Le Brésil des années 1960 et Terre en Transe: une ...

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1 Le Brésil des années 1960 et Terre en Transe: une allégorie du désenchantement 1 Lilia Lustosa de Oliveira 2 Tout d’abord je voudrais remercier l’Université de Genève et sa Maison de l’Histoire, les organisateurs du Festival Filmar, et surtout Madame la Professeure Aline Helg, de m’avoir invitée à parler de Terre en Transe, le troisième long métrage de l’un des plus importants réalisateurs brésiliens: Glauber Rocha, dans le cadre de cet important festival du cinéma latino-américain. En même temps, c’est aussi l’occasion de pouvoir parler un peu de l’histoire de mon pays, le Brésil. Un pays colonisé par les Portugais au XVIème siècle, qui a conquis son indépendance officielle en 1822, mais qui se bat encore aujourd’hui pour conquérir sa véritable décolonisation économique, politique et culturelle. Or parler de Terre en Transe n’est pas évident ! Regarder Terre en Transe n’est pas évident non plus ! Car ce film de Rocha est un film complexe, un peu confus, gênant, angoissant et donc pas facile à voir. Mais c’est justement pour cela que je suis ici. Pour rendre l’expérience de voir Terre en Transe moins compliquée et plus intéressante pour vous. Parce qu’en fait, ce qui pose problème dans ce film - et qui est en même temps sa grande richesse – c’est surtout qu’il se compose d’allégories et de métaphores qui laissent la place à de multiples interprétations. Ce n’est donc pas par hasard que, dans le contexte très polarisé de la Guerre froide, ce film ait été attaqué à la fois par la droite et par la gauche lors de sa sortie en salles au Brésil il y a plus de cinquante ans, en 1967. Les critiques de droite l’accusaient d’être un film de gauche et ceux de gauche croyaient qu’il s’agissait bel et bien d’un film de droite, accusant même Rocha d’avoir viré de bord, puisqu’il était perçu plutôt comme un cinéaste de gauche. Terre en Transe est sorti en mai 1967, en pleine dictature militaire de droite, quand le Maréchal Artur da Costa e Silva venait de succéder au Général Castelo Branco à la Présidence du Brésil, entamant une période de dictature encore plus dure que celle de son prédécesseur. En fait, le film se situe entre le Coup d’Etat militaire de 1964 et la promulgation de l’AI-5 (Acte Constitutionnel n° 5) de 1968, qui dissolvait le Congrès, supprimait les libertés individuelles, renforçait encore les pouvoirs du président, de l'armée et de la police. Les années “de plomb” qui ont suivi ont été difficiles pour les arts du Brésil, difficiles pour le Brésil tout court. En regardant ce film aujourd’hui, on peut même dire que Terre en Transe était un film prémonitoire, annonçant déjà les temps difficiles qui allaient venir. 1 Conférence donnée à l’Université de Genève le 19 novembre 2019, dans le cadre du Partenariat entre la Maison de l’Histoire et le Festival Filmar en América Latina. 2 Doctorante en Histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne. [email protected] / https://unil.academia.edu/LiliaLustosadeOliveira

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Le Brésil des années 1960 et Terre en Transe: une allégorie du désenchantement1 Lilia Lustosa de Oliveira2

Tout d’abord je voudrais remercier l’Université de Genève et sa Maison de l’Histoire, les organisateurs du Festival Filmar, et surtout Madame la Professeure Aline Helg, de m’avoir invitée à parler de Terre en Transe, le troisième long métrage de l’un des plus importants réalisateurs brésiliens: Glauber Rocha, dans le cadre de cet important festival du cinéma latino-américain. En même temps, c’est aussi l’occasion de pouvoir parler un peu de l’histoire de mon pays, le Brésil. Un pays colonisé par les Portugais au XVIème siècle, qui a conquis son indépendance officielle en 1822, mais qui se bat encore aujourd’hui pour conquérir sa véritable décolonisation économique, politique et culturelle. Or parler de Terre en Transe n’est pas évident ! Regarder Terre en Transe n’est pas évident non plus ! Car ce film de Rocha est un film complexe, un peu confus, gênant, angoissant et donc pas facile à voir. Mais c’est justement pour cela que je suis ici. Pour rendre l’expérience de voir Terre en Transe moins compliquée et plus intéressante pour vous. Parce qu’en fait, ce qui pose problème dans ce film - et qui est en même temps sa grande richesse – c’est surtout qu’il se compose d’allégories et de métaphores qui laissent la place à de multiples interprétations. Ce n’est donc pas par hasard que, dans le contexte très polarisé de la Guerre froide, ce film ait été attaqué à la fois par la droite et par la gauche lors de sa sortie en salles au Brésil il y a plus de cinquante ans, en 1967. Les critiques de droite l’accusaient d’être un film de gauche et ceux de gauche croyaient qu’il s’agissait bel et bien d’un film de droite, accusant même Rocha d’avoir viré de bord, puisqu’il était perçu plutôt comme un cinéaste de gauche. Terre en Transe est sorti en mai 1967, en pleine dictature militaire de droite, quand le Maréchal Artur da Costa e Silva venait de succéder au Général Castelo Branco à la Présidence du Brésil, entamant une période de dictature encore plus dure que celle de son prédécesseur. En fait, le film se situe entre le Coup d’Etat militaire de 1964 et la promulgation de l’AI-5 (Acte Constitutionnel n° 5) de 1968, qui dissolvait le Congrès, supprimait les libertés individuelles, renforçait encore les pouvoirs du président, de l'armée et de la police. Les années “de plomb” qui ont suivi ont été difficiles pour les arts du Brésil, difficiles pour le Brésil tout court. En regardant ce film aujourd’hui, on peut même dire que Terre en Transe était un film prémonitoire, annonçant déjà les temps difficiles qui allaient venir.

1 Conférence donnée à l’Université de Genève le 19 novembre 2019, dans le cadre du Partenariat entre la Maison de l’Histoire et le Festival Filmar en América Latina. 2 Doctorante en Histoire et esthétique du cinéma à l’Université de Lausanne. [email protected] / https://unil.academia.edu/LiliaLustosadeOliveira

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Néanmoins, afin de comprendre l’impact du film de Rocha en cette année 1967, il faut remonter dans le temps, jusqu’au tout début des années 1960, quand le président du Brésil était encore Juscelino Kubitschek et quand le Cinema Novo, mouvement cinématographique brésilien qui prônait la décolonisation culturelle du pays, et dont Rocha était le leader, était en pleine gestation. Le Brésil au tournant des années 1950/1960 Juscelino Kubistchek, ou « JK », comme nous les Brésiliens l’appelons - ou “Président Bossa Nova”, comme la presse le surnommait à l’époque -, était un homme de centre-gauche, élu en 1956, qui avait comme but de développer le pays coûte que coûte.

