Séminaire de philosophie politique - ihej.org · David Bisson René Guénon : un politique de...

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1 Séminaire de philosophie politique LA FIN DE LA DEMOCRATIE ? Ecole nationale de la magistrature (ENM) 27-31 janvier 2014 Synthèse des débats

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Séminaire de philosophie politique

LA FIN DE LA DEMOCRATIE ?

Ecole nationale de la magistrature (ENM)

27-31 janvier 2014

Synthèse des débats

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SOMMAIRE

Introduction

I/ GRANDEUR ET DECADENCE DES REGIMES p.3

Pierre Manent Comment la démocratie meurt-elle ? Emilie Tardivel La fin d’un régime supposé éternel : Rome et Saint Augustin Pierre Judet de la Combe La mort de la démocratie grecque : la question de l’hubris

Makram Abbès Ibn Kaldun : introduction à l’histoire universelle

II/ LA FATIGUE DEMOCRATIQUE p.8

Etienne Tassin La démocratie ou les infortunes de la politique Jean-Claude Monod Charisme et démocratie Michael Foessel La démocratie à l’épreuve de l’écologie

Laurent de Sutter Les « mésusages » de la citoyenneté

III/ LE DECLIN DE L’OCCIDENT ? p.12

Gilbert Merlio Spengler et Le Déclin de l’Occident David Bisson René Guénon : un politique de l’esprit Paul Thibaud Qu’est ce qui retient la démocratie de se dissoudre dans les droits des individus ? Alexandre Escudier La société démocratique et ses crises contemporaines

IV/ RATIONALITE, RAISON ET DEMOCRATIE p.16

Johann Chapoutot La République de Weimar (1932-1933) : une fin inéluctable ? Carole Maigné Simmel, Cassirer : penser la tragédie de la culture Olivier Mongin La distorsion du global et du local : urbanisme et politique Antoinette Rouvroy La gouvernementalité algorythmique

V/ DEMOCRATIE ET FIN DE L’HISTOIRE p.19

Antoine Garapon Les formes symboliques Bernard Bourgeois Hegel, Fukuyama et la fin de l’histoire Myriam Revault d’Allonnes L’expérience démocratique : une crise sans fin ?

Bibliographie indicative p.23

Liste des participants p.25

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Depuis la chute de l’union soviétique et le triomphe du modèle de la démocratie libérale, l’histoire semble achevée. Les hommes ont trouvé le modèle qu’il leur appartient de perfectionner, mais les conflits n’ont plus de raison d’être. D’aucuns diront que nous sommes entrés dans une ère post-politique, caractérisée précisément par les consensus et les procédures. La démocratie peut-elle survivre au post-politique ? Alors qu’elle apparaît désormais comme un modèle indépassable, n’est-il pas nécessaire de s’interroger sur sa fragilité, sur ses conditions de vie et ses possibilités de mort ? L’individu démocratique est-il encore en mesure de la soutenir ? Ne peut-on penser l’histoire de la démocratie non pas tant sur le mode d’un progrès inéluctable, mais plutôt

en matière de cycles, ce qui nous amènerait à concevoir la possibilité de sa fin ?

I/ GRANDEUR ET DECADENCE DES REGIMES

Comment la démocratie meurt-elle ?

Pierre Manent

La démocratie, sans ennemi explicite, est en proie à une dépression visible. Il suffit de constater ce qu’il en est de la démographie, où à la succession des générations se substitue l’empilement des générations, de l’affaiblissement de la force européenne comme en témoigne la diminution des moyens de l’armée, ou encore de l’économie en pleine déliquescence. Tous ces éléments sont à la fois causes et effets d’un manque de confiance en notre force, un élément central dans l’œuvre de Machiavel. Mais qui est ce « nous » ? Ce ne sont pas les Français en tant que tels dans la mesure où le terme d’indépendance nationale n’est plus audible. Quant à l’Europe, elle n’existe pas encore politiquement. Entre la France et l’Europe, nous ne savons pas où nous sommes. Coincés entre plusieurs corps (national, européen, cosmopolite), nous avons un trouble du sentiment de soi.

Nous vivons l’extension des droits individuels : tout ce qui peut être mis sous cette rubrique est bon. Or, ces droits individuels en sont venus à incarner ce que désigne la démocratie. Ce glissement de signification du terme de démocratie s’est fait à l’insu des citoyens : originellement, l’égalité des droits est politique. C’est un moyen plutôt qu’une fin. L’égalité des droits a pour but l’émancipation sociale des individus des corporations. Il s’agit de dégager les citoyens de leur appartenance particulière afin qu’ils forment le

corps de la nation. En ce sens, la démocratie, c’est l’égalité des droits et la République.

Le propos de la démocratie, c’était donc le gouvernement de soi qui visait une chose commune. L’égalité des droits induisait ainsi un agrandissement de la chose commune. L’histoire de la démocratie en Europe, c’est l’histoire du pouvoir transformateur de l’idée d’égalité. Tocqueville parle d’égalité imaginaire dans la mesure où elle repose sur le sentiment du semblable. Il s’agissait de participer davantage à la vie commune. Or, il

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s’agit moins aujourd’hui de participer que d’être reconnu : nous sommes passés d’un droit actif à un droit passif (qui oblige l’Autre). Le droit démocratique contemporain est aussi susceptible que le point d’honneur aristocratique : nous ne sommes plus dans la perspective de la participation commune mais dans la jouissance de soi. L’espace public cesse d’être le lieu de construction du collectif, par exemple par délibération, pour

devenir le lieu de revendications des reconnaissances et des jouissances privées.

Quelles sont les conséquences de ce changement ? L’échange des rôles entre le public et le privé nous laisse dubitatifs. La question la plus urgente porte sur le statut des collectifs (par exemple les minorités représentées) qui sont à la fois sacrés et maudits. Le collectif est sacré quand on l’insulte. Il est maudit dans la mesure où il aliène l’individu, d’où le fait que le collectif a d’autant plus de consistance qu’il fait l’objet

d’insultes.

Dans ces conditions, les fonctions du gouvernement ont changé. Si nous doutons de ce que nous sommes, la fonction représentative devient floue. Et doutant de ce qu’ils représentent, les gouvernements ont réglementé de plus en plus strictement la manière dont ils parlent les uns des autres (facilitant ainsi la multiplication des procédures). Le politiquement correct est devenu un moyen de gouvernement en faisant de la parole sociale le sacrement de la parole réciproque, comme si la parole était devenue le seul rempart de la guerre de tous contre tous. Le politiquement correct consiste à obliger tout le monde à parler un langage que personne ne parle, où l’on se croise sans se voir. Il

est moins le langage de la reconnaissance réciproque que de l’ignorance réciproque.

La question la plus importante est celle de l’action commune. On ne nous demande plus de prendre confiance dans nos forces, mais dans les processus guidés par les experts. Les commentaires de la vie politique ont été dépolitisés par ces règles qui évacuent la nécessité des décisions politiques. L’éducation est une composante fondamentale permettant l’action commune. Nous avons cessé de viser l’unité sociale et politique : au lieu de viser une chose publique commune, nous cherchons un espace public neutre. Le régime démocratique tombe en panne : nos gouvernements sont incapables de prendre une décision ou de suivre un programme. Si nous sommes si perplexes, c’est parce que

nous sommes immobiles. Notre volonté est paralysée.

Ceci est dû notamment au fait que le marché n’a plus la même signification. Le libéralisme, au début, était une idéologie du gouvernement, il était donc une politique. Avec le néolibéralisme, il s’agit d’instituer les conditions de l’action, c’est-à-dire les règles de la concurrence. La concurrence est devenue un principe métapolitique censé

nous dispenser des certitudes de l’action.

