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Fathi BENTABET « Le passé colonial entre histoire, droit, mémoire et politique » En France, les années 1990 que l’on qualifie pudiquement de « décennie noire » servent d’explication à l’actualité de l’Algérie en rapport avec les révoltes arabes des années 2010. Les Echos.fr, du 19 décembre 2012, écrit : « Le traumatisme de la guerre civile explique en partie la relative atonie d'une population (…) manifestant un très fort sentiment sécuritaire. ». En effet, dans les années 1990, en Algérie, le contexte économique et surtout politique et sécuritaire était des plus violents. Ce raccourci de « guerre civile » fait référence à la lutte de libération nationale (1954- 1962). Il participe à une analyse, présente en France et en Algérie, qui affirme la tragédie des années 1990 comme corollaire du régime politique issu de la guerre de libération, une sorte de parenté directe, une suite de cette « guerre dans la guerre » (FLN- MNA), opposant les Algériens entre eux, en parallèle au combat mené contre le colonisateur. Un autre qualificatif utilisé, notamment par la presse française était « deuxième guerre d’Algérie » 1 ; ainsi cette « décennie noire » est elle-même interprétée par la convocation du passé colonial ; il est requis dans la compréhension, la qualification de la décennie. Ces désignations nous proposent un passé linéaire, la guerre de libération explique les années 1990, ces dernières éclairent les années 2010. Cette corrélation des années noires et celles de 1954-62 n’est pas neutre ; elle donne à penser que l’hyper violence, la nature des crimes perpétrés était comparable (torture, barbarie, exécutions à grande échelle, déplacement de population…), adoucissant, relativisant ainsi la violence coloniale et normalisant la conduite de l’ancienne métropole ; cette superposition projette une image négative de la période post- coloniale, soit l’impasse de l’Algérie indépendante, implicitement l’échec de « l’Algérie du FLN », la limite peut- être le terme de l’« unité » des Algériens (« imposée » par le FLN). Témoin direct de la « décennie noire », ce conflit opposait deux idéologies totalitaires, toutefois l’officielle s’effritait, se tempérait alors que la concurrente, réactionnaire, était vigoureuse, survoltée. Bien que prise en étau entre l’arbitraire des forces de sécurité et un terrorisme dénué de toute humanité, la majorité de la population n’a pas basculé dans la violence. Vaquer à ses occupations quotidiennes (travail, école, …) était une résistance aux intimidations et autres menaces. Ce « refus » a enrayé la désagrégation de l’Etat. Le combat de l’Algérie contre l’extrémisme a été minoré au lieu d’être salué, en mettant notamment, sur le même plan forces de l’ordre et terroristes, en instaurant le doute par exemple sur l’auteur de l’assassinat des moines trappistes de Tiberhine : Armée ? GIA ? De nombreuses études traitant du sujet furent publiées, 2 La période coloniale et notamment dans son ultime phase de férocité est constamment sollicitée en tant que référence, explication du présent et suscite polémique, crispation et passion en France, en Algérie et entre les deux pays. 3 -1-Stora, B., (2012), « Deuxième guerre d’Algérie ? », page 181 à 188 in Les temps modernes, Paris, n° 580 ; et « Le cinéma algérien, entre deux guerres », in « Algérie, 50 ans après » ; Pervillé, G., (2012), parle de « nouvelle guerre d’Algérie » in « Les accords d'Evian (1962) : Succès ou échec de la réconciliation franco- algérienne (1954-2012) », Paris, A. Colin, 290 pages. Malti, D., (2013), « La nouvelle guerre d’Algérie », Paris, La Découverte,120 pages. -2-Stora, B., (2001), « La guerre invisible - Algérie années 90 », Presses de Sciences Po, 125 pages. -3-Stora, B., relevait la persistance d'un inconscient français rêvant encore de revanche sur les Algériens, le 17 décembre 1991, dans le Quotidien d'Algérie. etudeslibres.com

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Fathi BENTABET « Le passé colonial entre histoire, droit, mémoire et politique »

En France, les années 1990 que l’on qualifie pudiquement de « décennie noire » servent

d’explication à l’actualité de l’Algérie en rapport avec les révoltes arabes des années 2010. Les

