Le Mythe Du Héros Cornélien Johns D. Lyons

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LE MYTHE DU HÉROS CORNÉLIEN John D. Lyons Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France » 2007/2 Vol. 107 | pages 433 à 448 ISSN 0035-2411 ISBN 9782130560708 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2007-2-page-433.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- !Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- John D. Lyons, « Le mythe du héros cornélien », Revue d'histoire littéraire de la France 2007/2 (Vol. 107), p. 433-448. DOI 10.3917/rhlf.072.0433 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 22/10/2015 08h20. © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 12 - - 193.48.143.25 - 22/10/2015 08h20. © Presses Universitaires de France

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LE MYTHE DU HÉROS CORNÉLIENJohn D. Lyons

Presses Universitaires de France | « Revue d'histoire littéraire de la France »

2007/2 Vol. 107 | pages 433 à 448 ISSN 0035-2411ISBN 9782130560708

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-histoire-litteraire-de-la-france-2007-2-page-433.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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* Université de Virginie.1. « Generosity figured prominenently in the tragedies of Corneille, particularly the earlier

ones, whose heroes were above all moved by the search for honour and glory » (Charles Taylor,Sources of the Self. The Making of the Modern Identity [Cambridge, Mass., Harvard UniversityPress, 1989], 153).

2. « The men and women who lived according to the dictates of Corneille, Rotrou, Poussin,and Champaigne constituted the last hero-obsessed generation in French culture » (Orest Ranum,Paris in the Age of Absolutism. An Essay, seconde édition [University Park, The PennsylvaniaState University Press, 2002], 197).

LE MYTHE DU HÉROS CORNÉLIEN

JOHNS D. LYONS*

Une malédiction pèse sur le théâtre de Corneille : c’est qu’il a tropd’amis, mais peut-être pour de mauvaises raisons. On trouve Corneillecité avec approbation dans les endroits les plus insolites, souvent parmiles philosophes et les historiens anglophones chez qui Corneille fait figurede tout autre chose que d’homme de théâtre. Dans son livre d’il y a unequinzaine d’années, Sources of the Self, le philosophe anglais CharlesTaylor interrompt une discussion de ce qu’il appelle la « raison désenga-gée » de Descartes pour une digression sur l’importance de la générositéchez Corneille. Remontant à Gustave Lanson et à Ernst Cassirer, Taylorremarque que Descartes et Corneille mettent tous les deux la générosité aucœur de l’éthique de ces deux auteurs du XVIIe siècle. Chez Corneille,selon Taylor, et surtout dans ses « premières tragédies », « les hérosétaient motivés avant tout par la quête de l’honneur et de la gloire »1. Dansla récente édition d’un livre d’histoire souvent recommandé à nos étu-diants, Paris in the Age of Absolutism, de l’éminent Orest Ranum, on litque : « Les hommes et les femmes qui vivaient selon les exigences deCorneille, de Rotrou, de Poussin et de Champaigne, constituèrent la der-nière génération de Français obsédés d’héroïsme »2. Il y a, dans le livre del’historienne américaine Nannerl Keohane, Philosophy and the state in

RHLF, 2007, n° 2, p. 433-448

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3. Dans l’histoire des doctrines politiques Corneille fait son apparition aussi, grâce à ce qu’ona appelé « l’idéal » du « héros cornélien » (Nannerl Keohane, Philosophy and the State in France[Princeton, Princeton University Press, 1980], 133). Keohane précise, « The exercise of will wascentral to the ethic of Corneille, Balzac, and Descartes — the ethic of la gloire — which provi-ded the ideal of the noble hero, the self-realizing individual… » (186).

4. Ernst Cassirer, Descartes, Corneille, Christine de Suède, Études de psychologie et de phi-losophie (Paris, J. Vrin, 1942) ; Benedetto Croce, Ariosto, Shakespeare and Corneille, traductionde Douglas Ainslie (New York, Henry Holt and Company, 1920) et Benedetto Croce, Ariosto,Shakespeare e Corneille (Bari, Laterza, 1968 (édition revue, 1950)).

5. Anthony Blunt, Art and Architecture in France 1500-1700, The Pelican History of Art(Harmondsworth, Pelican, 1953), 221, édition de poche 1977 ; Richard Wollheim, The Thread ofLife (Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1984), 221 : « In the plays of Corneille, wherethe hero’s magnanimité is his cult of a self swollen by self-love, we witness a corruption of mora-lity parallel to, and as profound as, delinquency or moral masochism ».

France une vingtaine de références à l’héroïsme cornélien3. Des philo-sophes aussi éminents qu’Ernst Cassirer et Benedetto Croce ont écrit surl’héroïsme triomphant ou sur la volonté délibérative qui élève les person-nages cornéliens au-dessus du vulgaire4. Chez le grand historien de l’artAnthony Blunt nous trouvons également des allusions à la « qualitéhéroïque » du théâtre de Corneille et le philosophe Richard Wollheim,prenant une position plus critique fondée sur la même vision de Corneille,précise que dans les pièces de cet auteur, « où la magnanimité du hérosc’est son culte d’un moi gonflé d’amour-propre, nous assistons à une cor-ruption de la moralité profondément équivalente à la délinquance ou aumasochisme moral »5.

Cette présence de Corneille dans des endroits où l’on ne s’y attendraitpas, assez loin des études littéraires, est curieuse. Cette fixation sur le seulhéros paraît étrange. D’ou vient-elle ? En fait, devant l’évidence de l’en-semble des études littéraires marquantes du siècle dernier, du XXe siècle, ondoit reconnaître que c’est sur la tradition des études littéraires que les phi-losophes et les historiens se sont basés pour parler de l’héroïsme cornélien,comme d’une évidence. Il paraît que cette focalisation sur le héros arrive àson apogée à la fin des années 1960, ou même 1970. C’est cette année-cique parmi les ouvrages scolaires on trouve le petit livre de Philippe Sellier,Le Mythe du héros, qui n’a que quelques pages sur le « héros cornélien »mais où nous lisons que « le héros cornélien n’est pas simplement unhomme, puisque c’est un héros. Ce n’est ni l’homme tel qu’il est, nil’homme tel qu’il devrait être, c’est l’homme tel qu’il se rêve dans sesmoments d’exaltation. Sa psychologie est peu fouillée : c’est la loi del’univers épique… » (71). Quelques années après Marc Fumaroli publieplusieurs articles sur Corneille, notamment deux articles sur Rodogune etla liberté en 1973 et sur l’héroïsme cornélien et la magnanimité aristotéli-cienne en 1974 qui marquent un tournant vers une idée plus modeste duhéros. Ces études ont été rééditées avec d’autres dans Héros et orateurs.

