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Revue française de science politique Le moment du vote. Les systèmes électoraux de la période révolutionnaire Monsieur Patrice Gueniffey Résumé Les systèmes électoraux de la période révolutionnaire forment un mixte d'innovations destinées à concrétiser l'invention de l'électeur et de procédures héritées qui font obstacle à une réelle individualisation de l'exercice du suffrage. Tandis que la généralisation du vote secret et la création de la circonscription cantonale entendent donner à chaque citoyen une égale influence dans la formation de la volonté collective, le maintien du vote en assemblée et la proscription des candidatures conduisent, le premier à rétablir l'influence de dépendances incompatibles avec la citoyenneté, le second à livrer la décision aux minorités organisées. Pour comprendre cet amalgame entre principes modernes et procédures traditionnelles, il faut tenir compte de trois facteurs : le premier, d'ordre culturel, renvoyant à l'histoire des pratiques électorales ; le second tenant à la définition de l'élection dans le système représentatif; le dernier, à la fois sociologique et politique, relatif aux difficultés auxquelles la Révolution fut tôt confrontée. Abstract The moment of voting. Electoral systems at the time of the French revolution Electoral Systems during thé revolutionary period formed a mixture of innovations designed to implement thé invention of the voter and inherited procedures which hindered a real individualization of the exercise of suffrage. While the generalization of voting secrecy and the création of the cantonal district were intended to grant each citizen equal influence in the formation of the collective will, the continuation of voting in assembly led to a return to the influence of dependence relationships incompatible with citizenship, and the prohibition of candidacies delivered decisionmaking to organized minorities. To understand this mixture of modem principles and tradïtional procedures, three factors must be taken into account : a cultural factor, related to the history of electoral practices ; a second factor, the definition of elections in a representative system ; and a third factor, both sociological and political, the difficulties with which the Revolution was rapidly confronted. Citer ce document / Cite this document : Gueniffey Patrice. Le moment du vote. Les systèmes électoraux de la période révolutionnaire. In: Revue française de science politique, 43année, n°1, 1993. pp. 629. doi : 10.3406/rfsp.1993.394715 http://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1993_num_43_1_394715 Document généré le 14/10/2015

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Revue française de sciencepolitique

Le moment du vote. Les systèmes électoraux de la périoderévolutionnaireMonsieur Patrice Gueniffey

RésuméLes systèmes électoraux de la période révolutionnaire forment un mixte d'innovations destinées à concrétiser l'invention del'électeur et de procédures héritées qui font obstacle à une réelle individualisation de l'exercice du suffrage. Tandis que lagénéralisation du vote secret et la création de la circonscription cantonale entendent donner à chaque citoyen une égaleinfluence dans la formation de la volonté collective, le maintien du vote en assemblée et la proscription des candidaturesconduisent, le premier à rétablir l'influence de dépendances incompatibles avec la citoyenneté, le second à livrer la décision auxminorités organisées. Pour comprendre cet amalgame entre principes modernes et procé­dures traditionnelles, il faut tenircompte de trois facteurs : le premier, d'ordre culturel, renvoyant à l'histoire des pratiques électorales ; le second tenant à ladéfinition de l'élection dans le système représentatif; le dernier, à la fois sociologique et politique, relatif aux difficultésauxquelles la Révolution fut tôt confrontée.

AbstractThe moment of voting. Electoral systems at the time of the French revolutionElectoral Systems during thé revolutionary period formed a mixture of innovations designed to implement thé invention of thevoter and inherited procedures which hindered a real individualization of the exercise of suffrage. While the generalization ofvoting secrecy and the création of the cantonal district were intended to grant each citizen equal influence in the formation of thecollective will, the continuation of voting in assembly led to a return to the influence of dependence relationships incompatiblewith citizenship, and the prohibition of candidacies delivered decision­making to organized minorities. To understand this mixtureof modem principles and tradïtional procedures, three factors must be taken into account : a cultural factor, related to the historyof electoral practices ; a second factor, the definition of elections in a representative system ; and a third factor, both sociologicaland political, the difficulties with which the Revolution was rapidly confronted.

Citer ce document / Cite this document :

Gueniffey Patrice. Le moment du vote. Les systèmes électoraux de la période révolutionnaire. In: Revue française de science

politique, 43ᵉ année, n°1, 1993. pp. 6­29.

doi : 10.3406/rfsp.1993.394715

http://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1993_num_43_1_394715

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LE MOMENT DU VOTE

Les systèmes électoraux de la période révolutionnaire

PATRICE GUENIFFEY

TUDE des élections de la période révolutionnaire exige que on se garde de ce on pourrait nommer illusion de la transpa rence Cette illusion procède de association spontanément éta

blie entre le suffrage et un régime politique dont la légitimité repose sur la souveraineté populaire et se nourrit de idée selon laquelle organi sation élections va de soi dans une démocratie La démarche est simple il pas de démocratie sans élections et si la Révolution fran aise

posé les bases de la démocratie moderne alors la Révolution nécessairement élaboré dans ses grandes lignes une doctrine moderne du suffrage et mis en place un système électoral pourvu des propriétés caractérisant la conception démocratique du vote élection se trouve dès lors per ue comme le socle un système politique où les gouvernants tiennent leur autorité du peuple devant lequel ils sont responsables et se voit attribuer une pluralité de fonctions moyen de sélection des dirigeants occasion pour les citoyens de manifester leur confiance ou leur défiance enfin instrument de régulation des rapports entre la société et le pouvoir

La conséquence principale de absence de réflexion sur éventuelle spécificité du système révolutionnaire de suffrage sur la possibilité de le soumettre des techniques analyse forgées par la science électorale moderne partir de expérience contemporaine du vote est la mécon naissance entourant le moment du vote proprement dit le moment où se forme la décision collective Les études électorales peu nombreuses au demeurant attachent deux objets principaux la participation et les résultats du scrutin Le privilège ainsi accordé ce qui commence et finit élection constitue le moyen de créer la continuité ou la transparence indispensables pour envisager le vote un point de vue contemporain le suffrage aurait ainsi la capacité de projeter dans ordre politique les divisions préexistant dans le corps social il serait origine des clivages partisans cette continuité permettant en retour de restituer enracinement géographique ou social de ces divisions

En réalité cette transparence ou cette continuité existent pas comme le montre irréductibilité de certaines élections une utilisation de type sociologique ou politique Une telle approche nécessitant un minimum de consistance politique dont la plupart des élections de cette époque sont dépourvues les mêmes consultations sont invariable ment utilisées celles de 1789 et de 1792 ou encore celles de 1797 et de 1798 pour le renouvellement partiel des Conseils du Directoire les deux dernières en raison de leur inscription évidente dans le contexte politique

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les deux premières en raison de leur forme conjuguant élection et délibération on septembre 1792 lors de élection des députés la Convention nationale certaines assemblées assortirent leurs choix instructions ou de mandats Le désintérêt entourant les autres scrutins tient pour essentiel au caractère problématique de leur contenu poli tique Le choix des officiers municipaux des administrateurs ou celui des représentants Assemblée législative de 1791 donne principalement voir un processus de sélection des dirigeants que accompagne la formulation aucune volonté politique même aucun débat sur les enjeux ou les opinions en présence est-à-dire très exactement ce quoi les élections étaient destinées

LE VOTE EN 1789

Les décrets votés par Assemblée constituante la fin de 17891 appelaient les citoyens voter dans deux sortes assemblées les assem blées communales chargées élire au scrutin direct les municipalités et les assemblées primaires de canton appelées nommer les juges de paix et des électeurs du second degré raison un pour cent électeurs

inscrits qui réunis au sein assemblées électorales de département devaient pourvoir de titulaires ensemble des fonctions publiques dé putés juges administrateurs de district et de département jurés de la Haute-Cour plus tard évêques et curés directeurs des Postes etc Dans toutes ces assemblées au premier comme au second degré le déroulement des opérations était sensiblement le même Il agissait tout abord un vote en assemblée les électeurs demeurant théoriquement réunis dans un même lieu la fin des opérations assemblée devait donc se constituer sous la direction des plus âgés en vérifiant en commun les titres des présents âge domicile contribution au premier degré procès- verbal de assemblée primaire au second) ensuite en procédant élec tion un bureau composé un président un secrétaire et de trois scrutateurs chargés du dépouillement des bulletins et du recensement des suffrages Après que le président eut donné lecture des textes de convo cation assemblée passait aux élections prescrites Concernant le mode de scutin la règle suivie pendant toute la période révolutionnaire était le scrutin majoritaire trois jours les deux premiers la majorité absolue le dernier la majorité relative ou au scrutin de ballottage selon que le scrutin était pluri ou uninominal Ce dernier réglait le choix des députés des maires des juges ou encore celui des procureurs-syndics de district ou de département Le scrutin plurinominal était employé par les assemblées primaires pour désigner les grands électeurs et les conseils