3 Les images qui illustrent cet article sont reproduites avec l’autorisation des institutions responsables (Cinemateca Brasileira, Jornal do Brasil) ou sont déjà tombées dans le domaine public (Archives Nationales / Wikimedia Commons, Archives publiques du District Fédéral).

Juscelino Kubitschek, Brasilia 21.4.1960. Archives publiques du District Fédéral

Affiche conçue par Luiz Carlos Ripper, 1967. Archives Cinemateca Brasileira / Banco de Conteúdos Culturais.

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Son slogan de campagne “50 anos em 5” [50 ans de progrès en 5 ans] synthétisait bien sa façon de gouverner le pays. Il a vite établi une politique “desenvolvimentista” [développementaliste] qui était basée surtout sur l’industrialisation du pays, la création d’entreprises publiques, la substitution des importations, ainsi que la construction de la nouvelle capitale du Brésil, Brasilia, placée bien au centre du pays. La ville, d’ailleurs, où j’ai grandi ! Projetée par Lucio Costa et Oscar Niemeyer, une ville magnifique, moderne, appelée une fois par André Malraux “la capitale de l’espérance”. Son vice-président était João Goulart - ou « Jango » - ex-ministre du Travail du président Getúlio Vargas, et affilié au PTB - Parti Travailliste Brésilien, un grand défenseur de la réforme agraire du pays. JK, de son côté, rêvait plutôt de faire sortir le Brésil de sa condition de “pays agricole, fournisseur de matières premières”. Pour lui, un pays développé était un pays industrialisé. Jusqu’en 1960, “l’agriculture représentait une grande part du revenu national avec 28,4%. L’industrie […] n’y figura[n]t que pour 25,8%” 4 .” Pour JK, il était donc temps de changer cette situation qu’il croyait “d’infériorité”. Un discours qui s’insère bien dans une période où les mouvements de décolonisation ou d’indépendance dominaient les pensées des intellectuels des anciennes colonies européennes, ainsi que celles des intellectuels des métropoles même. Le Brésil de cette époque-là (et malheureusement d’aujourd’hui aussi) était un pays marqué par des inégalités sociales profondes, avec une population comprenant 40% d’analphabètes5. Il y avait des énormes différences entre le Nordeste, qui était plutôt rural et le Sudeste, industrialisé. Le retard socioéconomique de la région Nordeste, aggravé par de constantes sécheresses, forçait les paysans nordestinos à migrer vers les villes du Sud. En même temps, le Brésil de la fin des années 1950 et du début des années 1960 était aussi le pays de la Bossa Nova – un nouveau rythme musical qui mélangeait le jazz et la samba6 –, crée par João Gilberto, Tom Jobim et Vinicius de Moraes. C’était aussi le pays du Néo Concrétisme dans les Arts Plastiques et dans la littérature ! Un mouvement composé par des artistes tels que Lygia Clark, Lygia Pape, Helio Oiticica, Ferreira Gullar etc., et qui prônaient une rupture avec l’idée d’un art rationnel et rigide, ainsi qu’un retour du subjectivisme au processus créatif, tout en engageant le spectateur-même dans leurs œuvres.7

4 Milton Santos, “Nécessité d’une réforme agraire au Brésil”, Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 72, octobre-décembre 1965, p. 410. 5 Au Brésil, il y a aujourd’hui 11,3 millions d’analphabètes, 6,8% de la population âgée de plus de 15 ans (IBGE - juin 2019). 6 Le mouvement musical Bossa Nova est né à Rio de Janeiro en 1958 lors de la sortie du Long Play d’Elizete Cardoso, Canção de amor demais, où la chanteuse interprétait les compositions de Tom Jobim et Vinícius de Moraes, accompagnée à la guitare par João Gilberto dans deux chansons. 7 Le Manifeste Néoconcret fut publié le 22 mars 1959 dans le Supplément dominical du Jornal do Brasil, étant signé par Ferreira Gullar, Lygia Clark, Lygia Pape, Reynaldo Jardim, Amilcar de Castro, Franz Wessmann et Theon Spanudis. Le Néoconcretisme de Rio de Janeiro s’opposait au Concrétisme de São Paulo, surgi un peu avant, sous influence des écoles internationales telles que De Stjil, Bauhaus et l’École d’Ulm.

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Dans le cinéma, on vivait ce que j’appelle dans ma thèse de “l’instant prégnant” du Cinema Novo 8 . C’est-à-dire, la période pendant laquelle ce mouvement cinématographique était en pleine gestation, sur le point de “naître”. Tous ces artistes (musiciens, poètes, cinéastes, peintres, etc.) avaient pour habitude de se retrouver dans les bars de la ville de Rio, dans des soirées musicales organisées dans les appartements du groupe de la Bossa Nova ou chez les néo-concrets pour discuter de leurs idées et présenter leurs œuvres. Rio était une ville en effervescence culturelle - et avec elle tout le Brésil ! Selon le réalisateur cinemanovista Paulo Cezar Saraceni, “on vivait dans la Zone Sud de Rio comme si c’était le Montmartre du siècle passé [le 19ème]9.” Ainsi, malgré les grandes inégalités sociales, les intellectuels de Rio et du Brésil en général avaient alors une vision assez optimiste de l’avenir et la croyance que la décolonisation du pays était possible et proche. Et que le Brésil deviendrait, enfin, “le pays de l’avenir”, comme on disait et croyait souvent. L’inauguration de Janio Quadros / sa démission / l’inauguration de Jango A la fin du mandat de JK en octobre 1960, le nouveau président élu fut Jânio Quadros, qui représentait une coalition hétéroclite de cinq partis opposés au parti de JK10. En même temps, le vice-président élu était à nouveau Jango (João Goulart), qui avait été vice-président et proche de JK11. Jânio Quadros, qui avait gagné les élections avec la promesse de “balayer” la corruption, ne resta à la tête du pays que quelques mois, durant lesquels son gouvernement fut marqué par une succession de contradictions qui lui aliénèrent l’appui des secteurs les plus conservateurs de la société, de l’armée du pays et de plusieurs politiciens. En août 1961 Quadros donnait sa démission, et Jango devenait le nouveau président du Brésil.