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Rhétorique et dramaturgie cornéliennes il y a quinze ans, recueil où, mal-gré le titre, le concept « héros » est manié avec une grande sobriété.

Il semble, donc, que depuis une vingtaine d’années, chez ceux quis’occupent de Corneille dans les études littéraires, cette préoccupationmassive et même parfois exclusive avec le héros fait place à une visionplus diversifiée, plus nuancée et autrement contextualisée. Corneille n’estplus en quelque sorte dévoré par l’héroïsme de ses personnages, et surtouton peut étudier ses héros sans exiger d’eux qu’ils soient « héroïques »,c’est-à-dire, sans supposer qu’on sait à l’avance et mieux que Corneille cequ’est un héros « authentiquement cornélien ».

Du fait de ce qui paraît un changement, il serait sans doute intéressantde revoir dans ses grandes lignes le développement du mythe du héroscornélien. Par « mythe » entendons deux choses : en premier lieu, non pasquelque chose de faux, mais simplement un noyau narratif ou conceptuelqui se concrétise dans des formes variées dans un grand nombre de textes.Mais la vie de ce concept, « le héros cornélien », est indépendante de lalecture des textes cornéliens et entretient des rapports difficiles, voireconflictuels avec ces textes, comme le témoignent les distinctions que fontsouvent les auteurs de textes sur le héros entre les moments où Corneilleest « authentiquement cornélien » — c’est-à-dire où Corneille coïncideavec le mythe — et les moments où Corneille déçoit et ne représente plusle « héros », ce fondement même de son authenticité. Avec un peu derecul, donc, on pourra revoir certaines étapes dans la promotion de l’hé-roïsme cornélien pour réfléchir surtout sur l’exemple le plus extrême decelle-ci, le plus grand en termes de qualité aussi bien de quantité, l’œuvrede Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros.

On peut faire remonter cette dialectique à Lanson — mais il y a unegrande part d’arbitraire, toutefois, dans toute histoire d’origine. Dans sonCorneille, de 1898 (réimprimé maintes fois et évidemment extrêmementinfluent), on trouve une approche qui consiste à identifier une fois et pourtoutes les deux facultés dont l’interaction expliquent les principaux per-sonnages de Corneille, c’est-à-dire les héros. Par un « parti pris » qui faitl’unité de son œuvre, dit Lanson, « dans tous les facteurs internes de nosactes, il isole un principe : la raison ; une force : la volonté ; il recherchecomment la volonté fait triompher la raison » (74). Donc, il ne s’agit passimplement d’une série d’études des interactions possibles entre ces facul-tés mais plutôt de cas exemplaires d’une efficacité maximale de cetteinteraction : « Dans l’infinité du réel et du possible, il choisit les cas merveilleux où s’exprime la grandeur de la volonté tendue contre les sol-licitations du dedans et les pressions du dehors ; il déploie la beauté del’âme libre prolongeant par un fier effort l’idée de sa raison dans sonacte » (74). Devant ce spectacle qu’on peut juger un peu mécanique de

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6. Fredric Jameson, Marxism and Form. Twentieth-Century Dialectical Theories of Literature[Princeton, Princeton University Press, 1971], 379).

7. Paul Bénichou, Morales du grand siècle (Paris, NRF/Idées poche, 1948), 19-20.

cette interaction perfectionnée, Lanson proclame que « la psychologiecornélienne était bien le mécanisme qui pouvait remuer ces mannequinsgrandioses » (78). Malgré ce principe d’origine psychologique ou mentalede la tragédie de Corneille, il ne s’agit pas d’un drame de décision, car lehéros cornélien résout très vite tout dilemme :

Les luttes intérieures disparaissent : le héros cornélien s’est unifié. Rien audedans ne le trouble, et c’est par là qu’il est invulnérable : le mal, le malheur peu-vent l’assaillir du dehors, ils ne trouvent plus d’allié dans son cœur. Nulle faiblessene leur donne accès… (97)

La tragédie cornélienne n’a qu’un ressort : la volonté d’une série de per-sonnages qu’on appelle héros et qui sont d’une qualité morale surhumaine.

Interprétant Lanson comme faisant du héros cornélien une mécaniquede volonté et de raison, Paul Bénichou veut réhabiliter la nature et la pas-sion. Pour l’auteur des Morales du Grand Siècle, l’erreur de Lanson etplus encore de Ferdinand Brunetière (qui avait écrit : « le théâtre deCorneille est la glorification ou l’apothéose de la volonté » [3e éd., p. 128]),avait été de concevoir la raison et la volonté comme des forces répressivesde la nature — surtout dans la forme de la passion — des principaux per-sonnages cornéliens. Contre cette conception Bénichou, qui renforce sonargument par des citations de Nietzsche, fait valoir une nature héroïqueinhérente aux personnages de Corneille et fondée sur une « exaltation del’orgueil » (24). Bénichou se veut d’inspiration marxiste et se réclamed’une fidélité à l’histoire sociale6. Ainsi pour lui les héros cornéliens nesont que des exemples d’une morale aristocratique encore largementrépandue à l’époque :

Le sublime cornélien n’est pas propre à Corneille ; il emplit tout le théâtre tra-gique de son temps. Les êtres d’exception à l’âme forte et grande peuplent les tra-gédies de Rotrou, Mairet, Tristan, du Ryer. Et ce qui frappe d’abord, chez ces écri-vains comme chez Corneille, c’est le ton exalté, l’attitude glorieuse des héros qu’ilsoffrent en modèles au public7.

