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ROBINHOBB

LAFUREURDUFLEUVE

LesCitésdesAnciens

***

Version2

Roman

Traduitdel’anglaisparA.Mousnier-Lompré

Pygmalion

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Titreoriginal:DRAGONHAYEN,volume2(premièrepartie)

©2010,RobinHobb

©2011,Pygmalion,départementdeFlammarion,pourl’éditionenlangue

ISBN978-2-7564-0419-6

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Personnages

GARDIENSETDRAGONS

ALUM:Teintclair,yeuxgrisargent;trèspetitesoreilles;nezpresqueplat.SondragonestARBUC,mâlevertargenté.

ARGENT:Auneblessureàlaqueueetpasdegardien.

BOXTEUR:CousindeKASE;yeuxcuivrés,petitetrâblé;sondragonestlemâleorangeSKRIM.

CUIVRE:Dragonbrunchétif,sansgardienattitré.

GRAFFE:Aînédesgardiens,et leplusmarquépar ledésertdesPluies.SondragonestKALO,leplusgrandmâle,bleu-noir.

GRESOK:Granddragonrouge,lepremieràquitterleterraind’encoconnage.

HARRIKINE:Longetmincecommeunlézard,ilestàvingtansplusâgéquelaplupartdesgardiens.LECTERestsonfrèreadoptif.SondragonestRANCULOS,mâlerougeauxyeuxargentés.

HOUARKENN:Grandgardiendégingandé.DévouéàsondragonBALIPÈRE,mâlerougevif.

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JERD:Gardienneblonde, fortementmarquéepar ledésertdesPluies.SadragonneestVERAS,reinevertfoncéàgrenuredorée.

KANAÏ :Gardienaffectéde stigmatesprononcés. Sadragonne est lapetite reine rougeGRINGALETTE.

KASE:CousindeBOXTEUR;lesyeuxcuivrés,ilesttrapuetmusclé.SondragonestlemâleorangeDORTEAN.

LECTER:Orphelinàl’âgedeseptans,élevéparlesparentsd’HARRIKINE.SondragonestSESTICAN,grandmâlebleuponctuéd’orange,dotédepetitespiquessurlecou.

NORTEL:Gardiencompétentetambitieux.SondragonestlemâlelavandeTINDER.

SYLVE:Douzeans,cadettedesgardiens.SondragonestMERCOR,doré.

TATOU : Le seul gardien né esclave. Il porte sur le visage un petit cheval et une toiled’araignéetatoués.Sondragonestlapluspetitereine,DENTE.

THYMARA:Seizeans;adesgriffesnoiresàlaplacedesonglesetsedéplaceaisémentdans les arbres. Sa dragonne est une reine bleue,SINTARA, aussi connue sous le nom deGUEULE-DE-CIEL.

TINTAGLIA : Reine dragon adulte, elle a aidé les serpents à remonter le fleuve pours’encoconner.Onnel’aplusvuedepuisplusieursannéesdansledésertdesPluies.

LESTERRILVILLIENS

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ALISE KINCARRON FINBOK : Issue d’une famille désargentée mais respectable deMarchands de Terrilville. Spécialiste des dragons. Mariée à HEST FINBOK. Yeux gris,nombreusestachesderousseur.

HESTFINBOK:MarchanddeTerrilvilledebelleprestance,bienétablietfortuné.

SÉDRICMELDAR:SecrétairedeHESTFINBOK,etamid’enfanced’ALISE.

L’ÉQUIPAGEDUMATAF

BELLINE:Matelot.MariéeàSOUARGE.

CARSONLUPSKIP:Chasseurdel’expédition,vieilamideLEFTRIN.

DAVVIE:Chasseur,apprentideCARSONLUPSKIP;environquinzeans.

GRANDEIDER:Matelot.

GRIG:Chatdubord;roux.

HENNESIE:Second.

JESS:Chasseurengagépourl’expédition.

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LEFTRIN:CapitaineduMATAF.Robuste,yeuxgris,cheveuxchâtains.

SKELLI:Matelot.NiècedeLEFTRIN.

SOUARGE:Hommedebarre.NaviguesurleMATAFdepuisplusdequinzeans.

MATAF : Gabare longue et basse. Plus ancienne vivenef existante. Port d’attache :Trehaug.

AUTRESPERSONNAGES

ALTHÉATRELL:SecondduPARANGONdeTerrilville.TantedeMALTAKHUPRUS.

BÉGASTICORED : Marchand chalcédien ; chauve, riche ; partenaire commercial deHESTFINBOK.

BRASHENTRELL:CapitaineduPARANGONdeTerrilville.

CLEF:MousseduPARANGON,ancienesclave.

DETOZI:GardiennedesoiseauxmessagersdeTrehaug.

DUCDECHALCÈDE:DictateurdeChalcède,âgéetmalportant.

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EREK:GardiendesoiseauxmessagersdeTerrilville.

MALTA KHUPRUS : « Reine » des Anciens, réside à Trehaug. Mariée à REYNKHUPRUS.

PARANGON : Vivenef. A aidé les serpents à remonter le fleuve jusqu’à leur terraind’encoconnage.

SELDENVESTRIT:jeuneAncien;frèredeMALTAetneveud’ALTHÉA.

SINADARICH:MarchandchalcédienquipasseunmarchéavecLEFTRIN.

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CINQUIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

UnmessageduMarchandJurdenàdélivrerauConseildudésertdesPluiesdeTrehaugconcernant une commande de couverts de table séviriens et la malencontreuse pénuried’argenteriequiaprovoquéuneaugmentationinattendueetconsidérabledeleurprix.

Detozi,

Salutations!Lespigeonsroyauxserévèlentdécevantsdanslesdomainesdelavitesseetdelacapacitéàregagnerleursnichoirs,mais,auvudeleurreproductionetdeleurcroissancerapides,jemedemandes’ilsn’offrentpaslapossibilitédecréeruneréserved’oiseauxàviandeparticulièrementadaptésàl’élevagedansledésertdesPluies.Qu’enpensez-vous?

Erek

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Prologue

LES HUMAINS ÉTAIENT AGITÉS ; Sintara percevait leurs pensées qui allaient et venaient,piquantes, aussi agaçantes qu’un essaim d’insectes. La dragonne s’étonnait qu’ils eussentréussiàsurvivrealorsqu’ilsétaientincapablesdegarderleursémotionspoureux;l’ironiedelasituationvoulaitque,projetantàtouslesventslesfantaisiesquileurpassaientparl’esprit,ils n’avaient pas l’intellect assez fort pour sentir ce que pensaient leurs semblables. Ilstraversaientleurbrèveexistenceàpaschancelants,sanscomprendreleursvoisinsniaucunedescréaturesquilesentouraient.Elleétaitrestéeabasourdielejouroùelleavaitdécouvertque,pourcommuniquer, ilsdevaientémettredesbruitsavec labouchepuisdevinercequel’interlocuteurvoulaitdireparlesbruitsqu’ilfaisaitenréponse.Ilsappelaientcela«parler».

L’espaced’uninstant,ellecessadebloquerleurfeuroulantdecouinementsets’efforçade comprendre ce qui mettait les gardiens en effervescence. Comme d’habitude, leursinquiétudes ne présentaient nulle cohérence ; plusieurs soigneurs s’alarmaient pour ladragonne cuivrée qui était tombée malade, alors qu’ils n’y pouvaient pas grand-chose ;pourquois’empressaient-ilsautourd’elleaulieudevaqueràleursservicesauprèsdesautresdragons ? Elle avait faim, et personne ne lui avait rien apporté àmanger aujourd’hui, pasmêmeunpoisson.

Elleparcouraitlaberged’unpasnonchalant.Iln’yavaitpasgrand-choseàvoiràpartunebandedeboueetdegravier,desroseauxetquelquesarbustesrabougris;lesoleilluiéclairaitledosmaisne laréchauffaitguère.Iln’yavaitpasdegibier–peut-êtredupoissondans lefleuve,maislepeudeplaisirqu’elleprenaitàlemangernevalaitpasl’effortdel’attraper;enrevanche,siquelqu’unluienapportait…

Elle envisagead’appelerThymara et d’exigerqu’elle allât chasserpour elle.D’après leséchangesqu’elleavaitsurprisentrelesgardiens,ilsresteraientsurcetterivedésoléejusqu’àce que la dragonne cuivrée se remît ou mourût. Elle réfléchit un moment : si la cuivréesuccombait, elle fournirait un copieux repas à celui de ses congénères qui arriverait lepremier–sansdouteMercor,sedit-elleavecamertume;ledragond’ormontaitlagardeprèsd’elle.Ellesentaitqu’ilcraignaitundanger,maisilavaitfermésonespritetnelaissaitnilesgardiensni lesautresdragonspercevoir sespensées ; rienquecelaéveillait laméfiancedeSintara.

Elleluieûtdemandésansdétourscequ’ilredoutaitsielleneluienavaitpastantvoulu:sansqu’elleeûtrienfaitpourmériteruntelaffront,ilavaitdonnélevrainomdeladragonneauxgardiens,etpasseulementàThymaraetAlise,sespropressoigneuses,cequieûtétédéjàgrave;non,ilavaittrompetésonnombienhautcommes’ilavaitledroitdelepartager.Quelui et laplupartdes autres eussent choisi d’annoncer les leursne signifiait rienpour elle ;s’ilsvoulaientmalplacerleurconfiance,c’étaiteuxquecelaregardait.Ellenesemêlaitpas

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de la relation de Mercor avec sa gardienne ; alors d’où tenait-il qu’il avait le droit dedéstabilisercellequ’elleentretenaitavecThymara?Àprésentque la jeunefilleconnaissaitsonvrainom,Sintaraespéraitseulementqu’elleignoraitcomments’enservir;nuldragonnepouvaitmentiràquelqu’unquiexigeaitlavéritéoul’utilisaitconvenablementenposantunequestion;ilpouvaitrefuserderépondre,certes,maisnonmentir.Ilnepouvaitpasnonplusrompre un accord s’il s’y engageait sous son vrai nom. Mercor avait donné un pouvoirdémesuréàunehumainedotéedel’espérancedevied’unpoisson.

Sintara trouvaunespacedégagésur laplage ;ellesecouchasur lespierreschaudesdesoleil, ferma les yeux et soupira. Allait-elle dormir ? Non, se reposer sur le sol froid nel’attiraitpas.

À contrecœur, elle rouvrit son esprit pour tâcher de découvrir ce que les humainsprojetaient.Quelqu’unseplaignaitd’avoirdusangsur lesmains; laplusâgéedesgardiensabritait une tempête sous son crâne : devait-elle retourner chez elle vivre dans l’ennui ous’accoupler avec le capitaine du bateau ? Sintara poussa un grondement d’écœurement. Ladécisionétaitévidente;Alisesemettaitausupplicepourdesdétailsfutiles.Cequ’ellefaisaitn’avait pas plus d’intérêt que l’endroit où se pose une mouche ; les humains vivaient etmouraientenuntempsextrêmementbref–cequiexpliquaitpeut-êtrequ’ilsfissentautantdebruit pendant leur existence.Peut-êtren’avaient-ils pasd’autremoyende se convaincremutuellementdeleurimportance.

Les dragons aussi émettaient des bruits, certes, mais ils n’en dépendaient pas pourcommuniquerleurpensée.Lavoixservaitquandonvoulaitécraserletohu-bohudespenséeshumainesetattirerl’attentiond’unautredragon,oupourobligerleshommesàseconcentrersurcequ’ons’efforçaitdeleurfairecomprendre.Lesclameursdeshumainsnel’eussentpastrop dérangée s’ils n’avaient persisté à cracher leurs pensées en même temps qu’ilss’évertuaient à les transmettre par leurs couinements ; cette double irritation lui faisaitparfoisregretterdenepouvoirlesdévoreretenfinirunebonnefois.

Elle évacua sonagacement sous la formed’ungrondement sourd.Leshumainsétaientune sourcede désagréments, des créatures inutiles,mais le sort contraignait les dragons àdépendre d’eux. Quand ces derniers avaient éclos après leur transformation à partir deserpents demer, ils avaient ouvert les yeux sur unmonde qui ne correspondait en aucunpoint à leurs souvenirs ; il s’était écoulé, non des dizaines, mais des centaines d’annéesdepuisl’époqueoùlesdragonssillonnaientleciel,et,aulieudenaîtrecapablesdevoler,ilsavaientquittéleursganguesensetramant,caricaturesdifformesprisesaupièged’unebergemarécageusebordéeparunejunglehumideetimpénétrable.Leshumainslesavaientaidésàcontrecœur, leur avaient apporté du bétail abattu et avaient supporté leur voisinage enattendantqu’ilsmeurentoutrouventlaforcedes’enaller;pendantdesannées,lesdragonsavaient souffert de la faim, recevant à peine de quoimanger pour ne pasmourir, coincésentrelaforêtetlefleuve.

EtpuisMercoravait imaginéunplan. Ilavait inventé la fablede lacitéàdemioubliéed’uneraceancienneoùgisaientcertainementd’immensesrichessesquinedemandaientqu’àêtre découvertes ; les dragons n’éprouvaient nulle gêne du fait que seul le souvenir deKelsingra,citédesAnciensconstruiteàuneéchellequiluipermettaitd’accueillirlesgrandes

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créatures,fûtunvraisouvenir;s’ilfallaitinventerdesmonceauxd’oretd’argentpourinciterleshumainsàlesaider,qu’ilensoitainsi.

Le piège avait donc été mis en place, la rumeur s’était répandue, et, après un certaintemps,leshommesavaientproposéauxdragonsdeparticiperàleurrecherchedeKelsingra.Uneexpéditionavaitétémontée,avecunegabare,descanoës,deschasseurspourrapporterdugibier,etdesgardiensafindepourvoirauxbesoinsdesdragonsetlesescorterlelongdufleuve jusqu’à la cité qu’ils ne revoyaient clairement qu’en rêve. Les petits boutiquiersmesquins qui tenaient les rênes du pouvoir ne leur avaient pas fourni les meilleursaccompagnateurs : seuls deux véritables chasseurs avaient été engagés pour nourrir plusd’unedizainededragons;les«gardiens»choisisparlesMarchandsétaientpourlaplupartdes adolescents, les inadaptés de la population, ceux dont on préférait se débarrasser à lanaissance pour éviter qu’ils ne se reproduisent ; tous arboraient des écailles et desexcroissances, stigmates que les autres habitants du désert des Pluies ne souhaitaient pasvoir. L’aspect positif de ces soigneurs, c’était qu’ils se montraient en général dociles ets’occupaientdiligemmentdesdragons,mais ilsn’avaient aucun souvenirde leurs aïeux, etchacun parcourait sa vie avec l’infime connaissance dumonde qu’il pouvait accumuler aucours de sa brève existence. Sintara avait du mal à parler avec eux, même quand ellen’espéraitpasuneconversationintelligente;unordresimple,comme«vamechercherdelaviande»,déclenchaitengénéraldespleurnicheriessurladifficultédetrouverdugibieretdesquestionsdugenre:«N’as-tupasdéjàmangéilyaquelquesheures?»,commesicesmotspouvaientlafairechangerd’avissursesbesoins.

Seuledetouslesdragons,Sintaraavaiteulaprévoyancedeprendredeuxgardiensaulieud’unseulcommeserviteurs;leplusâgéétaitAlise;ellenevalaitriencommechasseur,maiselle semontrait soigneuse, voire compétente pour nettoyer les parasites, et elle avait uneattitude correcte et respectueuse. Thymara était la meilleure des chasseuses parmi lesgardiens,maisellesouffraitd’untempéramentimpertinentetindiscipliné.Néanmoins,avecdeuxgardiens,Sintaraavait l’assuranced’enavoirtoujoursaumoinsundedisponiblepourrépondre à ses besoins, du moins tant que durait leur éphémère existence. Elle espéraitqu’elleseraitassezlongue.

Pendantuncycle lunairepresqueentier, lesdragonsavaientremonté le fleuvedans leshauts-fonds,prèsde labergecouverted’unevégétationtropdense,tropemmêléede lianes,deplantesgrimpantesetde racinespourpermettreauxgrandescréaturesd’ypénétrer.Leschasseurspartaientenavant,lesgardienslessuivaientavecleurscanoës,etlavivenefMataf,longue et basse gabarequi sentait fort le dragon et lamagie, fermait lamarche.Lebateauintriguait Mercor, tandis qu’il inquiétait, voire offensait, les autres dragons, y comprisSintara;ilavaitunecoqueen«bois-sorcier»,quin’estpasdutoutduboismaislematériauquiconstituelecocond’unserpentdemer,duretrésistantàlapluieetauxintempéries,trèspriséparleshumains;pourSintaraetsescongénères,ildégageaituneodeurdechairetdemémoire de dragon. Quand un serpent de mer tissait sa gangue pour se transformer endragon,ilmêlaitàl’argileparticulièrequ’ilrégurgitaitsasaliveetsessouvenirs,etlamatièreainsiobtenueétaitconsciente,d’unecertainefaçon.

Lesyeuxpeintssurl’étravedubateauavaientuneexpressionbeaucouptropintelligenteau goût de Sintara, etMataf remontait le courant beaucoup plus facilement qu’un bateau

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normal.Ladragonneévitaitlagabareetn’adressaitquerarementlaparoleàsoncapitaine;d’ailleurs,ilneparaissaitguèrevouloirentretenirderelationsaveclesdragons.L’espaced’uninstant, cette pensée s’incrusta dans l’esprit de Sintara ; pour quelle raison se tenait-il àdistance?Pourtant,lesdragonsnesemblaientpasl’apeurercommecertainshumains.

Ni lui répugner. Sintara songea à Sédric et eut un petit grondement dédaigneux. CeTerrilvillienaffétésuivaitAlisepartoutavecsesplumesetsonpapier,occupéàdessiner lesdragonsetànoter lesbribesd’informationsque la jeunefemmelui transmettait.Ilavait lecerveau si éteint qu’il ne comprenait même pas les dragons quand ils lui parlaient ; ilentendait dans les paroles de Sintara des « bruits d’animal » et les avait grossièrementcomparésauxmeuglementsd’unevache!Non, lecapitaineLeftrinn’avaitriendecommunavecSédric:iln’étaitpassourdauxdragons,etilnelesregardaitmanifestementpascommeindignesdesonattention;alorspourquoileséviter?Avait-ilquelquechoseàcacher?

Ehbien,s’ilcroyaitpouvoirdissimulerquoiquecefûtàundragon,ilsetrompait.Sintaraécarta sa brève inquiétude ; les dragons peuvent fouiller l’esprit d’un humain aussifacilementqu’uncorbeauuntasdefumier;et,detoutemanière,siLeftrinouunautreavaitun secret, il pouvait le garder : les hommes vivaient si peu de temps qu’apprendre à lesconnaîtren’envalaitguèrelapeine.Jadis,lesAnciensfaisaientdedignescompagnonspourles dragons ; ils vivaient beaucoup plus longtemps que les humains et ils avaient assezd’espritpourcomposerdeschansonsetdespoèmesquirendaienthommageàleursmaîtres;dansleursagesse,ilsavaientconçuleursbâtimentspublicsetmêmecertainsdeleurspalaisdefaçonàpouvoiryaccueillirleursimmensesinvités.LessouvenirsataviquesdeSintaraluiparlaientdebétail gras,d’abris tièdesoù ses ancêtres cherchaient refugependant la saisonfroide,debainsparfumésquiapaisaient lesdémangeaisons,etd’autresaménagementsquelesAnciensavaientprévusdansleursollicitude.Queldommagequ’ilseussentdisparu!Queldommage!

Elle s’efforça d’imaginer Thymara en Ancienne, mais c’était impossible. Sa jeunegardienne n’avait pas l’attitude appropriée envers les dragons ; elle était irrespectueuse,maussade,etbeaucouptropintéresséeparsonexistenced’éphémère;elleavaitducourage,mais elle s’en servait mal. Sa gardienne plus âgée, Alise, convenait encoremoins ; en cetinstantmême,Sintarapercevait l’incertitude et l’abattement sous-jacents à son esprit.UneAnciennedevaitpartagerpeuouproul’espritdedécisionetlefeud’unereinedragon;l’uneoul’autredesessoigneusesenprésentait-ellelepotentiel?Quefaudrait-ilpourlespousser,pour leséperonner?Valait-il lapeinede lesdéfierpourvoir jusqu’oùellesétaientprêtesàaller?

Quelquechoseluirentraitdanslescôtes.Àcontrecœur,elleouvritlesyeuxetlevalatête,puisellesemitdebout,s’ébroua,etenfinserecoucha.Commeelleallaitreposerlatêtesurses pattes, un mouvement dans les hauts roseaux attira son attention. Du gibier ? Elleregardamieux.Non, rienquedeuxgardiensquiquittaient laplagepour s’enfoncerdans laforêt ; elle les reconnut : l’un d’eux était Jerd, gardienne deVeras, le dragon vert ; grandepour une femelle de son espèce, elle arborait une crête de cheveux blonds sur le crâne.Thymara ne l’aimait pas, Sintara le savait sans en connaître vraiment la raison. Graffel’accompagnait.Ladragonnepoussaunpetit soupird’agacement ; ellen’appréciaitguère lesoigneurdeKalo;d’ailleurs,Graffeavaitbeaus’occuperdel’énormedragonbleu-noiretlui

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garder une robe parfaitement luisante,mêmeKalo ne lui faisait pas confiance, et tous lesdragonsavaientdessoupçonssurlui.Thymara,elle,leregardaitavecunmélanged’intérêtetdecrainte;illafascinait,etelles’envoulaitdecesentiment.

Sintara huma la brise, perçut l’odeur des deux gardiens qui s’éloignaient, et ferma lesyeuxàdemi.Ellesavaitoùilsallaient.

Unepenséeinsoliteluitraversal’esprit;elleentrevoyaitsoudainunmoyendejaugersagardienne,mais le jeuenvalait-il lachandelle?Peut-être ;peut-êtrepas.Elles’allongeadenouveausurlespierreschaufféesparlesoleilenregrettantvainementqu’ilnes’agîtpasdesablebrûlant,etellepritpatience.

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CINQUIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Ci-joint une lettre du Marchand Polon Meldar à l’intention de Sédric Meldar, pours’assurerquetoutvabienetluidemandersadatederetour.

Detozi,

On s’inquiète de la situation de certains résidents de Terrilville qui devaient visiter Cassaric mais qui seraientapparemmentallésplus loin.Deuxfamillesangoisséessesontprésentéeschezmoiaujourd’hui, l’uneaprès l’autre,etm’ontpromisuneprimesiellesobtiennentrapidementdesnouvelles.Jesaisquevousn’êtespasdanslesmeilleurstermesavecleGardien des Oiseaux de Cassaric, mais, puisque vous le connaissez, peut-être pourriez-vous en profiter pour cette fois etvérifiers’iladesrenseignementssur lasituationdeSédricMeldaroud’AliseKincarronFinbok.Cettedernièreappartientàunefamillefortunée,etdesnouvellesrassurantesseverraientamplementrécompensées.

Erek

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1

Empoisonné

LABOUEGRISEETCOLLANTEretenaitlesbottesd’Aliseetlaralentissait;Leftrin,ladistançant,sedirigeaitverslesgardiensattroupéstandisqu’elles’efforçaitdeselibérerdel’emprisedelaterreetdelesuivre.«Àl’imagedetoutemavie!»maugréa-t-elleenaccélérantrésolumentlepas.Peuaprès,ellesongeaque,quelquessemainesplustôt,elleeûtregardélatraverséedelabergeàpiedcommenonseulementaventureusemaisépuisante;aujourd’hui,ellen’yvoyaitqu’unemarchesurunezoneboueuse,sansdifficultéparticulière.«Jechange»,sedit-elle,et,àsagrandesurprise,elleperçutl’acquiescementdeSintara.

Tuécoutes toutesmespensées?demanda-t-elleà ladragonne,maisellene reçutnulleréponse. Elle s’interrogea,mal à l’aise : Sintara était-elle au courant de son attirance pourLeftrin et de tous les détails de sonmariage malheureux ? Elle décida de protéger sa vieprivée en ne pensant pas à ces aspects de sa vie – et comprit aussitôt la futilité de cettedécision. Pas étonnant que les dragons aient si mauvaise opinion de nous s’ils captentchacunedenospensées!

Crois-moi, la plupart nous intéressent si peu que nous ne nous fatiguonsmêmepas àleur accorder une opinion. La réponse de Gueule-de-ciel flotta dans son esprit. D’un tonamer,ladragonneajouta:MonvrainomestSintara.Autantquejeteledonne;lesautresleconnaissentmaintenantqueMercorl’acriésurtouslestoits.

Quellemerveille de communiquer d’esprit à esprit avec une créature aussi fabuleuse !Alise tentauncompliment. Je suis ravied’apprendre enfin tonvéritablenom,Sintara ; sabeautésiedàtamagnificence.

Unsilencedemortaccueillitcettepensée.Sintaranefaisaitmêmepaspreuvededédain:elleneluioffraitquelenéant.Alises’efforçad’arrangerleschoses.Qu’est-ilarrivéaudragonbrun?Est-ilmalade?

Ladragonnebruneaéclosde saganguedans l’étatoùelle se trouve, et ellea survécutroplongtemps,réponditsèchementSintara.

Dragonne?

Cessedem’envoyertespensées!

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Alise se tut avant d’avoir eu le temps de présenter ses excuses : elle n’eût sans douteréussi qu’à l’agacer davantage. Et puis elle avait presque rattrapé Leftrin. Le groupe desgardiensquis’étaitassembléautourde ladragonnebrunesedispersait,et ilnerestaitplusque legranddragond’oret sapetite soigneuseaucrânecouvertd’écailles rosesquandellearrivaprèsducapitaine.Àsonapproche,l’énormecréaturedoréelevalatêteetfixasurelleses yeux noirs et brillants ; elle sentit la « poussée » de son regard. Leftrin se tournabrusquementversAlise.

«Mercorveutquenouslaissionsladragonnebrunetranquille,dit-il.

—Mais…Maisellepourraitavoirbesoindenous,lapauvre!A-t-ontrouvécequinevapaschezelle?Ouchezlui?»Sintaraavait-ellepusetromper,oubiensemoquerd’elle?

Pourlapremièrefois,ledragond’ors’adressadirectementàelle.Savoixgraveautimbredeclocherésonnadanssapoitrinetandisquesespenséesemplissaientsatête.«Relpdaadesparasitesqui ladévorentde l’intérieur,etunprédateur l’aattaquée.Jemonte lagardeprèsd’elleafinderappeleràtousquelesaffairesdesdragonsneregardentquelesdragons.

—Unprédateur?répétaAlisehorrifiée.

—Va-t’en,luiditMercorsansdouceur.Cenesontpastesaffaires.

—Venezavecmoi»,fitLeftrin,etils’apprêtaàluiprendrelebras;soudain,ilretirasamain.Alisesentitsoncœurseserrer:lesparolesdeSédricavaientopéréleurtristetravail;àcoupsûr, ilavait jugédesondevoirderappeleraucapitainequ’Aliseétaitmariée.Ehbien,ses remontrances avaient porté leurs fruits ; jamais plus leur relation ne serait aussidétendue et facile qu’elle l’avait été ; l’idée de propriété demeurerait désormais toujours àl’arrière-plandeleurspensées.Sisonépoux,Hest,étaitapparusoudainentreeux,ellen’eûtpassentiplusfortementsaprésence.

Etellenel’eûtpasdétestédavantage.

Ellerestaabasourdie.Elledétestaitsonmari?

Elle savait qu’il la blessait, qu’il la négligeait, qu’il l’humiliait, qu’elle n’aimait pas safaçondelatraiter,maisledétester?Ellenes’étaitjamaislaisséealleràpenseràluiencestermes.

Hestétaitbeau, instruit, charmant,avecd’excellentesmanières–pour lesautres.Elle-mêmeavaitledroitdepuiserdanssafortunecommeellel’entendaitdumomentqu’elleneledérangeait pas ; ses parents la croyaient bien mariée, et la plupart des femmes de saconnaissancel’enviaient.

Et elle ledétestait, voilà.Elle avaitmarchéunmoment en silenceaux côtésdeLeftrinavantqu’ilnes’éclaircîtlagorge,interrompantlesréflexionsd’Alise.«Pardon,s’excusa-t-elleparréflexe.J’étaispréoccupée.

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—Je croisqu’iln’y apas grand-choseà faire»,dit-il d’un tonaccablé, et ellehocha latête,reliantsonproposàsonpropretroubleavantqu’ilenmodifiât lesens :«Àmonavis,personnene peut plus rien pour la dragonne brune ; elle survivra ou ellemourra, et nousresteronscoincésicitantqu’ellen’aurapasdécidé.

—J’aidumalàlaconsidérercommeunefemelle,etçamerendencoreplustristedelasavoirmalade:ilsubsistesipeudedragonnesdanslemonde!Maisçanemedérangepasdedemeurerbloquéeici.»ElleeûtaiméqueLeftrinluioffrîtsonbras;ellel’eûtpris.

Il n’existait pas de ligne de démarcation définie entre la berge et le fleuve : la bouedevenaitdeplusenplusmolleetliquide,etpuisonseretrouvaitdansl’eau.Ilss’arrêtèrentàbonnedistanceducourant;Alisesentaitsesbottescommenceràs’enfoncer.«Noussommesdansuneimpasse,ondirait»,fitLeftrin.

Ellejetaunregardderrièreelle.Au-delàdelarivebasseauxherbespiétinéessedressaitunehaie debois flotté et debroussailles avant la forêt proprementdite ; de là oùAlise setrouvait,elleparaissaitimpénétrable.

«Nouspourrionsessayerdepasserparlajungle»,dit-elle.

Leftrineutunpetitriresanshumour.«Cen’estpasdeçaque jeparlais,maisdenousdeux.»

Elleleregarda,surprisedesafranchise;etpuisellesongeaquel’interventiondeSédricavait peut-être pour seul aspect positif de les contraindre à s’exprimer sans détours. Ilsn’avaientaucuneraisondenier leurattirancemutuelle.Aliseeûtvouluavoir lecouragedeprendre la main de Leftrin, mais elle se contenta de le dévisager en espérant qu’il sûtdéchiffrersonexpression.Ilyparvint,etilpoussaungrandsoupir.

«Qu’allons-nous faire,Alise?»Question touterhétorique,maisellevouluty répondretoutdemême.

Ils firent une vingtaine de pas avant qu’elle trouvât lesmots. Il baissait la tête, et elleparlaà sonprofil en renonçantà toutemaîtrisedesonunivers.«Jeveux fairecequevousvoulezfaire.»

Ellevitsaréponsefairepeuàpeusoneffet;elles’attendaitàcequ’illaprîtcommeunebénédiction,maisillareçutcommeunfardeau.Sestraitssefigèrent,etilrelevalesyeux.Sagabarereposaitsurlabergedevanteux,etoneûtditqu’ilcherchaitsonregardcompatissant;quandilparla,cefutpeut-êtreautantàsonbateauqu’àlajeunefemme.«Jedoisagirselonmaconscience,fit-ilavecregret.Pournousdeux,ajouta-t-ild’untondéfinitif.

—Jerefusequ’onmerenvoieàTerrilvillecommeunvulgairepaquet!»

Ileutundemi-sourire.«Ah,jelesaisbien,Alise,etpersonnenevousenverranullepart.Sivouspartez,vouspartirezdevotrepleingréoupasdutout.

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—Jesuisheureusequevous lecompreniez»,dit-elleens’efforçantdes’exprimerd’untonassuré.EllepritlamaincalleusedeLeftrinetlaserra,sentantsaforceetsarugosité;ilréponditdélicatementàsapressionpuislarelâcha.

Lejourparaissaitsombre.Sédricfermalesyeuxpuislesrouvrit,maisriennechangea.Latête lui tournait, et, par réflexe, il cherchait à tâtons la cloison de sa cabine ; il avaitl’impressionquelagabareroulaitsoussespieds,alorsqu’illasavaittiréesurlarive.Oùétaitlapoignéedecette fichueporte? Iln’yvoyait rien. Il s’appuyaà laparoi, respirantàpetitscoupspourseretenirdevomir.

«Vousallezbien?»Unevoixgraveprèsdelui,unevoixqu’ilconnaissait.Ils’efforçaderemettredel’ordredanssespensées.Carson,lechasseur;celuiquiavaitunebarberousse;c’étaitluiquiluiparlait.

Sédricrepritprudemmentsonsouffle.«Jenesaispas.La lumièreestbizarre ;ellemeparaîttrèssombre.

— Il fait grand jour, tellementque jenepeuxpas regarder l’eau trop longtemps.» Il yavaitdel’inquiétudedansletondel’homme.Pourquoi?Illeconnaissaitàpeine.

« Pourmoi, il fait sombre. » Sédric tâchait de s’exprimer d’une voix normale,mais ill’entendaitcommedetrèsloin.

«Vousavezlespupillescommedestêtesd’épingle.Tenez,prenezmonbras,jevaisvousaideràvousasseoirsurlepont.

— Je ne veux pasm’asseoir sur le pont », dit-il d’une voix défaillante,mais, si Carsonl’entendit,iln’yprêtapasattention.Legrandgaillardlesaisitparlesépauleset,avecdouceurmaisd’unemain ferme, l’obligeaà s’asseoir sur leplanchercrasseux.Sédricpréféranepasimaginer dans quel état le bois grossier allait mettre son pantalon. Néanmoins, le mondeparutdanserunpeumoins;ilappuyasatêtecontrelacloisonetfermalesyeux.

«Vousavezl’aird’avoirétéempoisonné,oudrogué;vousêtespâlecommel’eaublanchedufleuve.Jereviens;jevaisvouschercheràboire.

Très bien », fît Sédric d’une voix faible. Carson n’était qu’une ombre noire dans unmondeobscur. Il sentit lespasde l’hommesur lepont,etmêmeces infimesvibrations luiretournèrent l’estomac ; puis d’autres apparurent, plus réduites etmoins rythmées que lamarche du chasseur. Le cœur au bord des lèvres, il songea que ce n’étaientmêmepas desvibrations,maislaperceptiond’unespritméchantdirigécontrelui;quelqu’unsavaitcequ’ilavait fait au dragon brun et lui en tenait mortellement rigueur ; une créature ancienne,puissanteetnoirelejugeait.Ilfermalesyeux,maislamalveillanceserapprochaencore.

Les pas revinrent, plus sonores. Il sentit le chasseur s’accroupir près de lui. « Tenez,buvezça;çavavousremettred’aplomb.»

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Sédric saisit la chope chaude d’oùmontait l’épouvantable odeur du café du bord. Il laportaàseslèvres,aspiraunpeudeliquideetydécouvrit,dissimulée,lamorsuredurhum.Ils’efforça d’éviter de recracher, s’étrangla, avala puis toussa. Il prit une inspiration sifflantepuisouvritdesyeuxpleinsdelarmes.

—Çavamieux?demandasonbourreau,sadique.

—Mieux?»répétaSédric,furieux,etils’aperçutqu’ils’exprimaitd’unevoixplusforte.IlbattitdespaupièresetdistinguaCarsonaccroupisurlepontdevantlui;lerouxdesabarbeétait plus clair que celui de sa tignasse, et il avait les yeux, non pas bruns,mais d’unnoirbeaucoupplus rare ; il souriait, la tête légèrement inclinée. On dirait un épagneul, songeaSédricméchamment.Ildéplaçasespiedssurlepontpourtenterdeserelever.

«Jevaisvousconduireàlacoquerie,d’accord?»Carsonluipritlachopedesmainspuis,sanseffortapparent,lesaisitparlebrasetleremitsurpieds.

Sédricn’arrivaitpasàtenirsatêtedroite.«Quem’arrive-t-il?

—Qu’est-ceque j’en sais,moi ? répondit l’autre, affable.Vous avez tropbuhier soir ?Vous avez peut- être acheté de l’alcool frelaté à Trehaug ; et, si vous vous l’êtes procuré àCassaric,c’estàcoupsûrdutord-boyaux.Ilsdistillentn’importequoi,là-bas,racines,peluresde fruits, tout ! Allez, appuyez-vous surmoi, ne vous débattez pas. J’ai connu un type quiessayait de faire de l’alcool avec de la peaude poisson–pas le poisson entier, rien que lapeau;ilétaitsûrqueçamarcherait.Attentionàvotretête;là,asseyez-vousàlatable.Peut-êtreque,sivousmangiezquelquechose,çaabsorberaitcequevousavezbu,etvouspourriezvousretaper.»

Sédric se rendit comptequeCarson ledominaitd’une tête, etqu’il étaitbeaucoupplusfortquelui.Lechasseurluiavaitfaittraverserlepontetl’avaitassisàlatabledelacoqueriecommeunemèreramenantdeforcesonenfantrécalcitrantàsaplace;ilavaitunevoixbasseet grondante, presque apaisante si on ne tenait pas compte de sa façon grossière des’exprimer.Sédricposalescoudessurlatablecollanteetenfouitsonvisagedanssesmains;lesodeursdegraisse,defuméeetdegraillonaggravaientsonétat.

Carsons’affairaitdansuncoindelapièce,remplissantunbolpuisversantpar-dessusdel’eau bouillante ; il y enfonça une cuiller à plusieurs reprises pendant un moment puisl’apportaàSédric.Celui-ci leva la tête, regarda l’immondepotéeeteutunhaut-le-cœur.Legoûtrougesombredusangdudragonluiremontadanslagorgeetenvahitdenouveausonnez;ilcrutqu’ilallaitdéfaillir.

«Vousdevriezvous sentirmieuxaprès ça,ditCarson.Là,mangezunpeu ; çavavousremettrel’estomacd’aplomb.

—Qu’est-cequec’est?

—Dubiscuitdemeramolliàl’eauchaude;çamarchecommeuneépongequandonalatripequisetordouqu’ondoitsedessoûlerenvitessepourallerbosser.

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—Çaal’airrépugnant.

—Oui.Mangez.»

Sédricn’avaitriendansleventre,etlegoûtdusangdedragonnequittaitpassabouche;songeantqueriennepouvaitêtrepire,ilpritlacuilleretremualaboléefangeuse.

Davvie,lejeunechasseur,pénétradanslerouf.«Qu’est-cequisepasse?»demanda-t-ild’untoninquietquiintriguaSédric;cederniermitunecuilleréedebiscuitdétrempédanssabouche.Ilsentituniquementunetextureetaucungoût.

« Ça ne te regarde pas, Davvie, répondit Carson avec fermeté ; et tu as du travail.Contente-toi de réparer le filet. Àmon avis, on ne bougera pas d’ici de la journée ; si onmouille le filetdans lecourant,on ferapeut-êtreunepriseoudeux–maisseulementsi lefiletestenétat.Alors,auboulot!

—Etlui?Qu’est-cequ’ila?»Lejeunehommes’exprimaitd’untonpresqueaccusateur.

«Ilestmalade,etçan’estpastesoignons.Mêle-toidetesaffaireset laisselesgrandespersonness’occuperdesleurs.Ouste!»

Dawieneclaquapaslaporte,maisil larefermaplusbrutalementquenécessaire.«Cesjeunes!s’exclamaCarsonavecagacement.Ilscroientsavoircequ’ilsveulent,maission leleurdonnait…Enfin,ilserendraitcomptequ’iln’estpasprêt.Maisjesuissûrquevoussavezcequejeveuxdire.»

Sédric avala la masse visqueuse qu’il avait dans la bouche ; elle avait effectivementabsorbélegoûtdusang.Ilprituneautrecuilleréepuiss’aperçutqueCarsonleregardaitenattendantuneréponse.«Jen’aipasd’enfants;jenesuispasmarié»,dit-il,etilavalaencoreunecuiller.Carsonavaitraison:sonestomacsecalmaitetsavisionsedégageait.

«Jem’endoutais.»Carsonsouritcommeàuneplaisanterie.«Moinonplus;maisvousm’avezl’airdequelqu’unquipourraitavoirl’expériencedesgaminscommeDawie.

—Ehbien,non.»Ilétaitreconnaissantà l’hommedesonremèderustique,mais ileûtaiméqu’ilcessâtde luiparlerets’enfût ; ilétaitdéjàenproieautourbillondesesproprespensées,etilavaitbesoindetempspourymettredel’ordreaulieud’emplirsoncerveaudebabillages.L’idéedeCarsonqu’ilpûtêtrevictimed’unempoisonnementleperturbait;maisqueluiavait-ildoncprisdegoûtercesangdedragon?Ilneserappelaitpasenavoireuenvie,uniquementl’avoirfait.Ilavaitseulementl’intentiondedéroberdesécaillesetdusangàlabête ; les échantillons de dragons valaient une fortune, et c’était précisément une fortunedont ilavaitbesoin.Iln’étaitpas fierde lui,mais iln’avaitpas lechoix :s’ilvoulaitquitterTerrilville avec Hest, il devait se procurer l’argent pour financer leur fuite. Le sang et lesécaillesdedragonsdevaientluioffrirl’existencedontilavaittoujoursrêvé.

Le plan lui avait paru parfaitement simple quand il avait débarqué discrètement pours’emparerdecedontilavaitbesoinsurledragonmalade;lacréatureétaitmanifestementàl’agonie :quelle importances’ilenprélevaitquelquesécailles?Les fiolesdeverrepesaient

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danssesmainsàmesurequ’illesremplissaitdesang;ilavaitprévudelesvendreauducdeChalcèdecommeremèdecontrelesdouleursetlevieillissement,etiln’avaitjamaissongéàenboirelui-même.Iln’avaitaucunsouvenird’enavoireuenvienisurtoutd’enavoirprisladécision.

Lesangdedragonavaitlaréputationdeposséderd’extraordinairespouvoirsdeguérison,mais, commed’autresmédicaments, peut-être pouvait-il se révéler toxique. Sédric s’était-ilempoisonné ? Allait-il s’en remettre ? Il eût aimé pouvoir s’informer ; il se dit soudainqu’Alisesauraitpeut-êtreluirépondre;avectouteslesrecherchesqu’elleavaitfaitessurlesdragons,elleauraitsûrementdesrenseignementssurleseffetsdeleursangsurl’organismehumain.Mais comment lui poser la question ? Y avait-il unmoyen de la tourner de tellefaçonqu’ildemeurâthorsdecause?

«Çavousfaitdubien,cettepuréequevousavezavalée?»

Sédriclevabrusquementlesyeuxets’enmorditaussitôtlesdoigts:levertigelesaisituninstantpuiss’effaça.«Oui;oui,merci.»Assisenfacedelui,lechasseurnelequittaitpasduregard,sesyeuxnoirsplantésdanslessienscommes’ilvoulaitvoiràl’intérieurdelatêtedeSédric.Celui-cibaissalevisageversleboletseforçaàprendreunenouvellecuilleréedesongruau ; son estomac s’en portait mieux mais avaler la substance épaisse n’avait riend’agréable. Il regarda le chasseur vigilant. «Merci de votre aide. Je ne voudrais pas vousdétournerdevotretravail ;çavaallermaintenant ;commevous l’avezdit,c’estsansdoutequelquechosequej’aibuoumangé.Nevoustracassezpaspourmoi.

—Cen’estpasdutracas.»

Etl’hommedemeuralà,commes’ilattendaitqueSédricdîtquelquechose.Cederniern’ycomprenaitrien.Ilbaissalenezverssonbol.«Jevaisbien,merci.»

L’autre ne bougea pas, mais cette fois Sédric refusa de le regarder. Il mangeaitrégulièrement, par petites bouchées, en s’efforçant de donner l’impression que celademandaittoutesonattention.L’attenteintenseduchasseurlemettaitmalàl’aise,et,quandl’homme se leva enfin, Sédric réprima un soupir de soulagement. Comme Carson passaitderrièrelui,ilposaunelourdemainsursonépauleetsepenchapourluiparleràl’oreille.«Ilfaudraqu’ondiscuteunjour,murmura-t-il.Jecroisquenousavonsplusdepointscommunsquevousnel’imaginez;nousdevrionspeut-êtrenousfaireconfiance.»

Il sait ! Cette pensée trancha dans l’assurance de Sédric et il faillit s’étrangler sur sadernièrebouchéedebiscuit.«Peut-être»,parvint-ilàdire,etilsentitlapoignesedesserrerlégèrementsursonépaule.Lechasseureutunpetitsourireenôtantsamainpuisilquittalerouf.Commelaporteserefermaitsurlui,Sédricrepoussaleboletposasatêtesursesbrascroisés.Etmaintenant?demanda-t-ilàl’obscurité.Etmaintenant?

Ladragonnebruneavait l’airmorte.Thymaraeûtvouluserapprocherpourmieuxvoir,maisledragond’orquiveillaitsurellel’impressionnait.Mercorn’avaitquasimentpasbougédepuisquelajeunefilles’étaitécartée;sesyeuxnoirsetbrillantsétaientàprésentfixéssur

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elle.Ilneditrien,maisellesentit lapousséementalequ’il luidonna.«Jem’inquiètepourelle, c’est tout», fit-elle àhautevoix.Sylve,qui somnolait, adosséeà lapatteavantde sondragon, ouvrit les yeux ; elle adressa un regard d’excuse à Mercor puis se dirigea versThymara.

« Il se méfie, dit-elle ; il pense que quelqu’un a fait du mal à la dragonne brunevolontairement,alorsilmontelagardepourlaprotéger.

