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Le Chef est une femme

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DU MÊME AUTEUR

Sous le nom de Valérie Gans :

Charity Bizness, Payot, 2007.L’Enfant des nuages, Payot, 2009.

Sous le nom de Valérie McGarry :

La Vie crumble, Lattès, 2000, Pocket, 2001.L’Horloge bio, Lattès, 2002, Pocket, 2003.Le Sac, Lattès, 2004, Pocket, 2005.Seule dans mon grand lit blanc, Lattès, 2005.Le Marié était trop beau, en collaboration avec Patrick

de Bourgues, Lattès, 2006.

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Valérie Gans

Le Chef est une femme

« Elle a des recettes pour tout…sauf pour l’amour »

roman

Flammarion

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© Flammarion, 2012.ISBN : 978-2-0812-8169-1

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LA MOUSSE AU CHOCOLATDE MON ENFANCE

— Chaud devant !

En pleine discussion avec son chef pâtissier surles manières les plus créatives de rehausser unemousse au chocolat, Graciane fit un pas de côtéqui avait tout de l’entrechat pour laisser passer sonsecond, et les plaques brûlantes sur lesquelles cré-pitaient encore les Carambars fondus que l’on ser-virait avec le café. Ses narines se dilatèrent sansqu’elle s’en aperçût, dans un réflexe gourmand queprovoquait toujours chez elle l’odeur du caramel,et ce depuis qu’elle était toute petite. Comme un

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seul homme, les pâtissiers se mirent à l’imiter, run-ning gag éculé depuis le temps mais qui ne man-quait jamais de provoquer l’hilarité.

— Bon, les enfants, gronda Graciane avec unlarge sourire qui démentait son ton. Tous les jours,vous me sortez des Carambars fondus sous le nez,et tous les jours vous vous fichez de moi ! J’y peux

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rien, moi, si c’est la friandise préférée de mesnarines…

D’un geste, elle enroula sa crinière auburndans un chignon bas, avant d’aller se laver lesmains – geste qu’elle renouvelait des dizaines defois dans la journée.

— Allez hop ! Chacun à son poste ! On a qua-rante couverts ce soir, c’est pas le moment dechômer !

Propriétaire depuis trois ans de son restaurantaprès avoir fait ses classes chez son ex-mari, grandponte de la cuisine moléculaire qui ne pouvait pasvoir un œuf sans succomber à l’envie de lui faireune piqûre, Graciane venait de décrocher sa pre-mière étoile et comptait bien continuer dans cetteveine. Mais, dans cet univers d’hommes, pouraccéder aux mêmes distinctions une femme sedevait d’être encore meilleure. Et Gracianes’était juré d’y arriver. Elle était en cela secondée

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d’une équipe triée sur le volet, qu’elle avait elle-même formée à ses méthodes plus expérimen-tales que scientifiques – Graciane fonctionnait aufeeling, jugeant qu’une recette n’était aboutie quelorsqu’elle était aussi goûteuse qu’elle sentait bonet était agréable à regarder, sans que le produit eûtété dénaturé –, et qu’elle considérait comme safamille. La vue, l’odorat, le goût, et parfois même

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l’ouïe – lorsque l’on ouvrait une cocotte lutée parexemple, et qu’un soupir prometteur s’en échap-pait – et le toucher : Graciane s’attachait à ce quesa cuisine mît tous les sens en émoi.

— Bon, Jason, mon chou, qu’est-ce qu’on peutfaire pour cette mousse ? demanda-t-elle à son chefpâtissier en trempant son index dans un énièmesaladier.

Ils avaient essayé plusieurs variétés de thé – Jasonn’était pas anglais pour rien –, le café, un trait deGrand Marnier, un zeste de citron, du gingembrefrais râpé, une infusion de verveine et même untour de moulin de poivre zechouan, il n’y avaitrien à faire : Graciane ne parvenait pas à retrouverle goût de la mousse au chocolat de son enfance.Quel était donc cet ingrédient que mettait sagrand-mère Ama dans sa mousse pour lui donnerce twist incomparable que son cerveau, lui, avaitsi bien mémorisé ?

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— Yuzu, Chef ! tenta le second en préparant denouvelles plaques de Carambars.

Graciane secoua la tête. Le mouvement se pro-pagea comme une onde dans sa poitrine, qu’elleavait opulente, et sa croupe callipyge. Comme ondisait chez elle pour désigner une fille qui avait desformes, elle était joliment plantée.

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— Non… on n’en a jamais vu en Pays basque.Alors à l’époque, tu penses !