La volonté entre là-dedans uniquement comme manifestation d’unenature passionnée, la raison assez peu, et le devoir presque pas du tout.Sous forme de vertu, le devoir peut se manifester comme simple phase ouétape dans un processus par lequel le moi s’exalte. Bénichou en parle sousforme d’une économie presque inconsciente du héros féodal qui vise leplus grand rendement possible d’orgueil :

Si la gloire existe une concession préalable des désirs, cette concession est lar-gement compensée par l’éclat du succès, beaucoup plus apparent chez un Rodrigue

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que le tragique du sacrifice. On ne saurait trop insister sur l’optimisme profond decette conception, où la vertu coûte toujours moins au moi qu’elle ne finit par luidonner… (25).

Bénichou est un peu vague sur la population dramatique à laquelle ilattribue cette nature spontanément orgueilleuse ; il dit à un momentqu’elle marque « à peu près indistinctement tous les caractères deCorneille : à tous la “gloire” imprime le même air de famille » (26). Parmiles personnages il reconnaît toutefois une division par le sexe et par l’âge.Les vieillards sont porteurs d’une morale anti-amour, qui soulèvent undébat où ils sont démentis. Les femmes sont les porteuses de vertu quiimposent des exigences de réussite sur les hommes qui les aiment et quiles poursuivent. C’est donc la réussite qui marque le héros et non pas uneforce purement intérieure ni encore moins la sagesse stoïcienne, car lesfemmes dédaignent ceux qui n’arrivent pas au trône (27, 50, 67). C’est parlà qu’une faille se présente dans la conception de l’héroïsme chezBénichou, parce que la nature de l’homme féodal ne compte pas autant,en fin de compte, que le résultat extérieur. Bénichou n’est pas entièrementsans se rendre compte du problème, car il invoque d’une manière assezincongrue le stoïcisme pour indiquer que parfois l’héroïsme doit trouvermoyen d’exalter le moi sans triomphe extérieur :

Il faut, pour se mettre d’avance, et quoi qu’il advienne, à l’abri de l’humiliation,que l’orgueil se désolidarise de l’univers ennemi, qu’il s’attache à des victoiresidéales plus précieuses que le succès matériel (32).

Ce qui arrive à la reine Cléopâtre dans Rodogune s’expliquerait par unmanquement à la « loi de la prudence héroïque » (41) suivant laquelle lehéros sait ne pas s’attacher à un bien qui risque de lui échapper. MaisBénichou est assez ambivalent en ce qui concerne Cléopâtre, car il luireconnaît un caractère sublime dans son dédain pour toute loi morale,pour tout ce qui n’est pas la passion de domination royale (39). Cetexemple est lié à un problème qui chevauche l’univers dramatique fictif etle monde théâtral des spectateurs : dans quelle mesure l’héroïsme est-ilspectacle et quel est le rôle du public ?

Un mouvement constant porte l’homme noble du désir à l’orgueil, de l’orgueilqui se contemple à l’orgueil qui se donne en spectacle, autrement dit, à la gloire.La gloire, ainsi entendue, n’est que l’auréole du succès, l’éclaboussement quiaccompagne la force, le cortège de respect que fait lever tout triomphe (28).

Il paraît que cet homme noble est doublement assujetti au monde quil’entoure : d’abord pour obtenir le succès sous forme de triomphe par lesarmes ou par l’obtention du trône et ensuite sous forme de la reconnais-sance publique. La part de « prudence héroïque » dans tout ceci n’est pasbien claire et on sent que le système général de Bénichou est moins

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convaincant dès que l’on regarde les détails. Bénichou, d’ailleurs, finit parreconnaître dans l’héroïsme cornélien un « problème moral que l’en-semble de l’œuvre invite à poser, c’est celui de la concordance possible ounon entre l’exaltation du moi et la vertu » (79).

Quoique la réaction de Bénichou contre Lanson au nom d’une réhabi-litation de la nature et de la spontanéité soit bienvenue, dans son ensemblel’évocation du héros cornélien qu’on trouve dans Morales du GrandSiècle enlève à l’œuvre de Corneille toute tension dramatique. Là où, chezLanson, la volonté et la raison s’exerçaient contre des impulsions natu-relles et fournissaient ainsi un drame, l’héroïsme inné, passionné et toutnaturel du noble selon Bénichou ne semble s’exercer que contre un mondeextérieur qui, finalement, ne compte pas, puisque le héros est au-dessus de lui.

Chez Serge Doubrovsky ce défaut par manque de conflit est écartéd’emblée, car tout le système de Corneille et la dialectique du héros,comme le titre l’indique clairement, est basé sur une lutte constitutive quiest de nature métaphysique. Doubrvosky, en virtuose, se sert du théâtre deCorneille pour élaborer une conception philosophique qui coïncide parbonheur avec une partie de l’œuvre cornélienne : « Pour nous, si l’attitudedu héros cornélien est aussi une attitude historique, elle est d’abord uneattitude métaphysique », une attitude qu’il appelle « le projet de Maî-trise » (29). Du coup, Doubrovsky marque la grande différence qui lesépare de son prédécesseur Bénichou par rapport à l’histoire. Celui-citâchait de dégager chez Corneille ce qui était typique d’une certaineépoque, et, à l’intérieur de cette époque, d’une certaine classe. Ces traitspeuvent aussi se trouver également dans des textes d’un certain genre his-torique, des tragédies et des tragi-comédies. Pour Doubrovsky, il ne s’agitpas de montrer un phénomène marquant une époque précise mais de pro-fiter des textes de Corneille pour faire comprendre un noyau conceptuelsusceptible de se manifester à d’autres moments tout à fait séparés dans letemps. Ce qui rend Corneille utile aux lecteurs de la seconde moitié duXXe siècle, dans cette optique, c’est qu’il est proche aux écrivains « exis-tentialistes » et surtout à Malraux. L’héroïsme cornélien n’est donc pas àsaisir dans un rapport à Euripide ou à Sénèque tant que dans celui qu’ilpeut entretenir avec les personnages de Sartre, de Malraux, de Camus etde Saint-Exupéry.

