Le Droit Dans La Philosophie de Hegel

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Pieter-Augustijn Van Malleghem 3ième BAC philosophie Année académique 2007-2008 Le droit dans la philosophie de Hegel promoteur: E. Ganty

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Pieter-Augustijn Van Malleghem3ième BAC philosophieAnnée académique 2007-2008

Le droit dans la philosophie de Hegel

promoteur:

E. Ganty

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Il n'y a plus, aujourd'hui, beaucoup d'ouvrages de grands philosophes qui s'occuppent de manière systématique d'une pensée philosophique du droit. Il fût un temps, cependant, où le droit était au centre du discours de la philosophie politique. C'est en effet grâce au droit naturel que Hobbes a réussi, marquant ainsi l'histoire des Temps Modernes et l'histoire politique de l'occident, à repenser la légitimité de l'ordre politique. Une telle initiative a été reprise par Rousseau. Mais on trouve encore un grand développement de la philosophie du droit à l'intérieur du système hégélien. Hegel lui consacre un ouvrage majeur, publié en 1821: les Principes de la philosophie du droit (Grundlinien der Philosophie des Rechts) – sous-titré “Droit naturel et droit étatique dans leurs fondements”. Mais quel est le rôle que le philosophe attribue au droit ? Et comment faut-il lire cet ouvrage: s'agit-il, comme le titre nous le fait croire, d'un traité philosophique du droit ? Ou trouve-t-il plutôt sa place dans la philosophie politique ? De plus, l'ouvrage semble avoir un rôle significatif dans notre histoire: Marx était en effet un grand lecteur de Hegel et un de ses premiers écrits fait la critique de cet ouvrage. C'est pourquoi nous voulons nous interroger ici sur la définition hégélienne du droit, et son rapport à la science juridique, mais également à la morale, à la politique et à l'économie. Nous proposons de réaliser ce projet en deux temps. D'abord, on suivra de près le développement de l'idée du droit, véritable fil rouge des Principes. On s'y intéressera à éclaircir quelques dialogues que la philosophie de Hegel réussit à ouvrir avec les sciences juridiques. On voudra également y comprendre comment l'auteur aborde la morale, l'économie et la politique. Dans un deuxième temps, nous tenterons de prendre plus de distance par rapport à cet ouvrage monumental. Qu'est-ce que la philosophie de Hegel peut apporter au domaine du droit ? Et comment peut-on situer cet ouvrage dans l'histoire, notamment par rapport à Marx ? On verra que l'importance de l'économie dans la philosophie de Hegel y prendra un nouveau sens.

PREMIÈRE PARTIE: Une philosophie du droit

Chapitre 1 : La définition hégélienne du droit

Le droit est un domaine spécfique du savoir. Les sciences juridiques nous donnent une impression qui pourrait permettre de la définir. La définition hégélienne du droit est néanmoins intéressante grâce à sa pertinence philosophique qui permet de concevoir le droit à l'intérieur d'un système de la pensée. Ceci est possible grâce à la notion de la volonté libre, dont le développement forme l'ensemble de cet ouvrage. “Qu'un être-là en général soit l'être-là de la volonté libre, tel est le droit” (§ 29)1. “Le terrain du droit est, de manière générale, le spirituel, et sa situation et son point de départ plus précis sont la volonté qui est libre, si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est le règne de la liberté effectuée, le monde de l'esprit produit à partir de l'esprit lui-même, en tant que seconde nature” (§ 4).

Hegel a le projet de mettre en place ici une “science philosophique du droit” (§ 1). Celle-ci est possible grâce à la considération de l'idée du droit, qui est son concept et son effectuation. Ce que Hegel appelle ici idée doit être distingué de notre compréhension habituelle de ce terme. On ne peut parler d'idée que lorsqu'on se trouve face à un concept qui se donne une effectivité. Un véritable concept a toujours un lien intrinsèque avec son effectuation. Ainsi Hegel arrive à évacuer de la science philosophique ce qui appartient au domaine de l'opinion, de l'erreur et de l'illusion: celui-ci n'appartient tout simplement pas à la science philosophique comme étude de l'idée. L'étude

1 Les références au texte de Hegel se feront sur base de la traduction de J.-F. KERVEGAN. Cfr. HEGEL, Principes de la philosophie du droit (trad. J.-F. KERVÉGAN), Paris, PUF, 1998.

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rigoureuse de la liberté nous mènera à adopter la dialectique, mouvement qui suit les lois nécessaires intérieures à l'idée de la volonté libre.Une telle manière de faire est d'emblée aux antipodes de ce qui se passe dans les sciences juridiques elles-mêmes. Ceux-ci ne se soucient guère des définitions, sous la devise omnis definitio in iure civile periculosa. On s'imagine que le droit romain, par exemple, ne pourrait définir la notion d'homme sauf à y inclure la classe des esclaves, ce qui était une impossibilité politique. Les sciences juridiques sont animés par le souci de résoudre des problèmes particuliers, et ne s'occuppent guère d'une véritable scientificité telle qu'elle existe dans la philosophie. Par nature, donc, l'approche du droit des sciences juridiques et de la science philosophique du droit est fondamentallement différente.

Hegel adopte une position particulière dans le débat entre juspositivisme et jusnaturalisme. On a l'habitude d'opposer ces deux notions. Hegel affirme qu'il s'agit d'une erreur. D'une part, on pourrait croire qu'il écrit un traité de droit naturel: les Principes sont sous-titrés Droit naturel et sciences de l'état. Le domaine du droit se trouverait là où notre volonté libre deviendrait une “seconde nature” (§ 1). On croirait donc que le droit n'est qu'une extension de notre nature humaine. D'autre part, Hegel se consacre à l'étude du droit positif. Il est particulièrement marqué par sa lecture de L'esprit des lois de Montesquieu, qui permet de concevoir le droit comme ancré dans une nation donnée à une époque donnée. Ce qui marque le droit dans cette perspective, c'est l'ensemble des lois d'une communauté spécifique. Comment faut-il penser le rapport entre ces deux visions du droit ? Ils entretiennent le rapport “des Institutiones aux Pandectes” (§ 3). Le droit naturel ferait appel aux Institutes, principes du droit romain, alors que le droit positif prendrait la forme concrète des Pandectes, comparable à nos codes, jurisprudences et ouvrages doctrinaux. Leur rapport est ainsi caractérisé par la continuité: celle qui relie les principes avec leur développement, le germe avec l'arbre qu'il devient.

Hegel développe l'idée de la volonté libre, qui est le concept qui se donnera une effectivité, dans un schéma classique de sa philosophie, en trois moments. Il l'entame avec la sphère du droit abstrait ou formel, où la volonté est immédiate. Elle est d'abord le mouvement spontané de la volonté qui cherche à s'approprier une chose. Puis, la volonté, ayant découverte les difficultés du moment immédiat, se réfléchit en elle-même, cherche à atteindre l'universel: la moralité. C'est ici que la volonté libre se scinde, se différencie en un sujet et un monde dans lequel il se retrouve. Finalement, la volonté se retrouve elle-même, arrive à réunir les deux premiers moments dans celui de l'éthicité.

Chapitre 2 : Le droit abstrait

Nous entamons notre analyse au travers du moment immédiat de l'idée de la volonté libre. Son concept est ici encore abstrait, il est une “première apparition, primitive expression de la volonté libre”2, et le moment est marqué par la présence d'une “Chose extérieure immédiate” (§ 33). La première rencontre avec la volonté libre se fait au travers de la propriété, qui mène à la considération du contrat et de l'existence de l'injustice et de la peine.

§1. Les déterminations du droit abstrait

Hegel appelle universalité la relation de la volonté à elle-même comme relation simple, dépourvue de contenu. Elle a une conscience de soi, mais uniquement comme savoir de la capacité abstraite d'un vouloir. Cette conception de la volonté qui caractérise le droit abstrait est thématisée

2 B. QUELQUEJEU, La volonté dans la philosophie de Hegel, Paris, Editions du Seuil, 1972, p. 234.

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comme personnalité. La volonté se comporte de manière négative par rapport au monde qui l'environne, en l'utilisant comme pur moyen à la fin qu'elle porte en elle-même. La volonté, à son niveau le plus abstrait, ne cherche rien d'autre qu'à s'affirmer elle-même.

Hegel distingue quelques caractéristiques du droit abstrait, selon un schéma qui est typique pour toute sa philosophie: l'universalité, la particularité et la singularité. Comme on vient de le remarquer, la personnalité est ce qui incarne l'aspect de l'universalité dans sa relation à soi. Elle respecte l'adage suivant, qui rappelle Kant: “sois une personne et respecte les autres en tant que personnes” (§ 36). Mais la volonté a toujours un aspect particulier: j'ai des désirs, besoins qui me poussent à vouloir telle ou telle chose. Pour le droit abstrait et les personnes qui la peuplent, cependant, ces déterminations n'ont pas d'importance, “n'entrent pas en considération” (§ 37): les juristes ne s'occuppent guère de nos motivations personnelles, mais de nos droits. La singularité de la volonté s'incarne au travers de la rencontre d'un sujet avec une nature qui l'entoure. Dans un premier temps on ne peut que remarquer l'hétérogénéité de la nature et de la volonté subjective qui se trouve en face de lui. Mais cette volonté s'évertuera précisément à annuller cette distinction, en rendant la nature qui se trouve en face de lui sienne, et l'individu se donne ainsi des caractéristiques concrètes.

Les juristes s'étonneront que la philosophie de Hegel dénonce la distinction traditionnelle, depuis le droit romain, entre le droit des biens et le droit des personnes. Dans la situation développée, la personne est précisément cette entité qui naît lorsque la volonté se donne une réalité dans les choses qui existent autour de lui – méritant par là peut-être la dénomination de biens. C'est pourquoi “le droit des personnes est essentiellement droit des biens” (§ 40): le rapport entre ces deux éléments fait qu'aucun d'eux n'a d'existence indépendante, rendant ainsi la distinction conceptuelle viciée.

§2. La propriété

Pour Hegel, le droit commence par la propriété. C'est là la première forme d'expression de la volonté. “Afin d'être en tant qu'idée, il faut que la personne se donne une sphère externe de sa liberté” (§ 42). On peut comprendre ce mouvement comme “extériorisation: la personne s'extériorise, extériorise sa volonté dans la chose, elle s'y investit”3. La nature de la propriété comme produit de la volonté nous permet d'expliquer la distinction, bien connue des juristes, entre possession et propriété. La possession est une simple question de prise de pouvoir sur une chose. Pour qu'il y ait propriété, il faut que ce pouvoir soit redoublé d'un investissement de la volonté dans la chose.La chose, quant à elle, est à l'opposé de la nature de la volonté. Elle est “non libre, impersonnel et dépourvu de droit” (§ 42). Plus précisément il faut souligner que la chose n'a pas de fin substantielle (§ 44). Mais Hegel rencontre deux objets particuliers: le corps et l'esprit. Peut-on les comprendre dans ce cadre conceptuel ?

Lorsqu'on regarde notre esprit de plus près, on se rend compte qu'on peut y situer des choses: nos productions intellectuelles. Nous nous comportons par rapport à elles de manière similaire aux biens matériels. Juridiquement, on vend aussi facilement un pain qu'un scientifique peut vendre un article ou un artiste ses oeuvres. Les juristes sont embarassés ici, car on ne voit pas comment comprendre cette “chose”, qui d'une part est bel et bien objet d'un contrat, mais reste d'autre part intérieur à la personne, comme capacité ou compétence acquise. Hegel souligne la continuité qui existe entre ce qui est de l'ordre de notre esprit, où se trouve par exemple nos talents comme

3 B. QUELQUEJEU, Lop. Cit., p. 234.

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scientifique, et le travail qui peut être le produit de la personne qui les possèdent. Il faut imaginer la transition entre nos capacités, nos talents, et ce qu'on produit matériellement, comme une extériorisation. Ce n'est qu'une fois extériorisé, que la compétence devient matérielle et peut être approché comme une chose. Il faut une “médiation du vouloir” (§ 43) pourque cette compétence puisse appartenir au monde du droit abstrait.