Echos.fr, du 19 décembre 2012, écrit : « Le traumatisme de la guerre civile explique en partie la

relative atonie d'une population (…) manifestant un très fort sentiment sécuritaire. ». En effet, dans

les années 1990, en Algérie, le contexte économique et surtout politique et sécuritaire était des plus

violents. Ce raccourci de « guerre civile » fait référence à la lutte de libération nationale (1954-

1962). Il participe à une analyse, présente en France et en Algérie, qui affirme la tragédie des années

1990 comme corollaire du régime politique issu de la guerre de libération, une sorte de parenté

directe, une suite de cette « guerre dans la guerre » (FLN- MNA), opposant les Algériens entre eux,

en parallèle au combat mené contre le colonisateur. Un autre qualificatif utilisé, notamment par la

presse française était « deuxième guerre d’Algérie » 1 ; ainsi cette « décennie noire » est elle-même

interprétée par la convocation du passé colonial ; il est requis dans la compréhension, la qualification

de la décennie. Ces désignations nous proposent un passé linéaire, la guerre de libération explique les

années 1990, ces dernières éclairent les années 2010. Cette corrélation des années noires et celles de

1954-62 n’est pas neutre ; elle donne à penser que l’hyper violence, la nature des crimes perpétrés

était comparable (torture, barbarie, exécutions à grande échelle, déplacement de population…),

adoucissant, relativisant ainsi la violence coloniale et normalisant la conduite de l’ancienne

métropole ; cette superposition projette une image négative de la période post- coloniale, soit

l’impasse de l’Algérie indépendante, implicitement l’échec de « l’Algérie du FLN », la limite peut-

être le terme de l’« unité » des Algériens (« imposée » par le FLN). Témoin direct de la « décennie

noire », ce conflit opposait deux idéologies totalitaires, toutefois l’officielle s’effritait, se tempérait

alors que la concurrente, réactionnaire, était vigoureuse, survoltée. Bien que prise en étau entre

l’arbitraire des forces de sécurité et un terrorisme dénué de toute humanité, la majorité de la

population n’a pas basculé dans la violence. Vaquer à ses occupations quotidiennes (travail, école,

…) était une résistance aux intimidations et autres menaces. Ce « refus » a enrayé la désagrégation

de l’Etat. Le combat de l’Algérie contre l’extrémisme a été minoré au lieu d’être salué, en mettant

notamment, sur le même plan forces de l’ordre et terroristes, en instaurant le doute par exemple sur

l’auteur de l’assassinat des moines trappistes de Tiberhine : Armée ? GIA ? De nombreuses études

traitant du sujet furent publiées, 2 La période coloniale et notamment dans son ultime phase de

férocité est constamment sollicitée en tant que référence, explication du présent et suscite polémique,

crispation et passion en France, en Algérie et entre les deux pays.3

-1-Stora, B., (2012), « Deuxième guerre d’Algérie ? », page 181 à 188 in Les temps modernes, Paris, n° 580 ;

et « Le cinéma algérien, entre deux guerres », in « Algérie, 50 ans après » ;

Pervillé, G., (2012), parle de « nouvelle guerre d’Algérie » in « Les accords d'Evian (1962) : Succès ou échec

de la réconciliation franco- algérienne (1954-2012) », Paris, A. Colin, 290 pages.

Malti, D., (2013), « La nouvelle guerre d’Algérie », Paris, La Découverte,120 pages.

-2-Stora, B., (2001), « La guerre invisible - Algérie années 90 », Presses de Sciences Po, 125 pages.

-3-Stora, B., relevait la persistance d'un inconscient français rêvant encore de revanche sur les Algériens, le 17

décembre 1991, dans le Quotidien d'Algérie.

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La collision délibérée entre mémoire, histoire, et politique provoque le trouble dans les esprits. Cette

mémoire commune, source de discorde, recouvre plusieurs strates : Gouvernement / indépendantistes,

gauche / droite, ainsi qu’au sein de la gauche entre militants anti- colonialistes (Henri Curiel, la revue

« Partisans » publiée par Maspéro) / PCF (le traitement des victimes de la manifestation de Charonne

et ceux du 17 octobre 1961) / SFIO (Guy Mollet et la « Bataille d’Alger »). En 2008, la déclaration de

principe du PS ne souffle mot de ce combat et ne transmet nulle mémoire anti- colonialiste. Celle-ci

fractionne, également, les Français issus de l’immigration (association les Indigènes de la République)

et ceux partisans de « l’Algérie française », eux-mêmes divisés. 1 Dans cette compétition mémorielle

opposant l’ex colonisateur à l’ex colonisé (8 mai 1945, 17 octobre 1961, …), la revendication de

repentance est formulée, en Algérie, depuis 1990, par la Fondation du 8 mai 1945 de l’ancien ministre