Autre fait important pour apprécier la démarche de Doubrovsky : cene sont pas des textes de Corneille qui sont tragiques, c’est le corpus cor-nélien en entier tant qu’il est lu dans son déroulement chronologique :

Contre la tradition, qui voit dans le théâtre de Corneille l’exemple le plus écla-tant du triomphe de l’homme, la réussite officielle de la volonté, il faudra arriver àla conclusion inverse : la reprise en main totale de notre condition naturelle, qui est

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au cœur du dessein héroïque, et que les personnages de Corneille, de toutes leursforces, tentent d’accomplir, n’est qu’une chimère. Du coup, le théâtre cornélien endevient une immense et douloureuse tragédie (29-30).

C’est que le travail de Doubrovsky porte le héros cornélien à l’apo-théose et en même temps le détruit en montrant l’impossibilité qui est aucœur du « projet héroïque ». Ainsi, Doubrovsky a l’ambition à peine voi-lée de faire la synthèse des vues de Lanson et de Bénichou. Si Bénichou« dépasse » Lanson en montrant que le héros est plus qu’une volonté deréprimer sa nature, Doubrovsky va « dépasser » à son tour Bénichou enmontrant qu’on n’a pas besoin de Racine et du Jansénisme, ni même duCorneille tardif pour démolir le héros (selon le trajet décrit par Bénichoudans Morales du Grand Siècle), mais que la démolition du héros est tou-jours déjà là dès la première lueur du projet héroïque. Il y a certainespages du livre de Bénichou qui pourraient faire partie du texte deDoubrovsky :

Le moi cornélien a une autre ambition [que l’accord raisonnable avec lemonde]. Il vise à s’affirmer supérieur au destin, à conquérir la liberté de haute lutte.S’il a besoin de connaître les limites du possible, c'est pour que son élan ne soit pasaveugle, mais il veut que cet élan le conduise au plus haut. Le sublime cornélien senourrit de prouesses, il côtoie volontiers le rare et l’inédit. Il jaillit dans des situa-tions inusitées, comme la solution brillante de problèmes insurmontables aux âmescommunes (Morales du grand siècle, 73).

Mais en faisant une synthèse de Lanson et de Bénichou, Doubrovskyva non seulement se poser comme l’aboutissement d’une dialectique, il vaprojeter cette dialectique sur le théâtre de Corneille pour que celui-ciagisse véritablement comme une dialectique, mais comme une dialectiquequi échoue. Cette volonté de dépasser la précédente tradition de l’hé-roïsme cornélien s’éclaire à la lumière des descriptions de l’héroïsme cor-nélien dans Corneille et la dialectique du héros. Doubrovsky nous livre sapropre démarche critique en décrivant le héros. Par exemple, tout commele héros a besoin de sentir réellement et douloureusement l’amour pourpouvoir s’affirmer en refusant cet amour, Doubrovsky lui-même a besoinde porter encore plus loin l’affirmation de l’héroïsme cornélien pour mon-trer à quel point il est fort en l’anéantissant. C’est pourquoi le hérosn’avait jamais été porté à un niveau aussi hyperbolique — parce que lesprécurseurs de Doubrovsky n’avaient pas visé aussi haut que lui dans lalutte contre le héros. Ils n’avaient donc point besoin de se construire unadversaire aussi redoutable. Ceci explique aussi, d’ailleurs, pourquoi Dou-brovsky donne une telle impression de brillant. C’est qu’il construit lui-même les structures conceptuelles qu’il va démonter par la suite.

Tâchons de mieux comprendre le projet de Doubrovsky. Dans ce vastetravail, il y trois pistes à privilégier : 1) l’évaluation positive de l’héroïsme

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cornélien « authentique », 2) la qualité masculine de cet héroïsme, et 3) lerôle de la dissimulation et de la mauvaise foi dans le projet héroïque.

Doubrovsky adopte une voix empathique pour parler du « projethéroïque » chez Corneille. C’est-à-dire qu’il élimine pratiquement toutedistance de son objet, le « projet héroïque », dont il ne parle qu’en termespositifs, tandis qu’il accentue fortement sa rupture avec la plupart de ceuxqui avaient écrit précédemment sur la tragédie cornélienne. Ainsi ontrouve souvent sous sa plume des expressions comme « littéralementabsurde » ou « totalement erroné », pour décrire telle affirmation de la tra-dition critique. Corneille lui-même n’est pas épargné, car si Corneillecréateur est jugé très favorablement, le Corneille des « examens » et desDiscours tombe dans « le jugement rétrospectif du pédant » (120). Il n’estmême pas sûr que Corneille dramaturge soit entièrement épargné, quandon lit des remarques comme celle-ci : « la pensée cornélienne, du moins àson moment d’authenticité, loin d’être, comme la pensée médiévale oucelle des “lumières”, essentialiste, est, au sens plein du terme, existen-tielle » (199). En tout cas, Doubrovsky ne s’intéresse pas à l’intention deCorneille mais à la signification objective de l’œuvre de Corneille luedans son intégralité — mais avec d’importantes différences dans le degréd’attention accordée aux œuvres individuelles — et conçue comme unsystème philosophique où aucune pièce dramatique n’a de sens que parrapport à celles qui précèdent. Ce n’est pas Corneille comme individumais, pour risquer un néologisme, le « cornélianisme » qui fait l’objet del’enquête. Mais Corneille, en tant que porte-parole du « cornélianisme »— terme qui n’apparaît jamais, il faut l’avouer, dans le livre deDoubrovsky — est le nom que porte cette signification : « Le théâtre deCorneille est bien, dans sa signification profonde, position et expositiondu projet aristocratique, dont il esquisse, avec une sûreté étonnante, ledéveloppement interne et les étapes nécessaires » (146). Les termes « pro-jet aristocratique », « projet héroïque », et « projet de Maîtrise » sontinterchangeables et sont associés avec les termes « éthique héroïque »,« éthique de la Gloire », « culte du Moi », « Moi cornélien », et « Moihéroïque » qui sont des dérivés de ce « projet ».