Pour la protéger ou pour être le premier à la dévorer quand ellemourra ? » Thymaraparvintàeffacerdesavoixtoutetraced’accusation.

Sylvene s’offusquapas.«Pour laprotéger. Il a vu tropdedragonsmourirdepuis leuréclosion, et il y a si peu de femelles qu’il préserve même les plus invalides et les moinsintelligentes.»Ellepartitd’unrireétrangeetajouta:«Unpeucommenous.

—Pardon?

— Comme nous, les gardiens. Nous ne sommes que quatre filles, les autres sont desgarçons ; d’après Mercor, même si le désert des Pluies nous a lourdement marquées, leshommesdoiventnousprotéger.»

L’affirmationlaissaThymarasansvoix.Parréflexe,elleportalamainàsonvisagepourtoucher les écailles qui soulignaient sa mâchoire et ses pommettes ; elle suivit lesramifications du raisonnement puis répondit sans ambages : «Nous ne pouvons pas nousmarierniprendreuncompagnon,Sylve;nousconnaissonstouslesrègles,mêmesiMercorles ignore.Nousprésentons les stigmatesdudésertdesPluiesdepuis lanaissance,pour laplupart,etnoussavons touscequeçasignifie :uneexistenceraccourcie,etdesenfantsengénéral non viables si nous concevons. Selon la coutume, on aurait dû laisser mourir lamajorité d’entre nous lorsque nous sommes nés. Nous savons parfaitement pourquoi onnousachoisispourcetteexpédition;cen’étaitpasseulementpourquenousnousoccupionsdesdragons,maispoursedébarrasserdenousaussi.»

Sylvelaregardaunlongmomentsansriendire;enfinellemurmura:«C’estvrai,oudumoinsça l’était ;maisGraffeaffirmequ’onpeutchanger lesrègles,qu’unefoisàKelsingranous en ferons notre ville où nous vivrons avec nos dragons – et où nous édicterons nospropresloisabsolumentsurtout.»

Thymararestaépouvantéedetantdenaïveté.«Sylve,onnesaitmêmepassiKelsingraexiste!ElleestsansdouteenfouiedanslabouecommelesautrescitésdesAnciens.Jen’aijamaisvraimentcruquenousladécouvririons;lemieuxquenouspuissionsespérer,àmonavis,c’esttrouverunemplacementaumilieudelajungleoùlesdragonspuissentvivre.

—Et ensuite ? ripostaSylve.Nous les laissons là etnous rentrons àTrehaug ?Pour yfairequoi?Retournervivredansl’ombreetlahonteennousexcusantd’exister?Jerefuse,Thymara, et pas mal d’autres gardiens aussi. Nous nous établirons là où les dragonsdéciderontdes’installer;ainsi,nousauronsunnouveaufoyer,etdenouvellesrègles.»

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Un claquement sonore détourna l’attention de Thymara, et elle et Sylve virentMercors’étirer;ilavaitlevésesailesd’oretlesavaitdéployéesbrusquement.Lajeunefilles’étonnanonseulementde lesvoirsivastesmaisaussiocelléesdedessinssemblablesauxyeuxquiornent la queue des paons. Il les agita brutalement et projeta sur elle une bourrasque quisentaitl’odeurdudragon,puisillesrepliamaladroitement,commes’iln’avaitpasl’habitudede s’en servir. Il les rabattit soigneusement sur son dos et reprit sa veille sur la dragonnebrune.

Thymarase rendit soudaincomptequ’unecommunicationétaitpasséeentreMercoretSylve.Ledragonn’avaitpasémisunson,mais la jeune filleavait senti l’échange,mêmesielle en restait exclue. Sylve lui adressa un regard d’excuse et demanda : « Tu vas chasseraujourd’hui?

—Possible ; apparemment, nous n’allons pas reprendre le fleuve de la journée. » Elles’efforçad’éviterdesongeràl’évidence:qu’ilsétaientbloquésjusqu’àlamortdeladragonnebrune.

«Siturapportesdelaviandefraîche…

Jepartagerai ce que je pourrai », répondit aussitôt Thymara, puis elle tâchadene pasregretter cette promesse. Une part pour Sintara, une autre pour la cuivrée malade et unetroisième pour l’argenté simplet… Pourquoi s’était-elle portée volontaire pour aider às’occuper d’eux ? Elle n’arrivait déjà pas à rassasier Sintara, ! Et elle déclarait à présentqu’elletenteraitdefournirdelaviandeaudragond’ordeSylve,Mercor!Elleespéraitqueleschasseurspartiraientaussienexpédition.

Depuisquelesdragonsavaienttuépourlapremièrefois,ilsavaientapprisàchasseretàpêcherunpeupoureux-mêmes,maisaucunn’yfaisaitpreuved’untalentexceptionnel; ilsétaient faits pour chasser depuis les airs, non pour courir lourdement après leurs proies.Néanmoins, tous avaient connuun certain succès, et cenouveau régimede venaison et depoisson frais paraissait les avoir tous affectés : ils avaientmaigri,mais pris dumuscle.Enpassantdevantcertainsd’entreeux,Thymara lesobservad’unœilcritique,etelle se renditcompte avec étonnement qu’ils ressemblaient désormais davantage aux représentations dedragonsqu’elleavaitvues surdiversobjetsdesAnciens.Elle s’arrêtapour lesexaminerunmoment.

Arbuc,mâlevertargenté,sedéplaçaitàvigoureuseséclaboussuresdansleshauts-fonds;de temps en temps, il plongeait la tête dans l’eau, au grand amusement de son soigneur,Alum.Celui-cimarchaità côtéde luidans le fleuve, sa foënebrandie, alorsmêmeque sondragonfaisaitfuirlepoissonparsescabrioles.Soudain,Arbucdéployasesailes;ellesavaientunelongueurdémesuréeparrapportàsataille,maisillesagitatoutdemême,fouettantl’eauetaspergeantAlum.Legardienpoussauncriréprobateur,etledragonsefigea,l’airperplexe,lesailesdégoulinantes.Thymaraleregarda,perduedanssesréflexions.

Brusquement, elle fîtdemi-touret semit enquêtedeSintara. Sintara, nonGueule-de-ciel,sedit-elle,maussade.Pourquois’était-elledoncsentiesiblesséedanssonamour-propred’apprendrequecertainsdragonsn’avaientjamaiscachéleurvrainomàleursgardiens?Jerdle connaissait sans doute depuis le premier jour, tout comme Sylve. Elle serra les dents.

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Sintara était plus belle que les autres ; pourquoi fallait-il qu’elle eût un caractère aussidifficile?

Elletrouvaladragonnebleuecouchée,l’airdésolé,suruneétenduederoseauxetd’herbeboueux; latêteposéesursespattesdedevant,ellecontemplaitlefleuve.Ellenemanifestaenrienqu’ellefûtconscientedelaprésencedeThymaraavantdedéclarer:«Nousdevrionsreprendrenotremarcheaulieudedemeurericiànerienfaire.Ilrestepeudejoursavantlespluiesd’hiver,et,quandellesarriveront, lefleuvedeviendraplusprofondet lecourantplusfort.NousdevrionsemployercetempsàchercherKelsingra.

—Tupensesdoncqu’ilfaudraitabandonnerladragonnebrune?

—Relpda, répliquaSintara, sespensées se teintantd’une tonalitévindicative.Pourquoisonvrainomdevrait-ilresterdissimuléalorsquelemienestconnudetous?»Ellelevalatête puis étira brusquement une patte antérieure en sortant ses griffes. « Et elle seraitcuivrée, non brune, si on s’occupait d’elle convenablement. Tiens, regarde : j’ai une griffefourchue;c’estàforcedemarcherdansl’eausurdesrochers.Jeveuxquetuailleschercherdelaficelleetquetumelapansesbienserré,puisquetularecouvresaveclegoudrondonttut’esserviesurlaqueuedel’argenté.

—Fais-moivoir.»Lagriffes’effilochaitdubout,amolliepardetroplongsséjoursdansl’eau;elleavaitcommencéàsefendre,mais,parbonheur,l’entaillen’avaitpasencoreatteintla pulpe. « Je vais aller demander au capitaine Leftrin s’il lui reste du fil et du goudron.Pendantquej’ysuis,jevaist’examiner;tesautresgriffesvontbien?

—Ellesdeviennentunpeumolles»,réponditSintara.Elle tendit l’autrepatteetouvritlesdoigts,griffessorties.Thymarasemorditlalèvre:ellessedéfaisaienttouteslégèrementde l’extrémité, comme du bois dur qui finit par céder à l’humidité. À cette réflexion, elleentrevitunesolution.«Nouspourrionspeut-être lesenduired’huile,oulesvernirpourlesétanchéifier.»

Ladragonneretirasapattebrusquement,aurisquedeculbuterThymara.Elleexaminasagriffepuisréponditd’untonréservé:«Peut-être.

—Lève-toiet tends lespattes, s’il teplaît ; jedoisvérifier si tun’aspasdeboueoudeparasites.»

La dragonne poussa un grondement de protestation mais obéit, et Thymara tournalentement autour d’elle. Les changements qu’elle avait subis n’étaient pas le fruit de sonimagination : Sintara avait perdu du poidsmais gagné dumuscle ; l’immersion constantedans le fleuve ne faisait pas de bien à ses écailles, mais marcher à contre-courant larenforçait.«Ouvretesailes,jeteprie,ditThymara.

—J’aimeraisautantpas,réponditSintarad’unaircolletmonté.

—Tuveuxdonnerasileàdesparasitesdansleursplis?»

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Avecunnouveaugrondement,ladragonnesecouasesailespuislesdéploya.Leurpeausecollaitsurelle-mêmecommeletissud’unparasolentreposétroplongtempsàl’humidité,etelle sentait mauvais ; les écailles paraissaient malsaines, leurs extrémités plumeusesdevenuesblanchâtres,commedesfeuillesd’arbrescommençantàmoisir.

«Çanevapasdutout!s’exclamaThymara,effrayée.Tuneleslavesdoncjamais?Tunelesdépliesjamaispourlesfortifier?Tapeauabesoindesoleil–etd’unbonnettoyage.

—Ellesnesontpasensimauvaisétatqueça,sifflaSintara.

— Si : les plis sont humides et ils sentent fort. Laisse-les au moins ouverts, qu’ilsprennentl’airletempsquej’aillechercherdequoisoignertesgriffes.»Et,sanssesoucierdeladignitédeladragonne,Thymarasaisitl’extrémitéd’unedesnervuresetdépliaentièrementl’aile. Elle avait trop de facilité à la tenir ainsi ouverte : lesmuscles eussent dû être pluspuissants,opposerplusderésistance.Ellechercha lemotexact :atrophie.Lesmusclesdesailess’atrophiaientparmanqued’exercice.«Sintara,situnem’écoutespas,situneprendspassoindetesailes,tunepourrasbientôtpluslesouvrirdutout.

—Nedispasça!»feulaladragonne;elleagitaviolemmentsonaile,etThymara,lâchantprise, tomba à genoux dans la boue. Elle leva les yeux vers la dragonne qui, indignée,commençaitàrepliersesailes.

« Attends ! Attends, qu’est-ce que c’est ? Sintara, rouvre-la, laisse-moi regarder endessous.Onauraitditunserpent-pointeau!»

Lagrandecréaturesefigea.«Unserpent-pointeau?Qu’est-cequec’est?

—Çavitdanslesfeuillages;c’estmincecommeunebrindillemaistrèslong,etçafrappetrès vite. Ça possède une dent sur le museau, comme une dent d’éclosion, ça mord, ças’accrocheetçaenfoncesatêtedanslachair.Àpartirdelà,leserpentselaissependreetsenourrit. J’ai vu des singes qui en avaient tellement qu’on aurait dit qu’ils avaient unecentainedequeues ; engénéral la victimeattrapeune infection làoù la têtedu serpent sesitue,etellemeurt.Unevraiesaleté.Ouvretesailes,quejet’examine.»

Le parasite était fixé en haut d’une aile, d’où il pendait , long et serpentin. QuandThymara réussit à trouver le courage de le toucher, il se mit soudain à fouetter l’airviolemment, et Sintara poussa un petit cri de douleur. « Qu’est-ce que c’est ? Enlève-le-moi!»s’exclama-t-elle,et,passantlatêtesousl’aile,ellesaisitl’animal.

«Arrête!Nel’arrachepas,sinonlatêtevasedétacher,resteràl’intérieuretcauseruneterribleinfection.Lâche-le,Sintara;lâche-leetlaisse-moim’enoccuper!»

Lesyeuxdeladragonnescintillèrentcommedesdisquesdecuivretournoyants,maiselleobéit.

«Enlève-le-moi»,dit-elled’unevoixtendue, furieuse,etThymaraperçutavecsurprisesa peur sous-jacente. Sintara ajouta dans un feulement : « Vite ! Je le sens qui bouge ; ilessayedes’enfoncerdavantage,desecacherdansmachair!

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—Sâ nous protège ! » s’écria Thymara, le cœur au bord des lèvres, et elle tâcha de serappeler ce que lui avait expliqué son père sur la façon de se débarrasser d’un serpent-pointeau.«Paslefeu,non;ils’enfoncedavantagesionlebrûle.Ilyavaitautrechose.»Ellefouilla désespérément ses souvenirs etmit soudain le doigt sur ce qu’elle cherchait. « Del’alcool!Ilfautquej’aillevoirsilecapitaineLeftrinena.Nebougepas.

—Dépêche-toi!»fitSintarad’unevoixsuppliante.

La jeune fille se précipita vers la gabare, puis aperçut le capitaine et Alise qui sepromenaientsurlaberge;ellechangeadedirectionetcourutverseuxencriant:«CapitaineLeftrin!CapitaineLeftrin,j’aibesoindevotreaide!»

L’intéresséetsacompagnefirentdemi-touretsedirigèrentenhâteverselle.Quandilsse rejoignirent, Thymara était hors d’haleine, et au capitaine qui l’interrogeait avecinquiétude,elleneputrépondreque:«Unserpent-pointeau.SurSintara.Leplusgrosquej’aiejamaisvu.Ilpénètredanssapoitrine,sousuneaile.

— Ces satanées bestioles ! » s’exclama-t-il, et Thymara se réjouit de n’avoir pas à luiexpliquercequ’étaientcesparasites.

Ellerepritsonsouffletantbienquemal.«Monpèresesertd’alcoolpourlesextraire.

—Oui,mais l’essencede térébenthinemarchemieux, fais-moiconfiance ; j’aidûsortirun de ces serpents dema jambe un jour. Viens, j’en ai à bord. Alise ! Si un dragon a unserpent-pointeau, il y ades chancespourque les autres enaient aussi ; dites auxgardiensd’examinerleursanimaux.Etlabrune,cellequiestmalade,examinez-laaussi.Vérifiezsousleventre;cessaletéscherchentleszonestendrespourmordreets’incruster.»

Alors que Leftrin se détournait pour regagner la gabare, Alise, saisie d’une soudainerésolution,s’enallasurlabergeprévenirchaquegardien.GraffetrouvapresqueaussitôtunparasitependantduventredeKalo,cachéparunedesespattesarrière;ilyenavaittroissurSestican,etlajeunefemmecrutqueLecter,songardien,allaits’évanouirquandildécouvrittroisqueuesdeserpentspointantdubasdesonabdomen.Durement,afindelesortirdesonaffolement,elleluiordonnadeconduiresondragonauprèsdeSintaraetd’attendreLeftrin;le garçon, apparemment stupéfait qu’elle pût parler aussi sévèrement, avala sa salive, serepritetluiobéit.

Surprise elle-même de sa propre autorité, elle poursuivit son chemin en toute hâte.ArrivéeàSylveetàMercorquimontait lagardesurladragonnebrune,elledutprendreuninstantpourrassemblersoncourage.Ellen’avaitaucuneenvied’affronterledragond’or;aucontraire,elleeût toutdonnépour tourner les talonset s’éloignerde luiauplusvite. Il luifallut unmoment pour se convaincre qu’elle était le jouet, non de sa propre poltronnerie,mais de l’influence de la grande créature qui cherchait à la repousser. Elle redressa lesépaulesets’avançad’unpasdécidéversluietsagardienne.

«Jeviensvoirladragonnebrunepourvérifiersielleadesparasites.Certainsdesautressont affectés par des serpents-pointeaux ; ta soigneuse devrait t’examiner pendant que jem’occupedelacuivrée.»

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Ledragond’or la regarda fixement.Commentdesyeuxaussinoirspouvaient-ilsbrillerd’unéclataussiterne?

«Desserpents-pointeaux?

— Un parasite qui s’enfouit dans la chair. Thymara connaît l’espèce qui vit dans lesarbres,mais elle pense que ceux-ci viennent du fleuve ; ils sont beaucoup plus grands. Cesont des serpents qui s’accrochent à leurs victimes et s’enfoncent pour les dévorer del’intérieur.

—C’est répugnant !» s’exclamaMercor. Il sedressa etdéploya sesailes.«J’enaidesfrissons.Sylve,examine-moitoutdesuite.

—Jet’ainettoyédelatêteauxpiedsaujourd’hui,Mercor;jecroisqueçanem’auraitpaséchappé.Maisjevaisrevérifier.

—Etjedoisenfaireautantsurladragonnebrune»,ditAlised’untoncatégorique.

Elle s’attendait à ce que le grand dragon s’y opposât, mais l’idée qu’il pût porter unparasiteparaissaitdétournersonattention.

Alise s’approcha de la dragonne cuivrée immobile, avachie par terre dans une positionqui rendait difficile, voire impossible, l’inspection de son ventre. Et Sylve avait raison : lacouchedebouequilarecouvraitétaitsiuniequ’onl’eûtditeétaléeexprès;ilallaitfalloirlanettoyeravantqu’ellepûtexaminerefficacementlacréature.

Désemparée, elle se tournaversSylve,mais celle-ci avaitdéjà fort à faire avecMercor.Aussitôt,lahontelasubmergea;ellevoulaitobligerlagaminedudésertdesPluiesàrécurerladragonneafinqu’elle-mêmepûtexaminerlacréaturesanssesalirlesmains?

Quelleprétention !Depuisdesannées, elle seprétendait spécialistedesdragons,mais,quand l’occasionseprésentait enfind’en toucherun,elle reculaitdevantunpeudeboue?Non,pasAliseKincarron!

Nonloindeladragonnecuivrée,touteunezonederoseauxétaitrestéedeboutmalgrélepiétinement,etleursmassettessedressaientàhauteurdelatailled’Alise.Elletirasonpetitpoignard de ceinture, en récolta une demi-douzaine, les replia pour former un coussingrossier puis, revenue auprès de la dragonne, entreprit de la nettoyer vigoureusement encommençantparl’épaule.

Laboueséchéesecomposaitenréalitédelimonets’enallaittrèsfacilement;labrosseimproviséedégageaitlesécaillescuivréesquiprenaientunlustreravissantàmesurequ’Alisetravaillait. Relpda ne disait rien, mais la jeune femme avait l’impression de percevoir unvague sentiment de gratitude de la part de la créature prostrée. Redoublant d’efforts, ellepassasesroseauxlelongdel’échiné.Peuàpeu,elleprenaitconsciencedesdimensionsd’undragon, non seulement intellectuellement mais aussi physiquement, par le travail de sesmuscles.Cette immense surfacedepeauqu’elle nettoyait lui évoqua soudain le pont de lagabarequel’équipagefrottaitrégulièrement–etcen’étaitqu’unpetitdragon.Par-dessusson

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épaule,ellejetaunregardauxécaillesd’orluisantdeMercor,etellecomparamentalementsataille avec cellede la jeune fille au crâne rosequi s’occupaitde lui ; combiende temps luiconsacrait-ellechaquesoir?

Comme si elle avait senti son regard sur elle, Sylve se tourna vers elle. « Il estparfaitementpropre;pasunseulserpent.JevaisvousaiderànettoyerRelpda.»

Par orgueil,Alise faillit répondrequ’elle sedébrouillait très bien toute seule,mais elles’entendit dire «Merci » avec une profonde reconnaissance. La jeune fille lui sourit, et lesoleil scintilla un instant sur ses lèvres. Avait-elle aussi des écailles sur la bouche ? Alisedétourna le regard et se remit à sonnettoyage, précipitantune cascadede fin limon sur laterre humide. Il lui semblait que Sylve n’était pas aussi écailleuse lorsqu’elle l’avaitrencontrée la première fois. Subissait-elle des changements de la même ampleur que lesdragons?

Sylve vint la rejoindre avec une « brosse » en roseaux de sa confection. « C’est uneexcellenteidée.D’habitude,jemesersderameauxdeconifèresquandj’entrouve,etsinondepoignéesdefeuilles,maisça,çamarchebeaucoupmieux.

— Si j’avais eu le temps d’entre-tisser les tiges et les feuilles, ce serait encore plusefficace,mais ça suffira, je pense. »Alise avait dumal à parler et à frotter la dragonne enmême temps. Les années passées chezHest l’avaient amollie ; auparavant, elle participaittoujours aux tâchesménagères, car ses parents n’avaient pas lesmoyens d’entretenir unegrande domesticité. À présent, elle sentait la sueur tremper son dos et des ampoules seformersursesmains;elleavaitdéjàmalauxépaules.Ehbien,tantpis!Travaillerdurn’avaitjamais tué personne. Et, quand elle contempla la surface de la dragonne qu’elle avait déjànettoyée,uneboufféedefiertél’envahit.

«Qu’est-cequec’est?Qu’est-cequec’est?Untroulaisséparunserpent?»L’angoissequiperçaitdanslavoixdeSylveparutinfecterMercor,carils’avançasoudainetbaissasonimmensetêtepourreniflerunetachesurlecoudeladragonnecuivrée.

« À quoi cela ressemble-t-il ? demanda Alise, peu désireuse de s’approcher du granddragonsurexcité.

—Àuneéraflure.Lapoussièreautourétaithumide,peut-êtredesang;ellenesaignepas,mais…

—Quelquechoseluiapercélapeau,intervintMercor.Ilnes’agitpasd’untroulaisséparunserpent,Sylve,maisl’odeurdesangestforte;elleadûenperdrepasmal.»

Alise reprit ses esprits. « Je ne crois pas que les serpents pratiquent un trou pourpénétrerdansl’organisme;ilsn’enfoncentquelatêtepoursenourrirdusang.»

Mercor était absolument immobile, la tête au-dessus de la dragonne cuivrée. Ses yeuxétaient noirs sur fondnoir et brillant, et pourtantAlise avait l’impressiond’y percevoir unlent tourbillon. Il parut se retirer un moment, puis un frisson parcourut sa peau, et sesécailles ondoyèrent d’une façon qui évoqua un chat plus qu’un reptile à la jeune femme.

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Soudainelleperçutànouveaulaprésencedesonespritets’émerveilla;s’ilnelesavaitpasabandonnées brièvement, elle n’eût jamais mesuré la force de son influence lorsqu’il seconcentraitsurelles.

«Jeneconnaispascesserpents-pointeaux;cescréaturesquetudécris,j’enaientenduparler il y a très longtemps, et on les appelait alors des fouisseurs. Ils s’enfoncentprofondément dans leurs victimes, et ils sont peut-être plus dangereux que l’espèce dontl’autregardienneparlait.

—Sâaitpitié!»fitSylveàmi-voix.Ellesetutuninstant,sabrosseenroseauxàlamain,puis elle fit soudain le tourde ladragonneet lapoussa.«Relpda ! cria-t-elle commepourpénétrerlastupeurdelacréaturemalade.Roulesurlecôté;jeveuxvoirtonventre.Allons,roule!»

Au vif étonnement d’Alise, la dragonne obéit. Elle prit difficilement appui des pattesarrière sur la boue, puis elle leva une tête branlante, entrouvrit les paupières, et laissaretombersatêtesurlaterre.«Écartez-vous»,ditMercoravecrudesse,etlesdeuxfemmesobtempérèrentpromptement.LegranddragonfourrasonmuflesousRelpdaetessayadelaretourner ;elleémitunfaiblegrondementdeprotestationetagita lespattescommes’il luifaisaitmal.

«Illadévore?Maisellen’estpasmorte,jecrois!»Ainsis’exclamaunautregardienquiles avait rejoints.Kanaï, songea Alise ; était-ce bien son nom ? Il était très beau, malgrél’aspectétrangequeluiavaitconféréledésertdesPluies;sonépaissetignassebruneetsesgriffesnoirescontrastaientbizarrementavecsesyeuxbleuclairetsonsourireangélique.Sadragonne l’accompagnait, créature rouge et trapue aux pattes courtaudes et aux écaillesbrillantes;quandKanaïs’arrêtapourcontemplerlespectacle,ellesefrottaaffectueusementcontresonjeunesoigneur,manquantdepeudelerenverser.«Cesse,Gringalette; tuneterendspas comptede tonpoids !Tiens-toidebout toute seule.»On sentaitplusd’affectionquedereprochedanssavoix;parjeu,illarepoussa,etelleenfitautant.

« Mercor n’est pas en train de la dévorer, expliqua Sylve, indignée. Il essaye de laretourner pour que nous puissions vérifier si elle a des parasites sur le ventre ; il y a uneespècedeserpentqui…

—Jesais.JeregardaislesautreslesextrairedeSestican;j’aifaillivomiràlesvoirfaire,etLecterpleuraitàmoitiéens’accusantdenégligence.Jenel’aijamaisvudanscetétat.

—Maisilsontréussiàretirerlesserpents?

—Oui.Mais ça devait fairemal, parce que le grand dragon bleu couinait comme unesourischaquefoisqu’onensortaitun.JenesaispascequelecapitaineLeftrinavaitpréparécommemélange,maisilsleversaienttoutautourdutrouparoùleserpentavaitpénétré,ettrèsviteilsemettaitàbattredelaqueuepuisàreculer;ilyavaitpleindesangetdepusquisortaient avec, et une puanteur,mais une puanteur ! Et, quand il tombait enfin par terre,Tatouluisautaitdessusetlecoupaitendeuxd’uncoupdehache.JesuiscontentdetoujoursexaminermaGringalettedelatêteauxpieds,tiens!Pasvrai,Gringalette?»

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Ladragonnerougeeutunreniflementetdonnadenouveauuncoupdetêteaugarçon,quireculaenchancelant.Soncompterenduavaitretournél’estomacd’Alise,maisSylveavaitd’autres sujets de préoccupation. «Kanaï, tu crois queGringalette pourrait aiderMercor ?Nousessayonsderetournerladragonnecuivréesurledos.

—Biensûr;ilsuffitquejeleluidemande.Hé,Gringalette!Parici,Gringalette,regarde-moi. Écoute-moi, Gringalette, écoute-moi, ma jolie. Aide Mercor à retourner la dragonnecuivréesurledos,tucomprends?L’aideràlaretourner?Tupeuxlefaire?Ellepeutfaireçapour moi, ma grande dragonne à moi ? Mais évidemment ! Allons, Gringalette, mets tonmuseau là-dessous, là, comme Mercor ; c’est bien ! Et maintenant, pousse, Gringalette,pousse!»

La petite dragonne rouge prit appui sur ses pattes, et les muscles de son cou segonflèrent. Elle exhala un grondement d’effort, et soudain Relpda bougea. Elle émit unglapissementdedouleur,maislesdeuxdragonsn’eneurentcure.Grognantetsoufflant,ilslaretournèrent sur ledos,oùellebattit faiblement l’airdespattes.«Maintiens-lacommeça,Gringalette;c’estbien.Maintiens-lacommeça!»AuxcrisdeKanaï,lapetitedragonnerougeseraiditenpositionetdemeuralatêtesoutenantRelpda,lesmusclessaillants,maislesyeuxbrillantsdeplaisirauxcomplimentsdesongardien.

«Regardez!»s’exclamaMercor,etAliserestafigéed’horreur:leventrecouvertdebouede la dragonne cuivrée était piqueté de queues de serpents, au moins une dizaine qui setordaiententoussensparcequeleurvictimeavaitbougé.Sylvesecouvritlabouchedesdeuxmainsetrecula;secouantlatête,elleditd’unevoixétouffée,lesoufflecourt:«Ellenemelaissait jamais luinettoyer le ventre. J’essayais, je vous jure !Mais elle s’écartait à chaquefoisetsefrottaitdanslaboue.Elletentaitdes’endébarrasser,c’estça,Mercor?Ellerefusaitdemelaisserluitoucherleventreparcequeçaluifaisaitmal.

—Ellen’avaitpasl’espritassezclairpourcomprendrequetupouvaisl’aider,réponditledragond’untoncatégorique.Nulnetereprocherien,Sylve;tuasfaitcequetupouvaispourelle.

—Elle estmorte ? » Tous se retournèrent à cette question criée de loin : Thymara etTatou se dirigeaient vers eux en courant, le capitaine Leftrin sur leurs talons ; Sintara lessuivaitd’unpasplusdigne,etcinqousixautresgardiensconvergeaientverseux.

«Non,maiselleestinfestéedeserpents.Jenesaispassinouspourronslasauver.»LavoixdeSylvesebrisasurcesmots.

«Essaie»,ordonnaMercord’untonsévère,maisilsepenchasurlajeunefilleetsouffladoucement sur elle ; ce n’était manifestement qu’une brise légère, mais Sylve chancela.Soudain, son attitude changea d’une façon qui laissa Alise pantoise et effrayée : l’enfantéperduesetransformabrusquementenfemmecalme;elleseredressa,levalesyeuxverssondragonetsourit.

«Nousessaierons.»EllesetournaversAliseetajouta:«Nousnousservironsd’aborddenosbrossesenroseaupourladébarrasserdelabouequilacouvre.Gringalette,ilfaudra

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quetulamaintiennessurledos.Ellen’aimerapascequenousluiferons,maisjecroisqu’ilfautôterlabouedesesblessuresavantdepouvoirlestraiter.

— Je suis d’accord», répondit la jeune femme en se demandant d’où Sylve tirait cettenouvelle assurance ; était-elle ainsiquand ledoutene la taraudaitpas, oubien s’agissait-ild’une sorted’ajoutdûàMercor ?Aliseprit sabrosse et s’approchade ladragonne cuivréeavec circonspection ; la créature avait beau être chétive et faible pour son espèce, un coupd’une de ses pattes l’enverrait survoler la berge ; et, si elle se débattait et roulait sur ungardien,ilenrésulteraitdegravesblessures.

Thymara regardait Alise, La Terrilvillienne lui donnait l’impression d’avoir une autrepersonne devant elle ; elle frottait énergiquement le ventre de la dragonne rouge sans sepréoccuperde lapoussièrenide labouequi tombaient en cascade sur sonpantalon et sesbottes;elleavaitlevisagemaculédeterreetlecorsagesalejusqu’auxcoudes;mêmesescilsclairsétaientalourdisdepoussière ;etpourtantellearboraituneexpressionrésolue,oùsemêlait comme du plaisir à la tâche qu’elle accomplissait. Depuis quand n’était-elle plusl’élégante Terrilvillienne impeccablement vêtue et dotée de manières irréprochables ?Thymarasentitmalgréelleunsentimentd’admirationnaîtreenelle.

Gringalettesetenaitcampéesursespattes,poussantladragonnecuivréedelatêtepourlamaintenirsurledos;Kanaï,prèsd’elle, laflattait fièrementdelamainet luimurmuraitdes compliments. Mercor restait à l’extérieur du groupe, tandis que Sylve dirigeait lesopérations ; Thymara se fit la réflexionqu’elle avait aussi changéd’aspect, bienqu’elle fûtincapabledevoiroùétaitladifférence.

Elle s’avança et se sentit mal : des queues de serpents piquetaient le ventre de ladragonne, dépassant à peine. Elle avala péniblement sa salive. Il avait été déjà pénible deregarder le parasite s’extraire en se tordant de Sintara ; il ne s’était pas installé depuislongtemps,etlaplusgrandepartiedesalongueurpendaitencoreàl’extérieur.UnefoisqueLeftrin avait répandu l’essence de térébenthine autour de la blessure, le serpent s’étaitimmobilisé, flasque, puis il s’était soudain mis à s’agiter violemment. La dragonne avaitpousséuncoupdetrompeangoissé,etThymaras’étaitapprochéed’elleenhâtepoursaisirlaqueueduparasite.«Attends,jevaisrajouterdel’essence!»avaitlancéLeftrin.

À la seconde application, les mouvements du serpent étaient devenus frénétiques ; ilavait commencé à sortir à reculons de sa victime, et, alors que le long corps sanglantapparaissait, Thymara avait pris sur elle pour l’empoigner avant qu’il ne tentât de rentrerdans la dragonne. L’animal se tordait et glissait entre ses doigts ; Sintara avait crié sasouffrance,etlesautresdragonsaccompagnésdeleursgardienss’étaientpeuàpeuattroupésautourd’elle.Alorsqueleparasites’extirpaitenfindeladragonne,ils’étaitretournéetavaitaspergé Thymara de sang en s’efforçant de l’attaquer. Avec une exclamation stridente, ellel’avaitjetéàterre;Tatoul’attendaitavecunehachette,etleserpentn’avaitpaspuallerloin.Thymaraétaitrestéehébétée,tremblantconvulsivementsousl’effetdeladouleurdeSintara;elles’étaitessuyélevisageavecsamanche,maisn’avaitréussiqu’àétalerdavantagelesangépais,quisentaitledragonaugoûtetàl’odeur;encoremaintenant,alorsqu’elles’étaitlavée,le puissant fumet lui emplissait les narines, et elle ne parvenait pas à s’en débarrasser la

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bouche.Leftrinavaitnettoyélablessureavecdurhumpuisl’avaitrecouvertedegoudronafind’évitertouteulcérationparl’eauacidedufleuve;toutentravaillant,ilavaitdit:«Aprèsça,il faudra examiner vos dragons tous les soirs. Ces serpents ont un truc dans la gueule quiengourditlesvictimes,etellesnelessententmêmepass’enfoncer.J’enaieuunpetitdanslajambe,etjenem’ensuisrenducomptequ’ensortantdel’eau.»

Tandis qu’Alise et Sylve s’activaient, la dragonne cuivrée poussait de faiblesgémissementsdedouleur.Thymaras’accroupitdevantellepour l’observer,mais lacréatureavaitlesyeuxfermés;était-elleseulementconsciente?Lajeunefilleseredressalentement.«Ehbien,aumoins,noussavonscequinevapaschezelle.Sinousparvenonsàluiretirercesparasites,ànettoyersesplaiesetàlesprotégerdel’eaudufleuve,elleaurapeut-êtreunechancedesurvivre.

—Nous l’avons assez débarrassée de sa boue ; sortons ces saletés de son ventre », ditSylve.

Thymara demeura avec le cercle des spectateurs, en proie à une fascination mêléed’écœurement, et, quand Leftrin s’avança avec son pot d’essence de térébenthine et sonpinceau,elledutdétournerlesyeux;depuisquelesangdeSintaraavaitgiclésursonvisage,elle ne sentait plus rien d’autre, et elle n’avait nulle envie d’en voir davantage. Avisant ladragonnebleue à l’extérieurdugroupe, elle se frayaun cheminparmi les gardienspour larejoindre. « Je ne veux pas regarder, fit-elle à mi-voix. C’était déjà horrible d’assister àl’extractiond’un seul serpentde ton corps, et tune le portais pasdepuis longtemps. Jenepeuxpasregarder.»

Sintara tourna la tête vers elle ; ses yeux cuivrés apparurent soudain commedumétalfonduàThymara,maresdecuivreliquidequitournoyaitsurlefondluisantdesesécaillesdelapis-lazuli.La jeune fille compritqu’ellevoyait le charmedesdragonsenaction,maiselles’enmoquait ;elle laissaceregardl’attirer, luidonnerdel’importance,tandisqu’unepetitevoix cynique lui demandait sournoisement si la considération d’une dragonne lui donnaitvraimentdel’importance.Ellerefusadel’écouter.

«Tudevraisallerchasser»,luisuggéraSintara.

Ellen’avaitpasplusenviedes’éloignerdesmagnifiquesyeuxdecuivrede ladragonnequedequitter lachaleurd’unfeu joyeuxparunefroidenuitdetempête.Elles’accrochaauregarddeSintara,incapabledecroirequ’ellepûtvouloirsondépart.

«J’aifaim,dit lagrandecréatured’unevoixdouce;tuneveuxpasallermechercheràmanger?

Si, naturellement ! » répondit aussitôt Thymara, submergée par la volonté de ladragonne.

LavoixdeSintarabaissaencore, souffleà l’oreillede la jeune fille.«Graffe etJerd sesontrendusdanslaforêtiln’yapaslongtemps.Ilssaventpeut-êtreoùtrouverdugibier;tudevraislessuivre.»

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Piquée au vif, Thymara répliqua : « Je suismeilleure chasseuse queGraffe ne le serajamais!Jen’aipasbesoindelessuivre.

Jepensenéanmoinsquetudevrais»,insistaSintara,ettoutàcoupl’idéeneparutplussimauvaiseàlajeunefille.Unepenséeluiagaçal’esprit:siGraffeavaitdéjàabattuuneproie,peut-êtrepourrait-elleenpréleverunepart,commeill’avaitfaitavecl’élan.Elleneluiavaitpasencorerendulamonnaiedesapièce.

«Va!»ditladragonne,etThymaraobéit.

Chacun des gardiens avait pris l’habitude de ranger son matériel dans son canoë, etThymara souffrait de devoir affronter chaque jour le désordre de Kanaï ; quand elle ysongeait,elleressentaitcommeuneinjusticequ’uneassociationuniquementdueauhasardle premier jour la condamnât à toujours faire équipe avec lui. Les autres changeaientrégulièrementd’équipier,maiscesrotationsn’intéressaientpasKanaï,etThymaradoutaitdetrouverquiconquequivoulûtde lui,mêmesi ellearrivait à lepersuaderd’essayer : il étaittrop étrange. Pourtant, il était beau, il savait naviguer, et il faisait preuve d’un optimismeinébranlable;elleavaitbeauchercher,elleneserappelaitpasuneseuleoccasionoùilsefûtmontrédemauvaisehumeur.Ellesourit;ilétaitbizarre,etalors?Ellepouvaits’yfaire.Elleécartalesacdujeunehommeetfouilladanslesienpouryprendresonmatérieldechasse.

Loin du regard de Sintara, elle avait plus de facilité à réfléchir à ses actes et à leursraisons.Elleavaitconsciencequeladragonneavaitexercésoncharmesurelle,mais,mêmeen le sachant, elle ne parvenait pas à s’en départir complètement.Elle n’avait rien de plusurgentàfaire,et,defait,delavenaisonseraitlabienvenue,commetoujours;unbonrepasne ferait pas demal à la dragonne cuivrée une fois qu’on lui aurait retiré les parasites duventre,etMercorneregimberaitsûrementpasàmangernonplus.Mais,enprenantsonsacen bandoulière, elle se demanda si elle ne cherchait pas seulement à se fournir unmotifvalabledesuivrelasuggestiondeladragonne;puisellehaussalesépaulesdevantlafutilitédecetteinterrogationetsedirigeaversl’oréedelaforêt.

Les berges du fleuve du désert des Pluies n’étaient jamais semblables ni jamaisdifférentes.Unjour,leschasseursnaviguaiententredesrangéesdeconifèresauxfrondaisonsdedentelle, le lendemain, cesarméesvert sombrepouvaient laisserpeuàpeu laplaceauxcolonnes infinies d’arbres à tronc blanc et à longues feuilles vert clair, avec les branchesfestonnéesdeplantesgrimpantesetde lianesalourdiesdefleurstardivesetdefruitsmûrs.Aujourd’hui,c’étaitunelargerivecouvertederoseaux,avecdeszonesoùpoussaientenrangsserrésdesjoncscouronnésdetouffesdesemencesduveteuses;lesolsecomposaitdelimonetdesable,plageprovisoirequipouvaitdisparaîtreà lacruesuivante.Au-delà,àpeineplushaut,sedressaituneforêtdegéantsàl’écorcegrisedontleslonguesbranchesplongeaientlaterredansuneombreéternelleetfroide;deslianesaussiépaissesquelatailledeThymaratombaient de ces branches et créaient un sous-bois aussi impénétrable que les barreauxd’unecage.

Elle n’eut aucun mal à repérer les traces de Graffe sur le sol marécageux, où l’eaucommençaitdéjààsourdrepourremplir lesempreintesdesesbottes ;cellesdeJerd,pieds

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nus, étaient moins visibles. Thymara ne les suivait que d’un œil distrait, songeant à sadragonne;pluselles’éloignaitd’elle,plussespenséesredevenaientclaires.PourquoiSintaral’avait-elleenvoyéechasser?Laréponseétaitfacile:elleavaittoujoursfaim;detoutefaçon,Thymara avait décidé d’aller chercher du gibier ce jour-là, et lamission que lui confiait ladragonne ne la dérangeait donc pas. Elle s’interrogeait davantage sur la raison qui avaitpousséSintaraàexercersoncharmesurelle.Celan’était jamaisarrivé ; celavoulait-ildirequ’elleaccordaitàThymaraplusd’importancequ’auparavant?

Une pensée légère comme du duvet demassette entra dans son esprit. « Peut-être nepouvait-ellepas se servirde soncharme jusque-là ;peut-êtredevient-elleplus forte, etpasseulementphysiquement,àforcedeselancerdesdéfis.»

Elleavaitprononcécesmotsàvoixbasse.Cette idée lui appartenait-elleoubienavait-elleperçubrièvementcelled’unautredragon?Cettequestionlatroublaautantquelapenséeelle-même.Sintaraacquérait-ellepeuàpeulespouvoirsquelalégendeprêtaitauxdragons?Sescongénèresaussi?Et,danscecas,quelusageenferaient-ils?Leursgardiensfiniraient-ilsaveuglésparleurcharme,esclavesrampantàleurspieds?

«Çane fonctionnepasainsi ; c’estplusprochede l’amourd’unemèrepourunenfantindiscipliné. » Encore une fois, elle avait parlé tout haut. Elle s’arrêta sous les premièresfrondaisonsetsecouaviolemmentlatête,faisantclaquersesnattesnoiressursoncou; lespetitesamulettesetlesperlesquilesornaientluifouettèrentlanuque.«Çasuffit!lança-t-elleàquienvahissaitsespensées.Fiche-moilapaix!»

Tumanquesdesagesse,maisc’esttonchoix,humaine.

Et, comme un voile diaphane qui se fût levé de sa tête et de ses épaules, la présencedisparut. « Qui est-ce ? » demanda Thymara, mais il n’y avait plus personne. Mercor ?« J’aurais dû commencer par poser cette question », marmonna-t-elle en pénétrant dansl’ombre épaisse de la forêt. Dans l’éternel crépuscule, les traces de Graffe étaient moinsfaciles à suivre, mais il avait laissé quantité d’autres signes de son passage ; elle n’eutd’ailleurspasàmarcherlongtempsavantden’avoirplusbesoindecesindices:elleentenditsavoix,puisuneautrequiluirépondait,sansparveniràdistinguercequ’ellesdisaient.Jerd,songea-t-elle. Ils devaient chasser ensemble. Elle ralentit le pas et se déplaça plusdiscrètement,puiselles’arrêta.

Sintaral’avaitquasimentobligéeàlessuivre;pourquoi?Ellesesentaitsoudaintrèsmalàl’aise.Quepenseraient-ilssiellesurgissaittoutàcoupdevanteux?QuediraitJerd?Graffecroirait-il qu’elle le reconnaissait commemeilleur chasseur qu’elle ? Elle grimpa dans unarbreetpoursuivitsaroutedebrancheenbranche;elleétaitcurieusedevoirs’ilavaitdéjàprisquelquechose,et,sioui,quoi,maisellenevoulaitpasrévélersaprésence.Lesvoixdesdeux jeunesgens luiparvenaientplusdistinctement,parbouffées. Jerddit«…n’avaispascompris…»avecdelacolère;Graffeavaituntimbreplusgraveetplusdifficileàpercevoir;elle l’entendit expliquer :«Jessn’estpasunmauvaisgars,mêmes’il…»puis sesmots seperdirent dans unmurmure. Thymara s’approcha discrètement en remerciant Sâ pour sesgriffes qui s’accrochaient efficacement dans l’écorce glissante. Elle changea d’arbre en sedéplaçantd’unegrossebrancheàuneautre et se retrouva soudainà la verticaledeJerdetGraffe.

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Ilsn’étaientpas en trainde chasser ; ilsn’avaientmêmepasdû chasserdu tout. Il luifallutun longmomentpour comprendre ceque ses yeux luimontraient. Ils étaientnus etallongésl’unàcôtédel’autresurunecouverture,leursvêtementssurdesbuissonsvoisins.LesécaillesbleuesdeGraffecouvraientunebienplusgrandepartiedesoncorpsquenes’endoutaitThymara;couchésurlecôté,illuitournaitledos,et,danslapénombredelaforêt,oneûtditunlézardquicherchaituncoindesoleilpoursechauffer.Unmaigrerayondelumièrecouraitsurlalignedesahancheetdesacuissejusqu’àsongenou.