B. Boumaza ; la requête est présentée, le 14 juin 2000, devant l’Assemblée nationale française.

Cependant, les massacres de mai 1945 sont reconnus une première fois, le 27 février 2005 ;

l’ambassadeur de France en Algérie les qualifie de « tragédie inexcusable ». En avril 2008, son

successeur Bernard Bajolet, évoque à Guelma, ces « épouvantables massacres » et la « très lourde

responsabilité des autorités françaises de l'époque dans ce déchaînement de folie meurtrière » ; il

souligne que ces événements « ont fait insulte aux principes fondateurs de la République française et

marqué son histoire d'une tache indélébile. (…). Aussi durs que soient les faits, la France n'entend pas,

n'entend plus, les occulter. Le temps de la dénégation est terminé. » 2 Deux ans plus tard, en avril 2010,

lors de la programmation au Festival de Cannes du film "Hors-la-loi" de Rachid Bouchareb, des

journaux français et algériens se sont fait l'écho de la polémique. Un député UMP a estimé, à la seule

lecture du scénario, que ce film, qu'il n'a pas vu, était inspiré par un « esprit négatif et négationniste »

et que « Bouchareb est un partisan, (...) un irresponsable qui met le feu aux poudres de manière

insupportable ». Non sans menacer : « Ça ne va pas se passer comme ça. » La façon dont le film rend

compte des massacres de mai et juin 1945 est un des principaux reproches formulés par le député, 65

ans après les faits. 3 Cet antagonisme est mu par des arrières- pensées idéologiques. En effet, plusieurs

-1- L. Valensi (dir.), La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire, Paris, Bouchène, 2004.

S.Thénault, « Travailler sur la guerre d’indépendance algérienne : bilan d’une expérience historienne »,

Afrique et histoire, n° 2, 2004.

-2-Reggui, M., (2006), « Les massacres de Guelma, mai 1945 : une enquête inédite sur la furie des milices

coloniales. », Paris, La Découverte.

Péju, M. et P. (2011) « Le 17 octobre des Algériens. », suivi de Gilles Manceron, « La triple

occultation d'un massacre », Paris, coll. Cahiers libres, La Découverte.

-3- Adi, Yasmina, Daenincks, Didier, « Le film "Hors-la-loi" de Rachid Bouchareb : les guerres de mémoires

sont de retour », le monde. fr.

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mémoires sont actives (nostalgique, juive, harki, immigrée).1 Le blocage le plus marquant vient de la

France officielle ; celle-ci fait appel au droit pour imposer une mémoire contre les autres.2 L’exemple

algérien n’est pas unique : La loi du 29 janvier 2001 portant sur le génocide arménien, consacre le

statut de communauté victime aux Arméniens de France et indigne la Turquie. Ou l’exemple sino-

japonais ; Chinois mais également Coréens se disent blessés par les commémorations au mémorial

nippon des héros ici au Japon impérial, et criminels de guerre là-bas. En France, c’est seulement en

1999, que l’Etat désigne les « opérations effectuées en Afrique du Nord » par l’expression « à la guerre

d’Algérie (…) » ; cette qualification est foncièrement symbolique et neutre, « (…) comme certains

arrêtés ministériels reconnaissent un état de catastrophe naturelle. » La loi du 18 octobre 1999 modifie

certains articles du Code des pensions militaires d’invalidité et du Code de la mutualité, sans en

changer aucunement l’économie. 3 Toujours en 1999, des associations de rapatriés et de harkis se

réunissent et formulent leurs revendications ; en 2002, elles rejettent le projet de loi socialiste instituant

le 19 mars, date de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie, espérant la victoire à la

présidentielle de J. Chirac. Une autre partie des harkis repousse l’emprise du lobby des anciens de

l’OAS, de même que de nombreux pieds- noirs optent pour plus de sérénité. En 2005, la loi, (n°158)

du 23 février, distingue cette catégorie de la population française. Elle entend « rendre justice aux