Notre relation au corps peut être décrite de deux points de vue. D'une part, l'esprit rencontre le corps comme il rencontre tout autre objet extérieur à lui. Sa nature lui est étrangère, et il faut une “prise de possession” (§ 48) pourque le corps puisse être dirigé par une volonté. Il ne faut pas exagérer la portée de cet acte: en tant que je suis un être vivant, mon corps et mon esprit sont vécus comme une unité. Nos sentiments forment la preuve concrète de cette union vécue entre corps et esprit. Il faudrait plutôt concevoir que notre vie à chacun implique déjà une prise de possession de notre corps, qui devient ainsi un “être-là de la liberté” (§ 48). On possèderait, cependant, la faculté de nous retirer de notre existence, de ne pas nous laisser influencer par nos sentiments.“Mais, pour d'autres, je suis essentiellement un être libre dans mon corps, tel que je le possède immédiatement.” (§ 48) Du point de vue intersubjectif, le seul moyen de reconnaissance est celui du corps. C'est pourquoi autrui devra toujours considérer le corps des personnes juridiques comme un corps libre. Ceci implique notamment que la possibilité de la violence corporelle est toujours une violence commise contre une personne libre.

La propriété implique d'emblée une dimension économique. Par cette notion, on veut entendre ici la problématique d'une distribution des biens dans une communité. La propriété doit être une privée: comme objectivation de la volonté, elle est toujours “volonté de l'individu-singulier” (§ 46). Une propriété communautaire est possible, mais la possibilité de sa dissolution est évidente, du fait de la nature de la propriété elle-même. Ainsi Hegel condamne les régimes de la communauté des biens tels qu'on les trouve chez Platon ou chez d'autres, au nom de la liberté.Qu'en est-il d'une bonne distribution des biens ? On sait que toute appropriation a un aspect de particularité, dans la mesure où elle est lié à mes désirs et poussées personnelles. Cette particularité n'est cependant pas prise en compte par le droit abstrait. “Par conséquent, ce que et combien je possède est une contingence juridique” (§ 49). La philosophie de Hegel n'est pourtant pas insensible aux revendications d'une égalité entre personnes: mais les personnes prises en compte ici ne sont encore que des personnes juridiques, abstraites. A ce niveau, elles sont égales ; leurs possessions sont ici des moyens pour affirmer leur droit de propriété. Une véritable réflexion sur l'inégalité des possessions ne devient possible que dans des moments ultérieurs des Principes: la moralité et la société civile.

La volonté peut s'approprier les choses au travers de trois moments: la prise de possession, l'utilisation et l'aliénation de cette chose.

A. Prise de possession

La prise de possession d'une chose peut s'effectuer de différentes manières: par une saisie corporelle, par une formation de l'objet ou, finalement, le fait d'y laisser persister un signe de ma propriété (assignation, Bezeichnung). A chaque fois, la volonté a une relation positive avec son objet: elle l'investit de sa volonté.

La prise de possession est d'abord une “saisie corporelle” (§ 55). C'est un acte naturel,

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immédiat pour exprimer ma propriété d'une chose, autant pour moi que pour les autres. Or, elle montre vite ces limitations: cette saisie est temporaire, et ne laisse pas de traces du côté de l'objet. On ne peut pas saisir toute chose: que fait-on de la propriété foncière ? A ces problèmes, le droit romain a déjà tenté d'apporter des réponses. Les juristes d'aujourd'hui connaissent bien ces problèmes, et utilisent des mécanismes cités par Hegel, comme celui de l'accession: la pomme cueillie est-elle la propriété de celui qui l'a cueilli ou du propriétaire de l'arbre ? Le droit a besoin d'apporter une réponse à ces questions. Ceci impliquera un autre moyen de prendre possession de l'objet.

On peut laisser une trace visible à la chose lorsqu'on la “met en forme” (§ 56). Ainsi j'échappe à la nécessité d'être toujours présent pour avoir possession d'une chose: on constate une plus grande efficacité, une progression de la saisie corporelle vers la mise en forme. Hegel cite de nombreux exemples: “le travail de la terre, la culture des plantes, l'acte de domestiquer, de nourrir et de veiller sur les animaux ” (§ 56).

Cette mise en forme est également appliqué à l'homme. De manière immédiate, nous sommes des êtres naturels ; si on veut devenir libres, il faut passer par une formation de nous mêmes: “c'est seulement par la formation de son corps et de son esprit propres, et essentiellement par le fait que sa conscience de soi s'appréhende comme libre, qu'il prend possession de soi et devient propriété de lui-même en regard d'autres” (§ 57). Ce qui apparaît ici, c'est une divergence entre la nature immédiate de l'homme, et son concept. Au niveau du concept, l'homme est appréhendé comme un être doué d'esprit, et, ainsi, libre. Il est cependant possible que la réalité ne soit pas en accord avec le concept: on peut penser à l'esclavage. L'homme peut vivre dans un état ou sa conscience de soi ne serait pas à la hauteur du concept de son être. C'est ce qui a pu se passer, historiquement, dans la société romaine. Mais comment démontre-t-on conceptuellement la liberté de l'homme ? Hegel le fait autre part, dans sa fameuse dialectique du maître et du serviteur, développée dans la Phénoménologie de l'esprit. C'est là, en effet, que Hegel s'explique avec la conscience de soi. La réalité du droit romain n'était pas encore à la hauteur de la philosophie hégélienne. “Ce phénomène antérieur, non vrai, concerne l'esprit qui n'en est encore qu'au point de vue de sa conscience ; la dialectique du concept et de la conscience d'abord seulement immédiate y provoque le combat de la reconnaissance et le rapport de la domination et de la servitude” (§ 57).

Finalement, on peut reconnaître une troisième manière de prendre possession d'une chose: le marquage (Bezeichnung). Il s'agit de tout signe qui représente ma volonté: on pourrait penser au drapeau américain abandonné sur la lune. Cette manière de prendre possession n'est pas nécessairement effective: il ne s'agit pas nécessairement de l'exercice d'un pouvoir effectif sur la chose. Hegel reconnaît qu'elle “est très indéterminée quant à l'étendue ob-jective et à la signification”, mais pense qu'elle “est la plus parfaite de toutes les manières de prendre possession, parce que toutes les autres manières ont, dans une certaine mesure, le fonctionnement du signe en soi” (§ 58). Les différentes prises de possessions culminent dans la spiritualité du signe.

B. Usage

L'usage de la chose est le deuxième aspect de la propriété abordé par Hegel. Il lui reconnaît qu'il incarne “l'aspect réel et l'effectivité de la propriété” (§ 59): nul ne contestera que sa raison d'être est le fait de pouvoir utiliser la chose. Alors que la chose était considérée comme le terme positif du mouvement de la volonté dans le moment de la prise de possession, on remarque ici que la chose prend l'aspect du négatif et que la volonté devient ici particulière. Il faut penser la chose comme

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marquée par le négatif en cela qu'elle n'a pas de subsistance pour soi, est destinée à être anéanti pour la plus grande satisfaction du propriétaire. “L'usage est cette réalisation de mon besoin par la transformation, l'anéantissement, la consommation de la Chose, dont la nature dépourvue de soi est manifestée par là et remplit ainsi sa destination” (§ 59). La volonté, quant à elle, profite de ce qui arrive à la chose, elle peut se satisfaire au travers d'elle. Elle apparaît comme une multiplicité de désirs et de besoins.

Il peut être intéressant, pour les juristes d'examiner ici la notion de l'usufruit. Ceux-ci ont, en effet, la tendance de subdiviser le droit de propriété en différentes composantes, dont par exemple l'usage et le droit d'aliéner. On croirait que dans le cas de figure de l'usufruit, une personne (par exemple un héritier) soit propriétaire (dit nu-propriétaire) d'un bien alors qu'une autre (le conjoint survivant) reçoit le droit d'usage de la chose. Mais le droit de propriété doit être un droit “plein” (§ 62), ne permet pas de faire distance du droit d'usage. Le droit d'usage de la chose ne peut être laissé à autrui que de manière partielle ou temporaire: elle constitue l'effectivité de la propriété, qui est propriété privée. Lorsqu'on attribuerait l'usage de la chose à une personne autre que le propriété, le droit de propriété en tant que tel n'a plus de contenu. C'est pourquoi l'usufruit doit nécessairement constituer un droit à l'usage de la chose limité dans le temps. L'usufruit n'est pas offert a quelqu'un comme une partie de la propriété, alors que quelqu'un d'autre garderait la partie “abstraite” du droit de propriété comme nue-propriété.

C. Aliénation de la propriété

L'aliénation de ma propriété est son moment ultime. La volonté y revient à soi après s'être exprimé dans la chose. “C'est le comble de la propriété; le vocabulaire de Hegel est ici fort significatif: parce que le vouloir s'était extériorisé et comme aliéné dans la chose en s'en saisissant, il peut maintenant, en s'en désaisissant, se dés-extérioriser, aliéner son aliénation, c'est-à-dire, aliéner son bien.”4 Au contraire de l'abandon de la chose, le dessaisisement doit être considéré comme un acte positif de ma volonté. “Je puis me desaissir de ma propriété, puisqu'elle est mienne, dans la seule mesure où je place ma volonté en elle (...).” (§ 65) Mais en même temps la chose y apparaît comme négative par rapport à la volonté: elle est consommée par l'acte de l'aliénation, transformée en autre chose lors de l'échange qui constitue l'aliénation.

Certaines choses ne pourront jamais être aliénées. “Sont par conséquent inaliénables les biens, ou plutôt les déterminations substantielles qui constituent ma personne la plus propre et l'essence universelle de ma conscience de moi, comme ma personnalité en général, la liberté universelle de ma volonté, mon éthicité, ma religion ; de même, le droit à ces déterminations est imprescriptible” (§ 66). Pourquoi ? Le domaine des Principes, celui de l'esprit objectif, se fonde sur la volonté libre. Hegel conçoit cette liberté comme conscience de soi. Le domaine du droit devra donc nier tout ce qui porte atteinte à ma liberté. Ceci n'implique nullement l'impossibilité d'une aliénation de fait. “C'est précisément dans ce concept, qui consiste à n'être ce qu'il que par soi-même et en tant que retour infini au-dedans de soi à partir de l'immédiateté naturelle de son être-là, que réside la possibilité de l'opposition entre ce qu'il est seulement en soi et non pas aussi pour soi” (§ 66). La liberté exige une prise de conscience de soi, qui est un retour à soi à effectuer à partir de mon existence naturelle.

Qu'en est-il ainsi du contrat de travail ? Un employé n'y met-il pas à disposition sa propre personne ? Ne frôle-t-on pas ici une forme d'aliénation ? Selon Hegel, je ne peux mettre à disposition

4 B. QUELQUEJEU, op. Cit., p. 238.

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la totalité de ma personne. “De mes talents particuliers, corporels et spirituels, et de mes possibilités d'activité, je puis aliéner en faveur d'autrui des productions singulières et un usage borné dans le temps, parce qu'ils reçoivent, d'après cette restriction, un rapport extérieur à la totalité et à l'universalité que je suis” (§ 67). Trouve-t-on ici un écho de l'article 1780 de notre Code Civil (“On ne peut engager ses services qu'à temps, ou pour une entreprise déterminée”) ?

Selon Hegel, “en tant qu'être déterminé, l'être-là est essentiellement être pour un autre” (§ 71). Ceci renverse toute notre conception de la propriété: impossible désormais de la penser comme une “relation courte, directe entre le Je et la chose”5. Il faut intégrer la médiation d'autrui dans nos réflexions. On l'a déjà rencontré au sujet de mon corps, dont on se rappelle qu'il devait être pris en possession par moi, mais qu'il en serait toujours ainsi pour les autres. Il s'agit ici d'abord du fait que chaque chose appropriée est également pour d'autres. Toute chose appropriée est cependant un être-là de la volonté, et cette volonté doit être pour une autre volonté. “Cette relation de volonté à volonté est le terrain propre et véritable sur lequel la liberté a une existence” (§ 71).

§3. Le contrat

A partir de maintenant, la propriété ne doit pas seulement exprimer une volonté unique en tant qu'elle est devenue objective, mais également comprendre la volonté d'autrui. C'est le moment où la volonté se dédouble, apparaît au travers de plusieures personnes. “La personne, se différenciant de soi, se rapporte à une autre personne (...)” (§ 40). Hegel remarque que cette progression est une progression rationnelle vers l'universel. Le contrat est dans la suite logique de l'aliénation de la propriété. En effet, souhaiter exprimer entièrement un droit de propriété, signifiera vouloir aliéner la chose que je possède: “non seulement je puis (...) me dessaisir d'une propriété en tant que chose extérieure, mais il faut, de par le concept, que je me dessaisisse de cette propriété en tant que propriété, afin que ma volonté soit pour moi ob-jective en tant qu'étant-là” (§ 73). “Mais, d'après ce moment, ma volonté, en tant qu'aliénée est en même temps une autre volonté”: pour réaliser une aliénation, qui n'est pas abandon mais transfert, il faut coïncidence de ma volonté d'aliéner la chose avec la volonté de quelqu'un d'autre de l'acquérir.