Jerdluifaisaitface,allongéesurleventre,lescoudesausol,lementonsurlespoings;satignasseblondeétaitencoreplusemmêléequed’habitude.Graffeavaitposélamainsursonépaule nue. Elle avait un corps long et mince, et la ligne d’écailles vertes sur son épinedorsale parut soudain magnifique à Thymara ; elle brillait dans la pénombre comme unruisselet d’émeraudes. Elle avait les jambes pliées, et ses mollets et ses pieds couvertsd’écailles s’agitaient légèrement tandis qu’elle répondait à Graffe : « Comment as-tu puseulement proposer ça ? C’est exactement le contraire de ce que nous avions promis defaire.»

Ilhaussalesépaules,etlalumièreondulacommeunelignedesaphirsursondos.«Jenevoispasçacommeça.Cettedragonnen’appartientàaucungardien;personnen’estliéàelle,etelleestpresquemorte.Lesautresdragonspourrontladévorerquandellemourrapourenrécupérerdequoimangeretquelquessouvenirs;d’ailleurs,vusalourdeurd’esprit,ilyades chances pour qu’elle n’ait aucun souvenir. Mais, si nous parvenons à convaincre lesdragons de nous laisser sa dépouille, oumêmeune partie, Jess pourrait la transformer enunesolidefortunedontnousprofiterionstous.

—Maiscen’estpas…

— Attends ; laisse-moi parler. » Il posa un doigt sur les lèvres de la jeune fille pourinterrompresaprotestation;elleredressa latêteetsedétourna,mais ilsecontentaderiretoutbas.Thymaran’arrivaitpasàsavoircequilachoquaitleplus,leurnuditéoulesujetdeleurconversation.Ilsnepouvaients’êtrelivrésqu’àuneseuleactivité,uneactivitéinterdite;maisJerdavaitl’airirrité,presqueencolèrecontreGraffe,etpourtantelledemeuraitprèsdelui comme si de rien n’était. Il lui prit le menton et ramena son visage vers lui ; elle luimontralesdents,etiléclataderire.

«Turéagiscommeunegamineparfois!

—Tunemetraitaispascommeunegamine,toutàl’heure!

— Je sais. » Lamain deGraffe descendit le long du cou de Jerd, puis passa sous soncorps ; il lui touchait les seins. Le rictus de la jeune fille se transforma enun sourire trèsétrange, et elle s’étira pour se caresser contre lamain du jeune homme. Effarée, Thymarasentitunsingulierfrissonlaparcourir,etlesouffleluimanqua.Était-cedoncl’effetquecelaproduisait?Ellecroyaitquelasexualitéfaisaitexclusivementpartiedumondedesadultes,etseulementdeceuxquiavaientlachanced’êtrenormaux.EnregardantJerdsefrottercontreGraffe, elle sentaitnaître enelleuneenvie inconnue.Jerdavaitmanifestement initié cetterencontre–àmoinsquecenefûtGraffe,enusantdesubterfugeoudeforce?Non,leregard

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qu’elleluiadressaitétaittropcomplice.UnechaleurtroublanteenvahissaitThymara;ellenepouvaitdétachersesyeuxducouple.

Graffeparaissaitavoiroubliéqu’ilparlait.Jerds’écartasoudaindeluietdemanda:«Tudisais?Tuessayaisdejustifierlavented’échantillonsdedragonsàcessalesChalcédiens,jecrois.»

Ilfitunpetitbruitdufonddelagorgepuisramenasamaincontresonflanc;d’unevoixrauque,ilrépondit:«Jetâchaisdet’expliquerqu’ilnousfaudradel’argentsinousvoulonsréalisermonrêve,etquejemefiched’oùilviendra.Parcontre,jesaisd’oùilneviendrapas:ni lesMarchandsdeTerrilvilleniceuxdudésertdesPluiesn’accepterontquenouscréionsnotrepropreville ; lesunscommelesautresnousregardentcommedesabominations : ilsétaientravisquenousquittionsTrehaug,etencoreplusquenousemmenionslesdragons.Ilsnepensentpasquenousreviendrons;ilssontpersuadésquenousnesurvivronspas.Et,sinous trouvons Kelsingra, t’imagines-tu qu’ils nous la laisseront ? Non, Jerd ; si noustrouvonsKelsingraetqu’elleabritedesobjets fabriquéspar lesAnciens, je teparieque lesMarchandss’approprierontlacité.J’aivulecapitaineLeftrinnoterlecheminquenousavonssuivi,etiln’yaqu’uneseuleraisonpourlaquelleilpeutfairecetravail:pourque,sijamaisnous découvrons quelque chose de valeur, il puisse retourner à Trehaug et en indiquerl’emplacement auxMarchands.Alors ils sauront comment s’y rendre, ils viendrontnous leprendre, et nous nous retrouverons à l’écart, les laissés-pour-compte, les parias. Même sinousnetrouvonsqu’unboutdeterreassezgrandpourquelesdragonspuissentysurvivre,ils ne nous laisseront pas tranquilles ; depuis combien de temps cherchent-ils des zonesarables?Mêmeça, ilsnous levoleraient.Il fautdoncréfléchiretprévoir.NoussavonsqueCassaric etTrehaugdépendent entièrementdu commerce avec l’extérieur ; elles exhumentlestrésorsdesAnciensetlesvendentparl’entremisedesMarchandsdeTerrilville.Ellessontincapablesdesubvenirseulesàleursbesoins,et,sanslesobjetsdesAnciens,ellesseseraienteffondréesdepuisdesannées.Maisnous,qu’aurons-nous?Rien.Sinoustrouvonsdelaterreferme,nouspourronspeut-êtrebâtirquelquechosepournousetnosenfants,mais,mêmesinous n’avons l’intention que d’y faire pousser des légumes, il nous faudra encore dessemences et des outils, nous devrons nous construire des maisons, et il nous faudra del’argent,dubonargentpourachetercedontnousauronsbesoin.»

Thymarasesentaitprisedevertige.Graffeparlait-ild’unevillepourlesgardiensetleursdragons ? D’un avenir à part de Trehaug ou Cassaric ? D’un avenir avec des enfants, desmaris,desépouses?C’étaitimpensable,inimaginable!Sansypenser,elles’étenditàplatsursabrancheets’approchadoucementducouple.

« Ça nemarchera pas, répondit Jerd avecmépris. Si on découvre un emplacement oùconstruire une ville, il sera trop loin en amont du fleuve ; qui voudrait commercer avecnous?

—Jerd, tu asparfois les réactionsd’une enfant !Non, attends,neme faispas les grosyeux:cen’estpastafaute;tun’asjamaisrienconnud’autrequeledésertdesPluies.Moi-même,jenemesuisaventuréailleursqu’uneoudeuxfois,maisaumoinsj’aiapprisparmeslecturesàquoiressemblelemondeextérieur.Etpuis,lechasseuradel’instruction;iladesidées, Jerd, et il a une vision claire des choses ; quand il parle, tout devient parfaitement

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logique. J’avais toujours su qu’il existait un moyen de vivre différemment, mais je ne lecomprenaispas ;d’aprèsJess,c’estparceque, toutemavie,onm’avait tellementbourré lecrâneaveclesrèglesquejenevoyaisplusqu’ils’agissaitseulementderègles inventéesparleshommes.Et,sideshommespeuventcréerdesrègles,d’autrespeuventleschanger;nouspouvonsleschanger.Cen’estpasparceque«çaatoujoursétéainsi»quenousdevonsnoussoumettreàlatradition;nouspouvonsnousenlibérersinousenavonslecourage.

Regardenotreattitudefaceauxdragons: ilsserappellentlemondedejadis,à l’époqueoùilsledominaient,etilspartentduprincipequ’ilsretrouverontleursouveraineté,maisriennenousforceàleurdonnercepouvoir.Iln’estpasobligatoirequ’ilsdévorentlecadavredeleurcongénèrequandellemourra ;poureux,c’estseulementde laviande,ornous leurenfournissonsdéjàenquantité;donc,enunsens,ilsnousdoiventcettecarcasse,surtoutquandonpense à ce qu’elle pourrait nous rapporter. Avec la fortune que nous en tirerions, nouspourrions établir les fondations d’une nouvelle existence pour nous tous, y compris lesdragons!Ilsuffitquenousayonslecrandechangerlesrèglesetdevisernotrepropreintérêtpour une fois. » Thymara avait l’impression de voir l’imagination s’emballer ; le souriresinistrequ’ilaffichaitpromettaitunevictoireéclatantesur leshumiliationset lesexactionspassées.«Jessditque,situasassezd’argent,n’importequiacceptedecommerceravectoi;et si tu as de temps en temps des articles rares, uniques, que personne d’autre ne peut seprocurer, il yaura toujoursdesgenspourvenir jusqu’à toimalgré toutes lesdifficultés. Ilsviendrontetilsaccepterontlesprixquetuimposeras.»

Jerdavait légèrementroulésur lecôtépour lui faire face.Dans lapénombre, leséclatsd’argentdanssesyeuxbrillaientplus fort ;elleparaissaitmalà l’aise.«Attends ; tuparlesencoredevendredesmorceauxdedragons?Pasmaintenant,peut-être,silacuivréemeurt,maisdansl’avenir?C’estmal,Graffe;imaginequej’envisagedevendretonsangoutesos?Imaginequelesdragonssongentàélevertesenfantspourleurviande!

—Mais çane sepasserapas commeça !Çan’a riend’obligatoire.Tuvois cette affairesouslepirejourpossible.»LamaindeGrafferevint,douceetapaisante;ellesuivitlebrasdelajeunefilledel’épauleaucoude,remonta,puiselleglissaverslecouetdescenditlentementverslapoitrine.ThymaravitunsoupirsouleverlesseinsdeJerd.«Lesdragonsfinirontparcomprendre.Quelquesécailles,unpeudesang,unboutdegriffe,rienquileurfassedumal;etquelquefois,maispassouvent,quelquechosedeplus,unedentouunœil,prélevésurundragon à l’agonie… Jamais souvent, sinon ce qui est rare devient courant, et nous n’ygagnerionsrien.

—Çanemeplaîtpas,dit-elled’unevoixfermeens’écartantdelamainexploratrice;etçam’étonneraitqueçaplaiseauxdragons.As-tudéjàfaitpartdetonplanàKalo?Commenta-t-ilréagi?»

Ilhaussalesépaulespuisreconnut:«Iln’apasaimécetteidée;ilm’aaffirméqu’ilmedévoreraitsij’essayaisdelaréaliser.Maisilmenacedemetuerplusieursfoisparjour;c’estsafaçondefairequandtoutnevapascommeilveut.Ilsaitqu’ilalemeilleurdesgardiens,donc, malgré ses menaces, il me supporte ; et, avec le temps, je pense qu’il finira parcomprendrelavaleurdemonplan.

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—Çam’étonnerait.Àmonavis,iltetuera.»Elles’exprimaitd’untoncatégorique;ellene plaisantait pas.Elle s’étira en parlant puis, baissant les yeux sur ses seins, effleura sonmamelongauchecommepourenôterunepoussière.Graffesuivit songestedesyeux,et ilréponditd’unevoixgrave:«Onn’enarriverapeut-êtremêmepaslà;noustrouveronspeut-êtreKelsingra,etelleregorgerapeut-êtredetrésorsdesAnciens.Sinousavonsfortunefaite,il faudra tâcher que tous reconnaissent qu’elle nous appartient. Trehaug tentera de sel’approprier,àcoupsûr,etTerrilvillevoudraenobtenir l’exclusivité.Nousauronsdroità laformulehabituelle:«Onatoujoursfaitainsi.»Maisnoussavons,toietmoi,qu’onn’estpasobligéd’enresteràlatradition.Nousdevonsnoustenirprêtsàdéfendrenotreavenircontrelesrapaces.»

Jerdécartaunemècheblonde.«Graffe, tu sais raconterdemerveilleuseshistoires.Tuparlesdenouscommesinousétionsdes centainesenquêted’un refugeetnonunepetitequinzaine.«Défendrenotreavenir»?Maisquelavenir?Noussommestroppeunombreux.Lemieuxquenouspuissionsespérer,c’estuneviemeilleure.J’aimebientafaçondepenser,engénéral,tesdiscourssurdenouvellesrèglespourunenouvelleexistence,maisparfoisj’ail’impression d’entendre un petit garçon qui joue avec ses jouets en bois et s’invente unroyaume.

— Et alors ? C’est mal de vouloir être roi ? » Il pencha la tête et adressa son mincesourireàlajeunefille.«Unroipeutavoirbesoind’unereine.»

Elleréponditd’untondur,teintédemépris:«Tuneserasjamaisroi.»Maissesmainsdémentaientsondédain.Effarée,ThymaralaregardaprendreGraffeparlesépaules,l’obligeràsemettresurledospuissehissersurlui.«Assezparlé»,déclara-t-elle.Ellesaisitl’hommeparlanuqueetapprochasonvisagedusien.

Thymaranepouvaitdétournerlesyeux.

Ellen’ypouvaitrien;àaucunmomentellenedécidaderester:sesgriffess’enfoncèrentsimplement dans l’écorce et lamaintinrent là. Le front plissé, elle observa, insensible auxinsectespiqueursquibourdonnaientautourd’elle.

Elleavaitvudesanimauxs’accoupler,unoiseaumâlemonterunefemelle;unebrusqueagitation,unfrisson,etc’étaitfini;parfoislafemelleparaissaitàpeineremarquercequisepassait. Sesparentsne lui avaient jamaispariéde ce sujet, car elle et ceuxde sa conditionn’avaient pas accès à ce domaine de la vie, et l’on décourageait fermement toute curiositédanscesens.Mêmesonpèreadorél’avaitavertie:«Turisquesdecroiserdeshommesquivoudrontprofiterde toi, sachantque cequ’ils recherchent est interdit ;ne fais confianceàaucund’entreeuxquitenterad’allerplusloinqueteserrerlamainpourtesaluer.Éloigne-toideluitoutdesuiteetpréviens-moi.»

Elle l’avait cru ; c’était son père, et il ne voulait que son bien.Nul ne ferait d’offre demariagepourelle;toutlemondesavaitque,siceuxquiportaientlesstigmatesdudésertdesPluies avaient des enfants, ceux-ci naissaient complètement monstrueux ou non viables.S’accoupler, pour les gens comme elle, n’avait aucun sens. Quand on songeait à tout cequ’elle mangerait pendant une grossesse alors qu’elle serait incapable de chasser ou decueillirdesfruits,auxdifficultésqu’elleauraitàmettreaumondeunenfantquiauraittoutes

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les chances de mourir… Non ; les ressources dans le désert des Pluies n’étaient jamaisabondantes,laviejamaisfacile;nuln’avaitledroitdeconsommersansproduire.Cen’étaitpaslacoutumedesMarchands.

Oui,mais sonpère lui-mêmeavaitenfreint la règle : ilavaitpris le risquedegardersafille,enpariantqu’elleseraitcapabledesubveniràsespropresbesoins–etilnes’étaitpastrompé. Ainsi, les règles n’étaient pas toujours bien fondées… Graffe avait-il raison ? Sepouvait-il qu’on pût changer les lois édictées par d’autres ?N’étaient-elles pas les absolusqu’elleavaittoujourscru?

Lecouple,endessousd’elle,neparaissaitpasdutoutplongédanscegenrederéflexions;il prenait aussi beaucoupplus de temps que les oiseaux pour s’accoupler. Les deux jeunesgensfaisaientdesbruits,depetitsbruitsappréciateursquidonnaientdesfrissonsàThymara.QuandJerdseredressa,ledosarqué,etqueGraffedéposadelongsbaiserssursesseins,lecorpsdeThymara réagitd’une façonqui la sidéra et l’embarrassa.La lumière s’écoulait envaguesscintillantessurlesécaillesdesamantsquibougeaientàl’unisson.GraffemartelaitdesoncorpsceluideJerdd’unemanièreapparemmentdouloureuse,maislajeunefillesousluisetordaitdeplaisir,etsoudainelle luiprit les fessesàpleinesmains, l’attiraet lemaintintcontreelle;ellepoussaungémissementétouffé.

Aussitôt, Graffe s’écroula sur elle, et ils restèrent un longmoment haletants, l’un surl’autre.Larespiration lourdedeGraffesecalmapeuàpeu ; il redressa la têteet sedécollalégèrementdeJerd;celle-ci,d’unemainparesseuse,écartalesmèchestrempéesdesueurdesonvisage,etunsourirenaquitlentementsurseslèvresquandelleregardalejeunehomme.Soudain, ses yeux s’agrandirent, et son regard se fixa sur Thymara derrière Graffe. Ellepoussauncriperçantetsaisitd’ungestefutilesesvêtementsjetésàterre.

«Qu’y a-t-il ? » demandaGraffe, éberlué, en se retournant.MaisThymara se trouvaitdéjà à deux arbres de là et sautait rapidement de branche en branche comme un lézard.Derrièreelle,elleentendit lavoixdeJerdqui s’élevait, furieuse,etpuis le riredeGraffe lacouvritdehonte.«Ellen’oserasansdoutejamaisfaireplusqueregarder!»lança-t-ild’unevoixquiportait,etellecompritquecesmotss’adressaientàelle.Leslarmesluipiquèrentlesyeux,etelles’enfuit,lecœurcognantdanslapoitrine.

Seul sur le pont du Mataf, Sédric observait la berge. Rien n’indiquait que quiconquevoulûtseremettreenroute;Leftrinallaitetvenaitavecunseaufumantetadministraituntraitementauxdragons.ÀlagrandeangoissedeSédric,l’attroupementprincipald’humainsetdedragonssetenaitautourdeladragonnecuivrée.Cen’étaitpassafaute;l’animalétaitdéjàmaladequandilétaitallélevoirlapremièrefois.Inquiet, ilsedemandas’ilavait laissédestraces de son passage. Il n’avait nulle intention de lui faire dumal ; il voulait seulements’emparerdecedontilavaitabsolumentbesoin.«Jeregrette»,dit-ilàmi-voixsanssavoiràqui il s’adressait. Leftrin se mêla au groupe qui entourait la dragonne couchée. Sédric nevoyaitpascequ’ilsfaisaient;était-ellemorte?Gardiensetdragonsformaientunemurailleautourd’elle.Quefaisaient-ils?

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Avecuncriétouffé,ilsepliasoudainendeux,lesbrassurleventre.Deterriblescrampesluidéchiraientlesentrailles.Iltombaàgenouxpuiss’effondrasurleflanc;iléprouvaitunesouffrancesigrandequ’iln’arrivaitmêmepasàappeleràl’aide.Toutlemondeàpartluisetrouvaitàterrepouraideràsoigner lesdragons.Ilavait lasensationqu’onluiarrachait lesviscères;ilplaquaitlesmainssursonventremaisrienn’arrêtaitlesupplice.Ilfermalesyeuxdevant le monde qui se mettait à tourner autour de lui, et il renonça brusquement à laconscience.

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SEPTIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

Envoyéscejour,troisoiseauxporteursd’invitationsdelafamilleduMarchandDelfin;ci-jointunelistedesdestinatairesdeTerrilville.Sil’undespigeonsn’arrivepas,veuillezfaireensortequ’undoubledel’invitationsoittoutdemêmedélivré.

Étantdonnéquelemariagedoitêtrecélébrébientôt,uneprompteremisedesinvitationsestessentielle.

Erek,

Veillez bien à ce que ces invitations parviennent à leurs destinataires le plus vite possible, sans quoi je crains que lesfamillesnesoientinvitéesàlanaissancedel’enfantavantd’avoireuletempsdeserendreaumariage!Onn’observepluslescoutumesàTrehaugcommenaguère;certainsenaccusent lesTatoués,maisce jeunecoupleestdepuresouchedudésertdesPluies!

Detozi

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Courantscontraires

HESTREGARDAITSÉDRICdetoutsonhaut,sonbeauvisagedéforméparunrictusmoqueur.Ilsecoualatêted’unairdéçu.«Tuéchouesparcequetunetedonnespasassezdemal;placéaupieddumur,turenoncestoujours.»Danslapénombrequibaignaitlapetitecabine,Hestparaissaitplusgrandquenature;ilétaittorsenu,etseslargesépaulesetlamusculaturedeson physique bien entretenu encadraient le triangle noir de l’épaisse toison bouclée quicouvrait sa poitrine. Son ventre plat paraissait dur au-dessus de la taille de son pantalonserré.Sédriclecontemplaitavecenvie,Hestlesavait,etileutunpetitrirebrefetsecavantdesecouerànouveaulatête.«Tuesparesseuxetmou,ettun’asjamaisréussiàtemettreàmahauteur;jenesaisvraimentpaspourquoijet’aiprisavecmoi–sansdouteparcompassion,quandjet’aivu,écorchévifettouttimide,tremblantdumentonàlapenséedecequetuneconnaîtraisjamais,decequetun’osaismêmepasdemander!J’aiététentédet’endonnerunavant-goût.»Iléclatad’unriredur.«Quellepertedetemps!Tun’asplusriend’intéressant,Sédric ; ilnemereste rienà t’enseigneret tun’as jamais rieneuàm’apprendre.Tusavaisdepuisledébutquecejourviendrait,n’est-cepas?Etlevoicivenu.J’enaiassezdetoietdetespleurnicheries; j’enaiassezdeteverserunsalairequetuméritesàpeine,assezquetuvivesàmescrochetscommeunesangsue.TuméprisesReddine,n’est-cepas?Mais,dis-moi,enquoivaux-tumieuxquelui?Aumoins,lui,ildisposedesaproprefortune;aumoins,lui,ilpeutsepayercedontilaenvie.»

Sédrics’efforçaderépondre,dedireàHestqu’ilavaitaccompliungesteimportant,quelesanget lesécaillesdedragonsassureraientsa richesse, richessequ’il se feraitunplaisirdepartager avec lui.Nem’abandonnepas, voulut-il dire. Nemets pas fin à notre histoire, neprendspasquelqu’und’autrealorsque jenesuismêmepasenpositiondete fairechangerd’avis.Seslèvresbougèrent,sagorgesecrispa,maisnulsonnesortitdesabouche;seulesdesgouttesdesangdedragontombèrentdeseslèvres.

Et il fut trop tard.Reddine était là ;Reddineavec sapetitemouedeputaindodue, sesdoigtspotelésetsesbouclesdoréesetgrasses;Reddineétaitlà,caressantd’undoigtlégerlebras nu deHest. Celui-ci se tourna vers lui, souriant ; ses paupières s’abaissèrent soudaind’unemanièrequeSédricconnaissaitbien,puis,commeunfauconquiattaque,ilfonditsurReddine pour l’embrasser. Sédric ne voyait plus son visage, mais les mains de Reddines’accrochaientàsesépaulesmuscléespourl’attirerplusprèsdelui.

Sédricvouluthurler,se tenditàs’enarracher lagorge,mais ilneparvintàémettrenulson.

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Ilstefontmal?Jedoislestuer?

«Non ! » Le cri lui échappa soudain, et il se réveilla brusquement pour se retrouvercouché dans les draps trempés de sueur de sa petite cabine qui sentait le renfermé. Toutn’étaitquepénombreautourde lui ;nulHest,nulReddine,rienquelui, toutseul–etunepetite dragonne cuivrée qui se pressait avec insistance contre les murs de ses pensées.L’espritbrumeux,ilsentitsoninterrogation,l’inquiétudeincompréhensivequ’elleéprouvaitpourlui.Illarepoussa,fermalesyeuxetenfouitsonvisagedansletasdevêtementsquiluiservaitd’oreiller.Cen’étaitqu’uncauchemar,sedit-il;rienqu’uncauchemar.

Maisuncauchemarquipouvaitbienrefléterlaréalité.

Quand il était d’humeur sombre, il se disait que Hest avait peut-être cherché à sedébarrasserdeluipourquelquetemps;enprenantladéfensed’Alise,Sédricavaitpeut-êtrefourniàHestleprétextequ’ilespéraitpourenvoyersonamantauloin.

Par un effort de volonté, il se remémorait ce qu’il avait éprouvé quand tout avaitcommencé. Le calme et l’impression de force que dégageait Hest l’avaient attiré, et, enl’espacedequelquesinstants,entrelesbraspuissantsdeHest,ilavaiteulesentimentd’avoirenfin trouvé un havre de sécurité ; assuré de l’existence de ce refuge, il avait gagné enconfiance et en audace, et même son père s’en était rendu compte, lui disant qu’ils’enorgueillissaitdel’hommequ’ildevenait.

S’ilavaitsu!

À partir de quand la force de Hest avait-elle cessé d’être une protection pour setransformer en prison ? À partir de quand n’avait-elle plus été un réconfort mais unemenace?Commenteût-ilpusevoilerlafacesurleschangementsquesubissaitleurrelation,surleschangementsqueHestluiimposait?Illesavaitconstatés,ilsel’avouaitaujourd’hui;il avait su,mais il avait continué obstinément en trouvant des excuses à la cruauté et auxméchancetésdeHest,enprenantsurluilafautedeleurmésentente,enserépétantquetoutredeviendraitcommeavant.

Maistoutallait-ilsibienaudébut?Oubiens’était-ilfabriquéunbeaurêve?

Ilseretournasurleventre,enfonçasonvisagedanssonoreilleretfermalesyeux.IlnevoulaitpaspenseràHestniàcequis’étaitpasséentreeuxjadis;ilnevoulaitpassongeràcequ’étaitdevenue leurrelation.Iln’avaitmêmepasenvied’imagineruneviemeilleurepoureuxdeux.Ildevaitexisterunplusbeaurêvequelquepart;ileûtaimépouvoirsereprésentercequ’ilrenfermait.

«Tudors?»

Plus maintenant. Un carré de lumière pénétrait dans la cabine de Sédric par la porteouverte;lasilhouettequis’yencadraitdevaitêtrecelled’Alise.Naturellement.Ilsoupira.

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Commesielleprenaitcetteréactionpouruneinvitation,elleentra,maisnerefermapasl’huisderrièreelle.Lerectangledejourtombaitsur leplancheret illuminaitdesvêtementsjetésparterre.«Il faitsisombrecheztoi,seplaignit-elled’untond’excuse;etçamanqued’air.»

Ellevoulaitdirequelacabinesentaitmauvais.Ilnelaquittaitquasimentpasdepuistroisjours, et, quand il lui arrivait de sortir, il ne parlait à personne et retournait se coucheraussitôtquepossible.Davvieluicassaitlespiedsavecsesquestionsagaçantesetindiscrètes,et sa façonde lui raconter lesdétails sansaucun intérêtdesavie ;àquinzeans, commentpouvait-ilcroireavoiraccompliquoiquecefûtquipûtpassionnerquelqu’und’autrequelui-même ? Les interminables anecdotes qu’il racontait semblaient toutes mener vers uneconclusion qui échappait à Sédric et que le gaminn’arrivait pas à préciser ; il soupçonnaitCarsondes’enservirpourl’espionner:àdeuxreprises,ils’étaitréveilléetavaitdécouvertlechasseurassisàcôtédesonlit,et,unefois,sortanttantbienquemald’uncauchemar,ilavaitvul’autrechasseur,Jess,accroupidanssacabine.Pourquoicestrois-làs’intéressaient-ilstantàlui,iln’ensavaitrien–saufs’ilsavaientdevinésonsecret.

Aumoins, ilpouvaitordonneraugamindesortir,etcedernierobéissait.Cettetactiquenemarcherait sûrementpasavecAlise,mais ildécidabrusquementde la tenter.«Va-t’en,Alise;quandjemesentiraiassezremispourvoirdumonde,jesortirai.»

Maislajeunefemme,loindes’enaller,s’assitsursoncoffreàchaussures.«Cen’estpasbonpourtoideresteraussiseul,d’autantplusquenousignoronscequit’arendumalade.»Ses doigts s’entremêlaient sur ses genoux comme des serpents qui se tordent. Sédric endétournaleregard.

«Carsonditqueçavientdequelquechosequej’auraismangéoubu.

—Ceseraitlogique,endehorsdufaitquenousavonstousmangéetbulamêmechose,etquepersonned’autreneprésentelemoindresymptôme.»

Si,ilyavaitunliquidequeluiseulavaitingéré.Ilrepoussacetteidée.Nepenseàrienquipuisset’incrimineroufaireressurgircesréflexionsétrangèresdanstonesprit.

Iln’avaitpasréponduàAlise.Lesyeuxbaissés,elleditavecdifficulté:«Jeregrettedet’avoir entraîné dans cette aventure, Sédric ; je regrette dem’être précipitée pour aider lesdragons sans vouloir écouter ce que tu avais à dire. Tu es un ami ; tu esmon ami depuislongtemps,etaujourd’huituesmaladeetloindetoutguérisseurdignedecenom.»Ellesetutuninstant,etilserenditcomptequ’elles’efforçaitderetenirseslarmes.Curieuxcommeily restait indifférent ; si elle connaissait levéritabledangerqu’il affrontait, si sa situationl’émouvait,peut-êtrecompatirait-ildavantageausentimentdeculpabilitéquil’étouffait.

«J’aiparléàLeftrin,etilditqu’iln’estpastroptard;mêmesinousavonsbienavancé,ilpense que Carson pourrait prendre un des canoës et nous ramener à Cassaric avantl’automne.Ceneseraitpas facile,et il faudraitdormirà labelleétoileenchemin,mais j’airéussiàlepersuader.»Elles’interrompitànouveau,submergéeparl’émotion,puisreprit,lagorgesiserréequesavoixsortaitcommeunchevrotement:«SituveuxquenousrepartionsàCassaric,nousirons;nouspartironsaujourd’huimêmesituledésires.»

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S’illedésirait.

Ilétait troptard ; ilétaitdéjà troptard le jouroù ilavaitexigéde fairedemi-tour,bienqu’ill’ignorâtalors.«Troptard.»Ilserenditcomptequ’ilavaitprononcécesmotsàmi-voixenvoyantlaréactiond’Alise.

«Sâaitpitiédenous,Sédric!Tuesmaladeàcepoint?

— Non », répondit-il aussitôt pour endiguer le flot de paroles. Il n’avait franchementaucune idée de la gravité de son état et ne savait même pas si l’on pouvait parler de«maladie ». «Non, ce n’est pas ça,Alise ; je veux seulement dire qu’il est trop tard pourtenter de regagner Cassaric à bord d’un canoë. Dawie m’a prévenu plusieurs fois que lespluiesd’automnevontbientôtcommenceretqu’alorsildeviendrabeaucoupplusdifficilederemonterlefleuve;lecapitaineLeftrinreconnaîtraquecevoyageestunefolieetferademi-touraveclagabare.Quoiqu’ilensoit,jenetienspasdutoutàvoyagerdansuncanoësurunfleuve déchaîné et sous un torrent de pluie ; ce n’est pas du tout le temps idéal pour uneexcursion,encequimeconcerne.»

Ilavaitréussiàretrouverunevoixetuntonquasinormaux;peut-êtres’enirait-elles’ilparaissaitsecomportercommed’habitude.«Jesuistrèsfatigué,dit-ilbrusquement;siçanetedérangepas…»

Elle se leva, remarquablement peu attirante dans son pantalon qui ne faisait quesoulignerlacourbefémininedeseshanches;sachemisecommençaitàmontrerdessignesd’usure;elle l’avaitmanifestement lavée,mais l’eaul’avait laisséegriseaulieudeblancdeneige.LesoleilmarquaitaussiAlise,faisantvirerlerouxdesescheveuxàunorangecarotteetleséraillantauniveaudesépingles,etfonçantsestachesderousseur.Ellen’étaitdéjàpasunebeautéselonlescanonsdeTerrilville;siellecontinuaitàs’exposerauventetausoleil,SédricsedemandaitsiHestl’accepteraitencoresoussontoit.Avoiruneépousetimide,c’étaitunechose;c’enétaituneautredeseprésenterauxcôtésd’unefemmequifaisaitpeuràtoutlemonde. Songeait-elle parfois que sonmari pût ne plus vouloir d’elle ?Non, sans doute.Toutesonéducationlapoussaitàvoirlaviesousuncertainangle,et,mêmesilaréalitéluiaffirmait le contraire, ellenepouvait changerd’optique.Ellen’avait jamais soupçonnéqueHestetluifussentplusqued’excellentsamis;àsesyeux,ildemeuraitsonamid’enfance,lesecrétairedesonépouxetsonassistantprovisoire.Elleétaitsifermementconvaincuequelemondeobéissaitauxrèglesqu’onluiavaitinculquéesqu’ellenevoyaitpascequisetrouvaitsoussonnez.

Elleluisouritavecdouceur.«Repose-toi,monami»,dit-elle,etellerefermasansbraitlaportederrièreelle,laissantSédricdanssaboîtesurdimensionnée,seuldanslenoiravecsespensées.

Ilseretournafaceaumur.Lanuqueledémangeait;ilsegrattafurieusementetsentitdelapeausèchesoussesdoigts.Alisen’étaitpaslaseuledontl’aspectsedétériorait;ilavaitlapeaudéshydratéeetlescheveuxaussirêchesqueducrin.

Il eût aimé pouvoir rejeter la faute sur Alise, mais il ne le pouvait pas. À partir dumomentoùHestl’avaitexilé,lecondamnantàescortersonépouse,Sédricavaittoutfaitpour

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profiter des aubaines quepouvait présenter le voyage ; c’est lui qui avait imaginé, dès quel’occasions’enoffraità lui,derécupérerdeséchantillonsdedragon,chair,écailleougouttedesang.Ilavaitsoigneusementpréparélesmoyensdepréservercequ’ilrecueillerait;BegastiCored devait attendre de ses nouvelles, comptant bien faire fortune en étant celui quipermettraitdefournirauducdeChalcèdedesmarchandisesinterdites.

Danscertainsdesesrêves,SédricretournaitàTerrilvillepourmontrersonbutinàHest,etcedernier l’aidaitàenobtenir lesmeilleursprix ; ilsvendaient toutet,quittantà jamaisTerrilville,ilsvivaient,riches,enChalcède,àJamailliaoudanslesîlesPirates,voireau-delà,dans les fabuleuses îlesauxÉpices.Dansd’autres, il gardait secrète sanouvelle fortuneenattendant de s’être installé au loin dans une cachette luxueuse, après quoi lui et Hestprenaientunbateaudenuitets’enallaientcommencerensembleunenouvellevie,exemptedemensongesetdetromperies.

Et,cesdernierstemps,ilavaitd’autressonges,amersmaisnimbésdedouceuraussi.IlsevoyaitrevenantàTerrilvilleetdécouvrantqueHestl’avaitremplacéparcefichuReddine;ilemportait alors sa fortune pour s’établir en Chalcède, et, plus tard, révélait àHest tout cedontileûtpujouirs’illuiavaitaccordéplusdevaleur,s’ils’étaitmontréloyal.

À présent, tous ces rêves lui paraissaient ridicules et vains, inventions d’un espritadolescent. Il tira la couverture en laine rêche sur ses épaules et ferma les yeux. « Je nereviendraipeut-êtreplusjamaisàTerrilville,dit-ilens’efforçantdefairefaceàcetteréalité.Et,mêmedanslecascontraire,jen’auraipeut-êtreplustoutemaraison.»

L’espaced’un instant, ilabandonnasaconsciencede lui-même;aussitôt, il seretrouvaenfoncé jusqu’auxhanchesdans l’eau froidedu fleuve ; sursonventre, il sentit legoudronque Leftrin avait étalé sur ses blessures. Il perçut la dragonne qui tendait vaguement sonesprit vers lui en quête d’amitié et de réconfort ; il n’avait pas envie d’y répondre,mais iln’avaitjamaissuavoirlecœurdur,et,lorsqu’elleenvahitsatête,ilneputquel’accepter.Tues plus forte que tu ne le crois, lui dit-il. Continue d’avancer, suis les autres, ma beautécuivrée.Toutiramieuxbientôt,maispourlemomenttudoistenirlecoup.

Unflotdegratitudelesubmergea,danslequelilsefûtvolontiersnoyé;maisillelaissapasseretencouragealadragonneàfixersonpetitespritsurl’allureépuisantequ’elledevaitimpérativementsuivre.Dansleréduitdesatêtequin’appartenaitencorequ’à lui,Sédricsedemandaits’ilexistaitunmoyendesedéfairedeceliendontiln’avaitpasvoulu.Silacuivréemourait,partagerait-ilsasouffranceouéprouverait-ilseulementladouceurdelalibération?

Aliseretournadanslacoquerieets’assitàlatable,enfacedeLeftrinetdesonéternellechope de café noir. Autour d’eux, la gabare grouillait de l’activité nécessaire à la déplacer,comme une ruche bourdonnante ; l’homme de barre était à son gouvernail, les gaffeursallaientetvenaientlelongdupontselonunrythmerégulier;depuislafenêtredurouf,AlisesuivaitduregardlecircuitincessantdeHennesieetBellinelelongduflanctribord.Grig,lechatrouxdubord,perchésurlebastingage,contemplaitlefleuve.Carson,levéavantl’aube,étaitpartiencanoëchasserpourlesdragonstandisqueDawierestaitsurlebateau;lejeunehomme faisait une fixation singulière sur Sédric et son bien-être ; II ne tolérait pas que

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quelqu’un d’autre préparât les repas dumalade ou s’occupât de lui. Alise trouvait à la foisattendrissant et agaçant qu’un garçon issu d’unmilieu aussi grossier fît preuve d’une tellefascination pour un jeune Marchand élégant ; à deux reprises, elle avait entendu Leftrinmaugréer contre cette situation,mais,n’ayantpas compris lanaturede ses récriminations,ellen’yavaitpasprêtéattention.

En général, à cette heure de la journée, Leftrin et elle jouissaient d’une paix et d’unesolituderelatives;pourtantcejour-là,Jess,lechasseur,étaitdemeurésurlagabare,présencesilencieusemaisdérangeante;oùqu’Aliseserendît,ilétaitdanslesparages,et,laveille,pardeuxfoisellel’avaitsurprisentraindel’observer;ilavaitsoutenusonregardethochélatêted’un air entendu, comme s’ils avaient passé un accord, bien qu’Alise n’en eût aucuneconnaissance.

ElleeneûtvolontiersparléavecLeftrinsiJessn’avaitpastoujoursrôdénonloind’eux.

Lechasseurlamettaitmalàl’aise.Elles’étaithabituéeauxmarquesdudésertdesPluiesque portait le capitaine ; elles faisaient partie de lui, et elle ne les remarquait plus guèrequ’aux instantsoù le soleilbrillait sur lesécaillesde son front ; elles luiparaissaientalorsexotiques et non repoussantes.Mais Jess, lui, affichait des stigmatesmoins flatteurs, et ilévoquaitàlajeunefemme,nonundragonnimêmeunlézard,maisunserpent,avecsonnezqui s’aplatissait, ses narines réduites à des fentes et ses yeux trop écartés, comme s’ilsvoulaientseplacersurlescôtésdesatête.Elles’étaittoujoursenorgueilliedenejamaisjugerlesgenssurlamine,maisl’aspectdeJessl’empêchaitdesesentiràl’aiseetd’avoirunevraieconversationaveclui.

Ducoup,ensaprésence,ellesecontentaitdegénéralitésetdesujetsconvenus.Elleditd’untongai:«Sédrical’aird’allermieuxcematin;jeluiaidemandés’ilvoulaitretourneràCassaric en canoë,mais ilm’a répondu qu’il n’y tenait pas ; il craint que le trajet ne soitrisqué,jepense,avecl’arrivéeimminentedespluiesd’automne.»

Leftrinhaussalessourcils.«Donc,vousallezpoursuivrel’expéditiontouslesdeux,quelquesoit letempsqu’elledurera?»Elleperçutcentquestionsdanssavoix,etelles’efforçad’yrépondre.

«Jecrois,oui;moi,entoutcas,jeveuxvoirleboutdecetteaventure.»

Jess éclata de rire. Appuyé contre le chambranle de la porte du rouf, il contemplaitapparemmentlefleuve;ilnesetournapasverslesdeuxoccupantsduroufetn’ajoutarien.AliseregardaLeftrin;illuirenditsonregardmaisnemanifestanulleréactionàlasingulièreattitudeduchasseur.Peut-êtrevoyait-elledel’étrangelàoùiln’yavaitrien.Ellechangeadesujetdeconversation.

«Voussavez,avantcevoyage, jenemerendaispasvraimentcomptedesobstaclesqueles habitants du désert des Pluies doivent surmonter pour construire des villes ; j’avaistoujoursimaginé,jecrois,quedanscetteimmensevalléeilsdevaientrencontrerdeszonesdeterreferme.Maisiln’yenapas,n’est-cepas?

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— Marécages, fondrières et bourbiers, confirma Leftrin. On ne trouve rien de pareilailleursdans lemonde,autantque je sache. Il existeencorequelquescartesd’autrefois,del’époquedespremierscolons;ilsavaientessayéd’explorerlarégion.Certainesmontrentungrandlacenamontd’ici,quis’étendraitprétendumentàpertedevue;d’autresreprésententplus d’une centaine d’affluents qui se jettent dans le fleuve du désert des Pluies, certainslarges,d’autres réduits, et tous sebaladentdans leur lit. Il y adesannéesoùdeux rivièresfusionnent,etd’autresoùonendécouvretroislàoùiln’yenavaitqu’une;etdeuxansplustard il n’y a plus qu’unmarécage sans aucun cours d’eau défini. Le sol de la forêt a l’airparfois solide, etdes genspeuvent essayerde s’y installer ;mais, lespassagesdevenantdeplusenplusfréquents,le«solsec»finitparcéder,trèsvitel’eausouterraineremonteàlasurface,etleterrainretournebientôtaumarais.

—Maisvouspenseznéanmoinsque,quelquepartenamont,nousdécouvrironsunezonesècheoùnouspourronsétablirlesdragons?

—Jen’ensaispasplusquevous,maisçadoitbienexister.L’eaucouleverslebas,etcefleuvedoitvenirdequelquepart.Resteàsavoirsinouspourronsremonteraussiloinaveclagabareoubiensitoutlepayssetransformeraenbourbieravantquenouspuissionsarriverànotrebut.Jecroisquepersonnen’estalléaussiloinquenousenbateau;Matafestcapabledepasser làoùpersonned’autrenepeut se risquer,mais, sinous tombonssurunpassageavectroppeudefond,notrevoyages’arrêteralà.

—Mafoi,j’espèrequenoustrouveronsaumoinsuneplageaccueillantepourbivouaquercesoir.Thymaras’inquiètepourlespattesetlesgriffesdesdragons;l’immersionconstantedansl’eauneleurfaitpasdebien.ElleditqueSintaraaunegriffefendue,etqu’elleadûlaluitailler,labrideretl’étanchéifieraugoudron.Ilfaudraitpeut-êtreenfaireautantàtouslesdragonspourprévenirlesdégâts.»

Leftrin plissa le front. « Je n’ai pas assez de goudron pour ça ; non, il faut seulementrepérerunebergepourêtreàl’abridel’humiditécesoir.

—Ilfautleurtaillerlesgriffes»,ditsoudainJess,ens’imposantàlafoisdanslapièceetdans la conversation. Il tira le banc de sous la table et s’assit lourdement. « Réfléchissez,cap’taine:onleurraboteunpeulesgriffes,onlestaille,onyétaleunpeudegoudron,ettoutlemonde s’y retrouve, si vousme suivez. » Il regarda tour à tour Leftrin et Alise avec unsourirecomplice;ilavaitdepetitesdentstrèsécartéesdansunelargebouche;oneûtditlesourired’unnourrissoninnocentplaquésurlevisaged’unadulte.C’étaitdéconcertant,voiretroublantpourlajeunefemme,etLeftrinavaitmanifestementlamêmeréaction.

« Non, répondit-il d’un ton sans réplique. Non, Jess – et c’est mon dernier mot.N’insistezpas,niavecnous,niaveclesgardiens.»Sesyeuxs’étrécirent.

Jess s’adossa à la cloison et posa les bottes sur le banc en face de lui. « On estsuperstitieux?demanda-t-ilavecunsouriremalicieux.J’auraiscruquevousaviezplus lespieds sur terre, pas que vous pataugiez dans ces vieilles idées du désert des Pluies, C’esthorriblement provincial !Même chez les gardiens, certains reconnaissent qu’il faut parfoischangerlesrèglespours’adapterauxsituationsnouvelles.»

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Leftrinselevalentement,posalesdeuxpoingssurlatable, lesépaulestendues,et ilsepenchaverslechasseur.D’unevoixbasse,ildit:«Vousêtesuncrétin,Jess;uncrétinetunimbécile. Vous ne savez même pas de quoi vous parlez. Pourquoi n’allez-vous pas gagnervotresalaireenfaisantcequevouspouvezfaire?»

LafaçondontLeftrins’étaitplacéentreJessetAliselaissaitpenserqu’ilprotégeaitcettedernière;elleignoraitcontrequoi,maiselleseréjouissaitprofondémentdesaprésence.Ellenel’avaitjamaisvuaussifurieuxetpourtantaussimaîtredelui-même;elleenéprouvaitàlafois de la peur et une formidable attirance pour lui, et elle comprit soudain que c’était legenred’hommeavecquiellevoulaitvivre.

LaragefroidedeLeftrinlaissaJessimpavide.«“Gagnermonsalaire”?Cen’estpasdeçaqu’onestentraindeparler,justement,capitaine?Degagnerdel’argent?Etplustôtqueplustard. On devrait peut-être s’asseoir tous ensemble et discuter de la meilleure façon d’yarriver.»IlsepenchadecôtépourlanceràAliseunsourireentendu.Elleétaithorrifiée;dequoiparlait-ildonc?