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La fin d’un régime supposé éternel : Rome et Saint Augustin

Emilie Tardivel

Rome n’est pas un régime démocratique et le christianisme est la religion d’Etat. Pour ces deux raisons, le lien avec la fin de la démocratie n’est pas évident. Il est néanmoins clair que dans les deux cas, un mythe est remis en question : celui d’un régime qui serait éternel. On pense ici à la fin de l’Histoire de Francis Fukuyama. Dans son essai sur l’autorité1, Hannah Arendt montre que le modèle romain de la fondation est un modèle pour les démocraties libérales. La prise de Rome par Alaric (410) est l’occasion pour Augustin de dire que tous les royaumes terrestres auront une fin. Il a donc une vision eschatologique et non téléologique (où tous les gouvernements se retrouveraient dans une forme de gouvernement unique). Cette idée d’une fin eschatologique peut se déployer dans l’histoire de deux façons : cyclique ou apocalyptique. L’objection des païens consiste à accuser les chrétiens d’affaiblir l’exercice de la vertu civique et d’entraîner la perte de la Cité.

Augustin répond aux détracteurs païens selon que l’on envisage la chute de Rome du point de vue apocalyptique (en fonction d’un temps linéaire chrétien) ou du point de vue de l’histoire cyclique des païens. Si c’est la fin du monde, l’apocalypse, il ne faut pas s’en inquiéter, Jésus l’avait prédit : les hommes entrent dans le royaume des cieux. Si nous sommes dans un temps cyclique, les païens ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes et

à leur corruption qui a détruit le corps politique.

L’interprétation théologique de Paul « Tout pouvoir vient de Dieu » aurait pour conséquence la soumission au pouvoir (Romain, 13, 1). Saint Augustin affirme qu’il faut soumettre au pouvoir mais il ne propose pas de modèle. Il faut reconnaître que l’autorité politique n’a de légitimité que grâce à Dieu qui est au-dessus de cette autorité. Le « Tout pouvoir vient de Dieu » signifie alors à la fois l’autonomie du pouvoir et son ouverture à une transcendance absolue. Seule la conscience d’une autorité qui la transcende peut lui faire entrevoir sa finalité, à savoir le bien commun (sans cette transcendance, nous aurions une idolâtrie incapable de réaliser le bien commun). Augustin reprend Cicéron qui affirme que la République romaine est gangrénée par ses vices. La République n’est pas fondée sur les dieux mais sur la justice et les mœurs de la Cité.

La sacralité de la fondation de la Cité repose sur la distinction entre le pouvoir (qui appartient au peuple) et l’autorité (qui appartient au Sénat). Les chrétiens se sont compris comme les meilleurs gardiens de ce qu’avaient conçu les romains, en distinguant l’autorité, qu’ils rendent à Dieu et qui ne peut s’identifier au pouvoir. Selon eux, le modèle politique romain ne peut pas assurer cette distinction par lui-même. Les chrétiens permettent à la Cité de garantir la distinction entre l’ordre du pouvoir et de

1 Hannah Arendt, La crise de la culture, Gallimard, Folio Essais, 1989.

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l’autorité. Le modèle politique romain n’est pas éternel car il ne garantit pas cette

distinction dans la mesure où il demeure attaché à l’idolâtrie.

La démocratie libérale hérite de cette volonté de rompre avec l’identité entre le pouvoir et l’autorité. Le libéralisme est toujours en tension entre l’idolâtrie du régime romain et

le schéma eschatologique chrétien.

La mort de la démocratie grecque : la question de l’hubris

Pierre Judet de la Combe

La démocratie grecque est morte en 322 avant J.C. Pour les Anciens, l’histoire n’a pas de sens : la démocratie n’est qu’une des formes du politique. La démocratie grecque ne portait en elle aucun avenir. Le problème principal de la démocratie grecque consiste en ce qu’elle exerçait un contrôle social impitoyable : le privé n’existe pas à proprement dit, il y règne une publicité radicale. La démocratie grecque, en 507 av. J.C est divisée en 10 tribus avec les réformes de Clisthène. Il crée le conseil des 500, qui tiendront jusqu’au 322 av. J.C. La démocratie grecque dure donc deux siècles avec des intermittences d’oligarchie. En 462 av. J.C, nous avons une première loi constitutionnelle qui limite les pouvoirs de l’aéropage (avec les archontes qui sont des aristocrates) pour rendre le

pouvoir total de décision au peuple.

Nous n’avons aucune théorie de la démocratie athénienne par des démocrates. Dans l’Orestie, Eschyle explique ce qu’est une loi légitime : à partir du cas de l’homicide il détermine quelles lois et quel droit est susceptible de garantir la stabilité de la Cité. Le principe même de la démocratie athénienne consiste en un équilibre précaire et un consensus autour de valeurs communes. Les litiges ne peuvent se résoudre que par cas par cas et par la parole. Il n’existait pas de principe général régulant la justice. Comment concilier les désaccords des individus et l’existence d’une Cité comme un Tout ? Grâce au rempart et à la loi. Il faut que la loi soit perpétuellement en devenir pour qu’elle devienne aussi forte que le rempart. La première forme de discussion des régimes se trouve chez Hérodote, on retrouve ensuite une telle discussion chez Platon. Pour Platon, les révolutions ne viennent pas d’en bas mais de la corruption des gouvernants. La démocratie pour Platon est une « foire aux institutions » qui mène à la tyrannie en raison de l’excès de licence. Pour Platon, le temps est par définition irrationnel : dès lors, comment construire une société possible ? Le but de Platon est de faire en sorte que l’individu, avec ses penchants et ses appétits, obéisse à la Loi, même injuste.

L’idéal est la suppression de la loi (et donc de la démocratie) de manière à ce que les individus intériorisent cette loi, soient bons et donc n’aient plus besoin de loi. C’est la

question de la loi, donc, qui est centrale.

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Ibn Kaldun : introduction à l’histoire universelle

Makram Abbès

Ibn Khaldun se positionne d’emblée vis-à-vis d’autres traditions politiques, comme celles de Platon et d’Aristote. Ce qui l’intéresse est d’élaborer un discours sur la genèse des Etats. Il veut découvrir à travers l’histoire le politique dans sa phénoménalité. Cette histoire va le conduire à édifier la science du peuplement humain, ou science des sociétés humaines. Cette science peut être considérée comme une science de la fondation mais aussi de la décadence. Contrairement aux penseurs de la première modernité (état de nature et société), il pense l’histoire entre monde urbain et monde agrico-pastoral. L’association humaine est toujours naturelle, il n’existe donc pas d’individu isolé à l’état de nature. C’est de son agressivité que naît la nécessité chez l’homme d’une force contraignante, au sens de rempart qui empêche l’homme d’user de la violence contre autrui. Ibn Khaldun parle de délégation de pouvoir à un seul pour limiter la violence sociale. C’est à la conjonction de l’irrationnel (passions) et du rationnel (besoin de survie) que naît la politique.

L’esprit de corps prédomine dans la société agro-pastorale, avec des chefs de clans qui fonderont leur autorité sur les liens du sang. Il existe une alternance entre l’agro-pastoral et l’urbain. Les ruraux sont plus adeptes que les urbains à se battre et à conserver leur pouvoir. Ce sont les sociétés agro-pastorales qui vont donner lieu à la formation du pouvoir politique. C’est le chef de la société agro-pastorale qui constitue le noyau de l’Etat. Le pouvoir politique est d’origine bédouine. L’esprit de corps est indispensable à la formation de l’Etat. Lorsqu’un clan dominateur émerge, soit il correspond à la dernière phase de l’Etat, soit il peut attaquer l’Etat pour en créer un autre. Le clan naissant s’allie au pouvoir en place. Les Etats, comme les personnes, ont une longévité naturelle qui n’excède pas trois générations (environ 120 ans). Ils passent par trois phases : la conquête, la recherche de l’aisance, la décadence de l’Etat (l’esprit de corps est entamé par la personnalisation du pouvoir, aux dépens de l’esprit de corps). La

question constitutionnelle reste secondaire, la pente naturelle de l’Etat est de dégénérer.

