Hegel et la philosophie du Droit · La « Philosophie du droit » et la philosophie de l' histoire...

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Hegel et la philosophie du Droit

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Travaux du Centre de Recherche et de Documentation

sur Hegel et sur Marx

(ERA CNRS - Université de Poitiers) publiés sous la direction de

Guy Planty-Bonjour

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Hegel et la philosophie du Droit

E. WEIL, K . -H . ILTING, E. FLEISCHMANN

B. BOURGEOIS, J.-L. GARDIES

Presses Universitaires de France

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ISBN 2 13 0 3 5 7 5 8 X

I é d i t i o n : 2 t r i m e s t r e 1 9 7 9

© P r e s s e s U n i v e r s i t a i r e s d e F r a n c e , 1 9 7 9

108 , B d S a i n t - G e r m a i n , 7 5 0 0 6 P a r i s

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La « Philosophie du droit »

et la philosophie de l' histoire hégélienne

E R I C W E I L

UN lien étroit lie, pour ne pas dire qu'il les constitue en unité, la Philosophie du droit et la philosophie de l'histoire de Hegel. Différentes raisons, des raisons de nature diffé-

rente, permettent de l'affirmer; elles feront même, par la suite, apparaître ce lien comme fondamental pour l' interprétation d'une dimension du système.

D'abord, et très simplement, la Philosophie du droit de 1821 contient le seul exposé où Hegel lui-même formule

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des principes d'une philosophie de l'histoire et esquisse une histoire philosophique, le seul exposé publié par Hegel, soulignons-le, circonstance décisive aux yeux de tout interprète qui a pu jeter un regard sur l'un ou l'autre cahier de cours de ses propres étudiants et qui n'oublie pas ce que dans ses propres papiers on pourrait trouver de tentatives, d'esquisses, de formules rapides, à l'essai, à refaire, à corriger, ou à rejeter. Cela ne signifie pas que les cours publiés par les disciples de Hegel, et en particulier celui sur la philo- sophie de l'histoire, soient sans valeur; ils ne peuvent cependant pas fonder à eux seuls une interprétation philo- sophique (par opposition à une lecture de biographe); ils ne sauraient fournir qu'un complément aux textes authentiques parce que authentifiés par Hegel lui-même et auront toujours besoin d'être accrédités par ceux-ci.

Il est vrai que, des textes publiés par le maître, la Phéno- ménologie de l'esprit est bien historisante. Mais elle n'est que quasi historisante; elle montre, certes, le devenir de l'Esprit absolu à partir de la Conscience; mais procédant selon une méthode qu'aujourd'hui on appellerait idéal- typique, elle n'observe pas l'unilinéarité temporelle de ce que Hegel, comme tout le monde, a en vue quand il parle d'histoire, comme elle ne donne ni noms ni dates, les laissant en un clair-obscur souvent plus obscur que clair. L'Encyclopédie de Heidelberg, en revanche, parle sans doute de l'histoire, mais elle le fait plus que succinctement, dans les quatre paragraphes 448 à 451 qui esquissent ce qui ne sera élaboré qu'en 1821. La 2e et, davantage encore,

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la 3 édition du même livre sont, elles, plus riches dans les paragraphes correspondants (548-567); mais ce que Hegel ajoute, principalement dans des notes, porte sur des pro- blèmes de l'actualité du moment où Hegel les rédige; ces ajouts sont de grande valeur, en particulier (§ 552) pour la conception hégélienne du rapport entre Etat et religion, mais ils parlent alors plutôt des différents types des Etats de l'époque que du devenir de l' Etat. Nous n'avons donc que la Philosophie du droit comme texte fondamental et mesure d'authenticité de toutes les notes éditées après 1831, rédigées, du moins en partie, par Hegel, mais ni publiées par lui, ni destinées à être publiées telles qu'on les a trouvées dans les papiers du maître; elle reste à plus forte raison le critère de la valeur philosophique des cahiers de cours d'auditeurs sans doute dévoués et se voulant fidèles, mais

re-rédigeant ce qu'ils avaient pu prendre en écoutant les leçons, sans parler du travail des éditeurs des Œuvres et de leur désir de présenter des textes « lisibles ».