«Iln’yarienàdiscuter!»LacolèredeLeftrinfitvibrerlavitredelafenêtre.

Jessleregarda,etsavoixbaissasoudainpourdevenirungrondementmenaçant.«Jenevouslaisseraipasmerouler,Leftrin;sielleveutunepart,elledevracompteravecmoi.Pasquestionque je reste les bras croisés à vous regarderprendreunenouvelle associée etmecouperl’herbesouslepiedpourvousrécupérerunbonpetitmagotpourvoustoutseul!

—Sortez.»Derugissement,lavoixdeLeftrins’étaitmuéeenmurmure.«Sorteztoutdesuite,Jess.Allezchasser.»

L’autre se renditpeut-être comptequ’il avaitpoussé lebouchon trop loin.Le capitainen’avaitpas exprimédemenace,mais il y avaitdumeurtredans l’air.ChaquebattementdesoncœurébranlaitAlisecommeuncoupde tonnerre,etellen’arrivaitpasà reprendresonsouffle,terrifiéeàl’idéedecequirisquaitdeseproduire.

Jessôtasespiedsdubanc,etsesbottestouchèrentlepontavecunbruitsourd.Ilselevasanshâte,commeunchatquis’étireavantdetournerledosàunchienquibave.«Jem’envais, dit-il d’un tondésinvolte, jusqu’àuneprochaine fois. » Il franchit la porte et ajouta :«Voussavezbienqu’ilyaurauneprochainefois.»

Leftrinsepenchasurlatablepouratteindrelaporte,etillaclaquasiviolemmentqueleschopessursautèrentsurlatable.«Quelsalaud!gronda-t-il.Lesaletraître!»

Alises’aperçutqu’elleavaitserrélesbrassursapoitrineetqu’elletremblait.D’unevoixdéfaillante,elledit:«Jenecomprendspas.Dequoiparlait-il?Dequoiveut-ildiscuteravecmoi?»

Leftrinn’avaitjamaisétéaussifurieuxdetoutesavie,et,parcetteragemême,ilsavaitque ce satané chasseur avait aussi éveillé la peur en lui : non seulement il portait un

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jugementignoblesurAlisemaissesassertionsmenaçaientderuinersonimageauprèsdelajeunefemme.

Lesquestionsauxquelles iln’osaitpasrépondrerestaientensuspensentreeuxcommedes rasoirs effilés qui risquaient de les mettre en pièces. Il choisit de ne pas prendre derisque:ilmentit.«Iln’yariendegrave,Alise;toutirabien.»

Puis,sansluilaisserletempsdedemandercequin’étaitpasgraveetcequiiraitbien,illaréduisitausilenceparleseulmoyenàsadisposition:ill’attiraàluietlapritdanssesbras,latêtepenchéeverselle.Rienn’étaitnormal: lespetitesmainsd’Alisesurletissurêcheetsaledesachemise,sescheveuxfins,lissesetparfumésquis’accrochaientdanslechaumedesonmenton. Il sentait sa charpentemenue et délicate ; son chemisier était doux sous sesdoigts,tièdedelachaleurdesoncorps.Elleétaitsonopposéàtouspointsdevue,etiln’avaitpas le droit de la toucher ; même si elle n’était pas mariée, même si elle n’avait pasd’instruction, siellen’étaitpasraffinée,deuxpersonnesaussidifférentesn’eussent toutdemêmepasdûserapprocher.

Pourtant, ellene sedébattaitpas, ellen’appelaitpasau secours, ellene frappaitpas sapoitrine;aucontraire,elletenaitlachemisedeLeftrinàpleinesmainsetl’attiraitcontreelleensepressantcontre lui,etencoreunefois ilsétaientà l’opposé l’unde l’autre,mais leursoppositionsétaientmerveilleuses.Unlongmoment,illatintdanssesbrassansriendire,etiloublialaperfidiedeJess,saproprevulnérabilité,etlesdangersqu’ilscouraienttous.Lerestedumondeétaitpeut-êtrecompliqué,maisleurpetituniversétaitsimpleetparfait,etLeftrineûtvoulupouvoirdemeurerdanscetinstant,sansavancer,sansmêmesongerauxdifficultésquilemenaçaient.

«Leftrin»,dit-elle,levisagecontresapoitrine.

Ailleursetàunautremoment,c’eûtétéunepermission;encetinstant,cemotrompitlecharme.Cemomentdesimplicité,cettebrèveétreintes’acheva,seulavant-goûtqu’ilauraitjamais d’une autre vie. Il pencha légèrement la tête pour effleurer des lèvres les cheveuxd’Alise,puis,avecunsoupir, il lalibéradesonétreinte.«Pardon,marmonna-t-il,bienqu’ilneregrettâtrien.Pardon,Alise;jenesaispascequim’apris.JenedevraispaslaisserJessmeremonterainsi.»

Elle tenait toujours sa chemise, deux petites poignées de tissu, et son front s’appuyaittoujourssursapoitrine.Ellenevoulaitpasqu’ils’écartâtd’elle, il lesavait ;ellenevoulaitpasqu’ilinterrompîtcequ’ilsavaientcommencé.Ileutl’impressiondedécrocherunchatonquirefusedes’enallerlorsqu’ilsedégageadesespoings,avecd’autantplusdedifficultéqu’iln’enavaitnulleenvie.Jamaisiln’eûtcruunjourrepousserunefemme«poursonbien»;mais jamaisnonplusiln’avait imaginéseretrouverdansunesituationaussiprécaire.Tantqu’iln’auraitpasrésoludefaçondéfinitivesonproblèmeavecJess,ilnelaisseraitpasAlisefairequoiquecefûtquipûtlatransformerenarmecontrelui.

«J’ail’impressionquelecourantdevientcapricieux;ilfautquejeparleàSouarge»,dit-il ; ce prétexte lui permettrait de quitter la coquerie et d’éviter d’entendre les questionsd’AliseàproposdesdéclarationsdeJess.Enoutre, ilpourraitvérifierque lechasseuravaitbiendébarqué.

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Commeillarepoussaitdoucement,elleleregarda,l’airégaré.«Leftrin,je…

Jen’enaipaspourlongtemps,promit-il,etils’éloigna.

—Mais…»

Il referma laportederrière lui et sedirigea vers l’arrièred’unpas vif.Horsde vuedesfenêtres de la coquerie, il ralentit et obliqua vers le bastingage. Il n’avait nul besoin des’entreteniravecSouargeniavecquiconque;personnenedevaitsavoirdansquellesituationilavaitmissonéquipage.MauditsoitJessetsesmenacesvoilées!Mauditsoitcemarchandchalcédien!Mauditssoientlesmenuisiersincapablesdetenirleurlangue!Etmauditsoit-illui-mêmed’avoirentraînétoutlemondedanscedésastre!Quandilavaitdécouvertlebois-sorcier,ilsavaitqu’ilrisquaitdegrosennuis;pourquoinel’avait-ilpasabandonnésurplace?Ou pourquoi n’en avait-il pas parlé aux dragons et aux Conseils, charge à eux de s’endébrouiller?Nuln’avaitledroitdes’appropriernid’utilisercematériau,illesavait,maisils’enétaitservi–parcequ’ilaimaitsonbateau.

Il perçut une vibration inquiète dans la lisse de Mataf. Il agrippa le bois d’une mainapaisanteetmurmuraàlavivenef:«Non,jeneregretterien.Tuleméritaisbien;j’aipriscedonttuavaisbesoin,etjemefichequelesautreslecomprennentounon.J’auraisseulementaiménousévitertouscesennuis,c’esttout;maisjetrouveraiunmoyendelesrésoudre,tupeuxmefaireconfiance.»

Comme pour l’assurer de sa loyauté et de sa reconnaissance, la gabare accéléra. Augouvernail,LeftrinentenditSouargemarmonneravecunpetitrire:«Allonsbon!Qu’est-cequipresse?»tandisquelesgaffeurss’activaientpoursoutenirlacadencedubateau.Leftrinôtalesmainsdubastingageets’adossacontrelerouf,lesmainsdanslespoches,pourlaisseràseshommeslaplacedetravailler; ilneleurditrien,et ilssegardèrentbiend’adresserlaparoleàleurcapitainealorsqu’ils’absorbaitdanssesréflexions.Ilavaitunproblème,etillerégleraitsansleuraide,commen’importequelcommandant.

Leftrin tira sapiped’unede sespocheset son tabacde l’autre,puis il les rangeaen serappelantqu’ilnepouvait se rendredans lacoqueriepourallumersabouffarde. Il soupira.Marchand dans la tradition du désert des Pluies, il attachait la plus grande importance auprofit ;mais il enattachait autantà la loyautéet à l’humanité.LesChalcédiens lui avaientproposéunplanquipouvaitassurersafortunepourpeuqu’ilacceptâtdetrahirledésertdesPluiesetdetuerunecréatureintelligentecommes’ils’agissaitd’unanimaldeboucherie;ilsavaient présenté leur offre sous la forme d’une menace, façon typique des Chalcédiensd’inviter quelqu’un à faire des affaires.D’abord, il y avait eu le « négociant en grain» quiavaitréussiàobligerLeftrinà le laissermonteràbordduMatafà l’embouchuredu fleuve.SinadArichs’étaitexpriméaussiclairementquelepouvaitunChalcédien:leducdesonpaystenait sa famille en otage, et le marchand était prêt à tout pour procurer des extraits dedragonsauvieillardmalade.

Leftrin croyait ne jamais le revoir quand il l’avait débarqué à Trehaug, et il se pensaitdébarrassé de la menace qui planait sur lui et son bateau. Il se trompait. Une fois qu’unChalcédien s’est emparé d’une proie, il ne la lâche plus. ÀCassaric, peu avant leur départ,quelqu’un était monté à bord et avait laissé un petit manuscrit devant sa porte ; la note

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clandestinel’avertissaitd’attendreuncollaborateurquidevaitembarquersursagabare;s’ilobéissaitàcetagent,onlepaieraitgrassement;danslecascontraire,ondivulgueraitcequ’ilavait fait avec le bois-sorcier, ce qui entraînerait sa ruine en tant qu’homme, capitaine etMarchand.Ilignoraits’ilperdraitaussidumêmecoupl’estimed’Alise.

Cedernierdoutepesaitplus lourdquelestroiscertitudesprécédentes.Iln’avait jamaiseu la tentationd’accepter lemarché,mais il s’était souventdemandés’ilne risquaitpasdecraquer sous la pression ; à présent, il savait qu’il ne céderait pas.Dès l’instant où il avaitentendulesmurmuresscandalisésdesgardiensenréactionàlapropositiondeGraffe,ilavaitcomprisquiétait le traître ; cen’étaitpasGraffe : le jeunehommeavaitbeauseprétendreinstruit et nourrir une pensée radicale, Leftrin connaissait ceux de son espèce. Les idéespolitiquesetlesidées«nouvelles»dugaminn’avaientaucuneprofondeur;iln’avaitfaitquesuccomber au bagout d’un homme plus âgé. Et ce n’était pas Carson, Leftrin en était fortsoulagé;iln’auraitpasàaffrontersonvieilami.

C’étaitJess.LechasseuravaitembarquéàCassaric,prétendumentengagéparleConseildesMarchands,pour fournirde laviandeauxdragonspendant leurvoyage ;soit leConseiln’avait pas connaissance de l’autre employeur de Jess, soit la corruption avait atteint desniveauxauxquelsilpréféraitnepassonger.Maisiln’avaitpasletempsdesepréoccuperdecela : il ne s’intéressait pour l’instant qu’au chasseur. C’était lui qui s’était rapproché deGraffe,quiparlaitavecluichaquesoirdevantlefeudecamp,quiluiapprenaitàs’amélioreravec son matériel de chasse. Leftrin l’avait vu consolider l’image que le jeune homme sefaisaitdelui-même,l’entraînerdansdesdiscussionsphilosophiquespousséesetlepersuaderqu’ilcomprenaitleschosesmieuxquesescamaradesgardiens,rurauxetcandides.C’étaitluiquiavaitconvainculejeunehommequ’unchefdevaits’imposeretcommettrel’impensabledans l’intérêt de ceuxqui avaient le cœur trop tendrepour voir ce qu’il était nécessairedefaire.JessrenforçaitGraffedans l’idéequ’ilétait lechefdesgardiens.Çaresteàvoir,monami, songea Leftrin qui avait observé l’expression des autres soigneurs quand ils avaientdiscutéde la propositiondeGraffe : tous sans exception avaientparu choqués ;même sescomparsesKaseetBoxteur,pourtantguèreportéssurlaréflexion,avaientrefusédelesuivresurunterrainaussiglissantetavaientéchangédesregardsdechiotseffarés.Ilneleuravaitmanifestementpasfaitpartdesescogitationsaupréalable.

Du coup, Leftrin connaissait la source de cette idée répugnante : Jess. Il avait dû laprésenter sous un aspect logique, pragmatique, en soulignant le fait qu’un vrai meneurd’hommesdevaitparfoisprendredesdécisionsbrutales;unvraichefdoitparfoiscommettredesactesdangereux,détestables,voireimmorauxdansl’intérêtdeceuxquilesuivent.

Comme par exemple découper un dragon en morceaux et les vendre à une puissanceétrangèrepourseremplirlespoches.

Graffe avait été assez crédule pour écouter le vieux chasseur plein de sagesse etreprendre l’idée à son compte. Quand elle était tombée à plat, son ignominie n’avaitéclabousséqueGraffe;l’amitiéquiliaitJessàcertainsautresgardiensétaitrestéeintacte,etilavaitappriscequ’ilspensaientde l’idéededémembrer lesdragonsdansunbutdeprofit.Leftrinétaitnavrédecettesituation,cariljugeaitGraffecapabledemenerlegroupeunefoisqu’ilauraitencaisséquelquesnasardesenroute ;peut-êtresonfauxpasenfaisait-ilpartie.

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S’ilavaitducran,ilentireraitlaleçonetcontinueraitsonascension;sinon,mafoi,certainsmatelotsdevenaientcapitainesetd’autresn’accédaientjamaisaurôledesecond.

Quoi qu’il en fût, la déconvenue de Graffe avait permis à Leftrin d’y voir plus clair.Jusque-là, il soupçonnait Jess ; àprésent, il savait.Quand,une foisdéjà, il avait accuséenprivé l’homme d’être l’agent dumarchand chalcédien, Jess n’avaitmême pas sourcillé ; ilavaitreconnulefaitetaussitôtaffirméqueleurtâchesetrouveraitfacilitéemaintenantqu’ilsn’avaient plus rien à se cacher. Leftrin serrait encore les dents en songeant au sourirequ’affichaitcesalehypocriteenlaissantentendreque,s’ilsralentissaientl’alluredelagabareet laissaient les gardiens, les dragons et les autres chasseurs les distancer, il serait faciled’abattreledernierdragonquitraînaitderrièrelatroupe.«Et,unefoisquenousauronsmisfin à ses souffrances et que nous l’aurons découpé proprement enmorceaux, nous feronsfaire demi-tour et regagner la pleine mer ; pas la peine de nous arrêter à Trehaug ou àCassaric,nimêmedepasserdevantenpleinjour:ilnoussuffitdenousdirigerverslacôteavecnotre cargaison.Une fois là, j’ai unepoudre spécialepour signalernotreposition, quidégage une fumée rouge vifmême sur un feu réduit – le fourneau du bord suffirait. Unbateau arrivera aussitôt, et nous serons partis pour Chalcède, avec en ligne de mire unefortunetellequevousetvotreéquipagenesaurezmêmepascommentladépenser.

— Il n’y a pas quemon équipage etmoi à bordduMataf, avait remarquéLeftrin avecfroideur.

—Çanem’apaséchappé;mais,entrenous,jecroisquelafemmeaunfaiblepourvous.Allez-y énergiquement avec elle ; dites-lui que vous l’enlevez pour l’emmener enChalcèdevivreuneviedeprincesse.Ellevoussuivra.Quantàlagravuredemodequil’accompagne,ilnerêvequederetrouverlacivilisation;àmonavis,ilseficherapasmaldel’endroitoùvousl’entraîneztantqu’ilnerestepasdansledésertdesPluies;vouspouvezaussil’associeràvosgains,sivousvoulez.»Sonsourires’étaitélargietilavaitajouté:«Ouvousdébarrasserdelui,toutsimplement.Pourmoi,çanechangerien.

—Jen’abandonneraijamaisleMataf.Magabaren’estpasfaitepourrallierChalcède.

—Tiensdonc ! »Le traître avait penché la tête. « J’ai pourtant l’impressionque votregabareestfaitepourbeaucoupplusdechosesqu’onnelecroit.Si lapartd’argentquevousrecevrezde laventedenosextraitsdedragonnevoussuffitpas, jepariequevouspourriezobtenir lamêmesommedevotrebateauavecses«modificationsspéciales» -ouenpiècesdétachées.»

Etvoilà.L’hommeavaitsoutenuleregardoutrédeLeftrinsanssedépartirdesonpetitsouriremauvais.Ilsavait;ilsavaitcequ’étaitleMataf,ilsavaitcequ’avaittrouvéLeftrinetcequ’ilenavaitfait,etsonsouriresignifiaitqueLeftrinnevalaitpasmieuxquelui,qu’iln’yavaitpasdedifférenceentreeux;lecapitaineavaitdéjàtrempédansuntraficdemorceauxdedragon.

Et,s’ilfaisaitquoiquecefûtpourrévélerlavéritablenaturedeJess,celui-ciluirendraitlamonnaiedesapièce.LeftrinsentitMatafl’interroger;ils’approchaaussitôtdelalisseetposa la main sur le bois argenté. « Tout ira bien, dit-il au bateau. Fais-moi confiance, jetrouveraiunmoyendenoussortirdelà,commetoujours.»

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Là-dessus,ilallas’entreteniravecSouargedepeurqu’Alisenesortîtsurlepont.

L’hommede barre, toujours aussi taciturne, était accoudé au gouvernail, le regard fixésurlefleuve,lointainetrêveur.Leftrinpritsoudainconsciencequ’iln’étaitplustoutjeune;d’unautrecôté,lui-mêmen’étaitplusdelapremièrejeunessenonplus.Ilcomptalesannéesqu’ilsavaientpasséesensembleetsongeaà toutcequ’ilsavaientvécu, lesbonscommelesmauvais jours.Souargen’avait jamaisremisenquestionladécisiondesoncapitainequandcelui-ci lui avait révélé sa découverte d’une bille de bois-sorcier et annoncé l’usage qu’ilcomptaitenfaire.Souargeeûtpucrierlanouvellesurtouslestoits,maisils’étaittu;ileûtpu fairechanterLeftrin,exigerunepartduboispourprixdesonsilence,mais iln’enavaitrienfait.Ilneluiavaitprésentéqu’unerequêtetoutesimplequ’ileûtdûluisoumettredepuisbienlongtemps.«Ilyaunefemme,avait-ilditd’unevoixlente;unebonnebatelièrecapabled’abattresapartdeboulotsurunbateau.Sijeresteàbord,jesaisquec’estpourtoujours,etc’est une femme facile à vivre ; elle s’intégrerait facilement à l’équipage. Elle te plairait,capitaine,j’ensuissûr.»

Belline avait donc fait partie du marché proposé par Souarge, et personne ne l’avaitjamaisregretté.Elleavaitembarqué,suspendusonsacetcousuunrideaupoursedonner,àelleetàsonhomme,unpeud’intimité.Matafl’avaitappréciéedèsledébut;lavivenefétaitla vie de Souarge, elle était devenue le foyer de Belline. Tous deux avaient perdu depuislongtempstoutlienaveclaterre,etSouargeétaitheureuxdel’existencequ’ilmenait.Leftrinlevitàsongouvernail,seslargesmainssurlabarre,àsonpostecommetoutelajournée;àlevoiragripperlebois,Leftrinsongeaqu’ilconnaissaitMatafpresqueaussibienquelui–qu’illeconnaissaitetl’aimait.

«CommentvaMatafaujourd’hui?»luidemanda-t-il,bienqu’illesûtparfaitement.

Souargeleregarda,unpeuétonnéd’unequestionaussiinutile.«Ilvabien,capitaine.»Comme toujours, il s’exprimait d’une voix si basse qu’il fallait tendre l’oreille pour lecomprendre. « Il a envie d’avancer. Le fond est bon ici, pas comme le limon d’hier. Onmarche,pasdedoute,etàbonneallure.

—Jesuisravidetel’entendredire,Souarge»,réponditLeftrin,etillelaissaretourneràsacontemplation.

Mataf avait affronté de rudes changements cette année ; Leftrin s’était séparé de lamajoritédesonéquipagepourneconfierladécouvertedubois-sorcieretsesprojetsqu’auxmembres qu’il jugeait capables de garder un secret et qui accepteraient de resterdéfinitivement, car nul gaffeur n’eût pu travailler à bord deMataf sans se rendre compteaussitôt que la gabare avait changé. Leftrin avait soigneusement choisi chaque élément desonéquipage,et tousdemeureraientsansdouteàvieàborddesonbateau:Hennesieétaitdévouéàlagabare,Bellineadoraitl’existenceàbord,etEiderétaitaussibavardqu’uneancre.QuantàSkelli,leMatafreprésentaitsafortune.Lesecreteûtdûêtrebiengardé.

Mais il s’était éventé, et désormais tous se trouvaient en danger, son bateau compris.Comment réagirait leConseil s’il apprenait cequ’il avait fait ?Et lesdragons ? Il crispa lamâchoireetlespoings;troptardpourfairedemi-tour.

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Il parcourut lentement le pont, vérifiant des détails qui s’en passaient parfaitement etconstatantquetoutétaitàsaplace.Jessetsoncanoëavaientdisparu.Tantmieux.Ilréfléchitpuis tiradesapocheson flaconderhumet levidapar-dessus lebastingagedans le fleuve.«Pourqu’ilnereviennejamais»,dit-ilàElavecviolence.Ilétaitdenotoriétépublicqueledieuneréagissaitpasàlaprièremaisqu’ilselaissaitparfoissoudoyer.D’ordinaire,c’étaitàSâqueLeftrins’adressait,dumoinsquandsespenséessetournaientverscegenredesujet,mais,encertainesoccasions,labarbaried’undieupaïenétaitleseulrecours.

Enfin,leseulrecours,pastoutàfait:ilpouvaittoujoursassassinerJesslui-même…

Iln’aimaitpassongeràcela,nonseulementparcequ’ilavaitlacertitudequel’autreneselaisseraitpastuerfacilement,maisparcequesevoircommequelqu’unquiélimineceuxquilegênentlemettaitmalàl’aise.Cependant,toutindiquaitqueJessallaitserévélerplusquegênant.

Il existait de nombreuses façons de tuer quelqu’un à bord d’un bateau, et beaucouppouvaient paraître accidentelles. Il réfléchit froidement : Jess était coriace et tenace, etLeftrinavaiteutortdeluimontrerlesdents;ileûtmieuxfaitdefeindredes’intéresseràsaproposition,devouloirse rapprocherde lui ; il eûtdû l’inciteràeffectuernuitammentuneopérationdeprélèvementsur lesdragons :c’eûtété l’occasion idéalepour le liquider.Maisl’hommel’avaitpousséàbout,etLeftrinavaitperdutoutenotiondestratégie.Ildétestaitlepetitsourirequ’affichaitJessenprésenced’Alise;ceratsavaitparfaitementlessentimentsdeLeftrinpourelle,etlecapitaineavaitl’impressionqu’ilseraittrèsheureuxdemettreàmalleurrelationparpurplaisir.IlavaitvusonexpressionquandAliseétaitremontéeàbordavecl’écaillededragonpour lamontrerà tousavecdélices ; ilavaitvu la flammede lacupidités’allumerdanssonregard,etils’étaitinquiétépourlajeunefemme.Leftrinfitquelquespassurlepontetsecourbapourrectifierl’agencementd’unrouleaudecordagequin’enavaitnulbesoin.

Deux soirs plus tôt, Jess était venu voir Leftrin pour lui exposer son nouveau plan. IlavaitexaspérélecapitaineensoutenantqueSédricsemontreraitbiendisposéenvers«leur»plan ; ilavait refusédediresurquoi il fondaitcetteaffirmation,maispardeux foisLeftrinl’avaitsurprisrôdantprèsdelacabinedumalade.Jessluiavaitadressésonsouriretorve;àl’évidence, il croyait que Leftrin, Alise et Sédric étaient de mèche pour tirer profit desdragons,et ilpensaitpouvoirs’immiscerdanscecomplotpour l’utiliseràsonbénéfice.Tôtoutard,ilparleraitàSédric,quiselaisseraitfacilementconvaincrequeLeftrinétaitcomplicedes projets de Jess. Il voyait d’ici la réaction du Terrilvillien si Jess laissait supposer queLeftrin pouvait enlever Alise pour l’emmener en Chalcède, en sous-entendant que, unesommesuffisanteaidant,Sédricne se feraitpasprierpour les suivre ; il imaginaitaussi laréactiond’AlisesiJessluidisaitqueLeftrinn’attendaitquelapremièreoccasionpourtuerundragonetlemettreenpièces.

Cet homme était incontrôlable ; Leftrin devait se débarrasser de lui, il en sentit laconviction glacée monter en lui. Il perçut l’adhésion de Mataf à sa décision. Le capitaineéprouvacommedusoulagementd’avoirenfintranché.

LemeurtredeJessauraitsansdoutedesconséquences,mêmes’illefaisaitpasserpourun accident. Sinad Arich, le marchand chalcédien, sans nouvelles de son agent, se

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demanderaitcequiluiétaitarrivé.Ehbien,qu’ils’interroge!LefleuvedudésertdesPluiesétait dangereux, et des hommes tout aussi compétents que Jess et beaucoup plussympathiquesyavaientperdulavie.Sadécisions’ancraaufonddelui.Jessmourrait.

Mais il faudrait lui tendre un piège, et donc le convaincre que Leftrin avait changéd’optique.Arriverait-ilenoutreàluifairecroirequ’ilneportaitplusaucunintérêtàAlise?SiJessnelapercevaitpluscommeunearmeutilisablecontreLeftrin,ilcesseraitpeut-êtredelasuivrepartout.Ensuite,ilsuffiraitd’attendrelemomentpropice.

Mataf le sollicita. « Quoi ? » fit Leftrin en se redressant ; un rapide coup d’œil auxalentours ne lui révéla nul danger.Malgré le prétexte qu’il avait pris pour quitter Alise, lefleuve dans cette zone était parfaitement navigable, bordé de bancs de roseaux quis’avançaientdanslelitdel’eau,sibienquelagabarelestraversait.Lepoissondevaitpulluler,etlesdragonsmangeraientsansdouteàsatiétéenchemin.

Soudain il perçut un frémissement dans les arbres derrière les roseaux ; toustremblaient, et quelques-uns perdirent des feuilles jaunies et des brindilles. Tout de suiteaprès,l’étenduederoseauxsemitàondoyercommesousl’effetd’unevague,unevaguequis’élançaitverslefleuveàtraversl’eauetl’herbeagitéesdevibrations.L’ondefrappalacoqueetpoursuivitsaroutepourdisparaîtresurlefleuve.

«Tremblementdeterre!criaSouargedepuislapoupe.

—Tremblementdeterre!beuglaGrandEiderà l’adressedesgardiensdans leursfrêlesesquifs.

—Vu!réponditLeftrin.ÉcartezMatafdesbergesautantquepossible,maisneperdezpaslecontactaveclefond.Gareàlamanœuvre!

—Gare!»lancèrentlesgaffeursàl’unisson.

Tandis que la gabare s’éloignait de la rive, Leftrin surveillait une nouvelle onde quidéplaçaitlesarbres.

À terre, feuilles,branchettes et vieuxnidsd’oiseaux tombèrent enaverse,puis, lesunsaprès les autres, lesbancsde roseaux s’inclinèrent vers le fleuve, suivisparunevaguelettequi fit danser le bateau. Leftrin fronça les sourcils et continua d’observer les arbres. Lestremblementsdeterren’avaientrienderaredansledésertdesPluies,et,danslamajoritédescas, on ne prêtait guère attention aux petites secousses ; plus fortes, non seulement ellesmettaient en danger les ouvriers qui travaillaient sous terre, dans les cités enfouies desAnciens,mais elles pouvaient aussi terrasser des arbres âgés ou affaiblis par la pourriture.Mêmesi l’und’euxneheurtaitpas lagabaredeplein fouet, ilarrivait,àcequ’onracontait,quelachuted’untroncdanslefleuvepûtsubmergerunbateau;dutempsdesongrand-père,ungéantauraitens’abattantbloquétoutecirculationetdemandésixmoisàdégager.Leftrinavait quelques doutes sur l’absolue véracité de l’histoire,mais toute légende contient uneparcelledevérité,:assurément,lachuted’unarbredetrèsgrandesdimensionsavaitdonnénaissanceàcelle-là.

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« Que se passe-t-il ? » demanda Alise d’un ton inquiet ; aux échanges de cris del’équipage,elleétaitsortiesurlepont.

Il répondit sans la regarder : « Il y a eu un tremblement de terre, et costaud,apparemment.Iln’yapasdeproblèmepourl’instant,etondiraitqu’iln’afaitquesecouerlesarbres;aucunn’esttombé.S’iln’yenapasunsecond,onseratranquilles.»

Alisenes’affolapasethochaseulementlatête.LesséismesétaientcourantslelongdesRivages maudits et n’avaient rien d’étonnant pour une Terrilvillienne, mais elle n’avaitjamaisdûenvivreunàbordd’unbateaunisetrouversouslamenacedelachuted’unarbre.Leftrin songea alors qu’elle ne devait pas s’attendre à ce qu’il allait lui dire. « Parfois, lestremblementsde terre réveillent l’aciditéde l’eau,mais cen’estpas immédiat.On supposeque lesvibrationsdéclenchentquelquechoseenamontquirelâche l’acide,etdansdeuxoutrois jours le fleuve va peut-être couler blanc, ou pas. Un tremblement de terre vraimentviolentpeutannoncerunemauvaisepluie.»

Ellecompritaussitôtlerisque.«Silefleuvedevientacide,queferontlesdragons?Etlescanoësdesgardienspourront-ilsyrésister?»

Il prit une inspiration et soupira longuement. «Ma foi, c’est toujours dangereux. Lescanoëssupporteraientsansdoutel’aciditéunmoment,mais,aucasoùelleseraittropforte,parsécurité,ilfaudraitlesembarquersurlagabare,lesranger,etfairevoyagerlessoigneursavecnous.

—Etlesdragons?»

Ilsecoualatête.«D’aprèscequej’aipuvoir,ilsontlapeauépaisse.Certainsanimaux,poissonsetoiseauxdudésertdesPluies,supportentl’acide;d’autresévitentlefleuvequandildevientblanc, tandisqued’autresencoren’ontmêmepas l’airde remarquerquoiquecesoit.Etpuis,si le fleuvedevientblanc,beaucoupdechosesdépendrontdutauxd’aciditédel’eauetdutempsqueçadurera;sicen’estqu’unjouroudeux,àmonavis,lesdragonss’ensortirontsansmal;au-delà,jem’inquiéterai.Mais,avecunpeudechance,noustrouveronspeut-êtreunebergesolideoùilspourronts’installerenattendantquelepiresoitpassé.

—Ets’iln’yenapas?demandaAliseàvoixbasse.

—Vousconnaissezlaréponsecommemoi.»Celan’étaitarrivéqu’uneseulefoismalgréla longueur du trajet déjà effectué : le soir était tombé sans qu’on eût repéré de site oùmonterlecamp;iln’yavaitquedesmarécagesàpertedevue,etnullepartoùsemettreausecpourlesdragons.Maugréant,ilsavaientdûpasserlanuitdebout,dansl’eau,tandisqueles gardiens s’étaient réfugiés sur le pont de Mataf. Les grandes créatures n’avaient pasapprécié l’expérience,mais elles avaient survécu ; cependant, l’eau était douce et le tempsclément.«Ilfaudraqu’ilstiennentbon»,ditLeftrin,etnil’unnil’autrenevoulutparlerdel’actiondel’acidesurlesblessuresetlespartiestendres.

Après s’être tu quelques instants, Leftrin ajouta : « C’est un des risques de ce voyage,Alise;leplusévident,aveclequelnousdevonsapprendreàvivre.Lespremiers«colons»du

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désertdesPluiesyontétéabandonnés,enréalité;ilfaudraitêtrecinglépourvenirs’installericidesonpleingré.

— J’ai étudié l’histoire, coupaAlise un peu brusquement, avant de poursuivre avec unpetitsourire:Etjesuisvenuedemonpleingré.

—C’est vrai que l’histoire de Terrilville, c’est celle du désert des Pluies ;mais je croisqu’onlavitplusquevous.»Ils’accoudaaubastingageetsentitlasoliditédeMatafsoussesbras;ilparcourutduregardlecourantdesonunivers.«Lefleuvecharrieuneétrangetéquinousaffectetousd’unefaçonoud’uneautre.Ilyapeut-êtreplusfacileàvivrecommevillequeTrehaug,etCassaricnevautpasmieux,mais,sanselles,Terrilvillen’auraitpaslamagiedesAnciensàvendre;donc,sansledésertdesPluies,pasdeTerrilville;c’estcommeçaqueje vois les choses. Mais je veux dire que, génération après génération, décennie aprèsdécennie,dejeunesexplorateurssemettentenrouteensepromettantdetrouverunmeilleursited’installation;certainsnereviennentjamais,etceuxqu’onrevoitdécriventtouslamêmechose : rien qu’une vallée immense remplie d’arbres, avec un solmarécageux ; et plus ons’enfoncedanslajungle,pluselledevientbizarre.Touteslesexpéditionsquiontremontélefleuve ont rapporté qu’elles ont dû faire demi-tour faute de voie navigable, ou bien que lefleuves’élargissaitaupointqu’onnevoyaitplusderivenullepart.

—Maisellesnesontpasremontéesassezloin,sansdoute?J’airelevésuffisammentderéférencesàKelsingrapoursavoirqu’elleaexisté–etqu’elleexisteencorequelquepart.

—Latristevérité,c’estqu’ellepourraitsetrouverjusteendessousdenotrecoqueetquenousnenousendouterionsmêmepas,oubienàunedemi-journéedemarchedenous,aumilieudelaforêt,cachéeparlamousseetlaboue,ouencorelelongd’undesaffluentsquenousavonscroisés.DeuxautrescitésdesAncienssesontenfoncéesdanslaterreouontétéensevelies ; personne ne sait exactement ce qui leur est arrivé, mais, ce qui est sûr, c’estqu’ellessontenterréesaujourd’hui,etlemêmephénomèneapuseproduirepourKelsingra;c’estmêmeprobable.Onsaitqu’unénormecataclysmeafrappélepaysilyatrèslongtemps;ilaprovoquéladisparitiondesAnciensetlaquasi-extinctiondesdragons;ilatoutchangé.Pour l’instant,nousnous contentonsde suivre lesdragonspar la voie laplusnavigable enespérantaboutirquelquepart.»

Il jeta un regard à la jeune femme, vit sa pâleur sous ses taches de rousseur, et le pliamerdesabouche,etils’efforçadepoursuivreavecplusdedouceur:«C’estlogique,Alise.SiKelsingraavaitsurvécu,lesAnciensn’enauraient-ilspasfaitautant?

Et,danscecas,neseseraient-ilspasdébrouilléspourmaintenirlesdragonsenvie?Surtouteslestapisseries,onlesvoittoujoursensemble.

—Mais…si vousne croyezpasquenousparviendronsà trouverKelsingra, si vousn’yavezjamaiscru,pourquoiavoirentrepriscetteexpédition?»

Il laregardaalors,droitdanssesyeuxgris-vert.«Parcequevousvouliezyaller;parceque vous vouliez que j’y aille. C’était un moyen de rester avec vous quelque temps. »L’émotionlasubmergeaitvisiblement,etilsedétourna.«C’estçaquim’adécidé.Avantça,quandj’aientenduparlerdecetteaventure,jemesuisdit:«C’estunemissionpourunfou;

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guèredechancesderéussite,etsansdouteunepayeenconséquence.»Unepetiteavanceetlapromessed’unefortuneunefoisletravailterminé–etunebonneaventureentre-temps.Tousceuxquivivent le longdufleuvesedemandentd’où ilvient,etc’était l’occasionde ledécouvrir.Etpuis j’ai toujoursétéunpeu joueur ;quandontravaillesur le fleuve,on jouetoujoursunpeuàpileouface.Alorsj’aiacceptélepari.»

Rassemblantsoncourage,ilpritunnouveaupari:lesmainsd’Aliseétaientposéessurlalisse près de la sienne ; il la leva et la plaça doucement sur celles de la jeune femme.Unfrissonpresque convulsif leparcourut. Sous lamaind’Alisequ’il tenait sous la sienne, il yavaitMataf.Unepenséenaquitdanssonesprit.Toutceque jedésireaumondeest là,sousmapaume.

Lapenséerésonnaenlui,descenditdanssachair,pénétradanslesmembruresdeMataf,d’oùelleremontajusqu’àlui,aupointqu’ilnesutplusd’oùellevenait.

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DOUZIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Document ci-joint en étui cacheté, hautement confidentiel, à remettre au MarchandNiouf.Desdroitssupplémentairesontétéverséspourl’assurancequelemessageseradélivréavecsoncachetintact.

Detozi,

Mon apprenti continue d’accomplir parfaitement ses devoirs. Mes compliments à votre famille pour l’excellenteéducation de ce jeune homme. Il y aura bientôt un vote des gardiens des oiseaux, et il sera sans doute élevé au rang decompagnon ; je vous dis cela en confidence, naturellement, sachant qu’il n’en saura rien tant que la décision ne sera pasofficielle.

Il travaille si bien que j’envisagedeprendreun congé. Il y a longtempsque je songeàme rendredans le désert desPluies pour voir sesmerveilles. Je ne voudrais certes pas présumer de l’hospitalité des vôtres,mais je serais ravi de vousrencontrerenpersonne.Yverriez-vousuneobjection?

Erek

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3

Premièrechasse

CHACUNDESGARDIENSavaittoutdesuiteidentifiéledangerquandl’ondeétaitvenuesouleverles canoës.Devant eux, lesdragonsavaient soudain faithalte, écartant lespattes arrière etenfonçant lesgriffesdans le fonddu fleuveenattendantque lavaguepassât ; ladragonneargentéeavaitlancédescoupsdetrompeaffolésentournantlatêteentoussens,s’efforçantderegarderdanstouteslesdirectionsàlafois.Desoiseauxdélogésavaientjaillidesarbresetsurvolélefleuveenpoussantdescrisd’effroi.

Quand ledeuxième séismeavait frappé etquebranches et feuilles avaient chudans laforêtetleshauts-fonds,Kanaïs’étaitexclamé:«Heureusementqu’onnes’estpasprécipitéssurlaberge!Tucroisqu’undecesarbresvanoustomberdessus?»

Thymara prit soudain conscience du danger, alors qu’elle ne s’en était pas souciéejusque-là, trop occupée à comparer l’effet d’un tremblement de terre sur l’eau à ce qu’onéprouvaitlorsqu’onvivaitausommetd’unarbre.Sesparentsl’avaient-ilsressenti?Prèsdelavoûtede laforêtdeTrehaug,danslespetitesmaisonsfragilesetpaschèresduquartierdesCages à Grillons, un séisme faisait tout danser ; les gens criaient et s’agrippaient auxbranchess’ilyenavaitàproximité,etparfoisdesmaisonss’effondraient,deslourdescommedeslégères;àcetteidée,elleavaitéprouvéàlafoisdel’inquiétudepoursesparentsetl’enviederentrerchezelle.MaislaquestiondeKanaïl’avaitramenéeàlaréalité:sefaireécraserparunarbren’étaitpasmoinsdangereuxquetomberdesesplushautesbranches.«Écarte-nousde la rive », lui avait-elle dit en plongeant avec vigueur sa pagaie dans l’eau. Ils avaientpresquerattrapélesdragonsimmobiles;toutautourd’eux,laflottilledescanoëssedéplaçaitentoussens.

«Non,c’estfini.Regardelesdragons:ilsseremettentenroute.»

Il avait raison : les grandes créatures échangeaient de petits coups de trompe tout enreprenant leur lourdemarchedans l’eauet lavase.Ilss’étaientattroupésautourdeMercorlorsde leurhaltesubite,etàprésent ilsseredéployaient, ledragondoréen tête, lesautresderrière lui. Thymara s’était presque habituée à la vue des colosses avançant contre lecourantdevantelle,mais,alorsqu’ilsrepartaient,ellelesvitcommepourlapremièrefois.Ilsétaientquinze,dontlataillevariaitdecelledeKalo,quiavaitquasimentlesproportionsd’unvraidragon,àcelledelapetitecuivrée,àpeineplusgrandequeThymaraaugarrot.Lesoleilbrillait sur le fleuveet sur leurs écailles ; or et rouge, lavandeetorange,bleunuit et azur,leurs robes réfléchissaient dans le ciel la splendeur de l’astre, et la jeune fille se renditcomptesoudainqueleurscouleursavaientprisdelaprofondeuretdel’éclat.Celanetenait

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pas seulement au fait qu’ils fussent propres : ils étaient en bienmeilleure santé. Certainsmême acquéraient des teintes secondaires : les ailes bleu foncé de Sintara s’ourlaientd’argent,etles«franges»desoncouprenaientunenouvellenuancedebleu.

Tous se déplaçaient avec une grâce pesante. Kalo et Sestican marchaient derrièreMercor ; leur tête allait et venait d’avant en arrière, quand tout à coupSestican laplongeadanslefleuveetenressortitungrosserpentd’eau.Ledragonsecouabrutalementlatête,etla créature qui se tordait pendit soudain mollement dans sa gueule ; il la dévora tout enavançant,rejetantlatêteenarrièrepourl’avalercommeunoiseauengloutitunver.

«J’espèrequemapetiteGringalettetrouveraquelquechoseàmangerenchemin;elleafaim,jelesens.

— Sinon, nous nous débrouillerons pour lui fournir de quoi se remplir l’estomac. »Thymaraavaitparlésansréfléchir,etelleserenditcomptequ’elleserésignaitàpartagercequ’elle pouvait rapporter de ses chasses vespérales ; le plus souvent, son gibier allait audragonleplusaffamé,cequinelafaisaitpasbienvoirdeSintara;d’unautrecôté, lareinebleuenesemontraitguèregénéreuseavecThymara.Qu’ellecomprennedoncquelaloyautén’étaitpasunerelationunivoque!

La jeune fillepassa lerestede la journéeàcraindredesrépliques,mais, sielleseurentlieu,ellesfurentsifaiblesqu’ellenelessentitpas.Lorsdubivouac,cesoir-là,letremblementde terre et le risque d’une coulée acide dans le fleuve furent au centre de toutes lesconversations. Après le repas, où les gardiens avaient échangé leurs considérations sur ledanger potentiel qu’ils couraient, Graffe se leva soudain pour écarter le sujet. « Ce qui sepasserasepassera,dit-ild’untoncatégorique,commes’ils’attendaitàuneopposition;çanesertàriendes’inquiéter,etilestimpossibledecontrerunecouléed’acide;ilfautseulementsetenirprêts.»

D’un pasmajestueux, il s’éloigna du cercle éclairé par le feu pour s’enfoncer dans lesténèbres.Nul ne dit rien pendant les quelquesminutes qui suivirent son départ. Thymaraperçut une tension dans l’air : assurément, Graffe n’avait pas digéré la réception de sesparoles inopportunes à propos de la dragonne cuivrée, et sa façon de souligner l’évidenceapparaissait comme une piètre tentative pour affirmer son rôle de chef. Même ses plusprochespartisansavaientl’airgênéspourlui;niKaseniBoxteurnelesuivitnimêmenesetournadansladirectionoùilétaitparti.Thymaraavaitgardéleregardfixésurlefeu,mais,ducoinde l’œil,elleobservaque,peuaprès,Jerdse levaàson tour, s’étiraostensiblementpuis s’éloignadubivouac.EnpassantderrièreThymara, elle lui souhaitabonnenuitd’unepetitevoixrosse;Thymaraserralesdentsetneréponditpas.

«Qu’est-cequilatracasse?demandaKanaï,àcôtédelajeunefille.

—Rien;elleestcommeça,répliquaTatoud’untonacerbe.

— Je ne sais pas ce qui la travaille,maismoi je vaisme coucher », fit Thymara. Ellevoulaits’éloignerdelalueurdufeudecraintequ’onneremarquâtsagêne.

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« Eh bien, bonne nuit,marmonna Tatou, comme piqué au vif par la brusquerie de lajeunefille.

—Jeterejoinstoutdesuite»,annonçajoyeusementKanaïàThymara.Ellen’avaitpasencore trouvé comment lui dire qu’elle n’avait pas vraiment envie qu’il se collât à sondoschaque soir ; une fois, alors qu’elle lui avait gentiment expliqué qu’elle n’avait pas besoinqu’onlaprotégeât,ilavaitréponduavecentrainqu’ilaimaitbiendormircontreelle.