Les principaux décrets réglant le déroulement des élections sont ceux du 14 et du 22 décembre 1789 sur les municipalités et les assemblées administratives et Instruction du 12 août 1790 Cf J.-B Duvergier Collection complète des lois décrets ordonnances règlements et avis du Conseil Etat Paris 1825-1828 24 volumes tomei 63-71 73-89 281-303

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municipaux par les assemblées du second degré pour nommer les ad ministrateurs locaux Les décrets de 1789 avaient institué un scrutin plurinominal double chaque votant écrivant sur son bulletin un nombre de noms double de celui des postes pourvoir En mai 1791 la Constituante reconnaissant il compliquait terriblement la tâche des scrutateurs le rempla par un scrutin de liste simple postes noms Les votes étaient recueillis selon la technique de appel nominal

Le secrétaire appelait un après autre les citoyens inscrits sur les listes le plus souvent un extrait du rôle fiscal déposées par les maires des diverses communes du canton au premier degré sur la liste des électeurs nommés par les assemblées primaires au second Chaque citoyen appel de son nom se présentait au bureau où il devait après avoir prêté serment rédiger son bulletin ou le faire écrire par un des scrutateurs il en était incapable avant de le déposer dans urne vase ou boîte selon les cas installée devant le président Le dépouil lement se faisait en deux temps vérification de la conformité entre le nombre des bulletins et celui des votants partir du pointage effectué par le secrétaire lors de appel décompte des voix opération recommen ant épuisement de ordre du jour et bien souvent des électeurs

Ces modalités qui consommaient un temps considérable peuvent hui paraître archaïques Elles furent pourtant élaborées en 1789 comme répondant la modernisation de la participation politique Pour comprendre la mutation qui affecte en profondeur le vote en 1789 il faut remonter en amont Le cadre traditionnel du vote était la paroisse ou le corps de métier espace ordinaire de existence sociale où chacun était lié aux autres par de multiples relations solidarités et dépendances dont le vote haute voix confortait influence autre part la compa rution comportait deux opérations distinctes une délibération commune aboutissant la rédaction de doléances la formulation une volonté politique et une élection de caractère secondaire celle du mandataire chargé de présenter ou de défendre la volonté de ses commettants

avènement du principe de la souveraineté nationale et de la citoyen neté devait profondément bouleverser ce schéma La première mutation consiste dans la rupture avec la tradition du mandat impératif La finalité de élection est pas de former la volonté générale par la recension des volontés individuelles préexistantes mais de désigner les représentants chargés au nom de la nation la place une nation incapable de se rassembler directement dans son unité et son indivisibilité de pronon cer la volonté générale Aussi les diverses circonscriptions électorales ne détiennent aucune part de la souveraineté qui appartient la totalité indivise des individus composant le corps politique de la nation Ceux- ci possèdent des droits commencer par celui élire leurs représentants droits dont la réunion forme un droit national délégué dans son exercice aux diverses circonscriptions est le sens une célèbre formule de Sieyès qui rappelle que dans toute élection les sections du peuple

autorisent et se commettent réciproquement pour faire chaque élec tion partielle qui par cela même est censée ouvrage de la communauté

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entière Les décrets organisant le régime électoral étaient sans ambi guïtés Celui du 22 décembre précisait que les assemblées se sépareront aussitôt après les élections faites et ne pourront se former de nouveau que elles auront été convoquées Elles ne pouvaient ni délibérer ni assortir leurs choix instructions fortiori de mandats susceptibles de gêner la liberté des élus En choisissant ceux-ci assemblée avait épuisé ses pouvoirs Dès la proclamation du résultat du scrutin le député échappait ceux qui avaient nommé pour devenir le représentant inviolable de la nation indivisible En septembre 1791 Eustache-Antoine Hua juge au tribunal du district de Mantes avait été difficilement élu après plusieurs échecs septième député du département de la Seine-et- Oise Assemblée législative Selon la coutume il se présenta la tribune mais au lieu de prononcer le discours de remerciement usité il en prit violemment ceux qui avaient tenté empêcher sa nomination et même aux autres qui avaient pas voté plus tôt en sa faveur ajoutant toutefois il pardonnait bien volontiers aux uns et aux autres Ce discours parut rapporte le procès-verbal expression un ur pro fondément ulcéré et produisit la sensation la plus désagréable Ce fut en vérité un beau tollé que les adversaires de Hua et tous ceux il avait choqués par ses propos surent exploiter en obtenant annulation de son élection Hua devait pourtant occuper son poste Assemblée législative cassa arrêté des électeurs de Seine-et-Oise en leur rappelant qu ayant une fois proclamé Hua) ils avaient pas le droit de le révoquer parce il était le représentant de la nation entière et non pas du département Choisi par une section du peuple le député était investi de ses fonctions représentatives par la volonté nationale Ce était ailleurs pas élection qui lui conférait la capacité de vouloir pour la nation mais la transformation de ce qui était encore un agrégat élus en Assemblée nationale par la vérification commune de leurs pouvoirs

La seconde mutation concerne acteur de la comparution non plus la communauté mais individu non plus homme social tenant son droit de participer de son appartenance une communauté ou de son statut personnel dans la hiérarchie des corps composant la société organique mais individu-citoyen entité abstraite définie par ses droits universels et unité numérique réduite sa volonté un homme une voix Cette individualisation de la participation était matérialisée une part dans la législation sur le droit de suffrage qui écartait des assemblées les individus soumis des rapports personnels trop incompatibles avec indépendance nécessaire exercice des droits politiques autre

E.-J Sieyès Vues sur les moyens exécution dont les Représentants de la France pourront disposer en 1789 s.L 1789 22-23

Archives nationales AN) 138 no 72 Réimpression du Moniteur Universel... Paris 1863-1870 32 volumes tome 10 20

La formule est de Thouret Archives parlementaires tome 204 Cette logique exclusion qui fait couler beaucoup encre résultait moins une volonté de discri mination que de la ferme intention de mettre en uvre le principe égalité qui fonde le nouvel ordre politique Des mineurs et des femmes aux domestiques et aux moines les

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part dans adoption de deux modalités techniques destinées garantir tous les citoyens une égale liberté dans exercice de leur volonté la

circonscription cantonale et le vote écrit la différence du district et du département unités la fois

politiques administratives et judiciaires le canton était une circonscrip tion purement électorale1 Chaque canton devait couvrir une superficie moyenne de lieues carrées et comporter au moins une assemblée primaire composée au minimum de 450 électeurs inscrits au maximum de 899 le nombre souhaitable étant fixé 6002 La substitution de la circonscription cantonale la circonscription paroissiale qui avait servi de cadre la convocation des états généraux répondait trois objectifs principaux

Permettre par son étendue médiocre égalité dans accès au vote

Assurer tous les citoyens la possibilité de former leur opinion le canton ne devait pas être trop vaste afin que le nombre des éligibles rappelons il pas de candidats déclarés excède pas ce on pourrait appeler horizon des connaissances élection consistant dans un jugement sur les hommes et non dans le choix une politique il était essentiel que chaque votant connaisse celui qui il donnait sa voix Il devait pouvoir effectuer la comparaison entre les capacités requises dans exercice de la fonction pourvoir en occurrence électeur du second degré ou de juge de paix et les qualités personnelles des éligibles Sans doute agit-il là une pure spéculation en absence une offre limitée et compte tenu du pourcentage des éligibles en moyenne 60 des citoyens actifs en 1790-1792) cela signifie que électeur un canton comptant 600 citoyens aurait dû pouvoir porter un jugement sur environ 350 entre eux Mais il reste que le cadre cantonal fut institué comme permettant aux citoyens de réellement choisir en ne se pronon ant pas par ouï-dire mais après une connaissance certaine une

expérience personnelle des mérites des divers concurrents Dans la même perspective les choix possibles furent limités aux éligibles domiciliés dans la circonscription afin on puisse moins facilement surprendre la confiance des électeurs comme le dit Mounier et ils soient portée de juger les urs et les talents des concurrents3 Le même objectif exigeait cette fois que la circonscription ne soit pas non plus trop petite afin de renfermer un nombre suffisant de sujets capables ce qui était pas toujours le cas loin de là au niveau communal

