L'avénement de la civilisation moderne comme révolution globale

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History of European Ideas, Vol. 14, No. 1, pp. 75-84, 1992 0191.6599/92 $5.00+0.00 Pruned in Great Britam 0 1992 Pergamon Press plc L’AVkNEMENT DE LA CIVILISATION MODERNE COMME RhVOLUTION GLOBALE GEORGES ANDREY* Deux faits majeurs dominent l’histoire contemporaine de la civilisation occidentale: l’un, de nature tconomique et sociale, est le passage de l’ere agraire au monde industriel; l’autre, de nature politique, est l’avenement de ce qu’on appelle communement la democratic moderne, expression dont le qualitatif-il n’a rien de pejoratif pour les democraties antique et mediCvale-sert seulement a situer dans le temps l’une des variantes, nouvelle par certains aspects, du ‘gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple’. L’importance de ces deux phtnomenes s’en trouve encore accrue quand on constate qu’ils sont reunis par un ensemble de denominateurs communs permettant d’avancer l’idte de revolution globale, laquelle implique Cvidemment celle de rupfure complete dans le passage d’une civilisation a l’autre. C’est a dtcrire a grands traits cet ensemble de donnees qu’on s’attachera ici, mais en soulignant a la fois leur connexite et leur complexite, reflet m&me de la connexite et de la complexite des structures de notre socitti: contemporaine. A. L’AVIZNEMENT DE LA CIVILISATION INDUSTRIELLE: UNE RI+OLUTION SANS PRI%%DENT La mutation fondamentale reprtsentte par le passage de la civilisation agraire a l’ere industrielle constitue un changement social’ qui retient doublement l’attention: par son processus et par sa rapiditt. En tant que processus, il s’est diffuse dans le monde occidental selon un canevas, un schema, un ‘scenario’que les penseurs modernes, de Hobbes et Rousseau a Rostow et Fourastie en passant par Marx, L&nine, Durkheim, Schumpeter et Colin Clark, ont peu a peu tlabori: a la lumitre de leurs obervations et qui, dans ses grands traits, se resume en l’action a la fois destabilisatrice et novatrice de facteurs dits endogenes (modification du systeme des valeurs) et exogenes (transformations demo- graphiques, techniques et economiques) associee a des dtstquilibres rtgionaux (zones de refoulement et zones d’attraction) et a des mecanismes irrtversibles de transfert (evolution economique ineluctable du secteur agricole vers les secteurs industriel et tertiaire). Mais, selon nous, la rapidite avec laquelle s’est op.&C ce changement social est plus frappante encore. A des millenaires d’histoire presque exclusivement domines par la relation de l’homme a une terre qui, souvent, ne le nourrit pas, succede, en moins de deux cents ans, soit depuis le milieu du dix- huitieme siecle environ, un monde nouveau qui, tres t8t, s’emploie essentielle- ment a produire et gerer des biens industriels et des services, tandis que la *Chemin de la Residence 47, CH-1752, Villars-sur-Glbne, Switzerland. 75

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History of European Ideas, Vol. 14, No. 1, pp. 75-84, 1992 0191.6599/92 $5.00+0.00 Pruned in Great Britam 0 1992 Pergamon Press plc

L’AVkNEMENT DE LA CIVILISATION MODERNE COMME RhVOLUTION GLOBALE

GEORGES ANDREY*

Deux faits majeurs dominent l’histoire contemporaine de la civilisation occidentale: l’un, de nature tconomique et sociale, est le passage de l’ere agraire au monde industriel; l’autre, de nature politique, est l’avenement de ce qu’on appelle communement la democratic moderne, expression dont le qualitatif-il n’a rien de pejoratif pour les democraties antique et mediCvale-sert seulement a situer dans le temps l’une des variantes, nouvelle par certains aspects, du ‘gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple’.

L’importance de ces deux phtnomenes s’en trouve encore accrue quand on constate qu’ils sont reunis par un ensemble de denominateurs communs permettant d’avancer l’idte de revolution globale, laquelle implique Cvidemment celle de rupfure complete dans le passage d’une civilisation a l’autre. C’est a dtcrire a grands traits cet ensemble de donnees qu’on s’attachera ici, mais en soulignant a la fois leur connexite et leur complexite, reflet m&me de la connexite et de la complexite des structures de notre socitti: contemporaine.