«Çametientchaud,et,s’ilyadudanger,tuteréveillerassansdouteplusvitequemoi;et tu as un poignard plus grand que lemien, aussi. » Et ainsi, au discret amusement desautres, il étaitdevenusoncompagnonconstantpour lanuitet,de jour, sonéquipier sur lefleuve,àbordducanoë.D’unecertainefaçon,ellel’aimaitbien,maissaprésencepermanentefinissait par l’irriter. Depuis qu’elle avait surpris Graffe et Jerd en pleine action, elle étaittroublée,et,malgréseslonguesréflexions,ellen’avaitpastrouvéderéponsessatisfaisantesàsesinterrogations.

Graffe pouvait-il réellement inventer de nouvelles règles ? Et Jerd ? Et, si eux lepouvaient,celas’appliquait-ilàtoutlegroupe?Elleeûtvouluréussiràs’entretenirenprivéavecTatou,maisKanaïnelalâchaitquasimentjamaisd’unesemelle,et,quandilnelasuivaitpas,c’étaitSylvequiaccompagnaitTatoupartout.Ellenesavaitpassielleluiraconteraitounoncequ’elleavaitvu,maiselleavaitbesoind’enparleravecquelqu’un.

Enrevenantaucampcejour-là,ellesedemandaitsielledevaitrévélercequisetramaitau capitaine Leftrin, commandant du bateau en appui de l’expédition ; mais, plus elle ypensait, plus elle renâclait à cette idée, qui lui semblait relever à la fois du ragot et ducafardage. Non, ce que faisaient Graffe et Jerd ne regardait que les gardiens, et personned’autre ; c’étaient eux qui avaient toujours été tenus par ces règles édictées par d’autres,comme le capitaineLeftrin,marquéseuxaussipar ledésertdesPluiesmaisqui refusaientd’en restreindre leur existence pour autant. Était-ce juste ? Était-il normal que d’autrespussentprendredetellesdécisionsetlacontraindre,elleetlesautressoigneurs?

Chaquefoisqu’ellesongeaitàcequ’elleavaitvu,lesjouesluibrûlaient.Pirequelagênedelesavoirobservésetdesavoiràprésentcequ’ilsfaisaient,elleéprouvaitlahontedesavoirqu’ilss’étaientrenducomptedesaprésence;elleétaitincapabledelesregarderenface,etsesentaitpresqueaussigênéede la façondontelle lesévitait.Plus terribleencore, lespetitesremarques acerbes de Jerd et les regards suffisants de Graffe lui donnaient l’impressiond’êtredanssontort.Or,c’étaitfaux,n’est-cepas?

Cequ’ilsfaisaientallaitàl’encontredetoutcequ’onluiavaitappris.Mêmes’ilsavaientétémariés, c’eût été encore illégal– et,de toutemanière, onn’eûtpasaccepté leurunion.Quand ledésertdesPluiesmarquait lourdementunenfantdès lanaissance,onsavaitbienqu’ilvalaitmieuxlelaissermourirettâcherd’enfaireunautre,cariln’avaitguèredechancesdevivreplusd’unequinzained’années.Dansunpaysoùladisetteétaitlanorme,lesparentseussentété fousde sedonnerdumaletdedépenser leursmoyenspourunenfant commecela;mieuxvalaits’endébarrasserdès lanaissanceets’efforcerd’enavoirunautre leplusvitepossible.Ceuxqui,commeThymara,survivaientparhasardouparentêtementn’avaientpasledroitdetomberamoureuxetencoremoinsdeprocréer.

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Alors, si c’étaientGraffe et Jerd qui se comportaientmal, pourquoi se sentait-elle nonseulementcoupablemaisridicule?Elles’enrouladavantagedanssescouverturesetrestalesyeuxouvertsdansl’obscurité.Elleentendait lesautresparlerentreeuxetparfoiséclaterderireautourdufeu.Elleeûtvoulusetrouveraveceux,pouvoirencorepartagerlacamaraderienéedeleurvoyage,maisGraffeetJerdavaienttoutgâché.Lesautresétaient-ilsaucourant?S’enmoquaient-ils?Commentlajugeraient-ilssielleleurracontaittout?Seretourneraient-ilscontre lesdeux jeunesgens?Oucontreelle,en laraillantdesecroireencoretenuepardesconventionsdépassées?Devantcesquestionsdontelleignoraitlaréponse,ellesesentaitpuérile.

Ellenedormait toujourspasquandKanaï alla chercher sa couverturedans leur canoë.Les paupières entrouvertes, elle le suivit des yeux tandis qu’il se dirigeait vers elle, sacouverturesur lesépaules; il l’enjamba,s’assitderrièreellepuiss’installaconfortablementcontresondos.Ilpoussaungrandsoupir,et,enquelquesinstants,sombradansunprofondsommeil.

Ilétaitchaudcontreelle.Sielleseretournaitfaceàlui,celaleréveilleraitcertainement.Quesepasserait-ilalors?Kanaï,malgrésabizarrerie,étaitphysiquementmagnifique,avecsonregardbleuclairàlafoisperturbantetétrangementséduisant,etseslongscilsnoirsqu’ilavait conservés en dépit de ses écailles. Elle ne l’aimait pas, du moins pas dans le senshabituel,maisilétaitindéniablementattirant.Ellesemorditlalèvreenrepensantàlascènequ’elle avait surprise entre Graffe et Jerd ; le jeune homme n’aimait sans doute pas Jerdd’amour,iln’avaitprobablementmêmepasungrandattachementpourelle;d’ailleurs,ilssedisputaientjusteavantdelefaire.Qu’est-cequecelavoulaitdire?Kanaïétaitchauddanssondos, à travers les épaisseurs de couvertures,mais un soudain frisson la parcourut, non defroid,maisdepossibilité.

Très lentement,elles’écartade lui.Non;pascesoir,passuruncoupde tête,passansréfléchir.Non.Peuimportaitcequefaisaientlesautres,elledevaitypenseràtêtereposée.

L’aube arriva trop vite sans apporter de réponses. Thymara se redressa, ankylosée,incapabledesavoirsielleavaitdormiounon.Kanaïn’avaitpasencoreouvert lesyeux,pasplus que les autres gardiens ; les dragons n’étaient pas des lève-tôt, et la plupart dessoigneurs avaient coutume de se réveiller aussi tard qu’eux. Mais, pour Thymara, leshabitudesavaient la viedure ; l’éclatdu jour l’avait tiréedu sommeil, et sonpère lui avaittoujours dit que les premières heures du jour étaient les plus propices à la chasse ou à lacueillette.Aussi,malgrésa fatigue,se leva-t-elle ;elledemeuraun instantàregarderKanaïendormi;sescilsnoirsreposaientsursesjoues,saboucheétaitdétendue,pleineetcharnue,sesmainsàdemiserréesenpoingssoussonmenton.Ilavaitlesonglesplusrosesqu’ilsnel’avaientété;lajeunefillesepenchapourlesexaminerdeplusprès.Oui,ilschangeaient;ilsdevenaientrouges,commelarobedesapetitedragonne.Ellesesurpritàsourire,etserenditcomptequ’elle sentait sonodeur,parfummusquédemâlequin’étaitpas sidéplaisantquecela.Elleredressalesépaulesets’écartadelui.Qu’est-cequiluiprenait?Elletrouvaitqu’ilsentaitbon?CommentJerdavait-ellechoisiGraffe,etpourquoi?Ellepliasacouvertureetallalarangerdanslecanoë.

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Chaquesoir,àl’installationdubivouac,oncreusaitunpuitsdesableàquelquedistancedufleuveetonlechemisaitd’unmorceaudetoile;l’eauquisourdaitdansletrou,filtréeparletissu,étaittoujoursmoinsacidequecelledufleuve.Néanmoins,Thymararestaprudente;constatantavecsoulagementque le fleuvecharriaituneondequasiment limpide,elle jugeasansrisquedeselaverlesmainsetlevisage,aprèsquoiellesedésaltéralonguement.Lechocdel’eauglacéechassalesdernièresbrumesdusommeil;ilétaittempsd’affronterlajournée.

Laplupartdesautresgardiensétaientencoreemmitouflésdansleurscouverturesautourdesbraisesdu feu ; ils ressemblaient àdes coconsbleus, ouàdesganguesdedragon.Ellebâillaetdécidad’aller faireuntour le longdufleuveavecsa foëne ;elleauraitpeut-être lachancedetrouverdequoimangerpourelleoupourSintaraaupetitdéjeuner.

Dupoisson, ce serait bien ; de la viande, ce seraitmieux. La pensée somnolente de ladragonnelaconfirmadanssonidée.

«Dupoisson,réponditThymarad’untoncatégorique,saufsijetombesurdupetitgibierencoursderoute;maispasquestionquejem’enfoncedanslaforêtaupointdujour.Jen’aipasenvied’êtreenretardquandlesautresseréveillerontets’apprêterontàpartir.»

N’aurais-tupasplutôtpeurde ceque tupourraisvoir entre lesarbres ? Il y avait unepetitepiquedanslaquestiondeladragonne.

« Ça neme fait pas peur ; c’est seulement que je n’ai pas envie de le voir », répliquaThymara. Elle s’efforça de fermer son esprit à Sintara, avec un succès limité ; elle pouvaitrefuserd’entendrecequ’elledisait,maisellen’échappaitpasàsaprésence.

Elleavaitletempsderéfléchiraurôledeladragonnedanssadécouverte;Sintaral’avaitévidemment envoyée exprès sur les traces de Graffe et Jerd, elle savaitmanifestement cequ’ilsfaisaient,etelles’étaitserviedetouslesmoyensàsadispositionpourqueThymaraenfûttémoin.Lajeunefillesesentaitencoremeurtrieensongeantàlafaçondontladragonneavaitutilisésoncharmepourl’obligeràsuivrelatracedeGraffe.

Cequ’elleignorait,c’étaientlesraisonsdeSintara,etellenelesluiavaitpasdemandées:elleavaitapprisquelemeilleurmoyendelapousseràmentirétaitdeluiposerunequestionfranche.Non,elleendécouvriraitdavantageensetaisantetenécoutant.Àpeuprèscommeavecmamère,sedit-elleavecunsouriresanshumour.

Elle chassa cette pensée de son esprit pour se concentrer sur la chasse. L’heure étaitpropice à la sérénité : peu de gardiens se levaient aussi tôt qu’elle, et les dragons, mêmeréveillés,n’étaientpasencoreactifsetpréféraientattendrequelesoleil lesréchauffâtavantdesedégourdirlespattes.Elleavaitdonclabergepourelleseule,etellelongeaitlefleuveàpasdeloup,harponbrandi;ellenepensaitplusàrienqu’àelle-mêmeetàsaproie,lemondeenparfaitéquilibreautourd’elle.Lecielformaitunrubanbleuau-dessusdulargechenaldufleuve ; dans les hauts-fonds, des roseaux frissonnaient dans une eau quasimenttransparente. La boue lisse de la berge avait gardé les empreintes de toutes les bêtes quil’avaient traversée ; pendant que les dragons dormaient, au moins deux élans des maraisétaientdescendusauborddel’eaupuisétaientrepartis;unanimalauxpattespalméesavaitprispiedsurlarive,mangédesclamsd’eaudouce,rejetélescoquespuisrejointlefleuve.

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Ellevitungrandpoissonàmoustachesvenirfouirdansleshauts-fonds;apparemment,il ne l’avait pas repérée. Il remua le limonde ses barbillons, puis happa brusquement unepetitecréaturequ’ilavaitdébusquée; ils’avançaplusprèsdeThymara,mais,à l’instantoùelle plantait sa foëne, il disparutd’unbattementde la queue,ne laissant qu’unebrumedevaseautourduharpon.

«Saleté!murmura-t-elleentresesdentsenreprenantsonarme.

Çaneressemblepasàuneprière»,fîtAliseavecunlégerreprochedanslavoix.

Thymaras’efforçadenepassursauter.Ellebranditànouveausonharpon,jetaunregardà la femmederrièreelleet seremitàmarcher lentement le longde l’eau.«Jechasse ; j’airatémoncoup.

—Jesais;j’aivu.»

Thymara continua d’avancer, les yeux fixés sur le fleuve, en espérant que laTerrilvilliennecomprendraitqu’ellevoulaitdemeurerseule.Ellene l’entenditpas lasuivre,mais, du coin de l’œil, elle vit son ombre rester à sa hauteur. Après avoir gardé le silencequelques minutes, elle se dit crânement qu’elle n’avait pas peur de la jeune femme etdéclara:«Ilestbientôtpourvouslever.

—Jen’arrivaispasàdormir; jemesuisréveilléeavant l’aube,et j’avouequ’onpeutsesentirtrèsseulesurlabergeauboutd’uneheureoudeux.Votreprésencemesoulage.»

EllesemontraitbeaucoupplusamicalequeThymaranes’yattendait.Maispourquoiluiparlait-elle?Sesentait-ellevraimentàcepointabandonnée?Sansréfléchir,elledit:«MaisvousavezSédricpourvoustenircompagnie;vousn’êtespasseule.

—Ilnevatoujourspasbien–et,mafoi,iln’estplusaussiprochedemoiquenaguère,nonsansraison,jedoislereconnaître.»

Thymara continua de surveiller l’eau, soulagée que la Terrilvillienne ne pût voir sonétonnement.Elleseconfiaitàelle?Maispourquoi?Qu’imaginait-elledoncqu’ellesavaientencommun?Lacuriositéplantasesgriffesenelleets’accrochajusqu’àcequ’elledemandât,d’untonqu’elleespéraitdésinvolte:«Etquellesraisonsa-t-ildevousenvouloir?»

Alisepoussaungrand soupir.«Ehbien, vous savezqu’iln’estpasbien ; or, comme iljouitd’habituded’uneexcellentesanté,ildoittrèsmalsupporterd’êtremalade,enparticulierdansdes conditionsde logementqu’il juge très inconfortables. Il a un lit étroit et dur, il ahorreur de l’odeur du bateau et du fleuve, l’ordinaire du bord l’ennuie ou le dégoûte, sacabineestsombreetiln’arienpoursedistraire.Ilestmalheureux;etc’estàcausedemoiqu’ilparticipeàcevoyage:iln’avaitaucuneenviedevenirdansledésertdesPluiesetencoremoinsdes’engagerdansnotreexpédition.»

Unautregrospoissons’étaitaventurédansleshauts-fondsetfouillait lavase.L’espaced’un instant, il parut avoir repéré Thymara. Elle demeura parfaitement immobile, puis,commeilsemettaitàsouleverlelimondesesbarbillons,ellefrappa.Convaincuedel’avoir

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touché,ellerestapantoisequandl’eaus’éclaircitetqu’elledécouvritsafoëneplantéedanslaboue.Ellelaretira.

«Encore raté, dit la Terrilvillienne avec une compassion sincère. J’étais pourtant sûrequevous l’aviez touché.Cesbêtesont l’air trèsvif ; je croisque jen’arriverais jamaisà enharponnerune.

—Bah,çademandeseulementdelapratique»,réponditThymarasansquitterl’eaudesyeux.Non,lepoissonavaitdisparu,etilnereviendraitpas.

«Vousfaitesçadepuisl’enfance?

— Pêcher ? Non, pas vraiment. » La jeune fille poursuivit sa lentemarche le long dufleuve, et Alise l’accompagna. À mi-voix, Thymara reprit : « Je chassais dans les arbres,surtout;onytrouvedesoiseauxetdepetitsrongeurs,quelqueslézardsetdesserpentsassezgros.Lapêchen’estpastrèsdifférentedelachasseencequiconcernel’affût.

—Croyez-vousquejepourraisapprendre?»

Thymara s’arrêta net et se retourna vers Alise. « Pour quoi faire ? » demanda-t-elle,déconcertée.

L’autrerougitenbaissantlesyeux.«J’aimeraisêtrecapabled’accomplirquelquechosedeconcret.Vousêtesbeaucoupplusjeunequemoi,etpourtantvoussavezparfaitementvousdébrouillertouteseule;jevousenvie.Parfoisjevousobserve,vousetlesautresgardiens,etje me sens totalement inutile, comme un petit chat domestique pomponné devant desmarguetsenchasse.Depuispeu,jem’efforcedejustifiermaparticipationàl’expéditionetlefaitd’yavoirentraînécepauvreSédricsousprétextequejerecueilleraisdesrenseignementssur lesdragons,qu’onauraitbesoindemoipourtraiteraveceux; j’aiditàmonépouxetàSédric que c’était pour moi une occasion inespérée d’apprendre et de partager mesdécouvertes;j’aiditàl’AncienneMaltaquejepossédaisdesconnaissancessurlacitéperdueetquejepourraispeut-êtreaiderlesdragonsàenretrouverlechemin.Maisjen’airienfaitdetoutça.»

Savoixtombasurcesderniersmots,commesiAliseavaithonte.

Thymarasetut.CettegrandedamedeTerrilvilleluidemandait-elledelarassureretdelaréconforter ? C’était le monde à l’envers. Comme le silence menaçait de durer, elle dit :«Vousnousavezdonnéuncoupdemainaveclesdragons,ilmesemble;vousétiezlàquandle capitaine Leftrin nous a aidés à extraire les serpents, et aussi avant, quand nous avonssoigné laqueuede l’argentée.J’avouequeçam’aétonnée ; jevousprenaispourunedametropraffinéepoureffectuerunboulotaussisalissantque…»

Alisel’interrompit.«Unedameraffinée?»Elleéclatad’unétrangerirestrident.«Vousmevoyezcommeunedameraffinée?

—Mais… évidemment. Regardez comment vous êtes habillée ; et puis vous venez deTerrilville, et vous êtes une érudite ; vous écrivez desmanuscrits sur les dragons, et vous

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saveztoutsurlesAnciens.»Àcourtderaisons,ellesetutetcontemplaAliseensilence.Pourmarchersur laberge,elles’étaitcoifféeetavait faitunchignon;elleavaitmisunchapeaupourprotégersonvisagedusoleil,etelleportaitunechemiseetunpantalon,maispropresetrepassés ; ses bottes brillaientmalgré la boue fraîche qui lesmaculait. Thymara baissa lesyeux:lavasequicrottaitlessiennesdatait,nondequelquesheures,maisdeplusieursjours;sachemisecommesonpantalonarboraientlesstigmatesd’unusageéprouvantetdelavagesintermittents.Etsescheveux?Sansréfléchir,elle leva lamainpour toucherses tresses ;àquand remontait la dernière fois où elle s’était lavé les cheveux, les avait peignés puisretressés?Depuisquandnes’était-ellepasnettoyéedelatêteauxpieds?

«J’aiépouséunhommeriche,ditAlise;mesparentssont…enfin,nousn’avonsqu’unefortuneréduite.Jesuissansdouteunedamequand jesuisàTerrilville,etc’estsansdoutetrèsbien ;mais ici, dans le désert desPluies, je commence àme voir autrement, à désirerautrechosequecequejedésiraisjusque-là.»Savoixmourut,puisellerepritsoudain:«Sivousvoulez,Thymara,vouspouvezvenirdansmacabinecesoir ; jepourraisvousmontrerd’autres façonsd’arrangervos cheveux.Et vousauriezunpeud’intimité si vous souhaitiezprendreunbain,mêmesilebaquetestàpeineassezgrandpours’ytenirdebout.

—Jesuiscapabledefairematoilettetouteseule!rétorquaThymara,piquéeauvif.

—Excusez-moi»,fitaussitôtAlise,lesjouescramoisies.Lajeunefillen’avaitjamaisvupersonne rougir autant. «Jene voulais pasdire…Jeme suismal exprimée. Je vous ai vuevousregarder,etjemesuisrenducomptedemonégoïsme:j’aileloisirdemebaigneretdeme vêtir seule tandis que Jerd, Sylve et vous vivez à la dure, au milieu d’hommes etd’adolescents.Jen’avaispasl’intentionde…

—Jesais.»Thymaraavait-elledéjàeudesmotsplusdifficilesàprononcer?Sansdoute,maiselleeutquandmêmedumalàlesdire.Enévitantleregardd’Alise,ellecontinua:«Jesaisquecen’étaitpasméchant.Monpèremedisaitsouventquej’étaistropsusceptible,quelesgensnecherchentpastoujoursàm’insulter.»Sagorgeseserraitdeplusenplus,etdeslarmesqu’elle ne pouvait pas verser pressaient douloureusement au coinde ses yeux.Elleavaitdûseforceràrépondre,etàprésentellenepouvaitpluss’arrêter.«Jen’espèrepasquelesgensm’aimentoumefassentdesgrâces,bienaucontraire:jem’attendstoujoursà…

—Inutiledem’expliquer,coupasoudainAlise.Nousnousressemblonsplusquevousnele croyez.»Elle eutun rire tremblant.«Trouvez-vousparfoisdesmotifsdedédaignerdesgensquevousneconnaissezpasencoredefaçonàpouvoirlesdétesteravantqu’ilsnevousdétestent?

—Oui,biensûr»,avouaThymara,etleuréclatderireavaitlafragilitéducristal.L’envold’unoiseauàl’oréedelaforêtlesfitsursauter,etleurriredevintplusnaturel,pours’acheverquandellesdurentreprendrehaleine.

Alise essuya une larme au coin de son œil. « Je me demande si c’est ça que Sintaravoulaitquej’apprenneauprèsdevous.Ellem’afortementincitéeàvousrejoindrecematin;souhaitait-elle que nous nous rendions compte que nous ne sommes pas très différentes,croyez-vous?»Elles’exprimaitavecchaleurquandelleparlaitdeladragonne,maisThymarasentitunfrissonglacéluiparcourirledos.

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«Non»,murmura-t-elle.EllechoisitsesmotsavecsoinpournepasfroisserAlise.Pourlemoment,ellenesavaitpassiellevoulaitsemontreraussiamicaleque laTerrilvillienne,maisellenetenaitpasàlabraquercontreellenonplus.«Non;jepensequeSintaravousa…enfin,nousamanipulées. Ilyaquelques jours,ellem’apousséemoiaussià fairequelquechose,et, euh…çanes’estpas trèsbien terminé.»Elle lançaunregardà la jeune femme,inquiètedel’expressionqu’elleallaitluivoir,maisAliseparaissaitplussongeusequevexée.«Elleessaiepeut-êtredemesurer lepouvoirqu’elleasurnous.J’aisenti l’influencedesoncharme;etvous?

— Naturellement ; ça fait partie d’elle, rétorqua Alise. J’ignore si un dragon maîtriseparfaitement l’effetqu’ilasur leshumains ;c’estsanature,commeunhumaindomineunchiendomestique.

Mais jenesuispasson toutou.»Sous l’effetde lapeur,Thymaras’exprimaitd’un tontranchant;Sintaraladominait-elleplusqu’ellen’enavaitconscience?

«Non, c’estvrai,ditAlise, etmoinonplus,mêmesi, àmonavis, ellemeregardepluscomme son toutou qu’autrement. Je pense qu’elle vous respecte parce que vous savezchasser ; en revanche, elle m’a déclaré à plusieurs reprises que je ne sais pas m’affirmercommefemelle.Jecroisquejeladéçois,sansvraimentcomprendrepourquoi.

—Elle a voulume pousser à chasser cematin,mais je lui ai répondu que je préféraispêcher.

—Moi,ellem’aditdevoussuivreàlachasse,etjevousaivuesurlaberge.»

Thymarasetut.Ellelevadenouveausonharponetseremitàmarcherlentementlelongdu fleuve tout en réfléchissant. Était-ce du cafardage ? Elle se décida. « Je sais ce qu’ellevoulait vousmontrer : lamême chose qu’àmoi. Elle voulait que vous sachiez que Jerd etGraffecouchentensemble.»

Elle attendit en vain une réponse. Elle se retourna vers Alise : la Terrilvillienne avaitrougidenouveau,maiselles’efforçades’exprimercalmement.«Mafoi,àvivreainsi,sansintimité, quasiment sans surveillance, il est sansdoute facilepourune jeune fillede céderauxavancesd’unjeunehomme.Ilsneseraientpaslespremiersàgoûteraurepasavantqu’onaitmislatable.Savez-vouss’ilsontl’intentiondesemarier?»

Thymaralaregarda,lesyeuxronds,puisellechoisitsesmotsavecsoin.«Alise,lesgenscomme nous, comme eux, ceux qui portent trop visiblement les marques du désert desPluies,n’ontpasledroitdesemarier,nidecoucherensemble.IlsenfreignentunedesplusanciennesrèglesdudésertdesPluies.

—C’estdoncuneloi?»Aliseavait l’airperplexe.«Je…Jenesaispassic’estuneloi ;disonsunecoutume.Toutlemondelaconnaîtets’yplie.Siunenfantnaîtdéjàtropdifférentd’unhumainpur,sesparentsne legardentpas; ils le«donnentà lanuit»; ils le laissentmourir et tâchentd’en faireunautre. Il n’y enaquequelques-uns, commemoi…ehbien,monpèrem’aramenéeàlamaisonetilm’agardée.

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—Ilyaunpoisson,là,untrèsgros;ilestsouscetronc.Vouslevoyez?Ilsefonddansl’ombre.»

Aliseparlaitd’untonexcité.Thymara,priseaudépourvuparlebrusquechangementdesujet, lui tendit son harpon par réflexe. « À vous de jouer ; vous l’avez vu la première.N’oubliezpas,frappezcommesivousvouliezlecloueraufonddel’eau;allez-yfranchement.

— C’est vous qui devriez vous en charger, répondit Alise en prenant l’arme. Je vais lerateretilvas’enfuir.C’estdommage,unesigrosseprise!

—Ehbien,çavousfaitunegrosseciblepourvotrepremieressai.Allez-y,essayez.»Àpaslents,Thymaras’écartaduborddel’eau.

Les yeux clairs d’Alise s’agrandirent. Elle regarda Thymara puis le poisson, prit deuxgrandes inspirations tremblantes et bondit brusquement sur sa proie, le harpon à lamain.Poussant un cri, elle atterrit avec une gerbe d’éclaboussures dans l’eau peu profonde enplantantsonarmebeaucoupplusviolemmentquenécessaire.DevantThymarabouchebée,elleseservitdesesdeuxmainspourenfoncerlafoënedavantage.Àcoupsûr,lepoissonavaitdû disparaître…Mais non, Alise, les pieds dans l’eau, tenait fermement le harpon au boutduquelunpoissonlongetmassifseconvulsaitdanslesaffresdelamort.

Quandilcessaenfindebouger,ellesetournaversThymaraetcria:«J’ysuisarrivée!Jel’aifait!J’aituéunpoisson!Jel’aitué!

—Oui.Etvousdevriezsortirdel’eauavantqu’ellen’abîmevosbottes.

—Jem’enfiche!J’aieuunpoisson!Puis-jeréessayer?Puis-jeentuerunautre?

—Sansdoute;maistironsd’abordcelui-ciàterred’accord?

— Ne le perdez pas ! Ne le laissez pas s’échapper ! s’exclama Alise comme Thymaras’avançaitdansl’eauetsaisissaitlafoëne.

—Ilnes’enirapas:ilestbienmort.Ilfautsortirleharpondelavaseavantdepouvoirrapportervotrepoissonsurlaberge.Nevousinquiétezpas,nousneleperdronspas.

—J’ysuisvraimentarrivée,n’est-cepas?J’aivraimenttuéunpoisson!

—Oui.»

Elles extirpèrent non sans mal l’arme de la boue. Le poisson se révéla plus gros queThymaranes’yattendait,etellesnefurentpastropdedeuxpourletraînersurlarive.C’étaitunecréaturerepoussante,noireetcouvertedefinesécailles,avecunmuflecamardhérissédelongues dents. Quand elles le retournèrent, elles lui découvrirent un ventre rouge vif.Thymaran’avaitjamaisvud’animalsemblable.«Jenesuispassûrequ’onpuisselemanger,dit-elle,hésitante.Quelquefois,desteintesvivesindiquentunechairtoxique.

— Il faut demander à Mercor ; il saura nous renseigner. Il se rappelle beaucoup dechoses.»Alises’accroupitpourexaminersaprise,approchaunindexcurieuxpuis leretira.

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«C’estétrange :aucundragonneparaîtavoir lemêmeniveaudesouvenirsque lesautres.Parfois, je me dis que Sintara refuse de répondre à mes questions parce qu’elle en estincapable. Au contraire, avec Mercor, j’ai toujours l’impression qu’il possède desconnaissancesqu’ilneveutpaspartager;quandils’entretientavecmoi,ilparledetoutsaufdesdragonsetdesAnciens.

— Je crois que nous ferions bien d’éviter de toucher ce poisson avant d’être sûres. »Thymaraétaitrestéeaccroupieprèsdel’animal.Aliseacquiesçadelatête,seredressa,pritleharponetsemitàsuivrelefleuveàpaslents,auxaguets;sonexcitationétaitpalpable.

« Voyons ce qu’on peut prendre d’autre ; ensuite, nous interrogerons Mercor sur cepoisson.»

Thymara se redressa à son tour. Elle se sentait un peu nue sans sa foëne, et cela luifaisaitbizarredesuivrequelqu’unquichassaitàsaplace ; celane luiplaisaitguère,etelleparlacommepourretrouverlesentimentdesapropreimportance.«OndiraitqueMercorestplusâgéquelesautres,non?Plusâgéetplusfatigué.

—C’est vrai », réponditAlise àmi-voix.Ellene sedéplaçait pas aussi souplementqueThymara,maiselles’yefforçait,etlajeunefilleserenditcomptequesafaçond’avancersurla pointe des pieds, pliée en deux, était une imitation exagérée de sa propre attitude dechasse ; devait-elle s’en sentir insultée ou flattée ? Elle l’ignorait. «C’est parce qu’il abeaucoupplusdesouvenirsquelesautres;jesongeparfoisqu’onal’âgedesesexpériencesetde cequ’onenconserveplutôtque sonâgephysique.Et je croisqueMercor se rappellebeaucoupdechoses,mêmedel’époqueoùilétaitserpent.

— J’ai toujours l’impression qu’il est triste, et attentionné, au contraire des autresdragons.»

Alises’accroupitpourregardersousunembrouillaminidebranchesetdefeuillesmortes,etelleréponditd’untonàlafoispénétréetdistrait:«Àmonavis,ilaplusdesouvenirsquelesautres.Unefois,j’aipasséunebonnesoiréeàparleraveclui,etils’estmontrébeaucoupplusfrancetdirectquesescongénères.

Néanmoins, il s’estbornéà évoquerdesgénéralitésplutôtquedes souvenirsataviquesprécis;maisilaparlédesujetsquejen’aijamaisentenduaucunautredragonaborder.»Elletenditlafoënepourtenterd’écarterunepartiedelamassed’algues.Unpoissonenjaillit,etelle bondit sur lui avec un grand cri, aumilieu d’une gerbe d’éclaboussures, mais il avaitdisparu.

«Laprochainefois,sivoussupposezlaprésenced’unpoisson,frappez,c’esttout.Sivousagitezl’eauprèsdeluienlecherchant,ils’enfuit;autantrisqueruncoupdeharponetpeut-êtreunebonneprise.

—Vous avez raison.»Alisepoussaun soupird’agacement et reprit sa lentemarche lelongdel’eau.

Thymaraluiemboîtalepas.«Ainsi,Mercoraparlédesujetsinhabituels?

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— Ah, oui, oui. Il s’est étendu sur Kelsingra, cité importante, a-t-il dit, tant pour lesdragons que pour les Anciens ; on y trouvait une eau argentée très particulière que sescongénères appréciaient particulièrement. Il n’a pas pu ou pas voulu m’expliquer ce qu’ilentendaitparlà,maisilm’apréciséquec’étaitunevilleimportanteparcequelesdragonsetlesAncienss’yrencontraientpourpasserdesaccords.Sadescriptionamodifiémafaçondevoir les relations des deux espèces ; c’était un peu commedeux royaumes limitrophes quisignentdestraitésetdesententes.Quandjeluiaifaitpartdemonimpression,ilaréponduqu’ils’agissaitplutôtd’unesymbiose.

—Unesymbiose?

—Ilsvivaientensembleselonunsystèmemutuellementprofitable,etplusencore.Ilnel’apasditclairement,maisjepenseque,selonlui,silesAnciensavaientsurvécu,lesdragonsn’auraient pas disparu aussi longtemps de ce monde ; ressusciter les Anciens devraitpermettreauxdragonsdecontinueràvivre.

—Ehbien,ilyaMalta,ReynetSelden.

—Maisaucund’euxn’est ici», réponditAlise.Commeelles’apprêtaitàs’avancerdansl’eau,elle s’arrêta.«Vousvoyezcesmouchetis?C’estuneombreau fonddu fleuveouunpoisson?»Ellepenchalatête.«Lesdragonsdépendentaujourd’huideleursgardienspourlestâchesqu’effectuaientpoureuxlesAnciensautrefois.»Elleplissalefront.«Hum!Est-cepourcelaqu’ilsontexigéd’avoirdessoigneurspourlesaccompagner,enplusdeschasseurs?Jem’interroge:pourquoidésiraient-ilstantdegardiensalorsqu’ilssecontentaientdetroischasseurs?Quelsservicespouviez-vousrendredontleschasseursn’étaientpascapables?

— Ma foi, nous les nettoyons, et nous nous occupons beaucoup d’eux ; vous savezcombien ils aiment qu’on les flatte. » Thymara se tut pour réfléchir. Pourquoi les grandescréaturesavaient-ellesexigédesgardiens?Ellevit le regardd’Alise toujours fixé sur l’eau.«Sivouspensezqu’ilpeuts’agird’unpoisson,frappez!Sicen’estqu’uneombre,onn’aurarienperdu;sic’estunpoisson,vousletuerez.

—D’accord.»Alisepritunegrandeinspiration

«Cettefois,évitezdecrieroudesauterdansl’eau;çafaitfuirlegibierdesenvirons.»

Alisesefigea.«J’aicrié,ladernièrefois?»

Thymara tâchadenepas s’esclaffer tropbruyamment.«Oui ; et vousavez sautédansl’eau. Servez-vous seulement du harpon. Plus en arrière ; ramenez le bras plus en arrière.Voilà ; maintenant, regardez bien ce que vous voulez toucher, et frappez ! » On croiraitentendremonpère,sedit-ellebrusquement,etelles’aperçuttoutaussisoudainementqu’elleprenaitplaisiràenseigneràAlisecequ’ellesavait.

La jeunefemmeapprenaitvite.Ellerespiraà fond,seconcentrasursacibleetenfonçabrutalement la foëne. Thymara n’avait pas cru à la présence d’un poisson,mais l’arme seplanta pourtant dans une créature vivante, car une grande surface de l’eau s’agita soudainsousl’effetdemouvementsviolents.«Tenezbienleharpon,nelelâchezpas!»s’exclamala

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jeune fille,etelleseprécipitapourajoutersonpoidsàceluide laTerrilvillienne.Elleavaittouchéunegrosseproie,quin’étaitpeut-êtrepasdutoutunpoisson.Lecoupl’avaitclouéeaufonddel’eau;elleétaitgrande,avecuncorpsaplatietunequeueenformedefouetquisemitsoudainàbattreau-dessusdelasurface.«Attention!Elleapeut-êtredespiquantsouunaiguillon!»criaThymara,encroyantqu’Aliselâcheraitlafoëne;maisnon:lajeunefemmes’yagrippaitobstinément.

«Allez…chercher…unautreharpon…ouquelquechose»,fit-elle,haletante.

L’espace d’un instant, Thymara demeura pétrifiée, puis elle se rua en direction descanoës.CeluideTatouétaitleplusproche,etilyavaitentreposétoutsonmatériel;legarçonseréveillait,assisparterreprèsdel’embarcation.«Jet’empruntetafoëne!»luilança-t-elle,et,commeilcommençaitàréagir,elles’emparadel’armeetrepartitaugrandgalop.

«Ils’échappe!»criaAliseauretourdeThymara.Lajeunefillen’étaitpasseule:Kanaïet Sylve arrivaient aupasde course, suivis par le capitaineLeftrin.Le camp s’était réveillépendant la partie de chasse. Sans se soucier de la queue qui fouettait l’air, Alise s’étaitavancéedansl’eaupours’appuyerdetoutsonpoidssurleharpon.Thymaraserralesdentsetattaqua;elleplantasonarmeaujugédansl’eauboueuse,làoùellepensaitquesetrouvaitlecorpsdel’animal.Lapointes’enfonçadansunemassemusculeuse,dontlafurieuseréactionfaillitluiarracherlahampedesmains.L’animalsemitàsedéplacerenlesentraînant,elleetAlise,verslemilieudufleuve.

«Onvadevoirlâcherprise!»s’exclama-t-elle,horsd’haleine,mais,derrièreelle,Kanaïcria:«Non!»,etilsedirigeaverselled’unpasdécidé.Sanssepréoccuperdelaqueuequibattaitviolemmentlesflots,ilfrappalacréaturecinqousixfoisavecsonpropreharpon.Unsangnoirsemêlaenvolutesà l’eauboueuse,mais lepoissonnefitqueredoublerd’effortspours’échapper.

«Récupérezmonarme!Nelelaissezpasl’emporter!lançaThymaraàl’adressed’Alise,qui,trempéejusqu’àlataille,s’accrochaitauharpon.

—Nilemien!braillaTatou.C’estmondernier,Thymara!

— Écartez-vous ! » beugla Sintara, sans laisser à personne le temps de lui obéir : ellefonçadansl’eautandisqueKanaïs’efforçaitdel’éviter.

«Thymara !»hurlaTatou,mais,malgré soncri, l’aileàdemidéployéede ladragonneheurta la jeunefille.L’eauparutbondiret l’étreindre; lafoëneluiéchappadesmains,puisunegrandemasseplateetvivantelafrappa,arrachantletissuetlapeaudesonbrasgaucheavantdelaprojeteraufonddufleuve.Elleouvritlabouchepourprotester,etl’eaulimoneusel’emplitaussitôt;ellelarecracha,maisiln’yavaitpasd’airpourlaremplacer.Elleretintsarespirationtantbienquemal;faitepourgrimperdanslesarbres,ellen’avaitjamaisapprisànager, et elle pataugeait dans cet élément inconnu qui l’avait saisie et l’emportait elle nesavaitoù.

La lumière éclata brutalement sur son visage, mais, avant qu’elle eût le temps derespirer, elle coula de nouveau.Elle avait cru entendre quelqu’un crier quelque chose. Les

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yeuxluipiquaient,lebrasluibrûlait.Ellesesentitsaisieparletorseetécrasée;ellefrappalacréatureécailleusedetoutelaforcedesespoings,etsabouches’ouvritpourpousseruncrisuffoqué.Sonravisseur l’entraînasous l’eaupuis l’enressortit,etunepenséepénétradanssonesprit:Jelatiens!Jelatiens!

Et elle se retrouva en l’air, entre les mâchoires deMercor ; elle percevait ses crocs àtraversletissudesesvêtements,et,bienqu’illatîntavecdélicatesse,ilsluiégratignaientlapeau.Avantqu’elleeûtletempsderéagiraufaitqu’ellefûtprisedanslagueuled’undragon,illalaissatombersurlabergeboueuse.Uncercledegensquicriaienttousenmêmetempssereferma sur elle tandis que, prise de haut-le-cœur, elle recrachait unmélange d’eau et desablequiluicoulaitaussiparlenezetluipiquaitlesnarines.Elles’essuyadelamanche,etquelqu’unluifourraunecouvertureentrelesmains;elles’enservitpoursesécherlevisage,puisbattitdespaupières.Ellevoyaitflou,maissavisions’éclaircitpeuàpeu.

«Tuvasbien?Tuvasbien?»C’étaitTatouqui,agenouilléprèsd’elleetdégoulinant,répétaitlamêmequestion.

«C’estma faute !Jenevoulaispas laisser lepoissons’enaller !Ô,Sâ,pardonne-moi,toutestmafaute!Ellevabien?Ellesaigne!Qu’onaillechercherdequoilapanser!»Aliseétaitpâle,etsescheveuxrouxpendaientenmèchesmouilléessursonvisage.

Kanaï, empressé, s’efforçait de maintenir Thymara allongée ; elle le repoussa et seredressa pour recracher, avec des éructations bruyantes, encore un peu d’eau sableuse.«Laissez-moiunpeud’espace,s’ilvousplaît»,dit-elle,etc’estseulementquanduneombres’écartad’ellequ’ellecompritqu’undragonsetenaitau-dessusd’elle.Ellecrachaencoredusable;lesyeuxluipiquaientetellenepouvaitpaspleurer;ellelesessuyaduboutdudoigtetramenaunpeudelimon.

«Renverselatêteenarrière»,luiordonnaTatou;elleobéit,etilluiversadel’eauclairesurlevisage.«Jem’occupedetonbras,maintenant»,laprévint-il,etlasoudainefraîcheurlafîtsuffoquerenmêmetempsqu’elleapaisaitlabrûlurequ’elletâchaitdenepaséprouver.Elleéternuabrusquement,projetantdelamorvepartout;elles’essuyasurlacouverture,cequiprovoquauneexclamationdeKanaï:«Hé,c’estlamienne!

—Tupeuxprendre lamienne»,répondit-elled’unevoixrauque.Elleserenditsoudaincomptequ’ellen’étaitpasmortenimourante,seulementétrangementhumiliéedesetrouveraucentredel’attentiongénérale.Ellevoulutseremettredebout,et,quandTatoul’aida,elleréussitànepasretirersonbras,bienqu’illuidéplûtd’apparaîtrefaibledevantlesautres.Et,pournerienarranger,Aliselapritsoudaincontreelle.

«Ah,Thymara,pardon!J’aifaillivousfairetuer,toutçapourunpoisson!»

La jeune filleparvint tantbienquemal à sedémêlerde son étreinte.«Quelle sortedepoisson était-ce ? » demanda-t-elle dans l’espoir de détourner d’elle l’attention ; son brasécorchéluipiquait,etsesvêtementsétaienttrempés.Ellemit lacouverturesursesépaulesalorsqu’Aliserépondait:«Venezvoir;jen’aijamaisrienvudepareil.»

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Thymaranonplus.Deforme,oneûtdituneassietteàsoupeàl’envers,maisuneassiettedeuxfoisplusgrandequesacouverture;lacréatureavaitdeuxyeuxglobuleuxsurledessusducorpsetunelonguequeuesemblableàunfouetavecdesbarbeluresàl’extrémité.Safacesupérieureportaitdestachesclairesetsombres,tandisquesafaceinférieureétaitblanche;lesblessureslaisséesparlesharponsapparaissaientenunedizained’endroits,ainsiquelesentaillesdescrocsdeSintaraquandellel’avaitsortiedel’eau.«C’estunpoisson?demanda-t-elle,incrédule.

—Oui ; on dirait un peu une raie, répondit Leftrin.Mais je n’ai jamais vu de bestiolepareilledanslefleuve;eneausalée,oui,maisjamaisdecettetaille.

—Etelleestàmoi,intervintSintara.Sansmoi,vousl’auriezperdue.

—Tonaviditéa faillimecoûter lavie»,ditThymara,sanscrier,maisd’untonferme;elle-mêmes’étonnadesoncalme.«Tum’asheurtéeetprojetéedans l’eau,où j’aimanquéme noyer. » Elle regarda la dragonne, qui lui rendit son regard ; elle n’y perçut rien, niremordsnivolontédesejustifier.Ellesavaientfaitducheminensemble,Sintaraavaitgagnéen force, en taille et en beauté, mais, au contraire de ses congénères, elle ne s’était pasrapprochée de sa gardienne. Un regret terrible envahit Thymara. La dragonne devenaitchaque jourplusbelle ; c’était sans aucundoute la créature la plusmagnifiquequ’elle eûtjamais contemplée. Elle avait rêvé de devenir la compagne d’un être aussimerveilleux, dejouirdurefletdesasplendeur.Elleluiavaitfourniàmangeraumieuxdesescapacités,ellelapansaittouslesjours,ellelasoignaitquandellepensaitpouvoirl’aider,etellel’abreuvaitdeflatteriesetdecompliments.Ellel’avaitvuegrandirenpuissanceetenbeauté.

Etaujourd’huiladragonneavaitfaillilatuer,parnégligence,nonparméchanceté,etellen’exprimaitnulregret.Laquestionrevint lahanter :pourquoi lesdragonsvoulaient-ilsdesgardiens?Laréponseluiparaissaitdésormaisévidente:pourenfairedesserviteurs;riendeplus.

Elleavaitentenduemployer l’expression«avoir lecœurbrisé» ;elle ignoraitquecelacausaitunevraiedouleurdans lapoitrine, commesionavait le cœurarraché.Elle regardaSintaraetcherchasesmots.Elleeûtpudire:«Tun’esplusmadragonneetjenesuisplustagardienne.»Mais ellen’en fit rien,parcequ’elle eut soudain le sentimentque celan’avaitjamaisétélaréalité.Ellesecoualentementlatêtedevantlasomptueusecréaturesaphirpuissedétournad’elle ; elleparcourutduregard lecercledessoigneursetdesdragons.Alise laregardait, sesyeuxgris écarquillés, et trempéede la têteauxpieds ; le capitaineLeftrin luiavaitmissonmanteausurlesépaules.LaTerrilvillienneposaitsurThymaraunregardfixe,et la jeune fillecompritqu’elleseulesavaitcequ’elleressentait.C’était insupportable ;elleluitournaledosets’éloigna.Tatou,levisagedepierre,s’écartapourlalaisserpasser.