Hegel fait plus ici que commenter un mécanisme juridique classique: ce deuxième moment est un véritable renversement du premier. Elle redessine nos rapports aux choses “On voit aussi que le contrat, dans sa substance, modifie le rapport immédiat de l'appropriation: de la relation courte du Je à la chose, il fait la relation longue où autrui s'intercale, de quelque façon, entre les deux pôles”6. “Ce qu'il y a dès maintenant lieu de remarquer, afin de comprendre comment le contrat “concrétise” et “réalise” la possession et l'appropriation, c'est que cette relation courte entre le Je et la chose implique déjà autrui, quoique d'une manière négative: la possession se réfère à autrui pour l'en exclure, pour l'en priver; c'est pourquoi on parlera de propriété privée (Privateigentum); privée de quoi ? privée d'autrui. Le fait que j'ai déjà besoin d'autrui pour l'exclure de mon bien appelle immanquablement cet autre fait que je vais avoir besoin d'autrui pour qu'il reconnaisse cette exclusion, changeant par là la possession arbitraire en propriété légale”7. L'enjeu de la relation contractuelle est donc celui de la reconnaissance de ma propriété.

Comment faut-il penser la rencontre de ces volontés ? D'une part, il faut affirmer “l'unité de volontés distinctes, unité dans laquelle leur état de différenciation et leur caractère propre renoncent

5 B. QEULQUEJEU, op. Cit., p. 231.6 Ibid.7 Ibid.

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ainsi à soi”. D'autre part, chacune de ces volontés “est et demeure non identique à l'autre, est et demeure pour soi une volonté propre” (§ 73). Bien que les volontés se rencontrent ici autour d'une situation particulière, ces volontés demeurent séparées, chacune pour soi. La logique du contrat veut ainsi qu'il y ait bien deux volontés qui effectuent un même mouvement d'aliénation et d'acceptation d'une chose: c'est le contrat réel (par opposition à un contrat formel), par exemple la vente, où on échange un bien contre de l'argent. Ainsi, personne ne s'appauvrit ou ne s'enrichit: “chacun conserve la même propriété”, lorsqu'on prend en compte leur valeurs respectives. Ce niveau d'égalité entre ces biens fait leur universalité. Certes, le contenu matériel de la propriété change, car chacun possède maintenant des objets extérieurs différents. C'est dans cette vision du contrat qu'on peut percevoir le fondement de la règle de la laesio enormis, de la lésion, qui permet à une personne de réclamer une compensation s'il y a un déséquilibre manifeste entre les prestations des deux parties du contrat (la sur- ou sous-estimation manifeste du prix d'un bâtiment, par exemple).

Cette philosophie de la propriété permet également de comprendre comment la rencontre de deux volontés s'articule avec celui de l'effectuation des prestations. Notre Code Civil stipule, par exemple, à propos de la vente, qu'elle “est parfaite entre les parties, et la propriété est acquise de droit à l'acheteur à l'égard du vendeur, dès qu'on est convenu de la chose et du prix quoique la chose n'ait pas encore été livrée ni le prix payé” (art. 1583). Une telle manière de réfléchir exige de faire la distinction entre les moments précitées. Selon Hegel, il faut distinguer le moment substantiel de la propriété (comme expression de ma volonté, qu'on peut aussi appeler stipulation) de celui, extérieur, de la possession. On la connaît comme fondamentalle à la propriété. Elle devient ici une distinction entre la “volonté commune, en tant que convention” (Übereinkunft) et “l'effectuation de celle-ci par l'exécution” (Leistung) (§ 78). On peut d'ailleurs montrer que je suis lié en droit à fournir une prestation dès lors que le contrat a une existence sous la forme de la rencontre de deux volontés. La stipulation est, en effet, l'expression de ma volonté d'abandonner la chose, et la chose est donc déjà rentré dans la propriété de quelqu'un d'autre. Le versant de la possession n'est alors que le versant extérieur qui dépend entièrement de la détermination de la volonté, qui est ce qu'il y a de “substantiel dans le contrat” (§ 79).

Hegel critique ici la philosophie politique qui s'est basé sur le contrat pour penser la relation entre un peuple et le pouvoir politique qui est exercé sur lui, comme chez Hobbes et Rousseau. Le contrat n'est encore qu'un moment du droit abstrait, qui ne devrait être confondu avec la philosophie politique, qui n'apparaît qu'à la fin de la Philosophie du droit, plus précisément à la fin de son troisième moment. “(...) La nature de l'Etat réside tout aussi peu dans le rapport contractuel, que l'Etat soit pris comme un contrat de tous avec tous, ou comme un contrat de tous avec le prince ou le gouvernement.” “L'immixtion de ce rapport ainsi que celle des rapports de propriété privée en général, dans le contexte de l'Etat a produit les plus grandes confusions dans le droit étatique et dans l'effectivité” ; “ils ont (...) transféré les déterminations de la propriété privée à une sphère qui est d'une nature toute autre et plus élevée” (§ 75). Aussi importante que soit cette différence entre la philosophie politique hégélienne et ces deux prédécesseurs monumentaux de la philosophie politique, il faut cependant souligner une continuité: tous ces auteurs ont cherché, d'une certaine manière, de développer une philosophie qui pensait le pouvoir politique au départ de la liberté.

Il faut soulginer les limites de ce moment de l'expression de la volonté, qui prend la forme de la différence entre la volonté universelle du droit et la volonté particulière des personnes qui ont conclu un contrat ensemble. “Dans le rapport de personnes immédiates les unes avec les autres en général, leur volonté, tout comme elle est identique en soi et posée en commun par elles dans le contrat, est aussi une volonté particulière” (§ 81). La volonté universelle n'existe qu'au travers de volontés particulières, qui peuvent être influencées par “l'arbitraire et la contingence du discernement

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et du vouloir” (§ 81): c'est le risque d'un déni du droit. La volonté de la personne particulière devient volonté commune dans le contrat, progressant vers l'universel, mais ne s'identifiant pas encore nécessairement avec lui. “L'élément tragique” du droit est qu'il est impossible de le distinguer de son opposé: le déni du droit, Un-recht. “L'élément proprement tragique de l'injustice n'est pas la transgression en elle-même, mais le fait qu'il faille en passer par là pour que se fasse jour dans le coeur de l'homme (ce que Hegel nomme la volonté particulière) l'exigence d'une justice universelle, qui définira la sphère de la moralité.”8

On peut encore penser la distinction entre ce droit et ce qui le nie comme une contradiction entre le concept du droit, et l'existence qu'elle se donne. Le concept du droit correspond à ce qu'est le droit en soi, autrement dit la volonté universelle. Celle-ci n'a d'exisence qu'au travers de volontés particulières qui sont “différents pour soi” (§ 81). “Dans le contrat, je n'ai renoncé à ceux-ci qu'en tant qu'arbitraire portant sur une chose singulière, mais non en tant qu'arbitraire et contingence de la volonté elle-même.” (§ 81) Le concept est encore abstrait, éloigné de l'existence qu'elle doit se donner.

§3. Le déni du droit

Hegel pense la relation entre le droit et l'injustice en termes d'apparition ou de phénomène (ce qui est désigné en allemand par Erscheinung) et d'apparence (Schein), ce deuxième terme désignant l'opposition entre la manière dont une chose ou une situation nous apparaît, et sa vérité. Le contrat se manifestait comme une volonté commune: il y s'agit de “l'élément-commun de l'arbitre et de la volonté particulière” (§ 82). Cette arbitraire peut pervertir le cours du droit vers l'universel, lorsqu'on abuse du droit pour faire valoir des intérêts particuliers. “Cette apparition (Erscheinung) du droit, en lequel celui-ci et son être-là essentiel, la volonté particulière, concordent immédiatement, c'est-à-dire de manière contingente, progresse dans le déni du droit jusqu'à l'apparence – jusqu'à l'opposition du droit en soi et de la volonté particulière, en tant qu'en celle-ci il devient un droit particulier.” (§ 82) Dans ce troisième moment, la volonté, dans son rapport à soi, s'oppose à elle-même: volonté universelle, d'une part, et volonté particulière, d'autre part.

Le droit ne pourra réagir face à l'injustice qu'en la niant. Il s'agit là d'une vérité factuelle, mais surtout conceptuelle. “Mais la vérité de cette apparence est d'être vaine, et le droit se rétablit par l'acte-de-nier cette négation sienne” (§ 82). En quoi est-ce que cette apparence est nécessairement négative (nichtig) ? L'apparence est définie par Hegel comme l'existence-présente qui n'est pas à la hauteur de son essence. Cette apparence cherchera à être pour elle-même, doit se donner à soi-même une essence. Or, si l'apparence est ce qui ne peut par définition pas être à la hauteur d'une essence, elle ne pourra jamais être pour elle-même. Ainsi le droit peut devenir effectif (wirklich).

A. Déni du droit sans parti pris (Unbefangenes Unrecht)9

Selon Hegel, dans ce premier stade de l'injustice, “l'apparence est uniquement en soi et pas également pour soi, ce qui signifie que l'injustice me vaut comme étant mon droit (das Unrecht gilt mir für Recht)” (§ 83). Cette injustice n'a pas encore d'être-là, n'est pas encore incarnée, mais existe purement dans l'ordre conceptuel. Bien que cette injustice existe donc dans les faits, elle ne part de pas de la mauvaise volonté d'une des volontés particulières: l'injustice est commise de manière

8 J.-L. VIEILLARD-BARON, Hegel. Penseur du politique, Paris, Editions du Félin, 2006, p. 50.9 Cette forme de l'injustice a été traduite par d'autres comme le “dommage civil” ou du “tort de bonne foi” (B.

QUELQUEJEU, op. cit., p. 247).

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désintéressée, la bonne foi des parties est réelle. Chacun croit agir correctement, être en son droit, la contradiction est donc interne au système des droits: c'est ce que Hegel appelle ici les “collisions juridiques (Rechtskollisionen)” (§ 84).

Comment faut-il s'imaginer, en pratique, cette figure de l'injustice ? “La prise de possession et le contrat, pris pour eux-mêmes et selon leurs espèces particulières, sont tout d'abord des expressions-extérieures et des conséquences diverses de ma volonté en général ; parce que la volonté est l'universel au-dedans de soi, ce sont, en relation avec la reconnaissance d'autrui, des titres de droit. Dans la diversité et l'extériorité réciproques de ceux-ci réside le fait qu'ils peuvent, en relation à une seule et même Chose, appartenir à des personnes différentes, dont chacune, de par son titre juridique particulier, regarde la Chose comme sa propriété (...)” (§ 84). Les titres de droit sont des existences extérieures, et des oppositions peuvent naître entre eux. Ils deviennent chacun une apparence du droit ; l'universalité recherchée se dégrade dans la particularité de deux titres incompatibles. Il s'agit d'un problème bien connu par les juristes: que faire, par exemple, de quelqu'un qui vend un même objet deux fois ? Deux personnes convoitent une propriété, et l'injustice devient inéluctable, car une des personnes sortira certainement lésée de la situation.

Il faudra donc nier ce déni du droit – ce qui se fera en subsumant la chose dans la propriété de l'une ou de l'autre personne. Ainsi sera niée la particularité des titres contradictoires, et l'universel du droit réaffirmé. L'enjeu des procédures civiles comme celle-ci sera donc “la reconnaissance du droit comme ce qui est universel et décisif, de sorte que la Chose doit appartenir à celui qui y a droit” (§ 85).

B. La fraude (Betrug)10

Avec la fraude, on assiste au spectacle de la mauvaise volonté d'une des parties. Elle s'effectue en faisant croire, en donnant l'apparence d'être dans son droit. L'injustice n'est plus uniquement conceptuelle, mais se donne également une effectivité dans la sphère de la volonté des personnes. “L'universel, ainsi abaissé par la volonté particulière au rang de quelque chose d'apparent, (...) est la fraude” (§ 87). C'est l'intérêt particulier qui me pousse à dénigrer le droit.