A. L’AVIZNEMENT DE LA CIVILISATION INDUSTRIELLE: UNE RI+OLUTION SANS PRI%%DENT

La mutation fondamentale reprtsentte par le passage de la civilisation agraire a l’ere industrielle constitue un changement social’ qui retient doublement l’attention: par son processus et par sa rapiditt. En tant que processus, il s’est diffuse dans le monde occidental selon un canevas, un schema, un ‘scenario’que les penseurs modernes, de Hobbes et Rousseau a Rostow et Fourastie en passant par Marx, L&nine, Durkheim, Schumpeter et Colin Clark, ont peu a peu tlabori: a la lumitre de leurs obervations et qui, dans ses grands traits, se resume en l’action a la fois destabilisatrice et novatrice de facteurs dits endogenes (modification du systeme des valeurs) et exogenes (transformations demo- graphiques, techniques et economiques) associee a des dtstquilibres rtgionaux (zones de refoulement et zones d’attraction) et a des mecanismes irrtversibles de transfert (evolution economique ineluctable du secteur agricole vers les secteurs industriel et tertiaire). Mais, selon nous, la rapidite avec laquelle s’est op.&C ce changement social est plus frappante encore. A des millenaires d’histoire presque exclusivement domines par la relation de l’homme a une terre qui, souvent, ne le nourrit pas, succede, en moins de deux cents ans, soit depuis le milieu du dix- huitieme siecle environ, un monde nouveau qui, tres t8t, s’emploie essentielle- ment a produire et gerer des biens industriels et des services, tandis que la

*Chemin de la Residence 47, CH-1752, Villars-sur-Glbne, Switzerland.

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paysannerie, saignte par l’exode rural, devient une minorite au sein de la population active des pays tkonomiquement les plus developpes de la plan&e.

On observera toutefois que le changement n’est pas le monopole du monde contemporain et que de profondes mutations ont aussi, jadis, transform& I’humanite, m8me si celIe-ci a conserve alors son monolithisme. La remarque est d’importance. Si la rapiditt de la modernisation contemporaine est indtniable, le terme d’acckl&ation exprime encore mieux cette r&alit&. Les innovations anterieures penitraient et se rtpandaient beaucoup plus lentement, pour des raisons connues de chacun, sinon faciles a comprendre: densite nettement plus faibIe de la population terrestre, rarett et difficult6 des voies de communication, lenteur des moyens de transport, emprise de la mentaliti: traditionaliste, absence de media (presse, radio, television).

Les causes de l’acceltration du changement sont multiples. Vouloir en donner une enumeration exhaustive serait presomptueux: B la limite, toute evolution humaine rel&ve du libre arbitre, comme le souligne John U. Nef dans son analyse des origines de l’industrialisation, qu’il d&kit comme Ie passage d’une civilisation du qualitatif a une civilisation du quantitatif.* 11 semble toutefois que, du strict point de vue economique, trois facteurs au moins ont joue un role de premier plan: la diversification des activites, issue de la coexistence dirsormais de deux puis de trois secteurs (le primaire ou l’agriculture et Ies mines, le secondaire ou l’industrie, le tertiaire ou les services); ia division croissante du travail; enfin et surtout la substitution d’une tconomie d’echanges a une economic de subsistance. Petit-&tre faut-il en ajouter un quatrieme, d’ordre plus general: la competition n&e de cette diversification. L’intrusion du phtnomene industriel dans la civilisation agraire a &ti: ressentie par la societe traditionnelle comme un dtfi qu’elle a tent& de relever. Cette tentative s’appelle ‘revolution agricole’. Mais en empruntant a son concurrent machines, produits et techniques, l’agriculture moderne n’a fait qu’accentuer l’exode rural vers les villes, deversoir sans fond de son trop-plein de main-d’oeuvre.

Alors que la rarett et la lenteur des innovations menageaient autrefois les transitions sociales, a l’epoque contemporaine I’acc&ration du changement a trfln~for~~ ~~vo~~tio~ en revolution. Mais, autre caractiristique du monde moderne, cette revolution a affect& l’ensemble de la societe et de ses domaines d’activite, en sorte que, considerie dans le long ou tres long terme, elle revkt un caractere de globalite ou, si l’on prefere, de totalite qui permet de parler de synchronisme ou de concomitance des mutations. Son contraire, l’asynchronisme

des mutations,3 c’est-a-dire leur non-concomitance, est un phenomkne non moins reel, mais s’applique plutbt, a nos yeux, aux changements a court et moyen terme. L’asynchronisme rend compte des crises ponctuelles et des revolutions sectorielles; le synchronisme se rapporte aux transformations fondamentales qui en resultent et dont nait la socie’tt nouvelle.