Elle n’avait pas fait dix pas que Sylve la rejoignait ; son dragon d’or l’accompagnaitlentement.Lajeunefillemurmura:«Mercort’aretrouvéedansl’eauetilt’enasortie.»

Thymaras’arrêta.C’étaitdoncluiledragonquiladominaitalorsqu’elleseremettait.Parréflexe,elleportalamainàsescôtes,oùsescrocsavaientdéchirésesvêtementsetégratignésapeau.«Merci»,dit-elle.Elle leva lesyeuxpourrencontrerceuxdudragon,animésd’unlenttourbillon.«Tum’assauvélavie.»LedragondeSylveluiavaitsauvélavieaprèsquesa

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propre dragonne l’avait laissée se noyer. Le contraste était trop dur à supporter ; elle sedétournaets’enallaseule.

Alise avait peine à voir Thymara s’éloigner ; la douleur semblait l’entourer comme unnuage.La jeune femme se tourna vers Sintara,mais, avant qu’elle eût le tempsde trouverquoidire,ladragonnerelevasoudainlatête,fitdemi-tourets’enallaàgrandesenjambéesenbattantdelaqueue.Elleouvritlesailesetlesagitaviolemment,sanssepréoccuperdel’eaunidusabledontelleaspergealeshumainsetsessemblables.

Danslesilencequisuivit,undesgardiensdemanda:«Siellenemangepaslespoissons,Gringalettepeutlesavoir?Elleatrèsfaim;d’ailleurs,elleatoujoursfaim.

—Lesdragonspeuvent-ilslesmangersansrisque?Sont-ilscomestibles?fitAlised’untoninquiet.Ilsmeparaissentbizarres;mieuxvaudraitnousmontrerprudents.

—Cesontdespoissonsdugrand lacbleu ; jeconnaiscesespèces.Cellequia leventrerouge convient pour les dragons, mais elle est toxique pour les humains ; l’autre estmangeablepartous.»

Alise se tourna en entendant la voix deMercor. Ledragond’or s’approchait du groupeavecunegrâceetunedignitépesantes;cen’étaitpeut-êtrepasleplusgranddesonespèce,maisc’étaitassurémentleplusimposant.

«Legrandlacbleu?répéta-t-elle.

— C’est un lac alimenté par plusieurs rivières, et la source de ce que vous appelez lefleuvedudésertdesPluies.C’étaitune immenseétendued’eaudont la surfaceaugmentaitencore pendant la saison pluvieuse, et la pêche y était excellente. À l’époque que je merappelle,onauraitregardécommedumenufretinlespoissonsquetuastuésaujourd’hui.»Plongé dans ses souvenirs,Mercor prit un ton plus distant. « Les Anciens pratiquaient lapêchedansdesbateauxauxvoilesvivementcolorées.Vuduciel,c’étaitunspectacleravissantque celuiduvaste lacbleupiquetéde ces voiles. Il existaitpeudevillages sur lesbergesàcausedes inondationschroniques,maisdesAnciensfortunéss’y installaientdesrésidencesbâtiessurdesjetéesouyfaisaientconduiredesbateauxaménagésenhabitationspourl’été.

— À quelle distance se trouvait le grand lac bleu de Kelsingra ? » Alise retint sarespirationenattendantlaréponse.

«Àvoldedragon?Pastrèsloin.»Ilyavaitdel’humourdansletondeMercor.«Nousn’avionsaucunmalàtraverserlelacenvolant,aprèsquoinoustirionstoutdroitaulieudesuivrelesméandresdufleuve.Mais,àmonavis,cen’estpasparcequenousavonsdécouvertcespoissonsquenoussommesàproximitédugrandlacbleunideKelsingra;cesanimauxsedéplacent.»Illevalatêteetparcourutlesenvironsduregard.«Lesdragonsaussidoiventsedéplacer;lejourpasse.Ilesttempsquenousmangionspuisreprenionsnotreroute.»

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Là-dessus, il se dirigea vers le poisson au ventre rouge, courba le cou et s’en emparatranquillement.Plusieursautresdragons s’approchèrentdupoissonplat, et, lapremière, lapetiteGringaletteyplantasescrocs.Lessoigneurss’écartèrent;aucunneparaissaitteniràs’approprierunepartdelachair.

Commeilsretournaienttousàleurslitsetàleursfeuxdebivouac,LeftrinoffritsonbrasàAlise.Elle leprit, et il dit : «Mieuxvaudrait quitter vos vêtements trempésaussitôtquepossible;l’eaudufleuveestdouceaujourd’hui,maispluselleresteencontactaveclapeau,plusvousavezderisquedefaireuneréaction.»

Commeenréponse,ellepritconsciencequesoncolladémangeaitetquelatailledesonpantalonl’irritait.«Çameparaîtjudicieux,eneffet.

— Certainement. D’ailleurs, qu’est-ce qui vous a pris de vous mêler de la pêche deThymara?»

L’amusement qu’elle perçut dans sa voix la hérissa. « Je voulais apprendre à fairequelquechosed’utile,répondit-elleavecraideur.

—Plusutilequ’acquérirdesinformationssurlesdragons?»Sontonconciliantoffensaencorepluslajeunefemme.

«Cequejedécouvresureuxestappréciable,certes,maisjenesuispassûrequecesoitutileàl’expédition.Sijedisposaisd’untalentplusconcret,commerapporterdequoimangerou…

—Vousnecroyezpasquelesrenseignementsquevousvenezd’obtenirdeMercorsontimportants?Jenepensepasquequelqu’und’autreauraitsuluitirerlesversdunez.

—J’ignoresicesinformationsontunquelconqueintérêt.»Alises’efforçaitderestersurladéfensive,maisLeftrinsavaittropbiencommentl’apaiser;enoutre,l’anglesouslequelilvoyaitsaconversationavecledragonl’intriguait.

«Mercor a raison : les poissons ne séjournent pas toujours aumême endroit ; ils sedéplacent.Mais, c’est vrai, nous n’en avions pas vu de ce genre jusqu’ici ; j’en déduis quenousnousrapprochonspeut-êtredusiteoùilsvivaientautrefois.Sileursancêtresvenaientd’unlacsituésurlefleuveavantd’arriveràKelsingra,c’estquenoussommesdanslabonnedirectionetqu’ilyaencoredel’espoirdetrouvercetteville.Jefinissaisparcraindrequenousl’ayonsdépasséesansnousenrendrecompte.»

Elleendemeurapantoise.«Jen’yavaismêmepaspensé!

—Mafoi,j’ysongedepuisunmoment.ÀvoirvotreamiSédricmaladecommeunchienet vous complètement abattue, je commençais à me demander si ça valait la peine decontinuer.Peut-êtreque l’expéditionneservaitàrienetnemenaitnullepart.Mais jeveux

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voirdanscespoissonslesignequenoussommessurlabonnepisteetqu’ilfautpoursuivrelevoyage.

—Jusqu’àquand?»

Il se tut un instant avant de répondre. « Jusqu’à ce que nous baissions les bras, sansdoute.

— Et comment saurons-nous que le moment est venu ? » L’irritation tournait à labrûlure,etAliseaccéléra lepas.Sansriendire,Leftrinallongeasa fouléepourse teniràsahauteur.

«Quandildeviendraévidentquenotreexpéditionn’aboutirajamais,murmura-t-il.Silefleuve devient si peu profond quemêmeMataf ne peut plus rester à flot, ou si les pluiesd’hiverarrivent,quelefleuveenfleetquelecourantdevientsirapidequenousneparvenonsplus à le remonter. C’est ce que je me suis dit tout d’abord. Pour être franc, Alise, cetteaventureaprisunetournureàlaquellejenem’attendaispas;jepensaisqu’aupointoùnousen sommesnousn’aurionsplus autourdenousquedesdragonsmorts ou à l’agonie, sansparlerdesgardiensblessés,maladesouenfuis;orj’aifiniparappréciercesjeunesplusquejene veux l’avouer, etmêmepar admirer certainsdesdragons.Mercor, par exemple : il a ducœuretducourage;ilestallérepêcherThymaraalorsquejelacroyaismorteàcoupsûr.»Ileutunpetitrireetsecoualatête.«Ilfautadmettrequ’elleestcoriace;elles’estrelevéesansune larme, sans une plainte, comme si de rien n’était. Ils grandissent tous un peu chaquejour,lesgardienscommelesdragons.

—Plusencorequevousnel’imaginez»,déclara-t-elle.Elletirasursoncol.«Leftrin,jevaisdevoirregagnerlebateauaupasdecourse;lapeaucommenceàmebrûler.

—Quevouliez-vousdire?»lança-t-ilalorsqu’elles’éloignaitàtoutesjambes,maiselleneréponditpas.Ilmarchaitpluslourdementqu’elle,etelleledistançafacilement.«Jevaisvoustirerdel’eaupropre!»luicria-t-iltandisqu’elles’enfuyait,lapeaubrûlée,versMataf.

Sintara avançait d’un pas hautain sur la berge, abandonnant les poissons qu’elle avaitrapportésàterrealorsquelesgardiensallaientleslaisseréchapper.Etellen’enavaitmêmepas eu une bouchée, tout cela par la faute de Thymara qui ne s’était pas écartée à tempsquandladragonnes’étaitjetéeàl’eau.

Elletrouvaitleshumainsd’unestupiditéinsupportable.Qu’espéraitdonccettegamine?Que Sintara jouât les animaux de compagnie câlins et énamourés ? Qu’elle s’efforçât decomblertoutesleslacunesdesonexistencedemoucheron?Qu’elleprenneuncompagnonsiellecherchaitcegenrederelation!Ellenecomprenaitpaspourquoileshumainsaspiraienttoujours à ces contacts intenses ; leurs pensées ne leur suffisaient-elles pas ? Pourquoidemandaient-ilsauxautresdepallierleursmanquesaulieudes’occuperd’eux-mêmes,toutsimplement?

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LatristessedeThymaraétaitcommeunmoustiquezonzonnantàsonoreille.Depuisquesonsangavaitéclaboussé levisageet les lèvresde la jeune fille,ellesentaitsaprésencedefaçon trèsdésagréable.Ellen’y pouvait rien ; ellen’avait nullement l’intentiondepartagerson sang avec elle ni d’élaborer cette conscience mutuelle qui existerait désormais pourtoujours;etellen’avaitjamaischerchéàaccélérerleschangementsqueThymarasubissait.Elle n’avait nul désir de créer un Ancien ni d’y consacrer le temps et la réflexion que leprocessus exigeait. Que d’autres s’adonnent à un passe-temps aussi suranné s’ils lesouhaitaient!Leshumainsavaientuneespérancedevieexcessivementbrève;mêmequandlesdragonslesmodifiaientdefaçonàallongerleurexistencedemultiplesfois,ilsneduraientencorequ’unefractiondelavied’undragon.Danscesconditions,pourquoiprendrelapeined’enformeretdes’attacheràeuxalorsqu’ilsdevaientmourirpeuaprès?

Et maintenant Thymara était partie bouder dans son coin, ou pleurer ; parfois, ladifférenceparaissait insignifianteàSintara.Ah !Voilàqu’ellepleurait,àprésent, commesipleurerreprésentaitunesolutionàunproblèmeetnonuneréactiondésordonnéepropreauxhumains faceà toutedifficulté.Partager les sensationsde ses larmesdouloureuses,de sonnez qui coulait et de sa gorge serrée dégoûtait la dragonne ; elle avait envie de rabrouerThymara, mais elle n’eût fait que piailler davantage. Aussi prit-elle sur elle pour tendredoucementsonespritverslajeunefille.

Thymara,jet’enprie,cessetesbêtises.C’estgênantpourtoutlemonde.

Elleneperçutqu’unsentimentderejetenretour,pasmêmeunepenséecohérente:rienqu’uneffortfutilepourchasserladragonnedesatête.Quellegrossièreté!CommesiSintaraavaitenviedesentirsaprésence!

La dragonne trouva un coin de soleil sur la berge et s’y allongea.N’essaie pas d’entrerdansmatête!lança-t-elleàlajeunefille,etelledétournad’ellesespensées,maiselleneputcomplètementétoufferunevaguesensationdepeineetdedésolation.

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QUATORZIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

Envoyécejourparbateauvingt-cinqdemesoiseauxàborddelavivenefDuned’Or.Lecapitainevousportelepaiementàl’intentionduConseildesMarchandsdudésertdesPluiesdeTrehaugpourtroissacsd’unquintaldepoisjaunesdestinésàl’alimentationdespigeons.

Erek,

J’aienfinconvaincu leConseilde l’intérêtd’unbonrégimepour lesoiseaux; je luiaiaussiprésentéplusieurspigeonsroyaux,ycomprisdeuxjeunesenpleinecroissance,enexpliquantqu’ilspouvaientpondredeuxœufstouslesseizejours,etqu’uncouplepondaitsouventdeuxœufsdeplusdèsl’éclosiondelapremièreportée,sibienquedesoiseauxélevésenpleinairpeuventproduireàfluxcontinudespigeonneauxàviande.Lesmembresontparusensiblesàcetteidée.

ConcernantMeldaretFinbok, jenepuisquevousrépéterceque j’aientenduàCassaric: la femmeparaissait teniràpartir avec l’expédition, et elle s’est engagée comme membre de l’équipage sous contrat ; Meldar, lui, semble l’avoirsimplement suivie.Lebateaun’apasembarquéd’oiseauxmessagers,négligence stupideàmonsens.Nousne sauronsriend’euxavant leur retour ou l’annonce qu’ils ne reviendront pas. Je regrette den’avoir pasdavantagededétails à fournir àleursfamilles.

Detozi

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4

Encrebleue,pluienoire

ALISE ÉTAIT ASSISE, RAIDE, à la table de la coquerie.Dehors, le soir virait à la nuit. La jeunefemme portait une longue robe pudique, quoique exotique, en tissu mœlleux, dont elleignoraitdansquellematièreelleétaitfaite.Bellinepénétradanslapièce,sansbruitcommeàsonhabitude;ellehaussasessourcilsnoirsd’unairàlafoissurprisetapprobateur,adressaun sourire de connivence à Alise qui rougit, et poursuivit son chemin. La Terrilvilliennebaissalatêteensouriant.

Belline était devenue une amie comme elle n’en avait jamais eu. Elles avaient desconversations brèvesmais intenses.Une fois, Belline était passée près d’Alise accoudée aubastingage ; s’arrêtant,elleavaitdit :«NousautresdudésertdesPluies,nousn’avonspasune longue vie ; alors il fautqu’on saute sur les occasionsqui seprésentent ouqu’on soitcapablesdereconnaîtrequ’onnelesaurapas,deleslaisserpasseretd’enchercherd’autres.Maisunhommedecheznousnepeutpaspatienteréternellements’ilneveutpasperdresonexistence.»

Ellen’avaitpasattendularéponsed’Alise ;elleparaissaitsavoirquandla jeunefemmeavait besoin de réfléchir à ce qu’elle lui disait.Mais, ce soir, son sourire laissait entendrequ’Aliseapprochaitd’unedécisionqui luiplaisait.Lajeunefemmepoussaungrandsoupir.Était-cevrai?

Leftrinluiavaitdonnélarobesoyeuseetcollanteaprèsquesamésaventureauborddufleuve avait laissé sa peau si enflammée qu’elle supportait à peine le contact d’aucunvêtement ; deux jours après son bain forcé, elle restait sensible. La robe était de factureAncienne,elleenavait lacertitude;scintillanteetcouleurdecuivre,elleavaitplus l’aspectd’une très fine résillequed’un tissu,etellemurmuraitdoucementcontresoncorpsquandAlisebougeait,commesiellevoulaitdivulguerlessecretsdelaprincesseAncienneàquielleappartenait en des temps oubliés. Son contact apaisait les irritations cutanées d’Alise, quiavaitétéétonnéedeconstaterqu’unsimplecapitainedegabarepossédâtunteltrésor.

«Simplemarchandisedecommerce,avait-ilexpliquéd’unairdésinvolte.J’aimeraisquevous la gardiez », avait-il ajouté d’un ton bourru, comme s’il ignorait comment offrir unprésent. Il avait tant rougi lorsqu’elle l’avait remercié avec effusion que les écailles de sespommettesetlelongdesonfrontressemblaientàdelacotedemaillesargentée.Naguère,cespectacle eût paru répugnant à la jeune femme, mais aujourd’hui elle éprouvait uneexcitationérotiqueenimaginantqu’ellecaressaitcesécaillesduboutdesdoigts.Elles’étaitdétournée,lecœurbattant.

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Elle lissa le tissu cuivré sur ses cuisses. C’était le deuxième jour qu’elle portait levêtement;àlafoisfraîcheettiède,larobeapaisaitlabrûluredesmilliersdepetitescloquesquel’eaudufleuveavaitfaitnaîtresursapeau.Alisesavaitqueletissulamoulaitplusqu’iln’étaitconvenable;mêmeSouarge,habituellementrassis,luiavaitlancéunregardadmiratifquandellel’avaitcroisésurlepont,etlatêteluiavaittournécommeàuneadolescente.Elleéprouvait presque du soulagement à savoir Sédric alité : il eût certainement réprouvé satenue.

Laporte s’ouvrit, etLeftrinentra.«Encoreen traind’écrire ?Vousmesidérez ! Jenepeuxpasteniruneplumeplusd’unedizainedelignessansattraperunecrampe.Quenotez-vous?

—Ah,quellehistoire!J’aiétudiétouteslesnotesettouslescroquisquevousavezfaitsdu fleuve ;vousêtesaussiobsédépar ladocumentationquemoi.Quantàceque j’écris, jerapportelesdétailsd’uneconversationquej’aieueavecRanculoshiersoir.Enl’absencedeSédric,jedoisprendremoi-mêmedesnotesauvol,puiscomblerlesblancsparlasuite.Enfin,enfin,lesdragonscommencentàmefairepartdecertainsdeleurssouvenirs–pasbeaucoup,etparfoisincohérents,maistouteinformation,mêmeparcellaire,estutile.L’ensembleformeun tout passionnant. » Elle tapota son journal relié en cuir ; lui et sa serviette à dessinsétaient neufs et luisants quand elle avait quitté Terrilville ; à présent, ils présentaient destachesetdesbalafres,etlesfrottementsavaientassombrilecuir.Alisesourit:ilsavaientl’airde sortir du sac d’un aventurier, non de la cabine d’une maîtresse de maison vaguementtoquée.

«Ehbien, lisez-moiunpeucequevousaveznoté,alors»,demandaLeftrin toutensedéplaçantdanslacoquerie.Ilprit la lourdebouilloireposéesur lefourneauetseversaunetassed’épaiscaféavantdes’asseoirenfaced’Alise.

Elle se sentit soudain aussi timide qu’une enfant ; elle n’avait nulle envie de lire touthautsontraitéembellidesesconnaissances :ellecraignaitquesontexteneparût lourdetfutile.«Jevaisvousenfaireunrésumé,fit-elleenhâte.Ranculosparlaitdescloquesquej’aisurlesmainsetlevisage,etilmedisaitque,sic’étaientdesécailles,jeseraisravissante;jeluiaialorsdemandésicelatiendraitàcequemapeauressembleraitdavantageàcelled’undragon, et il m’a répondu : « Naturellement ; il n’y a rien de plus beau que la peau d’undragon. » Puis il a dit – enfin, il a laissé entendre que plus les humains fréquentent lesdragons, plus ils ont de chances de commencer à subir les changements qui en feront desAnciens ; à ce que j’ai compris, autrefois, un dragon pouvait décider d’accélérer cesmodifications s’il en jugeait un humain digne, mais Ranculos n’a pas précisé par quelsmoyens.Néanmoins, j’ai déduit de ses proposqu’on trouvait deshumains ordinaires aussibienquedesAnciensdansleurscités;ill’areconnu,maisilaajoutéqueleshumainsavaientleurs propres quartiers à la périphérie de la ville ; certains fermiers, certains commerçantshabitaientdel’autrecôtédufleuve,àl’écartdesAnciensetdesdragons.

—Etc’estimportant?»demandaLeftrin.

Ellesourit.«Touslesdétailsquej’obtienssontimportants,capitaine.»

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Iltapotadudoigtl’épaisseservietteencuir.«Etça,c’estquoi?Jevousvoisécriretoutletempsdansvotrejournal,maisça,ondiraitquevousletraînezpartoutsansjamaisl’ouvrir.

—Maisc’estmontrésor,monsieur !C’est tout lesavoirque j’aiglanéaucoursdemesannéesderecherches.J’aieulachanceextrêmed’avoiraccèsànombredemanuscritsrares,et même à des cartes de l’époque des Anciens. » Elle éclata de rire, craignant de paraîtreprétentieuse.

Leftrin haussa ses sourcils broussailleux qui lui donnaient un air adorable. « Et vousaveztoutapportédanscetteserviette?

—Non,biensûr!Beaucoupsonttropfragiles,ettousonttropdevaleurpourlesrisquerdansunvoyage ;non, il s’agit seulementdemes copiesetdemes traductions–etdemesnotes, évidemment ; demes hypothèses sur le contenu des partiesmanquantes et demesessais d’interprétation des caractères inconnus. Tout est là. » Elle caressa d’un gesteaffectueuxlesacdecuirventru.

«Jepeuxregarder?»

Surprise, elle répondit :«Naturellement ;mais jene saispas si vous saurezdéchiffrermes gribouillis. » Elle défit les larges lanières à grosses boucles de cuivre et ouvrit laserviette.Commetoujours,unpetitfrissondeplaisirlaparcourutàlavuedel’épaisseliassedepapiercouleurcrème.Leftrinsepenchapar-dessussonépauleetobservaaveccuriositélespages de transcription qu’elle tournait devant lui. Son haleine tiède sur son oreille luiprocuraituneémotionqu’elleadorait.

Elle tomba sur lemanuscrit, laborieusement recopié par ses soins, duNiveau Sept deTrehaug ; elle avaitméticuleusement reproduit chaque caractère de l’écriture Ancienne et,autant qu’elle le pouvait, les traits arachnéens des dessins mystérieux qui encadraient letexte. La feuille suivante, d’excellent papier, portait sa copie, en encre de qualité, destraductionsdeKlimerdesixparcheminsAnciens,auxquelleselleavaitapportésesajoutsetsescorrectionsàl’encrerouge,tandisqu’elleavaitemployéuneencrebleuepoursesnotesetsesréférencesàd’autresdocuments.

«Maisc’est trèsdétaillé ! s’exclama lecapitained’untonadmiratifqui lui réchauffa lecœur.

— Ce sont des années de travail », répondit-elle avec modestie. Elle tourna plusieurspagespourrévélerunecopiedesamaind’unetapisserieAncienne;unmotifdefeuilles,decoquillages et de poissons encadrait une œuvre abstraite dans les tons bleu et vert.«Personnenesaitcequereprésentecedessin;peut-êtrea-t-ilétéendommagé,oubienilestinachevé.»

Ilhaussadenouveaulessourcils.«Mafoi,jen’yvoisriendecompliqué:c’estunecartedel’embouchured’unfleuvequiindiquelespointsdemouillage.»Délicatement,ilsuivitlescontoursdudessind’unindexcouvertd’écailles.«Vousvoyez,ça,c’estlemeilleurchenal,endifférentes nuances de bleu pour symboliser les hauteurs d’eau à marée haute et basse ;

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quantàcettepartienoire,çapourraitêtrelechenaldestinéauxbateauxàforttirantd’eau,oul’indicationd’unflotdangereux,oud’uncourantderetour.»

Elleexaminalafeuilledeplusprèspuislevalesyeuxverslecapitaine,étonnée.«Oui,jevoismaintenant.Reconnaissez-vouslarégion?demanda-t-elle,fébrile.

— Non, je n’ai jamais été par là. Mais c’est la carte d’un fleuve, qui s’intéresseuniquementàl’eauetlaissedecôtélesdétailsdelaterre,jesuisprêtàleparier.

— Asseyez-vous donc près de moi et expliquez-moi ce qu’on voit, proposa Alise. Quereprésententceslignesondulées,parexemple?»

Il secoua la tête d’un air de regret. « Je n’ai pas le temps pour le moment,malheureusement.Jesuisseulementvenuprendreunetassedecaféenvitesseetm’abriterunmomentduventetdelapluie.Lesoirtombe,maislesdragonsn’ontpasl’airdevouloirs’arrêterpourlanuit,alorsilvautmieuxquejerestedehors:onn’ajamaisassezd’yeuxsurunbateauquandonnaviguedenuitsurlefleuve.

—Vouscraigneztoujoursunpassaged’eaublanche?»

Leftrin se gratta la barbe puis secoua la tête. « Le danger s’est éloigné, je pense.Maisc’estdifficileàdire ; lapluieestsale,ellesent lasuie,etelle laissedes tracesnoiressur lepont ; ça veut dire qu’il se passe quelque chose quelque part. Je n’ai vu de vraies cruesblanches que deux fois dans ma vie, et c’était toujours deux jours environ après untremblement de terre. Des variations de l’acidité de l’eau, ça n’a rien de rare, mais j’ai lesentimentque,sinousdevionsavoirdel’eaublanche,ceseraitdéjàfait.

—Ehbien,c’estrassurant.»EllecherchaautrechoseàdirepourobligerLeftrinàresterdans la coquerie à lui parler ; mais elle savait qu’il avait du travail, et elle renonça à sesgamineries.

«Jedoisyaller»,dit-ilàcontrecœur,et,avecuneémotiondigned’uneadolescente,ellesentitbrusquementqueluiaussisouhaitaitdemeurerauprèsd’elle.Elleeutducoupmoinsdemalàlelaisserpartir.

«Oui,Matafabesoindevous.

—Mafoi, ilyadesjoursoùjemeledemande.Pourtantilfautquandmêmequej’aillesurveiller le fleuve. » Il se tut puis ajouta avec audace : « Mais j’aimerais mieux vousregarder,vous.»

Ellebaissalatête,rougissante,etiléclataderire.Puisilsortit,etleventclaqualaportederrièrelui.

Alisesouritensongeantàl’écerveléequ’elledevenaitaveclui.

Commeelle s’apprêtait à tremper saplumedans l’encrier, ellepensaqu’il lui fallaitdel’encrebleuepournoterl’interprétationdeLeftrinsurlafeuille;oui,del’encrebleue,etellelui laisserait l’honneur de la découverte. Elle se plut à imaginer que, dans les décennies à

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venir,d’autres chercheurs liraient lenomdeLeftrinet sauraientqu’unsimplecapitainedegabareavaitélucidéunproblèmequimystifiaitleurscollègues.Elletrouvalapetitebouteille,ladébouchaetyplongeasaplume.Lapointeressortitsèche.

Elle observa le flacon par transparence. Avait-elle donc tant écrit pendant le voyage ?Sansdoute;elleavaitvutantdechosesquiluiavaientdonnédenouvellesidéesoul’avaientobligée à réviser ses anciennes conceptions ! Peut-être pouvait-elle ajouter de l’eau aupigment restant ? Elle fronça les sourcils. Non ; elle n’y recourrait qu’en dernier ressort.Sédricavaitde l’encreenquantitédanssonécritoire,etpuisellen’étaitpaspasséechez luidepuislematin;celaluifourniraitunprétextepourvoircommentilseportait.

Sédric se réveilla, non pas d’un seul coup, mais comme s’il remontait d’une longueplongéedansuneeausombre.Lesommeils’écouladesonespritcommel’eaudesescheveuxetsursapeau.Ilouvritlesyeuxetretrouvalapénombrefamilièredesacabine.Pourtant,ilyavaitunedifférence:l’airétaitunpeuplusfraisqued’habitude.Onavaitrécemmentouvertsaporte,etonétaitentré.

Il finit par distinguer une silhouette accroupie près de son lit, et il perçut le tapotisdiscretdemainsvoleusessursoncoffreàvêtements.Trèslentement,ilsedéplaçadefaçonàvoir par-dessus le bord de sa couchette. Il faisait sombre dans la pièce ; dehors, le jourmourait, et il n’avait pas de lampe. Le seul éclairage provenait de la petite « fenêtre » quiservaitaussiàlaventilation.

Pourtant,lacréatureluisaitd’unchaudéclatcuivréetsemblaitréfléchirunelumièrequine la touchait pas ; elle bougea, et un scintillement parcourut son échine écailleuse. Ellepalpaitlecoffreàvêtementàlarecherchedutiroirdissimuléquicontenaitlesfiolesdusangqu’illuiavaitvolé.

Submergédeterreur,ilcrutquesessphinctersallaientletrahir.«Jeregrette!s’écria-t-il.Je regrette !Jenesavaispasceque tuétais !Je t’enprie, laisse-moi,parpitié !N’entreplusdansmonesprit,jet’ensupplie!

— Sédric ? » La dragonne cuivrée se dressa sur ses pattes arrière et revêtit soudainl’aspectd’Alise.«Sédric !Tuvasbien?Tuas la fièvre,oubienes-tuenpleinrêve?»Elleposaunemain tièdesur son fronthumide,et il s’écartad’unmouvementconvulsif.C’étaitAlise,seulementAlise!

«Pourquoiportes-tuunepeaudedragon?Etpourquoifouilles-tudansmesaffaires?»Souslechoc,ilavaitprisuntonàlafoisaccusateuretindigné.

«Je…Unepeaudedragon?Ah,non,c’estunerobe; lecapitaineLeftrinmel’aprêtée.Elle a été confectionnée par les Anciens et elle est absolument ravissante ; et puis elle nem’irritepaslapeau.Tiens,touchelamanche.»Etelleluitenditlebras.

Il ne fit pas un geste pour tâter le tissu miroitant, ce tissu fabriqué par les Anciens,compagnonsdesdragons.«Çan’expliquepaspourquoi tu t’introduischezmoiencachette

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pourfureterdansmesaffaires!fit-il,agacé.

— Mais c’est faux ! Je ne suis pas entrée en cachette ! J’ai frappé, et, comme tu nerépondais pas, j’ai ouvert la porte. Elle n’était pas fermée, et tu dormais ; tu avais l’air sifatiguécesderniersjoursquejen’aipasvouluteréveiller.C’esttout.Jechercheseulementde l’encre,de l’encrebleue.Tune la rangespasdans tapetiteécritoire?Ah,voilà !Je t’enprendsunpeuetjetelaisse.

—Non!N’ouvrepasça!Donne-le-moi!»

Ellesefigeaalorsqu’elles’apprêtaitàdéfaireleverrou,et,dansunsilencedemort,ellelui tendit le petit bureau. Il ne le lui arracha pas des mains, mais il était manifestementsoulagé de le récupérer, et il le posa sur le lit à côté de lui de façon à le cacher àAlise. Ill’entrouvrit et y glissa lamain pour chercher à tâtons ses bouteilles d’encre. La chance luisourit:ilensaisitunebleue.Ill’offritàlajeunefemmeendisantenguised’excuses:«Jedormaisquandtuesentrée,etjenemesenspasbien.

—Çasevoit, répondit-elle fraîchement.Jen’aibesoinde riend’autre,merci.»Elle luiprit le flacondesmains.Commeellesortait,ellemurmuraassez fortpourqu’il l’entendît :«Encachette!

—Jeregrette!»lança-t-il,maisellefermalaportesansrépliquer.

Il quitta alors son lit pour fermer le verrou derrière elle, puis il s’agenouilla devant letiroirsecret.«Cen’étaitqu’Alise»,sedit-iltoutbas.Oui,maisquisavaitcequeladragonnecuivréeluiavaitraconté?Ils’efforçamaladroitementd’ouvrirletiroirquisebloqua,puisilsecontraignitaucalmepourensortir soigneusement le flacondesangdedragon. Il l’avaittoujours;toutallaitbien.

Etladragonneletenaittoujours.

Il ne savait plus combiende jours avaient passé depuis qu’il avait goûté au sang de lacréature.Saconscience sedédoublait sanscessecomme lavision lorsqu’ona reçuuncoupsurlatête;uninstant,ilétaitpresquelui-même,moroseetaccablé,maislui-même,etpuisun raz-de-marée de sensations et de souvenirs brumeux le submergeait alors que lesimpressions confuses de la dragonne semêlaient aux siennes. Parfois, il s’efforçait de luirendre lemondecompréhensible.Tu es en traindemarcherdans l’eau,pasdevoler ;parmoments,elletesoulèveettuperdspiedaveclefond,maisçanes’appellepasvoler.Tesailesnesontpasassezsolidespourteporter.

Parfois aussi, il l’encourageait.Lesautres sontpresquehorsde vue ; essayed’avancerplus vite. Tu peux y arriver ; déplace-toi vers la gauche, où l’eau estmoins profonde. Tuvois?Tumarchesplusfacilementmaintenant,non?C’estbien.Continue.Jesaisquetuasfaim;surveillecequit’entoure:tupourraspeut-êtreattraperunpoisson.

Quelquefois, il éprouvait une vague fierté à semontrer bienveillant avec elle,mais, end’autres occasions, il avait le sentiment de passer sa vie à s’occuper d’un enfant àl’intelligence très limitée. En faisant un effort, il réussissait à bloquer en grande partie la

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consciencequ’ilavaitdeladragonne,mais,sielleressentaitdeladouleur,sisafaimdevenaittrop forte,ousiquelquechose l’effrayait, sespenséesobscuresenvahissaientbrusquementlessiennes.Mêmes’ilparvenaitànepaspartagerseslentsprocessusmentaux,ilnepouvaitpaséchapperàsessensationsconstantesdefatigueetdefaim,etses«pourquoi?»désolésrésonnaientàchaqueinstantdesesjournées,cequin’arrangeaitpassonpropreaccablement,car il se posait exactement la même question sur son sort. Le pire, c’était quand elles’efforçait de comprendre les pensées de Sédric ; elle n’imaginait pas qu’il lui arrivait dedormir et de rêver. Elle pénétrait dans ses songes pour lui proposer de tuerHest ou pourtâcher de le réconforter par sa présence. C’était étrange, de façon excessive ; Sédric étaitépuiséàdoubletitre,àforcedemaldormiretdepartagerlalutteincessanteetmornedeladragonne.

Lavieàborddelagabareavaitprisunaspectcurieuxàsesyeux.Ilrestaitdanssacabineautantqu’illepouvait,etpourtantilneconnaissaitpaslasolitude;mêmequandladragonnenes’introduisaitpasdanssespensées,iln’étaitpasseul.Alise,taraudéeparlaculpabilité,nele laissait pas tranquille ; chaquematin, chaque après-midi, et chaque soir avant d’aller secoucher, elle passait lui rendre une visite brève et contrainte. Il n’avait nulle envie del’entendrejacasseravecenthousiasmedesajournéeetiln’osaitrienluidire,maisilnevoyaitpasdefaçongracieusedelafairetaireetdelamettreàlaporte.

Dawie venait juste après Alise en matière de calamité. Sédric ne comprenait pas lafascinationqueDawieéprouvaitpourlui.Pourquoinepouvait-ilsecontenterdeluiapportersonrepassurunplateauetdes’enaller?Maisnon,l’adolescentledévoraitdesyeux,prêtàlui rendre le plus menu service, allant jusqu’à proposer de laver ses chemises et seschaussettes, offre qui faisait frémir Sédric. À deux reprises, il s’était montré grossier avecDawie,nonparplaisir,maisparcequ’ilnevoyaitpasd’autremoyende l’obligeràsortir,et,chaquefois,cetteréactionavaitsimanifestementaccablélejeunehommequeSédrics’étaittraitédemonstre.

Ilfittournerentresesdoigtslafioledesangqu’iltenaitpourenobserverlestourbillonset la luisance dans la pénombre. Même quand il immobilisa le flacon, le liquide rougepoursuivit sa lente danse ; il irradiait une lumière propre, et, rouges sur fond rouge, lesvolutes s’entremêlaient dans la petite bouteille. Tentation ou obsession ? se demanda-t-ilsansque luivîntaucuneréponse.Lesang l’attirait.Sédric tenaitunerançonderoidanssamain, à condition qu’il pût l’apporter en Chalcède ; mais il attachait déjà une grandeimportance au seul fait de posséder cette fiole.Voulait-il y goûter encore ? Il l’ignorait ; iln’avaitpasenviederevivrecetteexpérience,etilcraignait,s’ilcédaitàcetteimpulsion,deseretrouverencoreplusétroitementliéàladragonne,ouàd’autresdragons.

En find’après-midi,alorsqu’il étaitdiscrètementsorti sur lepontpourprendre l’air, ilavait entendu Mercor s’adresser à ses congénères. Il en avait appelé deux par leur nom.«Sestican!Ranculos!Cessezdevousdisputer!Gardezvosforcespouraffronterlefleuve.Demain,nousreprenonslevoyage.»Sédricétaitrestépétrifié,lesparolesdudragonvibrantencoredanssonesprit.Illesavaitperçuesavecuneclartéparfaite.Avait-ilentendulescoupsdetrompeoulesreniflementspar lesquels lesdragonstransmettaient leurpensée?Iln’ensavait rien. Lesdragonsparlaient entre eux, raisonnaient entre eux exactement comme leshommes. Le vertige l’avait saisi, mêlé d’un sentiment de culpabilité. Abattu, voyant tout

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tourner,ilavaitregagnésacabined’unpaschancelantetrefermélaportederrièrelui.«Çanepeutpasdurerainsi;c’estimpossible»,avait-ildittouthaut.Et,aussitôt,ilavaitsentiuneinterrogationsoucieusede ladragonnecuivrée;ellepercevaitsonémoiets’inquiétaitpourlui.

Non, je vais bien. Va-t’en ; laisse-moi tranquille ! Il l’avait repoussée, et elle s’étaitretirée,attristéeparsadureté.«Çanepeutpasdurer»,avait-ilrépété,aveclanostalgiedel’époque où nul ne partageait ses pensées. Il inclina le flacon de sang. S’il le buvaitentièrement,enmourrait-il?

S’iltuaitladragonne,sonespritredeviendrait-ilsapropriétéprivée?

Descoupssecsébranlèrentlaporte.«Uneminute!»s’exclama-t-ilplusfortqu’ilnelevoulait, sous l’effet de la terreur et de la colère. Il n’avait pas le temps de cacher la fioleconvenablement ; il l’enrouladansunechemise saleet la fourra sous sa couverture.«Quiest-ce?demanda-t-il,unpeutardivement.

—Carson.J’aimeraisvousparler,s’ilvousplaît.»

Carson !Encoreunquinepouvait pas le laisser tranquille. Les chasseurs s’en allaientpendantlajournéegagnerleursalaire,maissiSédricavaitlemalheurdeselevertôtoudeserisquer le soir dans la coquerie, l’homme apparaissait toujours sur son chemin. À deuxreprises, il était entrédans sa cabinequandDawie s’y trouvaitpour rappeler à l’adolescentqu’ilnedevaitpasdérangerSédric.Chaquefois, legarçonavaitobéi,maisàcontrecœur,et,chaquefois,Carsonavaittardéàlesuivre;iltâchaitdelancerlaconversation,demandantàSédric à quoi ressemblait la vie dans une ville civilisée comme Terrilville et s’il avait déjàvisité d’autres cités ; Sédric répondait brièvement,mais l’autre ne paraissait pas se rendrecompte de sa rudesse, et il persistait à le traiter avec une courtoisie bienveillante quicontrastaitfortavecsesvêtementsgrossiersetlabrutalitédesonmétier.

Ladernière foisqu’ilétaitvenuchasser l’adolescent, ilavaitprissaplaceauboutde lacouchette de Sédric et avait commencé à lui parler de lui-même. Il menait une existencesolitaire,sansépouse,sansenfant,seulmaîtredesondestin,vivantpourlui-mêmecommeill’entendait. IlavaitprisenchargeDawie, sonneveu,parcequ’il luiprévoyaituneexistencesemblable,siSédricvoyaitoùilvoulaitenvenir.MaisSédricnevoyaitriendutout;ilavaitachevésondînerpuiss’étaitmisàbâillerostensiblement.

«Votremaladievousfatigueencore, jecrois; j’espéraisquevousvoussentiriezmieux,avait alorsditCarson. Je vais vous laisser vous reposer. »Puis, avec les gestesprécisd’unhommequial’habitudedetoutfaireseul,ilavaitrangélescouvertsetl’assiettedeSédricsurleplateau,qu’ilavaitemporté.Toutenpliantlecarrédecotonquipassaitpouruneservietteàborddelagabare,ilavaitregardéSédricavecuncurieuxsourire.«Nebougezpas.»D’unboutdutissu,ilavaitnettoyélecoindelaboucheduTerrilvillien.«Onvoitquevousn’avezpasl’habituded’avoirunpeudebarbe.Çademandedel’entretien;personnellement,jepensequevousdevriezvousraser.»Ils’étaittuetavaitparcourudesyeuxlapetitepiècemaltenueavecuneexpressionentendue.«Etprendreunbain, etmettrede l’ordre. Je saisquevousn’êtespascontentd’êtresurcebateau,etjenevousfaispasdereproches,maiscen’estpaspourçaquevousdevezcesserd’êtrecequevousêtes.»

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Etilétaitsorti,laissantSédricàlafoisabasourdietoffusqué.Ilavaitprissonpetitmiroiret approché la bougie pour s’examiner. Oui, il y avait de la soupe à la commissure de seslèvres,accrochéeauxpoilsrasquiyavaientpoussé.Ilyavaitplusieursjoursqu’ilnes’étaitpasrasé,nilavécomplètement.Ilseregardadanslaglaceetnotasonairhagard,accentuéparsescernesnoirsetlechaumequicouvraitsesjoues;ilavaitlescheveuxplatsetmalcoiffés.Maislaseulepenséedeserendredanslacoqueriepourymettredel’eauàchaufferafindeseraseretdeselaverl’épuisait.QuelchocauraitHestàlevoirdanscetétat!

Pourtant,cetteidéenel’avaitpasdavantageincitéàprendresoindelui;ils’étaitrassissursonlit,etsonregards’étaitperdudanslapénombre.PeuimportecequeHestpenseraitde lui en le découvrant couvert de sueur, mal rasé, dans une pièce jonchée de vêtementssales;ildevenaitdeplusenplusimprobablequeHestlerevîtjamais,ettoutcelaparlafautedumêmeHest,qui,parespritdevengeancestupide,l’avaitobligéàpartirchaperonnerAlise.Luiarrivait-ilseulementdepenseràlui?Desedemandercequiretardaitsonretour?Sédricendoutait.

IlavaitdeplusenplusdequestionsconcernantHest.

Àquatrepattes,ils’étaitétendusursacouchette,mieuxfaitepourunchienquepourunhomme,etilavaitdormilerestedelajournée.

Unnouveaucoupàlaporteleramenaàlaréalité.«Sédric?Çava?Répondezouj’entre!

—Jevaisbien.»Sédricavançajusqu’àlaporteetdéfitlecrochetquilafermait.«Vouspouvezentrer,s’illefaut.»

Soitl’hommeneperçutpaslafroideurdesonton,soitiln’entintpascompte;quoiqu’ilenfût,Carsonpénétradanslacabineobscure,qu’ilparcourutduregard.«Àmonavis,vousvoussentiriezmieuxàlalumièreetaugrandairquedanslenoir,dansunepiècefermée,dit-il.

—Cenesontpasla lumièreni legrandairquimeguérirontdemonmal»,marmonnaSédric. Il leva les yeux vers le puissant chasseur barbu puis les détourna. Carson donnaitl’impressionderemplirlacabineparsaprésence.Ilavaitunlargefrontquiabritaitdebeauxyeuxsombressousd’épaissourcils.Sabarbecourteétaitdumêmerouxquesarudetignasse;leventavaitrougisesjoues,etilavaitleslèvrescramoisiesetbiendessinées.IlparutsentirqueSédricl’observait,carilselissalescheveuxd’unairgêné.

« Vous aviez besoin de quelque chose ? » demanda Sédric, plus sèchement qu’il n’enavaitl’intention,etl’amitiéquiselisaitdansleregarddeCarsonseteintadedéfiance.

« À vrai dire, oui. » Il referma la porte derrière lui, replongeant la pièce dans lapénombre, chercha un siège et finit par s’asseoir sur le bout du lit sans y avoir été invité.« Écoutez, je vais vous parler sans détour, et ensuite je m’en vais ; je pense que vouscomprendrez–enfin,jevousferaicomprendred’unefaçonoud’uneautre.Dawien’estqu’unenfant;jeneveuxpasqu’ilsouffre,etjeneveuxpasqu’onseservedelui.Sonpèreetmoiétionscommedesfrères,etjemesuisrenducomptedelavoiequesuivaitDawiebienavantsamère, si tantestqu’elle s’ensoit renducompte, cequim’étonnerait.» Ileutunriresec

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puis jeta un regard à Sédric comme s’il attendait une réponse. Comme l’autre se taisait, ilbaissalesyeuxverssesgrandesmains,qu’ilfrottal’unecontrel’autrecommesiellesétaientdouloureuses.«Vousvoyezoùjeveuxenvenir?demanda-t-il.

—AufaitquevousêtescommeunpèrepourDawie?»fitSédricauhasard.

Carsonéclataderireànouveau.«Autantquej’aideschancesdedevenirpèreunjour!»Il regardadenouveauSédriccommes’il espéraituneréaction.Sédric lui rendit sonregard,perplexe.