Comment se déroule la tromperie ? Elle se trouve dans la distinction déjà découverte entre la (les) chose(s) immédiate(s) échangées et la propriété universelle qui reste toujours la même au travers de l'échange. On s'imagine par exemple la vente d'un pain: deux objets immédiats sont échangés, le pain et l'argent, mais la propriété abstraite des deux contractants reste la même, car personne ne s'est appauvri ni enrichi. La mesure de cette propriété abstraite est donc la valeur. C'est le moyen le plus évident de montrer la tromperie: bien qu'il y ait un accord sur la chose immédiate échangée, une tromperie peut exister quant à son universalité, en faisant croire à une fausse valeur de la chose échangée.L'exigence du droit sera de faire valoir le versant universel, celui du droit et celui de la valeur, contre les volontés subjectives. “Ici, ce n'est également tout d'abord qu'une exigence” (§89): rien ne garantit que le droit sera effectivement capable d'attrapper les malfaiteurs. Ceci n'empêche pas que le droit cherchera à se restaurer en punissant le coupable, ce qui forme la transition avec le moment suivant: celui du droit criminel.

10 Cette forme de l'injustice a également été désignée comme “dol” ou “tromperie” (B. QUELQUEJEU, op. cit., p. 247).

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C. La contrainte et le crime (Zwang und Verbrechen)

Au travers de la contrainte et du crime, le droit “est posé tout simplement comme nul” (§ 83). On ne fait même plus l'effort de s'approprier un semblant de droit, on se suffit de faire violence à ma volonté. Hegel précise que cette négation du droit s'applique aux choses, et peut s'intercaler dans la relation que j'entretiens avec mon objet. D'une part, quelqu'un peut adresser directement ma volonté qui réside dans la chose que je me suis appropriée, faire violence à cette chose. D'autre part, on pourrait s'adresser directement à un sujet, en lui menaçant de faire violence à la chose, lui faisant ainsi la pression de la contrainte11.

Ceci pose problème, car si on conceptualise se genre de comportement, on se rend compte qu'elle rend impossible toute effectuation du vouloir. Hegel relève l'élément destructeur de toute volonté qui cherche à anéantir les réalisations d'une autre volonté. “Parce que la volonté n'est idée ou n'est effectivement libre que dans la mesure où elle a un être-là, et parce que l'être-là en lequel elle s'est déposée est l'être de la liberté, la violence ou contrainte, prise en son concept, se détruit immédiatement elle-même, en tant qu'expression-extérieure d'une volonté qui abroge l'expression-extérieure ou l'être-là d'une volonté.” (§ 92) Hegel affirmait déjà que tout déni du droit devait être nié: ceci est possible ici par une deuxième contrainte. “L'exposé réel de ce que la contrainte se détruit dans son concept réside dans le fait que la contrainte est abrogée par la contrainte (dass Zwang durch Zwang aufgehoben wird).” (§ 93) “Le droit abstrait est un droit de contrainte” (§ 94).

Avec ce troisième moment du déni du droit, on entre dans le domaine du droit pénal. On peut concevoir que “la première contrainte, en tant que violence qui attente à l'être libre de la liberté en son sens concret, qui attente au droit en tant que droit, est un crime (Verbrechen)” (§ 95). Le crime est une attente à la volonté, sous son double aspect de la particularité et comme universalité. D'une part, on nie “l'aspect particulier de la subsomption de la chose sous ma volonté”: en me volant ma bière, on me lèse dans mon désir de me désaltérer. D'autre part, et c'est ce qui nous fait entrer dans la “sphère du droit pénal”, on lèse “l'universel, l'infini dans le prédicat du mien: la capacité juridique (Rechtsfähigkeit) et ceci, en l'occurence, sans la médiation de mon opinion (...)” (§ 95). Le crime est la plus grave atteinte à ma liberté, dans la mesure où elle touche l'universalité du moment du droit abstrait: ma capacité d'être un sujet de droit.

Il faut considérer le crime comme quelque chose de conceptuellement nul: c'est ce qui découle de l'autodestruction de la contrainte. La fonction du droit pénal se résume à rendre visible, manifeste cette nullité: “La manifestation de cette nullité qui est la sienne est l'anéantissement de cette violation, lequel entre également dans l'existence, - c'est l'effectivité du droit en tant qu'elle est sa nécessité se médiatisant avec elle-même par abrogation de la violence.” (§ 97) Cette manifestation se fera différemment selon qu'on se trouve face à un crime faite à une chose ou à un sujet.Lorsque le crime consiste en un dommage à une possession extérieure, cette violence pourra être supprimé par “réparation civile en tant que dédommagement” (§ 98). Concrètement, la valeur de la chose jouera un rôle central dans la détermination du montant de ce dédommagement.Mais que faire d'une action criminelle qui ne porte pas atteinte à un objet, médiateur d'une volonté,

11 Il faut sans doute faire exception ici pour un objet particulier: celui du corps. Comme on l'a déjà remarqué, le corps est une chose qu'on s'approprie, mais qui apparaît toujours aux autres comme volonté. C'est pourquoi toute violence physique contre un corps est violence contre une personne. Peut-on contraindre le corps ? Selon Hegel, le corps peut se dompter, mais une autre personne ne peut nous contraindre au travers de notre corps que si on ne retire pas notre volonté de notre corps. “Ne peut être contraint à quelque chose que celui qui veut se laisser contraindre” (§ 91).

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mais directement à un sujet ? Ou à la volonté de tous ? La détermination de l'attente est ici nettement plus difficile, étant donné que notre objet a ici la nature immédiate de la volonté. Le droit, la loi, sont des entités difficilement mesurables: c'est “plutôt ce qui n'existe pas de manière extérieure” (§ 99). Il faut surtout en dire que “l'existence positive de la violation est seulement en tant que volonté particulière du criminel” (§ 99). Il faut arrêter cette marche dangereuse en lui opposant une autre volonté, sous la forme d'une deuxième violation, d'une deuxième contrainte: “la violation de celle-ci en tant que volonté qui est-là est ainsi l'abrogation du crime, sinon celui-ci serait ce qui a validité, et elle est le rétablissement du droit” (§ 99). En agissant ainsi, on fait droit à la volonté rationnelle, celle qui cherche à s'exprimer, à créer, plutôt qu'à détruire. La condamnation fait donc encore honneur au criminel, en cela qu'il réaffirme la possibilité du criminel d'agir comme volonté libre. “Que la peine soit considérée comme contenant son propre droit, en cela le criminel est honoré comme un être rationnel.” (§ 100)

Le crime doit donc être nié pour réaffirmer la justice. Comment peut-on mettre en pratique une telle idée ? D'abord, sans doute, sous la forme de la vengeance. Au niveau du contenu, celle-ci peut être comprise comme juste, pour autant qu'elle ferait souffrir autant le criminel que la victime. Elle recèle cependant un problème, au niveau de sa forme: “quant à la forme, cette dernière est l'action d'une volonté subjective qui peut placer son infinité en toute lésion qui a eu lieu, et dont, par conséquent, la justice est de manière générale contingente, de même que cette volonté n'est aussi pour l'autre qu'en tant que particulière” (§ 102). La vengeance sera perçu comme l'acte d'une volonté subjective et particulière, guidée par des désirs personnels. La justice n'est exercée ici que de manière contingente, au gré des acteurs, et n'atteint ainsi pas encore une universalisation nécessaire. La conséquence pratique ? La vengeance ne sera pas acceptée, mais perçue comme une nouvelle injustice. Un cercle vicieux se déclenche ainsi. La solution d'un tel problème est connue de tous: l'Etat. Elle peut mettre en place une justice publique avec des garanties d'indépendance. “L'exigence d'une résolution de cette contradiction qui est ici présente-là à même le type d'abrogation du déni du droit est celle d'une justice libérée de l'intérêt subjectif et de la figure subjective, ainsi que de la contingence de la puissance, donc d'une justice qui ne soit pas vengeresse, mais punitive.” (§ 103) Mais Hegel voit en l'Etat l'apparition d'une dimension nouvelle, celle de l'universalité, qui caractérise, selon lui, le domaine de la moralité. “En cela réside tout d'abord l'exigence d'une volonté qui, en tant que volonté subjective particulière, veuille l'universel en tant que tel. Mais ce concept, celui de la moralité, n'est pas seulement quelque chose qui est exigé, il a au contraire surgi dans ce mouvement lui-même.” (§ 103)

Chapitre 3 : La moralité

Avec la moralité, la volonté devient pour soi: “Le point de vue moral est le point de vue de la volonté en tant qu'elle est infinie non pas simplement en soi, mais pour soi” (§ 105). Ce mouvement nécessaire de la volonté est ce qui nous est apparu au travers du paradoxe d'un droit abstrait qui mène à son contraire: le déni du droit. On y voit apparaître l'opposition entre une volonté particulière, par exemple celle qui exerce la vengeance, et la volonté universelle, qui, elle, est le but que la volonté rate. Dans la moralité, la volonté arrivera à lever cette opposition. “Selon le concept de celle-ci, l'effectuation de la volonté est, à même celle-ci, ce qui suit: abroger l'être en soi et la forme de l'immédiateté, en laquelle elle est tout d'abord et qu'elle a comme figure à même le droit abstrait, - se poser de ce fait tout d'abord dans l'opposition de la volonté universelle, qui est en soi, et de la volonté singulière, qui est pour soi ; et ensuite, par l'acte-d'abroger cette opposition, par la négation de la négation, se déterminer dans son être-là comme une volonté telle qu'elle n'est pas seulement volonté libre en soi, mais volonté libre pour elle-même, se déterminer comme négativité qui est en relation

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avec soi.” (§ 104) Ainsi Hegel démontre la nécessité pour le droit de passer du moment du droit abstrait à celui de la moralité.

A la fin des péripéties du droit abstrait, on se rend compte que la volonté a besoin de se comprendre elle-même, de se purifier afin de pouvoir viser l'universel. L'attention se tourne vers l'intériorité de notre vouloir. La personnalité juridique, qui n'était qu'une coquille vide, devient, grâce à cettre refléxion sur elle-même, sujet. Ce sujet acquiert une identité au travers de ses actes, qu'il est capable de reconnaître comme siens. Il est capable d'une “autodétermination de la volonté” (§ 107). Ces déterminations rendent le sujet capable de poser des “actions” (§ 113): c'est bien les fondements d'une subjectivité morale qui sont posés ici12. Ceci s'accompagne d'une véritable élévation pour la philosophie du droit, car son concept gagne une existence effective. “S'est ainsi déterminé pour la liberté un terrain plus élevé; à même l'idée, l'aspect de l'existence, ou bien son moment réel, est maintenant la subjectivité de la volonté.” (§ 106)

Le moment de la moralité doit cependant être dépassé. C'est ce que nous apprend l'expérience de la méchanceté. “Dans la vanité de toutes les déterminations par ailleurs en vigueur et dans la pure intériorité de la volonté, la conscience de soi est la possibilité de prendre pour principe tout aussi bien l'universel en soi et pour soi que l'arbitraire qui consiste à prendre pour principe la particularité propre élevée au-dessus de l'universel, et à la réaliser par son agir – qui consiste à être méchant. La conscience-morale, en tant que subjectivité formelle, est tout simplement le fait d'être sur le point de se renverser en Mal ; l'une et l'autre, la moralité et le Mal ont leur racine commune à même la certitude de soi-même qui est pour soi, qui sait et qui décide pour soi.” (§ 139). Même la conscience morale ne nous donne aucune garantie de la réalisation de l'universel. En sa liberté réside toujours cette possibilité de s'orienter vers autre chose. “N'importe quoi peut être justifié par la conscience morale subjective, n'importe quel moyen peut être défendu sous les noms du noble et du bon, n'importe quelle hypocrisie peut se soutenir, n'importe quelle contre-vérité, par le simple appel à la conviction personnelle de l'auteur de l'action. Car la volonté morale n'est que volonté particulière”13“La conscience morale, précisément parce qu'elle forme le sanctuaire sacré de l'intériorité, est essentiellement ambiguë, pouvant être sincère ou mensongère, vraie ou fausse. (...) Il faut que la volonté libre comprenne que le bien ne se propose qu'en situation dans une communauté raisonnable, que l'action ne reçoit son sens humain et effectivement moral qu'au sein de l'éthicité, dans une vie éthique historique, cette totalité de règles, de valeurs, d'attitudes et de conduites spécifiques qui forme pour l'homme son univers de culture, de tradition, de civilisation.”14

Transition: L'éthicité

Comment dépasser ces limitations de la conscience morale ? Selon Hegel, “l'universalité et l'objectivité de ses déterminations sont exigées” (§ 141). La conscience morale, élément subjectif, doit donc gagner un élément d'objectivité. “L'éthicité (Sittlichkeit) est l'unité du bien subjectif et objectif, existant en et pour soi.” (§ 141, additif) La contradiction du subjectif et de l'objectif, moteur de la philosophie hégélienne, est ainsi résorbé dans le moment ultime de la philsophie du droit. Celui-ci répond aux exigences de la science philosophique, en cela qu'il est le résultat des développements de la volonté qui se veut comme libre. Tant le droit abstrait que la moralité subjective ont montré leur insuffisance, et doivent ainsi être dépassés dans un moment qui arrive à montrer leur vérité. “L'éthicité est l'idée de la liberté en tant que Bien vivant qui a dans la conscience de soi son savoir, son vouloir et, grâce à l'agir de celle-ci, son effectivité, de même que celle-ci a, à

12 Cfr. B. BOURGEOIS, op. Cit., p. 255 et s.13 E. WEIL, Hegel et l'Etat, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1974, p. 41.14 B. BOURGEOIS, op. Cit., p. 283.