SocietC nouvelle, le monde contemporain a v&u et vit encore une telle mutation. R&o&ion me et indivisibIe s’ttalant sur les deux derniers sikcles de notre presente histoire, elle affecte la quasi-totality des structures-politiques, dtmographiques, tconomiques, techniques, ecologiques, sociales, culturelles- de la civilisation occidentale. ‘Tout est revolution en ce monde’, observait en 1722 deja Louis-Stbastien Mercier.

N’insistons pas sur la rtvolution politique, B laquelle nous nous arreterons tout

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a l’heure. Les historiens n’ont eu qu’a reprendre l’expression de la bouche m&me des acteurs et contemporains des ivtnements pour la faire passer dans les manuels. En revanche, la plupart de ces derniers, encore trop exclusivement axes sur l’histoire institutionnelle, militaire et diplomatique, se montrent fort discrets sinon muets sur les autres revolutions, pourtant Cvidentes. Decrivons-les succinctement.

La rkvolution dkmographique est patente: elk se caracterise non seulement par 1“explosion quantitative des effectifs de population, mais encore par des ameliorations qualitatives considtrables, a savoir t’accroissement de l’esperance de vie et la diminution de la mortahte infantile, I’allongement de la taille et l’augmentation du poids, ainsi que par des formes nouvelles d’enracinement et de deracinement des masses, c’est-a-dire, d’une part la fixation de populations jusqu’ici mouvantes (mendiants, vagabonds, apatrides, dtserteurs), d’autre part le d&placement et le brassage de populations alors sedentaires, rurales surtout, mouvements dont les manifestations principales sont l’exode rural et l’emigration transoctanique. Quant aux migrations professionnelles, celles des saisonniers surtout, elles perpetuent dans des conditions nouvelles celles des gens de metier d’autrefois (compagnons, marchands et artisans ambulants).

Une revolution politique veritable ne saurait &later, ou du moins sauvegarder ses conqu&tes, sans r&oh&ion Cconomique et sociale. Ce qui a ttt dit ci-dessus de la revolution industriei~e et, indirectement aussi, de la revolution agricole, nous dispense d’en parler longuement. Evolution ou revolution? La controverse est n&e d’une changement dans la perception du temps. L’expression de ‘revolution industrielle’ est pourtant ancienne: elle daterait de 1827.4 Mais l’acceleration constante de l’histoire,5 propre a notre civilisation d’aujourd’hui, tend de plus en plus a nous faire voir les changements passes comme des processus lents. La date ci-dessus nous montre que les ~ontemporains consideraient au contraire l’industrialisation comme un processus rapide, sinon brusque. A fortiori, il y a tout lieu de penser que les predecesseurs du phenomene, ses temoins imaginaires, penseraient de m&me. Quant aux modalites sociales de la revolution, elles revEtent trois aspects principaux, au reste etroitement interdependants. C’est d’abord le passage d’une societe d’ordres, c’est-a-dire oti le rang et la dignite ne dependent pas en premier lieu de la fortune, a une societe de classes, oii cela est prkisement la regle. C’est ensuite, consequence de cette mutation fondamentale Ctonnamment rapide en regard de l’evolution sociale sous 1’Ancien Regime, le renversement, a la faveur des revolutions politiques, des anciennes couches dirigeantes et ieur remplacement pr de nouvelles, deja detentrices du pouvoir economique, a savoir les classes bourgeoises. C’est enfin la diversi~cation de l’eventail social: alors que la socitte d’Ancien Regime compte 80 B 90% de paysans, sinon davantage, ce qui permet de la quaiifier de monolithique, la societt contemporaine issue de la revolution Cconomique se pluralise et, au- dessous de la bourgeoisie conquerante, apparaissent deux classes: l’une de paysans enrichis, nee de la revolution; l’autre de prolttaires, que secrete la revolution industrielle et qui deviendra vite pl~thorique, suscitant ‘la’ question sociale des temps modernes.

La revolution Cconomique a et6 precedee et accompagnee de la rkvolution des techniques. Les &tapes en sont jalonnees par des inventions toutes plus geniales les unes que les autres. Leur enchainement et leurs consequences ont tellement

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tmerveillt nos esprits que certains n’htsitent pas aujourd’hui a faire de cette revolution la maitresse de toutes les autres. C’est, dans I’industrie textile, la navette volante de Kay (1733), suivie de la machine a filer de Lewis Paul (1738) et des metiers a tisser mecaniques de Cartwright (1785) et de Jacquard (1800). Dans la metallurgic, c’est la machine a vapeur de Watt (1765), dans la chimie la dtcouverte du chlore par Berthollet (1785) et la fabrication de la soude par Leblanc (1791). En 1797, Lebon obtient le gaz combustible, tandis que l’electricite appliquee fait bientot des progres decisifs grace a Volta, Ampere et Morse qui donnent leur nom a leurs inventions. De leur c&e, les transports terrestres sont rtvolutionnes par Stephenson; en 1814, il construit la premiere locomotive vraiment efficace. La premiere ligne ferroviaire fonctionne dts 1825, entre Stockton et Darlington, en Angleterre. A la meme Cpoque, la navigation beneficie elle aussi de la vapeur grace aux machines installtes sur bateaux et navires.