Le troisième objectif était aussi le plus important Il agissait grâce au canton assurer chaque citoyen une égale liberté dans

exclusions visaient empêcher le père le mari le maître ou le prieur du couvent exercer une influence contraire au principe de indépendance de volonté

La Constituante établit également le siège des justices de paix mais pour des raisons purement pratiques

Ainsi si le canton comptait 900 électeurs on formait deux assemblées de 450 il en comptait 500 on établissait une assemblée de 600 membres et deux autres de 450

Archives parlementaires tome 556 Cf également E.-J Sieyès Observations sur le rapport du comité de constitution concernant la nouvelle organisation de la France par un député Assemblée Nationale Du octobre 1789 Versailles 1789

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expression de son opinion élargissement de la circonscription au cadre cantonal entendait libérer les électeurs de emprise des multiples liens de solidarité et de dépendance dont le vote dans une assemblée de paroisse lieu ordinaire de la vie sociale aurait développé tous les effets destructeurs de égalité des votes La principale raison qui déterminé Assemblée nationale préférer les assemblées primaires par cantons aux simples assemblées par paroisse ou communauté est que les pre mières étant plus nombreuses déconcertent mieux les intrigues détrui sent esprit de corporation affaiblissent influence du crédit local et par là assurent davantage la liberté des élections Les citoyens des campagnes ne regretteront pas la peine légère un très petit déplacement en considérant ils acquièrent ce prix une plus grande indépendance dans exercice de leur droit de voter.1 En opérant un brassage des citoyens issus de diverses communes assemblée cantonale diminuait les influences personnelles Chaque notable de paroisse serait mis en présence autres notables et devrait pour emporter gagner les voix électeurs étrangers sa commune contre lesquels il ne pourrait user des moyens de pression dont il disposait égard de ceux de sa paroisse Comme le dit Destutt de Tr cy lors du débat le canton permettait de détruire aristocratie des personnes En réalité la cible était aristocratie tout court Il agissait moins comme le remarqua Gaultier de Biauzat empêcher le brouillon du village de parvenir

ses fins que de soustraire le peuple ascendant de ses autorités naturelles celui du curé et du seigneur2 En cela la création du canton était une mesure révolutionnaire dont adoption participe autant de invention du citoyen-électeur que du renversement de la société Ancien Régime

Comme la circonscription cantonale le vote secret fut adopté comme un moyen révolutionnaire Le règlement convoquant les états généraux publié le 19 janvier 1789 avait conservé le vote haute voix aux degrés élémentaire et intermédiaire de la comparution introduisant le vote secret au dernier degré seulement3 Le maintien du mode traditionnel était conforme la finalité de la comparution aux premiers degrés où les électeurs étaient appelés exprimer leurs doléances et charger les plus notables de la paroisse de les transmettre échelon suivant élection était une opération secondaire et purement formelle La véritable dis position révolutionnaire du règlement de janvier résidait dans la convo cation séparée des ordres une élection en commun eût sans aucun doute accru influence des privilégiés Le vote par scrutin comme on disait alors est pas une invention de la Révolution Depuis le milieu du siècle la monarchie en avait prescrit utilisation dans les assemblées de certaines corporations4 et édit de 1787 instituant des municipalités

Instruction du janvier 1790 J.-B Duvergier op cit. tome 79 Archives parlementaires tome 10 67-68

Brette éd.) Recueil de documents relatifs la convocation des Etats Généraux de 1789 Paris 1894-1915 volumes tome 85

Cf. par exemple les statuts publiés par Pied Les Anciens corps Arts et Métiers de Nantes Nantes 1903 volumes

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électives avait également prévu dans ce cas il agissait éviter que les élus ne soient des hommes dévoués au curé et au seigneur qui étaient

membres de droit des municipalités En 1787 comme en 1789 le vote secret était une arme dirigée contre aristocratie

Il agit bien un vote secret et non pas seulement écrit Chaque votant devait écrire son bulletin sur le bureau où les électeurs avaient accès appel de leur nom autre part le votant ne pouvait signer son vote et il ne pouvait pas non plus se présenter muni un bulletin déjà rempli la différence des usages qui seront ceux du 19e siècle Le scrutin secret fut-il pour autant adopté en 1789 comme une modalité indispensable individualisation du vote comme une conséquence de la citoyenneté La question est en partie posée en raison des nombreuses entorses que le principe subit dans la pratique pour deux raisons principales une part la longueur des opérations qui conduisit cer taines assemblées permettre aux électeurs de préparer leurs bulletins avant de voter voire hors de assemblée autre part la présence de nombreux illettrés pour lesquels exercice individuel du suffrage était bien souvent une pure fiction Une mise en uvre rigoureuse du principe eût commandé exclure purement et simplement ces derniers afin ad mettre exercice des droits politiques les seuls citoyens capables agir en individus Si la Constituante ne souleva pas cette hypothèse certaines assemblées le firent dès 1790 et les thermidoriens adoptèrent en an III en décidant partir de an XII 1804 seraient écartés ceux qui ne pourraient prouve(r ils savent lire et écrire Constitution de an III art.16)1 est dans ce même texte que le scrutin secret devint article constitutionnel art 31 Il semble bien que ce soit alors seulement on ait véritablement considéré comme inséparable de idée de citoyenneté et comme le moyen assurer la légitimité de la décision majoritaire en rendant toute vérification impossible en 1790 craignant que les nombreux illettrés rendent parfois impossible utilisa tion du vote écrit Démeunier proposa que les assemblées primaires puissent procéder haute voix si elles le désiraient la Constituante repoussa la motion non pas en la jugeant incompatible avec le principe de la citoyenneté mais comme donnant trop influence aux supériorités sociales traditionnelles Barnave)2 Pour que le vote secret apparaisse indispensable il fallut le retour au vote haute voix partir de 1792 et le glissement en 1793 vers des formes encore plus efficaces pour supprimer toute division comme le vote par acclamation3 Le vote haute voix qui alors avait pas été condamné en lui-même mais rejeté comme favorable aux ex-privilégiés apparut dès lors comme un moyen de terreur Boissy Anglas affirma ainsi en 1795 que depuis trois ans que on votait haute voix nul ne pouvait plus ignorer quel fond il fallait faire sur le courage de tout homme même courageux forcé de se prononcer devant la multitude pour ou contre celui elle

Sur le sens culturel cf Baczko Comment sortir de la Terreur Thermidor et la Révolution Paris Gallimard 1989

Le Moniteur tome 283 Cf Soboul Les Sans-Culottes en an II Paris Le Seuil 1968 137-140

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protège Encore est-il nécessaire de nuancer efficacité du vote public dont le degré dépendait en réalité de la position de monopole une faction ou au contraire de existence une situation plus concurrentielle Même Paris 1792 où les électeurs votaient haute voix dans le local des jacobins et sous la surveillance du public des tribunes et alors que les massacres continuaient dans les prisons opposition ne fut pas réduite au silence Robespierre lui-même fut élu avec peine plus de la moitié des voix et lui et ses acolytes ou alliés Danton durent mettre tout leur poids dans la balance pour obtenir élection de personnages aussi peu recommandables que Desmoulins Marat ou le ci-devant duc Orléans Si tous les députés des Bouches-du-Rhône furent élus dès le premier tour cela avait déjà été le cas en 1791 sous le régime du vote secret inversement en Charente en 1791 vote secret comme en 1792 haute voix) la décision ne put jamais se faire avant le troisième tour Exprimer publiquement sa préférence avait alors rien de scandaleux dans une société où le vote dans sa pratique traditionnelle consistait moins dans un mode de résolution des divisions opinions au moyen du principe majoritaire que dans une manifestation intégration la communauté sociale En 1792 le vote haute voix fut adopté comme une arme tactique mais il le fut aussi comme le moyen de matérialiser unité fondamentale du peuple Chaque votant par son choix haute voix) affirma une adresse des sections parisiennes octobre 1792) donne ses concitoyens assemblés un témoignage public de son civisme et la mul tiplicité des suffrages donnés un même citoyen entraîne jusques celui qui dans le secret oserait faire un choix dangereux autrement dit exprimer une différence incompatible avec intérêt nécessairement un du peuple-un

Mais côté des éléments modernisateurs canton et vote secret le nouveau système électoral conservait deux éléments caractéristiques des pratiques anciennes le vote en assemblée et absence une offre élec torale et un débat sur les enjeux du scrutin également publics Eléments contradictoires avec les nouveaux principes le premier formant un obstacle évident individualisation de la participation le second incom patible avec le passage de la délibération élection Le système électoral de la période révolutionnaire se présentait donc comme un amalgame ancien et de nouveau archaïque et de moderne qui illustre les ambiguïtés une culture politique et dont on peut recenser deux effets principaux le faible nombre des votants et la quasi-absence élections Par ce il comportait de moderne le nouveau système se heurtait aux représentations une société encore très traditionnelle question que je ne peux aborder dans le cadre de cet article par ce il comportait ancien il conduisait très concrètement la négation du vote