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même l'être éthique, son assise qui est en soi et pour soi et sa fin motrice, - l'éthicité est le concept de la liberté devenu monde présent-là et nature de la conscience de soi.” (§ 142)

Il importe ici d'abord de clarifier ce concept de l'éthicité, de la Sittlichkeit. Elle fait référence à un monde social, lieu de coutumes, de moeurs et d'habitudes. “Mais, dans l'identité simple avec l'effectivité des individus, l'élément-éthique (das Sittliche), en tant que mode d'action universel de ceux-ci, apparaît comme coutume-éthique (Sitte), l'habitude (Gewohnheit) de celui-ci comme seconde nature qui est posée à la place de la volonté première, simplement naturelle, et qui est vivant et présent-là en tant que monde et dont la substance est seulement ainsi comme esprit.” (§ 152) Ces coutumes s'imposent aux hommes comme de véritables puissances, sous la forme d'institutions et de lois.Ceci ne signifie pas pour autant qu'elles apparaissent aux individus comme un pouvoir menaçant. Au contraire, chacun s'y retrouve, les considérera comme bons. “(...) Elles ne sont pas quelque chose d'étranger au sujet, celui-ci donne au contraire à leur propos le témoignage de l'esprit, selon lequel elles sont son essence propre, en laquelle il a son sentiment de soi et vit comme dans un élément non distinct de lui, - rapport qui est immédiat, qui est encore plus un rapport d'identité que la croyance et la confiance elles-mêmes.” (§ 147) Hegel montre ici que l'individu n'accède à soi que dans le contexte d'une communauté.

Le développement de l'éthicité se subdivise de nouveau en trois moments. Le premier, celui de l'immédiateté du sentiment naturel de l'amour, est la famille. Celle-ci va cependant finir par se désintégrer, se différencier dans la société civile. En elle, on trouve un ensemble de besoins qui pourront se satisfaire sous la protection d'un appareil judiciaire. Ainsi on obtient une universalité encore formelle, un ordre qui est encore extérieur aux choses elles-mêmes. Cet ordre deviendra conscient, permettant à l'esprit éthique de revenir à soi, dans l'Etat qui est la réalité de l'universalité cherchée par la volonté.

Chapitre 4: La famille

Dans la famille, notre volonté délaisse notre particularité, se retrouve dans une unité qui le transcende. Ma volonté en tant que particulière est abandonnée pour qu'elle devienne une volonté une avec quelqu'un d'autre. L'esprit éthique apparaît comme sentiment naturel de l'amour ainsi que chacun ne se conçoit plus comme une personne purement individuelle, mais comme un membre de cette famille. C'est ce qui devient apparent dans le mariage. L'amour entre deux individus d'une même espèce y devient une “unité spirituelle”, un “amour conscient de soi” (§ 161). C'est ce qui explique la nature du mariage comme acte objectif: “le point de départ objectif est le libre consentement des personnes, en l'occurence le consentement à constituer une seule personne, à renoncer à leur personnalité naturelle et singulière dans cette unité-là” (§ 162). Bien que le mariage apparaisse dans un premier temps comme une limitation de la volonté libre, pour la conscience de soi, il s'agit d'une libération. C'est ainsi qu'on comprend que le mariage est sensiblement plus proche de la volonté universelle et qu'il faut distinguer le mariage de la figure juridique du contrat.

L'élément le plus important de la famille est sans doute celui de l'éducation des enfants, qui mène à la dissolution de la famille en tant que telle. Les enfants ne sont rien d'autre que l'expression, le devenir objectif de cette unité de l'amour dans le couple qui n'était encore que purement spirituelle. Ces enfants sont libres, mais doivent être éduqués. Celle-ci consiste d'abord à permettre aux enfants l'accès à la sphère de l'éthicité, en leur offrant une première familiarité avec l'ensemble des coutumes et des usages qui régissent la vie sociale. Elle élève également la liberté de ces enfants,

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qui n'est d'abord encore que naturelle et immédiate, à la liberté autonome d'une personnalité: elle englobe une éducation morale. Au terme de ce stade, on ne se trouvera plus en face d'enfants mais d'hommes et de femmes qui peuvent fonder eux-mêmes leur propre famille et gérer soi-même leur propre patrimoine. Voilà le paradoxe du moment de la famille: c'est son plus haut sommet, son achèvement, qui est en même temps le moment de sa dissolution, de sa mort.

Chapitre 5: La société civile

La société civile est constituée par un ensemble d'individus particuliers qui poursuivent un but particulier, égoïste. Elle est la suite logique de la famille: premièrement, la famille se dissout nécessairement, puis, les familles ne peuvent apparaître que comme multiples par rapport à l'ensemble d'une société. On assiste ici à l'entrée sur scène d'une communauté plus large, d'une nation, d'un peuple. C'est le moment de la différenciation de l'esprit éthique en un ensemble d'individus. Mais, argumente Hegel, le but particulier poursuivi par ces individus permet néanmoins l'apparition d'une forme d'universel. Les individus particuliers ne nous montrent qu'un versant de sa réalité, les besoins particuliers sont en effet médiatisés par un rapport nécessaire aux autres. “Dans la société civile, chacun se poursuit comme but, le reste ne signifie rien pour lui. Mais sans relation aux autres il ne peut pas atteindre la totalité de ces desseins; les autres sont ainsi un moyen pour atteindre la fin du particulier. Mais la fin particulière se donne, au travers du rapport à l'autre, la forme de l'universel et se satisfait, en satisfaisant en même temps le bien des autres.” (§ 182, additif) “Dans cette relation, qui est d'abord strictement économique, l'universel, c'est-à-dire la représentation de la société considérée comme un tout, joue un rôle de médiation, c'est-à-dire intervient comme un intermédiaire et comme un moyen: dans le cadre de la société civile, les individus particuliers nouent des rapports de travail, d'échange, donc deviennent les membres d'une collectivité, et c'est à travers cette appartenance qu'ils cherchent à satisfaire leur propre intérêt.”15 Les fins particulières donnent naissance à un “système de dépendance multilatéral (ein System allseitiger Abhängigkeit)” (§ 183), qui nouent le bien et le droit de chacun. La fin particulière ne peut se réaliser, grâce à ce système, qu'en étant médiatisé. On peut appeler cet état l'état extérieur, état de la détresse (Notstaat) et état de l'entendement (Verstandesstaat). Si l'universel peut apparaître ici, ce n'est encore que comme nécessité, pas comme liberté. Cette dernière ne sera atteinte que lorsque la société civile sera dépassée par l'Etat.

La société civile se déploie en trois moments: celui d'un système de besoins, celui de la protection juridique, et finalement la police et la corporation.

§1. Le système des besoins

Dans ce système de besoins on peut reconnaître une philosophie de l'économie. Hegel cite en effet explicitement Smith, Say et Ricardo. Au travers de l'économie politique (Hegel parle de Staatsökonomie, économie étatique) on pourrait observer comment un ensemble de besoins particuliers s'ordonne vers l'universel. Cette science découvre en effet les lois nécessaires qui régissent ces comportements particuliers. Devant nous s'étale un ensemble de besoins qui cherchent à se satisfaire. Ceci n'est possible qu'au travers de la distribution d'objets et c'est en cela que ce système de besoins se donne une objectivité. On ne peut acquérir ces objets que de deux manières: soit, au travers de la propriété d'autres personnes qui nous entourent, soit en travaillant à produire nous-mêmes ces objets. “Attendu que sa

15 J.-P. LEFEBVRE, P. MACHEREY, Hegel et la société, Paris, PUF, 1984, p. 24-25.

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fin est la satisfaction de la particularité subjective, mais que l'universalité se fait valoir dans la relation avec les besoins et le libre arbitre d'autrui, ce paraître de la rationalité dans la sphère de la finité est l'entendement, aspect qui importe dans l'examen et qui constitue l'élément-réconciliateur au sein de cette sphère elle-même” (§ 189). Bien qu'une forme d'universalité peut apparaître dans la société civile, on peut parler de “l'absence de l'expression authentique du libre vouloir”16. “C'est le système de l'éthicité perdue dans ses extrêmes, système qui constitue le moment abstrait de la réalité de l'idée, laquelle n'est ici que comme totalité relative et nécessité interne à même ce phénomène externe.” (§ 184) L'ordre de l'universalité peut apparaître, mais elle n'est pas reconnu comme but, elle est une nécessité qui apparaît comme extérieure aux consciences particulières.Le système des besoins se subdivise à son tour en trois moments: celui de la classification des différents besoins, celui de la classification du travail, et, finalement, celui du patrimoine.

A. Le type du besoin et de la satisfaction

Les besoins humains ont une spécificité par rapport à ceux des animaux, dans la mesure où les animaux vivent dans un cercle fermé où leurs besoins existent et peuvent se satisfaire. L'homme, cependant, démultiplie ces besoins: il a besoin d'une maison, de vêtements, d'une nourriture cuisinée ... Les besoins de l'homme sont ainsi tellement spécifiés qu'ils deviennent particuliers. Corrélativement à cette démultiplication des besoins, les moyens pour les atteindre deviennent également plus complexes. Ceci oblige l'homme, dans un processus qui peut continuer jusqu'à l'infini, à développer les moyens qui servent à satisfaire à ces besoins. Notre appréciation de ces moyens se développe en même temps que ces moyens, et c'est ainsi que l'homme devient de plus en plus raffiné.

Ces besoins s'inscrivent nécessairement dans un contexte interpersonnel, car je dépends toujours d'autre personnes pour pouvoir les satisfaire, et d'autres personnes dépendent de moi pour atteindre cette même fin. Ceci mène à un double mouvement: d'une part, je suis poussé à imiter les besoins des autres. Le fait que les besoins humains soient toujours déjà en relation avec autrui, pousse à faire naître des besoins sociaux, qui valent pour l'ensemble d'une communauté. Mais les individus chercheront également à se faire remarquer par opposition à cette communauté naissante: je ressens le besoin de me démarquer de ce que font les autres. Ainsi je me réfère à chaque fois à autrui. “Le besoin existe socialement dès lors qu'il est “reconnu””17, que ce soit sous la forme d'une imitation ou d'un rejet.Pour Hegel, on peut retrouver ici un mouvement de libération car nos désirs se distinguent de leur naturalité immédiate, acquièrent un caractère spirituel. Mais ce mouvement de libération n'est encore que formel. La recherche de s'accomoder de besoins de plus en plus précis, qui n'a pas de limites, est la recherche du luxe. La caractérisitique de la recherche du luxe est qu'elle ne se termine pas, et s'enchaîne donc dans une lutte de plus en plus dure avec la matière qui est censée produire ces résultats: le mouvement de libération ne peut donc être distingué d'une dépendance accrue de la nature.

B. Le type du travail

L'apparition de besoins particuliers signifie en même temps l'apparition du travail: elle

16 B. BOURGEOIS, op. Cit., p. 299.17 J.-P. LEFEBVRE, P. MACHEREY, op. Cit., p. 33.

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consiste dans le développement et l'acquisistion de biens qui permettent de satisfaire ces besoins typiquement humains. Il s'agit de transformer les matières naturelles afin qu'elles aient une utilité spécifique, ce qui leur attribue leur valeur. L'universalité du travail consiste en l'abstraction de sa méthode. Elle est liée à la spécification des besoins humains, et mène ainsi à une forme de travail plus mécanique, dont la conséquence ultime est que les hommes peuvent être remplacées par des machines sur le lieu du travail. Cette abstraction a deux conséquences: d'une part, elle permet une division du travail, et, d'autre part, elle entraîne le système d'interdépendances dans la société. Chacun a désormais besoin des autres pour pourvoir à ses besoins.