Graciane ferma les yeux. Elle revoyait comme sic’était hier la grande cuisine de leur maison deSare, où sa grand-mère faisait fondre au bain-marie le chocolat noir qu’elle mélangeait ensuiteaux jaunes d’œufs et… et à ce mystérieux ingré-dient que son esprit refusait d’identifier. Chacundes gestes lui revenait, mais la séquence s’inter-rompait toujours au même moment – celui oùAma rajoutait la fameuse pincée, à moins qu’il nese fût agi d’une goutte –, avant de reprendre justeaprès. Elle cassait les œufs, séparait les blancs desjaunes, rajoutait une pincée de sel dans les blancs,fouettait les jaunes avec un peu de cassonade et…blanc… faisait fondre le chocolat, le mélangeaitaux jaunes, battait les blancs en neige ferme et lesincorporait à la spatule en mélangeant délicate-ment de bas en haut afin de ne pas les abîmer.

— Chorizo, Chef ? ironisa un marmiton qui

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avait passé quelques mois chez El Bulli avant qu’ilne prît sa retraite, et n’était plus à une allianceétrange près.

— Je t’en prie, répondit Graciane sur le mêmeton. Ma grand-mère est une femme de goût !

— Oui, Chef !— Sardine ! hurla au hasard le directeur de salle

qui venait d’entrer dans la cuisine pour valider

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avec Graciane la disposition des tables. Originairede Saint-Jean-de-Luz, la sardine était sa madeleinede Proust, et il en aurait volontiers mis partout.Et puis, poursuivit-il d’un air malicieux, on faitbien des sardines au chocolat, alors pourquoi pasdu chocolat aux sardines ?

Tout le monde partit d’un grand rire, sauf Jean-Baptiste, le chef sommelier qui, passant plus detemps avec le maître d’hôtel qu’avec sa femme etses enfants, commençait à trouver son humour sys-tématique pour le moins fatigant.

— Ho ! Tu nous fatigues, Roland ! grommela-t-il avant de s’engouffrer dans l’escalier qui menaità la cave.

Après une dernière tentative, infructueuse elleaussi, bien que le nouvel assemblage, une infu-sion de fenouil, proposé par Jason fût tout à faitintéressant, Graciane se résolut au pire : affron-ter de vive voix l’ire de sa grand-mère, qui, elle

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le savait, ne lui pardonnerait pas d’avoir puoublier l’élément essentiel d’une recette qu’elleavait préparée devant elle plus d’une centaine defois.

À cette pensée, elle posa les mains sur seshanches rebondies qui abritaient cent mousses auchocolat au bas mot, si ce n’était plus, et toute la

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mémoire culinaire de ses aïeules, que dans lafamille on se transmettait de mère en fille et, lecas échéant, de grand-mère en petite-fille.

— Allô, Ama ? eut-elle à peine le temps deglisser avant de recevoir une salve de sa grand-mère.

— J’espère que tu as une bonne raison dedéranger ton Ama un jeudi en pleine partie debingo ma petitote ! Aujourd’hui ça rigole pas il y aun jamón ibérico de bellota de Guijuelo à gagner.

Fondant à souhait, ce jambon produit à partirdes porcs noirs élevés en liberté et nourris exclusi-vement de glands et autres pâturages naturels était,outre le préféré de sa grand-mère et ce qui se faisaitde plus cher, le seul qui pouvait se manger sansles dents ; un détail qui avait son importance passéun certain âge.

— Bon, je te rappellerai plus tard, alors !— Tu plaisantes ma petitote ! Maintenant que

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tu m’as déconcentrée…

Merde, ça se présente mal, songea Graciane inpetto. Elle aurait dû se souvenir que le jeudi jourde bingo, pour rien au monde on ne dérangeait sagrand-mère. Alors pour demander une recettequ’elle aurait dû connaître par cœur ! Prenant soncourage à deux mains et une grande inspiration,

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Graciane se lança, se préparant à une série de récri-minations.

— Le truc, là, que tu rajoutes dans ta mousseau chocolat…

— Oh ! Graciane, tu n’as pas honte ! Commentpeux-tu oublier le…

Un brouhaha éclata dans le combiné, suivi d’untonnerre d’applaudissements qui masquèrent lesderniers mots de la grand-mère. Puis les cris decelle-ci, des couinements plutôt, de joie : apparem-ment elle venait de remporter son jambon.