8 Thèse en cours à l’Université de Lausanne. Titre provisoire : « Le contexte intellectuel et politique du Cinema Novo », sous la direction de François Albera. 9 Paulo Cezar Saraceni, Por Dentro do Cinema Novo, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1993, p. 45. 10 Le candidat d’opposition était Marechal Lott. 11 À cette époque, les électeurs votaient séparément pour le président et pour le vice-président.

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La plupart des intellectuels de gauche, et avec eux les réalisateurs du futur Cinema Novo, appelés bientôt cinemanovistas par la presse brésilienne, étaient enthousiasmés par l’accession de Jango au pouvoir, car qu’ils croyaient qu’il était “le” président qui allait faire les grands changements nécessaires pour que le Brésil devienne un pays plus juste, avec moins d’inégalité sociale. Par conséquent, la période comprise entre les administrations de JK et de Jango (1956-1964) a été l’une des époques de plus grande effervescence culturelle dans le pays, un reflet du grand changement social qui s’y opérait. Une période aussi de démocratisation politique, de développement économique et de liberté d’expression. Selon l’historien Antonio Risério:

Les discussions se déroulaient sans entraves, les idées circulaient dans leur intégralité, il n’y avait pas de prisonniers politiques dans le pays, les communistes se déplaçaient tranquillement. Dans ce climat de liberté et de développement, le Brésil était convaincu qu’il avait trouvé sa propre voie. Qu’il avait l’avenir dans ses mains. Et que le projet risquait de changer la lumière du rêve pour celle du soleil12

12 Antonio Risério, Avant-garde na Bahia, São Paulo, Instituto Lina Bo e PM Bardi, 1995, p. 17. Notre traduction. [[...] as discussões corriam sem entraves, ideias circulavam em sua inteireza, inexistiam presos políticos no país, os comunistas se movimentavam tranquilamente. Nesse clima de liberdade e desenvolvimento, o Brasil se convenceu de que era dono do seu nariz. De que tinha o futuro em suas mãos. E todo o projeto corria o sério risco de poder trocar a luz do sonho pela luz do sol.]

L’inauguration de Jango, 7.9.1961. Archives nationales. Fond: Agência Nacional.

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Le coup d’Etat Tout avait donc l’air d’aller très bien, le pays semblait avancer sur la voie du progrès et de la justice sociale quand, le 1er avril 1964, le gouvernement de Jango est renversé par un coup d’Etat militaire, suivi de l’établissement d’un régime autoritaire et nationaliste, politiquement aligné sur les Etats-Unis.

Or si ce coup d’Etat avait semblé avoir été organisé seulement par des militaires, il avait également le soutien d’une partie des segments importants de la société civile, tels que les grands propriétaires fonciers, la bourgeoisie industrielle, et une partie des classes moyennes urbaines. Le mars 1964, les secteurs anti-communistes de l’Eglise catholique appuyaient le coup dans une énorme « Marche de la Famille avec Dieu pour la Liberté » à

Sao Paulo et ailleurs. Le rêve de la décolonisation, de l’indépendance et de l’égalité sociale des intellectuels et des cinemanovistas semblait désormais plus éloigné que jamais ! Et le président Jango, qui représentait l’espoir pour nombre d’entre eux, s’était enfui au Sud du pays, où il a rencontré son beau-frère, le député Leonel Brizola, qui tentait d’organiser une résistance au coup d’Etat. Mais Jango, incapable de diriger cette réaction et opposé à toute confrontation ouverte, décidait de s’exiler en Uruguay. Les jeunes réalisateurs du Cinema Novo, lequel à cette époque s’était déjà consolidé en tant que mouvement cinématographique, de même que d’autres intellectuels brésiliens, jeunes et moins jeunes, se sentaient perdus, abandonnés, déçus… Et c’est justement cette histoire d’abandon, de perte de sens que je viens de vous raconter que Rocha nous présente dans son Terre en Transe, par le biais d’une grande allégorie – ou d’une parabole, comme il avait l’habitude de décrire son film. Le pays où

Le lendemain du coup d’Etat, 2.4.1964. Archives nationales. Fond: Correio da Manhã.

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l’histoire va se passer ne sera plus le Brésil de Rocha, mais l’“Eldorado - un pays interne atlantique”, qui pourrait être n’importe quel pays de l’Amérique Latine, y compris le Brésil. Terre en Transe est donc pour Rocha une sorte de catharsis, c’est son cri de désespoir, sa révolte contre ceux en qui il avait cru, à qui il avait fait confiance… C’est une allégorie de la crise politique de l’Amérique Latine. Pas très éloignée de celle que l’on voit aujourd’hui d’ailleurs… Bref, c’est une grande et belle “allégorie du désenchantement”, comme le décrit bien l’historien de cinéma Ismail Xavier, le meilleur connaisseur actuel de l’œuvre de Rocha. Mais, qui est Glauber Rocha ? Avant d’en dire plus sur Terre en Transe, je voudrais d’abord ouvrir une parenthèse pour vous parler brièvement de Glauber Rocha et de son œuvre antérieure à ce film, car il est fondamental de comprendre qui était ce Baiano13 pour pouvoir comprendre ses films.

Né à Vitoria da Conquista, ville de l’Etat de Bahia, au Nord-Est du Brésil, Rocha a été élevé par une mère presbytérienne et un père catholique, mais il se disait athée, tout en avouant être un admirateur de l’esthétique catholique et très touché par ce qu’il appelait la « religion noire », c’est-à-dire le candomblé.14 Il était superstitieux, mystique, et disait à ses proches qu’il savait qu’il allait mourir à l’âge de 42 ans. Prophétie malheureusement devenue réalité.15

Son œuvre est donc remplie de références religieuses, toujours liées aux questions politiques, qui étaient à vrai dire son sujet de prédilection. Paulo Emilio Sales Gomes - l’un des plus grands critiques du cinéma du Brésil - l’appelait alors le “prophète ailé” du cinéma brésilien.

Rocha avait déjà eu d’autres expériences cinématographiques avant de réaliser Terre en Transe. Il avait d’abord réalisé deux courts métrages: Pátio (1959) et Cruz na Praça, resté inachevé. Ces deux expériences d’un cinéma plus formaliste avaient servi à lancer le jeune Rocha dans la réalisation de films et présentaient déjà quelques aspects de la poétique du réalisateur. Barravento (1962) fut son premier long-métrage, un film qui raconte l’histoire d’une petite communauté de pêcheurs de Bahia, en majorité des noirs descendants d’esclaves africains, adeptes du candomblé, exploités par le propriétaire du filet qu’ils utilisaient pour la pêche. Selon Rocha, c’est lors de la réalisation de Barravento qu’il s’est confronté pour la première fois directement à la misère de son pays, qu’il ne connaissait jusque-là qu’à travers les livres. C’est à ce moment-là qu’il a compris que le film ne pouvait pas être tout simplement de l’« art » mais qu’il devait être aussi un manifeste.