Les fondateurs sont les plus aptes pour Khaldun, ils constituent des chefs charismatiques, alors que les décadents peuvent être assimilés à des démocrates. A un moment de l’histoire, il y a un clan ou un Etat qui exerce sa domination à l’échelle mondiale. Actuellement, par exemple, la Dawla (terme du Moyen âge qui désigne l’Etat dominant) appartient aux Etats-Unis, dans la mesure où la Dawla désigne l’entité politique qui domine le monde. La dialectique du monde rural et du monde urbain

constitue la dialectique de l’Etat.

La décadence est semblable au paradigme biologique : les Etats naissent, vivent et meurent. La décadence n’a donc pas de signification tragique dans la mesure où elle est considérée comme naturelle. Cette répétition du même renvoie à des cycles non linéaires. Qu’est-ce qui permet de freiner ce cycle ? La morale religieuse permet de faire

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durer les régimes, grâce au gouvernement prophétique qui doit assurer le salut des

hommes.

II/ LA FATIGUE DEMOCRATIQUE

La démocratie ou les infortunes de la politique

Etienne Tassin

La démocratie est vouée à l’échec, mais il ne faut pas évaluer la démocratie à l’aune de la réussite et de l’échec. La politique normale est un projet d’organisation de la société destiné à faire vivre ensemble les citoyens et répondre à leurs attentes. Nous retrouvons trois éléments qui fondent la politique contemporaine : la souveraineté, la gouvernementalité et la procéduralité. Le modèle de la souveraineté fonctionne sur le mode de la conquête. Il faut conquérir le pouvoir et le faire fructifier. La gouvernementalité est une logique d’administration où l’évaluation économique prévaut. La procéduralité désigne les prises de décisions publiques qui sont le fruit de procédures, par exemple à partir de la discussion (comme avec Habermas). Ces trois éléments composent ce qu’on appelle la gouvernance, ou servitude volontaire.

Cette représentation dominante nous fait passer à côté de ce qu’on peut appeler démocratie. Elle fait l’impasse sur la condition humaine caractérisée par le fait de pouvoir agir à plusieurs : la pluralité est la condition de l’action et ne peut se réduire à une unité dominée par un chef qui éradiquerait toute différence, toute singularité Fabriquer suppose de la coopération, une hiérarchie des fonctions et une distribution des places. En politique, il ne s’agit pas de coopération mais du désir d’objets, d’idéaux que nous ne pouvons jamais pleinement obtenir, comme la liberté ou l’égalité. C’est pourquoi nous pouvons parler de « maléfice à plusieurs ». « La condition humaine ne serait-elle pas de telle sorte qu’il n’y a pas de bonne solution ? » (Merleau Ponty). L’agir ensemble, c’est ce moment politique où des Tunisiens se retrouvent dans la rue pour déposer Ben Ali. Ce n’est qu’un moment mais il laisse des traces : en témoigne la récente

adoption d’une nouvelle constitution.

La responsabilité politique consiste à assurer jusqu’au bout notre action dont les conséquences nous échappent car nous sommes plusieurs. Machiavel est le nom propre de l’éthique politique : nous devons renoncer à nos valeurs privées au nom des principes politiques. Il faut savoir renoncer à l’accord avec soi-même pour s’accorder avec la Cité. Si on érige l’intégrité (accord avec soi-même) comme principe politique, cela s’appelle l’intégrisme. La grande question politique c’est : « à quels arrangements êtes-vous prêts pour vous accorder avec la Cité et renoncer à vos valeurs privées ? » Le maléfice est d’abord un mauvais sort, qui comprend la fortune et l’infortune. Il s’agit donc d’abord du sort, que l’on peut renvoyer au tirage au sort, qui est le propre de la démocratie originelle. Parce que la démocratie n’est pas régie par des principes fixes et

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hiérarchiques, elle est soumise au tragique : les régimes dans lesquelles la loi et les positions sociales sont inscrites dans le marbre veulent précisément conjurer le sort

alors qu’il est au fondement du régime démocratique.

La praxis est l’accomplissement de celui qui agit (alors que la poiesis renvoie à la fabrication, à une dimension technique). Se pose alors la question de l’évaluation : comment évaluer la question politique ? En termes de technique (poiesis), c’est une évaluation de concordance entre moyens et fins. En termes d’action politique, il n’est pas question de moyen et de fin, mais de manifestation. L’action politique manifeste quelque chose. Le peuple qui a autorisé le pouvoir est pluriel et peut aussi manifester son désaccord. Le sens du politique se révèle dans la manifestation. Se faire voir est un acte de nature insurrectionnel. Arendt prend l’exemple de 1956 avec Budapest. Elle affirme que c’est la première révolution qui a réussi malgré sa répression totale, dans la mesure où c’est un peuple qui a exprimé sa liberté. L’enjeu ne consiste pas à prendre le pouvoir mais à s’y opposer. Comme le soutenait Machiavel, « preuve est faite que les tumultes du

peuple ont toujours bénéficié aux libertés publiques. » (Machiavel).

Charisme et démocratie

Jean-Claude Monod

Max Weber a donné au terme de charisme son importance en sociologie. Ce terme a une origine religieuse qui veut dire don. Saint Paul soutient qu’il existe une distribution des dons, des charismes, qui permettent de constituer des communautés différenciées. Il y a ici une dimension non institutionnelle de la communauté, où c’est la grâce de Dieu qui compte et non l’organisation politique. La question du charisme est liée à la croyance en la légitimité du pouvoir. Le plus classique ressort de l’obéissance est celui de la tradition. C’est la légitimité traditionnelle, consacrée par le temps, souvent dominée par les anciens (gérontocratie). L’autre grande forme de légitimité est la forme légale-rationnelle. Il faut des règles auxquelles on obéit. Le dernier type est le charisme : Weber parle d’une dévotion à une personne à une personne qui peut être le prophète, le chef de

guerre élu, le chef de parti.

Il existe un certain rapport émotionnel entre l’homme charismatique et les dominés, séduits notamment par la parole. Nous n’obéissons pas en démocratie à une tradition, ni à une personne, ni à une forme. Ce qui compte est avant tout la souveraineté du peuple dont la légitimité n’a pas été théorisée par Weber. Weber donne des exemples anciens de charisme mais aussi des modernes (Rosa Luxembourg, Bismark, Napoléon). Les démocraties de masse moderne suscitent l’émergence des personnalités charismatiques. La forme même de l’élection parlementaire peut susciter de telles émergences. La démocratisation de la vie publique suppose qu’elle ne doit pas être uniquement captée par les bureaucrates ; l’émergence du charisme permet la réintroduction de l’enthousiasme, de la conviction et de la responsabilité. Le charisme permet ainsi de faire face à deux puissances impersonnelles et irresponsables : la bureaucratie et

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l’économie. Non seulement le charisme n’est pas incompatible avec la démocratie mais au contraire peut la raviver (notamment dans la mesure où il peut lutter contre certains intérêts dominants). Il est nécessaire de découpler un charisme démocratique d’un charisme totalitaire et démagogue. On peut penser aux mouvements pour les droits

civiques, relayés par des personnalités charismatiques, etc.

