L'Assassin Du Roi - Hobb, Robin

download L'Assassin Du Roi - Hobb, Robin

of 363

Transcript of L'Assassin Du Roi - Hobb, Robin

  • - 1 -

  • - 2 -

    Robin Hobb

    LASSASSIN ROYAL-2

    Lassassin du roi

    Traduit de langlais par A. Mousnier-Lompr

  • - 3 -

  • - 4 -

    PROLOGUE. RVES ET RVEILS

    Pourquoi nous est-il interdit de rdiger une tude dtaille

    des diffrentes magies ? Peut-tre parce que nous craignons quun tel savoir ne tombe entre des mains incomptentes ; et, de fait, il existe depuis toujours un systme dapprentissage destin garantir la transmission dune connaissance approfondie de la magie aux seuls individus forms et jugs dignes de la recevoir. Cependant, aussi louable que paraisse cette dmarche visant nous prserver des pratiques inhabiles de la tradition secrte, elle omet un lment essentiel : le fait que la disposition la magie ne procde pas de sa connaissance. Le talent pour tel ou tel type de magie est inn, il ne sacquiert pas. Par exemple, le don pour la magie connue sous le nom dArt a une relation troite avec la ligne royale des Loinvoyant, bien quon puisse le trouver ltat sauvage chez des gens dont les anctres sont issus la fois des tribus de lIntrieur et des populations outrliennes. Une personne exerce lArt peut entrer en contact avec lesprit dune autre, sans considration de distance, et savoir ce quelle pense ; puissamment doue, elle peut influencer cette personne ou converser avec elle. LArt est, on le voit, un instrument des plus utiles pour la conduite dune bataille ou la collecte de renseignements.

    La tradition parle dune magie plus archaque, et fort mprise aujourdhui, nomme le Vif. Comme ceux qui possdent ce talent renclent lavouer, on prte en gnral cette pratique aux habitants de la valle voisine ou aux gens qui vivent derrire un lointain coteau. Pour ma part, je la souponne davoir t autrefois la magie naturelle des chasseurs, par opposition aux paysans, la magie de ceux qui se sentaient une affinit avec les animaux des bois. Le Vif, dit-on, donnait la capacit de parler le langage des btes, mais on ajoute que ceux qui pratiquaient le Vif trop longtemps ou trop intensment finissaient par se transformer en la bte

  • - 5 -

    laquelle ils staient lis ; toutefois, ce nest peut-tre l que lgende.

    Il existe galement les magies des Haies, appellation dont je nai jamais russi dterminer lorigine ; certaines dentre elles sont authentiques, mais dautres restent suspectes, et elles regroupent la chiromancie, le dchiffrage de leau, linterprtation des reflets des cristaux et toute une batterie dautres pratiques qui cherchent prdire lavenir. Enfin, dans une catgorie sans intitul se trouvent les magies effets physiques, tels quinvisibilit, lvitation, animation ou vitalisation dobjets ; ce sont les magies des anciennes lgendes, depuis la Chaise volante du fils de la veuve jusqu la Nappe magique du vent du nord. A ma connaissance, nul ne revendique la pratique de ces arts : ils ne sont apparemment que matire de lgendes, attribus des temps ou des lieux reculs, des tres fabuleux ou de rputation quasi mythique, dragons, gants, Anciens, Autres, becqueteux, etc.

    * Je minterromps pour nettoyer ma plume ; sur ce mauvais

    papier, le trac de mes lettres vague de la patte-de-mouche la bavure informe, mais je me refuse pour linstant coucher mes mots sur du parchemin de qualit : je ne suis pas certain de devoir les crire. Les crire pour quoi ? Telle est la question que je me pose. Ce savoir ne se transmettra-t-il pas de toute faon de bouche oreille ceux qui en sont dignes ? Peut-tre ; mais ce nest pas sr. Cette connaissance que nous tenons aujourdhui pour vidente, il se peut que nos descendants ny voient un jour que prodige et mystre.

    Les bibliothques renferment peu dcrits sur la magie et je mefforce laborieusement de suivre un fil prcis au milieu dun tissu de renseignements qui forme un vritable habit dArlequin ; je trouve des rfrences diffuses, des allusions imprcises, mais gure plus. Je les ai compiles au cours de ces dernires annes et engranges dans ma mmoire, avec lide de les coucher un jour par crit, et jai maintenant dcid de noter ce que mont appris et mes recherches et mes expriences

  • - 6 -

    propres, dans lespoir, peut-tre, de fournir des rponses quelque malheureux de lavenir qui, mon instar, se trouvera malmen par la prsence de magies conflictuelles en lui.

    Mais lorsque je mapprte my atteler, jhsite : qui suis-je pour me dresser contre la sagesse de mes prdcesseurs ? Dois-je exposer en toutes lettres les mthodes par lesquelles celui ou celle qui possde le Vif peut accrotre la porte de son don ou se lier un animal ? Dois-je dcrire par le menu la formation quil faut subir avant dtre reconnu artiseur ? Les sorcelleries et les magies des Haies quvoquent les traditions ne mont jamais concern : ai-je le droit dexhumer leurs secrets pour les pingler sur le papier comme autant de papillons ou de feuilles rcolts fin dtude ?

    Jessaie dimaginer quoi pourrait tre employ un tel savoir sil tait injustement acquis, et cela mamne rflchir sur ce que jai gagn le dtenir. Le pouvoir, la fortune, lamour dune femme ? Je souris : ni lArt ni le Vif ne mont valu lun ou lautre ; et, sils my ont donn accs, je nai pas eu le bon sens ni lambition de profiter de loccasion.

    Le pouvoir ? Je ne crois pas lavoir dsir pour lui-mme ; pourtant, jy ai aspir parfois, lorsquon ma pitin ou que jai vu des proches souffrir sous la botte de ceux qui abusaient de leur autorit. La fortune ? Je ny ai jamais vraiment song ; de linstant o jai prt serment de fidlit au roi Subtil, il a toujours veill ce que moi, son btard de petit-fils, je ne manque jamais de rien. Je mangeais ma faim, javais droit une ducation dont je me serais bien pass parfois, des vtements, certains tout simples, dautres dune lgance exasprante, et, assez souvent, quelque pice dargent que je dpensais ma guise. Grandir dans la forteresse de Castelcerf, ctait jouir dune fortune suffisante, et suprieure celle de la plupart des enfants de Bourg-de-Castelcerf. Lamour ? Bah ! Suie, ma jument, maimait bien, sa faon placide ; jeus un moment la fidlit inbranlable dun chien de chasse nomm Fouineux, et ce fut sa perte ; un chiot terrier me donna la plus ardente des affections, et cela le mena lui aussi la mort. Mon cur se serre lide du prix quils ont pay de leur plein gr pour mavoir aim.

  • - 7 -

    Toujours, jai connu la solitude de lenfant lev au milieu des intrigues et des secrets touffants, de ladolescent qui ne peut spancher compltement auprs de personne : ainsi Geairepu, le scribe de la cour qui me complimentait de ma graphie prcise et de lexcellent encrage de mes illustrations, impossible de lui dire qutant dj lapprenti de lassassin royal je ne pouvais mengager dans le mtier des lettres, de mme, je ne pouvais raconter Umbre, mon professeur en diplomatie du poignard, les brutalits et les humiliations que mavait fait subir Galen, le matre dArt, quand javais essay dapprendre ses techniques ; et je nosais mouvrir personne de ma disposition de plus en plus prononce pour le Vif, la magie animale des temps anciens, tenue pour une perversion et une tare chez qui lemployait.

    Mme Molly, je nen parlais pas. Molly tait pour moi un havre de paix, trsor inestimable

    mes yeux. Elle navait strictement aucun rapport avec mon existence quotidienne, et cela ne tenait pas uniquement au fait quelle ft femme, bien quen soi cela ft dj un grand mystre pour moi : javais grandi presque exclusivement au milieu dhommes, priv non seulement de mes pre et mre naturels, mais aussi de parents au sens plus large qui acceptent franchement de me reconnatre. Enfant, javais t confi Burrich, matre dcurie bourru qui avait autrefois t le bras droit de mon pre, et les palefreniers et les gardes avaient t mes compagnons de tous les jours. Comme aujourdhui, il y avait des femmes parmi les gardes, mais elles taient alors moins nombreuses et, tout comme leurs camarades masculins, elles avaient des devoirs et, leur service achev, une vie de famille personnelle. Je navais aucun droit sur leur temps. Je navais ni mre, ni sur, ni tante, personne pour me donner cette tendresse particulire quon ne prte quaux femmes.

    Personne que Molly. Age d peine un an o deux de plus que moi, elle

    grandissait comme une pousse verte perce lair libre entre deux pavs ; ni livrognerie chronique et la brutalit frquente de son pre, ni les corves quotidiennes dune enfant qui sefforce de maintenir un semblant de vie de famille et de faire

  • - 8 -

    tourner une boutique, rien navait russi la broyer. La premire fois que je lavais vue, elle tait aussi sauvage et farouche quun renardeau ; les gosses de la rue lappelaient Molly Brise-Pif. Elle portait souvent les marques des coups que lui donnait son pre, mais elle persvrait soccuper de lui malgr sa cruaut. Cela, je ne lai jamais compris. Il lui bafouillait des reproches alors mme quelle le ramenait chez lui et le mettait au lit aprs une de ses bordes ; et, son rveil, loin de manifester le moindre remords de son intemprance et de ses mchantes paroles, il navait que des critiques la bouche : pourquoi la chandellerie navait-elle pas t balaye, des roseaux frais rpandus sur le sol ? Pourquoi Molly navait-elle pas visit les ruches alors quil ne restait presque plus de miel vendre ? Pourquoi avait-elle laiss le feu steindre sous la marmite de suif ? Je fus le tmoin muet de ce genre de scne plus souvent que je naime me le rappeler.

    Mais, en dpit de tout, Molly grandissait. Et, soudain, un certain t, elle spanouit et devint une jeune femme qui me laissa bouche be devant son assurance et ses charmes ; de son ct, elle semblait tout fait inconsciente du pouvoir quavait son regard transformer ma langue en vieux cuir dans ma bouche. Les magies que je possdais, lArt comme le Vif, taient inefficaces contre le contact accidentel de sa main avec la mienne et ne me protgeaient nullement de lembarras o me plongeait son sourire ensorceleur.

    Comment dcrire le mouvement de ses cheveux dans le vent, la faon dont ses yeux passaient de lambre profond au brun somptueux selon son humeur et la couleur de sa robe ? Que japeroive sa jupe carlate et son chle rouge dans la foule du march et plus personne nexistait quelle. Cest l une magie dont je puis tmoigner et, bien que je puisse en noter les effets dans mon catalogue, nul autre que Molly ne savait la manier avec autant de talent.

    Comment lui fis-je ma cour ? Avec la galanterie maladroite dun adolescent, en la dvorant des yeux comme un ahuri plant devant un jongleur qui fait tourner des assiettes. Elle comprit que je laimais avant mme que jen eusse conscience moi-mme, et elle me permit de la courtiser, alors que jtais

  • - 9 -

    plus jeune quelle, que je ne venais pas de la ville et que, pour ce quelle en savait, je navais gure de perspectives davenir : elle me croyait coursier du scribe et palefrenier mes heures perdues, bref, serviteur la forteresse. Jamais elle ne souponna que jtais le Btard, ce fils illgitime qui avait ject le prince Chevalerie de sa place dans la ligne de succession. Ctait dj en soi un lourd secret ; fortiori ne sut-elle jamais rien de mes pratiques magiques ni de mon autre mtier.