13 Originaire de Bahia. 14 João Carlos Teixeira Gomes, Glauber Rocha, esse vulcão, Rio de Janeiro, Nova Fronteira, 1997, p. 10-13. 15 Glauber Rocha mourut le 22 août 1981, à Rio de Janeiro, d’une infection bactérienne.

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Dans ce film, Rocha suit plutôt sur la voie du néo-réalisme italien, avec comme but ultime la dénonciation de la réalité sociale de sa région. L’esthétique lui importait certainement, mais dans ce film il était plus centré sur le fond que sur la forme. Cela change dans son deuxième long métrage – Deus e o Diabo na Terra do Sol (Le Dieu Noir et le Diable Blond, 1964), lancé quelques jours avant le coup d’Etat de 1964.16 En effet, après avoir vécu l’expérience du contact avec la réalité de son pays dans Barravento, Rocha se rendait compte que c’était aussi par l’originalité de son esthétique qu’il pouvait lutter pour la décolonisation culturelle du Brésil. Deus e o Diabo se passe dans le sertão de Bahia, une zone rurale du Nord-Est, cette région très aride, très difficile à cultiver, où la paix est maintenue par les armes de cangaceiros (bandits sociaux), par la croix des beatos (illuminés) et par la force des coronéis (les propriétaires terriens) et de leurs jagunços (milices privées). Le film raconte l’histoire du vacher Manuel (Geraldo Del Rey), qui tue le patron qui le roule et l’exploite, et s’enfuit avec sa femme Rosa (Ioná Magalhães), ne trouvant pas d’autre solution que celle de s’engager dans la communauté du beato Sebastião, dans l’espoir de trouver le salut et la terre promise par la prophétie du sertão : “Le sertão deviendra la mer, la mer deviendra le sertão”. Cette allégorie, bien différente de celle utilisée dans Terre en Transe, est en fait animée ou motivée par la logique même de la prophétie. Dans l’environnement si hostile du sertão, la mer devient alors une utopie. Et c’est à partir de cette idée, de cette utopie, que Rocha compose sa première grande allégorie, considérée par Ismail Xavier comme l’“allégorie de l’espérance”. Terre en Transe commence justement (et ironiquement) avec l’image de cette mer… cette mer-liberté tant rêvée par Manuel et Rosa dans Deus e o Diabo, mais jamais devenue réalité. Du moins, pas à nos yeux. A la fin du film, les deux conjoints courent vers cette mer, mais on ne les voit jamais y arriver. Elle demeure une utopie ! L’Esthétique de la violence Après ces deux expériences cinématographiques assez réussies - Barravento a gagné un prix à Karlovy Vary et Deus e o Diabo a été présenté au Festival de Cannes - et les réflexions qui les ont accompagnées, Rocha présentait à Gênes, en Italie, dans le cadre de la V Rassegna Internazionale del Cinema Lationamericano17, son fameux manifeste “Esthétique de la violence”, qui allait devenir une sorte de “mode d’emploi” pour Terre en

16 Deus e o Diabo na Terra do Sol a été projeté au Festival de Cannes en 1964, à côté de son compatriote Vidas Secas (Sécheresse, 1963), de Nelson Pereira dos Santos, peu après l’avènement du Coup d’Etat militaire au Brésil, et a lancé le nom de Rocha à l’étranger. Deus e o Diabo n’a rien gagné, tandis que Vidas Secas remporta trois prix: meilleur film pour la jeunesse, prix de la Fédération internationale des cinémas d’art e d’essai et le prix de l’Office catholique international du cinéma (OCIC). Helena Salem, Nelson Pereira dos Santos - O Sonho Possível do Cinema Brasileiro, Rio de Janeiro, Record, 1987, p. 190. 17 Congrès “Terzo Mondo e Comunità Mondiale”, promu par l’Institut Columbianum, dirigé par le prêtre jésuite Arpa. Rocha a écrit ce manifeste dans l’avion de Los Angeles à Milan.

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Transe. Et surtout devenait le grand manifeste du Cinema Novo, prônant une “rupture avec la culture colonisatrice18”. Ce texte défendait l’idée que le cinéma du Tiers Monde devait être un refus du cinéma industriel dominant ; il rejetait l’idée de l’universalité d’une seule technique et proposait de créer une esthétique propre. Bref, le manifeste de Rocha prônait l’adoption de la pauvreté de moyens comme nouveau langage pour le cinéma du Tiers Monde. En voici quelques extraits:

Nous comprenons cette faim que l’Européen et le Brésilien dans leur majorité ne comprennent pas. Pour l’Européen c’est un étrange surréalisme tropical. Pour le Brésilien c’est une honte nationale. Il ne mange pas, mais il a honte de le dire ; et surtout, il ne sait pas d’où vient cette faim. Nous savons nous – qui avons fait ces films laids et tristes, ces films criés et désespérés où ce n’est pas toujours la raison qui parle le plus fort – que la faim ne sera pas guérie par les planifications de cabinets et que les raccommodages du technicolor ne cachent pas ses plus graves tumeurs. Ainsi, seule une culture de la faim minant ses propres structures peut se dépasser qualitativement : et la plus noble manifestation culturelle de la faim, c’est est la violence.