Le Moniteur tome 25 109 AN 237 no 238 pièce 16

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LA GATION DU VOTE

absence concrète élections tient au maintien éléments hérités vote en assemblée et absence offre contradictoires avec individua lisation de la participation et la substitution un choix majoritaire la délibération caractéristique des pratiques politiques traditionnelles

La conception organique de la représentation celle des états généraux était en effet étrangère aux médiations indispensables un choix réel comme existence de candidats clairement identifiés autour enjeux publiquement débattus Dans cette conception traditionnelle il ne agissait pas réellement de choisir les élus existaient avant même la réunion des électeurs étaient leurs tuteurs naturels dont les votants se contentaient de reconnaître ou de confirmer autorité Il en allait tout autrement après 1789 autorité ne dérivant plus un droit propre mais de adhésion libre et volontaire des individus Appelé effectuer un choix réel le vote devait être effectif est-à-dire éclairé par la publicité des candidatures et des enjeux Il fallait comme écrit Cochin que chaque candidat soumette en temps utile son caractère et ses principes

examen du public comme un vendeur sa marchandise pour lui permettre en juger

Or il existe dans les élections de la période révolutionnaire si on excepte éphémère expérience de an 1797) rien de ce qui constitue une offre préalable au scrutin ni candidatures ni campagne électorale ni candidats avoués ni plates-formes Les conséquences peuvent être regroupées sous trois rubriques principales bulletins mal libellés et désignations incomplètes élus refusant leur nomination enfin dispersion des suffrages

Il était fréquent de recenser chaque tour de scrutin un nombre parfois important de bulletins contenant des noms sans désignation suffisante pour faire connaître le sujet en faveur duquel ils étaient Ces bulletins provoquaient souvent en raison des fréquentes homony mies confusions et contestations et pouvaient même conduire des usurpations de fonction Le cas le plus remarquable se produisit dans Oise lors de élection des députés la Convention Delamarre avait été nommé au troisième tour de ballottage contre un des membres de assemblée Robert Bourdon Estrées-Saint-Denis Lors du scrutin suivant ce Robert Bourdon disparut mystérieusement des listes de re censement au bénéfice un Bourdon vainqueur de la Bastille Aus sitôt des voix élevèrent pour indiquer il existait deux Bourdon également vainqueurs de la Bastille tous deux domiciliés Paris Léonard membre de la Commune et Fran ois-Louis dont le frère Robert avait été mis en ballottage au scrutin précédent Devant cet imbroglio le scrutin fut annulé et recommencé cette fois au bénéfice de Bourdon substitut du procureur de la Commune de Paris est-à-dire Léonard

Cochin Comment furent élus les députés aux Etats Généraux dans Baechler dir. esprit du jacobinisme Une interprétation sociologique de la Révolution

fran aise Paris PUF 1979 82 AN 138 no 80

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Le moment du vote

Bourdon qui peu après fut élu au scrutin de ballottage En fait les électeurs ne semblent pas avoir su avec certitude qui ils avaient élu ils informèrent les deux Bourdon de leur nomination comme députés de Oise la Convention La mystérieuse substitution de Bour don procureur Bourdon Estrées était oeuvre un électeur nommé Rohart qui avait profité de la confusion pour assurer un siège de député Léonard Bourdon alors en difficulté Paris où assemblée électorale avait exclu de son sein pour diverses malversations commises dans exercice de ses fonctions Léonard Bourdon ayant finalement choisi de représenter le Loiret où le maire Orléans avait fait nommer il eut dans Oise un siège vacant pourvoir légalement il aurait dû être attribué au premier suppléant mais Fran ois-Louis Bourdon qui pour tant avait pas été élu le revendiqua et obtint1 absence de tout moyen de connaître les candidats en lice et la faculté laissée aux votants de désigner qui bon leur semblait condamnaient échec toutes les mesures prises comme en Gironde en 1791 pour engager MM les électeurs désigner les candidats ils porteront par leurs noms sur noms qualités domicile et enfin par tous les signes caractéristiques qui peuvent les distinguer des autres citoyens portant le même nom

Les nominations non acceptées constituaient un autre symptôme du vide dans lequel se déroulaient les élections absence de candidatures pouvait engendrer un résultat irrationnel en réunissant une majorité de suffrages sur un citoyen qui avait prétendu aucune fonction publique Hier raconte un électeur de Seine-Inférieure en septembre 1792 nous

avons perdu tout notre temps Nous avions nommé deux députés MM Leprovost ou Provost et Riaux qui ont donné un et autre leur démission Nous avions fait deux tours de scrutin pour un troisième un des deux qui réunissaient le plus de suffrages Le Thuillier père est venu modestement annoncer que ne se sentant pas capable de remplir une fonction aussi importante il priait assemblée de ne pas le mettre en concurrence il était résolu de ne pas accepter3 Le nombre des non-acceptants sans compter comme ici les très fréquents désistements de concurrents informant assemblée de inutilité de voter en leur faveur est pas négligeable 22 lors de élection des députés Assemblée législative en 1791 28 un an plus tard lors des élections la Convention4 arguant pour la plupart de leur manque de compétences de impossibilité matérielle abandonner famille et affaires ou de leurs

infirmités Mais la principale conséquence de absence de candidatures résidait

dans la dispersion des suffrages résultant ailleurs moins de absence de candidatures déclarées que du trop plein de candidatures potentielles puisque les choix pouvaient porter sur tous les citoyens éligibles de

AN 180 no 58 Baumont Les assemblées primaires et électorales de Oise La Révolution fran aise tome 47 1904) 163-168

AN 136 no 32 Correspondance publiée par Barrey Les élections la Convention dans la

Seine-Inférieure La Révolution fran aise tome 64 1913) 146 AN 135-C 138 1791 AN 178-C 181 1792)

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chaque circonscription De nombreux votants étaient réellement perdus incapables de trouver des repères et de produire un vote effectif qui aille pas se perdre sur quelque obscur citoyen dépourvu de toute chance être soutenu par plus une poignée de votants

Le phénomène était particulièrement important dans les assemblées primaires Dans les trois sections formant le canton de Carpentras en août 1792 où les votants 72 76 et 48 étaient pourtant peu nombreux le volume des voix dispersées au premier tour données des concurrents ayant recueilli un seul suffrage fut respectivement de 59 72 et 54 1 Leur proportion augmente logiquement avec le nombre des votants près de 91 Saint-Jean-de-Valence Drôme en 1792 où 231 citoyens étaient présents2 98 Angers 1792) où 951 citoyens étaient réunis pour désigner 51 électeurs3 Le second tour de scrutin entraînait aucune concentration sensible des votes le volume des voix perdues restant supérieur 91 Angers et passant même dans la première assemblée de Carpentras de 59 81 Le mode de scrutin adopté était pas non plus sans effet la dispersion des suffrages était moindre dans les assemblées du second degré où les élections se dérou laient au scrutin uninominal majoritaire trois tours Elle restait toutefois importante les procès-verbaux continuant de recenser un grand nombre de billets insignifiants variant 1791 de 23 58 en Indre-et- Loire de moins de 20 63 dans le Loiret de 13 52 dans Oise de 21 68 dans les Deux-Sèvres

En absence de toute disposition pour encadrer expression des préférences il fallait souvent recourir un troisième tour de scrutin par ballottage ou la majorité relative afin de parvenir une décision De ce point de vue les élections révolutionnaires ne sont pas justiciables des analyses contemporaines lorsque celles-ci montrent comment un vote plusieurs tours permet aux votants exprimer au premier la diversité de leurs préférences individuelles avant de sacrifier leurs divergences initiales lors du dernier scrutin afin obtenir par un vote utile et décisif une décision malgré tout conforme au de la majorité du corps électoral Ici les deux premiers tours permettent sans doute aux citoyens exprimer leurs préférences mais absurde au point que le résultat du troisième tour ne peut être réputé sanctionner le majoritaire mais seulement dans le scrutin de ballottage la victoire de ceux que le

hasard placés en tête issue du second tour Il est évident comme le souligna Condorcet que les deux premiers tours indiquent non pas la

disposition de ensemble de assemblée mais celle de quelques partis formés dans celle-ci dont le champion aussi faiblement soutenu soit-il recueille un nombre de suffrages suffisant pour arriver en position de challenger au commencement du dernier tour4 On ne peut parler de liberté réelle des choix en raison justement du caractère illimité de la