Les nouveaux médias créent des techniques de communication politique qui peuvent faire douter de l’authenticité politique. On peut avoir deux découplages de démocratie et du libéralisme, par exemple avec Carl Schmitt qui insiste sur la volonté du peuple, sans contrepoids. Il y a aussi le risque du libéralisme sans démocratie : les droits assurés mais le peuple n’a plus de pouvoir, de volonté traduite. La catégorie des grands hommes est une catégorie démocratique qui se distingue du héros et son exploit aristocratique (souvent lié à la guerre) alors que le grand homme est tel en raison de son action au

bénéfice du bien commun qui ne doit pas tomber dans l’oubli.

La démocratie à l’épreuve de l’écologie

Michael Foessel

On peut entendre la fin de la démocratie comme « dé-démocratisation ». Il y a aussi une manière d’accomplir la démocratie comme finalité. Est-il légitime de réorienter la démocratie dans des termes qui insistent sur la vulnérabilité de la terre ? C’est une des difficultés de la démocratie contemporaine de transcender les intérêts des individus. Nous assistons aujourd’hui à une fin de l’évidence progressiste dans la mesure où nous n’avons plus d’horizon utopique comme c’était le cas lors de l’âge d’or de l’idéologie communiste. Nous retrouvons deux intérêts généraux : soit qu’il existe dans la société elle-même (par exemple Marx et la classe sociale des prolétaires qui incarnent l’intérêt général), soit que la loi et l’intérêt public transcendent les intérêts individuels. Or aujourd’hui, l’intérêt privé l’emporte sur l’intérêt général. La vulnérabilité de la terre a remplacé notre questionnement sur la justice. La solidarité n’est plus une exigence de volonté et de justice, elle est une nécessité qui s’impose de l’extérieur (par exemple l’écosystème). Ulrich Beck est un sociologue qui affirme que le politique se réduit désormais à la préservation du risque, il est aussi un penseur du cosmopolitisme : avec la globalisation des risques nous n’avons pas d’autres choix que le cosmopolitisme.

La préservation de la planète est un principe d’unanimité. Rien n’exclut que cette unanimité soit le produit d’un savoir d’expert (par exemple le GIEC), sans prise en compte démocratique.

1/ En quoi la promotion du concept de vie rendrait-elle urgente la redéfinition des

catégories du politique ?

Hans Jonas a développé le principe de précaution : l’apocalypse est devenue un vecteur de rationalisation de politique publique. Il est possible de rationaliser les peurs : ces

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peurs sont elles –mêmes les sources de la raison. Il parle d’heuristique de la peur qui rappelle l’homme à la conscience de sa finitude. A l’ère atomique, la peur constitue le principal ressort critique contre le fantasme de toute puissance de la technologie. L’humanité, pour la première fois, se trouve confrontée à la possibilité de son suicide. Le sujet de droit n’est pas un sujet libre mais un sujet fragile. Cette idée d’heuristique de la peur n’est pas totalement nouvelle, on la retrouve déjà dans la Bible : « La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse », qui rappelle le fait que l’homme est limité dans sa puissance et doit être préservé de l’hubris.

La peur incite à un devoir d’agir dès lors que l’humanité est menacée. Jonas repense la responsabilité en reprenant l’exemple des parents face à leur enfant. Les parents sont responsables en raison de la vulnérabilité de ce dernier. L’enfant est l’équivalent de la

planète. La responsabilité devient liée non plus au passé mais au futur.

2/ Dans quelle mesure la démocratie peut-elle survivre à la vie ?

La raison pour laquelle il faut préserver la vie, c’est parce que la vie tend à le faire naturellement. Il faut donc être à l’écoute de ce désir de conservation. Jonas a écrit son livre Principe de responsabilité contre le livre de Bloch, Le principe d’espérance, dont il dit qu’il renferme un danger apocalyptique. Il faut que l’homme cesse de vouloir transformer le monde. Le devoir-être est inscrit dans les choses elles-mêmes. Or, le concept de vie est un concept unificateur qui ne discrimine pas et ne retient pas la

spécificité humaine. Mais ce qui importe est la raison de vivre.

Pour Foucault, « la biopolitique est l’ensemble des pouvoirs qui agit sur la vie ». Cela peut avoir un versant négatif dans la mesure où cela peut conduire au racisme, mais aussi positif dans la mesure où la vie devient la fin de la politique. Pour Jonas, la biopolitique est un impératif. « L’immunité » (Roberto Esposito) consiste à appliquer au politique une dimension biologique : s’immuniser, c’est travailler sur ce qui dans la vie

permet de se mettre à l’abri du dehors.

L’importance des guerres préventives, des ostracismes, se rapportent à ces formes d’immunisation. Le désir social d’immunisation relève d’une confusion entre identité biologique et identité politique. Le thème de la biopolitique rend compte du catastrophisme écologique, où la démocratie se protège de l’extérieur. Esposito oppose la communauté et l’immunité. L’immunité est liée à l’identique et à un certain organicisme, or la démocratie moderne est née grâce à la désincorporation, privilégiant le conflit sur la connaissance. L’écologie rend illégitime la discussion dans la mesure où la seule alternative est la mort ou la survie. Une politique se réduisant à l’écologique aurait pour conséquence la réincorporation, ce qui est anti-démocratique.

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Les « mésusages » de la citoyenneté

Laurent de Sutter

En 212, Caracalla accorde la citoyenneté à tous ses sujets, hormis quelques barbares. Octroyer la citoyenneté était une opération de police. Dans le film Men in black, deux policiers sont en charge de surveiller les extra-terrestres. Il y a d’un côté les MIB qui connaissent l’existence des E.T et le reste de l’humanité qui ne sait pas. En cela ils sont extérieurs à la fois par rapport à l’humanité et aux E.T. Il existe une inadéquation entre l’apparence des êtres et ce qu’ils sont. Nous ne sommes pas dans l’univers du soupçon mais dans celui de la surprise : la terre est une bille avec laquelle joue une sorte d’architecte de l’univers. Le second épisode de la trilogie va encore plus loin : nous sommes tous étrangers, il n’y a pas de dehors. L’amnésie est la seule singularité de l’humain. Ce n’est pas tant d’une police dont nous avons besoin mais de diplomates qui veillent à la bonne marche de l’humanité, sans qu’il y ait des bons et des méchants, un

dedans et un dehors.

L’Empire de Caracalla a oublié la leçon de Men in Black : la citoyenneté c’est la police. L’Empire, c’est la différence et le droit. La citoyenneté, c’est la loi et l’indifférence. Caracalla aurait mieux fait d’écrire un manuel de savoir-vivre. Il faut des diplomates pour organiser des rencontres : c’est le bizarre que l’on accueille. Nous sommes nous-

mêmes des extra-terrestres que nous ignorons.

Le diplomate, c’est celui qui se présente sans savoir pour assurer un continuum qui s’oppose au partage de la police. Le juriste est un formidable diplomate qui permet d’opérer des jonctions rendant possible des actions et des rencontres, tandis que la police restreint le potentiel des hommes en le freinant par la loi.

III/ LE DECLIN DE L’OCCIDENT ?

Spengler et Le Déclin de l’Occident

Gilbert Merlio

Le premier tome du Déclin de l’Occident paraît juste à la fin de la Première guerre mondiale. Il opère une véritable morphologie historique en présentant une histoire universelle sans progrès. Les cultures sont à ses yeux des êtres vivants d’un rang supérieur. La philosophie de Spengler soutient qu’il ne peut y avoir de filiation entre les cultures ni de renaissances. La notion d’humanité est biologique. Toutes les cultures passent par les mêmes phases d’évolution. La méthode dégage des analogies entre cultures mais aussi des différences sémantiques. Chaque culture cherche à reproduire sa symbolique originaire. La culture est la phase créatrice. La civilisation est la phase de déclin. Les hautes cultures sont des intellectualisations de la vie qui vont périr par un

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excès de rationalisation et d’abstraction. La civilisation voit l’extinction de la spiritualité et la montée du scepticisme. Sur le plan politique, la démocratie dégénère en impérialisme. La culture meurt du remplacement d’une communauté hiérarchisée par

une société de masse égalitaire, où le peuple réclame du pain et des jeux.