[…] une esthétique de la violence plutôt que primitive est révolutionnaire, voici le point initial pour que le colonisateur comprenne l’existence du colonisé : en prenant seulement conscience de sa possibilité unique, la violence, le colonisateur peut comprendre, par l’horreur, la force de la culture qu’il exploite.19

Plus tard, dans un autre manifeste intitulé “Esthétique du Rêve”, Rocha disait que Terre en Transe avait effectivement été “un manifeste pratique de l’esthétique de la violence20”. Maranhão 66 De retour au Brésil, Rocha réalisait encore deux courts métrages, des documentaires de commande. Le premier, Amazonas, Amazonas (1965) avait été commandé par le gouverneur d’Amazonas, Arthur Cezar Ferreira Reis, qui souhaitait que ce film de 15 minutes montre les beautés naturelles de cet Etat du Brésil. C’était le premier documentaire réalisé par Rocha et son premier travail en couleur. Le deuxième court

18 Lettre de Rocha à Alfredo Guevara, mai 1971. Ivana Bentes (dir.), Glauber Rocha - Cartas ao Mundo, São Paulo, Companhia das Letras, 1997, p. 403. 19 Ce texte a été publié au Brésil en juillet 1965 dans la revue Civilização Brasileira, n°3, et en France en février 1966, dans la revue Positif. Traduction de Sylvie Pierre, dans Sylvie Pierre, Glauber Rocha, Paris, Cahiers du cinéma, 1987, p. 124. 20 Glauber Rocha, “Esthétique du rêve”, 1971, traduit par Angelina Peralva et Ismail Xavier, “La politique et la poésie c’est trop pour un seul homme. A propos de Glauber Rocha: cinéaste brésilien (1939-1981)”, Culture & Conflits, 59, automne 2005. Culture & Conflits [En ligne] Adresse: file:///Users/noliveira/Downloads/conflits-1896.pdf, consulté le 23.10.2019.

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métrage, Maranhão 66 (1966), en noir et blanc, était une commande du politicien José Sarney, pour documenter son inauguration comme gouverneur du Maranhão, un Etat du Brésil localisé dans la région Nordeste, et l’un des plus pauvres du pays. Sarney était un ami de Rocha, malgré son affiliation à l’UDN - Union Démocratique Nationale, parti de droite, et en 1965, il avait été élu avec plus du double des voix de son opposant principal, et son parti devint l’ARENA, le parti politique du gouvernement militaire, après l’instauration du bipartidarisme au Brésil en 1965 par l’AI-2 (Acte Constitutionnel n° 2).21 Et si je m’attarde sur Maranhão 66, c’est parce que ce petit film de dix minutes a beaucoup inspiré Rocha pour la conception de Terre en Transe. En fait, ce fut seulement après son expérience au Maranhão que Rocha, en rentrant à Rio, écrivit le scénario définitif du film. Selon le sociologue Rossini Corrêa, Terre en Transe aurait même été basé sur l’histoire politique du Maranhão22, établissant des corrélations entre les acteurs réels et les acteurs fictifs du film. Rocha, de son côté, avouait que réaliser Maranhão 66 23 avait été effectivement fondamental pour la construction de Terre en Transe, car il avait eu, pour la première fois de sa vie, l’opportunité de participer à une campagne électorale, tout en expérimentant aussi pour la première fois la prise de son en direct—une technique qu’il allait répéter dans Terre en Transe. En plus, ce fut grâce à son contact avec Sarney qu’il avait réussi à obtenir un financement de la Banque de l’Etat du Maranhão pour produire son film. En fin de compte, Sarney n’a pas pu utiliser Maranhão 66 en tant qu’outil de propagande, car Rocha avait choisi de montrer la partie pauvre et peu reluisante du Maranhão, mettant l’accent sur la réalité sociale de cet Etat. Le film s’étendait finalement beaucoup sur la pauvreté de la région que sur le discours même du gouverneur élu : une mise en pratique parfaite de son “Esthétique de la violence”. Rocha, par contre, allait utiliser deux extraits de ce documentaire dans Terre en Transe - deux scènes de la foule - pour les séquences de l’inauguration de son personnage de Felipe Vieira comme gouverneur de la province fictive d’Alecrim.

21 José Sarney deviendra président du Brésil en 1985, après la fin de la dictature. 22 Rossini Corrêa cité par Wagner Cabral da Costa dans l’article “O Maranhão será Terra em Transe? História, política e ficção num documentário de Glauber Rocha”, Revista PUC - Programa pós-graduados em história, vol. 29, n° 2, juillet-déc. 2004 [en ligne]. Adresse: https://revistas.pucsp.br/index.php/revph/article/view/9976, consulté le 29.10.2019. 23 Le documentaire a été projeté dans la salle de cinéma la plus élégante de São Luis, la capitale de Maranhão, en tant que complément du long métrage La Rolls-Royce jaune (1964), de Anthony Asquith, et a eu une réception très mitigée, générant de la polémique auprès des intellectuels de cet Etat du Brésil.

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Terra em Transe : L’Eldorado? Selon Glauber Rocha, Terre en Transe est “une parabole sur la crise idéologique et politique de l’Amérique Latine”, sur “la politique des partis communistes latino-américains24. Il s’agissait, pour lui :

[d’] une critique amère et violente des intellectuels de gauche, théoriciens du Parti [Communiste], qui rejoignent la bourgeoisie pour soutenir le populisme démagogique et qui sont toujours trahis quand la bourgeoisie sent les dangers de ses alliances, de sa démagogie et de l’opportunisme au nom du peuple, et d’autres thèmes parallèles.25

Pour matérialiser ses réflexions - et, en quelque sorte, pour être plus libre pour le faire - Rocha crée un pays imaginaire – Eldorado – où un coup d’Etat orchestré par la droite vient d’avoir lieu. Les militants de l’opposition - de gauche - souhaitent que leur “leader” passe à l’action, qu’il ne baisse pas les bras face à l’adversaire. Mais ce n’est pas ça qu’ils vont voir ! Les Personnages Le protagoniste, qui est aussi le narrateur du film, est l’intellectuel, poète et journaliste Paulo Martins (Jardel Filho). Il agonise dans les dernières minutes de sa vie, et dans un long flashback de 115 minutes, il se rappelle son parcours politique au cours duquel il a été au service de deux politiciens opposés (l’un de droite et l’autre de gauche). Pour Rocha, Paulo Martins était “le communiste typique de l’Amérique Latine”. Il explique:

Il est du Parti sans en être. Il a une maîtresse qui appartient au Parti. Il est au service du Parti quand celui-ci fait pression sur lui, mais il aime aussi beaucoup la bourgeoisie au service de laquelle il se trouve. Au fond, il méprise le peuple. Il croit à la masse comme phénomène spontané, mais il trouve aussi que la masse est complexe.26

Les deux politiciens que Martins sert sont, d’un côté, le démagogue et populiste de gauche Felipe Vieira (José Lewgoy), Gouverneur de la province d’Alecrim; et de l’autre, le 24 Entretien avec Glauber Rocha accordé à Michel Ciment et Piero Arlorio, Positif, n° 91, janvier 1968, p. 27. 25 Lettre de Glauber Rocha à Alfredo Guevara, 1967, dans Ivana Bentes, Cartas ao Mundo, São Paulo, Cia das Letras, 1997, p. 274. Notre traduction [É uma parábola sobre a crise ideológica e política da América Latina, onde os valores se entrechocam sem encontrar o caminho válido e consequente: a luta revolucionaria. O filme é uma amarga e violenta crítica aos intelectuais de esquerda, teóricos do Partido que se unem sempre à burguesia para apoiar o populismo demagógico e sempre são traídos quando a burguesia sente os perigos de sua aliança, da demagogia e do oportunismo em nome do povo, e de outros temas paralelos.] 26 Entretien avec Glauber Rocha accordé à Michel Ciment et Piero Arlorio, Positif, n° 91, janvier 1968, p. 27.

