l'excès est venu gangrener cette nouvelle sphère de l'activité humaine, jusqu'ici préservée.

Le sport moderne glisse sur la pente des déborde­ments hors mesure.

Loin de nous de vouloir éliminer ce qui fait l'essence même de la compétition ; lutte où le meil­leur de soi-même est donné en vue d'une victoire ; passion et dépassement permanent en vue de se hausser toujours plus haut, plus vite et plus loin. Mais tout aussi éloignée de nous, l'idée que toutes les sources d'énergie doivent être libérées sans frein. Sans la passion, l'homme n'aurait pas accompli tous les prodiges de grandeur qui jalonnent son his­toire ; toutefois, lorsqu'il s'agit de sport, il y a quel­que danger à laisser déborder cet élan irrésistible vers l'extraordinaire ou le surhumain. Le sport doit rester un jeu procurant plaisir et joie. Soumis au libre choix du pratiquant, il lui permettra d'échap­per à l'emprise de l'instant et lui ouvrira la voie d'accès vers une certaine perfection. Au même titre que la création artistique, il nous amènera à dépasser les limites étroites de la vie de chaque jour. Car le sportif est, lui aussi, un artiste. Rappelons le mot de Decroux : « L'art est plus vrai que la vie, car dans la vie on se retient ». Pour progresser et vaincre, le sportif doit, très souvent, aller au-delà des limites que semble lui assigner la nature, conscient de ce qu'il est, des contingences, il affirme son pouvoir d'accomplir l'acte gratuit.

Voilà qui mérite notre respect, et nos encourage­ments ; mais nous ne pouvons nous en tenir à ces seules considérations...

Les dangers du sport L'essence même du sport est compétition et sélec­

tion ; il ne peut échapper à l'excès que nous dénon­cions. Il ne peut intéresser qu'une minorité. Un nombre important d'individus se détourne d'une telle pratique. L'homme moyen est pris de vertige quand il compare ses sommets aux cîmes altières au niveau desquelles s'ébattent les champions. Il se réfugie dans l'absentéisme. Nous retrouvons donc ici la difficulté qu'il y a pour tout individu, à satisfaire son besoin d'expression, dans un monde de plus en plus sélec­tif. L a masse se trouve négligée au profit de l'élite.

Le champion entraînant cette masse dans son sillage, ne nous est guère argument plus probant que le lauréat d'un prix littéraire par rapport au débutant maniant avec maladresse le verbe et la syntaxe. Combien nombreux sont ceux que le découragement gagne : les portes dorées de la gloire ne s'ouvrent que devant les protégés des Dieux, qui, de surcroît, sacrifient tout sur l'autel de la réussite.

Le sport doit rester résolument dans le cadre des loisirs et sous le signe de l'harmonie. « L'homme complet se meurt » chante le poète, et ce n'est pas en fabriquant des héros d'un jour, que l'on rétablira la balance des comptes.

Phénomène d'époque, la spécialisation précoce, s'installe partout ; sous couvert de rendement immé­diat, on néglige les réalités de demain. Combien de jeunes n'est-on pas en train de traumatiser profondé­ment en les soumettant à un entraînement prématuré, démesuré et trop spécialisé ? Non seulement ce maqui­gnonnage s'inscrit en faux, contre les conclusions scien­

tifiques, dans le domaine de la psycho-motricité, mais, plus gravement, il enferme le jeune, limite sa liberté, « l'engageant », si tôt qu'il ferme son horizon.

L a tendance actuelle est, hélas, trop nettement dans dans le courant que nous dénonçons. Le champion, livré en pâture à la foule des spectateurs, par une certaine presse, est souvent divinisé, adulé. L a masse croit reconnaître en lui le symbole des valeurs après lesquelles elle s'essouffle. Par goût de se sentir au-des­sus de l'ordinaire elle s'identifie à lui. Les champions sont des « Dieux » à la mesure des temps que nous vivons.

DEUXIÈME PARTIE A la recherche de l'harmonie

Dans cet étrange concert, des hommes conscients du danger, luttent pour rétablir l'harmonie. Les éduca­teurs proposent une gamme étendue d'activités. Les jeunes, à qui la compétition rationnellement préparée et contrôlée permet de saines et loyales joutes, ont le loisir d'étancher leur soif de mouvements. L'adulte, que n'intéresse pas (ou plus) la technique et son abou­tissant, la compétition, pose d'autres problèmes.

Comment répondre à ce besoin Depuis plus d'un siècle, existe, en Suède, le mou­

vement « Gymnastique volontaire ». Nous lisons, dans l'ouvrage de Pierre Seurin : « l'E.P. dans le monde » :

« en 1830, un journal de Gaëvle, ville du Nord de la Suède, nous dit que la gymnastique d'adultes s'y pra­tique chaque jour. Cependant, ce ne fut qu'à partir de 1875 que la gymnastique volontaire prit un bon départ et que le premier club sportif jut créé... En 1903, l'organisation centrale d'athlétisme, la Fédéra­tion des sports suédois fut fondée, et l'année suivante (1904), l'Association suédoise de gymnastique, orga­nisation nationale de gymnastique volontaire, jut également fondée... Actuellement, le nombre des membres de l'Association suédoise de gymnastique est de plus de 300.000, (population de la Suède : sept mil­lions) et on dispose de 6.000 instructeurs.