Consequence de la revolution technique, indutrielle et dtmographique, le paysage rural et urbain se modifie profondttment: c’est ce qu’on peut appeler la rkvolution Pcologique. Des routes plus nombreuses et plus larges sillonnent la

campagne. L’agriculture passe du champ ouvert a la prairie cloturee et se diversifie sous l’effet de nouvelles cultures qui s’ajoutent aux anciennes. La jachere disparait, des machines plus perfectionnees et plus nombreuses ainsi que des races animales plus robustes commencent a peupler champs et prairies. La ville elle aussi prend un visage nouveau. Les remparts sont rases, les rues s’tlargissent, les avant-toits sont raccourcis ou supprimes, le tout au profit de l’ensoleillement et de l’aeration. Les maisons en bois sont remplacees par des demeures en Pierre plus solides. Des canalisations sont construites qui facilitent l’tvacuation des eaux us&es et ameliorent l’hygiene. L’tclairage nocturne apparait et se gentralise. Le tissu urbain se fait plus dense et plus gtometrique: plus dense du fait de l’adjonction de nouveaux etages aux immeubles en Pierre, mais surtout du fait de la rarefaction des surfaces vertes, encore t&s nombreuses, oh volaille, menu voire gros bttail s’ebattent encore en regime de semi-liberte, avoisinant ou frtquentant le tas de fumier qui repand ses effluves dans l’atmosphere; plus geometrique du fait de l’alignement systtmatique de rues desormais moins tortueuses. Quant aux relations ville-campagne, elles se modifient aussi profondement: l’urbanisation, on l’a vu plus haut, est un trait majeur de la civilisation industrielle.

Toutes les revolutions precedente s’inscrivent finalement dans le contexte d’une vaste rkvolution culturelle dont il est possible de ramener a trois les principales formes d’expression. L’ecole d’abord. Consequence de l’adoption du principe de l’enseignement obligatoire et gratuit, l’alphabetisation generale des masses represente un phenomene qui autorise tout a fait l’expression de revolution scolaire. De meme, consequence de l’adoption du principe de la liberte de presse, l’information de masse constitue une modalite revolutionnaire du savoir. Enfin, troisieme revolution du m&me type, celle des mentalites. S’il est vrai que, chez le savant, la naissance de l’esprit scientifique donne a l’homme ‘l’impression de devenir rtellement le maitre de la vie’,6 chez l’homme de la rue, c’est l’irruption de l’esprit critique, n&e de son acces a I’instruction et a l’information, qu’il faut considerer avant tout. A cela s’ajoute une dimension psycho-collective nouvelle, un phenombne social inconnu et d’une port&e

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considerable: l’opinion publique, dont l’emergence a Cte d&rite pejorativement comme la ‘naissance d’un monstre’.’ On complttera le tout en Cvoquant la d~sacralisation du monde, la diffusion de l’esprit mercantile et de l’idte de profit et surtout l’affirmation de la liberte individuelle comme principe d’emancipa- tion, theme sur lequel nous reviendrons plus bas.

Le regard qu’on vient de jeter sur la civilisation industrielle et qui aboutit a discerner dans sa mise en place un vaste processus revolutionnaire est d’autant plus facile a l’observateur que sont importants les progres des sciences humaines durant la mime periode. Les apports de disciplines nouvelles, sociologic et politologie, science tconomique et statistique notamment, ont en effet grandement contribue a enrichir les domaines du savoir et amen6 les historiens a rompre l’isolement oti les enfermaient jusqu’ici leurs sptcialites. Les &changes interdisciplinaires ont connu et connaissent aujourd’hui un developpement suffisant pour qu’enfin le concept d’histoire totale finisse par s’imposer.

Les implications d’une telle vision de l’histoire sont considerables. La principale peutttre consiste pour le theoricien et le praticien des sciences humaines, en particulier pour l’historien, a concevoir la sociite comme un champ d’activites interdependantes oh le jeu multiple des reciprocites evoque a juste titre, et a choix, l’image physique des vases communicants, des interferences ondulatoires voire celle, nucleaire, de l’agencement des atomes. Des principes d’une science nouvelle, la cybern~tique,9 il est aussi en mesure de tirer une thkorie des sy.st&meslO qui, outre l’avantage de son triple contenu deductif, predictif et heuristique, lui offre la possibilite d’elaborer des interpretations gtnerales du fonctionnement des societes, notamment par reference aux mkcanismes rkgulateurs qui permettent a la collectivitt de pallier les defaillances dont elle est victime et, surtout, de faire face au changement” dont on a dit plus haut l’ampleur et la pr~fondeur depuis l’avenement de la rkvolution industrielle.