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conservateur de droite et Sénateur Porfirio Diaz (Paulo Autran), qui orchestre un coup d’Etat pour devenir le président d’Eldorado. Son nom est d’ailleurs emprunté au dictateur Porfirio Diaz, président du Mexique de 1876 à 1911 (sept mandats consécutifs). Au milieu de (ou derrière) cet imbroglio, il y a l’entrepreneur Julio Fuentes (Paulo Gracindo), propriétaire d’un conglomérat de communications et autres entreprises. Fuentes est la personnification de l’élite économique et de la haute bourgeoisie d’Eldorado. C’est lui qui finance les campagnes électorales afin d’obtenir des bénéfices pour son business, étant prêt à trahir l’un ou l’autre candidat tant qu’il reste au pouvoir. Par ailleurs, la compagne de Paulo Martins, Sara (Glauce Rocha), est une militante du Parti de gauche, une femme forte, qui a subi la torture et reste fidèle à ses idéaux. Elle est l’un des seuls personnages du film qui semblent suivre une ligne consistante. Les similitudes entre ces personnages et ceux de la vraie Histoire du Brésil ne sont donc pas des coïncidences ! Rocha expliquait ainsi les personnages de son film:

Terre en Transe est un film sur ce qui existe de grotesque, de hideux et de pauvre en Amérique Latine. Ce n’est pas un film avec des personnages positifs, pas un film de héros parfaits, [c’est un film] qui traite du conflit, de la misère, de la pourriture du sous-développé. Pourriture mentale, culturelle, décadence présentes autant dans la droite que dans la gauche. […] nous ne pouvons pas avoir des héros positifs et définis, nous ne pouvons pas adopter des mots de beauté, des mots idéaux…27

Le baroque chez Rocha Et c’est dans cette même idée d’une Amérique Latine décadente, grotesque, en ruine, que Rocha a fait ces choix esthétiques pour Terre en Transe, un œuvre souvent décrite comme “baroque”, exagérée, ou kitsch, avec sa profusion de personnages symboliques habillés de façon atemporelle, ses décors trop chargés, et son jeu d’acteurs très théâtralisé.

27 Entretien accordé par Glauber Rocha à Fernando Cadenas et René Capriles, réalisé à Rio de Janeiro, le 29.4.1969, et publié sous le titre - “Glauber: el transe de América Latina”, dans Hablemos de cine, Lima, mai/juin 1969, pp. 34-38.

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Effectivement, “baroque” est un bon mot pour décrire Terre en Transe, car ce film est une sorte de drame baroque réalisé en plein XXème siècle, avec des intrigues qui se passent dans des palais, à huis clos, à l’exclusion du peuple, comme c’était le cas dans les œuvres baroques mêmes. A cela s’ajoutait sa volonté de présenter l’Histoire comme un désastre, une catastrophe. Dans le film, l’organisation des espaces, transformés en véritables scènes théâtrales, fait penser aux œuvres de William Shakespeare. En même temps, ils sont des lieux idéaux pour les prestations brechtiennes des acteurs dirigés par Rocha, tant par leurs gestes exagérés, artificiels, que par le fait que les personnages s’adressent parfois directement au public (ou à la caméra). Par contre, la caméra est utilisée de façon très moderne, portée à l’épaule ou à la main, comme suggérait le slogan du Cinema Novo lui-même - “Une caméra à la main, une idée en tête.” On note là l’influence du cinéma de Jean-Luc Godard, du cinéma vérité et du cinéma direct, très à la mode dans les années 1960. La caméra bouge beaucoup, elle aussi est en transe. Elle agonise même avec le protagoniste, donnant aux images une impression de nervosité, de désespoir, d’angoisse et d’étrangeté. La bande-son, assez éclectique, mélange des classiques – Giuseppe Verdi (Ouverture de l’opéra Othello), Heitor Villa-Lobos (Bachianas 3 e 6) et Carlos Gomes (O Guarani) - avec la “samba do morro”, les chants afro-brésiliens typiques du candomblé (Canto negro Alauê), mais aussi avec le son des mitraillettes et des sirènes de voitures de police. Le résultat est une bande-son originale, troublante, un peu confuse, voire gênante28. Plus encore, c’est justement le son des tambours afro-brésiliens qui donne le rythme de l’entrée dans la transe et dans le film. En effet, dans le candomblé, les rituels commencent toujours par le son des atabaques - des tambours -, le rythme jouant un rôle fondamental en tant que déclencheur de la possession, de la transe. 28 La bande son fut signée par Sérgio Ricardo.

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Pour résumer, Rocha expliquait que son film était “plus un poème qu’une fiction”, avec une structure assez libre, dont chaque séquence était un bloc isolé, avec différents types de narration. Mais le fil conducteur de ces séquences est la narration de Paulo Martins, que Rocha décrivait comme “un délire verbal d’un poète qui est en train de mourir, victime de la police, au climax d’une révolution frustrée.”29 Effectivement, une narration pas forcément facile à comprendre, qui mélange intériorité et extériorité, présentant un bel exercice de style indirect libre. Terre en Transe à Cannes Comme on peut l’imaginer, dans le contexte mondial de Guerre froide et de dictature militaire du Brésil en 1967, Terre en Transe, avec toutes ses nouveautés - de forme et de fond - a été dans un premier moment interdit dans le pays, accusé de faire de la “propagande subliminaire marxiste”, de promouvoir le lesbianisme, en plus d’être un film “mal fait”, de très mauvaise qualité. Le chef du Département de la police fédérale a donné son verdict: Terre en Transe est “dangereux et marxiste.”30 Malgré cette condamnation initiale, le film a participé au Festival de Cannes, en avril 1967, où il a remporté le prix FIPRESCI de la critique internationale, ainsi que le prix Luis Buñuel, de la critique espagnole. Selon le journaliste Nelson Motta, qui était présent au Festival, le film n’avait pas remporté la Palme d’Or, car le jury n’était pas “prêt” à récompenser un film si différent, si excessif ! Terre en Transe était pour lui “un défilé continu de ‘grands moments’, comme un livre de 500 pages, dans lequel toutes les phrases sont en majuscules et soulignées”31. Il reconnaissait pourtant qu’il s’agissait du type de film qui justifiait l’existence des festivals. Avec cette reconnaissance et ce soutien de l’intelligentsia internationale, il était devenu difficile pour le gouvernement brésilien de maintenir l’interdiction du film de Rocha. Terre en Transe a été donc libéré par la Censure juste après Cannes, en mai 1967, quand il est finalement sorti en salles.