    Cest peut-tre ce qui me permit de laimer. Cest en tout cas ce qui me la ft perdre. Je me laissais trop accaparer par les dtours, les checs et

    les douleurs de mon autre existence : je devais apprendre des magies, rsoudre des mystres, tuer des hommes, survivre aux intrigues, et, pris dans ce tourbillon, il ne me vint jamais lesprit de me tourner vers Molly pour trouver cette mesure despoir et de comprhension qui mchappait partout ailleurs. Elle tait lcart de ces choses, elle nen tait pas souille, et je la prservais soigneusement de leur contact. Je nessayai jamais de lattirer dans mon univers ; au contraire, cest moi qui allais la retrouver dans le sien, dans le port de pche et dembarquement o elle tenait une boutique de chandelles et de miel, faisait ses commissions au march et, parfois, se promenait sur les plages en ma compagnie. Pour moi, il suffisait quelle existe et que je puisse laimer ; je nosais mme pas esprer quelle partaget mon sentiment.

    Il y eut une poque o mon apprentissage de lArt me plongea dans une si grande dtresse que je crus ne pas y survivre : incapable de me pardonner mon incomptence, je nimaginai pas que dautres puissent relativiser mon chec et je menfermai dans une solitude revche. De longues semaines passrent sans que jaille voir Molly ni mme que je lui fasse savoir que je pensais elle. Enfin, quand je neus plus personne vers qui me tourner, jallai lui rendre visite. Trop tard : quand, en fin daprs-midi, les bras chargs de cadeaux, jarrivai la chandellerie Baume-dAbeille, Bourg-de-Castelcerf, je la vis qui sortait de la boutique. Accompagne. Elle tait avec Jade, un beau marin la poitrine large qui arborait crnement une boucle doreille en or et lassurance virile de ses quelques

  • - 10 -

    annes de plus que moi. Invisible, vaincu, je reculai dans un coin et je les regardai sloigner serrs lun contre lautre. Je la laissai partir sans intervenir et, au cours des mois qui suivirent, je mefforai de me convaincre que mon cur en avait fait autant. Que se serait-il pass, je me le demande, si je mtais lanc sur leurs traces cet aprs-midi-l et si je lavais supplie de maccorder un dernier mot ? Il est trange de songer que tant dvnements aient pu dpendre de lorgueil mal plac dun adolescent et de son acceptation soumise de la dfaite. Jcartai Molly de mes penses et ne parlai delle personne. Je repris le cours de ma vie.

    Le roi Subtil me fit accompagner en tant quassassin une grande caravane dont les membres allaient assister la promesse de mariage entre la princesse montagnarde Kettricken et le prince Vrit ; javais pour mission de tuer son frre an, le prince Rurisk, avec discrtion, naturellement, afin quelle demeure seule hritire du trne des Montagnes. Mais, mon arrive, je me trouvai pris dans une trame de mensonges et de faux-semblants tisse par mon plus jeune oncle, le prince Royal, qui esprait vincer Vrit de la ligne de succession et faire de la princesse son pouse ; quant moi, jtais le pion quil comptait sacrifier pour atteindre son but. Mais, tout pion que jtais, je renversai les pices de lchiquier autour de lui, ce qui mattira sa fureur et sa vengeance, mais me permit de conserver sa couronne et sa princesse Vrit. Ce ntait pas, je crois, de lhrosme de ma part ni la volont mesquine de contrecarrer un homme qui mavait toujours rudoy, toujours rabaiss : ctait le geste dun adolescent qui devient adulte et qui agit comme il a jur de le faire des annes plus tt, bien avant de comprendre le prix dun tel serment. Et ce prix, ce fut mon jeune corps plein de sant, dont la jouissance mavait toujours sembl normale.

    Convalescent dans le royaume des Montagnes, je gardai le lit longtemps aprs avoir djou le complot de Royal ; mais un matin enfin, mon rveil, je crus avoir surmont ma maladie. Burrich mestima suffisamment remis pour entreprendre le long voyage de retour vers les Six-Duchs. La princesse Kettricken et sa suite taient parties pour Castelcerf depuis des

  • - 11 -

    semaines, alors que le temps tait encore clment ; mais dsormais, les neiges de lhiver recouvraient les sommets du royaume des Montagnes et, si nous ne quittions pas Jhaampe rapidement, nous serions forcs dy attendre le printemps. Ce matin-l, je mtais lev tt et je finissais dempaqueter mes affaires lorsque les premiers tremblements me prirent, tnus encore. Je les repoussai rsolument, en les mettant sur le compte de mon estomac vide et de lanticipation du voyage. Jenfilai les vtements que Jonqui nous avait fournis pour la traverse des montagnes et des plaines qui leur succdaient : pour moi, une longue chemise rouge capitonne de laine et des pantalons verts, rembourrs aussi, avec des broderies rouges la taille et aux ourlets du bas. Les bottes taient souples, presque informes tant que je ne les eus pas enfiles et laces ; ont et dit des sacs de cuir mou matelasss de laine fine et bords de fourrure. Elles sattachaient autour de la jambe laide de longues bandes de cuir, tche que mes doigts tremblants ne me facilitrent pas. Jonqui les avait dcrites comme parfaites pour la neige sche des montagnes, mais nous avait recommand de ne pas les exposer lhumidit.

    Il y avait un miroir dans ma chambre. Tout dabord, mon reflet me fit sourire : mme le fou du roi Subtil ne portait pas dhabits aussi gais. Mais, au-dessus de cette dbauche de couleurs, mes yeux sombres paraissaient trop grands dans mon visage hve et ple, et mes cheveux clairsems par la fivre, noirs et hirsutes, se hrissaient comme le poil dun chien en colre. La maladie mavait ravag. Mais je me consolai en me rappelant que je rentrais enfin chez moi et je me dtournai du miroir. Tandis que jemballais les quelques petits prsents que javais prvu de rapporter mes amis, les tremblements de mes mains ne cessrent de saccentuer.

    Une dernire fois, Burrich, Pognes et moi nous attablmes autour du petit djeuner en compagnie de Jonqui, et je la remerciai encore du mal quelle stait donn pour me gurir. Je pris une cuiller pour manger mon gruau et ma main se crispa nerveusement. Je lchai lustensile, le regardai tomber par terre et le suivis dans sa chute.

  • - 12 -

    Je ne revois ensuite que les angles de la chambre envahis dombre. Je restai longtemps allong, immobile, muet. Lesprit dabord vide, je compris bientt que javais fait une crise. Elle tait passe ; javais nouveau le contrle de mon corps. Mais je nen voulais plus : quinze ans, lge o lon parvient la fleur de sa force, je ne pouvais plus compter sur mes mains pour accomplir les tches les plus simples. Mon corps tait abm et je le rejetais violemment ; je me sentais une froce envie de vengeance contre cette chair et ces os qui memprisonnaient et jaurais voulu trouver un moyen dexprimer ma dception rageuse. Pourquoi ntais-je pas guri ? Pourquoi ne pouvais-je gurir ?

    Il faut du temps, cest tout. Comptez une demi-anne partir du moment de votre empoisonnement, puis jugez de votre tat. Ctait Jonqui la gurisseuse ; elle tait assise prs de la chemine, mais dans lombre, et je navais pas remarqu sa prsence. Elle se leva lentement, comme si lhiver rendait ses articulations douloureuses, et sapprocha de mon lit.

    Je ne veux pas vivre comme un vieillard. Elle fit la moue. Un jour ou lautre, vous y serez oblig. Je

    souhaite en tout cas que vous surviviez assez longtemps pour cela. Je suis vieille, mon frre le roi Eyod aussi, et cela ne nous parat pas un si grand fardeau.

    a ne me drangerait pas davoir un corps de vieillard si je lavais acquis au cours des ans ; mais je ne peux pas continuer ainsi.

    Elle secoua la tte, lair perplexe. Bien sr que si. Gurir peut tre long et fastidieux parfois, mais dire que vous ne pouvez pas continuer ainsi... Je ne comprends pas. Cela provient peut-tre dune diffrence entre nos langues ?

    Je mapprtais rpondre, mais cet instant Burrich entra. Tu es rveill ? a va mieux ?

    Je suis rveill et a ne va pas mieux , grommelai-je. Moi-mme, je me trouvai le ton dun enfant boudeur. Burrich et Jonqui changrent un regard, puis la gurisseuse sapprocha de mon lit, me tapota lpaule et sortit sans un mot. Ils faisaient tous deux montre dune patience exasprante et

  • - 13 -

    ma fureur impuissante senfla comme la mare. Pourquoi ne peux-tu pas me gurir ? lanai-je Burrich.

    Il parut dconcert par laccusation que contenait ma question. Ce nest pas si simple, dit-il.

    Pourquoi a ? Je me redressai contre loreiller. Je tai vu gurir toutes sortes de maux chez les animaux, nauses, fractures, vers, gales et jen passe ! Tu es matre dcurie et je tai vu les traiter tous. Pourquoi ne me guris-tu pas ?

    Tu nes pas un chien, Fitz, rpondit Burrich avec calme. Avec une bte, quand elle est gravement malade, cest plus facile. Jai parfois pris des mesures dsespres en me disant que si lanimal ne sen tirait pas, au moins il ne souffrirait plus. Je ne peux pas agir ainsi avec toi ; tu nes pas un animal.

    Ce nest pas une rponse ! La moiti du temps, cest toi que les gardes viennent consulter plutt que le gurisseur. Tu as extrait une pointe de flche Den et, pour a, tu lui as ouvert le bras sur toute la longueur ! Quand le gurisseur a dit que le pied de Grisboucan tait trop infect et quelle devait se le faire couper, elle est venue te trouver et tu le lui as sauv ! Et le gurisseur narrtait pas de rpter que le mal allait gagner, quelle allait mourir et que ce serait de ta faute !

    Les lvres pinces, Burrich contenait visiblement sa colre. Si javais t bien portant, je me serais mfi de son courroux, mais sa retenue mon gard pendant ma convalescence mavait rendu tmraire. Quand il rpondit, ce fut dune voix gale et matrise. Ctaient des interventions risques, cest vrai, mais ceux qui me les demandaient en connaissaient les risques. Et (il haussa le ton pour couper court lobjection que jallais mettre) elles navaient rien de compliqu ; les causes du mal taient videntes. Extraire la flche du bras et nettoyer la blessure, appliquer un cataplasme pour aspirer linfection hors du pied, ctait clair et net. Mais le mal dont tu souffres nest pas si simple. Ni Jonqui ni moi ne savons exactement ce qui ne va pas chez toi. Est-ce que ce sont les squelles des feuilles toxiques que Kettricken ta fait manger alors quelle te croyait venu pour tuer son frre ? Les effets du vin empoisonn que Royal ta fait boire ? Ou bien ceux de la rosse que tu as prise ensuite ? Ou encore de ta quasi-noyade ? Ou enfin, est-ce

  • - 14 -

    que tous ces lments se sont combins pour te mettre dans cet tat ? Nous nen savons rien et nous ignorons par consquent comment te traiter. Nous sommes impuissants.

    Sa voix strangla sur ces derniers mots et je perus soudain le sentiment de frustration qui sous-tendait sa compassion envers moi.

    Il fit quelques pas dans la pice, puis sarrta devant la chemine, le regard perdu dans les flammes. Nous en avons longuement discut. Jonqui ma appris bien des choses du savoir des Montagnes dont je navais jamais entendu parler, et moi je lui ai signal les remdes que je connais, mais nous avons tous deux convenu que le mieux faire, ctait de te laisser du temps pour gurir. Apparemment, tu nes pas en danger de mort ; alors, peut-tre quavec le temps ton corps arrivera liminer les derniers restes de poison ou rparer les dgts quil a pu subir.