B. LA DlkMOCRATIE MODERNE, AMCNAGEMENT POLITIQUE DES LIBERTkS

La sock36 formant un tout organique dont les composantes, Ctroitement liees, sont en perpetuelle dialectique et,de ce fait, en recherche d’un constant tquilibre, il va de soi que les changements dtmographiques, economiques et culturels qui l’affectent se repercutent sur ses structures politiques. A plus forte raison quand les changements en question sont des bouleversements qui ont nom ‘revolution’. L’expression de ‘revolution politique’ est d’ailleurs la moins contestee de toutes celfes qu’utilisent les historiens pour signifier le renversement de I’Ancien Regime. Et si, en la designant, ils lui Btent volontiers son qualificatif, c’est qu’elle est deja suffisamment riche de la plenitude de son sens: n’est-elle pas ‘la’ revolution par excellence?

Affirmer l’etroite relation du politique avec les autres domaines de la vie sociale n’est pas nier le probleme de sa specificite, ni celui du primat qu’il dispute a l’economique. Sans avoir rien d’absolu, son autonomie existe. Seulement elle s’exerce dans certaines limites, changeantes d’une civilisation a l’autre, et selon divers mttcanismes, variables eux aussi. 11 est gCntralement admis que, dans notre ere industrielle, bouffie de materialisme, les preoccupations et besoins d’ordre

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tconomique l’emportent sur les aspirations politiques. Rancon d’une civilisation du quantitatif, dirait John U. Nef! Comment d&s lors ne pas suspecter d’emblee la democratic moderne d’alterations congtnitales ou, du moins, d’attitudes ambigues? Ses adversaires de l’epoque htrdique, et aujourd’hui encore ses partisans idtalistes dtnoncent ses compromissions avec telle ou telle classe, sinon avec l’appareil tout puissant d’un parti unique. Tel ne sera pas notre propos, mais c’est avec un regard tout de m&me critique que nous survolerons la periode qui nous interesse: celle de son instauration a la faveur de la chute de 1’Ancien Regime. De facon plus generale, il s’agira dans ces quelques lignes de chercher rt camprendre Comment et po~r~~oi~a dbmocratie moderne est nPe avec I’dconomie de marcht. Auparavant toutefois, il convient de tenter un definition sommaire de la dtmocratie dite moderne.

Comme les awes types de regime politique, la democratic a un caractere de perennitt qui lui permet, sinon de se manifester constamment a travers l’histoire, du moins de reapparaitre aux periodes les plus diverses tout en conservant ses principes essentiels: souverainett du peuple, participation des gouvernts au processus de decision politique, publicite des d&bats, notamment. Ces constantes rendent malaisee l’identifkation des particularites de la dtmocratie moderne, aussi vrai soit-il que chaque sock% politique historiquement sit&e est differente de toute autre. Les auteurs n’y voient pour la plupart que la separation des pouvoirs, regle krite de droit constitutionnel. Benjamin Constant, aussi bon observateur de la chose publique qu’actif politicien, a su pourtant discerner davantage de personnalitt dans ce regime a la naissance duquel il a assist6 et contribue, en liberal convaincu. Dans une conference donnee g Paris en 18 19 sur le theme de ‘La Libertt des Anciens cornparke a celle des Modernes’,L2 il montre d’abord que c’est en elle que reside le fondement commun de la democratic antique et moderne. Puis il en vient aux distinctions en revelant le contenu fort different de cette liberte: alors que pour les Modernes, elfe est le moyen par lequel l’individu assure son indtpendance a l’egard de la collectivitt et de l’Etat, chez les Anciens au contraire elle est le truchement par lequel il s’insere dans la vie publique. En d’autres termes, elle n’etait autrefois que ‘liberte collective’, alors qu’elle est maintenant Iiberte individuelle. Et l’orateur de constater chez les Anciens ‘la soumission totale de l’individu a l’autoriti collective. Vous ne trouverez, chez eux, precise-t-il, pratiquement aucune de ces jouissances qui semblent aux Modernes inherentes a la liberte. La conduite est soumise a un controle severe. On n’accorde rien a l’indtpendance individuelle, que ce soit dans le domaine des opinions, des occupations et surtout de la religion. La liberte de choisir sa religion, que nous regardons comme l’un de nos droits les plus prtcieux, aurait semblt aux Anciens criminelle et mime sacrilege’.