Pour comprendre le projet héroïque, il faut se souvenir de Hegel, carsi Bénichou invoque Nietzsche de temps en temps, Doubrovsky, pour cor-riger cette erreur de la part de Bénichou, se tourne avec davantage deconviction vers Hegel : « Car, selon nous, c’est Hegel, bien plus queNietzsche, qui permet, du point de vue philosophique, de comprendreCorneille » (92-93). Doubrovsky résume succinctement la dialectique duMaître et de l’Esclave, à partir du « désir humain ou désir de reconnais-sance par autrui [qui] devra… se manifester par le risque volontaire de lavie, l’affrontement délibéré de la mort… D’où le mot célèbre par lequel

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Hegel résume la première étape des relations humaines : “chacun tenddonc à la mort de l’autre” » (94). Selon Doubrovsky, Corneille arrête cettedialectique, qui chez Hegel finit par le triomphe de l’Esclave, au momentde la Maîtrise, pour étudier les rapports des maîtres entre eux. Le théâtrecornélien consiste tout entier en « cette double dialectique du Maître ou,si l’on préfère, du Héros » (95). La formule de Don Diègue dans le Cid,« meurs ou tue »8, devient la devise du Maître, car « pour un Maître… leseul rapport véritable à autrui ne saurait être que le combat en vue de ladomination » (207).

Le héros pose un risque constant pour l’ordre social puisqu’il veutconstamment se prouver supérieur et vaincre l’autre, non pas par le dis-cours ni par la séduction mais par la force physique. Le héros est néces-sairement violent : « Le noble possède le monde à travers le travail desinférieurs, par sa domination sur eux. Son action vise donc essentielle-ment à la domination de l’Autre » (118). Comme le héros est nécessaire-ment solitaire dans sa domination, il menace toute société civile. Rodrigueparlera peut-être un jour comme le Comte (186), et Horace, criminel, estdifficilement réintégré dans l’état romain. À moins que le héros ne soitaussi le roi ou l’empereur, comme c’est le cas pour Auguste dans Cinna,on voit mal comment le héros réalisera « le projet de domination dans sonuniversalité » (193) sans une guerre civile sans limite.

Ce projet de Maîtrise n’est jamais évalué négativement par Dou-brovsky, qui semble se placer à chaque fois, dans la perspective du Maîtrepour juger des êtres inférieurs. Chimène échoue selon l’éthique desMaîtres et tombe au niveau de la comédie (114), Cinna et Maxime sontréduits à un « néant » par une « générosité » dont ils sont les victimes(214). Dans des formulations précises, le rapprochement de Doubrovsky àson objet nous permet de saisir sa partialité dans l’évaluation du projet deMaîtrise. À propos d’Horace, il écrit,

Le vieil Horace… malgré sa toge et ses airs romains, est bien loin de symboli-ser l’éthique de la Maîtrise dans toute sa pureté et difficulté intimes : c’est, enquelque sorte, un Maître optimiste, qui croit à une conciliation possible du Moisentimental et du Moi héroïque ; il laisse les deux Moi coexister en lui, sans aper-cevoir, comme son fils, la nécessité de sacrifier le premier au second. (171)

Cette « pureté » peut être, pour le critique, une simple observation cli-nique, comme lorsqu’on parle d’une toxine dont on réussit à obtenir unspécimen sans ajout d’autres substances, mais l’effet cumulatif de cesremarques mène vers la conclusion que Doubrovsky se place du côté decelui qui a compris, c’est-à-dire au côté d’Horace qui est supérieur à sonpère comme il est supérieur à tous les autres, surtout aux « “honnêtes

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8. Le Cid, acte I, scène 5, v. 275 : « Meurs, ou tue ».

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gens” qui forment le gros d’une caste nantie et timorée… Coupés qu’ilssont des racines de l’héroïsme, tels les personnages des comédies, le gestemeurtrier [d’Horace] leur paraît attentatoire à l’ordre établi » (173).L’infériorité de Cinna se voit d’ailleurs dans sa proximité à ces « gens debien » (201). Sa préférence pour l’éthique héroïque de la violence solitairedu Maître qui se sépare des autres pour les dominer se voit nettement dansson jugement méprisant d’Émilie dans Cinna qui choisit une éthique de laréussite :

Chez Émilie, la morale aristocratique du « meurs ou tue » est remplacée parl’immoralisme machiavélien du succès. Cette substitution représente, pour laconscience aristocratique, un grave péril. Loin de se constituer « au-delà du bien etdu mal », ainsi qu’on l’a répété à tort et à travers, le mouvement même de l’hé-roïsme cornélien crée sa propre éthique, exigeante et sévère (190).

Avec un brocard contre Bénichou, Doubrovsky affirme encore une foisla nature métaphysique de l’objet qu’il nous propose parce que ce n’estpas la société française du XVIIe siècle qui dicte les moyens acceptablespour poursuivre le pouvoir et pour se battre et ce n’est pas non plusCorneille mais c’est « le mouvement même de l’héroïsme cornélien » quilimite les options et qui justifie le mépris pour ceux qui veulent simple-ment réussir.

Car le héros, lui, ne veut pas réussir. En fait, la devise héroïque« meurs ou tue », s’avère inadéquate. Il faudrait plutôt « tue et meurs »pour donner une idée plus complète du projet de Maîtrise. L’éthiquehéroïque que Doubrovsky propose exige pour sa perfection le fratricide, leparricide, et le suicide et ceci, non pas dans l’optique — qu’on supposercelle des piètres honnêtes gens qui vont au théâtre pour s’émouvoir de pitiéou de crainte — mais dans celle du projet héroïque dans sa plénitude :

Dans la lutte mortelle entre Maîtres, c’est-à-dire entre « alter ego », on s’atteintsoi-même dans l’autre et le meurtre est, à la limite, suicide. L’originalité d’Horace,c’est d’avoir compris que la plus haute forme de l’héroïsme et le point où il atteint,en quelque sorte, la perfection, c’est le fratricide conscient (149).