    Et peut-tre aussi, fis-je dun ton pos, que je vais rester dans cet tat jusqu la fin de ma vie. Peut-tre que le poison ou le passage tabac mont dtraqu quelque chose de faon dfinitive. Salaud de Royal ! Me bourrer de coups de pied alors que jtais dj saucissonn !

    Burrich se figea comme sil stait soudain chang en bloc de glace. Puis il se laissa tomber dans le fauteuil, dans lombre de la chemine. Sa voix avait des accents de dfaite. Oui. Tout cela est possible ; mais tu ne vois donc pas quon na pas le choix ? Je pourrais te traiter pour textirper le poison du corps, mais si tu as des lsions dont il nest pas responsable, je ne ferais que taffaiblir davantage et tu mettrais dautant plus de temps gurir. Les yeux dans les flammes, il porta la main sa tempe, o courait une ligne blanchtre. Je navais pas t seul victime de la perfidie de Royal : Burrich lui-mme tait tout rcemment rtabli dun coup sur la tte dont tout autre que lui-mme serait mort. Je savais quil avait souffert plusieurs jours durant de vertiges et de troubles de la vision ; autant quil men souvnt, il ne stait jamais plaint. Jeus la dcence de ressentir un peu de honte.

    Bon, alors, quest-ce que je fais ?

  • - 15 -

    Burrich sursauta comme si je lavais tir du sommeil. Ce que tu as fait jusqu maintenant : manger, dormir, ne pas tnerver. Et voir ce qui se passe. Cest si terrible ?

    Je ngligeai sa question. Et si a ne samliore pas ? Si je reste comme a, trembler et piquer des crises nimporte quel moment ?

    Sa rponse fut lente venir. Accepte ton sort. Beaucoup de gens doivent sarranger de bien pire. Toi, tu es en bon tat la plupart du temps ; tu nes pas aveugle, tu nes pas paralys, tu as encore toute ta tte. Cesse de te dfinir par ce que tu ne peux pas faire. Vois plutt ce que tu nas pas perdu.

    Ce que je nai pas perdu ? Ce que je nai pas perdu ? Ma colre sleva telle une vole doiseaux, comme elle anime par la panique. Je suis infirme, Burrich ! Je ne peux pas retourner Castelcerf dans cet tat ! Je suis impuissant et pire quimpuissant ! Un mouton qui tend la gorge au couteau du boucher ! Si je pouvais rduire Royal en pure, a pourrait valoir la peine de revenir Castelcerf ; mais non : je devrais masseoir sa table et faire des politesses et des ronds de jambe un homme qui a voulu dtrner Vrit et massassiner par-dessus le march ! Je ne supporterais pas quil me voie trembler de faiblesse ou mcrouler subitement, pris de convulsions ; je ne veux pas le voir sourire de ce quil ma fait, je ne veux pas le voir savourer sa victoire. Et il essaiera de me tuer nouveau, tu le sais comme moi ! Il a peut-tre compris quil nest pas de taille contre Vrit, il respectera peut-tre le rgne et lpouse de son frre an, mais a mtonnerait que sa rserve stende jusqu moi. Il verra en moi un autre moyen de frapper Vrit et, quand il agira, quest-ce que je ferai, moi ? Assis au coin du feu comme un vieillard paralytique, je ne ferai rien. Rien ! Tout ce que jaurai appris, le maniement des armes auprs de Hod, la calligraphie avec Geairepu, mme ce que tu mas enseign sur la faon de soigner les btes, tout a me sera inutile ! Je ne pourrai rien en faire ! Je suis redevenu un simple btard, Burrich ! Et quelquun ma dit un jour quun btard royal ne restait en vie que dans la mesure o il tait utile ! Je hurlai presque ces derniers mots. Mais, malgr ma rage et mon dsespoir, je me gardai dvoquer Umbre et ma formation

  • - 16 -

    dassassin ; pourtant, dans ce domaine aussi, je ne valais plus rien. Discrtion, dextrit, connaissance prcise des faons de tuer dune simple pression des doigts, dosage dlicat des poisons, tout cela, mon corps tremblant men interdisait dsormais lusage.

    Burrich mcouta sans rien dire, puis, quand je fus court dhaleine et de colre et que je restai haletant, mes mains tratresses serres lune contre lautre, il prit la parole dune voix calme.

    Alors, nous ne retournons pas Castelcerf, cest a ? Sa question me prit au dpourvu. Nous ? Par serment, ma vie est lie lhomme qui porte ce clou

    doreille. Cest la consquence dune longue histoire que je te raconterai peut-tre un jour. Patience navait pas le droit de te le donner ; je croyais quil avait accompagn le prince Chevalerie dans la tombe, mais Patience na d y voir quun simple bijou qui appartenait son mari et quelle pouvait garder ou offrir volont. Enfin, peu importe : cest toi qui le portes aujourdhui et, l o tu vas, je vais.

    Je portai la main la babiole, une petite pierre bleue enserre par une rsille dargent, et voulus lenlever.

    Ne fais pas a , dit Burrich ; il avait parl dune voix touffe, plus grave que le grondement dun chien, mais jy perus la fois une menace et un ordre. Je laissai retomber ma main, incapable de linterroger sur ce sujet ; pourtant, jtais dconcert de voir lhomme qui stait occup de moi depuis mon enfance me confier ainsi son avenir. Il attendait mes instructions, assis sans bouger prs du feu. Je scrutai son visage, du moins ce que men laissait apercevoir la lueur dansante des flammes : autrefois, ctait mes yeux un gant revche, tnbreux et menaant, mais aussi un froce protecteur ; aujourdhui, pour la premire fois peut-tre, je lobservais comme un homme. Les yeux et les cheveux sombres dominaient chez les descendants dOutrliens, et en cela nous nous ressemblions ; mais il avait les yeux bruns et non noirs, et, sous leffet du vent, ses joues prenaient au-dessus de sa barbe boucle une teinte rouge qui trahissait un anctre plus clair de peau. Il boitait en marchant, surtout par temps froid, et

  • - 17 -

    ctait pour avoir un jour dtourn un sanglier qui sapprtait tuer Vrit. Il tait moins grand quil ne mavait paru autrefois et, si je continuais grandir, je le dpasserais sans doute avant la fin de lanne ; il ntait pas non plus muscl outre mesure, mais il avait un aspect trapu qui rvlait un corps et un esprit toujours sur le qui-vive. Ce ntait pas sa taille qui lui avait valu la crainte et le respect de tous Castelcerf, mais plutt son caractre noir et sa tnacit ; une fois, alors que jtais tout enfant, je lui avais demand sil avait dj perdu un combat ; il venait de soumettre un jeune talon rtif et soccupait de le calmer dans son box. Burrich avait souri en dcouvrant des dents aussi blanches que celles dun loup ; la sueur perlait son front et ruisselait dans sa barbe. Par-dessus la cloison de la stalle, il mavait rpondu, le souffle encore court : Si jai perdu un combat ? Le combat nest fini que lorsque tu las gagn, Fitz. Le reste, tu peux loublier. Et peu importe lavis du gars den face. Ou du cheval.

    Je me demandai si je reprsentais pour lui un combat gagner. Il mavait souvent dit que je constituais la dernire mission que lui avait confie Chevalerie. Mon pre avait renonc au trne, mortifi par mon existence ; pourtant il mavait remis la garde de cet homme avec ordre de bien mlever. Peut-tre Burrich considrait-il quil navait pas encore rempli sa mission ?

    Que dois-je faire, ton avis ? fis-je humblement. La question et lhumilit exigeaient de moi un gros effort.

    Gurir, rpondit-il aprs un temps de silence. Prendre le temps de te remettre. Et la volont ny peut rien. Il regarda ses propres jambes tendues devant le feu. Un drle de sourire lui tordit les lvres.

    Tu crois que nous devrions rentrer ? insistai-je. Il se radossa, se croisa les pieds et plongea son regard dans

    les flammes. Il resta longtemps ainsi sans rien dire, puis, finalement, presque contrecur : Si nous ne rentrons pas, Royal croira nous avoir vaincus ; et il essaiera dassassiner Vrit. Ou du moins il tentera quelque chose, nimporte quoi qui ses yeux peut lui assurer une emprise sur la couronne de son frre. Jai jur fidlit mon roi, Fitz, tout comme toi. Pour

  • - 18 -

    linstant, cest le roi Subtil ; mais Vrit est roi-servant. Il ne serait pas juste quil ait servi pour rien, je trouve.

    Il a dautres soldats, plus capables que moi. Et a te libre de ta promesse ? Tu discutes comme un prtre. Je ne discute pas : je te pose simplement une question.

    Et une autre, encore : quoi est-ce que tu renonces en ne retournant pas Castelcerf ?

    Ce fut mon tour de rester silencieux. Je ne pensai pas mon roi ni au serment qui me liait lui ; non, je pensai au prince Vrit et sa gentillesse bourrue, ses manires franches ; je me rappelai le vieil Umbre et son lger sourire lorsque je parvenais matriser une technique secrte, dame Patience et sa servante Brodette, Geairepu, Hod, mme Mijote et matresse Presse la couturire. Peu de gens, finalement, staient intresss mon sort, mais ils nen avaient que plus dimportance. Ils me manqueraient si je ne revenais jamais Castelcerf. Mais ce qui jaillit en moi comme une braise soudain attise, ce fut limage de Molly ; et, jignore comment et pourquoi, je me surpris parler delle Burrich ; il se contenta de hocher la tte tandis que je lui dballais toute lhistoire.

    Lorsque jeus fini, il me dit seulement avoir appris que la chandellerie Baume-dAbeille avait ferm quand le propritaire, un vieil ivrogne, tait mort cribl de dettes. Sa fille avait d aller vivre chez de la famille dans une autre ville. Il ignorait laquelle, mais il ne doutait pas que je puisse le dcouvrir si jy tais vraiment rsolu. Mais examine dabord tes sentiments, Fitz, ajouta-t-il. Si tu nas rien lui offrir, laisse-la tranquille. Tu es infirme ? Seulement si tu le veux bien. Mais si tu as dcid dtre infirme, tu nas peut-tre pas le droit de courir aprs cette fille. Tu ne voudras pas de sa piti, je pense ; a remplace mal lamour. Sur ce, il se leva et sortit ; je restai contempler les flammes, perdu dans mes penses.

    Etais-je un infirme ? Etais-je vaincu ? Mon corps tremblait comme une corde de harpe mal tendue, ctait vrai ; mais ctait ma volont, non celle de Royal, qui lavait emport : mon prince Vrit conservait sa place dans la succession au trne des Six-Duchs et la princesse montagnarde tait dsormais

  • - 19 -

    son pouse. Craignais-je le sourire suffisant de Royal devant mes mains grelottantes ? Ne pouvais-je le lui rendre, lui qui ne serait jamais roi ? Un sentiment de froce satisfaction monta en moi. Burrich avait raison : je ntais pas vaincu, et je pouvais faire en sorte que Royal ne lignore pas.