harkis » et porter « reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français

rapatriés ». Le 2e alinéa de l’article 1er stipule « (…) la Nation reconnaît les souffrances éprouvées et

les sacrifices endurés par les rapatriés et les supplétifs de l’armée française, les disparus, les victimes

des événements liés au processus d’indépendance et leurs familles. La Nation leur rend solennellement

hommage. » Ce texte est dépourvu de portée juridique. Il n’en reste pas moins que le défaut de

normativité de l’article premier en fait une disposition inconstitutionnelle. Pour Le Bars, l’alinéa 2 de

l’article 4 va beaucoup plus loin que la loi sur l’esclavage. 4 Pour le quotidien Libération, du 30

novembre 2005, « l’UMP colonise l’histoire de France ». C. Liauzu, tient les propos suivants au

quotidien algérien El Watan du 21 avril 2005. « Le lobby pied-noir veut une revanche. (…), on

-1-Stora, Benjamin, « Les trois exils, Juifs d'Algérie », Paris, Stock.

Pervillé, G., (2013), « France- Algérie : groupes de pression et histoire (1990-2006) », p. 143-158, in

Abécassis, F., Joutard, P., « Histoire et mémoires, conflits et alliance. », Paris, La Découverte.

Abécassis, F., Meynier, G., (dir.), (2008), « Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions

officielles et les lobbies de mémoire », Paris, La Découverte.

-2- Coquery-Vidrovitch, Stora et alii,« La mémoire partisane du président.», Libération,13 août 2007.

-3- et-4- L’officialisation en 1999 du terme « guerre d’Algérie » octroie aux engagés la reconnaissance

au même titre que les anciens combattants de 1914-18 et 1940-45.

Le Bars, Thierry, « Histoire officielle et pressions officielles françaises dans les textes : questions de droit », p.

131-142, 2007, in Abécassis, Boyer, Falaize, (dir), op.cit.

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s’aperçoit que c’est le même texte que la loi sur l’esclavage, que ceux sont les mêmes termes. »

Certains historiens contestent cette désignation de « pied-noir » pour nommer les rapatriés ; Y.

Scioldo-Zürcher écrit : « Une telle vision de groupe a gagné en influence et en visibilité après

l’indépendance de l’Algérie et fut d’autant plus encouragée que certains scientifiques, sociologues et

historiens, ont apporté leur caution scientifique et morale à cette approche partisane en confondant les

notions de mémoire et d’histoire.»1 En 2006, la vigueur des protestations a raison de l’alinéa 2 ; en

effet, la législation de 2005 escomptait imposer une histoire officielle à l’école. Les historiens

identifient la loi comme la légitimation d’une seule mémoire, idéologiquement marquée, une

reconnaissance confisquée par une génération déterminée. La controverse est inévitable quand

l’histoire se confronte à la demande mémorielle et à la politique. A propos de cette loi sur l’esclavage

dite Taubira, du nom de la Garde des sceaux, ancienne députée de Guyane, des historiens accusent la

ministre socialiste de la justice d’occulter la traite arabo- musulmane et de ne pas proposer une vision

d’ensemble de la traite et de l’esclavage. Thierry Le Bars leur réplique à propos de ce texte : « Il s’est

contenté de se prononcer sur ce qui préoccupait une partie de nos compatriotes de l’outre-mer. » 2 Là

encore, certains ont tenté d’instrumentaliser un évènement interne à la société française pour

discréditer les arabo- musulmans, totalement étrangers à ce débat. Cette législation est française et elle

n’a pas à juger moralement les autres. Ce travail doit être entrepris par les sociétés arabo- musulmanes

elles-mêmes. Ces dernières n’ont jamais posé de telles prétentions ou voulu s’immiscer ainsi dans ce

travail de mémoire interne à la société française. Cette effervescence autour de la loi de février 2005

eut, évidemment, des échos et des contrecoups en Algérie. A Oran, lors de sa campagne référendaire,

le président Bouteflika fait, le 8 septembre 2005, une déclaration en faveur des harkis alors que le

ministre S. Barkat le contredisait : « La majorité du peuple algérien est contre la venue des harkis (…),

car ce sont des traîtres (…). Quant à leurs enfants, ils seront les bienvenus à condition qu’ils

reconnaissent de facto les crimes de leurs parents. »3

L’exemple des harkis est problématique entre les deux pays ; la position de la France est ambiguë ;

dans une rhétorique anti- FLN, elle affirme ce groupe comme victime de ses « frères » et non de la

puissance coloniale; ceci demeure inavoué et inavouable. La journée d’hommage aux harkis du 25

-1-Scioldo-Zürcher, Y., « Existe-t-il une vision pied-noir des rapports franco-algériens ?», p.171-185 in

Abécassis op.cit

-2- Le Bars, Thierry, op.cit.