Spengler opère une large critique du libéralisme et de la démocratie : c’est un des pères spirituels de la révolution conservatrice, mouvement de pensée que l’on retrouve en Allemagne dans les années 20-30. La politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. Légitimité et légalité doivent se rapporter à une monarchie absolue, charismatique. Les démocraties instaurent le régime des médiocres : le seul droit des peuples est d’être bien gouverné. La démocratie est le triomphe de certains hommes et la fin des idéologies : ne compte plus que la lutte des intérêts. Il existe une dialectique de l’émancipation qui conduit à la tyrannie. Spengler s’inquiète de la montée de la société de masse, qui peut être aisément manipulée par les médias. L’esprit propose, l’argent dispose. L’anticapitalisme de Spengler est de droite. Sa critique est essentiellement éthique. Il est avant tout critique du capitalisme financier mais considère d’un bon œil le capitalisme créateur de valeurs. Spengler plaide pour un pessimisme héroïque : il est persuadé que l’Allemagne est capable de battre le capitalisme anglo-saxon. Il mise sur l’avènement d’un César. Son optimisme concernant la volonté de puissance contrebalance son pessimisme culturel. Mais la liberté de l’homme est niée par son fatalisme historique. Selon Adorno, « Spengler se venge, en ayant raison pour finir. »

René Guénon : un politique de l’esprit

David Bisson

Pour Guénon, la principale crise du monde moderne réside dans l’oubli de l’ « être » au profit de l’ « avoir ». On peut scinder son itinéraire intellectuel en trois périodes : de 1906 à 1920, il explore le Paris occultiste et forge ses premières armes conceptuelles, où il affirme la possibilité d’une gnose, c’est-à-dire d’une connaissance universelle. De 1921 à 1930, il commence à présenter des ouvrages liés à l’orientalisme, il publie aussi les ouvrages Orient et Occident ainsi que La crise du monde moderne. Sa singularité consiste dans le fait qu’il ne se reconnait dans aucun mouvement politique. En 1930, Guénon se rend en Egypte où il va chercher des manuscrits à publier. C’est à partir de cette période qu’il développe la notion de la Tradition, qui regrouperait toutes les traditions

religieuses.

Dans son ouvrage La crise du monde moderne, il reprend les thèses de Spengler et de Maritain. Nous serions entrés dans l’âge sombre de l’âge sombre. Ce qui inquiète le plus René Guénon, c’est la restriction progressive de la liberté qu’il envisage comme développement spirituel et métaphysique. Le confort matériel se substitue à la quête spirituelle. Le monde moderne est lié à la montée de la démocratie qui est la transposition du matérialisme et de la quantité dans la politique (le suffrage universel est lié au nombre). Le système est vicié dès le départ. Du point de vue culturel, le monde

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moderne se caractérise par l’humanisme qui réduit la transcendance à la mesure de l’homme. La modernité est un courant bien trop puissant pour que seul un groupe d’hommes l’ait créé (francs-maçons, juifs…). La politique prend sa source dans la métaphysique. Elle a pour modèle celui d’un conseil de sages semblable au modèle platonicien de la République, dont la mission prophétique serait de rejoindre la métaphysique primordiale : celle de la Tradition qui permet de renouer avec les origines spirituelles de l’humanité.

En 1945 paraît l’ouvrage Le règne de la quantité, qui est une réponse à la dynamique permettant l’émergence de la barbarie et des totalitarismes. La crise du monde moderne s’est développée dans le monde entier. Il y a eu une accélération de l’histoire et un effacement des distances. La réponse à la crise du monde occidental est l’engagement spirituel. Si l’on ne peut changer le monde, on peut changer les individus, notamment par un parcours initiatique que l’on peut découper en trois moments : 1/ La qualification (préparer le terrain sur lequel doit germer le secret : lectures, rapport à l’autorité,…) 2/ La transmission (les initiés forment les néophytes) 3/Actualiser le dépôt spirituel reçu, à travers des exercices réguliers, notamment à travers des groupes initiatiques.

L’engagement initiatique peut être une autre forme d’engagement politique. Tout d’abord, l‘engagement initiatique permet d’éviter le conformisme social. L’individu n’est pas livré à lui-même dans la mesure où il intègre un groupe d’initiés, qui constitue une forme de socialisation alternative. Le retour dans le monde s’accompagne d’une forme de témoignage qui contribue à changer le monde. Il faut faire une différence entre la psyché et la mystique, et veiller à ce que les mouvements spirituels ne soient pas

manipulés par le matérialisme.

Qu’est ce qui retient la démocratie de se dissoudre dans les droits des individus ?

Paul Thibaud

Nous vivons dans une société immanente et entièrement contractuelle. Il n’y a pas de devoir envers soi-même car tous les devoirs envers soi-même viennent d’une instance extérieure. La volonté générale est un objet mystérieux, dans lequel tous participent également. C’est la redécouverte par l’individu de la communauté. Les Fédéralistes du XVIIIème siècle aux Etats-Unis se demandaient comment constituer une communauté politique avec les différences d’opinions et d’origines. C’est le débat lui-même qui va permettre l’unité. Des divergences qui dépassent certains cadres sont dommageables à l’unité, tandis que d’autres la renforcent. Pour qu’il y ait alternance, il faut qu’il y ait pluralité d’opinions qui soient négociables (qui ne divergent pas métaphysiquement). Entre 1968 et 1989, c’est la fin du changement radical, la consécration de la démocratie. C’est à partir de cette période que Tocqueville redevient un auteur étudié, dans la mesure où la démocratie devient le seul horizon du possible. L’autre de la démocratie, c’est la mondialisation et les droits de l’homme. Les droits de l’homme sont pré-politiques et pré-individuels : sous l’effet des changements considérables intervenus

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après 1968 et dans le creuset de la mondialisation, ils deviennent immédiatement exigibles. Le politique devient alors débiteur des droits de l’homme vis-à-vis des individus. Le politique ne contrôle plus la société. Est-il toujours possible de faire société ? L’utopie des droits de l’homme veut que les individus n’aient pas d’instance antérieure à eux, ce qui constituerait un frein à leurs droits. Nous sommes le seul peuple qui ait fait une révolution et qui reste attachée à elle jusque dans ses principes (droits de l’homme). Nous sommes dans une société qui se juge mais qui ne se comprend pas. La question des inégalités ne peut se résoudre par de simples déclarations d’intentions,

même si elles se matérialisent par quelques procédures comme les quotas.

La ré-institutionnalisation ne doit pas être seulement le fait de l’Etat mais de la société : on doit partir du social vers le politique, et pas inversement. Le problème, c’est qu’il n’y a plus d’extérieur. Les représentants actuels ne créent pas de liens, ils sont créanciers (ils culpabilisent) ou charitables. Comment résoudre ensemble tel problème ? L’institution qui serait souhaitable serait coopérative et supposerait des droits et des devoirs. Le problème des droits sociaux, c’est qu’ils mettent la société au service des individus : nous sommes dans un excès d’individualisme. Nous naissons endettés, mais cette dette

ne passe pas nécessairement par l’Etat. Elle peut passer par la société.