Ajoutons que, dans les éditions berlinoises de l'Ency- clopédie, Hegel lui-même renvoie le lecteur au texte de 1821, déclarant (§ 487) que c'est là qu'il a davantage développé la théorie de l'Esprit objectif (qui aboutit à la philosophie de l'histoire) et qu'il peut« ici être plus succinct que dans les autres parties ». Ce qui authentifie ce que Hegel note sur un bout de papier pour l'introduction à son cours sur la philosophie de l'histoire (1822 et 1828) : « ... Je ne puis pas (pour ce cours) m'appuyer sur un précis (Vorlesebuch); dans mes Fondements de la philosophie

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du droit , § 341 à 360 à la fin, j 'ai d'ailleurs déjà indiqué

u n concept plus précis d ' u n e telle histoire du m o n d e

(Wel tgeschichte) , de m ê m e que les principes, (et) les

périodes dans lesquelles se décompose la considérat ion de

celle-ci. A par t i r de là, vous pouvez du moins faire connais-

sance, en leur forme abstraite, avec les m o m e n t s qui s 'y

m o n t r e r o n t i m p o r t a n t s » (Philosophie de r Wel tgeschich te ,

Ed. Lasson, Phil. Bibl. 171 a, 1930, p. 249).

Pour finir, u n a r g u m e n t d ' u n ordre plus phi losophique

que les a rguments précédents, incontestables à leur niveau,

mais u n peu philologiques. C a r ce que Hegel appelle

Wel tgeschich te , t e rme qu ' on pourra i t t raduire pa r « his-

toire universelle » et que l 'on t radu i t t rop souvent par

« His to i re» t o u t court , est, c o m m e il ne cesse de le proclamer,

histoire des Etats, de leurs rappor t s et de la succession dans

laquelle ils apparaissent sur la g rande scène, en son t

chassés ou s 'y vo ien t repoussés à des places de simple

survie s tagnante . « His toi re universelle » donc, mais histoire

universelle pol i t ique, nu l lement histoire de toutes les

dimensions du passé humain . L 'Art , la Religion et la

Philosophie son t traités dans des cours de tou te évidence

historiques, mais ils ne son t pas considérés en et pour eux-

mêmes dans le contex te de la Wel tgeschichte . D a n s le

tex te de 1821, de m ê m e que dans le Cour s de ph i losophie

de l 'h is to i re tel qu'il a été publié, ils ne figurent que dans

la mesure où ils jouent u n rôle dans la vie politique, facteurs

en droit subordonnés à l 'Etat, quoique reconnus dans leur au tonomie par lui. Le domaine de l 'histoire n 'es t pas

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l imité à celui de la Wel tgeschich te , de l 'histoire poli t ique;

mais ce que Hegel appelle phi losophie de l 'histoire est,

et ne peu t être, que par t ie in tégran te d ' u n e phi losophie

de l 'Etat , d ' une Phi losophie du droi t .

A par t i r d'ici se c o m p r e n n e n t certaines singularités de

la phi losophie de l 'histoire hégélienne, d o n t la première

est que, chronolog iquement , l 'histoire poli t ique conna î t

une l imite antérieure, u n début , quoique, les Eta ts u n e

fois consti tués, elle con t inue sans fin : selon Hegel, l 'histoire

poli t ique n ' a pas existé depuis toujours. Evidemment , il

ne contes te pas que des h o m m e s aient existé a v a n t la

naissance de l 'E ta t et des Etats, ni qu'ils a ient vécu dans

des groupes, ni que ceux-ci a ient eu leurs propres formes de cohésion; mais de telles formes et formations, t r ibus

sauvages, groupes de pasteurs, de nomades , d 'agricul teurs

organisés pat r iarcalement , ne son t pas, à ses yeux, des

sujets e t des acteurs his tor iques. Ils son t p ré -h i s to r iques ,

ils ne c o m p t e n t pas dans l 'histoire qui c o m p t e pour Hegel ; car cet te dernière est celle du devenir d ' ins t i tu t ions raison-

nables, c'est-à-dire à la fois universelles e t libres e n ce

qu'elles réalisent et ga ran t i s sen t aux hommes , sous la forme du droit , la reconnaissance de leur valeur absolue