La progression du théâtre cornélien fait qu’avec Cinna le parricide,dans la forme de l’assassinat d’Auguste, rejoint le fratricide comme « actefondamental de l’héroïsme » (189), et puis avec Polyeucte une forme desuicide, car dès le départ du projet héroïque le Maître cherche la mort :« La solution qui sauve le héroïsme tue le héros » (259). L’alternative à lamort du héros, c’est la survivance du héros et donc sa dégradation, commeon le voit bien dans le cas de Don Diègue et dans celui d’Horace.

Si Doubrovsky approuve le projet héroïque, tout en reconnaissant eten regrettant son impossibilité, la seconde grande piste de sa pensée, déjàvisible dans ces quelques remarques sur le projet héroïque en général,c’est la promotion d’un héroïsme mâle qui s’affirme contre cet être

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dégradé qu’est la femelle. On mesure la différence entre la critique litté-raire et culturelle actuelle et celle d’il y a quarante-deux ans dans la non-chalance avec laquelle Doubrovsky affirme la supériorité de l’homme surla femme dans le théâtre cornélien, qu’il qualifie de « théâtre biologique » :

Rien de plus faux que les « automates volontaires », dont la critique corné-lienne a longtemps fait sa tarte à la crème. Nous avons vu comment, en un sens,Rodrigue apparaissait comme une personnification du principe mâle, Chimène etl’Infante du principe femelle. Il y a une manière d’ « exister homme » et d’ « exis-ter femme »… (133)

Mais il serait oiseux d’insister sur une lacune prospective dans le rap-port au féminisme chez Doubrovsky, parce qu’il se définit par la critiqueprécédente, en l’occurrence surtout Lanson et Bénichou — le premierpour le rôle de la volonté en dehors et au-dessus de l’existence corporelleet le second pour la fonction des personnages femmes chez Corneille.Notant l’idéalisation de la femme dans la littérature romanesque, Béni-chou avait précisé que

Corneille… est si attaché à la tradition romanesque qu’il a jugé bon, alorsmême qu’il marquait les faiblesses de l’amour, d’en absoudre le caractère féminin,d’incarner toujours l’exigence de la vertu dans la femme aimée. Les protestationsdu sentiment se trouvent plus volontiers dans la bouche des héros masculins. C’estpar voie d’autorité féminine que la vertu triomphe dans son théâtre… (67).

Rien ne pourrait être plus contraire à la vision de l’héroïsme dansCorneille et la dialectique du héros, où le héros, face à « une attitudefemelle d’impuissance » (121) doit racheter la femme tombée dans laposition d’esclave, telle Chimène qui doit épouser Rodrigue non pas sim-plement pour obéir au roi mais pour ne pas rester dans une position dehonteuse immoralité9. L’idée qu’une femme cornélienne puisse influerpositivement sur la conduite masculine paraît à Doubrovsky si étrangequ’il commente ainsi un passage de Polyeucte, à propos du rapport dePauline à Sévère :

Par un étrange et humiliant renversement, c’est ici la femme qui guide et élèvel’homme, ce qui, du point de vue cornélien, est exactement le monde renversé.(238)

La femme cornélienne représente ce que Doubrovsky appelle le senti-ment, c’est-à-dire la passion pour le français de l’époque de Corneille, etla passion n’a de place dans le projet héroïque que dans la mesure où ellefournit une chose à dominer. Horace occasionne un assez ample dévelop-

9. Ainsi Doubrovsky approuve la critique faite par l’Académie qui disait que Chimène « nedevait point se relâcher dans la vengeance de la mort de son père » mais se sépare totalement del’Académie pour approuver le mariage : « En épousant Rodrigue à la fin de la pièce, Chimènen’achève pas de s’abaisser, elle se rachète. C’est, en définitive, la “fille trop dénaturée” qui sauvel’“l’amante trop sensible” » (128).

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pement sur la nature féminine. Il y a, d’une part, « l’amoralisme senti-mental de Sabine » et d’autre part la « véritable morale du Sentiment »chez Camille. Il ne s’agit pas, pour Doubrovsky, de déceler chez Corneilleune critique du projet héroïque où les personnages femmes exposeraientun défaut de conception de ce projet, ni de se distancier de Corneille pourdonner une vision alternative du rapport entre hommes et femmes.Mitchell Greenberg nous a donné une étude qui fait date dans l’apprécia-tion du rapport entre le masculin et le féminin dans Horace10, mais fidèleau projet héroïque dans son ensemble, Doubrovksy note que Sabine,comme Chimène « connaît les vraies valeurs » (157) mais n’a pas la forcede s’y conformer. Pour ce critique, donc, la femme est presque toujours endeçà du projet héroïque, mais il y a la troublante exception de Camille,qui adopte « une morale héroïque du sentiment » parallèle à « la moralehéroïque de la gloire » qu’elle oppose (159). Doubrovsky, poursuivant unerhétorique basée sur la quête héroïque d’un digne adversaire, fait d’abordde Camille une description assez positive. Elle n’agit pas spontanément— la spontanéité étant une faiblesse, une concession à la nature contrelaquelle tout héros se doit de lutter — mais avec sérénité et par prémédi-tation. Sa rencontre avec Horace représente « la lutte à mort, à traversdeux êtres, de deux philosophies » (159). Elle est même une « Horacefemme, qui choisit la féminité, comme Horace la virilité » (160). Maisl’infériorité de Camille se révèle à l’analyse. C’est chez la sœur d’Horaceet non pas chez lui que l’égoïsme éclate. Doubrovsky, par précaution,déclare qu’il ne désire pas « “réhabiliter” Horace et l’“innocenter” auxdépens de Camille » (162) mais simplement le comprendre. Cependant, sapartialité se voit très clairement. Camille a beau élever sa position « phi-losophique » au niveau héroïque par une acceptation de la mort au nom deses valeurs, les valeurs du sentiment et de l’individualité ; ces valeurs sontcondamnées d’avance comme égoïstes dans la mesure où elles n’emprun-tent pas le nom de Rome. À cet égard, Doubrovsky dit : « Si Horace dit“Rome” au lieu de “Je”, c’est que Rome se dévoile, en fait, à travers sapropre subjectivité, et qu’il le sait » (162). Cette Rome n’est pas non plusla Rome des Romains empiriques, comme Valère ou comme le VieilHorace, représentants de la « Rome moyenne », car ceux-ci sont mépri-sables. La Rome d’Horace ne correspond pas non plus à celle du roi Tulle,qui parle plutôt de l’État — « Or, l’“État” de Tulle n’est pas la “Rome”d’Horace » (180). La Rome toute conceptuelle et anti-empirique d’Horaceest une « éthique des rapports humains » (180). Pour Doubrovsky, donc,Horace est innocent d’égoïsme parce que s’étant défait de son moi empi-rique, et donc de tout lien affectif aux êtres, il est purement éthique, et envertu de la supériorité auto-générée de cette éthique il peut à bon droitregarder Camille comme un être faible qui refuse d’avouer sa propre fai-