«Jevois»,ditlechasseur;ilbaissalavoixetprituntonplusgrave.«Jecomprends.Jen’insisteraipas,n’ayezpaspeur ; jevaisvousparler franchementet jem’en irai.Dawieesttrèsjeune;vousêtessansdouteleplusbelhommequ’ilaitjamaiscroisé,etilestamoureuxde vous. J’ai bien tenté de lui faire comprendre qu’il est bien trop jeune et que vous êteslargementau-dessusdeluisocialement,ilneveutrienentendre.Jeferaimonpossiblepourl’empêcherdevousapprocher,etjevousseraisreconnaissantdeleteniràdistance.Quandilseserarenducomptequ’ilnepeutrienespérer,iloublierabienvitecettehistoire;ilvousenvoudrapeut-êtremêmeunpeu,voussavezcequec’est.Maissivousvousmoquezdelui,sivousparlezdeluidefaçonhumilianteauxautres,vousaurezaffaireàmoi.»

Sédricleregardaitfixement,levisagedepierre,tandisquesonespritcomblaitlessous-entendusdudiscoursdeCarson.

LechasseurplantasesyeuxdansceuxdeSédric.«Et,sijevousaimaljugéetquevousêtesdugenreàprofiterd’ungamin,jenevouslâcheraiplus.C’estcompris?

—Très bien », répondit Sédric. Le sens de ce que disait Carson avait enfin pénétré saconscience,et l’effarement ledisputaiten luià l’embarras. Ilavait les jouesbrûlantesetseréjouissait de l’obscurité de la cabine. Le chasseur ne le quittait pas du regard, et Sédricdétournalesyeux.«QuantàridiculiserDawieauprèsdel’équipage,jeneferaisjamaisça,etjevousdemandedem’imiterencela.Concernantvotregarçonetson…béguinpourmoi,mafoi (il avala sa salive), je n’avais rien vu ; et, même dans le cas contraire, je n’aurais pasprofitédelui.Ilestsijeune,c’estpresqueencoreunenfant!»

Carson acquiesçait de la tête, un petit sourire triste aux lèvres. « Je ne me suis pastrompé sur vous ; tantmieux.Vousn’aviezpas l’airdugenre à ça,maisonne sait jamais,surtoutquandils’agitd’ungossecommeDawiequiatendanceàallerau-devantdesennuis.Ilyaquelquesmois,àTrehaug,ilamaljugéunjeunehomme,iladitcequ’ilnefallaitpas,et,rienquepourunepropositionmalvenue,l’autrel’afrappédeuxfoisenpleinefigureavantque lepetitpuisseseulementserelever.Jen’aipaseu lechoix : j’aidû intervenir,et j’ai lecaractèreemporté.Jecroisquenousneseronspaslesbienvenusdanscettetaverneavantunbonboutdetemps.C’estpourça,entreautres,quej’aisignépourcetteexpédition,pourtenirDawieàl’écartdelavilleetdestentationspendantquelquesmois,letempsqu’ilapprenneunpeuladiscrétionetlamaîtrisedesoi.Jepensaisluiéviterlesennuis,mais,dèsqu’ilvousavu, je l’aiperdu–et jenepeuxpas le lui reprocher.Enfin…» Il se levasoudain.«Jevaisvous laisser.Legossenevousapporteraplusvosrepas ; j’ai toujourspenséquec’étaitunemauvaiseidée,maisjenevoyaispasquelleraisondonnerpourleluiinterdire.JevaisdireàLeftrin que j’ai besoin de lui pour m’aider à chasser de quoi nourrir les dragons, et je

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l’emmèneraiplustôtqued’habitude.Ilfaudrapeut-êtrequevousalliezvous-mêmecherchervosrepas,àmoinsqu’Alisenevouslesapporte.»Ilsetournapourposerlamainsurlaporte.«Voustravaillezpoursonmari,c’estça?C’estcequ’ellenousaditlepremiersoiroùjel’airencontrée:quevousl’accompagnezengénéralpartout,etqu’ellenecomprendpaspourquoiilvousaenvoyéavecellenicommentilpeutsedébrouillersansvous.Elleadegrosremords,vouslesavez?Quevoussoyezicietqueçavouscontrarie.

—Jesais.

—Mais,pourmapart, jecroisqu’elle ignorebeaucoupdechoses,etqu’ilyauneautreraisonàvotrecontrariété.J’airaison?»

Sédriceneutlesoufflecoupé.«Jenecroispasqueçavousregarde.»

Carsonluijetauncoupd’œilpar-dessussonépaule.«Peut-être;maisjeconnaisLeftrindepuis très longtemps, et je ne l’ai jamais vu aussi épris d’une femmequed’Alise ; et elleaussim’al’airdrôlementamoureuse.Jemedisque,sisonmariaréussiàobtenirunpeudejoiedanssavie,elleyapeut-êtredroitaussi,etLeftrinégalement.Ilstrouveraientpeut-êtreleurbonheursiellesesentaitlibredelechercher.»

Ilsoulevalaclencheetcommençad’ouvrirlaporte.Sédricretrouval’usagedelaparole.«Vousalleztoutluidire?»

Legrandchasseurneréponditpastoutdesuite, lesyeuxfixésà l’extérieurpar laporteentrouverte.Lanuittombait.Enfin,ilsecouasatignasse.«Non,fit-ilavecunsoupir.Cen’estpasàmoide le faire ;mais je croisquevousdevriez.»Avec lagrâced’un félin, il sortit etrefermalebattantderrièrelui,laissantSédricseulavecsespensées.

Ils avaient voyagéplus longtempsqued’habitude sous unepluie sale et brumeuse quiirritait la peau de Thymara. Dans l’après-midi, les berges boueuses étaient devenuesinhospitalières, tapissées de végétation épineuse ; sur les hautes branches des arbres, lesplantesgrimpantesquicherchaientlesoleilcroulaientsousdesgrappesdefruitsrouges;lapluie incessantecouvrait lesfeuillesdeminusculesdiamantsetgrêlait lasurfacedufleuve.Harrikineavaittirésoncanoësurlarivedansl’espoirderécolterdesfruits,maisn’avaitvuseseffortsrécompensésquepardeségratignuresetdestachesdeboue.Thymara,elle,n’avaitmêmepasvoulus’yrisquer;ellesavaitparexpérienceque,pouratteindrecesfruits,ilfallaitarriverparau-dessus,etquel’aventuren’enrestaitpasmoinsdouloureuseetpérilleuse.Avecletempsqu’illuifaudraitpourrepéreruncheminjusqu’ausommetdesarbres,Kanaïetelleseretrouveraientbienloinderrièrelesautres.«Cesoir,peut-être,aubivouac»,dit-elleàsoncompagnonenréponseauxregardsd’enviequ’illançaitauxglobesrouges.

Mais,commeleciels’éteignaitetquelesbergesnedevenaientpasplusaccueillantes,ellese résignaàpasser lanuitàbordduMataf, avecpour seul repasdupainduretunpeudepoissonensaumure.Lesdragons,eux,avecleursécailles,pouvaientserapprocherdelabasedesarbrespourdormir,certessansconfort,maisausec.Elleetlesautresgardiensn’avaientpascettepossibilité,sadernièreexpérienceleluiavaitprouvé;sesécailleslacouvraientde

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plusenplus,maiscen’étaitpaslacottedemaillesquiprotégeaitlesgrandescréatures,etlescrocsdeMercor,malgréseseffortspournepas lui fairemal,yavaient laissédesmarques.Elle avait été gênéedemontrer àSylve l’étenduede ses écaillesquand la jeune fille l’avaitaidéeàpanserleségratignuresetlalargeécorchureaubrasqueledragonluiavaitinfligées.Laplupartdesesblessuresétaientsuperficielles,maisilrestaituneplaieenhautdesondosquidemeuraitdouloureuseetenflammée.Ellesouffrait,etellen’avaitqu’uneenvie:échouersoncanoë sur labergeetdormir.Mais, à l’évidence, lesdragonsespéraient trouverun siteplusaccueillantcarilscontinuaientd’avancer,etlesgardiensdevaientlessuivre.

Lesimposantescréaturessedécoupaientensilhouettesnoiressurlasurfacebrillantedel’eauquandelleetKanaïlesrattrapèrentcesoir-là.Ilss’étaientinstalléssurunlongrubandeboue limoneusequis’incurvaitvers le fleuve ; iln’yavaitpasd’arbressur lebancdesable,relativementrécent,etseulspoussaientsursonéchinequelquesbuissonsetbandesd’herbe.En revanche, il offrait abondance de bois sous la formed’un énorme tronc échoué et d’unécheveaudebranchesportéesparlecourantquiétaientvenuess’arrêtercontrelui.Celairait.

D’un vigoureux coup de pagaie, elle enfonça le nez de son embarcation dans la rivefangeuse.Kanaï laissa tomber sa rameet sautadans l’eaupourprendre labosse et tirer lecanoëplushautsurlaterreferme.Avecungémissementd’effort,Thymararangeasaproprepagaie puis se déplia avec raideur. Les journées passées à ramer l’avaient musclée et luiavaient donné de l’endurance,mais elle éprouvait toujours lamême fatigue et lesmêmesdouleursdanslesépauleschaquesoir.

Leseffortssupplémentairesqu’ilsavaientdûaccomplirneparaissaientpasavoiraffectéKanaï.«Etmaintenant,onfaitunbonfeu,annonça-t-ilavecentrain,etonsesèche.J’espèrequeleschasseursontrapportédelaviande;j’enaipleinledosdupoisson.

— Ce serait agréable, oui, et un feu aussi. » Autour d’elle, les autres gardiens tiraientleursembarcationssurlabergeetendescendaient,l’airlas.

« Espérons », dit-il, et, sans un regard en arrière, il s’enfonça au petit trot dansl’obscurité.

Elle soupira. Son optimisme et son énergie inébranlables la fatiguaient presque autantqu’ils lui remontaient lemoral.Agacée, elle entreprit demettrede l’ordredans les affairesqueKanaïavaitlaisséesenpagailleaufondducanoë,puisellearrangeasonproprepaquetagedefaçonàcequesacouvertureetsonmatérieldecuisinefussentsurledessus,etenfinellesuivitlecheminqu’ilavaitpris.Onétaitentraindefaireunfeuàl’abridutroncéchoué,quifourniraitducombustibletoutenréfléchissantlachaleurdufoyer;deminusculesflammescommençaient déjà à s’épanouir. Kanaï avait un talent pour allumer des feux, et il neparaissaitpass’enlasser;saboîteàamadounequittaitpasunepetiteboursependueàsoncou.Labruineperpétuellegrésillaitentombantsurlesbrandons.

«Fatiguée?»LavoixdeTatouparvintàThymaradel’obscuritéàsagauche.

«Plusqueça,répondit-elle.Cevoyagen’enfinira-t-ildoncjamais?Jenesaispluscequec’estderesterplusd’unenuitoudeuxaumêmeendroit.

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—Ilyapire :une foisarrivésàdestinationavec lesdragons, il faudraqu’onrefasse levoyageensensinverse.»

Elle se figea un instant. « Tu abandonnerais ton dragon ? » demanda-t-elle àmi-voix.Ellenes’étaitpasencorerabibochéeavecSintara,etpenseràladragonneluifaisaittoujoursmal;elles’occupaitd’ellecommed’habitude,ellelapansaitetluirapportaitdequoimanger,mais elles ne parlaient guère ; le contraste était d’autant plus pénible quand elle voyaitl’affectionquecertainsdesescompagnonspartageaientavec leursdragons.TatouetDenteétaientproches,dumoinslesupposait-elle.

IlposalesmainssurlesépaulesdeThymaraetserralégèrementlesdoigts.«Jenesaispas.Çadépend ; parfois, elle a l’air d’avoir besoindemoi, debienm’aimer,même,mais àd’autresmoments…»

Alors qu’elle se dégageait de son étreinte, son corps garda l’agréable sensation de sondouxcontactsursesmusclesdouloureux.Ils’écartad’elle,acceptantlarebuffade.Commeunraz-de-maréed’eauchaude,l’imagedeGraffeetdeJerdmêlésl’unàl’autrelasubmergea.Letempsd’unbattementdepaupières, elle s’imagina se tournant versTatou et caressant sondos nu et tiède ;mais aussitôt elle vit lesmains de Tatou glissant sur sa peau écailleuse.Commes’ilcaressaitunlézardchauddesoleil,sedit-elleavecironie,etellepinçaleslèvrespour retenir un cri dedésespoir devant l’injusticede sa vie.Graffe et Jerd sepermettaientd’enfreindreles interdits,maiscelatenaitpeut-êtreseulementàcequechacunavaittrouvéenl’autreunpariacommelui;leursstigmatesdudésertdesPluiesnelesrepoussaientpas,maisceneseraitpaslecasavecquelqu’uncommeTatou.Iln’étaitpasnédanslepays,etilavaitlapeaulissecommecelled’uneTerrilvillienne,sansécaillesnicaroncules,pascommecelledeThymara.

«Lajournéeaétélongue»,ditTatou,commelajeunefillesetaisait.

Àsontonhésitant,ellecompritqu’ilsedemandaits’ill’avaitblesséeparsongeste;elleravala sa fureur et répondit d’une voix maîtrisée : « Oui, et j’ai encore mal du«sauvetage»deMercor.Unbonfeuetunrepaschaud,çameferadubien.»

Comme sur son signal, les flammes escaladèrent soudain le bois, et sur leur éclat sedessinalasilhouettedesesamisréunisautourd’elles.LamenueSylveétaitlà,deboutàcôtéduminceHarrikine ; ils riaient, carHouarkenn, dégingandé, s’agitait frénétiquement pourdébarrassersatignasseetsachemiseéliméedesétincellesquiavaientplusurlui.

BoxteuretKase, inséparablescousins, formaientdeuxblocsd’obscurité ;Lecterpassaitlentementprèsd’eux,lespiquantsdesanuqueetdesondosdécoupéssurlalumièredufeu.Ilavaitdûouvriraucouteaulecoldesachemisepourleurlaisserlaplacedepousser,etcespectaclerassurabizarrementThymara.Cesontmesamis,songea-t-elleavecunsourire.Ilsétaientaussi lourdementmarquésqu’elle.Puiselleaperçut leprofildeJerd,assisesurunebrancheéchouée,Graffedeboutàcôtéd’elle,solideetprotecteur.Lajeunefilleselaissaalleren arrière si bien que sa tête s’appuya sur la cuisse de son compagnon tandis qu’elle luiparlait ; il se pencha pour lui répondre, et, l’espace d’un instant, ils ne furent plus qu’uneforme,uneseuleentitéséparéedurestedumonde.

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Lajalousie luitordit lesentrailles.Elleavaitenvie,nonpasdeGraffe,maisdecequ’ilss’étaientapproprié.Jerdéclataderire,etlesépaulesdeGraffesesoulevèrentenéchoàsonhilarité.Lesautresacceptaientleurintimitéoufaisaientcommes’ilsnevoyaientrien.Était-ellelaseuleàsesentirscandaliséeetgênéedevantcetétalage?

Sans réfléchir, elle suivit Tatou vers le feu. « Que penses-tu de Jerd et Graffe ? » luidemanda-t-elle avant de s’étonner d’avoir posé la question. Elle la regretta aussitôt, car,quandTatouseretournaverselle,ilavaitl’airsurpris.

«JerdetGraffe?

—Ils couchentensemble. Ils font l’amour.»Elle entendit la rudessede sesparoles, lacolèresous-jacente.«EllevaretrouverGraffedèsqu’elleenal’occasion.

—Pourlemoment»,fitTatoud’untondésinvolte.Ilpoursuivit,commes’ilrépondaitàautrechose:«Jerdestprêteàcoucheravecn’importequi,Graffes’enapercevrabientôt;àmoinsqu’ilnelesachedéjàetqu’ilnes’enfiche.Jelevoistrèsbienprofitantdecequ’ilpeutavoirenattendantmieux.»Leregardentenduqu’il luiadressasurcesderniersmotslaissaThymaraperplexeetmalàl’aiseàlafois.Sespenséesbondissaiententoussenscommedespuces.Queracontait-il?Elles’efforçadedonnerunetournureplusbadineàlaconversation.« Jerd est prête à coucher avecn’importequi ?Mêmeavec toi ?»Elle semit à rirede sataquinerie,mais son rire s’éteignit quand elle vit Tatou voûter les épaules et se détournerlégèrement.

«Avecmoi?Peut-être,répondit-ilsèchement.C’estsiinconcevablequeça?»

ElleseremémorasoudainlesoiroùTatou,réagissantauxproposdeGraffe,avaitquittélebivouac,etoùJerds’était levéepeuaprèspours’éloigneràsontour.Lelendemainet lesjours suivants, ils avaient partagé le même canoë… La révélation la réduisit soudain ausilence : Tatou étendant ses couvertures près de celles de Jerd, s’asseyant à côté d’ellependant le repas du soir… comment avait-elle pu rester à ce point aveugle ? La jalousiel’envahit,maisavantquesabrûlurepûtatteindresoncœur,unsentimentglacial l’éteignit.Maisquelleidiote!Çanepouvaitquesepasserainsi,sansdoutedepuislepremierjouroùilsavaientquittéTrehaug.Jerd,Graffe,Tatou,ilsavaienttousrejetélesrègles;seuleThymara,cettebécasserigide,avaitcruqu’elless’appliquaienttoujours.

« Moi aussi ! lança Kanaï, surgissant de l’obscurité pour apporter une contributionmalvenueàlaconversation.

—Quoi,toiaussi?»demandaTatouparréflexe.

L’autreleregardacommes’ilétaitstupide.«MoiaussiavecJerd,avanttoi;maisellen’apastellementaimécommentjem’yprenais.Elleaditquecen’étaitpasdrôle,et,quandj’airiparcequ’ilyenavaitpartout,elleaditqueçaprouvaitseulementquej’étaisunadolescentetpasunhomme.«Plusjamaisavectoi!»ellem’aditaprès.«Çam’estégal»,j’airépondu,etc’estvrai.Pourquoifaireçaavecquelqu’unquiprendleschosestropausérieux?Àmonavis,ceseraitplusamusantavecquelqu’uncommetoi,Thymara;toiaumoins,tucomprendsla

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plaisanterie.Regarde-nous,ons’entendbien,ettuneprendspaslamoucheparcequej’ailesensdel’humour.

—Tais-toi,Kanaï!»fit-elledansungrondementhargneuxquicontredisaitlesproposdujeune homme, et elle s’éloigna d’un pas furieux dans l’obscurité, laissant ses deuxcompagnons bouche bée. Elle entendit Tatou morigéner Kanaï, qui protesta de soninnocence.Kanaï ?Même lui ?Des larmesbrûlantesperlèrent à ses yeuxet laissèrentdestracessaléessurlesfinesécaillesdesesjoues.Elleavaitchaudauvisage;avait-ellerougi?Etait-cepargêneouparcolère?

Elle n’avait rien vu. Aveugle, stupide et confiante, naïve comme une enfant. Quellehumiliation!Elleavaiteubêtementl’impressionque,parcequ’elleavaitdel’affectionpourTatou, ilpartageaitsonsentiment;ellesesavaitcondamnéeparsanatureàmenerunevieexempte de passion humaine ; croyait-elle qu’il se refuserait tout plaisir parce qu’il nepouvaitpasl’avoir,elle?Idiote!

Et Kanaï ? Elle se sentit soudain suffoquée d’outrage. Comment Jerd avait-elle pucoucheraveclui,sisimpleetsifranc?Cequ’ellel’avaitamenéàfairelediminuaitauxyeuxdeThymara;sonoptimismeeffronté,sabonnehumeurinaltérableprenaientunautresens.Ellesongeasoudainàsafaçondedormirprèsd’elletouteslesnuits,parfoischaudcontresondos. Elle n’y voyait jusque-là qu’unemarque d’affection enfantine ; à présent, un petit crid’indignation luiéchappa.Àquoirêvait-ilencesmoments-là?Quepensaient lesautresdeleurproximité?Croyaient-ilsqu’elleetKanaïs’entremêlaientcommeJerdetGraffe?

Tatoulecroyait-il?

L’indignationlasubmergeadenouveau.Elleregardalefeuetsut,malgrésesvêtementsmouillés et son ventre vide, qu’elle ne se joindrait pas aux autres ce soir – et qu’elle nelaisseraitpasKanaï s’installerprèsd’elle.Elle fitbrusquementdemi-touret sedirigeaversson canoë : elle allait prendre sa couverture et dormirait près de Sintara. Elle n’avait plusguèred’affectionpourcette imbécilededragonne,mais,malgréson indifférence,ellevalaitmieuxquesessoi-disantamis;aumoins,ellenesecachaitpasdenenourrirnulsentimentpourThymara.

Matafavaitétééchouésurlabergeàcôtédescanoës.Souslesyeuxcompatissantsdelagabare,lajeunefilletirad’ungestefurieuxsacouverturedesonpaquetageetpritsaréservedeviandeséchée.Ellen’avaitpasenviedepartagersonrepasavecquiconque,mais,àl’idéed’unplatchaud,ellesentitsarésolutionfaiblir.EllejetaunregardàMatafensedemandantsi Leftrin lui permettrait de monter à bord pour se réchauffer près du fourneau de lacoquerie,voiredeboireunetassedethé.Elleserapprochadubateau.Lecapitainemaintenaitstrictementsonautoritésurlepont,etaucungardienn’yprenaitpiedsansuneautorisationexpresse. Peut-être pourrait-elle en obtenir une d’Alise ? Elle n’avait pas eu l’occasion debavarderbeaucoupavecelledepuissamésaventure.

Alors qu’elle réfléchissait ainsi, elle vit la silhouette d’un homme qui enjambait lebastingage de proue et descendait maladroitement l’échelle jusqu’à terre ; mince, il ne sedéplaçaitcommeaucundesmembresd’équipagequ’elleconnaissait.Iltrébuchaenposantlepiedsurlaberge,etiljuratoutbas.Ellelereconnutaussitôt.

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« Sédric ! s’exclama-t-elle, étonnée. Je croyais que vous étiez très malade ; je suissurprisedevousvoir.Vousallezmieux?»Ensonfor intérieur,ellesongeaquec’étaitunequestionstupide:ilparaissaitauplusmal,hâveetravagé;sesdélicatsvêtementspendaientlamentablementsurlui,et,àl’odeur,iln’avaitpasfaitdetoilette.

Ilsetournaverselled’unpastramanttrèsdifférentdesagrâcehabituelle.Ilavait l’aircontrarié de la voir,mais il répondit néanmoins : «Mieux ?Non, Thymara, je ne vais pasmieux.Maisbientôt,peut-être.» Il s’exprimaitd’unevoixembarrassée, commes’il avait lagorgesèche.Ellesedemandas’ilavaitbu,puissereprochacettepensée;ilétaittrèsmalade,voilàtout.

Commeils’apprêtaitàs’éloignersansmêmeluidireaurevoir,elleremarquaqu’ilportaitune boîte en bois ; c’était à cause d’elle qu’il avait descendu l’échelle si gauchement. Ilmarchaitpenchédecôtécommesilefardeauétaittroplourdpourlui.Thymarafaillitcourirlerattraperpourluiproposersonaide,maiselleseravisa:ilsesentiraitsansdoutehumiliéd’apparaîtreaussifaibledevantelle.Mieuxvalaitlelaissertranquille;ilsedébrouillerait.

ElleallachercherSintaraparmisescongénères.Sacouverturerouléesautaitsursondosaurythmedesamarche ;auboutde troispas,elle la ramenadevantelleet la serrasursapoitrine. Une croûte s’était formée sur son écorchure au bras qui guérissait vite, mais lalongueégratignureenhautdesondosneparaissaitpasvouloirserefermer.Partoutailleurs,sesécailles l’avaientprotégéedescrocsdeMercor,mais, là,ellesavaientcédé.C’étaitSylvequi l’avait remarquéquand elle avait insistépourqueThymaraôtât sa chemise afinde luipermettredepansersonbras.«Qu’est-cequec’est?avait-elledemandé.

—Quoi?avaitréponduThymara,encorefrissonnante.

—Ça.»Sylveavaittouchéunpointentresesomoplates;lecontactavaitétédouloureux,commesielleavaitappuyésurunabcès.«Ondiraitunecoupuremalcicatrisée.Quandt’es-tufaitça?

—Jen’ensaisrien.

—Jevaislalaissersevider.»Et,avantqueThymarapûtintervenir,Sylveavaitsoulevélacroûte.Elle avait senti un liquide chaud coulerdans sondos, et, quand elle se tourna, elleaperçut l’expression dégoûtée de Sylve qui essuyait l’écoulement. Pourtant, la jeune fillen’avaitriendittandisqu’ellepressaitlablessurepuislanettoyaitàl’eauclaireetlapansait.L’entailleeûtdûcommenceràguérir,maisellerestaitpurulente,enflammée,douloureuseetparfoissuppurantelematin.Thymaran’avaitrienpourlatraiter,etnulleenviedesoumettreson corps de lézard à l’examen de quiconque. Elle se répétait que la plaie finirait par serefermer;touteslesblessuresguérissaienttoujours.Celle-cimettaitunpeupluslongtempsqued’habitude,etellefaisaitplusmal.

Lachancen’avaitpassouriauxchasseurs:Thymaranepercevaitnulfumetdeviandeentraindegriller,seulementuneodeurdepoissonsurlabraise.Jadis,elleappréciaitceplatetleregardaitcommeunmetsrare;aujourd’hui,malgrésafaim,ellepréféraitsecontenterdesaviandeséchée.

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Lesdragons aussi étaientdéçus, et plusieursdes grandsmâlesparcouraient le bancdeboued’unairmécontent.Ranculosmarchaitdans l’eaucommedans l’espoird’y trouverdequoimanger.Lessoirsd’abondance, ils s’assemblaientsouventavec lesgardiensautourdufeu,et tousprofitaientdesachaleur.Maisaujourd’hui ilsavaient faimetrestaientà l’écartlesunsdesautres.

ThymaraeûteudumalàrepérerSintaradanslenoiràl’aidedesesseulsyeux,maisellen’avaitenréalitéqu’àsuivrelelienmalvenuqu’ellepartageaitaveclareine.Ladragonneétaitinstalléeàl’extrémitédubancdesable,tournéeversl’aval.

Et elle n’était pas seule. En s’approchant, Thymara reconnut la voix d’Alise ; la jeunefemmeadressaitdesreprochesàSintarasuruntonmesuré.«Tul’asexposéeàcespectacleexprès, sans préparation, et naturellement ça l’a bouleversée. Je n’aimerais pas non plustombersansavertissementsurunescènepareille.Elleestsensible,Sintara,ettudevraisfaireplusattentionàsessentiments.

—Ellen’apaslesmoyensd’être«sensible»»,répliqualadragonned’untoncassant.

Thymaras’arrêtaettenditl’oreille.Ellesongeaamèrementqu’ellecommençaitàdevenirdouéepourécouterauxportes.

«Elleestdéjàsolideet résistante,ditAliseencontredisanthardiment ladragonne ;cen’est pas en la traumatisant encore que tu en feras quelqu’un de mieux ; tu en ferasseulementquelqu’undedur,etceseraitdommage.

— Il serait encoreplusdommagequ’elle reste tellequ’elle est, tropgentille, contraintepardesrèglesqu’ellen’apasédictées,s’interdisanttoujoursdedirecequ’ellepense.ChezlesdragonsetlesAnciens,onsavaitqu’unefemelleestunereine,libredeprendresesdécisionsetdesuivresesdésirs.C’estcequeThymaradoitapprendresielleveutcontinueràmeservir.

—Teservir!répétaAlise,outrée.C’estainsiquetulavois?Commetaservante?»

Lajeunefillesongeaqu’Aliseavaitfaitduchemindepuisl’époqueoùchacundesproposqu’elle adressait à la dragonne s’enveloppait de compliments fleuris ; à présent, on avaitl’impressionqu’elleluiparlaitdefemmeàfemme.Avait-ellechangéàcepointelle-même?OubienSintaraavait-elledésormaisassezconfianceenellespourneplusexercersoncharmesurelles?EntendreAliseprendresadéfensefitsourireThymara,maislajeunefemmepayasanstarderleprixdesonaudace.

« Naturellement, elle me sert, ou du moins elle en a le potentiel si elle parvient àacquérir le caractère d’une reine. À quoi bon une servante qui s’aplatit devant les autreshumains?Commentpeut-elleexigerquejeluidonnelemeilleurdemoi-mêmesic’estàeuxquevasadéférence?Naguère,Alise,j’aicruquetoiaussitupourraismeservirainsi;maistumedéçoisencoreplusqueThymaracesdernierstemps,etjenevoispasquetut’efforcesdechanger.Tuespeut-êtretropvieillepourça.»

Lesilenceaussipeutexprimer lapeine ;Thymaras’enrenditcompte,carelleperçut ladouleurd’Alise,quiladébusquadel’obscurité.Sanschercheràfairecroirequ’ellen’avaitrien

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entendu,ellebonditpourdéfendresonaînée.«Jenevoispaspourquoinousvoudrionsl’uneou l’autre servir une créature aussi prétentieuse et ingrate que toi ! » s’exclama-t-elle ens’interposantentreelles.

«Ah !Bonsoir,petite sournoise.T’es-tubienamuséeà te tapirdans lenoirpournousécouter?»L’hostilitégonflait lepoitraildeSintara,etelleparaissait lumineusesousl’effetde la colère : un soudain éclat bleu l’environna, sur lequel se détachaient les piques quipoussaient sur son cou ; la lueur se réfléchissait en ondes cuivrées sur la robe d’Alise. Lafemmedoréeàlachevelured’unrouxflamboyantsurlefondbleuetargentdelareineétaitunspectacled’unebeautéàcouperlesouffle;oneûtditunescènetiréed’unevieillelégendeoud’unetapisseried’autrefois,et,siThymaran’enavaitpastantvouluàladragonne,ellesefûtvolontierslaisséealleràsacontemplation.Sintaraperçutsonémerveillementetsemitàfairedes grâces,déployant ses ailes afind’affirmer leur éclat ; elles étaientopalescentes etpluslonguesqueThymaraneselesrappelait.

«Chaquejour,jedeviensplusforteetplusbelle.»Ladragonnefitéchosanseffortàsespensées. « Ceux qui prétendaient que je ne volerais jamais devront ravaler leurs paroles.SeuleTintagliapeutrivaliseravecmoienmagnificenceetenpuissance,etunjourviendraoùça ne sera plus vrai, je n’ai pas de honte à le dire. Je sais ce que je suis ; pourquoi doncsupporterais-je la compagnie d’une petite proie timide qui bêle et couine, éperdue de pitiépourelle-même,incapablemêmededéfierlemâlequiseprésente?

—Défierlemâle…»Lavoixglacéed’Alisemourut,noyéedanslaperplexité.

«Naturellement.»Ladragonnesemoquaitmanifestementdesonincompréhension.«Ils’estprésenté;ilestassezfortetenbonnesanté,iltesuitpartout,ilhumetatrace,ilteflatteettecomplimentedetonintelligence.Tunepeuxpasmecacherquetusenssondésirpourtoietqu’ilt’attire.Mais,avantdel’accepter,tudoisluisoumettreundéfi.Pourtoi,iln’existepasdevold’accouplement,pasdecombatdanslesairsalorsqu’ils’efforcedetemonter,quetu lui échappes et mets à l’épreuve ses capacités en vol. Mais il y a d’autres façons parlesquelleslesmâlesAnciensprouvaientleurvaleur.Oppose-luiundéfi.

JenesuispasuneAncienne»,ditAlise.Àpartelle,Thymaranotaqu’elleneniaitaucundesautrespointssoulevésparSintara.Quiétaitdoncceprétendantqueladragonneestimaitdigned’elle?Laréponseluivintbrusquement:Sédric,leséduisantTerrilvillienquiobéissaitàAliseaudoigtetàl’œil.Était-ceàcaused’ellequ’ilétaitdescenduàterrecesoir?Espérait-il un rendez-vous amoureux avec elle ? À cette idée, un frisson d’excitation teinté devoyeurisme la parcourut, à son grand effarement. Que lui arrivait-il ? Elle refusacatégoriquementdelesimaginerenserrés,roulantventresurventrecommeJerdetGraffe.

« Et je suismariée. » Cette seconde affirmation d’Alise sonnait, non comme l’énoncéd’unfait,maiscommel’aveud’unecondamnation.

«Pourquoitelieràuncompagnonquetunedésirespas?demandaladragonneavecuneperplexité non feinte. Pourquoi obéir à une règle dont tu ne tires que frustration ? Qu’ygagnes-tu?

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—Jetiensparole,réponditAliseavecpeine,etjegardemonhonneur.Nousavonspasséunmarché,Hest etmoi ;nousavonspromis sincèrementde rester ensemble etden’avoirpersonned’autredansnotrevie.Jeleregrette,car,envérité,j’ignoraisàquoijerenonçais.Jeme suis vendue pour des manuscrits, une résidence confortable et des repas de qualité ;c’était un contrat stupide,mais nous l’observons tous deux de bonne foi. Par conséquent,quandcetteaventures’achèvera, jequitteraiLeftrin,mesdragonsetcesjoursoùj’auraiétévivantepourrentrerchezmoietm’efforcerdedonnerunhéritieràmonépoux,parcequej’enaifaitlapromesse.Et,situmevoiscommeuneproiequibêleetcouineentrelesgriffesd’unprédateur,mafoi,tuaspeut-êtreraison;maispeut-êtremefaut-ilposséderuneforced’unautre genre pour tenir ma parole alors que toutes les fibres demon corpsme hurlent del’enfreindre.»

Sintaraeutunreniflementméprisant.«Tunecroispas toi-mêmequ’ilaitrespectésespromesses.

—Jen’aipasnonplusdepreuvequ’illesaitrompues.

—Non;tueslaseulepreuvequ’ilarompuquelquechose:tuesbrisée.»Ladragonneprononçasondiagnosticsanspitié.

« Peut-être, maisma parole et mon honneur sont intacts. » Àmesure qu’elle parlait,Alise s’était exprimée d’une voix de plus en plus hachée, et, alors qu’elle affirmait sonhonneur,elleavaitenfouisonvisagedanssesmains.L’espaced’uninstant,elles’étranglaensilence, puis de gros sanglots douloureux lui échappèrent. Thymara s’avança et posa unemainhésitantesursonépaule;ellen’avaitencorejamaisessayédeconsolerquiconque.«Jecomprends, murmura-t-elle. Vous avez choisi la seule voie honorable, mais c’est dur – etencoreplusquandl’entouragejugevotredécisioninepte.»

Alise leva vers elle un visage ruisselant de larmes, et, instinctivement, Thymara la pritdans ses bras. « Merci, dit la jeune femme d’une voix cassée. Merci de ne pas me jugerstupide.»

Lapluies’étaitremiseàtomber,plusfortàprésent.Leftrintirasonbonnetdelainesursesoreilles etplissa les yeuxpour tâcherd’y voirmalgré l’averse et l’obscurité.La journéeavaitétélongue,etiln’avaitqu’uneenvie:s’asseoiràlatabledelacoquerieavecunechopede thé brûlant, un bol de soupe de poisson et une femme rousse prête à sourire à sesplaisanteries, à répondre«s’il vousplaît» et«merci»auxeffortsde sonéquipagepour semontrerbienélevé.Cen’estpastropdemanderdelavie,sedit-il.Tandisqu’ildescendaitàterreets’éloignaitsurlabergeboueuse,lesyeuxdeMatafpeintssurlacoquel’avaientsuiviavec compassion. Le bateau savait ce qu’il allait faire, et il savait aussi combien cela luidéplaisait.

C’était bien de ce salaud de Jess d’exiger un rendez-vous à la nuit et sous la pluie. Ilséchangeaientdesregardsetdessilencesmenaçantsdepuisplusieursjours,cependantLeftrinavait réussi jusque-là à éviter toute confrontation avec l’homme en refusant de se trouver

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seulaveclui.Mais,cesoir,alorsqu’ils’apprêtaitàs’installerbienauchaudprèsdufourneaudelacoquerie,ilavaitdécouvertunmotaufonddesachopeàcafé.

Ilavaitfaitdesonmieuxpours’éclipserdiscrètementmalgrésonéquipageréunidanslapièce, et nul n’avait paru remarquer son départ. Il se déplaçait sans bruit dans l’obscurité,contournantlesgardiensetleurfeudecamp;unerafaledeventfitbondirlesflammesetluiapportaleursriresetl’odeurdeleurpoissonentraindecuire.Iln’avaitpasenviequ’onlevîtàterrecesoir.

Dissimulé par la nuit et les rideaux de pluie, il se dirigea vers le dragon argenté, prèsduquelJessluiavaitfixérendez-vousselonuneformulecryptique:«Retrouvez-moiprèsdel’argentéoujerévèlelesecret.»Lebilletnedisaitriend’autre,maislamenaceétaitévidente.Le dragon tenait quelque chose à terre avec ses pattes antérieures et en arrachait desmorceauxdeviande.Dansuneboufféed’espoirdélirant,Leftrinsongeaqu’ildévoraitJess;mais,deuxpasplusloin,ils’aperçutqu’ilmangeaitunecréatureàquatrepattes:lechasseurluiavait fournidequoi ledistrairependantque lesdeuxhommesdiscutaient. Il regarda ledragonarracherunmembreàlacarcasse;l’étatdel’argentés’étaitaméliorédepuisledébutde l’expédition, mais il restait plus petit et moins bien portant que ses congénères. Sablessure à la queue avait guéri,mais il attrapait apparemment beaucoup plus souvent desparasites que les autres dragons. Il remarqua la présence de Leftrin et se déplaça pour lesurveillertoutenmâchantunepatteachevéeparunsabot.

«Bonsoir,capitaine,ditJessenapparaissantderrièrel’épauledudragon.Bellenuitpourunepromenade.

—Jesuislà;quevoulez-vous?

—Pasgrand-chose:votrecoopération,c’esttout.J’aivuuneoccasioncetaprès-midietj’aipenséqu’ilfallaitlasaisir.

—Uneoccasion?

—C’estça.»Jessposalamainsurl’épauledudragon,quiréponditparungrondementbas;maisilcontinuades’intéresserexclusivementàlaviande.«Il fait leméchant,maisilmeconnaît;jeluiglisseunerationdeviandesupplémentairechaquefoisquejepeux,etmaprésencene ledérangeplus.» Il écartaunpande sonmanteaupour révélerunehachette,deux longs couteaux et un poignard à lame courte, tous soigneusement rangés dans despochesintérieures.Ilpenchalégèrementlatêteversl’argenté.«Oncommence?

—Vousêtescinglé,murmuraLeftrin.

—Pasdutout.»L’hommesourit.«Unefoisqu’ilaurafinidedévorersondaim,ilauraenvie de faire une très longue sieste. Dès le départ, j’avais prévu le coup, et je me suispréparé:j’aiéventréledaimetj’yaifourrédelavalérianeetdupavotenquantitéavantdeledonneraudragon,assezpourqu’ils’endormecommeunemasse,jepense.Onvabientôtlesavoir.» Il refermasonmanteaupourseprotégerduventetde lapluie,et regardaLeftrinavecungrandsourire.

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«Pasquestionque jeparticipeàvosmauvaiscoups,dit lecapitaine.Nousnous feronsprendre;pasquestion!

—Maisnon,nousnenousferonspasprendre!J’ai toutcalculé.Ledragons’endort,etnousfaisonsensortequ’ilneseréveillejamais,puis,enuneheureoudeux,nousrécupéronslesmorceauxlesplusvendables,nouslesrapportonsàbordduMatafetnousredescendonslefleuvedèscesoir.

—Etquedeviennentlesgardiensetlesautresdragons?

— Par un déluge pareil ? Ils ne se rendront compte de rien, et, après notre départ, ilsconstaterontquenousavonssabotéleurscanoës;çam’étonneraitqu’onentendeparlerd’euxensuite.

—Etquedirons-nousauxgensdeTrehaug?

—Nousnenousyarrêteronspas.Noustireronstoutdroitversl’embouchuredufleuve,puisnous remonterons lacôte jusqu’enChalcède.Vouspourrezyvivrecommeunroiavecvotreamie.J’aivulafaçondontvouslaregardez;ainsi,aumoins,vousnelaquitterezpas.

—Commentça?

—Ehbien,sivousrefusez, jechoisisuneautrevoieoùvousperdeztout: jerévèleauxdragonsetauxgardiensquevousavezdébitéuncocondeserpentpourfourniràvotrecherMatafdubois-sorcier enplus ; votre équipage est au courant, visiblement, puisqu’il sait lepeude travail qu’il doit fournir pour faire avancer la gabare.Àmon avis, les dragons vousregarderont d’unmauvaisœil s’ils apprennent que vous avez tué l’un des leurs pour votreprofit ; ce genre de chose les agace. Et votre jolie rouquine risque de vous juger moinshonorablequ’elle lecroyait,hypocrite,voirementeur,si jemènemabarquecommeil faut.Donc, vouspouvezm’aider à faireprovisiondebonnemarchandise surundragon stupide,malformé, et qui n’appartient à personne, pour fournir à votre amie, à votre équipage et àvous-mêmeune vie d’indolence et de luxe enChalcède, oubien vouspouvez vous entêter,auquelcasjemettraienpiècestouslesespoirsquevouspouveznourrir.»Ilsourit,lesyeuxplissésàcausedelapluie,etajouta:«Quandtoutlemondeseseraretournécontrevous,çanem’étonneraitpasquejerécupèreàlafoisvotrebateauetvotreamie.J’aipassépasmaldesoiréesàacquérirl’amitiéetlaconfiancedesgardienspendantquevousperdiezvotretempsàcourtiservotrepetiteécervelée;enoutre,jepensequelegommeuxdeTerrilvilleserangeradansmoncamp.Oubiencomptez-vouscontinueràprétendrequevousêtestousinnocents,quevousn’avezrienàcacher?»

Ledragoncourbalecouetsaisit lacagethoraciquedudaimdanssagueule; ilrefermalesmâchoireset labroya,puisentrepritune lentemastication,repliant lacarcassesurelle-mêmetoutenl’écrasant.Leftrins’avançapourl’empêcherdecontinuer,maisl’argentésemitàgronderd’unairmenaçant;lapuanteurdesonhaleinefitblêmirlecapitaine,quirecula.

«Oh, ilnevous faitpas confiance ! fit Jessd’un ton faussement compatissant.Àmonavis, ilnevoudrapasquevousessayiezde lesauver.Quelcrétin,ce lézard !Ondiraitbien

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que nous sommes sur le même bateau, capitaine ; une fois qu’il s’endormira, ce sera lemomentdecommencerladécoupe.Pourl’instant,jevaism’occuperdescanoës.»

L’effronteriedupersonnageeûtsuffiàprovoquerLeftrin,mêmes’iln’avaitpasmenacéses rêves. Comme Jess passait près de lui sous la pluie battante, il se jeta sur lui, prêt àl’assommeretàledonnerenpâtureaudragon.Lemalheureux!Iladûénervercetanimalsanscervelle.Maisundragonresteundragon,Alise;onnepeutpasluienvouloir.

MaisJesssetournaverslui,lesdentsdénudéesparunrictusdejoie,unelamebrillanteaupoing.

Sintara regardait les deux femelles humaines avec effarement. Que signifiaient cetteétreinte et ces larmes ? Elles ne chassaient pas, elles ne se battaient pas, elles nes’accouplaientpas, ellesne se livraientàaucuneactivité raisonnablequ’elle connût, et ellevoulaitqu’ellescessent.«L’uneou l’autred’entrevousm’a-t-elleapportéàmanger?» fit-elled’untonimpérieux.

Thymaras’écartad’Aliseets’essuyalesyeuxdelamanche.«Jen’aipaseuletempsdechasseraujourd’hui;jecroisqueleschasseursontprisdupoisson.

—J’aidéjàavalécequeCarsonadésignécomme«mapart»;c’étaitpitoyable.

—Jepourraispeut-êtrealler…

—Silence ! » aboyaSintara.Elle avait entenduunbruit lointain, comme le hurlementd’un vent terrible, et elle perçut unmélange d’angoisse et de colère de la part du dragonargenté.Commetoujours,sespenséesétaientconfuses,maisquelquechoseluifaisaitpeur.

« Qu’y a-t-il ? » lui demanda-t-elle dans un cri, ainsi qu’aux autres dragons. Le bruitdevenaitplusfort,etmêmeleshumainsl’entendaientàprésent.EllevitThymarasetournerpourlancerunavertissement,Aliseagrippéeàsonbras,latêtepivotantdedroiteetdegaucheàlarecherchedelasourceduvacarme.Lerugissements’approchait,etpourtantladragonnenesentaitnulleprécipitationduventnidelapluie;lebruitdevenaitplusfort,grondementcrissantoùsemêlaientparmomentsdesclaquementsetdescraquementssecs.

«C’est le fleuve!C’estunecrue!»LecoupdetrompedeMercorpénétraviolemmentdanssonesprit,etd’antiquessouvenirssurgirentàlaconsciencedeSintara.

«Envolez-vous!Passezau-dessusdel’eau!»beugla-t-elle,oubliantcequ’elleétait,undemi-dragon incapable de quitter le sol. L’obscurité ne dissimulait pas complètement ledanger : elle regarda vers l’amont et vit une dentelle blanche qui ourlait le sommet d’unefalaisegrise,unefalaiseliquideoùtournoyaientdestroncsd’arbre.