et de leur dignité, les t r a i t a n t c o m m e égaux malgré leurs

différentes fonctions. C 'es t de cela qu'il s 'agi t essentiel-

l ement dans l 'histoire : déjà la violence de la lu t te pou r

la maîtr ise é ta i t quête de la reconnaissance, cherchée

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d'abord inconsciemment, en-soi, d'un désir qui ne se révèle qu'à l'observateur philosophe, mais qui sera clai- rement saisi et pensé par ceux qui, de sujets au sens poli- tique d'êtres soumis seront devenus, se seront fait sujets au sens philosophique, acceptant, refusant, agissant en pleine conscience. Le long chemin, le long travail de la liberté raisonnable, de la raison se réalisant en informant un monde donné qui, pour commencer, est opposé à elle et auquel elle s'oppose, ce chemin de son travail part d'un point où, par le miracle d'un acte initial et initiant, la raison, libre volonté de liberté, s'origine, s'engendre elle- même, se donne naissance, fille qui est sa propre mère. Il n'y a pas toujours eu droit de raison et de liberté; et pourtant, nous vivons sous un système de droit et de droits reconnus : un acte créateur doit avoir fondé ce qui pour nous est devenu fondamental. La vie dans la polis, dans l'Etat et, à plus forte raison, la pensée de l'Etat et toute philosophie politique portent une date de naissance, la même que celle de cette histoire qui seule pour Hegel est succession sensée, parce que histoire des Etats, des constitutions, des systèmes de droit — et donc aussi histoire des événements qui ont influé sur un devenir qui est progrès vers un droit toujours plus raisonnable et plus universel.

En s'en tenant au Cours sur la philosophie de l'histoire et son Introduction (dont certaines parties ont été rédigées,

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mais ni complétées ni définitivement arrêtées par Hegel lui-même en vue d'une publication), on a eu souvent le regard fixé sur le concept et le phénomène du grand homme, cet individu historique qui exprime et réalise par son action ce qu'une époque a inconsciemment cherché. Le concept se rencontre, d'ailleurs assez brièvement, dans la Philosophie du droit (§ 348); mais c'est une autre figure qui y joue le premier rôle, celle du héros fondateur, fonda- teur d'un Etat, d'une morale concrète qui vit et dure dans l'Etat et grâce à lui, d'une loi, d'institutions. Là où il n'existait que la violence de la volonté naturelle, la violence du héros, violence seconde par rapport à l'état de nature, mais violence — comment le fondateur invoquerait-il un droit antérieur au droit ? — procède d'un droit sui generis (§ 93, où la correction de Lasson s'impose, voir les Addi- tions, p. 308 s.), non droit en notre sens, puisqu'il n'y a pas de loi dont ce droit découlerait, mais droit absolu, droit de

l'Idée qui se réalise, droit à « des institutions objectives, débutant par le mariage et l'agriculture, que la forme de la réalisation apparaisse comme législation divine et bien- fait, ou comme violence et tort — c'est le droit des héros

à fonder des Etats » (§ 350). « D'abord, un peuple n'est pas encore un Etat, et c'est le passage d'une famille, d'une horde, d'une tribu, d'une foule à la condition (Zustand) d'Etat qui fait que l'idée en tant que telle y soit formelle- ment réalisée... Se situent donc avant le début de l'histoire,

d'une part, l'innocence sans intérêt à elle (Interesselos) et apathique, d'autre part le courage de la lutte formelle

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pour la reconnaissance et la vengeance » (§ 349, avec la note). Le héros, plus antique que le grand homme, créant l'histoire au lieu d'y intervenir, pour importante que soit telle intervention à sa place déterminée dans l'histoire constituée, seul le héros, celui dont mythe et légende nous ont transmis le souvenir, nous montre comment il a pu y avoir histoire comme devenir de la liberté concrète et

réalisation de son concept en monde humain pétri de raison, d'universalité et en même temps d'organisation, où l'inégalité des fonctions n'est pourtant pas en conflit avec l'égalité reconnue des droits de tous, et où tous, tirant du tout organisé leur subsistance et la garantie de leur existence, par là même font vivre et durer ce Tout, n'étant réels que par lui, qui n'est réel qu'en eux.