-3- Beaugé, Florence « Les fils de harkis sont invités à rentrer à Alger mais à s’excuser », Le Monde, 17

septembre 2005, p. 3, cité dans Pervillé, Guy, op.cit.

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septembre instaurée en mars 20031 peut être ressentie par les Algériens comme une énième bravade,

une dénégation de leur combat, « (…) une mise en cause univoque du nationalisme algérien (…) »,

bien qu’il ne se prononce pas sur l’histoire elle-même.2 Elle marque la dépréciation du combat

émancipateur des Algériens. Cette posture procède de la hiérarchisation de l’histoire et des combats

de l’un et l’autre peuple ; la France des valeurs positives et universelles ne peut être assimilée aux

criminels de guerre,3 et l’Algérie, élevée au rang de nation, ses combattants à celui de résistants. Cette

écriture officielle de l’histoire prévaut, également, en Algérie ; en 1992, A. Benaoum, directeur du

Centre national d’études historiques déclarait que cet organisme « (…) n’a ni hypothèses officielles,

ni mission officielle que celle d’écrire et de réécrire une histoire instrumentalisée par le pouvoir

politique. » 4 Cette histoire, loin d’être achevée, se résume, pour une partie de la société, aux dernières

années de la colonisation, ainsi la construction et l’exercice de l’emprise coloniale sont ignorés. La

lutte de libération fait écran, encouragée par l’Etat; elle voile les autres périodes de l’histoire du pays

d’une semi- obscurité; elle est la source de la légitimité politique; « l’histoire cède la place à la

mémoire » et l’historien (…) au témoin (…) mais un témoin qui se fait historien.» 5 Les institutions

étatiques écrivent l’histoire en sollicitant la mémoire des acteurs de la guerre, en organisant des

rencontres scientifiques à dimension mémorielle, en développant des supports de mémoration ou de

commémoration (musées et autres lieux de mémoire, colloques, expositions, publications, films,…).

Toutefois, après 1988, le récit national est déconstruit par la multiplication des mémoires.6

-1- Péju, P., (2000), « Les harkis à Paris », La Découverte.

Thénault, S., (2004), « Travailler sur la guerre d’indépendance algérienne : bilan d’une expérience historienne

», Afrique et histoire, n° 2.

Stora, B., (2008), « La guerre d’Algérie : la mémoire par le cinéma », p. 262 – 272, in « Les guerres de

mémoires », Paris, La Découverte, 336 p.

-2-Stora, B., (3 Novembre 2008), « À propos de l'écriture de l'histoire coloniale », Le Quotidien d'Oran.

-3-Vidal-Naquet, P., (2001), « Les crimes de l’armée française. Algérie 1954-1962. » La Découverte.

-4-Aït Saadi, Lydia, « Regards sur le passé et enjeux de la mémoire, aujourd’hui. Le passé franco-algérien

dans les manuels scolaires d’histoire algériens », p. 229-240, Oran, Insaniyat, 39-40 / 2008.

-5-Soufi, Fouad, « En Algérie : l’histoire et sa pratique. Savoirs historiques au Maghreb. Constructions et

usages », Oran, CRASC, 2006, p. 126.

Christiane Chaulet Achour, « Ecrits d'Algériennes et guerre d'indépendance Témoignages et créations », pages

189 - 203 dans « Algérie, 50 ans après », Paris, l’Harmattan, Confluences Méditerranée, 2012/2 (N°81),

236 pages.

Siari Tengour, Ouassana, « Dits et non dits dans la mémoire de quelques acteurs de la Guerre d’Algérie.

Savoirs historiques au Maghreb. Constructions et usages », Oran, CRASC, 2006, p. 159-179.

-6-Soufi, F. « Mémoire et histoire », p.53-69, Insaniyat, « Histoire et mémoire : l’historiographie coloniale »,

n°3,1998.