— Il faut que je te laisse, ma petitote ! Je vaisrécupérer mon jambon avant que ces vieilles dindesne me le piquent ! Elles sont rapides, avec leurscannes. Bon ! Et j’espère que tu n’oublieras plus,pour la mousse au chocolat !

Elle raccrocha, laissant sa petite-fille toujoursaussi ignorante, et carrément désemparée.

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— Alors ? demanda Jason, curieux de connaîtreenfin cet ingrédient mystère.

— Alors…

Graciane était sur le point de s’avouer vaincue,et de s’arrêter, la mort dans l’âme, sur l’une despréparations proposées par le pâtissier – celle au

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fenouil, vraisemblablement, dont les saveurs her-bacées lui rappelaient ses vertes vallées –, lorsquesa fille déboula, ses affaires de cours à la main,pour chaparder un goûter.

— Attention, Elija, c’est chaud ! la prévint lesecond alors qu’elle se ruait sur des gougères àpeine sorties du four.

Trop tard ! Elle se brûla les doigts. Poussant unpetit cri, de surprise plus que de douleur, elle seretourna pour se passer la main sous l’eau froide.C’est là, imprimé dans le dos du tee-shirt blancqui la moulait, que Graciane retrouva ce quedepuis plusieurs heures elle cherchait : un pimentd’Espelette.

C’était de la poudre de piment d’Espelettequ’Ama mettait dans sa mousse au chocolat, quila rendait unique. Et inoubliable.

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— Qu’est-ce qu’on mange ? s’enquit Timothéeen entrant dans la cuisine où, une heure et demieavant le début du service, toute l’équipe était atta-blée.

Afin de voir un peu ses enfants, Elija, treize ans,et Timothée, quatorze, Graciane avait décrété

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qu’ils dîneraient tous ensemble dans la cuisine durestaurant, d’un plat qu’elle préparait elle-même etqui était soit une expérience pour la nouvelle carte,soit, le plus souvent, une vieille recette d’Ama quilui rappelait son enfance et forgeait la mémoiregustative de sa progéniture. Du coup, les gaminsarrivaient avec leurs cahiers et faisaient leursdevoirs sur un coin de table, au milieu des alléeset venues des pâtissiers et des cuisiniers, en atten-dant l’heure du dîner. Plus gai que de rester seulsdans l’appartement, deux étages au-dessus,d’autant qu’il y avait toujours une bonne histoireou une douceur à glaner.

— Poulet à l’ail et piperade ! annonça Gracianeen vérifiant dans le four la cuisson de la volaille.

— Un jour, on devrait essayer de le faire à lacocotte ! hasarda Roland en humant les effluvesqui embaumaient. Ma grand-mère basque, elle fai-sait le poulet à l’ail à la cocotte… c’était très bonaussi !

— Il y a deux écoles, le contra Graciane. Toi tu

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viens de la mer, et moi de la montagne. Cheznous, on le cuit au four. Mais je veux bien que tunous en fasses un, un jour !

Elle sourit à son directeur de salle. Elle aimaitbien ce petit homme bourru, mais élégant, avec samoustache qui lui donnait un air délicieusementsuranné. Il avait toujours une anecdote à raconter,

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et son charisme tranquille contribuait incontesta-blement au succès de l’établissement.

— Oh non, pitié ! Jean-Baptiste joignit lesmains d’un air implorant. Laissons la cuisineaux cuisiniers ! C’est pas le talent qui manque,ici…

Il déboucha une bouteille de Txakolina glacé,dont il versa à chacun une rasade dans les petitsgobelets bas que l’on trouvait dans les bodegas. S’ilétait interdit de boire avant et pendant le service,un verre de ce vin léger, pétillant et fruité étaitpourtant autorisé – et même préconisé – pour semettre en train. Et puis le Txakoli n’était pas vrai-ment considéré comme du vin. Comme del’alcool, encore moins.

— Je peux pas plutôt prendre un burger ?demanda Timothée qui, au grand dam de sa mère,préférait la junk food à toutes les recettes qu’ellepouvait lui préparer.

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— Gore ! éructa sa sœur d’un air dégoûté.

Sans attendre la réponse de Graciane, Timothéeavait déballé une sorte de bun rond et mou, renfléde ce qui semblait être une saucisse de Francfortindustrielle enroulée comme un serpent dans unnid de moutarde d’un jaune chimique. Pas trèsragoûtant, en effet.

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— C’est un Mac Dog ! annonça le garçon avecun brin de fierté. C’est moi qui l’ai inventé.