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blesse, et qui fait pire, puisqu’elle veut faire valoir sa philosophie de lanon-équivalence des êtres et de l’importance de la passion contre celled’une Rome qui n’existe que pour Horace! Le projet héroïque ressembleici étrangement à une pétition de principe.

Camille ressemble à Horace à bien des égards, mais Doubrovsky com-plique les choses en parlant de la « morale héroïque du sentiment chezCamille » (159), car, à moins de changer le sens du mot héroïque, Camillene l’est pas. Si être héroïque, c’est adhérer au projet héroïque, et si le pro-jet héroïque vise la domination de l’autre, c’est-à-dire de faire de l’autreun esclave, non par la ruse mais par la force physique, Camille n’est toutsimplement pas héroïque. Elle ne rejette pas seulement la morale héroïquede la gloire, mais la morale héroïque tout court. Elle veut détruire Horace,c’est tout ; le projet de Maîtrise c’est de soumettre l’autre. Elle sait « com-battre en femme, c’est-à-dire en tirant tout le parti possible de sa fai-blesse » (164). Elle réussit son coup, qui a pour but de « dégrader »Horace (165) et logiquement elle est condamnable non pas d’avoir échouémais d’avoir réussi. Est-ce un hasard que la réussite et la dégradation sontplus d’une fois associés chez Doubrovsky ? « [L]e machiavélisme n’étant,au fond, que la dégradation du projet aristocratique de domination en pro-jet plébéien de réussite », lit-on à propos d’un autre personnage-femme,Émilie (191).

La femelle incarne pour Doubrovsky tout le contraire de ce queBénichou voit chez les femmes de Corneille. Ce n’est pas du tout uneguide qui élève l’homme, mais un douloureux rappel de sa dépendanced’autrui. Maintenant la vieille association entre la femme et la nature — et elle est femme pour des raisons biologiques dans ce « théâtre biolo-gique » cornélien — Doubrovsky fait voir que selon la logique du projethéroïque, le Maître doit supprimer tout ce qui en lui est naturel et « le ter-rain où se livre la bataille de l’homme contre son enlisement dans lanature, tout autant que l’épreuve du combat, c’est l’épreuve de l’amour »(97). Cet amour, pour Doubrovsky, est sensuel, charnel — et implicite-ment, hétérosexuel. C’est donc dans la lutte contre l’attirance charnelle etspontanée exercée par les femmes que le héros montre qu’il est capable dese hausser au-delà de sa nature.

La femme devient en quelque sorte une métonymie privilégiée de lanature : le désir sexuel, la passion, la reconnaissance d’autrui dans sonindividualité, le sens inné de la justice et du bien — toutes ces choses quidoivent être supprimées pour produire le héros du cornélianisme se retrou-vent dans les personnages de femmes. Par un paradoxe assez frappant queDoubrovsky ne développe pas, cette représentation de la nature qu’est lafemme porte en elle l’inclination vers la vie sociale — ceci est notammentle cas dans Horace et dans Polyeucte. Donc, au lieu de reproduire le cli-

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vage si fréquent entre nature et société, l’analyse de Doubrovsky nousamène à voir que le projet héroïque se conçoit en opposition à toutesdeux. Le pur héros ne connaît que le combat à mort pour dominer ; il veutse distinguer dans sa singularité ; la solitude est pour lui la conséquencelogique de tout son projet.

On arrive à la troisième et dernière grande piste pour comprendre leprojet héroïque dans Corneille et la dialectique du héros, la dissimulationou la « mauvaise foi ». L’insistance sur l’authenticité du héros et le rejetsur la femme de la ruse et sur la plèbe de la réussite, ferait croire que lehéros, lui, vit dans la bonne foi et la transparence les plus totales. Mais iln’en est rien. Le précurseur des héros tragiques, Alidor dans la PlaceRoyale, se caractérise par une profonde mauvaise foi. Il est même un per-sonnage théâtral admirable à cet égard, comme le dit Doubrovsky : « Lesjeux de la mauvaise foi sont plus retors que les mouvements de la vertu »(72). Alidor sait que malgré tout ce qu’il fait et tout ce qui paraît à l’exté-rieur, il n’aura pas sa « liberté intérieure » (72), il continuera à aimer. Est-ce sûr que les héros successifs auront cette liberté intérieure et cette inté-grité ? Bien entendu, il y a plusieurs couches historiques de lexique en jeuici. De même que le sentiment de Doubrovsky c’est la passion deCorneille, la mauvaise foi de Doubrovsky est un concept appartenant àune époque précise, la pensée existentialiste de l’après-guerre. Mais lamauvaise foi est tout de même une forme de dissimulation (même si pourl’existentialisme c’est surtout une dissimulation interne au moi) et les per-sonnages cornéliens sont triés, dans l’étude du projet héroïque, pour dis-tinguer les héros, qui procèdent par la violence physique, des non-héros,qui agissent par ruse ou plus généralement par le discours. On trouve doncque Chimène et Pauline, comme Alidor, sont caractérisées par la mauvaisefoi (113, 148, 233). Il est plus étonnant de voir que Polyeucte, l’est aussi :