29 Lettre de Glauber Rocha à Alfredo Guevara, 1967, dans Ivana Bentes, Cartas ao Mundo, São Paulo, Cia das Letras, 1997, p. 274. Notre traduction [O filme é mais poemático que ficcional. Isto é, a estrutura é livre, cada sequencia é um bloco isolado, narrado em estilos os mais diversos possíveis, cada sequência procura analisar um tema complexo. Unindo tudo, como narração, o delírio verbal de um poeta que morre, vitima da polícia, no climax da revolução frustrada.] 30 L’interdiction officielle à Terre en Transe a été publiée dans Portaria n° 16/67 de la SCDP - Serviço de Censura de Diversões Públicas, signée par Antônio Romero Lago le 19 avril 1967. 31 Nelson Motta, “Festival de Cannes 1967”, Correio da Manhã, 6.5.1967.

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Néanmoins, sans doute en raison des grandes expectatives que l’interdiction du film avait suscitées, le public fit preuve d’une déception presque unanime envers Terre en Transe. C’était comme si le public commun n’avait rien compris ! La presse, elle, était divisée. Ely Azeredo, le journaliste, à qui on attribue le baptême du Cinema Novo, a décrit Terre en Transe comme une “‘allégorie désordonnée’: un film qui ne dialogue pas avec le public.” Un autre journaliste, José Carlos Oliveira, le décrivait comme un “chaos en celluloïd (en pellicule), […] un poème en colère, bruyant et absurde”32. Jacira Oliveira le voyait comme un film très subversif, avec un récit extrêmement confus. Nelson Rodrigues, un dramaturge brésilien jouissant déjà d’un grand prestige à cette époque-là, et reconnu pour sa position politique de droite, a écrit quant à lui une critique positive de Terre en Transe, tout en reconnaissant qu’il s’agissait d’un film très confus, “un texte chinois à l’envers”.

Nous étions aveugles, sourds et muets à l’évidence. Terre en Transe était le Brésil. Ces types tordus en hideuses damnations, c’est nous-mêmes. Nous voulions voir une table bien dressée, avec tout à sa place, assiettes, couverts et une impression de Manchete [magazine brésilien]. Or, Glauber Rocha nous avait donné un vomissement triomphant. […] Et n’importe quelle œuvre d’art pour avoir du sens devait être cette régurgitation hideuse.33

32 José Carlos Oliveira, “Eu em transe”, Jornal do Brasil, 10.5.1967. 33 Nelson Rodrigues, Memórias de Nelson Rodrigues, Correio da Manhã, 16.5.1967. Notre traduction [Nós estávamos cegos, surdos e mudos para o óbvio. Terra em Transe era o Brasil. Aqueles sujeitos retorcidos em danações hediondas somos nós. Queríamos ver uma mesa bem posta, com tudo nos seus lugares,

Publicité du film, publiée dans le Jornal do Brasil, 9.5.1967. Auteur inconnu. Tous droits réservés.

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Terre en Transe a été considéré comme “marxiste” par quelques-uns, comme “communiste” par d’autres34, et comme “fasciste” par d’autres encore. Mais c’était justement là l’intention de Rocha avec son film, comme il l’a expliqué :

J’ai fait Terre en Transe en aspirant à ce que ce fût une bombe. Lancée en toute intention. Et m’attaquant aux préjugés d’une gauche académique, conservatrice, elle qui a manifesté à l’encontre du film une réaction névrosée, et cela a été positif.35

Dans une lettre à son ami Jean-Claude Bernardet, en juillet 1967, il écrivait:

Terre [en Transe] fut, pour moi, une rupture consciente, un accouchement par forceps, un avortement monstre, tout ce qui pouvait être désastreusement polémique, à plusieurs niveaux, du politique à l’esthétique. Terre [en Transe] est ma vision, c’est la panique de ma vision.36

La polémique autour du film était si grande qu’un débat a été organisé au Musée de l’Image et du Son à Rio, quelques jours après sa sortie en salles. Des journalistes, des cinéastes et d’autres intellectuels ont été invités à discuter de Terre en Transe. Les opinions divergeaient… Fernando Gabeira, journaliste et activiste de gauche37, attaquait le film, disant qu’il “avait été réalisé pour une minorité intellectuelle, qui était censée comprendre et interpréter ses allégories, mais qui ne pouvait en tirer profit.” Eldorado était, pour lui, “un pays robot sous-développé, mais dont les problèmes n’étaient pas identiques à ceux de l’Amérique Latine ou du Tiers Monde”38. Le psychiatre Hélio Pellegrino, de son côté, a été l’un des seuls à défendre les qualités du film de Rocha. Pour lui, Terre en Transe était la meilleure chose jamais faite au cinéma, du moins en Amérique Latine. Et la similitude d’Eldorado avec les pays latino-américains était “totale et concrète”39.

pratos, talheres e uma impressão de Manchete. Pois Glauber Rocha nos dera um vômito triunfal. […] E qualquer obra de arte para ter sentido no Brasil, precisa ser esta golfada hedionda.] 34“Direção do Festival já alistou Terra em Transe”, Jornal do Brasil, 20.4.1967. 35 “Glauber: el transe de América Latina”, op. cit. 36 Lettre de Glauber Rocha à Jean-Claude Bernardet, 12.7.1967, dans Ivana Bentes, Cartas ao Mundo, São Paulo, Cia das Letras, 1997, p. 283. Notre traduction [Terra, pra mim, foi uma ruptura consciente, parto a forceps, aborto monstro, qualquer coisa que pudesse ser desastrosamente polêmica, em vários níveis, do político ao estético, Terra é a minha visão, é o pânico da minha visão.] 37 Fernando Gabeira est devenu politicien et a occupé la fonction de Député fédéral entre 1995-2010, affilié au Parti Vert, dont il était l’un des fondateurs. Il a rejoint le PT - Parti des travailleurs entre 2002 et 2003, mais l’a quitté en affirmant que «le PT représent[ait] une gauche sans imagination, sans sophistication, incapable de saisir la complexité de la modernité», et gardant «la même vision étroite et productiviste qu'avaient les anciens dirigeants communistes, autrefois.» Dans Michel Faure, “Le Lula nouveau est annoncé”, L’Express, 15.1.2004 [En ligne] Adresse: https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-sud/le-lula-nouveau-est-annonce_491602.html, consulté le 30.10.2019. 38 “Terra em Transe em debates no Rio”, Folha de S. Paulo, 19.7.1967. 39 “Terra em Transe em debates no Rio”, Folha de S. Paulo, 19.7.1967.