— Tu ferais mieux de manger la cuisine demaman ! riposta Elija, qui, pour sa part, ne déro-geait jamais à la règle de cinq fruits et légumesquotidiens. Tu aurais moins de boutons !

— Alors là, c’est bas !

Complexé par son visage fleuri, dont aucunelotion ni aucun maquillage ne parvenaient à amé-liorer l’aspect, Timothée était blessé.

— Grosse saucisse, va ! se vengea-t-il, sachantlui aussi appuyer chez sa sœur là où ça faisait mal.

— Maman, maman ! geignit Elija, Tim a ditque j’étais grosse !

— Tim, combien de fois je te l’ai répété ? legronda Graciane, sérieuse, cette fois. Ta sœur n’estpas grosse, et on ne plaisante pas avec ça !

Pour l’avoir observée chez de nombreuses fillesde ses amies, à des degrés plus ou moins graves,

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mais de manière assez récurrente, Graciane étaitterrifiée par l’anorexie chez les ados et faisait toutson possible pour qu’Elija fût épargnée. Mais ellesavait qu’il fallait rester vigilante, et que lamoindre réflexion concernant le poids ou les bour-relets de sa fille – qu’à vrai dire elle n’avait pas –,surtout venant d’un garçon, pouvait la fairebasculer.

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— Bah quoi ? Elle me parle bien de mes bou-tons, elle ! rétorqua Timothé d’un air fielleux. Situ crois que ça me fait plaisir…

— Pas pareil ! triompha Elija.

Elle vint s’asseoir à côté de Jason, qu’elle aimaitbien parce qu’il était pâtissier et qu’il ressemblaità Robert Pattinson, le héros de Twilight. De sonair sucré ou de son talent à le manier, elle ne savaitpas, chez lui, ce qu’elle préférait. Mais c’était sonpote et contre son frère, un allié.

Une fois le dîner terminé, chacun regagna sonposte, et, sous la baguette expérimentée de Gra-ciane, le ballet des chefs reprit en cuisine tandisque dans la salle, maîtres d’hôtels et sommelierss’affairaient. Bientôt le coup de feu, et, pour lesenfants, le moment d’embrasser leur mère etd’aller se coucher.

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UN MERLAN EN COLÈRE

Avec la pluie qui, depuis plusieurs jours, ne ces-sait de tomber, les halles de Rungis étaient bai-gnées d’un froid que l’humidité rendait glacial. Etle fait d’avoir dû se tirer du lit à trois heures dumatin pour aller faire le marché n’arrangeait rien.Quand de nombreux chefs envoyaient aux approsleur second, Graciane mettait un point d’honneurà faire elle-même ses achats, ce qui avait pourdouble avantage de lui donner des idées – souvent,elle s’inspirait des arrivages du jour pour confec-tionner sa carte – et d’éviter la coulure : mêmeavec des équipes de toute confiance, on n’était

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jamais à l’abri d’un dérapage. Et ça, Graciane nepouvait pas se le permettre.

Été comme hiver, ses journées commençaientdonc aux aurores. Et même avant : ce matin defévrier qui n’avait pas encore vu le jour en était unexemple criant, que ses os perclus de froid et sesmuscles tétanisés n’étaient pas près d’oublier.

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Resserrant contre elle les pans de son manteau,elle enfila par-dessus ses gants une épaisse paire demitaines et observa les étals du poissonnier.

— Mais c’est notre Graciane ! l’accueillitMartin, loup de mer au regard si bleu qu’on auraitdit le reflet du ciel dans l’océan par grand beautemps. J’ai des belons du tonnerre, je te faisgoûter ?

Sans attendre sa réponse, il ouvrit une huîtrequ’il lui tendit, grosse masse laiteuse, sur le boutde son couteau.

— Tiens, goûte ça, tu m’en diras des nouvelles !

En fille des montagnes, Graciane n’était pas fandes fruits de mer au petit déjeuner, surtoutlorsqu’ils atteignaient, comme la belon en ques-tion, un format de compétition. Mais elle aimaitbeaucoup Martin, et s’en serait voulu de le vexeren refusant le coquillage qu’il lui offrait. Elle fit

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passer l’huître d’une rasade de vin blanc à mêmele goulot, un Tariquet minéral qui lui rappelait lesférias – et les gueules de bois magistrales qui, iné-vitablement, les accompagnaient.

— Vachement bonne, dis donc ! s’exclama-t-elle lorsqu’elle eut avalé tout rond.

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N° d’édition : L.01ELJN000266.N001Dépôt légal : février 2012