La société démocratique et ses crises contemporaines

Alexandre Escudier

La crise de la représentation : il y a toujours une fracture entre le peuple sociologique et le peuple principiel (au fondement de la souveraineté). L’un des symptômes de la crise de la représentation est l‘abstention qui peut être dans le jeu (abstention politique) ou hors-jeu (indifférence politique). Le vote n’est plus qu’un moyen parmi d’autres pour participer à la vie politique.

La chute de l’engagement politique : on observe un sentiment d’inarticulation des demandes citoyennes par le système politique. On observe aussi la montée de la défiance qui n’est toutefois pas généralisée. Le taux de confiance est très fort dans les cercles primaires (familles, quartiers,…) et très faible vis-à-vis des institutions (y compris les médias, les syndicats et les partis, autour de 20%). Quelles sont les causes de cette défiance ? 1/ crise de la croissance, crise de la motivation. 2/ Erosion des clivages traditionnels gauche et droite. Pour 73% de la population c’est la même chose. Cela s’expliquerait en partie par la montée de la classe moyenne. Pour des géographes comme Guilly, il y aurait l’émergence d’une nouvelle classe populaire périurbaine. 3/ L’inadaptation des relais partisans, clientélisés et bureaucratisés, excluant une grande partie des types de population. 4/ Le capitalisme financier et mondialisé qui entame la capacité du cadre national. 5/ Fin des idéologies, disparition de l’imaginaire utopique. 6/ Nouveau type de citoyenneté hypercritique.

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La modernité est liée à la désincarnation du pouvoir. La dénonciation de l’oligarchie démocratique renvoie aux années trente : elle s’accompagne souvent d’une dénonciation non seulement de l’inégalité de salaires mais aussi de patrimoines, dont l’écart est équivalent aujourd’hui à celui de la Belle-Epoque. La modernité, dans cette dénonciation, aurait atomisé la société. Aujourd’hui nous assistons à l’émergence de nouvelles subjectivités politiques qui bouleversent la figure classique du citoyen. La figure du migrant a été de plus en plus recouverte par la figure du djihadiste. D’autre part, la question de l’écologie est nouvelle : la nature pourrait remplacer le sujet du XIXème

siècle et XXème siècle, en l’occurrence le social.

IV/ RATIONALITE, RAISON ET DEMOCRATIE

La République de Weimar (1932-1933) : une fin inéluctable ?

Johann Chapoutot

La République de Weimar est héritière d’une certaine tradition démocratique allemande. En 1918-1919, le champ des possibles est ouvert : une démocratie en Allemagne est possible. Le traité de Versailles est par contre une catastrophe pour l’Allemagne. Blum écrit dans un éditorial de 1932, « Hitler est exclu du pouvoir, il n’a plus d’avenir politique ». Hitler a pris la décision d’arriver légalement au pouvoir en 1925. En 1930, le régime de Weimar ne fonctionne plus comme un régime parlementaire mais présidentiel et règlementaire, avec le fonctionnement des décrets-lois. En 1932, le parti nazi est en voie d’explosion. La SA compte 400 000 membres. A l’hiver 1932, des affrontements politiques font plusieurs morts. Le 9-10 août, cinq Sturmabteilung (SA) assassinent un militant communiste. Ils sont arrêtés et tombent sous le coup de tribunaux spéciaux pour les crimes politiques. Les premiers à connaître ces tribunaux sont ces SA qui sont condamnés à mort. Hitler est très gêné par cette affaire. Roehm, qui dirige les SA, veut prendre le pouvoir par la violence. Hitler envoie un ultimatum au pouvoir : si les SA ne sont pas graciés, il ne répond plus de rien. Les SA voient finalement leur peine commuée à perpétuité et seront libérés en 1933.

Pour les nazis, il ne peut y avoir de norme universelle, il n’existe que la norme biologique du peuple (contrairement par exemple au fascisme en Italie qui considère que le fascisme est exportable). Le droit est quelque chose qui s’adapte à la vie. Le droit n’a pas

à être écrit.

En 1932, 50% des mouvements politiques sont des ennemis de la République de Weimar. Les nazis apparaissent aux yeux du gouvernement en place les seuls à pouvoir lutter efficacement contre les communistes. Début janvier 1932, Von Papen a une série de rendez-vous avec Hitler pour évoquer sa possibilité d’être chancelier. Von Papen pense qu’Hitler est un idiot qui est incapable de gouverner, mais le parti nazi recrute de plus en plus de diplômés, notamment en droit, qui vont assurer la création de la nouvelle

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structure politique nazie. Les codes juridiques sont maintenus mais les juges doivent avoir une pratique qui répond au bons sens populaire et aux principes nazis. Si les juges ne répondent pas aux principes, ils peuvent être arrêtés par la Gestapo. Toute divergence politique est une divergence biologique. C’est dans les camps de concentration que les individus peuvent être rééduqués. A partir de 1939, les camps de concentration, congestionnés, dysfonctionnent. Interdiction des partis politiques, des syndicats : le peuple est uni dans la « Race ». Le parti nazi se consolide avec l’assassinat des dirigeants politiques des SA qui veulent une révolution sociale, mais Hitler veut garder l’élite allemande : la Nuit des Longs Couteaux est un gage de Hitler envers cette

élite. Le 2 août 1934, l’armée prête personnellement serment à Hitler.

Simmel, Cassirer : penser la tragédie de la culture

Carole Maigné

La question de l’universel est une obsession chez Cassirer qui se réclame de la pensée des lumières. Simmel, quant à lui, n’a pas de reconnaissance institutionnelle, c’est une figure en marge qui s’intéresse à des sujets très divers. La tragédie de la culture est publiée avant la guerre de 14-18. Avec cette guerre, c’est le concept de progrès qui est mis à mal. Cassirer (1874-1945) est un néo-kantien. Juste avant la première guerre mondiale, il est nommé à l’Université de Hambourg, et en a été le recteur dans les années 20. En 1933, Cassirer s’enfuit et prend sa retraite. Il part d’abord en Angleterre puis en

Suède, et enfin les Etats-Unis où il est accueilli à Yale et à Columbia.

Simmel réfléchit sur la façon qu’a un sujet d’habiter un univers culturel. Il y a un double mouvement : je suis ce que cette culture me fait être, et cette culture provoque une scission entre ce que je suis et ce que je deviens. La culture est à la fois un moment de création et de dépossession. D’une certaine manière, le sujet produit la culture mais cette culture s’autonomise et finit par exister sans le sujet. Il y a l’idée que le sujet ne s’appartient pas. Il n’existe pas de moyen d’échapper à ce processus. Cassirer répond à Simmel dans Logique des sciences de la culture en 1942. Il développe une philosophie de la culture qui va rompre avec ce fatalisme de la résignation. La culture n’est pas une perte de soi mais la seule et unique condition pour devenir quelque chose. Créer, donc œuvrer, c’est se réaliser. Pour Cassirer, la culture est la découverte de la subjectivité, car la culture est la figure de l’altérité. Le point de vue de Simmel est donc une impasse : il n’y a pas de tragédie mais un drame, il y a des jeux de force, de tension. La culture est donc un processus de création permanente. C’est quelque chose qu’il faut sans cesse préserver et gagner.

Au débat de Davos de 1929, Cassirer débat avec Heidegger sur Kant et la destruction de la métaphysique. Se joue alors le problème de la liberté. Là où la philosophie de Heidegger veut nous ramener à la nudité du sujet dans le monde. Cassirer veut défendre le concept de dignité : c’est une fin qui n’a pas de prix, il n’est comparable à rien d’autre et a une valeur à nulle autre pareil. Cassirer affirme qu’il y a une transcendance, c’est la

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valeur de l’être humain. La dignité relève d’une valeur absolue. Cette dignité relève d’un droit naturel relevant de l’universel. La dignité ne peut donc être limitée par des conditions historiques, culturelles, biologiques,…La liberté est une tâche qui ne doit pas s’achever. En 1933, le droit est ce qui sert le Führer : comme l’écrit Carl Schmitt, « Le Führer protège le droit », en d’autres termes, l’exception fait loi. Pour Cassirer, si les

juristes ne se soulèvent pas, l’Allemagne est perdue.