Bertrand de Jouvenel, dans une conference qu’il prononce B son tour a Rhodes en 1958, voit dans l’antithese de Benjamin Constant ‘un trait fondamental de la civilisation europeenne: nous pouvons, dit-il, l’appeler Privacy--le droit individuel-entendant par la la plenitude du droit de I’individu a disposer de lui- meme’.r3 En octobre 1977 enfin, pour prendre un troisieme et dernier exemple, le Colloque d’Athenes sur l’avenir de la democratic a souligne que, parmi les dangers qui menacent aujourd’hui ce type de regime politique, l’oblittration de l’individu etait sans doute l’un des plus redoutables.14

Quel lien y a-t-i1 entre le ‘droit individuel’, trait specifique de la democratic

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moderne, et l’economie de march&? Avant de repondre a la question, une double remarque s’impose encore quant a la position commune de Constant et de Jouvenel. La premiere est qu’au plan de la pens&e, le libiralisme democratique s’attache non settlement a promouvoir l’individu en tant que tel, mais encore a l’integrer dans la socitte dont il est membre, notamment en faisant de lui le ressortissant d’un Etat national et un citoyen responsable. La seconde se situe au plan des rtalitts institutionnelles et consiste a admettre i’evolution importante, de la fin du dix-huititme sitcle a nos jours, de la dimocratie occidentale. La d~mocr~tie lib&ale, qui a domine le dix-neuvibme sitcle, a trouve au vingtibme une concurrente dans la d~mocrat~e sociale, instrument politique de I’tgaliti: en vue dune meilieure distribution des richesses. 11 semblerait done que le ‘droit individuel’ de Jouvenel n’est pas caracteristique de la dtmocratie moderne, celle- ci designant aussi bien la formule sociale que la formule IibCrale classique. En fait, s’il est vrai que la dtmocratie sociale priviltgie l’egalitt et la justice, elle n’en evacue pas la liberti: pour autant, ce que Ceorges Burdeau traduit en disant que l’evolution de la dtmocratie moderne pro&de plus par sedimentation que par substitution.‘5 Dans ces conditions, nous pensons devoir nous en tenir a l’analyse de Constant et de Jouvenel, d’autant plus que notre theme de reflexion Porte essentiellement sur les debuts de la democratic moderne, epoque de la revolution industrielle et de l’avtnement de l’economie de march&

Cette coincidence est-elle fortuite? L’affirmer serait nous contredire, aprts ce que nous avons dit plus haut. De fait, le lien entre l’konomique et le politique est etroit, et, pour marquer la concomitance entre l’industrialisation de l’irconomie et la dtmocratisation du systbme politique, il serait plausible de park de dkmocratie i~d~t~ie~~e,~b B situer chronologiquement entre l’historique absolutisme pr~industriel et la possible technocratic postindustrielIe, les trois expressions ayant i’avantage de g&miner les deux composantes et de se situer par rapport a l’un des phenomtnes les plus marquants de l’histoire de l’humanite: la revolution industrielle. La connexitt et la concomitance de l’economique et du politique s’expriment dans le fait-et c’est 18 le point primordial-que le passage de I’dncien Regime au monde moderne est un vaste processus tconomique, politique et culturel ~~mancipat~on humaine, une entreprise de liberation au terme duquel Prom&thee, d’enchaine, a Cte dCchainC, ou du moins a tent6 de le faire. Nous n’insisterons pas sur l’aspect cultmel, meme si, en definitive, il constitue probablement le phtnomene decisif, comme l’a montre Max Weber dans son magistral essai sur ‘L’Ethique protestante et I’esprit du capitalisme’, paru au de- but de ce siecle et dans lequel il d&it comment la rupture de l’homme moderne d’avec son passe suppose ‘une veritable conversion des croyances et des orientations vitales les plus essentielles’.r7 Nous pensons du reste en avoir suffisamment souligne les modalitts dans l’tvocation de ce que nous avons appeli: la revolution des mentalites. En revanche, nous decrirons a trbs grands traits les deux autres aspects, tconomique et politique, de la liberation de Prom&h&e.