Archives départementales AD) Drôme 161 AD Drôme 160 bis AD Maine-et-Loire 324 J.-A.-N Caritat marquis de Condorcet Sur la forme des élections 1789) dans

Sur les élections et autres textes Paris Fayard 1986 449-450

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liberté de choisir En absence une offre limitée les électeurs ne peuvent faire usage de la liberté ménagée par éventualité de plusieurs scrutins successifs au premier chacun désigne celui il juge le plus apte au troisième sans avoir modifié son opinion initiale sur quel critère en effet chaque électeur est contraint de choisir entre deux concurrents dont aucun peut-être ne recueille son assentiment arrivés là par hasard ou par la grâce un soutien minoritaire Dans le système électoral de la période révolutionnaire la décision est impossible sauf recourir au couperet un troisième tour qui ne peut être étudié la lumière des pratiques actuelles mais comme intervention arbitraire un mécanisme destiné trancher dans la diversité irréductible des préférences indivi duelles

La nature ayant horreur du vide même politique) il existait bien sûr une offre électorale parallèle et officieuse Il suffit pour en convaincre de relever le nombre des députés Assemblée législative puis la Convention qui furent élus dès le premier tour de scrutin 240 sur 715 336 en 1791 318 sur 729 436 année suivante im portance du nombre des élus dès le premier tour est particulièrement significative pour ce qui concerne les élections de 1791 puisque toutes les assemblées avaient procédé conformément la loi par bulletins écrits et les constituants ne pouvant être réélus il existait aucune sorte offre légale Le nombre plus important de députés nommés dès le premier tour en 1792 tient deux facteurs principaux une part éligibilité des membres des deux précédentes assemblées ceux-ci constituant une offre électorale de fait autre part adoption par treize assemblées électorales du vote haute voix1 favorable pour des raisons évidentes

la formation rapide une majorité On sait peu de choses sur la fa on dont la majorité des élus furent

proposés et soutenus lors des élections Comme le rappellera un révo lutionnaire dans ses Souvenirs la notoriété un citoyen suffisait pour le recommander et toute la propagande se faisait par des amis en des conciliabules privés qui par définition ont laissé peu de traces Sans se mettre soi-même en avant il fallait se reposer sur le zèle amis influents comme Condorcet dont épouse put écrire avec assurance Etienne Dumont dès le septembre 1792 alors que les élections avaient commencé seulement la veille Condorcet est nommé dans cinq départements et qui fut effectivement élu par cinq assemblées

Des réunions préparaient élection bientôt relayées lors de la tenue de assemblée par des tractations entre électeurs influents des différents districts ce qui empêchait nullement la majorité des votants être tenue écart comme le montre importante dispersion des suffrages Une lettre écrite par un certain Nérac un négociant de La Rochelle et membre en 1791 de assemblée électorale de Charente-Inférieure

Bouches-du-Rhône Cantal Charente Corrèze Drôme Gers Hérault Lot Oise Paris Hautes-Pyrénées Seine-et-Marne Seine-et-Oise

Rochas Journal un bourgeois de Valence Grenoble 1891 189 Cité par et Badinter Condorcet Un intellectuel en politique Paris Fayard

1988 p.492

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quelques jours avant la réunion des électeurs permet de se faire une idée de ces conciliabules préliminaires Ce serait une fort mauvaise opération mon cher ami écrivait Nérac que de me mettre au nombre de ceux qui doivent renouveler la législature Non seulement je ne en connais ni la force ni les talents mais ma position ne me permettrait pas accepter cet honneur Si contre mon attente quelques personnes assez prévenues pour moi se proposaient de porter je vous demande comme un témoignage amitié de les en détourner Les électeurs de Charente-Inférieure ayant persisté voter en faveur de Nérac son correspondant rendit cette lettre publique offre existante ayant aucun caractère légal assemblée était divisée entre une minorité élec teurs ayant eu accès cette offre officieuse et la masse inorganisée des votants privés des repères nécessaires un véritable choix essentiel était donc de constituer un groupe compact de suffrages même très restreint suffisant pour offrir un point de ralliement aux indécis et enclencher ainsi une dynamique majoritaire ou le cas échéant pour atteindre le troisième tour dans les conditions les plus favorables Comme devait le remarquer Nau-Deville membre de assemblée électorale pa risienne de 1791 soulignant une réalité bien connue du fonctionnement des assemblées dans une grande assemblée où on ne se connaît point chacun est comme étranger tous les autres et se croit isolé même dans la multitude alors que les électeurs organisés ou affiliés un club

ont un avantage bien frappant sur tous les autres en ce ils se trouvent dès le premier moment au centre de leurs amis et de leurs connaissances Réalité immuable dans toute assemblée il un côté ceux dont la tactique et les choix sont montés avant ouverture du scrutin de autre tous ceux qui viennent sans préférence décidée et sans disposer des moyens ou du temps nécessaire pour remédier

La transformation de cette minorité en majorité appuyait-elle sur la corruption Rien ne permet de affirmer Sans doute certains candidats battus affirmèrent que leurs adversaires avaient emporté en achetant les votes mais sans jamais en apporter la preuve Il faut cependant remar quer en an III les thermidoriens décidèrent de punir de vingt années de déchéance civique les électeurs qui auraient acheté ou vendu des suffrages Faut-il en conclure que ces pratiques étaient alors mon naie courante Les fraudes ouvertes distribution de listes préétablies bulletins glissés subrepticement dans urne truquage du dépouillement par des scrutateurs soucieux de leur propre élection falsification du procès-verbal présentation de faux pouvoirs pour accéder assemblée du second degré semblent avoir été relativement peu fréquentes encore que cette rareté même ait pas grande signification les fraudes sont connues elles échouent. est bien pourquoi celles dont on

connaissance furent le plus souvent le fait individus isolés dépourvus de tout soutien réel dans assemblée privés de appareil ou des appuis qui seuls permettaient de imposer la majorité inorganisée des votants

AN 135 no 16 Cité par Charavay dir. Assemblée électorale du Département de Paris 26 août

1791-12 août 1792 Paris 1894 522

TS

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Le moment du vote

La sanction était alors inéluctable exclusion des fraudeurs Mais on peut penser que les minorités organisées avaient nullement besoin de recourir ces moyens la manipulation était en effet inscrite dans organisation même du vote absence de repères une offre préalable et limitée livrait le processus électif aux minorités actives directement concernées par le scrutin Le détournement du suffrage résultait de absence de tout système assurant la publicité de la compétition entre les opinions et les intérêts Les silences et les failles du système électoral favorisaient ce détournement En refusant toute réglementation de la compétition toute candidature publique jugée comme une atteinte la liberté de choisir toute confrontation entre les opinions et les projets de ceux qui prétendaient investiture populaire en présupposant une fausse identité intérêts en faisant impasse sur les ambitions et les appétits somme toute légitimes libérés par ouverture politique de 1789 les lois électorales livraient espace politique une compétition sauvage et sans règles dont issue était subordonnée moins arbitrage du corps électoral la capacité de manipulation des assemblées par des mi norités organisées Pour ainsi dire le de électeur était rien dans un système où habileté du candidat était tout

Second facteur tendant la généralisation de la manipulation le vote en assemblée Les électeurs votant tour de rôle et en présence des membres du bureau deux conditions indispensables un vote libre faisaient défaut la simultanéité et le secret ce dernier purement théo rique dès lors que chaque électeur devait écrire son bulletin sur le bureau ou il en était incapable le faire écrire par un des scrutateurs appel nominal par sa durée permettait aux suggestions et aux pressions de exercer On imagine aisément les conciliabules les conseils plus ou moins insistants susceptibles entraîner adhésion des plus indécis ou de compléter la liste de ceux qui étaient incapables de donner la totalité des noms demandés

Plus importante et plus facile vérifier était influence dont béné ficiait le bureau chargé assurer le bon déroulement des opérations organiser les débats et de maintenir la police de assemblée En dehors des compétences reconnues au président les raisons de cette influence sont faciles comprendre appel de son nom chaque citoyen devait se présenter au bureau pour écrire ou faire écrire son bulletin et dans ce cas contraint de en remettre honnêteté du rédacteur sans être jamais certain que le bulletin glissé dans urne soit expression de son

Sans doute les scrutateurs devaient jurer de remplir leurs fonctions avec exactitude et de garder le secret mais aucune disposition ne permettait de contrôler leur travail En réalité ils hésitaient pas imposer leurs propres choix aux votants indécis ou illettrés La présence de nombreux illettrés favorisait la manipulation Pour ces derniers la liberté et le secret du vote étaient dans une large mesure une fiction impossibilité de remplir leurs bulletins faisant eux des proies idéales pour tous ceux qui cherchaient capter des suffrages1