    Et si javais battu Royal, ne pouvais-je galement conqurir Molly ? Quest-ce qui men empchait ? Jade ? Mais, daprs ce que Burrich avait entendu dire, elle ne stait pas marie, elle avait simplement quitt Bourg-de-Castelcerf, sans le sou, pour aller vivre chez des parents. Si Jade lavait laisse faire, il avait de quoi rougir ! Je la chercherais, je la trouverais et je gagnerais son cur. Molly avec ses cheveux dfaits volant dans le vent, Molly avec ses jupes et sa cape carlates, hardie comme loiseau quon nomme larron-rouge, et lil aussi vif... Limaginer ainsi me fit courir un frisson le long de lchin ; je souris, et soudain je sentis mes lvres se crisper en un rictus, le frisson se muer en tremblement. Une convulsion me prit et je me cognai durement la tte contre le bois du lit ; un cri mchappa, ou plutt un gargouillement inarticul.

    En un instant, Jonqui fut auprs de moi ; elle appela Burrich et ils sefforcrent de maintenir mes membres qui sagitaient de faon incontrle ; Burrich me terrassa de tout son poids pour contenir mes convulsions, et puis je perdis connaissance.

    Je sortis des tnbres dans la lumire, comme si jmergeais dune profonde plonge dans des eaux tides. Lpais duvet du lit de plume me faisait un berceau, les couvertures taient douces et chaudes. Pendant quelque temps, tout ne fut que paix ; je demeurai allong, serein, presque bien.

    Fitz ? Burrich tait pench sur moi. Le monde rapparut et je me rappelai que jtais une

    crature estropie, pitoyable, un pantin aux fils demi emmls, un cheval dont un tendon a t tranch. Je ne serais plus jamais tel que jtais auparavant ; je navais plus de place dans le monde o javais vcu jusque-l. Burrich avait dit que la piti remplaait mal lamour ; eh bien, je ne voulais la piti de personne. Burrich.

  • - 20 -

    Il se pencha plus prs. Ce ntait pas trop terrible. Il mentait. Repose-toi, maintenant. Demain...

    Je linterrompis : Demain, tu pars pour Castelcerf. Il frona les sourcils. Allons-y doucement. Prends

    quelques jours pour te remettre, et ensuite on... Non. Je me redressai en ahanant et mis toute la

    vigueur qui me restait dans mes paroles : Jai pris ma dcision : demain, tu reprendras la route de Castelcerf ; il y a des gens et des btes qui tattendent l-bas. Cest chez toi et cest ton monde. Mais ce nest plus le mien.

    Il resta silencieux un long moment. Et toi, quest-ce que tu vas faire ?

    Je secouai la tte. a ne te regarde plus. Ni personne, sauf moi.

    La fille ? Je secouai nouveau la tte, plus violemment. Elle sest

    dj occupe dun infirme, elle y a pass sa jeunesse, tout a pour sapercevoir quil ne lui avait laiss que des dettes. Et tu voudrais que jaille la retrouver dans ltat o je suis ? Que je lui demande de maimer pour lui imposer ma charge, comme son pre ? Non ! Clibataire ou marie un autre, elle est bien mieux lotie sans moi.

    Le silence qui tomba entre nous dura longtemps. Dans un coin de la pice, Jonqui saffairait prparer une dcoction qui, comme les autres, ne me ferait ni chaud ni froid. Burrich me dominait de toute sa taille, sombre et menaant comme une nue dorage ; je savais quil avait envie de me secouer comme un prunier, de me battre comme pltre pour mextirper mon enttement. Mais il se retint : Burrich ne frappait pas les infirmes.

    Bon, dit-il enfin, ne reste que ton roi. A moins que tu naies oubli ton allgeance ?

    Je ne lai pas oublie, rpondis-je calmement, et si je me croyais encore un homme, je retournerais auprs de lui. Mais je ne suis plus un homme, Burrich : je suis un fardeau. Sur lchiquier, je ne suis plus quun pion quil faut protger, un otage en puissance, incapable de me dfendre ou de dfendre quiconque. Non : le dernier geste que je puis faire en tant

  • - 21 -

    quhomme lige du roi, cest de disparatre avant quon ne mlimine pour frapper mon roi travers moi.

    Burrich se dtourna. Il formait une silhouette noire dans la pnombre et son visage tait indchiffrable la lueur du feu. On en reparlera demain, fit-il.

    Seulement pour nous dire adieu. Je suis dcid, Burrich. Je portai la main ma boucle doreille.

    Si tu restes, je dois rester aussi. Sa voix grave avait pris un accent farouche.

    Ce nest pas ainsi que a marche, dis-je. Autrefois, mon pre ta interdit de le suivre pour que tu puisses lever son btard sa place. Aujourdhui, je tordonne de ten aller servir un roi qui a encore besoin de toi.

    FitzChevalerie, je ne... Sil te plat. Jignore ce quil perut dans ma voix, mais

    il se tut soudain. Je suis fatigu ; je suis puis. Je ne suis plus la hauteur de ce quon attend de moi, voil tout ce que je sais. Jen suis incapable. Ma voix se mit chevroter comme celle dun vieillard. Peu importe mon devoir, peu importe mon serment, je suis trop diminu pour tenir ma parole. Ce nest peut-tre pas bien, mais cest comme a. Les plans de lun, les objectifs de lautre... Jamais les miens... Jai essay, mais... La chambre tangua et jeus limpression que ce ntait pas moi que jentendais parler ; les propos tenus me choqurent, mais je ne pouvais nier quils taient justes. Jai besoin dtre seul, prsent. Pour me reposer , dis-je simplement.

    Ils me regardrent sans un mot, puis ils quittrent lentement la pice comme sils espraient que je les rappellerais. En vain.

    Mais, une fois seul, je soufflai. La dcision que javais prise me donnait pourtant le vertige : je ne retournais pas Castelcerf ! Je navais aucune ide de ce que jallais faire ; javais dbarrass lchiquier des restes de mon existence brise, je pouvais prsent redisposer mon gr les morceaux de moi-mme qui me restaient afin de prparer une stratgie pour ma nouvelle vie. Peu peu, je maperus que je navais pas de doute sur ma dcision. Certes, en moi les regrets le disputaient au soulagement, mais jtais sr de moi ; dune

  • - 22 -

    certaine faon, il tait beaucoup plus supportable daffronter une existence o nul ne se souviendrait de ce que javais t, une existence qui ne serait plus soumise la volont dun autre, pas mme celle de mon roi. Tout tait consomm. Je me rallongeai sur mon lit et, pour la premire fois depuis des mois, je pus me dtendre compltement. Adieu, pensai-je avec lassitude. Jaurais aim dire ce mot tous ceux que javais connus, me tenir une dernire fois devant mon roi et le voir accepter mon choix dun hochement de tte. Jaurais peut-tre russi lui faire comprendre pourquoi je ne voulais plus revenir. Mais cela narriverait jamais. Tout tait fini. Je suis navr, mon Roi , marmonnai-je. Je contemplai les flammes qui dansaient dans ltre et le sommeil memporta enfin.

  • - 23 -

    1.

    VASEBAIE

    Etre roi-servant ou reine-servante, cest savoir

    parfaitement faire la part de la responsabilit et de lautorit. Cette position aurait, dit-on, t cre pour satisfaire la soif de pouvoir dun hritier au trne tout en lui apprenant exercer lautorit. Lan de la famille royale accde ce statut son seizime anniversaire et, de ce jour, le roi-servant (ou la reine-servante) endosse une pleine part de responsabilit dans le gouvernement des Six-Duchs. En rgle gnrale, il se voit confier les devoirs dont le monarque rgnant soccupe le moins et qui peuvent grandement varier dun souverain lautre.

    Sous le roi Subtil, Chevalerie fut le premier roi-servant ; son pre lui dlgua tout ce qui touchait aux frontires : lui les guerres, les ngociations, la diplomatie, linconfort des longs voyages et la vie pnible des campagnes militaires. Quand Chevalerie se dsista et que Vrit devint roi-servant, il hrita de toutes les incertitudes de la guerre contre les Outrliens et des tensions que cette situation crait entre les duchs de lIntrieur et ceux des Ctes ; et, pour corser sa tche dj difficile, le roi pouvait tout moment annuler ses dcisions pour les remplacer par les siennes propres : il dut ainsi souvent rsoudre des situations qui ntaient pas de son fait avec des armes quil navait pas choisies.

    Encore moins confortable, peut-tre, tait la position de la reine-servante Kettricken. Ses manires de Montagnarde la dsignaient comme trangre la cour des Six-Duchs ; en des temps moins troubls, peut-tre et-elle t accueillie avec davantage de tolrance, mais lagitation gnrale du royaume mettait la cour de Castelcerf en effervescence. Les Navires rouges venus des les dOutre-Mer dvastaient nos ctes comme jamais depuis des gnrations et dtruisaient plus quils ne pillaient ; le premier hiver de Kettricken en tant que

  • - 24 -

    reine-servante vit aussi la premire attaque hivernale que nous eussions connue. La menace constante des raids et le tourment lancinant de la prsence des forgiss branlaient les Six-Duchs jusquaux fondations, la confiance du peuple dans la monarchie tait au plus bas et Kettricken occupait la position peu enviable dtre la reine trangre dun roi-servant que nul nadmirait.

    La cour tait divise par le trouble qui rgnait dans le royaume : les duchs de lIntrieur exprimaient leur rancur de devoir payer des impts afin de protger des ctes qui ne se situaient pas sur leurs territoires ; ceux des ctes rclamaient cor et cri des navires de combat, des soldats et des moyens efficaces pour lutter contre des Pirates qui frappaient toujours aux points les plus faibles ; le prince Royal, de lIntrieur par sa mre, sefforait dacqurir un pouvoir et une influence personnels en courtisant les ducs de lIntrieur laide de prsents et de flatteries ; le prince Vrit, convaincu que son Art ne suffisait plus maintenir les Pirates distance, soccupait de faire construire des navires de guerre destins garder les duchs ctiers et ne consacrait gure de temps sa reine. Et, au-dessus de tout cela, le roi Subtil, telle une grande araigne, essayait de rpartir le pouvoir entre lui-mme et ses fils afin de prserver lquilibre interne des Six-Duchs.

    * Je mveillai en sentant quon me touchait le front. Je

    dtournai la tte avec un grognement agac. Je me dbattis pour mextirper de mes couvertures dans lesquelles je mtais emml, puis me redressai pour voir qui avait os me dranger. Lair inquiet, le fou du roi Subtil tait assis sur une chaise prs de mon lit. Je le dvisageai, ahuri, et il scarta de moi. Un sentiment de malaise menvahit.

    Le fou aurait d se trouver Castelcerf, avec le roi, de nombreux milles et bien des jours de voyage de moi. Jamais je ne lavais vu sloigner du roi plus de quelques heures, sinon pour dormir. Sa prsence ne prsageait rien de bon. Ctait mon ami, autant que sa nature singulire lui permt de se lier ;

  • - 25 -

    mais il ne venait jamais moi sans raison, et ses raisons taient rarement futiles ou agrables. Il avait un air fatigu comme je ne lui en avais jamais connu. Il portait une livre verte et rouge, nouvelle pour moi, et tenait la main un sceptre de bouffon surmont dune tte de rat. Sa tenue gaiement colore contrastait durement avec sa peau dpourvue de pigmentation : on aurait dit une bougie translucide dcore de houx ; ses vtements paraissaient plus substantiels que lui. Les fins cheveux dcolors qui sortaient de sa coiffe flottaient comme ceux dun noy dans locan et les flammes dansantes de la chemine se refltaient dans ses prunelles. Javais limpression davoir du sable dans les yeux ; je les frottai, puis mcartai les cheveux du visage : ils taient tremps ; javais transpir pendant mon sommeil.

    Bonjour, dis-je, et jarticulais difficilement. Je ne pensais pas te trouver ici. Javais la bouche sche, amre et la langue paisse. Javais t malade, je men souvenais, mais les dtails mchappaient.