L’imancipation economique s’opire ri travers les conqukes de l’individualisme agraire et du liberalisme industriel. rndividua~~sme agraire d’abord. Sans remonter avec Marc Bloch au Moyen Age oti il en trouve les premieres manifestations,‘* arr&tons-nous aux dix-huitieme et dix-neuvieme sitcles oti nous assistons aux phases decisives du demanttlement des structures agricoles:

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passation a clos, partage ou vente des ‘communs’ et abolition de la ‘vaine plture’; abandon de l’assolement triennal, source de contraintes collectives; disparitions d’autres servitudes communautaires qui entravent le libre exerctce de l’agriculture, notamment les survivances du regime feodal, lequel est lui aussi finalement aboli. Pour sa part, I’individualisme industriel m&e sa lutte surtout en ville, siege des organisations professionnelles d’Ancien Regime. En 1776, an&e de la suppression des corporations par Turgot qui, sous l’influence des physiocrates, les condamne comme ‘injustes et funestes’, Voltaire Ccrit: ‘Toutes ces maitrises et toutes ces jurandes n’ont tte invent&es que pour tirer de l’argent des pauvres ouvriers, pour enrichir les traitants et pour ecraser la nation’.” La chute de Turgot suspend l’application de l’tdit royal, mais en 1791, la revolution francaise abolit definitivement le systeme, comme ce sera bientot le cas dans toute 1’Europe. En lieu et place, des libertts sont proclamees et instituees au profit de l’economie privte: liberte du travail, c’est-a-dire du travail d&pendant, salarie; liberte d’entreprise, c’est-a-dire du travail independant. Plus connue sous le nom de libertt de commerce et d’industrie, la libertt d’entreprise protege aussi I’agriculture, l’artisanat, les services (banques, assurances, professions lib&ales, etc.) De facon plus generale, on observe que, sous 1’Ancien Regime, la tendance ttait a s’organiser en communautes, religieuses entre autres, mais que l’tveil et l’essor de l’individualisme ont peu a peu ruin& l’esprit et les structures de ces collectivitbs, y compris les confreries.

A ce courant puissant, concert& et quasi irreversible des forces individualistes, les structures politiques en place pouvaient-elles resister longtemps? Et dans la negative, par quoi allaient-elles 2tre remplades? Fond& sur une conception thtocratique de l’autoritt, les regimes monarchiques et aristocratiques qui se partagent le monde occidental a la fin de 1’Ancien Regime-les petites democraties de Suisse centrale n’echappent pas non plus aux pratiques oligarchiques-allaient tvidemment succomber a ces pressions conjugees. En ce sens et dans une grande mesure, il est possible d’interprtter les revolutions politiques qui instaurent la democratic moderne comme une adaptation institutionnelle de l’appareil Ctatique aux aspirations economiques et sociales nouvelles.

L’expression la plus Cclatante de l’individualisme politique est assurement la Declaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, votte le 26 aodt 1789 par 1’Assemblee nationale francaise et qui sert de preface a la Constitution de 1791. Acte de decks de 1’Ancien Regime, elle est une reconnaissance des ‘libertCs’-liberte physique, liberte d’opinion, de conscience, de presse, etc.-en tant que statut fondamental de I’homme en socitte. En outre, sur les dix-sept articles qu’elle contient, trois concernent explicitement la liberte en general, le premier, le deuxieme et le quatrieme. Tandis que le premier declare que ‘les hommes naissent et demeurent libres et Cgaux en droits’, le second mentionne la liberte comme l’un de leurs ‘droits naturels et imprescriptibles’, les autres etant la propritte, la sfirete, c’est-a-dire la securite, enfin la resistance a l’oppression. Le quatrieme dtfinit la libertt, qui est de ‘pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas a autrui’.

Sous sa triple modalite politique, Cconomique et culturelle, l’individualisme a done cause la perte de cette civilisation qu’etait 1’Ancien Regime. Mais, et c’est le dernier point qu’il convient, par honnktett intellectuelle, de souligner,

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l’amenagement concret de la libertt et des libertes fera probleme. De facon plus generale, le grand mouvement de liberation, institutionnellement ritussi, qu’on vient de decrire, a itte en partie compromis ou assombri par de nouvellesformes de sujktion, d’alienation et de frustration, alors qu’il aurait dG au contraire favoriser l’epanouissement de l’homme dans cette societt nouvelle dont nous avons park. Des manifestations en sont visibles dans la plupart des domaines d’activite. On citera quelques exemples particulierement frappants. La destructuration de 1’Ancien regime agraire a entrain6 la prolttarisation, la ruine et l’exode des paysans les plus demunis qui, sans terre ou sans assez de terre, pouvaient jusque- la entretenir quelques &es de bttail sur les ‘communaux’ ou sur les territoires soumis a la vaine pature. Dans le secteur industriel, est-il besoin d’tvoquer le pauptrisme et l’ilotisme de la classe ouvriere au tours de siecle dernier? Des generations d’hommes, de femmes et d’enfants ont alors ttt sacrifies au dieu de l’industrialisme. A croire que Promethte, libert de ses chaines, Ctait retombt dans les fers. On relevera en particulier, detail significatif, qu’en France la loi Le Chapelier de 1791 abolissant les corporations interdisait dtsomais la liberte d’association pour les ouvriers, ainsi que la greve. Dans le domaine politique enfin, les nombreuses restrictions apportees a l’exercice individuel des droits civiques, la longue querelle du suffrage dit universe1 (des femmes en seront privees pendant longtemps) et la lutte tres vive autour de son introduction et de son application sont assez eloquentes pour nous dispenser d’en dire davantage.