Montmorency Seine-et-Oise) en août 1792 les agissements du président le curé de la paroisse de Saint-Brice provoquèrent des incidents Le rapport des forces dans

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Dans les assemblées primaires élection aux fonctions de président est antichambre de assemblée électorale Le bureau est la position stratégique dont le contrôle suffit souvent garantir le succès On comprend mieux pourquoi les affrontements décisifs se produisent lors de élection du président et de ses assesseurs issue de cette bataille initiale préfigure si bien celle des élections que les factions vaincues abandonnent souvent le terrain leurs adversaires Ceux qui échouent dans la conquête de la présidence se retirent eux-mêmes comme si le résultat final était déterminé par cette première opération étude atten tive des chiffres de participation révèle dans de nombreux cas une singulière diminution du nombre des votants après élection du bureau alors que objet principal de la convocation restait tout de même le choix des électeurs du second degré

importance du rôle joué par le bureau ne fait que traduire la facilité avec laquelle imposaient les groupes minoritaires dans des assemblées où le vote était pas réellement secret des assemblées privées de tout moyen de diriger leurs choix Résultant du hasard ou plus fréquemment de stratégies minoritaires produisant des choix obscurs ou cabalis tiques les élections de la période révolutionnaire étaient toujours la croisée de irrationalité et de la manipulation

RATIONALISER LES ELECTIONS

La prohibition des candidatures publiques époque révolutionnaire inscrivait dans une tradition culturelle Dans ce temps-là les candidats ne publiaient pas de professions de foi de circulaires et affiches électorales comme de nos jours On ne offrait pas soi-même

assemblée lui était devenu contraire avec arrivée tardive une majorité de votants domiciliés dans la commune de Groslay Pendant appel nominal il monta soudain sur sa chaise pour interpeller assemblée MM. je vous observe que tous les scrutins sont portés pour des citoyens de la même paroisse Groslay Alors le sieur Michel secrétaire greffier de la municipalité de Groslay lui dit Monsieur vous scrutez donc les scrutins pour savoir que toutes les voix soient portées sur une même paroisse Le curé une autre commune du canton celle de Piscop accusa son tour le président avoir écrit plusieurs bulletins la place des scrutateurs un citoyen de Groslay confirmant ses dires en assurant que Monsieur le président écrit quatre noms de son scrutin et au cinquième il lui dit Croyez-vous Monsieur que je vais vous mettre cinq électeurs dans votre paroisse Vous ne les aurez pas AD Yvelines LM 368 La fraude est générale les gens de Groslay se sont concertés pour accaparer les cinq sièges

pourvoir pour les en empêcher le président abuse de ses fonctions rédige des bulletins et refuse inscrire les noms qui ne lui conviennent pas Mais il faut également souligner la passivité des votants illettrés Ceux-ci laissent faire si le président ne était pas lui- même exposé aux inculpations aucun de ceux dont il avait manipulé les choix aurait protesté La manipulation aurait pu exercer avec une telle ampleur dans les élections si les participants commencer par les victimes avaient consenti Là où ne règne pas la force pure il est pas de pratique sociale possible sans assentiment au moins passif des intéressés

Orateur du peuple tome juillet 1790 410-411

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aux suffrages.1 était en effet le plus sûr moyen essuyer un échec retentissant ambition ostensiblement affichée était un motif de rejet en ce elle démontrait incapacité du candidat trop présomptueux faire preuve de abnégation requise par exercice des fonctions publiques En septembre 1791 les électeurs du Morbihan jurèrent de dénoncer toute tentative de captation des suffrages afin de donner la preuve la plus authentique de leur aversion pour toute espèce de moyen que le vrai mérite réprouve et que honneur condamne La référence des valeurs morales comme honneur était pas un pur artifice rhétorique Elle démontrait enracinement des pratiques électorales dans une tradi tion notamment religieuse3 où la quête des suffrages était condamnée par le droit canon comme un signe indubitable indignité pour la charge ambitionnée Le rejet un système de candidatures publiques était également conforté par deux exemples historiques négatifs celui de la Rome républicaine où les candidats revêtus de la toge blanche rameutaient leurs clients et achetaient des votes et celui de Angleterre du 18e siècle où les élections notoirement corrompues étaient occasion affrontements entre les factions dévouées aux divers candidats En proscrivant les candidatures les contemporains étaient convaincus de la nécessité empêcher affrontement des factions de corrompre les élec tions une certaine fa on les hommes de 1789 se faisaient une haute idée du vote le temps du scrutin le corps social devait se décomposer en volontés individuelles autonomes homme social faire place au ci toyen unité numérique délivrée du système des besoins et appelée se prononcer dans le silence des passions La proscription des candidatures et le vote secret avaient justement pour but de dénouer sujétions et solidarités sociales et de détruire ascendant naturel exercé sur les esprits par les supériorités de fortune ou de culture Le vide politique entourant le scrutin apparaissait comme la garantie de la liberté des votes et de égalité entre les votants isolement et le vide politique dans lesquels se trouvaient placés les votants étaient nullement le résultat une aberration Les révolutionnaires pensaient il était nécessaire pour concrétiser le principe fondamental de la démocratie politique un homme une voix de séparer les électeurs les uns des autres et de leur permettre de se prononcer dans une liberté totale double condition indispensable égalité réelle des votes Les constituants auraient même en cela démontré leur clairvoyance théorique sinon leur pragmatisme si le maintien du vote en assemblée avait annulé les efforts déployés pour individualiser exercice des droits de citoyen

Brissot fut le procureur le plus conséquent de cette représentation du vote Dès 1789 il était déclaré en faveur un système de candidatures publiques destiné rationaliser la formation des décisions par la limi-

Rochas op èii. 189 AN 137 no 54 Cf Moulin Les origines religieuses des techniques électorales et délibératives

modernes Revue internationale histoire politique et constitutionnelle nouvelle série 1953 p.106-148

Creusen Religieux et religieuses après le droit ecclésiastique Bruxelles Edition universelle 1950 53

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tation de offre et organisation un débat sur les candidats et les enjeux afin que le hasard ignorance les brigues secrètes ne déter minent plus de nombreuses nominations1 Tandis que ses contemporains excluaient la compétition publique des opinions des intérêts et des ambitions au nom une conception moralement élevée du vote Brissot démontrait que la moralisation effective des pratiques électorales passait nécessairement par acceptation de immoralité inhérente au scrutin Il fallait préférer le grand jour la nuit admettre ce il était vain de vouloir empêcher La publicité des candidatures permettrait ailleurs selon Brissot de déjouer les ambitions illégitimes du point de vue des vertus et des talents en faisant de chaque électeur et de tous les électeurs les véritables arbitres de la compétition Seule une entière publicité par une discussion franche et ouverte permettrait de rétablir égalité des votants dans une compétition désormais intelligible pour tous et de produire une décision rationnelle

Dès 1790 Brissot fonda une Société des électeurs patriotes pour débattre des candidats en présence qui servit de modèle aux clubs électoraux créés dans de nombreux départements en 179l2 ou 1792

Que cherchait-on que voulait-on demande Brissot dans un rapport sur les activités de la Société fondée Paris3 connaître élire et faire parvenir le meilleur Or pour élire il fallait le connaître et pour le connaître il fallait nécessairement établir publiquement une discussion comparée entre les divers candidats afin que les électeurs soient en mesure de puiser dans cet examen des motifs pour appuyer leurs suffrages Si cette société comme ailleurs toutes celles créées par la suite avait été ouverte ensemble des électeurs si elle était contentée organiser la confrontation en laissant au corps électoral le soin de trancher expérience aurait été décisive Mais il ne agissait pas un club ouvert tous On avait prévu écrit Brissot admettre indis tinctement ceux qui auraient pas ce caractère de patriotisme) était renverser le principal but de la société qui se réunissait pour élever aux places les hommes distingués par un patriotisme éprouvé non pas en favorisant par la discussion une expression rationnelle du des électeurs mais bien plutôt en réalisant dans la société une unité opinion et de volonté assez consistante pour entraîner le jour des élections le vote des indécis Ce est pas la discussion des candidats qui était publique mais son résultat Le débat en principe contradictoire était en effet suivi un vote de censure destiné sélectionner ceux des candidats discutés qui recevraient le soutien public de la société Ce vote comme avoua Brissot devait donner opinion générale de la société