    Et o, sinon ? Il me lana un regard afflig. Plus vous dormez, moins vous semblez repos. Rallongez-vous, mon seigneur. Je vais vous installer plus confortablement. Il se mit tirer sur mes oreillers dun air empress, mais je le repoussai dun geste de la main. Quelque chose nallait pas : jamais il ne mavait parl avec tant de courtoisie ; certes, nous tions amis, mais quand il sadressait moi, ctait avec des phrases lapidaires et aussi acides quun fruit vert. Si cette amabilit tait une manifestation de piti, je nen voulais pas.

    Je baissai les yeux sur ma chemise de nuit brode, puis sur la somptueuse courtepointe. Je leur trouvais un aspect bizarre, mais jtais trop faible et trop fatigu pour me creuser la cervelle. Que fais-tu ici ? demandai-je.

    Il soupira. Je moccupe de vous, je garde votre chevet pendant que vous dormez. Vous trouvez cela ridicule, je le sais, mais je suis le fou, par consquent je dois me montrer ridicule. Cependant, vous me posez la mme question chacun de vos rveils ; lors, permettez-moi de vous offrir un conseil avis : je vous en supplie, mon seigneur, laissez-moi envoyer chercher un autre gurisseur.

  • - 26 -

    Je me radossai aux oreillers. Ils taient tremps de sueur et sentaient laigre. Jaurais pu demander au fou de me les changer et il se serait excut, mais ctait inutile : je naurais fait quy transpirer de plus belle. Jagrippai mes couvertures de mes doigts noueux. Que fais-tu ici ? fis-je dun ton bourru.

    Il me prit la main et la tapota. Mon seigneur, votre soudaine faiblesse ne minspire pas confiance. Vous ne paraissez gure tirer de profit des soins de ce gurisseur. Je crains que son savoir ne soit bien moindre que lopinion quil sen fait.

    Burrich ? mexclamai-je, incrdule. Burrich ? Jaimerais quil soit parmi nous, mon

    seigneur ! Ce nest peut-tre que le matre des curies, mais je vous certifie quil est davantage gurisseur que ce Murfs qui vous drogue et vous fait partir en eau !

    Murfs ? Burrich nest pas l ? Le fou prit un air grave. Non, mon roi. Il est rest au

    royaume des Montagnes, vous le savez bien. Ton roi ! rptai-je et jessayai de rire. Quelle drision !

    Jamais, mon seigneur, rpondit-il avec douceur. Jamais. Sa tendresse me laissa perplexe. Ce ntait pas l le fou que je connaissais, qui navait la bouche que discours contourns, nigmes, jeux de mots, piques sournoises et insultes ingnieuses. Jeus soudain limpression dtre tir, de devenir aussi fin quune corde et aussi effiloch ; je mefforai nanmoins de comprendre la situation. Je suis donc Castelcerf ?

    Il hocha lentement la tte. Naturellement. Sa bouche avait un pli inquiet.

    Je demeurai silencieux pour sonder intrieurement la profondeur de la trahison dont javais t victime : javais, jignorais comment, et contre ma volont, t ramen Castelcerf ! Et Burrich navait mme pas jug utile de maccompagner !

    Permettez-moi de vous donner manger, dit le fou dun ton suppliant. Vous vous sentez toujours mieux aprs. Il se leva. Jai apport ceci il y a des heures, mais je lai tenu au chaud prs de la chemine.

  • - 27 -

    Je le suivis dun regard las. Prs du grand tre, il saccroupit pour loigner du feu une soupire couverte, en souleva le couvercle et un somptueux parfum de ragot de buf me frappa bientt les narines. Avec une louche, il se mit en remplir un bol. Je navais plus mang de buf depuis des mois : dans les Montagnes, ce ntait que venaison, mouton et chvre. Je fis le tour de la chambre dun il teint : ces lourdes tapisseries, ces siges massifs en bois, cette chemine en grosse pierre, ces tentures de lit richement ouvrages... Je connaissais cette pice : ctait la chambre du roi Castelcerf. Mais que faisais-je donc l, dans le propre lit du roi ? Je voulus interroger le fou, mais un autre prit la parole par mes lvres. Je sais trop de choses, fou. Je ne puis plus mempcher de les savoir. Parfois jai limpression quun autre que moi domine ma volont et pousse mon esprit dans des directions que je refuse. Mes murailles sont rompues ; tout se dverse en moi comme un mascaret. Jinspirai profondment, mais ne pus viter le raz de mare ; ce fut dabord un picotement froid, puis jeus la sensation dtre immerg dans un rapide courant deau glace. Une mare qui monte, hoquetai-je. Elle porte des navires... Des navires la quille rouge...

    Le fou carquilla les yeux, effray. En cette saison, votre majest ? Allons donc ! Pas en hiver !

    Mon souffle tait comprim au fond de ma poitrine. Je fis un effort pour parler. Lhiver est arriv avec trop de douceur ; il nous a pargn ses temptes et nous prive de sa protection. Regarde ! Regarde l-bas, sur la mer ! Tu les vois ? Ils viennent ! Ils sortent du brouillard !

    Je tendis le doigt et le fou se prcipita auprs de moi ; il saccroupit pour regarder dans la direction que jindiquais, mais je savais quil ne pouvait rien apercevoir. Nanmoins, loyal, il posa une main hsitante sur ma frle paule et suivit mon index des yeux comme si, par un acte de volont, il pouvait faire disparatre les murs et les milles de distance qui le sparaient de ma vision. Regrettant de ntre pas aussi aveugle que lui, je serrai les longs doigts ples qui reposaient sur mon paule. Un instant, je contemplai ma main fltrie, la bague au cachet royal qui entourait un doigt osseux derrire une

  • - 28 -

    phalange enfle ; puis, malgr moi, mon regard remonta et ma vision sloigna.

    Mon index tendu dsignait le port tranquille. Je mefforai de me redresser dans mon lit pour y voir plus loin. La ville plonge dans la pnombre stendait devant moi comme une marqueterie de maisons et de rues. Des bancs de brouillard stagnaient dans les creux et occultaient la baie. Le temps va changer, me dis-je. Un mouvement dans lair glaa la vieille transpiration qui me couvrait la peau et me fit frissonner. Malgr la noirceur de la nuit et le brouillard pais, je voyais tout avec une nettet parfaite. Cest lacuit de lArt, pensai-je, puis je mtonnai : jtais incapable dartiser, du moins de faon prvisible et utile !

    Mais cet instant deux navires mergrent de la brume et entrrent dans le port endormi ; joubliai aussitt ce que je pouvais ou ne pouvais pas faire. Elgants et fins, ils paraissaient noirs la lumire de la lune, mais je savais que leur quille tait rouge : des Pirates rouges des les dOutre-Mer. Tels des couteaux, les bateaux tranchaient dans les vaguelettes, taillaient dans le brouillard, senfonaient dans les eaux protges du port comme de fines lames dans le ventre dune truie. Leurs avirons se mouvaient sans bruit, avec un ensemble parfait, dans les tolets garnis de chiffons pour touffer les sons. Ils se rangrent le long des quais avec lassurance dhonntes marchands venus commercer. Dun bond lger, un matelot descendit du premier pour fixer une amarre un pilier ; laide dune rame, un homme maintint le btiment distance du quai en attendant que lamarre de poupe ft attache son tour. Tout se passait dans le plus grand calme, sans le moindre mystre. Le second navire excuta les mmes oprations que le premier. Les Pirates rouges tant redouts taient arrivs, hardis comme des mouettes, et staient amarrs au propre quai de leurs victimes.

    Aucune sentinelle ne lana lalerte, nul guetteur ne sonna de la trompe ni ne jeta de torche sur un tas de rameaux rsineux pour allumer un feu dalarme. Je cherchai ces hommes et les trouvai sur-le-champ. Le menton sur la poitrine, ils dormaient leur poste. De gris, leurs lainages pais taient

  • - 29 -

    devenus rouges en buvant le sang de leur gorge tranche. Leurs meurtriers taient venus sans bruit, par la terre, parfaitement renseigns sur les postes de garde, pour rduire chacun deux au silence. Personne navertirait la ville endormie.

    Dailleurs, les sentinelles ntaient pas nombreuses : la bourgade ne prsentait gure dintrt, peine de quoi lui valoir un point sur une carte, et elle comptait sur lhumilit de ses biens pour la prserver des attaques. On y faisait de la bonne laine, certes, qui donnait un fil fin ; on pchait et on fumait le saumon qui remontait le fleuve, les pommes taient petites mais savoureuses et lon en tirait une bonne eau-de-vie, et il y avait une belle plage palourdes louest de la ville. Telles taient les richesses de Vasebaie et, si elles ntaient pas grandes, elles suffisaient rendre lexistence prcieuse ceux qui y vivaient. Mais elles ne valaient assurment pas quon sy prcipite la torche et lpe la main : quel pillard jugerait digne de lui un tonnelet dalcool de pomme ou un portant de saumons fums ?

    Mais ctaient les Pirates rouges et ils ne cherchaient ni biens ni trsors, ni btail de concours, ni mme des femmes pouser ni des garons enchaner aux bancs de nage de leurs galres ; non, ils allaient mutiler puis massacrer les moutons lpaisse toison, pitiner le saumon fum, incendier les entrepts de laine et de vin ; certes, ils allaient prendre des otages, mais seulement pour les forgiser, et la magie de la forgisation les laisserait moins quhumains, dpouills de la moindre motion et de toute pense, sauf les plus primitives. Et les Pirates, loin de conserver ces otages, les abandonneraient sur place afin quils imposent leur angoisse dbilitante ceux qui les avaient aims et sur tous leurs proches ; privs de sensibilit humaine, les forgiss cumeraient leur terre natale sans plus de remords que des fouines affames. Lcher sur nous ces forgiss qui avaient t nos frres tait larme la plus cruelle des Outrliens, cela, je le savais dj pour avoir t tmoin des consquences dautres attaques.

    Je regardais la mare de mort monter pour engloutir la petite ville. Les pirates Outrliens sautrent bas de leurs

  • - 30 -

    vaisseaux et se dversrent dans le village, ruisselrent sans bruit dans les rues par groupes de deux ou trois, meurtriers comme le poison qui se mle au vin. Quelques-uns prirent le temps de fouiller les autres navires amarrs au quai ; ctaient pour la plupart de petits doris ouverts, mais il y avait aussi trois bateaux plus grands, deux de pche et un marchand. Leurs quipages connurent une fin rapide ; leur rsistance affole rappelait les battements dailes et les criailleries pitoyables des volailles lorsque le furet sintroduit dans le poulailler. Ils mappelrent laide dune voix touffe par leur sang ; le brouillard pais absorbait gloutonnement leurs hurlements et la mort dun matelot ne semblait gure plus que le cri dun oiseau de mer. Ensuite, les btiments furent incendis, ngligemment, sans gard pour leur valeur en tant que butin. Ces Pirates ne pillaient presque pas ; certes, ils pouvaient semparer dune poigne de pices dargent si elles leur tombaient sous la main ou dun collier pris sur une femme quils venaient de violer puis de tuer, mais gure plus.

    Jassistais la scne, impuissant. Une quinte de toux me saisit, puis je retrouvai mon souffle : Si seulement je pouvais les comprendre, dis-je au fou. Si seulement je savais ce quils veulent. Ces Pirates rouges ne suivent aucune logique ; comment combattre des gens qui nous attaquent sans nous donner leurs raisons ? Mais si jarrivais les comprendre...