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Au reste, la tendance constante a la concentration du pouvoir, de l’avoir et du savoir dans les mains d’une minorite, principal danger pour la dtmocratie, a souvent donnt et donne encore souvent une image dttcevante du ‘gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple’. Constatation desabusee mais historiquement fondee, qui invite a la vigilance les veritables dtmocrates et qui confirme la maxime selon laquelle la democratic est toujours a refaire.*O

Fribourg University, Switzerland Georges Andrey

NOTES

1. Cf. F. Bourricaud, ‘Changement social’ in Encyclopaedia Universalis (Paris, 1968), vol. 4, p. 148 sq. Cf. aussi T.B. Bottomore, Introduction a la sociologic (Payot, 1974), chap. XVII, ‘Changement, dtveloppement, progrts’.

2. Cf. J.U. Nef, La naissance de la civilisation industrielle et le monde contemporain (Paris: Armand Cohn, 1954).

3. Cf. J.-W. Lapierre, ‘L’asynchronisme dans les processus de mutation’, in Sociologic des mutations, sous dir. de G. Balandier (Paris: Anthropos, 1970), p. 39 sq.

4. Cf. Cl. Fohlen, Quest-ce que la revolution industrielIe?(Paris: R. Laffont, 1971),p. 17. 5. Cf. D. Hal&y, Essai sur l’acceleration de PHistoire, (Paris: Cerf, 1948). 6. Cf. Fr. Dreyfus, Le temps des revolutions 1787-1870 (Paris: Larousse, 1968), p. 184. 7. Cf. B. Faji, Naissance dun monstre, l’opinion publique (Paris: Perrin, 1965). 8. Cf. L. Febvre, Pour une histoire a part entiere (Paris: SEVPEN, 1962).

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9. Cf. N. Wiener, CybernPtique et soci&t’. L’usage humain des etres humains (Paris: Union Gtnirale d’Edition, 1971). Cf. aussi J. FourastiC, La grande mktamorphose du XXe sikle (Paris: PUF, 1961).

10. Cf. ‘Analyse de systemes en sciences sociales’, in Revuefran~aise de sociologic, numCro sp&ial 1970-1971, Etd. du CNRS (Paris, 1972).

11. Cf. A. Rapoport, ‘La thCorie moderne des systemes, un guide pour faire face aux changements’, in Revue franGuise de sociologic, numt?ro sptcial 1970-197 1.

12. Citte par B. de Jouvenel, Duprincipat et autres rtiflexionspolitiques (Paris: Hachette, 1972), p. 36 sq.

13. Ibid., p. 38. Le texte de Jouvenel s’intitule ‘Qu’est-ce que la democratic?’ 14. Cf. Le Monde, 7 octobre 1977 et jours suivants. 15. Cf. G. Burdeau, ‘Dimocratie’, in Encyciopaedia Universalis (Paris 1968), vol. 5,

p. 409. 16. Done B ne pas confondre avec la dtmocratie industrielle telle que l’entend Levinson

et qui comprend I’autogestion, la cogestion, la participation, etc. Cf. Ch. Levinson, La dkmocratie ~ndustr~e/ie, trad. de l’anglais par D. Bertin et D. Birckel (Paris:

Seuil, 1976). 17. Cf. F. Bourricaud, op. cit., p. 149. Bourricaud fait une brtve mais bonne analyse de

l’ouvrage de Weber. Cf. Max Weber: L’Ethiqueprotestante et l’esprit du capitalisme (Paris: Plon, 1964).

18. Cf. M. Bloch, Les caractkres originaux de I’histoire ruralefran~aise(Oslo: Aschehoug, 1931).

19. Citt par J. Le Goff, ‘Corporations’, in Encyc~opaedia ~ni~fersalis (Paris 1968), vol. 4, p. 1038.

20. Cf. R. Rtmond e.a., La dkmocratie ri refaire (Paris: Editions Ouvrii?res, 1963).