J.-P Brissot Plan de conduite pour les députés du peuple aux Etats-Généraux de 1789 sl avril 1789 91

Sur les clubs électoraux fondés par les jacobins en 1791) cf Kennedy Thé Jacobin Clubs in the French Revolution The first years Princeton Princeton University Press 1982 210-223

J.-P Brissot Réflexions sur état de la Société des Electeurs patriotes sur ses travaux sur les formes propres faire de bonnes élections et ce qu il faut mettre en usage pour le choix des administrateurs de département Lues assemblée de cette Société dans la séance du 21 décembre 1790 Paris 1790

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Le moment du vote

En dépit des dénégations embarrassées de Brissot le scrutin épuratoire constituait une préélection faite en amont du processus électoral et sans la participation de ensemble des électeurs Brissot ailleurs en conve nait La majorité de la société étant guidée par le même principe il en résultait le jour de élection au premier scrutin une masse imposante de suffrages qui déterminait les irrésolus toujours si nom breux Il agissait de réaliser une première concentration de votes décisive face isolement de la majorité des votants La prise de décision était ainsi déplacée en amont de élection le club pronon ait assemblée sanctionnait un choix déjà fait et ailleurs

Le système préconisé par Brissot pour constituer un pôle opinion assez fort pour capter le jour de élection les suffrages dispersés pouvait encore aboutir une situation concurrentielle si les partisans des divers candidats organisaient en sociétés rivales histoire électorale de la Révolution offre un seul exemple de ce développement pluraliste possible une partie des électeurs parisiens membres du club électoral dit de Evêché) établi auprès de assemblée chargée de nommer les députés

la Législative septembre 1791) fit scission après élection de Brissot et fonda une société concurrente qui se réunit la Sainte-Chapelle importance des deux clubs était inégale 377 des 964 électeurs 39 avaient adhéré celui de la Sainte-Chapelle 118 12 celui de Evêché 495 électeurs 51 étant affiliés un ou autre de ces clubs et compte tenu du nombre des électeurs ayant pas comparu 17 au minimum) les suffrages environ 300 votants constituaient enjeu de la compétition électorale Cette scission créait les conditions une compé tition réelle donc une participation effective de ensemble des électeurs

la prise de décision et comme chaque fois où les citoyens purent prendre part une compétition intelligible est également le cas en 1797) le vote tourna avantage des plus modérés

Cette expérience pluraliste ne fut pas rééditée en 1792 Partout il eut alors un club électoral regroupant un nombre plus ou moins important électeurs et dont les délibérations constituaient une préélec tion ensuite imposée par les moyens ordinaires Le mouvement en faveur une discussion publique des candidats conduisit déplacer la décision en amont de élection et procédant une aspiration réelle la ratio nalisation du vote il aboutit généraliser ce il entendait initialement réformer et renforcer la manipulation comme mode de formation une majorité autrement introuvable Pouvait-il en être autrement Chaque groupement électeurs était libre de définir ses procédures de fixer les conditions de la présentation et de la discussion des candidats La compétition étant réglée par aucun texte légal surveillée par aucune instance administrative il ne pouvait exister aucune garantie réelle concernant son déroulement Les clubs électoraux ne devaient pas leur existence une loi mais initiative de citoyens qui étaient eux-mêmes des acteurs impliqués dans la compétition Comme le remarqua Kersaint ancien candidat jacobin de 1791 dont la société-mère avait empêché élection en 1792 la discussion publique ne pourra être permise

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que lorsque les candidats seront admis par la loi Il fallait en effet une loi créant les conditions une offre limitée diversifiée pour permettre un choix réel enregistrée par une instance séparée de instance de décision accordant aux candidats des moyens identiques pour faire campagne publique et antérieure au scrutin afin as surer égalité entre les électeurs Or si on excepte la première condition aucun des systèmes expérimentés ne contribua organiser une compéti tion réellement arbitrée par le vote des électeurs

LA DEMOCRATIE REVOLUTIONNAIRE ET LES ELECTIONS

éventuelle légalisation des candidatures reposait sur deux préa lables admettre la légitimité de la pluralité des opinions et des intérêts concevoir la décision comme un arbitrage par le moyen de la règle majoritaire entre les opinions préalables Soit accepter la légitimité des divisions intérêt identifier la vérité dans arithmétique des votes

préalables étrangers univers politique révolutionnaire Concernant le premier point on peut partir un écrit publié par

Quatremère de Quincy en 17972 Sans nier les inconvénients du vide politique présidant aux élections depuis 1789 Quatremère entendait démontrer un système de candidatures était incompatible avec les principes du gouvernement représentatif et ne pourrait être conservé sans changer les bases de ordre politique Après beaucoup autres Quatre mère de Quincy rappelait que la France ne pouvait être une démocratie pure Considérant la nation comme une réunion individus égaux et la représentation comme un organe délibérant chargé de prononcer la volonté commune la Constituante avait en défaisant tout lien de su bordination des élus envers leurs électeurs rompu avec la doctrine traditionnelle de la représentation qui faisait des députés des mandataires sans autonomie et de leur assemblée une copie fidèle de la pluralité des intérêts existant réellement Au contraire élément de la représen tation révolutionnaire était pas un ensemble de corps séparés mais la qualité commune de la citoyenneté La représentation ne visait plus dégager un compromis entre des intérêts opposés mais définir par une délibération commune intérêt nécessairement un de la nation une

exclusion radicale des intérêts de la sphère publique conduisait concrètement instituer la représentation comme le substitut un peuple

rousseauiste en réalité inexistant3 assemblée ne représente rien mais donne au contraire existence la nation une et indivisible au nom de laquelle elle est censée parler La mise en place de ce système

A.-G Kersaint De la Constitution et du Gouvernement qui pourraient convenir la République fran aise Paris 1792 16-17

A.-C Quatremère de Quincy La Véritable liste de Candidats Précédé Observa tions sur la nature de institution des Candidats et son application au Gouvernement représentatif 2e édition Paris an 1797)

Cf Gauchei La Révolution des droits de homme Paris Gallimard 1989

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représentatif absolii ne peut être séparée de son contexte historique Comme le remarqua Quatremère instauration un tel système avait été le prix payer pour en finir avec la division des intérêts corporatifs en lui opposant la légitimité un intérêt commun transcendant les intérêts particuliers Doctrine trop absolue en libérant les représentants de toute forme de dépendance elle avait fait obstacle au développement un système politique plus démocratique dans lequel les citoyens au raient réellement participé la formation de la volonté collective et dans lequel exercice de la citoyenneté ne se serait pas borné au droit de se dessaisir de son droit Les contraintes de la lutte contre la société des ordres en avaient décidé autrement indépendance des élus et le postulat une identité de volonté entre la nation et sa représentation commandaient de proscrire tout ce qui pouvait tendre affirmer anté riorité de la nation sur sa représentation et tout ce qui était susceptible de favoriser le développement un débat politique la fois antérieur la réunion de Assemblée nationale et extérieur enceinte représenta tive de resserrer les liens entre électeurs et élus enfin inscrire dans le tissu social les divisions opinion ou intérêts appelées se résoudre par la délibération

était écarter la possibilité même un quelconque système de can didatures publiques organisation une compétition intérieur de chaque circonscription en renfor ant les liens entre les élus et leurs électeurs particuliers affaiblirait autant la fiction légale selon laquelle chaque député représentait la nation entière qui avait choisi autre part un système de candidatures donnerait nécessairement aux choix une dimension politique La compétition étant inséparable un débat sur les enjeux locaux ou nationaux du scrutin les concurrents se verraient contraints pour mobiliser les suffrages de prendre vis-à-vis de leurs électeurs un certain nombre engagements constituant autant de limites leur liberté opiner dans le corps législatif La légalisation des candidatures conduirait donner la représentation nationale un carac tère de représentativité elle ne devait pas avoir et dont absence constituait le gage de sa capacité prononcer la volonté générale par une délibération libre

La publicité de offre électorale était pas moins contrariée par les incertitudes entourant la légitimité des décisions collectives

Lors de la révision constitutionnelle août 1791 les constituants avaient débattu de exercice du pouvoir constituant Tandis que les feuillants entendaient soumettre appel une convention des formes représentatives sur le réitéré de plusieurs législatures) les députés du côté gauche demandaient que la Constitution réserve la possibilité une convocation directe de assemblée de révision par le peuple travers exercice du droit de pétition

Dans le discours il pronon le 31 août 1791 pour soutenir la thèse représentative Barnave1 opposa aux partisans de la convoca tion directe un argument déjà invoqué par Sieyès en 1789 savoir que