    Les lvres ples, le fou fit la moue et il rflchit. Ils partagent la folie de celui qui les commande et on ne peut les comprendre que si lon prend part cette folie. En ce qui me concerne, je nen ai nulle envie. Les comprendre ne les arrtera pas.

    Non. Jaurais voulu ne plus voir le village : javais trop souvent assist ce cauchemar ; mais seul un homme sans cur pouvait se dtourner de cette scne comme sil sagissait dun spectacle de marionnettes mal mont. Le moins que je puisse faire pour mes sujets tait de les regarder mourir ; ctait aussi le plus que je puisse faire. Jtais un vieillard malade, invalide et trs loin deux ; on ne pouvait pas en attendre davantage de moi. Alors, je regardais.

  • - 31 -

    Je vis la petite ville sveiller dun doux sommeil sous la rude poigne dune main inconnue sur la gorge ou le sein, sous un poignard lev au-dessus dun berceau ou au cri soudain dun enfant arrach son lit. Des lumires hsitantes naquirent dans tout le village, certaines provenant de bougies allumes parce quun voisin venait de donner lalarme, dautres de torches ou de maisons en flammes. Il y avait plus dune anne que les Pirates rouges terrorisaient les Six-Duchs mais, pour cette bourgade, ils prenaient cette nuit toute leur ralit ; ces gens staient crus prpars, ils avaient entendu les histoires horribles qui se colportaient et avaient rsolu de ne jamais faire partie des victimes, et pourtant les maisons brlaient, les hurlements montaient dans le ciel nocturne comme ports par les tourbillons de fume.

    Parle, fou, ordonnai-je dune voix rauque. Rappelle-toi lavenir pour moi. Que dit-on propos de Vasebaie ? Dune attaque sur Vasebaie en hiver ?

    Il prit une inspiration hache. Ce nest pas facile ; ce nest pas clair, dit-il, hsitant. Tout fluctue, tout est encore en changement. Trop de choses sont en cours de transformation, votre majest. A cet endroit, lavenir se dverse dans toutes les directions.

    Dcris-moi celles que tu vois, ordonnai-je. On a crit une chanson sur cette ville , fit-il dune voix

    caverneuse. Il magrippait toujours lpaule ; travers la chemise de nuit, le contact de ses longs doigts puissants tait glac. Un tremblement nous traversa tous deux et je sentis leffort quil faisait pour rester debout prs de moi. Quand on la chante dans une taverne, avec les chopes de bire qui battent la mesure du refrain sur les tables, lhistoire ne parat pas si terrible. On peut imaginer la courageuse rsistance des habitants qui ont prfr la mort la reddition ; pas un seul dentre eux na t pris vivant pour se faire forgiser. Pas un seul. Le fou sinterrompit. Une note hystrique stait mle la gravit de son ton. Naturellement, lorsquon boit et quon chante, on ne voit pas le sang, on ne sent pas lodeur de la chair brle, on nentend pas les cris. Mais cela se comprend : avez-vous dj essay de trouver une rime enfant cartel ? Un

  • - 32 -

    jour, quelquun a propos au crne martel , mais le vers ne passait toujours pas trs bien. Il ny a aucune gaiet dans son ironie. Ses plaisanteries amres ne peuvent le protger, pas plus que moi. Il retombe dans le silence, mon prisonnier condamn partager son douloureux savoir avec moi.

    Je regarde sans rien dire. Nul pome ne saurait raconter la mre qui enfonce une boulette de poison dans la bouche de son enfant pour le garder des Pirates ; personne ne pourrait chanter les cris des enfants saisis de crampes sous leffet du poison violent ni les femmes violes pendant leur agonie ; aucune posie, aucune mlodie ne supporterait de parler des archers dont les flches les mieux ajustes tuent ceux de leur famille avant quon ne puisse les enlever. Je jetai un coup dil lintrieur dune maison en feu ; travers les flammes, je vis un garon dune dizaine dannes offrir sa gorge au couteau que tenait sa mre ; il avait dans les bras le cadavre de sa petite sur, trangle dj car les Pirates rouges taient l et un frre aimant ne pouvait labandonner ni aux pillards ni aux flammes voraces. Je vis les yeux de la mre lorsquelle prit les corps de ses enfants et senfona dans le brasier avec eux. Ce sont l des scnes quil vaut mieux oublier, mais elles ne mauront pas t pargnes. Mon devoir mobligeait y assister et men souvenir.

    Tous ne prirent pas : certains senfuirent dans les champs et les bois environnants ; je vis un jeune homme emmener quatre enfants et se cacher avec eux sous les quais, dans leau glace, cramponn un pilier encrot de bernacles, en attendant le dpart des Pirates. Dautres furent abattus alors quils se sauvaient toutes jambes. Je vis une femme en chemise de nuit se faufiler hors dune maison ; des flammes couraient dj le long de la faade ; elle portait un enfant dans ses bras et un autre la suivait, accroch son vtement. Malgr lobscurit, la lumire des chaumires en feu mettait des reflets satins ses cheveux. Elle jetait des regards effrays autour delle, mais le long couteau quelle tenait dans sa main libre tait lev, prt servir ; japerus une petite bouche au pli farouche et deux yeux trcis mais ardents. Puis, lespace dun instant, son fier profil se dessina sur le fond des flammes. Un

  • - 33 -

    hoquet mchappa. Molly ! mexclamai-je. Je tendis une main griffue. La femme ouvrit une trappe et poussa les enfants dans une cave densilage larrire de la maison embrase, puis elle referma le battant derrire elle. Etaient-ils tous en scurit ?

    Non. Deux silhouettes tournrent le coin du btiment ; lune delles portait une hache. Les deux Pirates marchaient pas lents et assurs, en riant pleine voix ; la suie qui maculait leur visage faisait ressortir leurs dents et le blanc de leurs yeux. Lun deux tait une femme ; elle tait trs belle et riait en avanant grandes enjambes. Elle paraissait sans peur. Un fil dargent retenait ses cheveux tirs en arrire et natts ; les flammes y allumaient des clats rougeoyants. Les Pirates sapprochrent de la trappe et lhomme la hache balana son arme en un grand arc. La lame mordit profondment dans le bois et jentendis le cri de terreur dun enfant. Molly ! hurlai-je. Je sortis tant bien que mal de mon lit, puis, incapable de me tenir debout, je rampai dans sa direction.

    La trappe cda et les Pirates clatrent de rire. Lhomme la hache mourut en riant : Molly avait bondi travers le battant fracass pour lui plonger son long couteau dans la gorge. Mais la belle femme au fil dargent dans les cheveux avait une pe et, alors que Molly sefforait dextirper son arme du moribond, cette pe tombait, tombait...

    A cet instant, quelque chose lcha dans la maison en feu avec un craquement sec. Le btiment vacilla, puis seffondra dans un dluge dtincelles et une explosion de flammes rugissantes. Un rideau flamboyant sleva entre moi et la cave ; jtais incapable dy voir dans cet enfer. La maison stait-elle croule sur lentre de la cave et les Pirates qui lattaquaient ? Je ne distinguais plus rien. Je me jetai en avant pour attraper Molly.

    Mais cette mme seconde tout disparut ; plus de chaumire embrase, plus de ville mise sac, plus de port occup par des intrus, plus de Pirates rouges ; il ny eut plus que moi, blotti par terre prs de la chemine. Javais avanc la main dans le feu et referm les doigts sur un charbon ardent. Avec un cri, le fou me saisit le poignet pour retirer ma main des

  • - 34 -

    braises. Je me librai dune secousse, puis contemplai ma paume couverte dampoules, lesprit vide.

    Mon roi... fit le fou dun ton dsol. Il sagenouilla prs de moi, approcha dlicatement la soupire. Il humecta une serviette dans le vin quil avait servi en prvision de mon repas et lenroula autour de mes doigts. Je le laissai faire : la brlure ntait rien ct de la grande blessure qui bait en moi. Ses yeux inquiets taient plongs dans les miens, mais cest peine si je le voyais. Il paraissait sans substance, avec le reflet des flammes mourantes dans ses iris dcolors : une ombre parmi toutes celles qui venaient me tourmenter.

    Mes doigts brls mlancrent soudain ; je les serrai dans mon autre main. Quavais-je fait, quoi avais-je pens ? LArt mavait saisi comme une crise de convulsions et puis il sen tait all en me laissant aussi sec quun verre vide. La fatigue se dversait en moi pour combler lespace libr et la douleur la chevauchait. Je mefforai de conserver en mmoire ce que javais vu. Qui tait cette femme ? Est-elle importante ?

    Ah ! Le fou paraissait plus puis encore que moi, mais il rassembla ses forces. Une femme de Vasebaie ? Il se tut, lair de se creuser laborieusement lesprit. Non... Je nai rien. Tout est confus, mon roi ; cest trs difficile dtre sr.

    Molly na pas denfant, lui dis-je. Ce ne pouvait tre elle. Molly ? Elle sappelle Molly ? Javais mal la tte. La colre me

    prit tout coup. Pourquoi me tortures-tu ainsi ? Mon seigneur, je ne connais pas de Molly. Allons, revenez

    vous coucher ; je vais vous apporter manger. Il maida me relever et je supportai son contact. Ma voix

    me revint. Je me sentais flotter et mes yeux accommodaient par -coups ; je percevais la pression de sa main sur mon bras et la seconde daprs javais limpression de rver de la chambre et des deux hommes qui sy parlaient. Je dois savoir sil sagissait de Molly, dis-je pniblement ; je dois savoir si elle est en train de mourir. Fou, il faut que je sache !

    Le fou poussa un profond soupir. Je nai aucun pouvoir l-dessus, mon roi, vous le savez bien. A linstar de vos visions, les miennes simposent moi, non le contraire. Je ne puis

  • - 35 -

    choisir un fil de la tapisserie : je dois regarder ce vers quoi mes yeux sont tourns. Lavenir, mon roi, est comparable un courant dans un canal ; jignore o va telle ou telle goutte deau, mais je sais o le flot est le plus fort.

    Une femme Vasebaie , insistai-je. Une partie de moi-mme avait piti de mon malheureux fou, mais une autre demeurait inflexible. Je ne laurais pas vue si clairement si elle ne jouait pas un rle essentiel. Essaye. Qui est-ce ?

    Elle est importante ? Oui, jen suis sr. Oh oui ! Le fou sassit par terre en tailleur. Il porta ses longs doigts

    minces sa tte et les appuya sur les tempes comme sil voulait ouvrir une porte. Je ne sais pas. Je ne comprends pas... Tout est confus, tout se croise. Les pistes ont t pitines, les odeurs altres... Il leva les yeux vers moi. Je ne me souvenais pas de mtre remis debout, mais il tait mes pieds, le regard lev vers moi. Ses yeux sans couleur paraissaient exorbits dans son visage crayeux. La tension quil simposait le faisait vaciller et il avait un sourire niais. Il regarda son sceptre tte de rat, le plaa contre son nez. Tu as entendu parler dune Molly, toi, Raton ? Non ? Cest bien ce que je pensais. Il faudrait peut-tre se renseigner auprs de gens plus mme de nous rpondre. Les asticots, peut-tre. Il se mit rire avec des gloussements didiot. Crature inutile, devin ridicule aux prophties incomprhensibles ! Mais, bah, ctait sa nature et il ny pouvait rien. Je mcartai lentement de lui et retournai masseoir sur le bord de mon lit.