C. La richesse

“Dans cette dépendance et cette réciprocité du travail et de la satisfaction des besoins, l'égoïsme subjectif se renverse en contribution à la satisfaction des autres, – en médiation du particulier par l'universel en tant que mouvement dialectique, de sorte que chacun, en acquérant, en produisant et en jouissant pour soi, produit et acquiert en cela même pour la satisfaction des autres.” (§ 199) Ainsi chacun contribue à l'existence d'un patrimoine universel et durable. Chacun a une partie de ce patrimoine, mais il est divisé selon les déterminations de nos compétences et de notre patrimoine propre qui est capital.

L'énorme diversité des moyens de production et d'échange mène à l'existence de regroupements, selon les différents ensembles de besoins. Ces regroupements s'appelent des états et forment le regroupement dans lequel l'individu particulier se retrouve après la famille. Hegel se représente ici des formations qui ressemblent aux états du moyen-âge, où les différents métiers se regroupaient. Il en distingue plus précisément trois: celui de la propriété foncière, de l'industrie, et l'état universel qui s'occupe directement des intérêts universels de la société. Le premier état est appelé l'état substantiel. Les individus possèdent du terrain et le travaillent afin qu'il nous porte des fruits. Le second état est celui de l'entreprise (Gewerbe). Il se subdivise de nouveau en trois: on y trouve les artisans, les fabricants et, finalement, les commerçants. Chacun d'entre eux s'occupe de former des produits naturels. Cet état s'est surtout développé dans les villes.Finalement, l'état universel englobe toutes les personnes qui s'occupent directement des intérêts universaux de la société. A cette fin, il ne peut plus y avoir de contradiction entre l'intérêt privé et l'intérêt général. C'est pourquoi ces personnes doivent vivre soit de leur propre propriété, soit leur subsistance doit être pris en charge financièrement par l'état.

§2. L'administration du droit

Mais le système des besoins ne peut vraiment fonctionner que si le droit de propriété y est reconnu. Il s'agit là de la forme de liberté qui est immanente dans le système des besoins, au travers de notre volonté et de notre savoir, mais y reste encore abstraite et doit gagner une réalité. On retrouve ici la sphère du droit abstrait et le droit de propriété. Cette fois-ci, cependant, ce droit de propriété est envisagé de manière à incarner une universalité, et c'est ce qui fait sa différence avec les développements antérieurs.

Le domaine de la protection juridique est ainsi celui d'une prise de conscience de ce qui se passe au niveau du système des besoins. Cela ne peut se faire qu'au travers d'une culture. La pensée

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réussira à reconnaître l'universalité dans le système des besoins. “Mais c'est cette sphère du relatif elle-même qui, en tant que culture, donne au droit l'être-là qui consiste à être quelque chose d'universellement reconnu, su et voulu, et à avoir validité et effectivité objective par la médiation de cet être su et de cet être voulu.” (§ 209) Cette intelligence permet de redonner une unité au chaos du système des besoins. On ne peut donc vraiment comprendre la nécessité du droit qu'au départ de l'économie, comme on ne peut penser l'économie qu'au travers du droit. “D'une part c'est au travers du système de la particularité que le droit devient extérieurement nécessaire comme protection pour la particularité. Bien qu'il naisse également du concept, il ne peut exister que parce que c'est utile pour les besoins.” (§ 209, additif). Selon Hegel, le droit doit être posé dans la loi, gagne une existence-présente et également un pouvoir judiciaire.

A. Le droit en tant que loi (Das recht als Gesetz)

Le droit doit être posé, ce qui se fait par le mouvement de la pensée elle-même, qui pose l'universel. Le droit y gagne immédiatement une validité, devient droit positif, et est donc connu. “Ce qui en soi est droit, est posé dans son être-là objectif, c'est-à-dire déterminé par la pensée pour la conscience et admis comme ce qui est le droit et ce qui a validité, la loi ; et le droit est, par cette détermination, droit positif en général” (§ 211). Ce système mènera les sociétés à mettre par écrit progressivement leurs usages, jusqu'à ce qu'ils aboutissent à un code.

Le droit positif doit néanmoins être approché avec un œil critique. Le droit positif n'est pas automatiquement une expression de ce qu'est le droit en soi, la volonté libre. “Comme l'être-posé constitue l'aspect de l'être-là, aspect dans lequel peut aussi faire son entrée ce qu'ont de contingent le caprice et autre particularité, ce qui est loi peut, dans son contenu, être encore différent de ce qui en soi est droit.” (§ 212) En cela, la science philosophique du droit n'est pas nécessairement celle des juristes. Alors que la première s'occuppe du développement rationnel du droit comme volonté libre, l'autre s'attache à l'autorité de l'ensemble des lois qui sont en vigueur, et à des opérations de l'entendement, comme la classification du droit et son interprétation cohérente.

Le droit, une fois qu'il est posé comme loi, devra s'appliquer à des cas concrets. Elle pénètre ainsi dans les rapports entretenus à l'intérieur de la société. Elle ne peut, cependant, mettre pied dans l'intériorité de notre subjectivité, où seule la moralité agit. “Comme le droit pénètre dans l'être-là tout d'abord dans la forme de l'être-posé, il y pénètre aussi quant au contenu, en tant qu'application en relation avec le matériau que sont d'abord les rapports et les espèces de la propriété et des contrats, qui se singularisent et s'enchevêtrent à l'infini dans la société civile, - ensuite les rapports éthiques qui reposent sur le coeur, l'amour et la confiance, dans la seule mesure toutefois où ceux-ci contiennent le côté du droit abstrait” (§ 213).

B. L'être-là de la loi (Das Dasein des Gesetzes)

L'existence d'un ensemble de lois exige leur connaissance. “L'obligation envers la loi inclut, des côtés du droit de la conscience de soi, la nécessité que les lois soient rendues universellement familières” (§ 215). On en retrouvera l'écho dans l'adage “nul n'est censé ignorer la loi”. Ceci mène Hegel à formuler des conseils au législateur: “Pour le code public, il faut d'une part exiger des déterminations universelles simples, d'autre part la nature du matériau fini conduit à une poursuite interminable de la détermination” (§ 216). Il s'agit ici de balancer deux valeurs: d'une part, le citoyen

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doit avoir un document maniable en main, dans lequel il trouvera tout ce qu'il faut savoir sur ses droits et ses obligations. D'autre part, les problèmes juridiques toujours nouveaux et imprévisibles mènent à des solutions nouvelles: les juristes s'occuperont de la spécialisation des principes généraux énoncés dans le code.

C. Le tribunal (das Gericht)

Maintenant que le droit est devenu universel, il résiste aux intérêts particuliers. Il sera incarné par un appareil judiciaire. “Cette connaissance et effectuation du droit dans le cas particulier, dépourvue du sentiment subjectif de l'intérêt particulier, incombe à une puissance publique, le tribunal (das Gericht)18.” (§ 219) C'est lui qui peut mettre un terme à la problématique de la vengeance privée. “Le droit qui s'exerce à l'encontre du crime sous la forme de la vengeance n'est qu'un droit en soi, et non pas un droit dans la forme de ce qui est de droit, c'est-à-dire qu'il n'est pas juste dans son existence. Au lieu de la partie violentée, c'est l'universel violenté – il a son effectivité propre dans le tribunal – qui intervient et prend en charge la poursuite et le châtiment du crime, lequel cesse en cela d'être une représaille par la vengeance, seulement subjective et contingente, et se transmue en réconciliation véritable du droit avec lui-même, en peine.” (§ 220) La distinction entre droit en soi et pour soi peut être réalisée dans l'existence d'un ministère public et d'un tribunal.

Une partie essentielle du procès consistera, en effet, dans la problématique de la preuve. Devant le juge, le droit qu'on soulève doit toujours être prouvé. C'est ainsi qu'une partie du droit devra s'appliquer à montrer comment on peut effectivement montrer qu'on a tel ou tel droit. Il s'agit du droit de la procédure. Ce droit est en réalité la diversification de ce qui n'est d'abord que l'unité simple d'un droit, et c'est ainsi que les moyens pour atteindre un droit peuvent devenir extérieures et s'opposer finalement au droit lui-même. Le droit de la procédure, bien qu'il est un droit, peut ici se renverser en “un mal et même en instrument du déni du droit (Unrecht)” (§ 223). C'est ainsi qu'on peut reconnaître l'équité comme une source véritable du droit, qui peut arrêter la marche de l'injustice. Il semblerait donc que, même dans le troisième moment de la philosophie du droit, la dialectique du droit et de son déni ne soit pas encore entièrement résolu.

On peut reconnaître une double fonction du juge: d'une part, il s'agit de la tâche de la qualification, d'autre part, celle de l'application du droit. Qualifier un acte revient à examiner si le cas de figure est effectivement un contrat, un délit, etc. Une telle démarche revient ultimement à examiner un ensemble de faits afin d'y reconnaître les intentions et les desseins de leurs acteurs: elle appartient au domaine de la moralité. Une telle activité n'a pas de mesure objective, elle est en définitive soumise à l'appréciation subjective du juge. C'est pourquoi chaque homme cultivé est capable de le faire: cette partie du métier du juge ne dit pas le droit, n'appartient pas à la jurisprudence (Rechtsprechen). L'autre partie du métier du juge est celle d'appliquer le droit au cas de figure déjà examiné: c'est l'activité de “la subsomption du cas qualifié sous la loi” (§ 228). Hegel plaide pour des tribunaux constitués par des “jurys d'assises” (Geschworenengerichte) “Si la notion du droit, par la manière d'être de ce qui constitue les lois dans leur champ, ensuite par celle du cours des débats judiciaires, et si la possibilité de poursuivre le droit sont la propriété d'un état qui se rend propriétaire exclusif du droit, également grâce à une terminologie qui est une langue étrangère pour ceux dont le droit est en question, alors les membres de la société civile (...) sont maintenus étrangers et placés sous tutelle, et

18 La tradiction de Gericht par tribunal est quelque peu restreinte: en allemand, das Gericht réflète bien, comme le dit Hegel, une puissance publique, ce qu'on appelle le pouvoir judiciaire.

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même dans une espèce de servage à l'égard de cet état (...). S'ils ont bien le droit d'être présents en chair et en os, avec leurs pieds, au tribunal (in judicio stare), c'est bien peu, s'ils ne doivent pas y être aussi présents en esprit, avec leur savoir propre, et si le droit qu'ils obtiennent demeure pour eux un destin extérieur.” (§ 228)

§3. La police et la corporation

Le droit a réussi à réincarner l'ordre de l'universalité à l'intérieur de la société civile. Mais il ne l'a fait que sur le plan du droit abstrait. Ce mouvement doit continuer et peut prendre d'autre sens que celui du droit nommé. “Mais ce droit, un cercle restreint, se rapporte uniquement à la protection de ce que je possède, le bien-être reste quelque chose d'extérieur aux droits comme tels. Ce bien-être est cependant une détermination esentielle dans le système des besoins. (...) La justice est large dans la société civile: de bonnes lois font fleurir l'état, et une propriété libre est une condition fondamentalle de cette totalité, mais en cela que je suis entièrement emberlificoté dans cette totalité, j'ai un droit d'exiger que dans cette interdépendance mon bien-être particulier soit également exigé.” (§ 229, additif) Des injustices peuvent persister en marge du système judiciaire: c'est la raison d'être de deux autres institutions de la société: la police et la corporation.