La distorsion du global et du local : urbanisme et politique

Olivier Mongin

En moins d’un siècle, nous sommes passés de 8% d’une population urbanisée, à plus de 50%. Penser la ville, c’est aussi penser la démocratie. Avec la polis grecque, la question de la citoyenneté, jusqu’à la réforme de Clisthène, n’est pas marquée par un territoire. La démocratie a avant tout une dimension imaginaire, mentale. Le moteur de la citoyenneté est avant tout constitué de valeurs. Ce qui importe avant tout est la question de la délibération. Il s’agit d’échanger au sein de l’Agora, contre une certaine forme

d’unanimisme que Rousseau a théorisé sous le terme de volonté générale.

Pourquoi crée t-on la polis ? Pour civiliser, ne pas céder à la violence. Pour Héraclite, le polemos dans la polis réside dans le désaccord qui ne dégénère pas en guerre civile. La démocratie est toujours partie liée à la violence sans hubris, sans destruction ; elle civilise la violence. On retrouve aujourd’hui la question de la fondation politique avec des mouvements qui ont lieu au sein d’espaces urbains (par exemple dans le cadre des printemps arabes et de l’Ukraine). Avec la tradition biblique de la ville refuge, il existe la possibilité pour quelqu’un qui a tué d’être jugé dans cette ville (afin d’éviter la vengeance). Toutes les villes du Proche-Orient ont une porte d’entrée sur lequel est inscrit le mot « justice ». La ville est un seuil qui organise un dedans et un dehors. La notion d’urbanisme est originellement la création d’un espace où les risques sont partagés et les services mutualisés : c’est une espèce d’Etat social. Le mouvement d’urbanisation contemporain consisterait à recréer des valeurs. La mondialisation contemporaine, c’est le mouvement d’urbanisation. L’urbanisation fonctionne là où il y a des Etats forts.

La gouvernementalité algorythmique

Antoinette Rouvroy

Les Big Data interviennent quand une grande masse des données dépasse notre capacité cognitive. C’est le symptôme d’un dépassement de notre rationalité. On oublie la cause pour revenir vers l’induction. Il s’agit de prévenir les phénomènes sans les expliquer. La cible du pouvoir devient l’incertitude radicale. Tout le problème qui se pose aujourd’hui

est de ne pas occuper le futur, et tenter de sauvegarder une part d’indéterminé.

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Les données prolifèrent sans notre consentement. Ce qui est récolté est une masse de données. Nous avons à faire à des données brutes qui sont des objets neufs : c’est une trace inconsciente qui n’est pas délibérée. Une donnée brute est déliée de l’émetteur, elle se suffit à elle-même, comme un signal qui n’a aucune signification, c’est pour cela que c’est quantifiable. La récolte des données ne provoque aucune récalcitrance de la part de la population. Il est beaucoup plus coûteux d’éliminer les données numériques que de les conserver. Il n’y a pas de problème de représentation puisque tout est toujours déjà donné. La collecte de ces Big Data doit nous dispenser d’effectuer des opérations de

jugement. Les logiques de traitement commencent à échapper à ses concepteurs même.

Les Big Data se découplent des statistiques modernes : on se veut dans une objectivité totale : il n’y a plus de rapport de force. Il n’y a pas de travail d’interprétation ni de débat. Les finalités ne sont plus les mêmes : avec les statistiques on produit de la commensurabilité qui peut amener à la discussion. Avec les Big Data, la commensurabilité n’est pas une fin, seule compte la « vérité sauvage » des faits. Il n’y a plus d’hypothèse à priori, ce sont les Big Data qui produisent des hypothèses. La notion de représentation n’existe pas : on est dans l’immanence totale. Les Big Data s’émancipent aussi de la notion de moyenne et de la normale. Il n’y a plus de sélectivité. Aucun cas particulier n’est mis de côté, ce qui peut paraître à priori plus démocratique.

Les humains se vivent dans la durée et non dans le temps réel des Big Data.

La multitude des profils des individus conduit à un affinement des modèles par la machine : plus il y a des ratés plus il y a de performativité. Rien n’interrompt les flux des Big Data. Chaque évènement est désagrégé par les données brutes.

On parle de plus en plus de digital marketing où le profiling est la norme : est alors anticipé ce qui va être vendu à telle ou telle personne. Nous ne sommes plus gouvernés par la volonté. La désobéissance elle-même est prévenue et prévisible. Nous sommes dans l’évidement de l’espace public par une hypertrophie de la sphère. L’accès au monde doit être médiat et non immédiate. Il faut que nous prenions en charge la représentation de la réalité grâce à de nouvelles médiations et institutions démocratiques capables de constituer une interface avec ces nouvelles technologies Il faut défendre la crise,

l’incertitude où l’on tranche et prend le risque de se tromper.

V/ DEMOCRATIE ET FIN DE L’HISTOIRE

Les formes symboliques

Antoine Garapon

Les formes symboliques sont des formes d’objectivation qui permettent de donner un sens au chaos, elles mettent à distance une expérience sensible. C’est la manière dont

nous épelons les phénomènes pour pouvoir les lire comme des expériences.

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L’expérience du procès est un laboratoire privilégié des formes symboliques en ce qu’il met en scène le scandale de la violence et du mal. Avec Hegel et Savigny, nous sommes en présence d’un double écueil. Pour Hegel, le monde est un tout qui intègre et assimile les particularités. Cela aboutit à une sorte de droit global. En ce qui concerne Savigny, chaque culture est spécifique, homogène, et le droit se réduit à ces cultures qui ne

peuvent communiquer entre elles.

Le procès renvoie à une forme politique (Etat-jury). Il n’y a pas de rupture de modernité. Il y a une modernité, mais qui est la résultante de la mutation de la raison (le jugement anglais, par exemple, se situe dans la continuation de l’ordalie). La rationalité

démocratique est le produit d’une continuité.

La vérité est fille du temps, c’est-à-dire que la justice a le temps pour elle (tradition continentale). L’allégorie fonctionne entre la stabilité de la vertu et le mouvement du temps. Le juge n’est pas l’interprète de la justice divine mais doit prendre en compte la

religion dans la mesure où il doit prendre en compte la culture de chacun.

La justice pose d’ailleurs un problème de traduction entre cultures : les Chinois par

exemple ne conçoivent pas que l’on représente la justice sous la forme d’une femme.

La justice démocratique, c’est la mise en scène du vide du pouvoir comme disait Lefort. Dès lors qu’en démocratie nous n’avons plus d’instance transcendante nous indiquant ce qu’est le Bien suprême, il s’agit de suppléer la perte des repères de la certitude. Cette perte sera compensée par le symbolique, et notamment la symbolique de la justice. La forme symbolique est une fonction, ce qui permet d’opérer le point commun des

traditions culturelles, en l’occurrence ici la fonction et l’acte de juger.