Remaoun, Hassan « Institutions et pratiques historiographiques en Algérie », Insaniyat, n° 19-20, 2006.

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-La production scientifique.

L’historien, lui également, n’est pas exempt de reproches, accusé de bienveillance pour tel ou tel

camp, au nom d’une histoire que l’on voudrait manichéenne. Ces critiques sont présentes, aussi, au

sein de la communauté historienne elle-même. 1 Cette guerre mémorielle est menée par deux grands

groupes ; les « anticoloniaux » donnent la violence comme essence de la colonisation ; les

« indulgents » scindent ce processus en deux, la conquête, une séquence violente, naturellement

regrettable, et un temps de transformation, assurément défendable. Cette distinction, en un moment

« pacificateur » et un moment de « progrès», est nécessaire pour accréditer cette idée des « bienfaits»

de la colonisation ; le débat se focalise autour du « legs » de cette période. Notons, que cet héritage

n’est que dans un sens, celui reçu par le colonisé de la part du colonisateur. L’historien D. Rivet, tout

en déplorant cette double perception présente dans la société, a, néanmoins, trop tôt minoré la

vigueur, la profondeur des passions ; il était convaincu de pouvoir écrire sereinement l’histoire de

cette période et construire « (…) un rapport débarrassé du complexe d’arrogance ou du réflexe de

culpabilité. » 2 Dans le domaine scientifique, les productions portant sur cette période prennent leur

véritable essor vers la fin des années 1920 et la décennie suivante. Celles-ci marquent l’apogée de

l’idée coloniale : Eloge de ce système en le dotant d’une caution scientifique et négation de l’histoire

des sociétés dominées (E. F. Gautier, notamment, parlait des Siècles obscurs du Maghreb). A

-1-Les critiques de certains Algériens (F. Soufi, …) à l’encontre de J. Jordi. En France, les reproches adressés

par C. Liauzu à « l’histoire- procès » (critique qui se veut radicale de la colonisation.) et à la « Barnum-

history » (la mise en avant des zoos humains en une histoire- spectacle). La critique du film « Les années

algériennes » par Harbi, Meynier, Rébérioux, Rey-Goldzeiguer, Vidal-Naquet, (« Les années algériennes » ou

la soft histoire médiatique ? Naqd, revue d’études et de critique sociale, 1992, p.91-99) ; et les réponses de B.

Stora (« A propos des Années algériennes, réponses à quelques interrogations », Peuples méditerranéens,

n°60, p. 193-200, et « Entre histoire, mémoires et images : Les années algériennes », Vingtième siècle, n° 35,

p.93-96). Ainsi que la controverse opposant Harbi et Meynier à Pervillé en 2001 ( G.Pervillé : « Réponse à

M. Harbi et G. Meynier », Naqd, n°14/15, p.217-222).

-2-Rivet, Daniel, « Le fait colonial et nous : histoire d’un éloignement », Vingtième siècle, n° 33, 1992, pp.

129-138. Voir également : Liauzu, Claude (dir.), « Colonisation. Droit d’inventaire », Paris, A.Colin, 2004.

Stora, B., « A propos de l'écriture de l'histoire coloniale », Le Quotidien d'Oran, 3 Novembre 2008.

Stora, B, « Le Transfert d’une mémoire. De l’ « Algérie française » au racisme anti-arabe », 1999.

Blanchard, Pascal.et Veyrat-Masson, Isabelle, 5dir.) « Les guerres de mémoires, La France et son histoire.

Enjeux politiques, controverses historiques, stratégies médiatiques », préfacé par B. Stora, La Découverte,

Paris, 2008.

Bancel, Nicolas, Blanchard, Pascal, Lemaire, Sandrine, « La fracture coloniale. La société française au prisme

de l'héritage colonial », Paris, La découverte, 2013,,758 pages.

Le Cour Grandmaison, Olivier, « la République impériale - Politique et racisme d’Etat », 2009.

L’Histoire « La Colonisation en procès » numéro spécial, n° 302, octobre 2005.