Par une double contradiction, au moment où le héros se soumet à Dieu, il en estle secret rival ; mais, au moment où il pose son désir d’indépendance absolue, ilsuppose sa dépendance totale. La cohabitation de l’ « héroïsme » et de la « sain-teté », dont parlait Péguy, se résout donc par leur destruction mutuelle. Il s’agit là,inutile de le souligner, d’une démarche typique de la mauvaise foi. Il ne faut doncpas hésiter à voir dans l’affublement chrétien du projet héroïque un expédient…(260-261)

La dissimulation ou déguisement — l’affublement — sont ainsidéployés par ceux qui entreprennent le projet de Maîtrise tout comme parles femmes qui emploient la ruse (163). Si on regarde de plus près cehéros qu’est Horace on trouve chez lui aussi la dissimulation :

10. Mitchell Greenberg, « Horace, Classicism and female trouble », in Corneille, Classicism& the Ruses of Symmetry (Cambridge, Cambridge University Press, 1986), p. 66-87.

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Il faut comprendre qu’Horace souffre encore plus d’avoir à tuer sa propre sœurque son beau-frère : sa brutalité n’est que le masque d’une sensibilité exacerbée,prête à s’effondrer11. (169)

Si Horace ne fait que faire semblant, s’il n’est qu’un acteur, il n’estpas au fond différent d’Alidor. Plus on regarde, plus on trouve de la dissi-mulation et de la ruse chez le héros. Rodrigue gagne sa bataille sur lesMores en cachant ses hommes pour tirer son adversaire dans un guet-apens. Horace n’a pas réussi par la simple force physique non plus. Enfuyant devant les Curiaces, il laissait supposer par ce qu’on a appelé, avecadmiration d’ailleurs, une « prompte ruse »12 qu’il évitait le combat alorsqu’il ne faisait que le structurer à son avantage. Si les Curiaces avaientcompris, ils n’auraient pas été vaincus. On pourrait sûrement multiplierles exemples, mais la mauvaise foi la plus éclatante et la plus importantec’est celle de Doubrovsky. Car tout son projet, c’est de dépasser la cri-tique héroïsante antérieure et surtout Bénichou. Ainsi, Corneille et la dia-lectique du héros vise la promotion et puis la destruction — ou si vousaimez mieux, le dépassement du projet héroïque.

Les grands critiques ont des qualités admirables. Et Serge Dou-brovsky, par sa subtilité, sa souplesse, son inventivité, et son ingénuité,exerce encore une certaine fascination. Mais c’est justement l’aspect fas-cinant de cette tradition critique et de sa création, le « projet héroïque »,dont il faut se méfier. Car il y a une richesse et une profondeur dans lespièces théâtrales de Corneille qui sont violemment ainsi rejetées dansl’ombre. Hélène Merlin-Kajman nous met très utilement en garde contrece danger :

Il ne faudrait pas tomber dans la fascination de la puissance à laquelle le théâtrede Corneille semble parfois inviter. Cette belle unité repose sur des dualités : roi-peuple, auteur-public, et sur scène, des héros plutôt qu’un seul, des héros notam-ment différents par le sexe, en qui se font jour des poches d’autonomie par rapportau principe de domination. Au sein de ces dualités, l’un des termes vient arrêterl’autre, le borner. La puissance n’est pas illimitée13.

Cette dernière citation provient d’un ouvrage publié en 2000, et ce quicaractérise la fin du XXe siècle et l’avènement du siècle actuel, c’est sansdoute une perception accrue de la complexité de toutes choses et uneacceptation de cette complexité. Là où depuis Lanson on a cherché à iso-ler le héros du texte dramatique et même à isoler dans le personnage duhéros un seul principe ou faculté agissant, nous n’hésitons plus à recon-naître qu’une tragédie est autre chose qu’un seul personnage. Et même, à

11. Nous soulignons.12. Horace, v. 1107.13. Hélène Merlin-Kajman, L’Absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps.

Passions et politique, Lumière Classique (Paris, Honoré Champion, 2000), p. 70.

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Page 17: Le Mythe Du Héros Cornélien Johns D. Lyons

l’égard du héros que ce n’est pas chez lui seul qu’on va trouver le fin motde l’histoire, le noyau conceptuel de l’œuvre. Il est vrai qu’au niveau sco-laire — d’après ce qu’on peut comprendre en feuilletant quelquesmanuels — le héros cornélien fait toujours l’objet d’un culte. Et il est vraiaussi que dans certaines thèses récentes on se croit obligé de rendre hom-mage au héros cornélien, tout en reconnaissant qu’il y a des tragédies deCorneille où il n’y a pas de « héros cornélien »14. Pourtant, on arrivemaintenant à supposer que l’héroïsme n’est pas forcément résultat d’unprojet, ni même d’une éthique, mais d’une situation dramatique fictiveconçue en vertu d’un public pour qui l’héroïsme n’est pas seulement unequestion de métaphysique mais aussi de passion et de plaisir dramatiques.

REVUE D’HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE448

14. Mariette Cuénin-Lieber, Corneille et le monologue : une interrogation sur le héros, Biblio17 (Tübingen, G. Narr, 2002). A propos de la Cléopâtre de Rodogune : « Corneille a créé desliens de parenté entre elle et les représentants les plus significatifs de l’héroïsme cornélien.Cléopâtre, comme le héros généreux, a la lucidité sur elle-même et sur ce qu’elle entreprend […]Elle a la résolution et l’énergie qui font les grandes âmes et qui permettent de se libérer desentraves pour s’accomplir. Toutefois le sens de cet accomplissement n’est pas celui du héros cor-nélien : il est perverti et perverti volontairement » (287).

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