Chapitre 6: l'Etat

Dans l'Etat, la volonté universelle s'exprime finalement pleinement. Il est ainsi le moment qui accomplit l'éthicité, mais également l'entièreté de la philosophie du droit comme philosophie de la volonté libre. “L'Etat est l'effectivité de l'idée éthique, - l'esprit éthique en tant que volonté substantielle, pour soi distincte, manifeste, volonté qui se pense et a savoir de soi, et qui accomplit ce qu'elle sait, dans la mesure où elle le sait. Il a son existence médiatisée à même la conscience de soi de l'individu-singulier, à même le savoir et l'activité de celui-ci, tout comme ce dernier, grâce à sa disposition-d'esprit, a sa liberté substantielle en lui, en tant qu'il est son essence, sa fin et le produit de son activité.” (§ 257)

A l'opposé de ce qui se passait au niveau de la société civile ou de la famille, l'universel apparaît ici comme une fin voulue. C'est la seule véritable réalisation de la volonté. “Toute réponse autre que celle réalisée par la communauté politique sera donc abstraite par rapport à elle ; à cet égard, Hegel relativise toutes les formes d'économisme ou de particularisme social: parce qu'elle est d'un autre ordre que la vie économique ou sociale de la société civile, la réalité effective d'un peuple organisé en Etat est le seul terrain réellement concret de l'exercice du vouloir humain. C'est le seul authentique universel concret: celui qui réalise une culture nationale, l'ensemble des moeurs, des pratiques sociales, civiles, politiques qui organisent une nation en Etat.”19 “Face aux sphères du droit privé et du bien-être privé, de la famille et de la société civile, l'Etat est d'une part une nécessité extérieure et la puissance qui leur est supérieure, à la nature de laquelle leurs lois, tout comme leurs intérêts, sont subordonnés, et dont ils sont dépendants ; mais, d'autre part, il est leur fin immanente et possède sa vigueur dans l'unité de sa fin ultime universelle et de l'intérêt particulier des individus, dans le fait qu'ils ont des obligations envers lui pour autant qu'ils ont en même temps des droits.” (§ 261) Dans la système des besoins, l'universel apparaissait encore comme une loi extérieure aux volontés particulières. C'est en cela que l'Etat était déjà à l'oeuvre dans les moments antérieurs, mais à l'insu de la volonté. Dans le moment de l'Etat, la volonté se reconnaît comme étant à la recherche de l'universel et se retrouve auprès d'elle-même.

19 B. BOURGEOIS, op. Cit., p. 302.

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La nouveauté de l'Etat consiste ainsi dans une conscience de soi de la volonté, qui ne peut rester purement particulière, mais se reconnaît comme universelle. “L'Etat moderne, pour Hegel, n'est point, selon son essence, une substance sans sujets, signifiant la dissolution de la personne individuelle dans un grand Tout anonyme et abstrait: il est d'abord une modalité de la conscience de soi, l'objet d'un savoir substantiel, le résultat su et voulu de l'activité spirituelle la plus haute des individus qui le composent.”20 Dans l'Etat, c'est la volonté universelle qui gagne une conscience de soi, devient pour soi: c'est ainsi que la liberté peut devenir effective. Dans l'Etat, la nécessité conceptuelle d'un vouloir universel, savoir objectif, peut s'unir avec un savoir subjectif. “L'Etat est l'effectivité de la liberté concrète; or la liberté concrète consiste en ce que la singularité de la personne et ses intérêts particuliers ont leur développement complet et la reconnaissance de leur droit pour soi (dans le système de la famille et de la société civile), tout comme, d'une part, ils passent d'eux-mêmes à l'intérêt de l'universel, et d'autre part, avec leur savoir et leur vouloir, reconnaissent celui-ci, en l'occurrence comme leur propre esprit substantiel, et sont actifs à son service, en tant qu'il est leur fin ultime; de la sorte, ni l'universel ne vaut et n'est achevé sans l'intérêt, le savoir et le vouloir particuliers, ni les individus ne vivent simplement pour ce dernier, en tant que personnes privées, sans vouloir en même temps en et pour l'universel et avoir une efficace conscience de cette fin. Le principe des Etats modernes a cette vigueur et profondeur prodigieuses qu'il laisse le principe de la subjectivité se parachever jusqu'à être l'extrême subsistant par soi de la particularité personnelle, et le reconduit en même temps dans l'unité substantielle, et maintient ainsi celle-ci en cet extrême lui-même.” (§ 260)

DEUXIÈME PARTIE: LIBERTÉ, DROIT, ÉCONOMIE

La deuxième partie souhaite jeter une lumière plus critique sur l'ouvrage de Hegel. Dans un premier temps, on s'interrogera sur la position du droit dans l'ouvrage de Hegel, entre les moments du droit abstrait et de l'éthicité. Dans un deuxième temps, on s'intéressera à la situation historique de l'ouvrage hégélienne qui révèlera l'importance de l'économique.

Chapitre 1: Droit

Comment peut-on concevoir le droit au travers de cet ouvrage ? Quel est l'apport de Hegel ? Le droit est défini comme “volonté libre”, et l'entièreté de l'ouvrage montre comment cette volonté ne peut s'accomplir elle-même qu'en voulant l'universel. C'est en lui qu'une reconnaissance des droits de chacun devient possible. C'est ce qui marque les moments du droit abstrait, de la moralité, et, finalement, de l'éthicité.

Dans le moment du droit abstrait, Hegel développe sa version du droit naturel. Il y reprend les enjeux classiques de la liberté, de la propriété et du contrat. Mais cette liberté, qui n'est autre que la volonté qui se veut elle-même, rencontre plusieures difficultés: le droit abstrait est marqué par une tension vers l'universel qu'il n'arrive pas encore à accomplir. Le contrat est une première tentative de

20 Ibid.

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penser deux vouloirs qui se rencontrent et se médiatisent, en devenant identiques, vouloir commun. Cependant, les parties contractantes ne sont encore que des sujets juridiques particuliers, et aucune attention n'est apportée à leurs motifs particuliers, qui pourraient trahir l'universel. C'est le risque d'un déni du droit. C'est spécialement le crime qui nous posera problème: le sujet particulier qui tente de restaurer le droit, en niant le crime, reste emprisonné dans le cercle vicieux de la vengeance. Il faut attendre l'universalité d'un Etat pour se libérer de ces motifs particuliers.

Dans un deuxième temps, la volonté se prend elle-même pour objet dans le moment de la moralité. Elle y cherche à s'orienter vers l'universel. Mais la véritable universalité et liberté doivent être trouvées dans un horizon qui transcende celui de la pure intériorité.

Finalement, c'est au niveau de l'Etat, à l'intérieur de l'éthicité, que la tension du droit abstrait pourra être résolue. L'universalité s'incarne tout d'abord à travers la loi. Bien qu'Hegel ne le dit pas explicitement, celle-ci n'arrive à l'existence qu'au travers de l'Etat: c'est qu'elle se différencie en un pouvoir législatif qui s'en occupera. Au niveau du contenu, également, la loi est ce qui incarnera l'universalité produite par la pensée. Puis, le tribunal ou le pouvoir judiciaire se logera à l'intérieur du pouvoir exécutif. Elle forme un corps d'individus dont l'intérêt n'est pas une détermination particulière, mais cherche à effectuer l'universalité comprise dans la loi.

On peut développer deux exemples de cette modification de la nature du droit, lorsqu'elle devient une véritable incarnation de l'universel. Tant l'appropriation que la résolution de tout déni du droit sont transformés.D'une part, la relation d'appropriation telle qu'elle existait au niveau du droit abstrait n'est plus imaginable. On y avait pensé, d'abord, que l'appropriation consistait en une relation courte entre un je et une chose. Avec l'apparition du contrat, le souci de la reconnaissance de l'autre de ma propriété était devenue centrale. Ceci pouvait se réaliser lors de la conclusion d'un contrat, où deux volontés s'accordent au sujet de la propriété de la chose. Mais, à l'intérieur de l'Etat, l'appropriation d'une chose devient marqué par l'universalité en tant que telle. “La propriété repose alors sur un contrat et sur les formalités qui la rendent susceptible de démonstration et qui lui donnent force de droit.” (§ 217) Concrètement, on peut penser ici que l'argent est émis par l'état, ou encore que l'acquisition d'un bien immobilier se fera moyennant inscription dans un registre public, et que leurs titres de propriétés doivent être produits par un officier d'état, le notaire.D'autre part, la résolution de tout conflit lors d'un déni du droit sort fondamentallement transformé de la transition vers l'Etat. En effet, la forme de la vengeance n'existe plus, grâce à l'apparition de certaines formalités: elle devient peine. “Au lieu de la partie violentée, c'est l'universel violenté – il a son effectivité propre dans le tribunal – qui intervient et prend en charge la poursuite et le châtiment du crime, lequel cesse en cela d'être une représaille par la vengeance, seulement subjective et contingente, et se transmue en réconciliation véritable du droit avec lui-même, en peine.” (§ 220)

Mais un oeuil critique ne semble pas déplacé ici – Hegel formule-t-il véritablement une philosophie du droit ? Oui, à condition qu'on accepte la définition du droit comme volonté libre. Hegel souligne les difficultés qu'ont les juristes de développer une définition scientifique du droit, mais il faut reconnaître que le droit perd ici son autonomie comme phénomène humain21, au nom du sens de la liberté qui lui est imposé. Si le droit joue un rôle tellement prépondérant dans la philosophie de Hegel, c'est dû au fait qu'il reconnaît un rôle important à la propriété dans

21 C'est peut-être la différence fondamentalle avec l'approche de Kojève – pourtant un disciple de Hegel – dans son Esquisse d'une phénoménologie du droit, qu'il entame en énoncant que “il est impossible d'étudier la réalité humaine sans se heurter tôt ou tard au phénomène du Droit” (A. KOJEVE, Esquisse d'une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1981, p. 9).

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l'expression de ma volonté libre. Mais le phénomène du droit ne trouverait son véritable sens que dans l'horizon de l'universalité, c'est-à-dire dans l'horizon de l'Etat. C'est à partir de lui que le droit positif et l'appareil judiciaire peuvent naître – et pourraient être corrigés dans leurs excès. Dans l'interprétation de Honneth, les Principes doivent être pensés comme une tentative de soigner les “pathologies” que peuvent constituer le droit et la moralité dans une communauté qui veut honorer la liberté de chacun. “Chacun qui articule tous ses besoins et intentions dans les catégories du droit formel, devient incapable de participer à la vie sociale (...).”22 Parallèllement, la tentative de penser la moralité sur base de notre intériorité reste vide tant qu'on ne reconnaît pas que le monde social, avec ses institutions, nous offre déjà un cadre à nos délibérations morales. C'est pourquoi Hegel nous propose une pensée de l'éthicité, culminant dans l'Etat, où ces deux moments sont pensées ensemble et perdent leur potentiel pathologique.

Chapitre 2: Économie

L'ouvrage de philosophie politique de Hegel se trouve à un tournant de l'histoire de la philosophie politique. Le moment du système des besoins attire notre attention sur l'importance de l'économique pour une philosophie de l'état. Mais la philosophie de Hegel s'appuye encore sur la liberté développé au travers d'un concept du droit.

De Hobbes via Rousseau jusqu'à Hegel, les relations d'une société à son pouvoir politique se sont pensées au travers du droit. Les deux premiers repensent la légitimité du pouvoir politique et s'appuient pour cela sur la figure du contrat. Celle-ci obligerait le pouvoir politique a prendre en compte le corps de la société qu'elle dirige. La légitimité d'un tel pouvoir ne pourra être affirmée qu'en s'appuyant sur la valeur de la liberté, qu'on mettra en harmonie avec la société et le pouvoir politique au travers du contrat.Pour Hegel, la figure du contrat ne permet guère de penser l'Etat dans sa caractéristique la plus essentielle, qui est l'universalité. La rencontre de plusieures volontés dans un contrat peut encore être arbitraire et ainsi échapper à cette universalité. Dans son § 75, il affirme du contrat que “l'immixtion de ce rapport, ainsi que celle des rapports de propriété privée en général, dans le contexte de l'Etat a produit les plus grandes confusions dans le droit étatique et dans l'effectivité”. La sphère de l'Etat serait supérieure à celle du droit abstrait et du contrat. Mais Hegel pense encore dans la continuité de ses prédecesseurs dans la mesure où il entreprend le projet d'une pensée politique sur des fondements connus: la liberté et le droit.

Le système des besoins montre une nouveauté de l'approche de Hegel: celle-ci s'appuie en effet explicitement sur l'économie pour fonder une société d'individus libres qui poursuivent des intérêts particuliers. Ces individus s'accordent ainsi dans un système d'interdépendances qui fait apparaître l'universalité. Le système des besoins n'est pas, d'abord, réalisation effective de la liberté ; l'universalité y apparaît au travers des lois que pose l'économie politique. Les intérêts particuliers s'accordent donc nécessairement vers l'universel. Plus tard, au niveau de l'Etat, cette universalité sera explicitement reconnue par les individus qui y participent. Bien qu'on se trouve encore, formellement, dans le registre d'une pensée politique qui se fonde sur le droit, un accent a été déplacé.

Ce déplacement sera ultérieurement pensée dans toute sa radicalité par Marx. Il formule un

22 A. HONNETH, Leiden an Unbestimmtheit, Stuttgart, Reclam, 2001, p. 59.

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renversement de la philosophie politique: celle-ci n'est plus philosophie du droit, mais une philosophie de l'économie. “Marx, en tant que critique de l'économie politique, ne reconnaît dans l'anatomie de la société civile plus que des structures qui produisent des formes toujours plus rigoureuses de l'inégalité sociale: dans ces structures se déroule le processus de la création de la valeur ajoutée du capital, au-delà des individus qui continuent de s'aliéner”23. Tandis que Hegel croit encore retrouver une volonté libre qui se cherche dans la société civle, Marx n'y voit plus que le mouvement du capital.