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quelques exceptions,1 cette histoire demeure en marge 2 des nouveaux courants de la recherche

(l’Ecole des Annales). Ces études sont produites par les acteurs et vecteurs de la colonisation,

particulièrement les fonctionnaires (diplomates, administrateurs, militaires) et par des disciplines

autres que l’histoire (géographie, ethnologie, sociologie). Sauf exception (Ch. A. Julien), ces

productions sont dans le registre hagiographique.3 Dans les années 1960-1970, la recherche rompt

avec cette histoire franco-centrée et discréditée. La diversification et la pluridisciplinarité investissent

le champ historique4, sans rompre, cependant, avec le découpage classique européocentriste

(périodes ancienne, médiévale, moderne et contemporaine). La perspective des « aires culturelles »5,

la réécriture de l'histoire par les sociétés nouvellement indépendantes, l’intérêt donné à leur devenir

ont inséré la période coloniale dans la longue durée, ère éphémère au regard de l'histoire de la

puissance dominante et des peuples soumis. Cela est possible grâce à la multiplication des études

venant des étudiants du tiers-monde et à l’arrivée d’un nouveau courant né des universités

américaines les « subaltern studies », contestant l’hégémonie occidentale sur le monde. Les

chercheurs américains – dont Edward Saïd est le fer de lance – issus essentiellement de la

communauté noire, remettent en cause l’universalisme de la raison et des valeurs dites européennes.

-1- Revue d’histoire de la colonisation, chaire au Collège de France occupée par A. Martineau, des travaux

relativement critiques comme ceux de C. A. Julien sur le Maghreb.

-2 « Histoire des colonies françaises et de l'expansion française dans le monde » sous la direction de G.

Hanotaux et A. Martineau, 1925. Congrès scientifiques organisés à l’occasion de l'Exposition coloniale

internationale de 1931. Livre d'or du Centenaire..., 1930. Delafosse « L'Histoire des colonies françaises

d’Afrique occidentale », le volume 3 (Maroc, Tunisie) en 1930 par G. Hardy. A Paris en 1931, le premier

congrès international d'histoire coloniale, animé par Braudel. En 1932, à La Haye, la commission d'histoire

coloniale permanente, affiliée au Comité des Sciences historiques.

-3-Bulletin de la Société de géographie et d’archéologie d’Oranie. E. Mercier : « Etude sur la crise de la main-d'œuvre

en Algérie », 1929. L. Lehuraux : « Le nomadisme et la colonisation dans les hauts- plateaux de l'Algérie »,

1931. Tinthoin « Paysages géographiques de l’Oranie », 1937. R.Lespes : « Oran, étude de géographie et

d'histoire urbaine », 1938. P.Ricard, « L'artisanat indigène en Oranie », 1940. « Géographie universelle »

publiée sous la direction de P. Vidal de la Blache et L. Gallois. « Grand Atlas des colonies françaises », paru

en 1934 sous la direction de G. Grandidier. « Le traité de cartographie coloniale de de Martonne, 1935. « La

géologie et les mines de la France d'Outre-Mer ». Conférence du Bureau d'études géologiques et minières

coloniales, 1932.

-4- Participent à cette recherche, également, des sociologues : Berque (1960 et 1962), Rodinson (1966),

Bourdieu (1961 et 1964). Y. Lacoste, A.Nouschi, A.Prenant : « L'Algérie -Passé et présent », (1960) ;

A.Merad: « Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, essai d'histoire religieuse et sociale »,

(1967) ; M. Kaddache: « La question nationale et le parti communiste entre 1919 et 1939 », Revue d'histoire

de la civilisation du Maghreb (1967) ; R.Gallissot : « Syndicalisme ouvrier et question nationale en Algérie :

les positions de la CGTU dans les années 1930-1935 », le Mouvement Social, 1969. Des études également sur

les courants politiques et notamment le fascisme, J. L. Planche, A.-M. Benyelles (droit)).

-5- L’exemple du « Gremamo » (Paris7). Iremam (Aix). L’aire arabe : J. Berque, Lacoste, Nouschi et Prenant

(1960), M. Rodinson (1966), R.Gallissot (1978) Oved (1984).