Dans le secteur de la ville de Stockholm, il y a, aujourd'hui 669 groupes de gymnastique volontaire (148 masculins, 521 féminins). Ils se rassemblent dans l'association de gymnastique de Stockholm. Durant ces dernières années, l'association suédoise de gym­nastique a pris plusieurs initiatives, comme, par exemple la campagne pour une meilleure santé, la gymnastique des ménagères, la gymnastique d'usine et de bureau, la gymnastique chez soi, les camps d'été pour les écoliers et les ouvriers, la campagne pour de saines habitudes journalières et l'organisation des deux Lingiades de 1939 et 1949 ».

En France, ce n'est que très tardivement que la gymnastique volontaire prit son essor. Lancé par la Fédération Française de Gymnastique Educative il y a quelques années, le mouvement compte, actuelle­ment, environ 3.000 gymnastes (1). C'est beaucoup trop peu, la Suède, — pour une population sept fois moins élevée —, pouvant s'enorgueillir de 300.000 gym­nastes.

Un nombre aussi important suppose un important lot de personnes ressentant le besoin d'une saine acti­vité (une bonne éducation de la masse se trouve, à n'en pas douter, à l'origine de cet état de fait).

L a Suède — et d'une façon générale tous les pays nordiques — ont compris que dans la hiérarchie des urgences, la primauté devait être accordée à une action en profondeur sur l'ensemble de la population et que de celle-ci sortirait d'elle-même l'élite sportive repré-

(1) La Fédération Française d'E.P. donne également des cours d'E.P. pour adultes.

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sentative du pays. Quand bien même elle n'émergerait pas... là n'est pas l'essentiel.

La gymnastique volontaire définie par la F.F.G.E., aspire à apporter « plus de santé pour plus de bonheur à l'échelon individuel, familial et social ».

Elle rejoint Montherlant, pour qui « l'E.P. est la condition de la santé ; la santé est la condition de la valeur ».

Ce que viennent chercher

les gymnastes volontaires Au prix d'une heure ou deux par semaine :

• L'équilibre que les contingences de la vie quotidienne leur a fait perdre.

• L'évasion hors du cadre habituel. • Les joies que procurent les jeux et le plein-air, joies

qui ne sont pas réservées à la seule enfance. ...Pour n'avoir pas ressenti ou compris la nécessité

de la gymnastique volontaire, beaucoup ne répondent pas à l'appel qui leur est lancé.

Si le goût de l'effort ou de la détente physique n'a pas été ancré dans les quinze premières années de la vie, il est rare qu'il vienne plus tard. Le faisceau des habitudes se forme sur les bancs de l'école pri­maire ; c'est assez souligner le rôle fondamental de l'instituteur dans le développement de la personnalité.

La Gymnastique volontaire... de plus près La première difficulté provient, tout au moins dans

la phase initiale de mise en route de la section, de l'hétérogénéité du groupe qui se présente : hommes et femmes de tous âges et de très inégale valeur phy­sique.

Quand, numériquement parlant, il n'est pas indis­pensable de faire deux ou plusieurs groupes, il est nécessaire de trouver le dénominateur commun...

Tout est question de pédagogie ; cette dernière doit, selon les besoins, se montrer souple, libérale, mais aussi parfois, particulièrement stricte.

Il est remarquable, d'ailleurs, que les gymnastes veulent et réclament un travail suffisamment sou­tenu, qui laisse des traces de fatigue, celles-ci étant garantie de sérieux et d'efficience à leurs yeux. Pour­tant, l'éducateur responsable doit savoir ne pas ajou­ter une fatigue supplémentaire. Une séance de relaxa­tion, peut, parfois, être bien plus bénéfique qu'une intense série faite avec des engins additionnels. Au milieu ou en fin de trimestre, il est bon de remplacer la traditionnelle séance « complète » par des jeux, ceux-ci n'ayant pas un caractère technique, la réussite individuelle ou collective important peu dans l'esprit des participants.

Insistons sur le fait que, contrairement à la leçon d'initiation ou d'entraînement sportif, la leçon de gymnastique volontaire ne recherche pas la perfor­mance, et fait peu d'emprunts à son support, la technique. De temps en temps, volley-ball, basket-ball, natation, agilité au sol feront partie du corps de la leçon, mais en qualité de « jeux », apportant, comme tels un plaisir qui se suffit à lui-même. Le domaine de l'entraînement sportif, qui est celui des champions est, et doit demeurer étranger à l'esprit qui anime la gymnastique volontaire.

En conclusion, nous soulignerons encore tout l'inté­rêt que présente, socialement, le mouvement de la gymnastique volontaire. Cet intérêt n'a pas échappé aux Pouvoirs Publics, qui, timidement, certes, mais effectivement commencent à le prendre en considé­ration. Un moniteur national et un conseiller tech­nique régional de gymnastique volontaire ont été mis en place par le Secrétariat d'Etat à la Jeunesse et aux Sports. A n'en pas douter, d'autres nominations suivront, de façon à couvrir tout le territoire. Des

stages organisés, chaque année, suscitent des voca­tions d'animateurs, et permettent de les former.

L'urgence des besoins en sections et en cadres se fait sentir ; on peut raisonnablement espérer une prise de conscience à tous les échelons responsables.

La gymnastique volontaire deviendra alors un fait social bénéfique.

B. P A R I S .

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