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D’autres prix Outre les prix à Cannes, Terre en Transe a eu d’autres reconnaissances internationales, tel que le prix de la critique au Festival de La Havane, à Cuba, et aussi, le prix de la critique et du Jury des Jeunes, au Festival de Locarno, ici en Suisse, en août 1967. À ce jury participait le professeur de l’Université de Lausanne François Albera, mon directeur de thèse, pour qui Terre en Transe était un film “architecturé”, “un délire très bien organisé”40 . Selon le reportage de la RTS de septembre 1967, Terre en transe avait fait l’unanimité parmi les jeunes présents au Festival de Locarno, donnant une “preuve que [Rocha] avait su employer un langage nouveau et efficace.” Selon Gerald Mury, le narrateur de cette transmission, Rocha, à 28 ans, avait été la révélation de cette édition ! Pour lui, Terre en Transe était “un film que ne se laisse pas raconter”.

C’est un délire baroque emporté par le souffle de l’imagination et cette allégorie épique n’a pas de héros. […] Terre en Transe est traité avec distanciation afin que le spectateur reste juge de ce qu’il voit. Grâce au bon usage de la bande-son, Glauber Rocha parvient à formuler sa critique de la société sur le ton d’un opéra bouffe. Il dénonce les bouffons pour lutter contre le mysticisme qui demeure pour lui la principale forme d’aliénation du peuple brésilien. Ce témoignage fait preuve non seulement d’un grand talent mais aussi d’une grande lucidité.41

40 François Albera, “Locarno, notes sur quelques films”, Travelling, n° 19, 1967, pp. 19-20. 41 Transmission “Les jeunes aussi”, RTS 25 septembre 1967 [en ligne] Adresse: https://www.rts.ch/archives/tv/jeunesse/les-jeunes-aussi/10616343-locarno-1967.html, consulté le 3.11.2019.

Jornal do Brasil, 9.5.1967.

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Tropicalismo De droite, de gauche, bon, mauvais, chef d’œuvre, grotesque, subversif, chaotique… Le seul consensus autour de Terre en Transe est que ce film n’est pas passé inaperçu en cette année 1967. En effet, Terre en Transe a été un véritable choc culturel au Brésil, où il a bouleversé le cours des arts, tout en déclenchant une vague de renouvellement dans la musique, le théâtre et le cinéma-même. Selon Ismail Xavier, “Terre en Transe [avait] condensé le Cinema Novo qui agonisait, tout en préparant l’arrivée du Tropicalismo”42. L’allégorie passait maintenant à occuper la place centrale dans le débat esthétique, en particulier l’allégorie liée à la crise des projets de révolution qui avaient été à l’ordre du jour jusqu’au coup d’État de 1964. Désormais le Tropicalismo prônait le retour aux idées modernistes des années 1920 - c’est-à-dire à l’anthropophagisme d’Oswald de Andrade, incluant la valorisation des racines du pays tout en les faisant cohabiter avec les influences internationales de l’époque. Toujours en 1967, dans l’univers du théâtre, le dramaturge José Celso Martinez Correa, du Théâtre Oficina, mettait en scène la pièce O Rei da Vela [Le roi de la chandelle], écrite par Oswald de Andrade en 1933, et la dédiait à Glauber Rocha et à son film Terre en Transe. Du côté de la musique, les jeunes Caetano Veloso, Gilberto Gil et Os Mutantes43 présentaient au Festival de la Musique Populaire Brésilienne de la TV Record, à São Paulo, une nouvelle façon de faire de la musique, mélangeant la guitare électrique du rock américain, avec les rythmes acoustiques brésiliens. Ils s’habillaient de façon extravagante, avec des vêtements très colorés faits en plastique. Ces jeunes musiciens, inspirés par l’installation d’Hélio Oiticica intitulée Tropicália et par le film Terre en Transe de Rocha, se sont attaqués aussi bien à la dictature au pouvoir au Brésil qu’à la gauche intellectuelle de ces années-là. Les textes de leurs chansons étaient construits sur des jeux de métaphores, pleins d’ironies, faits exprès pour échapper à la censure qui allait encore se renforcer après l’adoption de l’AI-5 en 1968. Caetano Veloso, à qui on attribue la création du Tropicalismo, avoue que c’était en regardant Terre en Transe qu’il avait compris que les années de plomb de la dictature ne parviendraient pas à empêcher les artistes de protester et de pratiquer leurs arts, et qu’il était temps de créer une nouvelle forme d’expression, d’organiser une nouvelle révolution esthétique dans le Brésil. C’était sa mission… 42 Ismail Xavier, Cinema Brasileiro Moderno, São Paulo, Paz e Terra, 2006 [2001], p. 64. 43 Groupe musical composé par Rita Lee et les frères Arnaldo et Sérgio Dias.

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[…] quand le poète de Terre en Transe a décrété l’échec de la croyance en l’énergie libératrice du “peuple”, moi, dans le public, n’ai pas vu la fin des possibilités, mais l’annonce des nouvelles tâches pour moi.44

Voilà l’histoire que je voulais vous raconter. Une histoire plus actuelle que jamais et qui m’incite à me demander constamment quel type d’allégorie Glauber Rocha, le “prophète ailé” du cinéma brésilien, aurait choisie pour raconter ce qui se passe actuellement dans son pays… Et je ne peux que remercier les organisateurs du Festival d’avoir choisi son film, si approprié pour discuter de la situation de l’Amérique Latine aujourd’hui.

44 Caetano Veloso, Verdade Tropical, São Paulo, Cia das Letras, 1997, pp. 104-105. Notre traduction [[…] quando o poeta de Terra em Transe decretou a falência da crença nas energias libertadoras do “povo”, eu, na plateia, vi, não o fim das possibilidades, mas o anuncio de novas tarefas para mim.]

Caetano Veloso, Festival de la musique populaire 1967. Archives Nationales – Fond : Correio da Manhã