Seule une philosophie du droit, des institutions, de l'organisation de la société et de l'Etat peut donc fonder une histoire philosophique et une philosophie de l'histoire. « L'Esprit général (Allgemein) trouve l'élément de son existence, quand il s'agit d'art, dans l'intuition et l'image, (il le trouve) dans le sentiment et la représentation en la Religion, avec la Philosophie dans la pensée libre et pure : dans l'histoire politique (Weltgeschichte) (cet élément est) la réalité intellectuelle effective, dans toute son étendue d'intériorité et extériorité » (§ 341). Tout apparaît donc sur le plan de cette histoire, mais tout n'y révèle pas tout son être : l'Esprit objectif, pour le dire en termes hégéliens, n'est pas l'Esprit absolu; mais celui-ci ne peut être, agir, se faire effectivement, efficacement réel qu'en s'élevant

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à partir de cette base. A plus forte raison, il n'en est pas autrement de ce qui n'est pas philosophiquement plus élevé que l'Etat, mais, au contraire, plus abstrait, partiel, parti- culier : la moralité abstraite de la réflexion d'abord, mais aussi la morale concrète, vivante parce que vécue, et cet ensemble d'égoïsmes individuels ramenés à l'unité par l'idée et la nécessité, et qu'on appelle société par opposition à l'Etat : tous, ils ne deviennent Wirklich que dans l'Etat, et c'est là qu'ils se comprennent, étant compris et reconnus par lui, et que, conscients d'eux-mêmes, ils peuvent reconnaître ses lois et institutions comme les leurs, celles de leur volonté vraie, volonté de satisfaction du désir humain fondamental d'être reconnu comme libre parce que — et pour autant que — raisonnable.

Il convient d'insister sur la place donnée, entre l'Esprit subjectif et l'Esprit absolu, à la politique et la philosophie du droit, y compris la philosophie de l'histoire. Hegel, il l'a plus d'une fois souligné, va de l'abstrait au concret — dans le cas qui nous intéresse, de la propriété formelle et de la volonté empirique, psychologiquement déterminée, à l'Etat, à travers les médiations que présente et analyse la Philosophie du droit sous les titres de moralité abstraite, morale vivante, famille, société des individus-atomes soumise à la loi quasi naturelle de cet atomisme — jusqu'au plan où le moteur du mouvement est compris comme la liberté en soi, agissant en vue de sa propre réalisation dans

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le monde et pour soi, liberté dernière à paraître dans l'histoire, première en soi et qui, une fois apparue dans le monde et s'y étant comprise, ne veut plus rien que soi- même, liberté concrète, rendue concrète par la raison, dans la raisonnabilité, si un terme aussi laid peut être admis, qu'est l'Etat.

Cependant, le mouvement de la raison qui se veut pensée libre, c'est-à-dire qui se pense elle-même comme il-limitée, in-finie, en comprenant que tout ce que, d'abord, elle croit extérieur ne l'est que parce qu'elle le pense comme extérieur, ce mouvement n'aboutit pas encore à son terme ultime avec l'Etat et la reconnaissance que l'Etat est, en effet, la réalisation de la raison sur terre; car c'est sur terre que la raison se réalise, autrement dit, sur le plan de la finitude, qui ne cesse pas d'être ce qu'elle est pour être raisonnablement satisfaite, satisfaite en tant que raison- nable et pour autant qu'elle l'est.

L'Etat pense, certes, la société, ce système de besoins et de satisfactions, il supprime, en l'élevant, ce que la loi quasi mécanique de l'économie a d'aveugle, il prévoit, empêche, domine les crises ; en même temps, il permet aux citoyens, à ceux qui vivent au niveau de l'Etat, de s'exprimer et d'accéder, en collaborant à la législation et aux décisions de l'Etat, à l'intelligence de leurs vrais intérêts et de l'accord de ceux-ci avec la morale de la communauté, laquelle subsiste malgré la dispersion atomisante qu'est, regardée abstraitement, la société; bien plus, l'Etat est le garant de la famille, de l'honneur des citoyens, du Tout concret de

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leur existence matérielle, morale, civique. C 'es t lui qui fait

vivre et survivre les h o m m e s humanisés par lui, et c'est

pourquoi l ' individu qui lui doi t sa liberté et sa digni té

doi t aussi à ce qui est son propre universel le sacrifice de

tous ses intérêts, voire de sa vie. Cependan t , il n ' en est que

plus visible que l 'universalité de l 'E ta t n ' e s t concrète qu 'en

t a n t qu'elle est celle de ce groupe, de ce t t e loi, de c e t t e const i tu t ion, de c e t t e mora le : son universalité est relative,

donc en m ê m e temps non-universali té, part iculari té, indi- vidualité, liée d ' u n lien indissoluble à l 'extériorité et à la

na tu re en t a n t que donnée. L 'E ta t est l 'E ta t de tel peuple, rés idant sous tel cl imat, sur tel sol, const i tué en uni té