Archives parlementaires tome 30 113-115

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la volonté générale ne consistait pas dans le produit arithmétique de volontés individuelles préexistantes dont la représentation se bornerait publier le résultat mais elle devait résulter une délibération préa lable Sur ce point Barnave faisait écho aux paroles prononcées juste avant lui par Prochot acte de rassembler la Convention nationale ou le corps constituant est un acte de la volonté générale Or il existe véritablement acte de la volonté générale que là où la réunion est effective est-à-dire dans la représentation laquelle la nation avait reconnu en 1789 selon la juste formule de Frochot le don efficace de la volonté générale La représentation était doublement nécessaire en offrant la possibilité une réunion médiate de toutes les volontés et en créant les conditions de la délibération éclairée indispensable expres sion un véritable processus de résolution des différences initiales par le moyen une comparaison éclairée soustraite emprise des préjugés et des intérêts permettant de forger une règle commune laquelle chaque participant puisse se soumettre comme expression de sa propre volonté la logique de agrégation des volontés individuelles laissant subsister les différences premières Barnave opposait avec la délibération une autre conception de la décision dont la validité reposait moins sur le nombre des suffrages que sur la capacité de résoudre éteindre dans une règle unique la diversité des divisions initiales

Cette conception de la formation de la volonté générale répugnant identification de celle-ci dans arithmétique des suffrages était marquée de empreinte du rationalisme du siècle Sans doute la Révolution est- elle étrangère au rationalisme pur élaboration démocratique de la loi est un impératif incontournable en 1789 mais autant plus difficile concilier avec exigence nécessaire la validité de la décision une délibération éclairée Cette tension fut dès 1789 au ur des débats sur le suffrage les constituants effor ant travers les restrictions mises

éligibilité ou la création un système élection deux degrés de neutraliser influence du nombre laquelle ils ne pouvaient se soustraire

Le système électoral mixte de dispositions contradictoires tendant individualisation de la participation et empêchant offrait également le moyen de maîtriser la formation une décision qui abandonnée intervention effective et égale des individus eût été lourde un résultat engendré par ignorance ou la corruption appréciation de la mauvaise décision appartenant bien entendu la faction dominante En sep tembre 1792 les douze députés des Bouches-dû-Rhône la Convention avaient été désignés haute voix dès le premier tour et pour dix entre eux par plus de 95 des suffrages Barbaroux qui présidait assemblée fut accusé avoir imposé les élus cette dernière Il ne le nia pas affirmant il agissait du seul moyen obtenir de bons choix on se représente écrivit-il une réunion de 900 personnes en général

peu instruites écoutant avec peine les gens sensés en clair refusant élire les massacreurs de la Glacière) et dans cette assemblée une foule hommes avides argent et de places des intrigants habiles semer la

Ibid. 99

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Le moment du vote

calomnie de petits esprits soup onneux quelques hommes vertueux mais sans lumières quelques gens éclairés mais sans courage beaucoup de patriotes mais sans mesure sans philosophie tel était le corps électoral des Bouches-du-Rhône

Le système électoral de la période révolutionnaire peut être défini comme un mécanisme de production volontaire une classe politique Fut-il le résultat de imprévoyance de innocence des commence ments Si rien ne permet affirmer que ce dispositif contraire ses propres fondements égalité de la participation fut consciemment élaboré ses effets furent bientôt connus Le système ne manqua pas de procureurs lucides mais dont aucun une fois parvenu au pouvoir Brissot par exemple ne proposa la réforme Et pour cause ce système avait assuré leur succès Une explication purement cynique de absence pro longée de tout changement est sans doute insuffisante Le système électoral de la période révolutionnaire possédait surtout deux propriétés remarquables il produisait des élus sans il ait eu de véritables élections et il assurait pas la réalité de la participation du moins garantissait-il de bons résultats Un incident significatif se produisit au début de an III lorsque J.-V Delacroix éditeur du Spectateur fran ais proposa un moyen permettant aux citoyens exprimer réellement leurs préférences sur la forme du gouvernement monarchique ou républicain Pour parvenir il fallait renoncer au vote assemblée Chaque citoyen

passera dans une chambre particulière divisée en plusieurs cases où il écrira sans être vu son exprimé il pliera le papier imprimera le cachet national et ira déposer son scrutin dans une boîte fermée Cette individualisation réelle du vote par la mise en place isoloirs était pas sans danger Dans son article rédigé sous la forme un dialogue Delacroix faisait alors intervenir un thermidorien Je con ois votre plan disait celui-ci mais il me semble malgré sa simplicité entraîner de grands inconvénients Si par hasard le de la nation était contre la république il allait faire revivre cette constitution de 1791 que nous avons anéantie issue une telle consultation était si peu douteuse que Delacroix fut aussitôt dénoncé la Convention arrêté et renvoyé devant le Tribunal révolutionnaire heureusement de venu très clément Les dangers une réforme visant garantir effectivité de la participation électorale avaient alors rien abstrait concernant un pouvoir contraint de gouverner une population hostile laquelle la fin de la Terreur avait rendu la parole La preuve en fut ailleurs bientôt administrée lors du renouvellement par tiers des conseils légis latifs en germinal an

La campagne menée au début de la Révolution par Brissot Condorcet et leurs amis en faveur de la légalisation des candidatures et de la réforme du mode de scrutin avait abouti le 25 fructidor an III 11 septembre 1795 au vote une importante loi électorale qui boule versait les conditions antérieures de la participation Sans revenir sur le

C.-J.-M Barbaroux Mémoires Paris C.-A Dauban éd. 1866 378 J.-V Delacroix Le Spectateur Fran ois pendant le Gouvernement révolutionnaire...

Paris An 3e 1795) 232-238

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Patrice Gueniffey

principe du vote en assemblée la Convention établit une procédure pour la réception des candidatures re ues deux mois avant élection par les

municipalités qui ne pourraient se refuser les enregistrer leur liste serait publiée dans le mois précédant la réunion des électeurs affichée et lue dans les assemblées avant le début du scrutin1 Offre limitée antérieure au vote enregistrée par une instance administrative soumise

aucune censure préalable se substituant finalement au scrutin la physionomie des élections devait changer La légalisation des candida tures favorisait le déroulement une compétition publique entre des candidats désormais clairement identifiés qui ne surgiraient plus du néant grâce quelques amis dévoués offerts la publicité ils pourraient être discutés et comparés ayant de leur côté la possibilité de faire ouvertement campagne

Réforme démocratique mais politiquement inconséquente En per mettant aux électeurs de contribuer réellement au choix de leurs repré sentants elle conduisait inévitablement une débâcle électorale des thermidoriens au pouvoir On le vit dès an IV malgré le décret des deux tiers et surtout lors des élections de an qui furent du point de vue du Directoire et en raison même de leur transparence de très

mauvaises élections Le coup Etat perpétré le 18 fructidor par le gouvernement contre la représentation parlementaire permit de défaire ce que le déroulement libre et démocratique du vote de germinal avait fait et le système des candidatures fut abandonné décret du 24 pluviôse an VI 12 février 1798)2

Le retour aux dispositions en vigueur depuis 1789 vote en assem blée et vide politique était la reconnaissance même de leur efficacité Si on excepte la malheureuse expérience de an le système électoral de la période révolutionnaire offrait une protection relativement sûre contre les conséquences de égalisation et de individualisation de la participation politique impliquée par les principes Il donnait les moyens de maîtriser la décision dans un univers bouleversé de fond en comble par augmentation du nombre des électeurs et électeurs théoriquement déliés de toute allégeance personnelle Il permettait finalement de réduire accroissement de incertitude en matière politique lié avènement de la démocratie Le singulier spectacle présenté par les élections de la période révolutionnaire était la contrepartie de invention de la citoyen neté

11 septembre 1795 J.-B Duvergier op cit. tome 333-335 Cf également instruction du ventôse an 23 février 1797) ibid. tome 334-355

Ibid. tome 10 229

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Patrice Gueniffey est maître de conférences Ecole des hautes études en sciences sociales Il publié récemment Brissot dans Furet

Ozouf dir.) Dictionnaire critique de la Révolution fran aise vol Acteurs Paris Flammarion volumes 1992 et Cordeliers et Girondins la préhistoire de la République dans Furet Ozouf dir.) Le siècle de avènement républicain Paris Gallimard 1993 Il prépare actuellement un livre sur les élections pendant la Révolution fran aise paraître en 1993 aux Editions de Ecole des hautes études en sciences sociales Centre de recherches politiques Raymond-Aron EHESS 105 boulevard Raspail 75006 Paris)

ISSN 0020 8345

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