    Je maperus que je tremblais comme sous leffet dun accs de fivre. Une crise qui se prpare, me dis-je ; je dois me calmer. Avais-je envie de me convulser et de hoqueter sous les yeux du fou ? A vrai dire, cela mtait gal. Rien navait dimportance, sauf de dcouvrir sil sagissait bien de ma Molly et si elle avait pri. Il fallait que je le sache, que je sache si elle tait morte et, dans ce cas, comment. Jamais il ne mavait paru plus crucial de savoir quelque chose.

    Le fou se tenait accroupi sur le tapis comme un crapaud blafard. Il shumecta les lvres et me sourit. La douleur parfois peut arracher ce genre de sourire un homme. Cest une

  • - 36 -

    chanson de rjouissance que lon chante sur Vasebaie, dit-il. Un chant de triomphe. Car les villageois ont gagn ; oh, ils nont pas conserv la vie, mais ils ont obtenu de mourir proprement. Enfin, de mourir, en tout cas. La mort plutt que la forgisation. Cest un moindre mal, un moindre mal qui aura valu quon en tire une chanson laquelle se raccrocher en ces jours sombres. Cest ainsi que a se passe dans les Six-Duchs, aujourdhui : nous tuons les ntres pour prendre les Pirates de court, et puis nous en faisons des chansons. Etonnantes, les consolations quon peut trouver quand il ny a plus despoir.

    Ma vision sestompa et je compris soudain que je rvais. Je ne suis pas ici, dis-je dune voix faible. Cest un songe. Je rve que je suis le roi Subtil.

    Le fou tendit la main devant les flammes et contempla les os qui se dessinaient clairement travers la chair translucide. Si vous le dites, mon suzerain, il doit en tre ainsi. Dans ce cas, je rve moi aussi que vous tes le roi Subtil. Alors, si je vous pince, vais-je me rveiller ?

    Je regardai mes propres mains. Elles taient rides et coutures de cicatrices. Je les refermai ; jobservai les veines et les tendons qui saillaient sous la peau parchemine, je perus la rsistance de mes articulations enfles, comme si des grains de sable sy taient glisss.

    Je suis un vieillard, me dis-je. Voil donc ce que cest dtre vieux. Non pas malade, avec la possibilit de gurir un jour, mais vieux. Lorsque chaque jour ne peut tre que plus difficile, que chaque mois ne fait que peser un peu plus sur le corps. Tout drapait. Un instant, javais cru avoir quinze ans. Je sentis une odeur de chair carbonise et de cheveux grills. Non, un somptueux parfum de ragot de buf. Non, lencens vulnraire de Jonqui. Les effluves mlangs me donnaient la nause. Je ne savais plus qui jtais, ni ce qui tait important. Jessayai dempoigner la logique instable de lunivers o je me trouvais, de la surmonter. Mais ctait perdu davance. Je ne sais plus, murmurai-je. Je ny comprends plus rien.

    Ah ! fit le fou, cest ce que je vous disais : on ne comprend une chose quen devenant cette chose.

  • - 37 -

    Est-ce cela, tre le roi Subtil, alors ? demandai-je dun ton angoiss. Jtais branl jusquau plus profond de moi-mme. Je ne lavais jamais vu sous ce jour, tourment par les douleurs de la vieillesse et nanmoins toujours confront aux douleurs de ses sujets. Est-ce cela quil doit endurer tous les jours de sa vie ?

    Je le crains, mon suzerain, rpondit le fou dun ton apaisant. Allons, laissez-moi vous aider regagner votre lit. Vous irez srement mieux demain.

    Non. Tu sais comme moi que je nirai pas mieux demain. Ce ntait pas moi mais le roi Subtil qui avait prononc ces terribles paroles ; je les entendis et je sus que telle tait lpuisante vrit que le roi Subtil devait supporter quotidiennement. Jtais extnu, javais mal partout. Jignorais que la chair pouvait se faire si lourde, que le simple fait de plier un doigt pouvait exiger un si grand effort. Javais envie de me reposer, de me rendormir. Mais tait-ce moi ou le roi Subtil ? La sagesse aurait voulu que je laisse le fou me remettre au lit, que je permette mon roi de reprendre des forces, mais le fou tenait ce petit renseignement essentiel juste hors de porte de mes mchoires claquantes. Il ne cessait descamoter lunique parcelle de savoir quil me fallait pour me retrouver tout entier.

    Est-elle morte dans le village ? demandai-je. Il me lana un regard triste, puis, se baissant brusquement,

    il ramassa son sceptre tte de rat. Une petite larme de nacre brillait sur la joue de Raton. Le fou se concentra sur elle et ses yeux se firent nouveau lointains, perdus dans une toundra de dtresse. Dans un murmure, il dit : Une femme Vasebaie... une goutte deau dans le flot de toutes les femmes de Vasebaie. Que peut-il lui tre arriv ?

    Est-elle morte ? Oui. Non. Gravement brle, mais vivante. Le bras amput lpaule. Accule, puis viole tandis quon tuait ses enfants, mais laisse en vie. Plus ou moins. Les yeux du fou devinrent encore plus vides. On et dit quil lisait un inventaire voix haute, tant sa voix tait monocorde. Brle vive avec les enfants lorsque la maison sest effondre sur eux. A pris du poison ds que son mari la rveille. Morte asphyxie

  • - 38 -

    par la fume. Et a succomb linfection cause par une blessure dpe quelques jours plus tard. A pri dun coup dpe. Etouffe par son propre sang pendant quon la violait. Sest tranch la gorge aprs avoir tu les enfants tandis que des Pirates dfonaient la trappe coups de hache. A survcu et a donn le jour au rejeton dun Pirate lt suivant. A t retrouve errant dans la campagne plusieurs jours plus tard, gravement brle mais ne se souvenant de rien. A t dfigure par le feu et eu les mains tranches, mais na survcu quun bref...

    Arrte ! criai-je. Cesse ! Je ten supplie, cesse ! Il se tut et prit une inspiration. Ses yeux revinrent sur moi,

    leur vivacit retrouve. Que je cesse ? Il soupira, se prit le visage entre les mains et dit dune voix touffe : Que je cesse ? Cest aussi ce que hurlaient les femmes de Vasebaie. Mais cest dj pass, mon suzerain. Nous ne pouvons dfaire ce qui est en cours. Une fois que cela sest produit, il est trop tard. Il releva le visage. Il paraissait extnu.

    Je ten prie... Ne peux-tu rien me dire de cette femme que jai vue, delle seule ? Son nom mchappait soudain ; elle tait trs importante pour moi, voil tout ce que je me rappelais.

    Il secoua la tte et les clochettes dargent de sa coiffe sonnrent faiblement. Le seul moyen serait de se rendre sur place. Il me regarda. Si vous me lordonnez, jirai.

    Fais chercher Vrit. Jai des instructions lui donner. Nos soldats narriveront pas temps pour empcher

    lattaque, observa-t-il ; ils ne pourront quaider teindre les incendies et prter la main aux habitants pour rcuprer ce quils pourront des ruines.

    Dans ce cas, quils le fassent, dis-je dune voix teinte. Laissez-moi dabord vous remettre dans votre lit, mon roi,

    avant que vous ne preniez froid. Puis je vous apporterai manger.

    Non, fou, rpondis-je tristement. Puis-je manger bien au chaud alors que des corps denfants se raidissent dans la boue glace ? Non, apporte-moi plutt ma robe et mes chaussures, aprs quoi tu iras chercher Vrit.

  • - 39 -

    Le bouffon ft front bravement. Croyez-vous que linconfort que vous vous infligerez donnera ne serait-ce quun souffle de plus un enfant, mon suzerain ? Ce qui sest pass Vasebaie est termin. Pourquoi souffrir ?

    Pourquoi souffrir ? Je russis sourire. Chaque habitant de Vasebaie a d poser la mme question au brouillard, cette nuit. Je souffre, mon fou, parce quils ont souffert. Parce que je suis roi. Mais davantage encore, parce que je suis un homme et que jai vu ce qui leur est arriv. Rflchis, fou : imagine que chaque habitant des Six-Duchs se dise : Ma foi, ce qui pouvait leur arriver de pire sest dj produit. Pourquoi renoncer mon repas et mon lit douillet pour men occuper ? Fou, par le sang qui est en moi, ce sont mes sujets. Ma souffrance est-elle plus grande ce soir que la leur ? Que sont les lancements et les tremblements dun seul homme ct de ce qua subi Vasebaie ? Pourquoi mabriterais-je alors que mon peuple se fait massacrer comme du btail ?

    Il me sufft de dire deux mots au prince Vrit, ft le fou. Pirates et Vasebaie , et il en saura autant quil est ncessaire. Laissez-moi vous aider vous recoucher, mon seigneur, puis je me prcipiterai auprs de lui avec ces deux mots.

    Non. Une nouvelle nue de douleur naquit larrire de mon crne et seffora de chasser tout sens de mes penses, mais je tins bon. Je me forai mapprocher du fauteuil prs de la chemine et me dbrouillai pour my asseoir. Jai pass ma jeunesse dfinir les frontires des Six-Duchs ceux qui les contestaient. Ma vie serait-elle trop prcieuse pour la risquer aujourdhui, alors quil nen reste que des lambeaux perclus de souffrance ? Non, fou. Va me chercher mon fils linstant. Il artisera pour moi, car je nen ai plus la force ce soir. Ensemble, nous rflchirons ce que nous verrons et prendrons des dcisions sur ce quil convient de faire. A prsent, va ! VA !

    Le fou se sauva et le bruit de ses pas dcrut sur le sol de pierre.

    Jtais seul avec moi-mme. Avec nous-mmes. Je portai les mains mes tempes, et je sentis un sourire douloureux

  • - 40 -

    creuser des rides sur mon visage lorsque je me trouvai. Eh bien, mon garon, te voici donc. Mon roi porta lentement son attention sur moi ; il tait las, mais il tendit son Art vers moi pour toucher mon esprit avec autant de douceur que sil soufflait sur une toile daraigne ; maladroitement, jessayai de consolider le lien dArt et tout se dtraqua. Notre contact se dlita comme un tissu mr, et le roi disparut.

    Jtais accroupi, seul, sur le sol de ma chambre, dans le royaume des Montagnes et beaucoup trop prs du feu. Javais quinze ans et ma chemise de nuit tait propre et confortable. Il ne restait presque que des braises dans le foyer. Mes doigts couverts dampoules mlanaient violemment et les prmisses dune migraine dArt commenaient me battre les tempes.

    Je me levai lentement, avec prudence. Comme un vieillard ? Non, comme un jeune homme encore convalescent. La diffrence tait dsormais claire.

    Mon lit propre et moelleux mattirait comme une promesse de lendemain doux et limpide.

    Je les refusai tous deux. Je minstallai dans le fauteuil prs de la chemine et me mis rflchir, les yeux dans les flammches.

    Quand Burrich vint me faire ses adieux au point du jour, jtais prt laccompagner.

  • - 41 -

    2.

    LE RETOUR

    La forteresse de Castelcerf domine le meilleur port en eau

    profonde des Six-Duchs. Au nord, le fleuve Cerf se jette dans la mer et son flot convoie la majorit des marchandises exportes par les duchs de lIntrieur, Bauge et Labour. De noires et abruptes falaises servent de socle la citadelle qui surplombe lembouchure du fleuve, le port et les eaux du large. Bourg-de-Castelcerf, accroch de faon prcaire ces falaises, se situe lcart de la plaine inondable du grand cours deau et une bonne partie de la ville est btie sur des quais et des jetes. La forteresse dorigine tait un difice en bois construit par les premiers habitants de la rgion pour se dfendre des attaques outrliennes ; dans des temps reculs, un pirate du nom de Preneur sen empara et sy installa dfinitivement ; il remplaa les structures de bois par des murailles et des tours de pierre noire, extraite des falaises elles-mmes, et enfona les fondations de Castelcerf dans le roc. A chaque gnration de Loinvoyant, les murs se fortifirent et les tours slancrent plus haut, toujours plus solides. Depuis Preneur, le fondateur de la ligne des Loinvoyant, Castelcerf nest jamais tombe entre des mains ennemies.