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Ainsi en France, l’accent est mis sur l’implication de la République dans l’aventure coloniale.1

Cet « intervalle » est-il rupture ou parenthèse ? 2 Cet « instant » introduit de nouveaux

questionnements, avec l’émergence d’études sociales 3 portant sur l'apparition du prolétariat,

l’analyse du mouvement ouvrier, du syndicalisme, des mouvements sociaux, ainsi que l'étude de la

France en tant que métropole impériale et agent de l’expansion européenne, mais aussi l’inscription

de la colonisation dans une réflexion marxiste ou marxisante traitant des interactions entre

colonisation, impérialisme et capitalisme.4 Les thèmes se font plus larges : représentation et

imaginaires coloniaux, étude des colons en les inscrivant dans leurs rapports avec les Indigènes,

politiques coloniales avec le contrôle des coloniaux par la violence mais aussi par l’éducation et

collaboration des élites indigènes.5 Quoiqu’on dise, le Maghreb et particulièrement l’Algérie ont

inspiré d’innombrables travaux et de nombreuses thèses qui ont donné naissance à une véritable

« école maghrébine et algérienne ».6

-1- R. Branche, « La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie », 1954-1962, Gallimard, 2001.

Sylvie Thénault, « Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie », 2001, La Découverte.

Gilles Manceron, « Marianne et ses colonies », la Découverte, 2003.

Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès, « la République coloniale », Albin Michel, 2003.

-2-H. Piault (éd.), « La colonisation, rupture ou parenthèse ? » Paris L’Harmattan, 1987.

Romain Bertrand : « Les sciences sociales et le « moment colonial » : de la problématique de la domination

coloniale à celle de l’hégémonie impériale. » Questions de Recherche N° 18, juin 2006.

-3-Question abordée en 1951dans R. Montagne (Ed) « La naissance du prolétariat marocain »; Couland

(1969); S.Taleb (1976); Liauzu (1977); Benallègue (1981), Ayache (1982); Stora et Bessis (Dictionnaire

biographique du monde ouvrier dirigé par R. Maîtron); Abid, Soufi, Touati, Carlier, Bouayed; Université

d’Oran (CDSH); Institut arabe du travail (Alger). En France comme en Algérie (CRASC), un grand intérêt est

porté à ces pistes culturelles (Y. Turin), anthropologique (Valensi), sociologique (Liauzu, Meynier, Gallissot),

ou sous une forme critique (Lucas et Vatin,1975).

-4- J. Bouvier, R. Girault, J. Thobie « L'impérialisme à la française 1914-1960 », Paris, 1986.

Cette interaction donne les thématiques du sous-développement (Y. Lacoste, « Géographie du sous-

développement », PUF, 1968 ; A. Benachenhou, « Formation du sous-développement en Algérie (1830-

1962) », Alger, 1976 ; A. Henni « Colonisation agricole et sous-développement en Algérie 1830-1954 », thèse

de sciences économiques, Paris), des modes de production et du tiers monde (C. Liauzu « Aux origines des

tiers-mondismes. Colonisés et anticolonialisme en France entre 1919 et 1939 », l'Harmattan, 1986), de la

dépendance (Frank, Amin, Wallerstein).

C. Coquery - Vidrovitch, « Les débats actuels en histoire de la colonisation », Revue Tiers -Monde, 1987,

p.777-780.

-5- R. Gallissot, « le patronat européen au Maroc (1931-1942) », G. Pervillé « Le sentiment national des

étudiants algériens de culture française de 1912 à 1962 », A. Léon « Colonisation, enseignement et éducation:

étude historique et comparative (1830 à 1962)», A. Benali « Le cinéma colonial au Maghreb: l’imaginaire en

trompe-l’œil », F. Colonna, «Instituteurs algériens », Z. Saïdani « La représentation des Algériens musulmans

devant l’opinion publique française (1881-1930 )», R. Goutalier, (dir) « Mémoires de la colonisation :

relations colonisateurs- colonisés »,

C. Taraud, « Prostitution et colonisation, Algérie, Maroc, Tunisie, 1830-1960 ».)

-6-Nouschi, (1962) ; Gallissot, (1964) ; Guillen, (1967) ; Ageron, (1968) ; A. Rey-Goldzeiguer, (1974) ;

L. Valensi, (1978) ; C. Liauzu, (1977) ; les dernières ont été publiées dans les années 1980 (Planche, 1980 ;

Oved, 1984 ; Ayache, 1986 ; Lacroix-Riz,1988) ; aussi les travaux de Stora, Korso, Benallègue, Abid, Carlier,

Touati, C.Begaud, F.Bentabet.

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Pour citer cet article : Fathi BENTABET « Le passé colonial entre histoire, droit, mémoire et

politique », 2016, etudeslibres.com

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