Mais peut-être que la philosophie de Hegel est plus dans la continuïté de ses prédecesseurs que ce qu'on ne croit. Peut-être que cette nouveauté est à penser comme une prise de conscience d'un présupposé qui germait déjà depuis la naissance de la philosophie politique des temps modernes. On y affirme en effet, comme point de départ, les idées de liberté et d'égalité, pour construire une philosophie politique sur cette base. Comment peut-on expliquer cela ? “Cette idée invraisemblable ne peut gagner en plausibilité qu'en prenant en compte l'arrière-fond de la société civile comme une base naturelle, sur laquelle les parties peuvent se rencontrer immédiatement (von Haus aus) comme libres et égaux. A partir du seuil de leur maison (von Haus aus), car les propriétaires de marchandises, imaginés comme masculins, prennent déjà virtuellement la position de sujets de droits autonomes sous les conditions égalitaires d'une économie des marchandises à petite valeur (Kleinwarenwirtschaft) équilibrée, comme dirait Marx.”24 Hegel permet donc de concevoir les présupposés des philosophies politiques qui l'ont précédé, et prépare ainsi le chemin vers Marx qui réussira à déplacer le point de gravitation de la philosophie politique.

Une telle révolution copernicienne devient visible dans l'ouvrage de la Philosophie du droit, lorsqu'on veut bien ouvrir un dialogue avec le jeune Marx. Avant ceci, il faut introduire brièvement à la pensée hégélienne de la représentation démocratique.

Hegel distingue, à l'intérieur de l'Etat, trois pouvoirs: le pouvoir princier (qui correspond à l'institution de la monarchie constitutionnelle), le pouvoir législatif et le pouvoir gouvernemental. “Le pouvoir législatif concerne les lois comme telles, pour autant qu'elles ont besoin d'une poursuite ultérieure de leur détermination, et les affaires internes entièrement universelles quant à leur contenu.” (§ 298) C'est le pouvoir qui s'occuppe des lois et de leur codification.

Dans leur occupation, les parlementaires se feront aider par les différents états. Les discussions qui prennent place dans leurs réunions, ne font pas uniquement apparaître leurs intérêts particuliers, mais également déjà une forme d'universalité. Les états incarnent ainsi une étape intermédiaire entre le pouvoir du prince, le pouvoir gouvernemental et le peuple: ils forment une véritable médiation. L'abîme entre le peuple et le pouvoir se referme. D'une part, les autorités étatiques ne paraissent pas isolées dans leur souci pour l'universel: ils sont en cela semblables aux institutions des états. Ils permettent également au peuple lui-même de s'exprimer de manière rationnelle. L'Etat ne s'oppose plus au peuple comme à une masse indifférenciée, mais devient “organique” (§ 302): leurs opinions et leurs volontés commencent à s'organiser, donnent une apparence d'ordre. La signification des états, qui n'était qu'une pure association privée, devient également politique.

Pour la plupart des états, ce rôle se résume tout simplement à l'existence de certains délégués qui s'occupent du fonctionnement de leur corporation ou de leur communauté. Dans ces fonctions, ils entreront en contact avec les différents pouvoirs étatiques et ainsi avec le processus de la décision

23 J. HABERMAS, Faktizität und Geltung, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1998, p. 64.24 Ibid, p. 63.

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politique. Mais un état en particulier jouera un rôle crucial: l'état de l'éthicité naturelle. Il est défini par la propriété foncière. “Le premier des états de la société civile, à savoir l'état de l'éthicité naturelle, contient le principe qui est pour soi susceptible d'être constitué en vue de cette relation politique ; il a pour base sienne la vie familiale et, eu égard à sa particularité, un vouloir qui repose sur soi, et il a en commun avec l'élément princier, qui inclut celle-ci au dedans de soi, la détermination naturelle” (§ 305). Mais cet état trouve plus spécifiquement son rôle politique dans sa richesse. “Pour ce qui est de la position et de la signification politiques, il est plus précisément constitué dans la mesure où sa richesse est indépendante tout autant de la richesse de l'Etat que de l'insécurité de l'entreprise, de la recherche du profit et de la variabilité de la possession en général ; - de même, il est indépendant de la faveur du pouvoir gouvernemental aussi bien que de la faveur de la multitude, et il est même assuré contre son propre arbitre par le fait que les membres de cet état sont appelés à cette destination sont privés du droit qu'ont les autres citoyens d'une part de disposer librement de leur propriété tout entière, d'autre part de savoir qu'elle sera transmise de manière égale aux enfants, d'après l'égalité de l'amour qui leur porte; - la richesse devient ainsi un bien hériditaire inaliénable, grevé du majorat.” (§ 306) La philosophie politique hégélienne prend des allures champêtres: la vie rurale est en même temps une garantie d'indépendance. Cette indépendance tient spécialement à leur situation économique, en partie assurée par l'institut du majorat. Le rôle politique décisif de cet état tient donc, finalement, à la naissance, caractéristique qu'elle a en commun avec le monarque.

Cette vision du majorat n'est pas resté inaperçue par Marx. Dans son Critique du droit politique hégélien, on y reconnaît une forme de médiation qui empêche la conciliation entre la société civile et l'état. Dans l'institution du majorat, c'est l'aspect économique, sous la forme de la richesse (Vermögen) qui en vient à jouer le rôle essentiel. “La critique que donne Marx de l'interprétation hégélienne du majorat est justement la critique d'une conception qui, en faisant de l'économique le déterminant, lui confère ainsi un rôle, un statut, une prétention déraisonnable et pour ainsi dire scandaleuse”: “le majorat, ou la propriété foncière qu'il exprime, détermine l'Etat. A son insu l'analyse de Hegel produit la théorie inadmissibe, ontologiquement fausse, que l'économique détermine le politique.”25

L'erreur que commet Hegel est essentiellement un renversement du droit de la propriété, tel qu'on l'a rencontré dans le droit abstrait. On y avait vu qu'il culminait dans l'aliénation. Mais la propriété foncière est une propriété particulière: elle est restreinte, car elle est soumise à la règle du majorat. Hegel y verrait un sacrifice de cet état en faveur de l'universel, de l'Etat. Marx pense que c'est le contraire qui se passe. “La propriété n'est plus ici en tant que “j'y mets ma volonté” mais au contraire ma volonté est “pour autant qu'elle repose dans la propriété”.”26 D'une certaine manière, c'est donc l'objet qui forme ma volonté. Et c'est bien de cela qu'il s'agit: c'est ici la propriété qui fait l'homme politique et la volonté universelle. C'est grâce à l'institut du majorat que l'homme n'est pas uniquement un homme particulier, mais a un rôle extraordinaire à jouer dans la politique. “A la vérité le majorat est une conséquence de la possession foncière exacte, la pétrification de la propriété privée, la propriété privée (quand même) au plus haut point de l'autonomie et de la rigueur de son développement, et ce que Hegel présente comme le but, comme le déterminant, comme la prima causa du majorat est bien plutôt un effet de celui-ci, une conséquence, la puissance que la propriété privée abstraite exerce sur l'Etat politique, tandis que Hegel présente le majorat comme la puissance de l'Etat politique sur la propriété privée. Il fait de la cause l'effet et de l'effet la cause, du déterminant le déterminé et du déterminé le déterminant.”27 A condition de bien vouloir comprendre

25 M. HENRY, Marx. 1. Une philosophie de la réalité, Paris, Gallimard, 1976, p. 66.26 K. MARX, Critique du droit politique hégélien, Paris, Editions Sociales, 1975, p. 161.27 Ibid., p. 159.

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la puissance de cette propriété privée comme une puissance économique, il faudra admettre que le majorat symbolise le renversement de la politique en faveur de l'économique. Mais, si la “constitution politique culmine (...) dans la constitution de la propriété privée”, l'entièreté du système constitutionnel hérite de ce pouvoir de l'économique. A en croire la critique de Marx, ce n'est plus le droit mais l'économie qui inspire, voire détermine, la philosophie politique hégélienne.

*

Dans ce texte, nous avons voulu nous interroger sur le droit, tout d'abord dans la position qu'il occuppe dans les Principes de la philosophie du droit de Hegel. On y a découvert que le droit ne s'y résume pas à ce qu'en feraient les sciences juridiques, mais qu'elle englobe tout le développement de l'idée d'une volonté libre. Le premier mouvement de la volonté libre, c'est son expression dans le monde des choses qui l'entourent, conceptualisée comme propriété. Hegel entame son analyse de la volonté en reprenant la tradition du droit naturel qui s'était articulée autour de cette notion. Mais il prend ses distances par rapport à cette tradition lorsqu'il pense le contrat. Alors que certains y avaient vu un moyen idéal pour penser la rencontre de plusieures volontés, Hegel remarque le risque de la volonté qui se retire du contrat, se replie sur elle-même, accomplissant ses intérêts particuliers. Ce risque devient réalité dans le moment du déni du droit. Le développement conceptuel du droit abstrait mène ainsi à son opposé. C'est pourquoi la volonté doit se réfléchir en elle-même, s'orienter vers l'universalité qu'elle n'arrivait pas à atteindre dans le droit abstrait. Ainsi une réfléxion sur la moralité est nécessaire. Finalement, les sphères du droit abstrait et de la moralité devront se réconcilier dans le domaine de l'éthicité. La volonté libre s'y reconnait à l'intérieur du sujet et de l'objet. Elle y réussira à atteindre ce qu'elle cherchait depuis le moment du droit abstrait: l'universalité. Mais celle-ci n'apparaît que dans l'Etat. La philosophie de la volonté de Hegel culmine ainsi dans une philosophie politique. On peut, d'ailleurs, se poser la question du sens du phénomène du droit à partir de l'ouvrage de Hegel. Finalement, il semblerait qu'il faille la reconnaître à partir de l'Etat et de l'universalité qu'il incarne. On peut aussi s'interroger sur la situation historique de l'ouvrage de Hegel. L'apparition d'un système de besoins permet de donner un sens philosophique à la découverte de l'économie politique. Derrière l'apparition d'une nouveauté se cache en réalité une prise de conscience d'un présupposé de la philosophie du droit naturel: l'économie. Cet ouvrage occuppe ainsi un carrefour entre les penseurs politiques du droit naturel et Marx, qui démasquera la politique comme déterminée par la réalité économique.

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BIBLIOGRAPHIE

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WEIL, E., Hegel et l'Etat. Cinq conférences, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1974.

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Table des matièresLe droit dans la philosophie de Hegel...............................................................................................1

PREMIÈRE PARTIE: Une philosophie du droit....................................................................................2Chapitre 1 : La définition hégélienne du droit..................................................................................2Chapitre 2 : Le droit abstrait..............................................................................................................3

§1. Les déterminations du droit abstrait......................................................................................3§2. La propriété.............................................................................................................................4

A. Prise de possession..............................................................................................................5B. Usage...................................................................................................................................6C. Aliénation de la propriété....................................................................................................7

§3. Le contrat................................................................................................................................8§3. Le déni du droit.....................................................................................................................10

A. Déni du droit sans parti pris (Unbefangenes Unrecht)......................................................10B. La fraude (Betrug).............................................................................................................11C. La contrainte et le crime (Zwang und Verbrechen)...........................................................12

Chapitre 3 : La moralité...................................................................................................................13Transition: L'éthicité........................................................................................................................14Chapitre 4: La famille......................................................................................................................15Chapitre 5: La société civile............................................................................................................16

§1. Le système des besoins.........................................................................................................16A. Le type du besoin et de la satisfaction..............................................................................17B. Le type du travail...............................................................................................................17C. La richesse.........................................................................................................................18

§2. L'administration du droit......................................................................................................18A. Le droit en tant que loi (Das recht als Gesetz)..................................................................19B. L'être-là de la loi (Das Dasein des Gesetzes)....................................................................19C. Le tribunal (das Gericht)...................................................................................................20

§3. La police et la corporation....................................................................................................21Chapitre 6: l'Etat..............................................................................................................................21

DEUXIÈME PARTIE: LIBERTÉ, DROIT, ÉCONOMIE...................................................................22Chapitre 1: Droit..............................................................................................................................22Chapitre 2: Économie......................................................................................................................24

BIBLIOGRAPHIE...............................................................................................................................28