    * La neige me baisait le visage, le vent repoussait les cheveux

    de mon front. Je mveillais dun rve obscur pour sombrer dans un autre, plus tnbreux encore, dans une fort en hiver. Javais froid, sauf l o la chaleur qui montait de ma monture fatigue me rchauffait. Sous moi, Suie avanait vaille que vaille, pas lents, entre les congres difies par le vent. Il me semblait tre en route depuis longtemps. Pognes, le palefrenier, me prcdait ; il se retourna dans sa selle et me cria quelque chose.

  • - 42 -

    Suie sarrta, sans brutalit, mais je ne my attendais pas et je faillis glisser bas de ma selle. Je me rattrapai la crinire de ma jument et me rtablis. Les flocons qui tombaient rgulirement voilaient la fort tout autour de nous ; les branches des sapins ployaient sous le poids de la neige et les bouleaux dressaient de noires silhouettes sur le fond des nuages vaguement clairs par la lune. Il ny avait pas la moindre trace de piste dans ces bois pais. Pognes avait tir les rnes de son hongre noir et Suie stait arrte sa suite ; derrire moi, Burrich se tenait sur sa jument rouanne avec laisance dun cavalier prouv.

    Javais froid et je tremblais de faiblesse. Je parcourus les alentours dun il teint en me demandant la raison de notre halte. Le vent qui soufflait par rafales faisait claquer mon manteau humide contre le flanc de Suie. Pognes tendit soudain lindex. L ! Il se tourna vers Burrich et moi. Vous avez vu, vous aussi ?

    Je me penchai en avant pour essayer de voir au travers de la dentelle voltigeante des flocons. Il me semble, oui , dis-je dune voix touffe par le vent et la neige. Lespace dun instant, javais entrevu de petits points de lumire, jaunes et immobiles la diffrence des feux follets bleu ple qui envahissaient encore de temps en temps mon champ de vision.

    Vous croyez que cest Castelcerf ? cria Pognes pour dominer le vent qui forcissait.

    Oui, affirma Burrich, et sa voix grave portait sans difficult. Je sais o nous sommes, maintenant. Cest ici que le prince Vrit a tu une grande biche, il y a six ou sept ans ; je men souviens parce quelle a fait un bond quand la flche la touche et elle a dgringol au fond de la ravine, l-bas. Il nous a fallu tout le reste de la journe pour rcuprer la viande.

    Lendroit quil indiquait napparaissait que comme une range de buissons demi cache par laverse de flocons ; pourtant, je me reprai brusquement : la configuration du versant, les arbres qui y poussaient, la ravine l-bas... Castelcerf se trouvait donc dans cette direction ; encore une petite distance couvrir et nous verrions clairement la forteresse accroche ses falaises au-dessus de Bourg-de-

  • - 43 -

    Castelcerf et de la baie. Pour la premire fois depuis des jours, je sus avec une certitude absolue o nous nous trouvions. Jusque-l, le temps couvert nous empchait de vrifier notre route laide des toiles et les chutes de neige inhabituellement abondantes modifiaient tellement les paysages que mme Burrich ne paraissait plus trs sr de lui. Mais je savais prsent que nous arriverions bientt destination... si nous tions en t. Cependant, je rassemblai ce qui me restait de courage. Ce nest plus trs loin , dis-je Burrich.

    Pognes avait dj remis sa monture en marche. Le hongre noir et trapu reprit bravement sa route au travers de la neige amoncele. Je donnai doucement du talon Suie et la grande jument repartit contrecur ; comme elle sengageait dans la pente de la colline, je glissai de ct et tentai en vain de me raccrocher ma selle. Burrich vint se placer prs de moi, me saisit par le col et me redressa. Ce nest plus trs loin, dit-il, en cho mes paroles. Tu vas y arriver.

    Je hochai vaguement la tte. Ce ntait que la deuxime fois depuis une heure quil tait oblig de me remettre dans mes triers : une de mes meilleures soires. Je me rassis le dos droit, les paules rsolument carres. On tait presque la maison.

    Le voyage avait t long et ardu, le temps abominable, et ces preuves incessantes navaient pas amlior mon tat. Pour la plus grande partie, je nen gardais quun souvenir de mauvais rve ; des journes me faire cahoter dans ma selle, peine conscient du chemin suivi, et des nuits passes entre Pognes et Burrich, sous notre petite tente, trembler dun puisement tel quil mempchait de dormir. Javais pens que nous avancerions plus facilement mesure que nous approcherions de Castelcerf ; mais ctait sans compter avec la prudence de Burrich.

    A Turlac, nous avions fait halte dans une auberge pour la nuit ; je supposais que nous embarquerions bord dune pniche fluviale le lendemain car, si les berges de la Cerf taient bordes de glace, son courant puissant maintenait tout lhiver en son milieu un chenal dgag. Je montai tout droit dans notre chambre, car jtais extnu ; Burrich et Pognes

  • - 44 -

    savouraient davance les plats chauds et la compagnie de ltablissement, sans parler de sa bire, et je ne mattendais pas les voir venir se coucher trs tt. Mais deux heures peine staient coules lorsquils apparurent et se prparrent se mettre au lit.

    Burrich, muet comme la tombe, avait un air sinistre, et, aprs quil se fut allong, Pognes mexpliqua mi-voix quon ne disait gure de bien du roi dans la ville. Sils avaient su quon tait de Castelcerf, je ne crois pas quils auraient parl aussi franchement. Mais vtus comme on tait de costumes des Montagnes, ils ont d nous prendre pour des marchands. Dix fois, jai cru que Burrich allait provoquer lun ou lautre en duel ; je ne sais vraiment pas comment il a fait pour se retenir ! Tout le monde se plaint des impts levs pour dfendre les ctes ; ils ricanent, en disant quon a beau leur faire cracher taxe sur taxe, a na pas empch les Pirates de se pointer en automne l o on ne les attendait pas et dincendier encore deux villes.

    Pognes se tut, puis ajouta, hsitant : Mais cest bizarre, ils disent le plus grand bien du prince Royal. Il est pass par ici en escortant Kettricken Castelcerf ; un des hommes notre table la traite de grande poiscaille blanchtre, bien digne du roi des Ctes. Un autre a renchri en dclarant quau moins le prince Royal se portait bien malgr tout ce quil avait subi et quil avait lattitude dun vrai prince. L-dessus, ils ont bu sa sant en lui souhaitant longue vie.

    Un grand froid menvahit. A voix basse, je demandai : Ces deux villages forgiss... tu as entendu leurs noms ?

    Orquegoule, en Barns, et Vasebaie, en Cerf mme. Lobscurit se fit plus paisse et jy passai la nuit, les yeux grands ouverts.

    Le lendemain matin, nous quittmes Turlac, mais dos de cheval et par la terre. Burrich ne voulut mme pas suivre la route. Je protestai en vain ; il couta mes plaintes, puis me prit part et me demanda brutalement : Tu as envie de mourir ?

    Je le regardai dun il teint, et il eut lair cur.

  • - 45 -

    Fitz, rien na chang : tu es toujours un btard de Loinvoyant et le prince Royal te considre toujours comme un obstacle. Il a dj essay de se dbarrasser de toi, non pas une fois, mais trois ! Tu crois quil va taccueillir bras ouverts Castelcerf ? Non ! Mieux vaudrait mme pour lui que nous ne revenions jamais. Alors inutile de lui offrir de trop bonnes cibles : on passera par la terre. Si lui ou ses sbires veulent nous trouver, ils devront nous pourchasser travers bois ; et Royal na jamais t bon chasseur.

    Naurions-nous pas la protection de Vrit ? demandai-je dune voix dolente.

    Tu es lhomme lige du roi, et Vrit nest que roi-servant, rpliqua Burrich. Cest toi qui protges ton roi, Fitz, pas le contraire. Daccord, il taime bien et il ferait tout son possible pour te dfendre, mais il a des sujets de proccupation plus graves : les Pirates rouges, une nouvelle pouse et un frre cadet qui estime que la couronne lui irait mieux qu quiconque. Non : nespre pas que le roi-servant soccupe de toi. Dbrouille-toi seul.

    Pour ma part, je ne voyais que les journes de voyage supplmentaires qui mloignaient de Molly. Mais ce nest pas cet argument que javanai, car je navais pas parl de mon rve Burrich. Il faudrait que Royal soit fou pour essayer de nous tuer nouveau : tout le monde saurait que cest lui, lassassin.

    Pas fou, Fitz, seulement impitoyable. Cest a, Royal. Ne timagine jamais quil obit aux mmes rgles que nous ou mme quil pense comme nous. Sil voit loccasion de nous liminer, il la saisira. Du moment quon ne peut pas prouver sa culpabilit, il se foutra quon le souponne. Vrit est notre roi-servant, pas notre roi tout court, pas encore. Tant que le roi Subtil sera en vie et quil rgnera, Royal saura le mettre dans sa poche et commettre pas mal de coups tordus en toute impunit. Mme un meurtre.

    L-dessus, Burrich, tirant les rnes de ct, avait fait quitter la route son cheval pour le lancer travers les congres sur la pente enneige dune colline, tout droit vers Castelcerf. Pognes mavait regard avec un visage dfait, mais nous lavions suivi. Et chaque nuit, entasss tous les trois dans

  • - 46 -

    une seule tente pour nous tenir chaud au lieu de profiter des lits dune auberge douillette, javais song Royal ; chacun de mes pas durant lescalade laborieuse du versant de chaque butte, o nous devions bien souvent mener nos montures par la bride, puis dans la descente ultrieure, javais pens au jeune prince. Javais compt les heures qui saccumulaient entre Molly et moi. Les seuls moments o je me sentais une vigueur retrouve, ctait pendant mes rveries o je me voyais rduire Royal en miettes. Je ne pouvais me jurer de me venger : la vengeance appartient la couronne ; mais je pouvais lui interdire toute satisfaction en ce qui me concernait. Je reviendrais Castelcerf, je me dresserais tout droit devant lui et, lorsque son il noir tomberait sur moi, je ne broncherais pas. Il ne me verrait jamais trembler, ni me rattraper un mur, ni me passer la main sur les yeux parce que ma vision se serait brusquement brouille. Il ne saurait jamais quel point il avait frl la victoire.

    Et nous tions prsent en vue de Castelcerf ; nous narrivions pas par la route qui serpentait le long de la cte, mais par les collines boises qui stendent derrire la Forteresse. La neige diminua puis cessa. Les vents de la nuit chassrent les nuages et une magnifique lune alluma des reflets sur la Forteresse, noire comme le jais sur le fond de locan. Des lumires jetaient des clats jaunes dans ses tourelles et prs de la poterne. On est chez nous , dit Burrich mi-voix. Nous descendmes une dernire pente et contournmes la citadelle pour accder la porte principale de Castelcerf.

    Un jeune soldat tait de garde. Il abaissa sa pique et nous demanda nos noms.

    Burrich rejeta son capuchon en arrire, mais le garon ne bougea pas. Je suis Burrich, le matre dcurie ! sexclama lintress, incrdule. Je moccupais des curies bien avant ta naissance ! Ce serait plutt moi de te demander ce que tu fais ici, devant ma porte !

    Le jeune homme, tout dconcert, neut pas le tem