Hegel, Fukuyama et la fin de l’histoire

Bernard Bourgeois

Le progrès de l’esprit humain n’est pas un progrès linéaire. Le progrès de l’esprit humain est traversé par le négatif qui lui-même se contredit. Un progrès se paye d’une régression. Il peut y avoir des pauses ou des parenthèses inutiles, comme le marxisme (70 ans) et on repart à zéro. Le problème de Marx est d’avoir sous-estimé les libertés formelles et le droit. Le monde dans lequel nous vivons est un monde qui « hegelianise » même s’il ne le sait pas. Hegel voulait un Etat politique fort et une société civile libérale, société dans laquelle nous sommes toujours. La critique que fait Marx du capitalisme est déjà mise en perspective par rapport à une société future définitive. On a cru pendant 70

ans que Hegel était mort mais c’est Marx qui est mort : la liberté est indivisible.

La liberté est native, la liberté se fait. Si la liberté est seulement native, le progrès est impossible, il y a conservatisme. Si la liberté se limite à la libération, elle n’arrive jamais. Il faut qu’elle soit déjà là. La fin de l’histoire a d’abord une dimension théologique. Ensuite, l’histoire est devenue universelle, avec l’Empire romain puis le christianisme.

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Augustin affirme que l’histoire universelle aura une fin, c’est-à-dire un but et un terme. Le 7eme jour sera suivi d’un 8eme jour : un jour éternel après le jugement dernier, avec des corps nouveaux qui continueront à se rapprocher de Dieu. Cette fin de l’histoire n’est

donc pas un repos absolu mais elle dure.

Bossuet met en rapport l’histoire sainte qu’il immerge dans l’histoire des Empires : il fait ainsi s’interpénétrer histoire sainte et histoire profane. Kant et Hegel affirment que l’histoire universelle a un sens et un terme. Après ce terme, il y a de la durée : l’histoire est finie mais elle dure encore. Le négatif demeure mais il ne remet pas en cause la structure socio-politique du monde (Eric Weil). Selon Kojève, il y a de l’histoire mais cette histoire n’est pas négative. Il n’y a pas de différence entre monde communiste et monde capitaliste : tous deux sont la résultante de ce que Hegel avait nommé le dernier

grand évènement mondial : la révolution française.

Fukuyama était un disciple de Kojève, mais il considérait qu’on ne pouvait assimiler les deux blocs. Pour lui, les Etats-Unis d’Amérique sont le pays de l’avenir dans la mesure où ils sont à la pointe de l’Histoire. Il affirme que l’histoire est finie car les démocraties libérales sont les seuls régimes qui se maintiennent. Il ne reste aucun rival sérieux à la démocratie libérale. Les moments de la démocratie et du régime économique libéral ne fonctionnent pas nécessairement au même rythme. Fukuyama pense que c’est l’intérêt qui porte l’histoire, mais aussi la volonté de reconnaissance de sa liberté. Fukuyama va chercher chez Platon une conception de l’homme triple : désir, raison et cœur à l’extrême. C’est le cœur, le courage, le thumos qui a toujours à faire avec le désir et l’intérêt.

Le principe de la liberté, au fondement du politique, peine cependant à maîtriser l’intérêt économique. La démocratie libérale rencontre des obstacles de taille dans certaines cultures qui ne peuvent pas opérer une transformation démocrate-libérale facilement. L’exigence d’égalité est plus importante que la demande de liberté. Il y a donc une contradiction au sein des démocraties libérales entre liberté et égalité. S’il existe des exécutoires comme les associations et la compétitivité, Kojève estime que l’homme qui n’a plus à combattre n’a plus d’énergie. Fukuyama en arrive au dernier homme : dans les deux dernières lignes à la fin de son ouvrage de 400 pages, il affirme que la caravane humaine arrive au fait de la colline, mais certains peuples n’y arriveront pas et devront faire un nouveau voyage.

Le politique doit se mondialiser pour maîtriser un économique mondialisé. Dans les situations sérieuses, ce sont toujours les Etats qui décident. Si l’Europe se fait un jour, ce

sera par des Etats forts et non des Etats faibles.

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L’expérience démocratique : une crise sans fin ?

Myriam Revault d’Allonnes

La démocratie n’est pas simplement institutionnelle, c’est un horizon de sens et une expérience. Tocqueville parlait de forme de société. La démocratie implique donc un objet d’existence, des mœurs et des croyances. Qui dit expérience dit aussi « mode de subjectivation ». « La démocratie est le pire de tous les régimes, à l’exception de tous les autres qui ont été expérimentés dans l’histoire ». On oublie souvent la fin de la citation de

Churchill.

L’indétermination démocratique pose un problème aux individus : le commun n’est jamais clairement défini. La démocratie est irreprésentable dans sa communauté dans la mesure où elle ne peut s’incarner. L’expérience démocratique est habitée sans cesse par le doute et l’incertitude. Le temps n’est plus dynamisé en force historique. Nous habitons un temps sans promesse. Baumann parle de « présent liquide » dans lequel les structures se décomposent. La société devient un réseau plus qu’une structure. L’accélération touche à la question technique et aux mutations sociales contemporaines. Virilio parle d’immobilité fulgurante. Le politique est un temps qui n’est plus adapté au temps de la technique. La politique réagit, dès lors, plus qu’elle n’agit et propose. Les perspectives catastrophistes sont le double inversé des philosophies de l’histoire progressistes : nous sommes toujours dans un schéma déterministe où l’avenir n’est plus radieux mais monstrueux. Or, ce qui arrive c’est toujours autre chose que ce qu’on a attendu. La critique de Arendt de la notion de processus est toujours d’actualité. Il faut assumer l’incertitude du futur ; passer d’une crise d’incertitude à une expérience

d’incertitude.

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BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE

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Comprendre la grandeur et la décadence des régimes

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Ehrenberg, Alain, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 2000.

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Monod, Jean-Claude, Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Seuil, 2012.

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Finkielkraut, Alain, L’identité malheureuse, Stock, 2013

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Spengler, Oswald, Le déclin de l’Occident (deux tomes), Gallimard, 1948.

Vioulac, Jean, La Logique totalitaire. Essai sur la crise de l’Occident, PUF, 2013.

Rationalité, raison et démocratie

Chapoutot, Johann, Le national-socialisme et l'Antiquité, PUF, 2008.

Chapoutot, Johann, L'âge des dictatures. Régimes autoritaires et totalitarismes en Europe

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Foucault, Michel, Le gouvernement de soi et des autres, Gallimard, 2008.

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Fukuyama, Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 2009.

Revault d'Allonnes, Myriam, La Crise sans fin. Essai sur l'expérience moderne du temps, Seuil, 2012.

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LISTE DES PARTICIPANTS

Makram Abbès, maître de conférences de philosophie politique à l'ENS de Lyon

David Bisson, docteur en science politique et historien des idées

Bernard Bourgeois, philosophe, membre de l’Académie des sciences morales et politiques

Johann Chapoutot, maître de conférences à l'université Grenoble II

Alexandre Escudier, chargé de recherche au CEVIPOF

Michael Foessel, professeur de philosophie à l’Ecole polytechnique

Merlio Gilbert, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne/Paris IV

Pierre Judet de La Combe, directeur d’études à l’EHESS

Carole Maigné, maître de conférences à l'université Paris4-Sorbonne

Pierre Manent, directeur d’études à l’EHESS

Olivier Mongin, écrivain et essayiste

Jean-Claude Monod, chargé de recherche au CNRS

Myriam Revault d'Allonnes, professeur des universités à l'École pratique des hautes

études

Antoinette Rouvroy, chercheuse en droit à l’université de Namur

Gérald Sfez, enseignant en philosophie

Laurent de Sutter, chercheur en théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel

Emilie Tardivel, maître de conférences en philosophie à l’Institut catholique de Paris

Etienne Tassin, professeur à l'université Paris VII

Paul Thibaud, philosophe

Publié sur www.ihej.org, le 30 juin 2014 Rédaction : Edouard Jourdain ; Corrections et mise en page : Isabelle Tallec

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