polit ique par tel héros fonda teur : q u a n d il s 'agi t de poli-

t ique et d'histoire, il est impossible d 'él iminer la nature,

c 'est-à-dire l 'accidentel. Certes, l 'E ta t pense la réalité sociale

et polit ique (le b o n Etat , capable de se penser et de se bât i r dans sa « raisonnabil i té » concrète — les E ta t s défectueux

ne m a n q u e n t pas selon Hegel : r envoyons s implement

au § 552 de l' Encyclopédie de 1828), mais il ne pense pas

sa pensée; la phi losophie de la poli t ique est au-delà de la

poli t ique qu'elle pense, m ê m e au-delà de la meilleure

réalité politique, e t l 'Esprit objectif, objectivé dans les

inst i tut ions, n 'es t pas absolu puisqu'il conna î t u n extérieur pou r lui irréductible.

Aussi l 'histoire poli t ique — si l 'on aime les jeux de mots ,

on pourra i t rendre Wel tgesch ich te pa r h is to i re monda ine ,

histoire qui ne se t ranscende pas — est-elle réalisation de la ra ison dans le domaine de l 'accidentel et de la nécessité

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extérieure : elle est, comme Hegel le souligne, histoire de conflits entre individus quasi naturels, dirigés par des individus naturels tout court, entre Etats déterminés, dont chacun juge en dernière instance, en juge arbitraire parce que particulier, de ses intérêts et de son honneur, conflits d'individus qui ne s'unissent pas en super-Etat, entre lesquels il n'existe aucune possibilité de règlement par juge et tribunal, aucune loi, aucune autorité qui serait capable de l'imposer si une telle loi existait, Etats liés tout au plus par de vagues obligations quasi morales et comme telles respectées ou non (§ 333 s., surtout § 340). Les pas- sions, les intérêts, les craintes s'affrontent : nous sommes au plan de la nature, sur lequel retombent inévitablement les relations entre les individus politico-historiques, pour raisonnable que soit chacun d'entre eux en sa constitution intérieure.

Hegel ne dit rien d'autre quand il affirme, avec une formule empruntée à Schiller, que le seul tribunal est ici la Weltsgeschichte : c'est en elle, à travers ses crises et ses tragédies, que l'Esprit se réalise en informant le monde. Sans doute, il ne faut pas compter que chaque aspect logico-ontologique du concept, chacun des moments successifs de son développement vers l'Idée, occupe une place correspondante dans l'ordre du temps (v. p. ex. § 32, 258) ; il ne faut pas supposer, non plus, que tout ce qui du passé est conservé dans un présent empirique et accidentel

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fasse partie de l'histoire au sens philosophique : souvent le mot Historisch désigne chez Hegel ce qui ne compte que pour une érudition qui en sa pauvreté ne comprend même pas qu'il s'agit de comprendre (p. ex. Ph. dr., Lasson, pp. 46, 65, 172, 196); il ne faut surtout pas vouloir tirer de l'histoire une justification de ce qui, dans la même histoire qui l'avait autrefois produit comme raisonnable à sa place, est devenu injustice pétrifiée. Mais l'histoire n'en a pas moins un sens, orientation à la fois et signification.

Or on peut retourner cette proposition et dire que le sens, la signification qu'avaient les événements dans l'esprit des acteurs et cet autre sens qu'y découvrent leurs descendants constituent ensemble l'histoire et qu'il ne faut pas attendre sens et orientation d'une histoire déjà toute constituée. En fait, c'est plutôt (on n'ira pas au-delà d'un modeste plutôt) cette seconde façon de voir qui semble fondamentale dans la pensée de Hegel. « L'histoire de l'Esprit, dit-il en effet, est son Acte (Tat), car il n'est que ce qu'il fait, et son acte est de se faire, et se faire ici, en tant qu'Esprit, objet de sa conscience et de se saisir soi-même pour soi-même en s'explicitant (ou : s'inter- prétant, ou : s'exhibant — Auslegend). Ce saisir est son être et son principe, et l'achèvement d'un saisir est en même temps son extériorisation (Entäusserung) et son passage. Formellement parlant, l'Esprit qui de nouveau saisit ce saisir et, ce qui revient au même, rentre de cette extériorisation en lui-même, est l'Esprit d'un plan plus élevé par rapport à soi-même tel qu'il se tenait en ce premier