«Vers la forêt !»criaThymara,maisseule ladragonnepouvaitdésormaisentendresapetite voix dans le tonnerre de l’eau. Sintara vit les deux femmes, main dans la main, semettreàcourir.

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«C’esttroptard!»leurcria-t-elle.Elletenditlecou,saisitAliseparl’épauleetlasoulevadans lesairs.La femmehurla,mais, sansyprêterattention, ladragonneramena la têteenarrièreetdéposasonfardeauentresesailes.«Accroche-toi!»luilança-t-elle.

Thymarafuyaitàtoutesjambes;Sintaralapoursuivaitdansunbruitdetonnerre.

C’estalorsquelavaguelesfrappa.

Iln’yavaitpasquedel’eau.Elleroulaitdanssonflotdéchaînédesrochersetdusable;lesvieuxarbress’ymêlaientaux jeunesqu’ellevenaitdedéraciner.Sintara futsoulevéedusoletemportée;untroncluiheurtalescôtesetlaprojetadecôté;lamassebouillonnantedufleuve l’entraînait inexorablement vers l’aval. Un instant, elle se retrouva complètementsubmergée,etellesemitànagervigoureusementverscequ’elleespéraitêtrelasurfaceetlaberge.Toutn’étaitqu’eau, ténèbres et chaos ;dragons,humains, canoës, arbres et rochers,toutsemêlaitdans les tourbillonsde lacrue.La têtede ladragonnecrevaenfin lasurface,mais le monde qui l’entourait était incompréhensible ; elle tournoyait dans le courant enpataugeantdésespérément,maisellenetrouvaitpaslarive;toutautourd’elle,l’eaucoulait,blancheetfurieuse,souslecielnocturne.ElleaperçutleslumièresdeMatafetvituncanoëvideempêtrédanslesbranchesfeuilluesd’unarbreàladérive;l’immensetroncquiabritaitlefeudesgardienspassaprèsd’elle,fumantetencorecouronnédebraisesbrillantes.

«Thymara!criaAlise,etSintarapritalorsconscienceque la jeunefemmes’accrochaittoujoursàsesailes.Sauve-la!Regarde,Sintara,elleestlà!Là!Là!»

Elle finit par repérer la gardienne ; elle s’efforçait de se libérer d’une masse debroussailles flottantesprisesdans sesvêtements,quin’allaientpas tarderà l’engloutir et àl’entraîneraufond.«Imbécilesd’humains!»beuglaladragonne;elleseprécipitaverselle,maisRanculos, emporté par le courant, la heurta de plein fouet.Quand elle eut repris sesesprits,ellesetournaverslamasseflottante,maislajeunefilleavaitdisparu.Troptard.

«Thymara!Thymara!hurlaitAlised’unevoixstridente,maisteintéededésespoir.

—Dequelcôtéestlaterre?braillaladragonne.

—Jenesaispas!»réponditlafemmeencriant,puisellereprit:«Là-bas!Parlà.Vaparlà. » D’un index tremblant, elle indiquait la direction qu’elles suivaient déjà. Encouragée,Sintara nagea plus énergiquement ; elle ne pouvait grimper aux arbres pour semettre ensécurité,maisellepouvaitsebloquerentreeuxenattendantquepassâtleplusfortdelacrue.

Aliseseremitàcrier:«Là!Là!»Ellemontrait,nonlaterre,maisunvisageblancàlasurfacedel’eau;Thymaratendaitlesmainsverselles.

«Parpitié!»hurla-t-elle.

Sintaracourbalecouetarrachasagardienneàl’étreintedufleuve.«Àmoi!beugla-t-elled’untondedéfi,Thymaraentrelesmâchoires.Àmoi!»

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DIX-SEPTIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

D’Erek,gardiendesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Message du Marchand Korum Finbok des Marchands de Terrilville, envoyé à lademandeetensoutiend’unedemandedesMarchandsMeldaretKincarronquirecherchentdes informations sur le départ d’AliseKincarronFinbok et de SédricMeldar à bord de lavivenefMataf

Detozi,

Unmotrapide:lesparentsdeSédricMeldaretd’AliseFinboksontdanstousleursétats;ilsaffirmentlesunscommelesautresqueleurenfantneseseraitjamaisembarquévolontairementdansuneexpéditionquirisqueraitdedurerplusieursmois. L’époux d’Alise Finbok est parti pour un long voyage d’affaires, mais son père a été persuadé d’employer saconsidérablefortunepourobtenirdeplusamplesrenseignements.Sivousconnaissiezquelqu’unquisoitcapablederemonterrapidementlefleuveetd’emporterunoudeuxoiseauxmessagers,ilpourraitygagnerunerécompensesubstantielle.

Erek

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5

Crueblanche

LES MAINS DE LEFTRIN SERRAIENT LA GORGE de Jess, et le chasseur lui assenait une pluie decoupsdepoingdansleventreet letorse.Lecapitaineavait l’impressionquesonadversaireluiavaitfêléplusieurscôtes,etilavaitdanslabouchelegoûtdusangquicoulaitdeseslèvresmeurtries, mais il ne lâchait pas prise. C’était une question de temps : s’il parvenait àétranglerJessassezlongtemps,lescoupsviolentsfiniraientparcesser;déjàilsperdaientenpuissance, et, quand le chasseur leva lesmainspour lui agripper lespoignets, il sutque lecombats’achevait.Ilneluirestaitqu’àgagnerl’épreuved’endurance.L’hommeluigriffaitlesmains,maisellesétaientrésistantes,nonseulementàcausedesécailles,maisaussiàcausede leurs fréquentes immersionsdans l’eaudufleuve,etsapeauépaissienecédaitpassouslesonglesdeJess.Ilnevoyaitpaslevisagedesonadversaire,maisildevaitavoirdésormaislesyeuxexorbités.Ilserraplusfort,imaginantlalangueduchasseurcommençantàsortir.

Autourdescombattants,leventtournoyaitetlapluietombaitàverse.Ledragonargentéavait abandonné la carcasse, ou bien les drogues ne l’avaient pas affecté. D’une démarchemaladroite, il courait en rond autour des deux hommes en poussant des coups de trompeangoissés.Leftrinnes’inquiétaitpasdesonvacarme:s’ilattiraitlesgardiens,ilpourraitleurmontrerlepoignarddeJessetprétendrequ’ilavaitprotégéledragon.Nelâchezpas,dit-ilàsesmainsépuiséesetàsesbrastremblants.Nelâchezpas!Ladouleurétaitinsoutenable.Unrugissement envahissait ses oreilles, et il craignait de s’évanouir avant d’avoir achevé letravail.Ilserraitdetoutessesforces,maislechasseurcontinuaitàsedébattre;iljetalatêteenavantdansunetentativefutiledefrapperLeftrinauvisage.

Une muraille d’eau, de pierre et de bois se dressa soudain derrière Jess. L’esprit deLeftrin figea l’instant terrifiant en une longue décennie ; il vit nettement les débris quipointaientdelafaceblanche,etilsutquelavagueseraitacideetépaissiedeboue.C’étaitunecruequivenaitdetrès loin,quiavaitemportélesboisflottésetarrachélesarbresdesrivesqu’elleavaitsuivies.Ilaperçutl’énormecarcassed’unélanquifonçaitsurluientournoyantcommeunjouetjetéenl’air.

«Mataf!»cria-t-ilenlâchantJess,etilsetournapourregagnersonbateau,poursauversavivenefbien-aimées’illepouvait.

Maisletempsrepritalorssoncours,etl’eauleplaquaausoltoutendévorantlebancdesable. Il ne vit plus rien,ne sut plus rien ; il n’y avait plus en lui que la lutted’un animalsoudainplongédansunélémentétranger.Iln’yavaitplusd’air,plusdelumière,plusdehaut

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nidebas; lefroidet lapressionchassèrent l’airdesespoumons.Adieu, sedit-ilbêtement.Adieu, Alise ; aumoins je n’aurai pas eu le temps de te voir retourner auprès d’un autre.Mourirnoyéétaitpeut-êtrepréférableàcetourment.

Quelquechoseleheurta; ils’yaccrochaàpleinsbras,et ilremontapourémergerdansles ténèbres. Il avala une grande goulée d’air mêlée d’eau qui ruisselait de ses cheveux,s’étrangla, s’enfonçadenouveau sous l’eau avec le troncqu’il étreignait, puis ressortit à lasurface.Lesommetdelavaguel’avaitdépassé,maislecourantrestaitfortetlefleuveavaitpeut-être deux fois sa profondeur habituelle. La force de l’eau l’emportait au milieu d’unmélangepérilleuxd’arbres,d’animauxaffolés,decadavres,etdebranchestournoyantes.Sanschercheràresterau-dessusdutroncauquelilsetenait,ilserésignaàdesbainsréguliersets’accrochaénergiquementenespérantquelecourantlemaintiendraitaumilieudufleuve.Ilentendaitdeschocsetdescraquementsdusauxdébrisquifrappaientlesarbresdelabergeetles arrachaient ou les jetaient à terre. Il aperçut un dragon qui nageait frénétiquement, etpuissontroncseretourna, leplongeantdansl’eau,et,quandilremonta, lagrandecréatureavaitdisparu.

Comme le fleuve coulait un peu plus calmement, Leftrin suivit le tronc jusqu’auxracines; là, leboisétaitplusépaisetlesracinesluioffraientplusdeprises.Ilprit lerisqued’ygrimperpouravoirplusdehauteur,et ilparcourut lasurfacede l’eaudesyeux.Dans lecourantapaisé,lesdébriss’étalaient,emportésparlefleuvegonflé,sousleclairdesétoilesetdelalune;descarcassesd’animauxflottaient,formesnoires.Auloin,ilvitlasilhouetted’undragonquinageait;ill’appela,maissavoixneportaitsansdoutepasjusqu’àlui:lefracasdel’eau torrentueuse, des arbres qui gémissaient et cédaient sous le flot, des troncs quis’entrechoquaient,toutcelanoyaitsesappels.

Soudain, un spectacle lui rendit espoir : une lumière qui s’alluma, s’assombrit puisgranditrégulièrementpourfinirparformeruncercleparfait.CenepouvaitêtrequeMataf:quelqu’unvenaitd’allumerunelampeàsonbord.Sonéclatdonnabrusquementreliefetsensà ce qui n’était jusque-là que ténèbres. Mataf se trouvait loin en aval de Leftrin, mais lecapitainereconnutleprofilbasetnoirdesonbateau; ilpritunelongueinspirationmalgréses poumons douloureux, et fit la grimace quand ses côtesmeurtries se soulevèrent. Il negaspillapassasaliveàmaudireJess;avecunpeudechance,cen’étaitdésormaisplusqu’uncadavre.Ilserraleslèvresetémitunlongsifflementrégulier;ilrepritsonsouffleetsiffladenouveau,surunenotelégèrementplusaiguë.Ilrepritencoresonsouffle.

Avant même d’avoir le temps de siffler une troisième fois, il sut que Mataf l’avaitentendu:lecercledelumièresedéplaçatandisquelagabaresetournaitverslui.L’éclatdelalampe disparut, et, pendant un moment, Leftrin resta accroché à son tronc, respirantrégulièrement ; puis une lanterne fut allumée sur l’étrave deMataf. Le capitaine siffla denouveau, et l’éclat de la lampe se renforça aussitôt ; nageant de toutes ses forces, Matafvenaitlesecourir.Lespattesépaissesetpuissantesdelavivenef,auxextrémitéspalmées,lapropulsaientcontrelecourant;Souargedevaitêtreàlabarreetl’équipagesortaitsansdoutelesgaffes,maisMatafn’avaitpasdûattendreleurfeintecontribution:lavivenefseportaitausecoursdesoncapitaine.Cederniersifflaencoreune fois,et,aurasde l’eau, ilvit la lueurbleupâlededeuxgrandsyeux.L’aidearrivait;iln’avaitplusqu’àattendrequesonbateaulesauvât.

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Sintaraavaitpeut-êtrel’intentiondedéposerThymaraprèsd’Alise,maisellevisamaletla jeune fille tombasur laTerrilvillienne.Celle-ci lapritdansuneétreintequi lesempêchatoutesdeuxdeglisserdansl’eau,maisquienfonçaunepointedesouffrancedansledosdeThymaraquandlesmainsd’Aliseappuyèrentsursablessure.

Elle s’efforçadenepas lutter contre cesbrasqui tentaientde la sauver,mais lesdeuxfemmes commencèrent à glisser le long de l’épaule droite de la dragonne. « Accrochez-vous!»criaAlisecontresonoreille,etThymaratenditlesbraspours’agripperàlapremièreprise venue ; ses doigts fébriles se prirent au bord des écailles de Sintara, qui eûtcertainementprotestésiellen’avaitétéoccupéeàtenterdesurvivre.

Alise ne cherchait plus à empêcher sa compagne de tomber,mais elle se cramponnaitdésormaisàellepournepaschoirdeladragonne.Thymarapritlerisquedelâchersaprisedegauchepourenchercherunemeilleure,etsamainserefermasur l’articulationde l’ailedeSintara.«Accrochez-vousàmoi»,lança-t-elleàAlise,haletante,etellefitappelàtoutessesforcespourlesremontertoutesdeuxsurl’échinédelagrandecréature.

Unefoisenplace,ellesedégageasuffisammentdel’étreinted’Alisepours’avancersurladragonne.Elles’installadevantlesailesdeSintaraenramenantlestalonsversl’arrièreetenserrant les genoux. Ce n’était pas une position très stable, mais elle valait mieux que laprécédente;ellesentitAliseseglisserderrièreelle.LaTerrilvilliennepassasesbrasautourdesataille,l’enserra,etellesdisposèrentalorsd’unmomentpourévaluerleursituation.

«Ques’est-ilpassé?criaThymaraàAlise.

— Je ne sais pas ! »Malgré leur proximité, la jeune fille perçut à peine la réponse aumilieu du rugissement du fleuve. « Une énorme vague est arrivée. Le capitaine Leftrinm’avait dit que, parfois, après un tremblement de terre, l’eaudevenait blanche,mais il n’ajamaisparléd’untelphénomène!»

LeventfaisaitclaquerlesnattesnoiresdeThymara;toutautourd’elle,toutn’étaitquebruitetfureur,etlespectaclequeluimontraitlefaibleclairdeluneétaitincompréhensible.Lefleuveétaitblanccommedulait.Accrochéeàladragonnequiluttaitcontrelecourant,ellepartageait sa terreur et sa rage ; elle sentait aussi sa fatigue croissante. L’eau charriaitquantitéd’épaves,brancheset troncsd’arbres, radeauxdebroussaillesdéracinées, cadavresd’animauxquitournoyaientdanslecourant.Quandelleregardaducôtédelarive,ellevitquelefleuves’étendaittrèsloinsouslaforêt;àcet instant,unarbreimmensesemitàoscillerpuis entama une chute d’une lenteur extrême. Elle poussa un cri d’effroi,mais Sintara nepouvait rien faire. Le géant s’abattait comme une tour ; il s’inclina, gémit puis s’inclinadavantage,etsoudainlecourantemportaladragonneetsespassagèresloindudanger.

«Undragon!criasoudainAliseenlâchantétourdimentThymarapourindiquerl’avaldufleuve.Unautredragon!Jecroisquec’estVeras!»

Ellenesetrompaitpas;Thymarareconnutladragonneverteàlacrêtequisedéveloppaitdepuispeusursatête.Ellenageait,maislajeunefillelatrouvaenfoncéedansl’eau,comme

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sil’épuisementl’alourdissait.VerasétaitladragonnedeJerd;Thymarasedemandaoùétaitsagardienne,puis,commesiunesecondevagues’abattaitsurelle,ellepritconsciencequ’ellen’étaitpaslaseuleàavoirétéemportéeparlacrue; lesautresétaientregroupésautourdufeude campet avaientdûêtre submergés euxaussi.Etqu’étaientdevenus leurs canoës ettoutleurmatériel,leMataf,lesautresdragons?Commentavait-ellepunepenserqu’àelle-même?Toutsonmondeetceuxquil’habitaientavaientdisparu,entraînésparlefleuve.Elleparcourutlasurfacedel’eaud’unregardéperdu,maisilfaisaittropsombre,ettropd’objetsflottaientdansl’ondebouillonnante.

Sous ses jambes, elle sentit les côtes de Sintara se soulever ; la dragonne inspiraprofondémentpuispoussauncoupdetromperetentissant.Au loin,Verastourna la tête,etunpetitcri,semblableaucroassementd’unoiseau,parvintauxoreillesdelajeunefille,puisunautre,plus longetplusgrave,qui attira son regardversuneénormemasse, sansdouteRanculos.Ilémitunnouvelappel,dontlesensapparutenfinàl’espritdeThymara;«Mercorditqu’ilfautnagerverslarive;nouspourronsnousretenirauxarbresetresterenplaceenattendantquel’eauredescende.Tousverslarive!»

Sintara remplit à nouveau ses poumons, et, plus fort encore que la première fois, ellerelayalemessageàquipouvaitl’entendre.«Tousverslarive!Verslesarbres!»

Thymara entendit un autre dragon reprendre l’appel au loin, puis peut-être un autreencore. Après cela, à intervalles irréguliers, elle perçut des coups de trompe qui venaientapparemmentdelaberge.«Dirige-toiverscescris!»dit-elleàSintara.

Cene futpasuneminceaffaire : le courantentraînait ladragonne,quidevaitenoutreluttercontre lesdébris flottantsqui lui faisaientobstacle.Une fois,elles furentprisesdansuntourbillonquilesfittournoyeraupointqueThymaraperdittoutsensdel’orientation.

Alises’agrippaitàlatailledeThymaraetserraitlesdentspourrésisteràladouleurdesesbrûluresduesàl’eauacide.Sapeauétaitprotégéelàoùsarobecuivréelatouchait,maissesjoues,sonfrontetsespaupièreslapiquaientatrocement.Elleoffritsonvisageàlapluie,etsafraîcheurlasoulagea.Ellecrispalesmâchoires,etunsourireironiqueluiétiraleslèvres:ellerisquait demourirmais elle s’inquiétait de quelques petits bobos !Ridicule. Elle éclata derire.

Thymaraseretournapourladévisager.«Vousallezbien?»

L’espaced’uninstant,l’éclatbleuclairdesyeuxdelajeunefillequibrillaientdanslanuitdémontaAlise,puisellehocha la têtegravement.«Onnepeutmieux.J’aivuhuitdragonsjusqu’ici,dumoinsjecrois;j’enaipeut-êtrecomptécertainsdeuxfois.

—Jen’airepéréaucungardien,nileMataf.Etvous?

—Non»,réponditlajeunefemmelaconiquement.Ellenevoulaitpas,ellenepouvaitpass’inquiéter de cela maintenant. Le Mataf était un gros bateau ; il avait dû s’en sortir, etLeftrinfiniraitparlaretrouveretlasecourir.Illefallait;ilreprésentaitsonseulespoir.Un

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instant,elles’étonnadeplacerunesigrandeconfianceenunhomme,puisellechassacettepensée de son esprit. Elle n’avait que lui sur qui se reposer ; ce n’était pas lemoment dedouterdelui.

Autourd’elle,lefleuvebouillonnantrugissait,etlefracasluimeurtrissaitlesoreilles.Lafureur de la vague initiale était passée, mais l’eau qui la suivait enflait le courant et luidonnait une puissancemeurtrière. Alise serrait les genoux sur la dragonne comme si ellemontaituncheval,s’agrippaitàlaceinturedeThymaraetpriait.Lesmusclesluifaisaientmalde rester bandés depuis trop longtemps. Doux Sâ, combien de temps la terreur absoluepouvait-elledurer?Entresesjambes,ladragonnes’efforçaitd’avancer,maisparaissaitnagermoins vigoureusement. Combien de temps s’était-il écoulé depuis la catastrophe ? Sintaradevaitcommenceràsefatiguer;siellerenonçaitàlutter,toutestroismourraient.Alisesavaitqu’ellenesurvivraitpassanselleàlacrue.Ellesepenchaversladragonne.

«Cen’estplustrèsloin,mareine,mabelle;regarde,onvoitlalignedesarbres.Tupeuxy arriver ; n’essaie pas de t’y rendre tout droit ; laisse le courant te porter et dirige-toi enmêmetempsverslarive,mapierreprécieuse,mabeautésansprix.»

Elle perçut une réaction, comme un sursaut de vigueur, comme si ses simples motsencourageaientSintarad’unefaçonquidéfiaitlesobstaclesphysiques.

Thymara l’avait sentie elle aussi. « Grande reine, il faut que tu survives. Tu doistransmettre les souvenirs de tous tes ancêtres. Nage, ou ils seront perdus à jamais, et lemondeenseradiminué.Tudoissurvivre,tuledois!»

Labergeapprochait,maisavecunelenteurdésespérante,et,malgrélesencouragements,les forces de Sintara l’abandonnaient. Soudain, elles entendirent des coups de trompe :plusieurs dragons s’étaient glissés entre les arbres le long de la berge. Ils appelaient leurcongénère,etunfrissondesoulagementparcourutAlise lorsqu’elleentenditaussidefrêlesvoixhumaines.

«C’estSintara!LareinebleuedeThymara!Nage,mareine,nage!N’abandonnepas!

—DouxSâ,ilyquelqu’unsursondos!Quiest-ce?Quia-t-ellesauvé?

—Nage,dragonne!Nage!Tuvasyarriver!»

Thymaralançasoudain:«Sylve?C’esttoi?Noussommeslà,Aliseetmoi!Sintaranousasauvées!»

La voix haut perchée de Sylve leur parvint. «N’essayez pas de grimper sur lematelasflottant de débris et de broussailles, vous allez vous y empêtrer. Frayez-vous un cheminjusqu’auxarbres;là,Sintara,onglisseraquelquesgrostroncsendessousdetoipourquetupuissestereposer.Faisattentiondenepaste laisserprendredans lesbroussailles !Çafaitcommeunfilet;siellesteprennent,ellest’entraînerontaufond.»

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Quelques minutes plus tard, le conseil se révéla bien utile : toutes sortes de débriss’étaientaccumuléslelongdelarive.Ducôtédufleuve,ilsflottaientlibrement,mais,plusladragonne approchait des arbres, plus leurmasse devenait compacte et intriquée. Thymaras’agrippait à sa monture, avec l’impression que cette dernière partie de leurs tribulationsdurait une éternité. Les arbres dressaient leur havre de sécurité devant elle, et jamais ellen’avaiteuplusenviedesentirl’écorcesoussesgriffesnides’accrocheràl’undecesgéants.Unepénombre,quin’étaitpasencoretoutàfaitlalumièredujourmaisindiquaitquel’aubenaissait quelque part, avait commencé à envahir le ciel et à descendre vers le fleuvebouillonnant.Avaient-ellespassélanuitàcombattrel’eau?Thymaradistinguaitàprésentleslargesmassesdesdragonssouslesarbres;ilsrésistaientaucourant,épuisés,ens’accrochantdespattesavantauxtroncs.Detempsentemps,certainspoussaientdescoupsdetrompe,etla jeune fille se demanda qui ils appelaient ainsi. Il y avait aussi des gardiens avec eux,perchésdanslesbassesbranches;elleignoraitleurnombreetleuridentité,maisellesepritàespérerquetousseportaientbien.Quelquesheuresplustôtàpeine,ellecraignaitqu’elle,Alise etSintarane fussent les seules survivantes ; àprésent, elle envisageaitque tous s’enfussentsortissansdommage.

Du poitrail, Sintara s’ouvrit un passage dans lamasse de débris ; elle avait peine à seretenird’essayerdegrimpersurcettecoucheflottante.Thymarasentaitsafatigue,sonenviede cesser de lutter pour se reposer. Le cœur de la jeune fille bondit quand elle vit d’abordSylve puis Tatou s’aventurer vers eux sur les troncs et les branches entremêlés. « Faitesattention ! leurcria-t-elle.Sivous tombezdans l’eau,onnevousretrouvera jamaissouscematelas.

—Jesais!réponditTatou.MaisilfautdégagerunpeuleterrainpourpermettreàSintarad’accéder aux arbres. Nous avons pu aider certains dragons à rester à la surface en leurglissantdespiècesdeboissousleventre.

—J’enauraisbienbesoin,ditaussitôtSintara,etThymaracompritqu’elleétaitbeaucoupplusépuiséequ’ellenelecroyait.

— Il faut descendre de son dos, souffla-t-elle à Alise. Le radeau de débris a l’air assezépaispoursupporternotrepoidssinousyallonsprudemment.»

Alise défaisait déjà la ceinture de tissu de sa robe ; elle était plus longue que ne s’yattendait Thymara, car la Terrilvillienne l’avait enroulée deux fois autour de sa taille.«Attachez-laàvotrepoignet,dit-elle,etj’enferaiautant;sil’unedenousperdpied,l’autrepourralaretenir.»

Lajeunefilleselançalapremièredansladescente,glissantàdemisurl’épaulemouilléedeladragonne,etseréjouitd’avoirfixélaceintureàsonpoignetlorsqu’Aliselaretintjusteau-dessus dumatelas de débris et lui permit ainsi de choisir son point d’atterrissage. Ellesautasuruntroncproched’oùpointaitunebrancheverticale;ils’enfonçalégèrementsousson poids, mais ne roula pas sous ses pieds. Il avait sans doute de nombreuses autresbranches sous la surface, tellement prises dans les autres débris qu’il ne pouvait pasfacilementbouger.

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« Ça va ! Venez ! » cria-t-elle à Alise. Jetant un regard par-dessus son épaule, elleconstataqueTatous’apprêtaitàprendrepiedsursontronc.«Non!s’exclama-t-elle.Laisse-moi réceptionner Alise dessus avant d’y ajouter ton poids. » Il s’arrêta, manifestementmécontent et inquiet, mais il ne tenta pas de discuter. Comme la jeune femme entamaitlentement sa descente en s’accrochant à l’aile de Sintara, elle entendit la voix de Sylve del’autrecôtédeladragonne.

«Ilfautprocéderprudemment,outuvasmeprécipiteràl’eau.Jevaism’approcherdetoienempruntantcetronc; ilvas’enfoncersousmonpoids,ettuvasessayerd’yappuyerunepatte de devant. Puis, tandis que je reculerai, tu tâcheras de t’avancer le long du tronc.Jusqu’ici,onaréussiàaidertroisdragonsàsemaintenircommeçaàlasurface.Tuesprête?

—Toutàfait»,réponditSintarad’untonoùperçaitlagratitude,trèsdifférentdesafaçonde s’exprimer habituelle. Thymara faillit sourire ; après cette aventure, peut-être la reineverrait-ellelesgardiensd’unautreœil.

EllesursautaquandTatouluipritlebras.«Jetetiens,dit-il,rassurant.Viensparici.

— Lâche-moi ! Tume déséquilibres ! » Devant son expression peinée, elle poursuivitd’untonplusapaisant:«IlfautfairedelaplacepourAlisesurletronc.Recule,Tatou.»Ilobéitetelleajoutaplusbas:«Jesuissicontentedetevoirenviequejenesaispasquoitedire.

—Àpart«lâche-moi»?demanda-t-ilavecunhumouracerbe.

—Jenesuisplusfâchéecontretoi,répondit-elle,unpeusurprisedeconstaterquec’étaitvrai.Àgauche,Alise!lança-t-elleàlajeunefemmequi,toujoursagrippéeàl’ailedeSintara,cherchait un endroit où poser le pied. Encore, encore… Là ! Vous êtes juste au-dessus.Laissez-vousdescendretranquillement.»

La Terrilvillienne suivit ses directives et poussa un petit cri quand elle sentit le troncs’enfoncerlégèrementsoussonpoids.Elleposal’autrepiedetrestadebout,lesbrasécartéscomme un oiseau qui fait sécher son plumage après un orage. À peine eut-elle quitté ladragonne que celle-ci s’élança pour poser la patte sur le tronc que Sylve alourdissait d’uncôté,etsonbrusquemouvementfitdansertoutleradeau;Alisepoussaunnouveaucrimaisaccompagnaledéplacementetgardasonéquilibre.Thymara,toutehontebue,tombaàquatrepattespuiss’assitsurlefûtdebois.«Baissez-vous!cria-t-elleàAlise.Nousallonsavanceràplatventrejusqu’àcequenousarrivionsàunezoneunpeuplusstable.

— Je parviens à tenir mon équilibre, répondit la jeune femme, et, bien que sa voixtremblâtlégèrement,ellerestaiteffectivementdebout.

— Comme vous voulez, dit Thymara ; moi, j’y vais sur le ventre. » Sans doute sesnombreusesannéesd’expériencedanslesarbresluiavaient-ellesapprisànepasprendrederisquesinutiles.Ellecourutàquatrepatteslelongdutroncjusqu’àsapartielapluslarge,làoù lesracinesentremêléessedressaientau-dessusdufleuve ;elleserelevaens’aidantdesracines.Tatoul’avaitprécédée;illuijetaunregardencoinetdit:«Jevaistemontrerparoùjesuisvenu;ilyadeszonesduradeauplusépaissesqued’autres.

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—Merci»,répondit-elle,etelleattenditqu’Aliselarejoignît;laTerrilvillienneenroulaitsaceinturetoutenavançant.ThymaraseretournaversSintaraetsesentitunpeucoupabledesedéchargerdesadragonnesurSylve.Latoutejeunefillesedéplaçaitavecassuranceetindiquait à la grande créature ce qu’elle attendait d’elle. Thymara poussa un soupir desoulagement;ellesedébrouillaitparfaitement.

«Sylvearéussiàrécupérerundescanoës,ditTatoupar-dessussonépaule.C’estellequim’asortidel’eau.

—Quand je pense qu’au début nous la trouvions trop jeune et trop gamine pour uneexpéditioncommelanôtre!fitThymara,etelles’étonnaquandTatouéclataderire.

—L’adversiténous forceànousdépasser, jepense.» Ils avaientatteint lepremierdesgrandsarbres;Thymaras’arrêtapouryposerlesmains.Quec’étaitbon!Letroncfrémissaitsous la puissance du courant,mais il dégageait néanmoins une plus grande impression desoliditéquetoutcequ’elleavaittouchédepuisdesheures.Ellemouraitd’envied’enfoncerlesgriffesdansl’écorceetdegrimper,maisellerestaitattachéeàAlise.

«Ilyenaunavecdesbranchesbasseslà-bas,ditTatou.

— Bon choix », répondit-elle. Sous les arbres, les débris étaient plus compacts ; ilsdansaientsoussespiedsàchacundesespas,maisellen’eutaucunedifficultéàlesfranchirpour gagner l’arbre qu’indiquait Tatou. Comme elle commençait à se rassurer quant à sasurvie,centautrespréoccupationssebousculèrentsoudaindanssonesprit,maiselleretintsesquestionsletempsdes’éleverunpeudansl’arbre,d’yplantersesgriffesetd’aiderAliseàmonter,tandisqueTatoulapoussaitparendessous.LaTerrilvilliennenegrimpaitpasbien,mais, à eux deux, ils parvinrent à la hisser jusqu’à une branche solide et quasimenthorizontale;elleétaitassezlargepourqu’ellepûts’yallonger,maiselles’assitentailleuretcroisalesbras.

—Vousavezfroid?demandaThymara.

—Non;cetterobetientcurieusementchaud.Maisj’ai levisageet lesmainsbrûlésparl’eaudufleuve.

—Moi,mesécaillesm’enont isolée, jepense,dumoinsenpartie»,réponditThymara,avantdes’étonner:pourquoiavait-elleditcelatouthaut?

LaTerrilvillienneacquiesçade la tête.«Jevousenvie.Néanmoins,cette robeAncienneparaîtm’avoir protégée,mais jene sais pas comment. J’ai été trempéemais j’ai séché trèsvite,et,làoùlarobetouchemapeau,jenesensaucuneirritation.»

Tatouhaussalesépaules.«C’estfréquentquelesobjetsfabriquésparlesAnciensaientdeseffetsinattendus,commedescarillonsquijouentdesmélodiesquandleventsouffle,desmétauxquiémettentdelalumièrequandonlestouche,desbijouxquisententleparfumetdontl’odeurnedisparaîtjamais.C’estdelamagie,voilàtout.»

Thymarahochalatêtepuisluidemanda:«Combiend’entrenoussetrouventici?

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—Laplupart.Toutlemondesouffredeplaiesetdebosses;Kaseauneméchanteentailleà la cuisse,maisondiraitque l’eau la cautérise. Il ade la chancedans sonmalheur,parcequ’onn’arienpourpansersaplaie.Ranculosareçuunsérieuxcoupdanslescôtes;quandilsouffleparlenez,dusangluicouleparlesnaseaux,maisilaffirmequ’ilseremettrasionluifiche la paix, et Harrikine l’appuie ; il dit que Ranculos ne veut des soins de personne.Boxteur, lui,a reçuuncoupenpleine figure ; iladescocardsauxyeuxet ilyvoitàpeine.Tinders’est faitmalàuneaile,etNortelad’abordcruqu’elleétait cassée,mais l’enflureadisparuetmaintenant ilpeut la remuer,donc ilnedoit s’agirqued’uneméchante foulure.Tousonteuleurpartdeblessures,maisaumoinsilssontici.»

Thymara le regarda sans rien dire. «Qu’y a-t-il d’autre ? » demanda Alise d’une voixtendue.

Ilrepritsonsouffle.«IlmanqueAlumetHouarkenn.Ledragond’Alumnecessepasdel’appeler,ducouponseditqu’ilestpeut-êtreencorevivant.Onaessayéd’interrogerArbuc,maispersonnenecomprendcequ’ildit;onal’impressiondes’adresseràunenfantterrorisé.Il n’arrête pas de pousser des coups de trompe et de répéter qu’il veut qu’Alum vienne lesortir de l’eau. Le dragon rouge de Houarkenn, Baliper, ne dit rien ; il refuse de nousrépondre.Veras,ladragonnedeJerd,adisparu,etJerdpleuretoutesleslarmesdesoncorpsdepuisqu’onestarrivés ;elleditqu’ellenesentplussadragonneetqu’elles’est sûrementnoyée.

—Veras?Maisnousl’avonsvue!Elleétaitbienvivanteetellenageaitvigoureusement,maislecourantl’emportaitversl’aval.

—Mafoi,c’estquandmêmeunebonnenouvelle.Tudevraisleluidire.»

Au ton de Tatou, Thymara sentit qu’il avait pire encore à lui révéler. Elle retint sonsouffle,maisAlisedemandaalors:«QuesontdevenusMatafetlecapitaineLeftrin?

— Certains d’entre nous ont vu le bateau juste après le passage de la vague ; elle l’asubmergé,maison l’avuremonterà lasurface,avecde l’eaublanchequiruisselaitdetoussesdalots.Ilétaitdoncàflotladernièrefoisqu’onl’aaperçu,maisc’esttoutcequ’onsait;onn’aretrouvépersonnedel’équipagenideschasseurs,alorsonespèrequ’ilsétaienttousàbordetqu’ilss’ensonttirésgrâceàMataf.

— Si c’est le cas, ils viendront nous chercher ; le capitaine Leftrin se portera à notresecours.»Elles’exprimaitavecunesigrandeconvictionqueThymaraeneutpresquede lapeinepourelle;silecapitainenevenaitpas,Aliseauraitdumalàaccepterqu’elledevaitsedébrouillerseule.

ElleregardaTatoudanslesyeux.«Etquoid’autre?demanda-t-ellesansdétour.

—Ledragonargentén’estpaslà,niRelpda,lapetitereinecuivrée.»

Thymarasoupira.«Jemedemandaiss’ilssurvivraient.Ilsn’étaientpastrèsintelligents,etlacuivréen’avaitpasunebonnesanté;c’estpeut-êtreunemiséricordequ’ilssoientpartis

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si vite. » Elle se tourna vers Tatou ; serait-il d’accord avec elle ?Mais il ne paraissait pasl’avoirécoutée.«Quid’autre?»demanda-t-elle.

Lemonde parut se figer un instant, comme s’il se préparait au deuil. «Gringalette, etKanaï.Ilsnesontpasici,etpersonnenelesavusaprèslepassagedelavague.

—Mais je l’avais laissé avec toi ! » s’exclama-t-elle comme si la faute en incombait àTatou;iltressaillitetellecompritqu’ilpartageaitcesentiment.

«Jesais.Onétaitentraindesedisputer,ettoutàcoupl’eaunousaplaquésausol.Jenel’aipasrevu.»

Thymaras’accroupitsurlabrancheetattendit ladouleuret leslarmes.Ellesnevinrentpas,maisunengourdissementétrangemontadesonventre.Ellel’avaittué.Ellel’avaittuéensemettant tellement en colère contre lui qu’elle avait tourné le dos. « J’étais trop fâchéecontrelui,avoua-t-elleàTatou.Cequ’ilm’avaitditavaittotalementternil’imagequej’avaisdelui,etjenevoulaisplusleconnaîtrenilelaisserm’approcher.Etmaintenantiln’estpluslà.

—Ternitonimagedelui?»demandaTatouaveccirconspection.

—Jen’auraisjamaiscruqu’il feraitça.Jepensaisqu’ilvalaitmieuxqueça»,répondit-elle,gênée.

Elle s’aperçut trop tardqueTatouprenait ce jugementpour lui-même.«Peut-êtrequepersonnen’esttelquelesautreslevoient»,fit-ilsèchement,etilselevaets’éloignaversletronc;Thymaranesutcommentlerappeler.

Aliseluilança:«Iln’estabsolumentpascertainqueGringaletteetluisoientmorts;ilapuregagnerleMataf.LecapitaineLeftrinnousleramènerapeut-être.»

Tatoularegardapar-dessussonépauleetditd’unevoixatone:«JevaisdireàJerdquevousavezvuVeras;çalaconsolerapeut-êtreunpeu.Graffetâchedeluiremonterlemoral,maisellenel’écoutepas.

—Bonneidée,réponditAlise.Dis-luibienque,quandnousl’avonsvue,ellenageaitavecvigueur.»

Thymaranetentapasdeleretenir.Qu’ilailleréconforterJerd!Elles’enmoquait;ellel’écartaitde savie tout commeelle enavait écartéKanaï.Ellene lesavait jamaisvraimentconnus ;mieux valait qu’elle gardât son cœur pour elle-même.Agissait-elle stupidement ?Était-elle obligée de se raccrocher à sa peine et à sa rancœur ? Pouvait-elle lâcher prise,pardonner à Tatou et renouer son amitié avec lui ? L’espace d’un instant, elle eut lesentiment que cette décision dépendait d’elle seule ; elle pouvait monter son attitude enépingleoulaconsidérercommeunsimplefait.Ens’yaccrochant,ellesefaisaitdumaletellelui faisait dumal. Avant de savoir ce qu’il avait fait avec Jerd, il était son ami ; seul avaitchangélefaitqu’ellesavait.

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«Maisjenepeuxpasnepaslesavoir,sedit-elleàmi-voix.Et,maintenantquejelesaiscapabled’untelacte,jemerendscomptequ’ilestdifférentdecequejecroyais.

—Vousallezbien?demandaAlise.Vousavezditquelquechose?

—Non,jemeparlaisàmoi-même,c’esttout.»Thymarasecouvritlesyeuxdesmains;elleétaitensécuritéetsesvêtementscommençaientàsécher.Elleavaitfaim,maislafatigueet la peine prenaient le pas sur son appétit ; cela pouvait attendre. « Je crois que je vaischercheruncoinoùdormirunpeu.

—Ah!»Aliseparaissaitdéçue.«J’espéraisquenousirionsparlerauxautrespoursavoircequ’ilsontvuetcequileurestarrivé.

—Allez-y;çanemedérangepasderesterseule.

—Mais…»Thymaracompritsoudaincequilachagrinait:ellen’avaitsansdoutejamaisescaladé un arbre et encore moins parcouru une forêt de branche en branche. Elle avaitbesoindesonaidemaisrefusaitdelademander.Lajeunefillefutsoudainprised’unegrandeenvie de repos et de solitude ; la migraine commençait à lui marteler les tempes et elleaspiraitàtrouverunendroittranquilleoùsecacherpourpleurerjusqu’àcequelesommeillaprît.Kanaïerraitdanssespenséesavecsonsourireinsouciantetsabonnehumeur.Disparu.Disparudeuxfoispourelleenmoinsd’unenuit.Disparuàjamais,trèsprobablement.

Sonmentonsemit soudainà trembler, et elle eût risquéde s’effondrerdevantAlise siSylvenel’avaitpassauvée.Lajeunefilleescaladaletronccommeunécureuil,Harrikinesurlestalons;ilgrimpaitàlafaçond’unlézard,leventrecontrel’écorce,commeThymara.Unefois sur la branche, il replia sa longue charpente mince et s’installa dos au tronc. Sylves’essuyalesmainssursonpantalontachépuisannonça:«Sintaraestàflotetelleserepose;Harrikinem’aaidéeàglisserquelquesgrossesbranchessoussonpoitrail;onlesacoincéescontredesarbres,etlecourantdevraitlesmaintenirenposition,maisonlesafixéesavecdeslianespourplusdesûreté.Ellen’estpasà l’aise,maisellenesenoierapas,d’autantmoinsque l’eauadéjàcommencéàbaisser ; çasevoitauxmarquesque lacruea laisséessur lesarbres.

—Merci. » La réponse paraissait insuffisante à Thymara, mais elle ne voyait rien demieuxàdire.

«Derien.Harrikineetmoi,oncommenceàdevenirdoués;jen’auraisjamaiscrudevoirapprendre à faire flotter un dragon. » Elle sourit, lança un regard à Thymara de ses yeuxbordésderouge,puislesdétourna.

«EtMercor etRanculos ?»demandaThymara.Ellene voulutpasmentionnerKanaï ;partagersadouleurnel’allégeraitpas.

«Mercorest fatigué,mais il vabien, sinon.J’ai voulu savoir s’il avait le souvenird’unévénementsemblabledanslepassé;unefois,m’a-t-il,undesesancêtresacommislabêtisede voler autour d’unemontagne sur le point d’exploser, il le savait, une grandemontagnecouverte de glaciers et de neige ; il voulait savoir ce qui se passerait quand le feu

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rencontrerait la glace. Quand l’éruption a eu lieu, la glace et la neige ont fonduinstantanémentetsesontmisesàcouler le longdesflancsensemêlantauxpierresetà laterrepour formerune soupe épaisse. Il a dit que les torrents dévalaient les pentes à toutevitesseetpresquejusqu’àpertedevue,etquec’estpeut-êtrecequis’estpassétrèsloind’ici;lavaguerésultantenenousauraitatteintsqu’aujourd’hui.»

Thymara se tut, s’efforçant d’imaginer un tel cataclysme. Elle secoua la tête ; cequ’évoquaitSylvesesituaitsuruneéchellequidépassaitlargementsescapacitésd’invention.Touteunemontagnequifondaitets’écoulaitdanslepaysage?Était-cepossible?

«Ettondragon,Ranculos?demanda-t-elleàHarrikine.

—Untroncl’aheurtélorsquelavagueadéferlé;ilestdurementmeurtri,maisaumoinslapeaun’estpaslésée,sibienquel’eaunel’attaquepas.»C’étaitSylvequiavaitrépondu,etHarrikinehochalatête.Ils’étaitfigé,et,ainsiimmobile,ilrappelaitencoreplusunlézardàThymara,jusqu’àsesyeuxceintsd’écaillessemblablesàdesjoyauxetquinecillaientpas.

«TuastrouvéuncanoëettuassauvéTatou?

—Parpurhasard.J’avaislaissémagamelledanslecanoë;lepoissonétaitpresquecuit,et jesuisallée lachercher.J’aiembarquéet,alorsquejefouillaismesaffaires, lavagueestarrivée.Jemesuisaccrochéeauxbordsetj’aifiniparmeretrouveràlasurface;jen’aipluseualorsqu’àécoper,maisl’eauavaitemportétoutmonmatériel.Jen’aiplusrienquecequejeporte.»

Thymara s’aperçut alors que c’était aussi son cas. Elle ne pensait pas que son moralpouvaittomberplusbas,maiselleconstatalecontraire.

« Est-ce qu’il reste quelque chose à quelqu’un ? » demanda-t-elle en songeant avecnostalgieàsesaffairesdechasse,àsacouverture,etmêmeàsapairedechaussettessèches.Elleavaittoutperdu.

«Onaretrouvétroiscanoës,maisjecroisqu’iln’yavaitplusriendedans,mêmepaslespagaies. Il va falloir bricoler quelque chose pour les remplacer. Graffe a encore sa boîte àamadou,mais çane sert pas à grand-chosepour lemoment : où ferait-ondu feu ?Ce quim’inquiète,c’estcettenuit,quandlesmoustiquesarriveront;onnevapasriretouslesjourstantquel’eauneserapasredescendue.Etencore:mêmealors,nosdifficultésneserontpasterminées.

—LecapitaineLeftrinviendranoussecourir,ditAlise;celafait,etunefoisleniveaudufleuverevenuàlanormale,nouspoursuivronsnotreroute.

— Poursuivre notre route ? » fit Harrikine àmi-voix, comme s’il n’en croyait pas sesoreilles.

La Terrilvillienne parcourut des yeux son auditoire étonné puis éclata d’un petit rire.«Vousn’avezpasétudiél’histoire?NoussommesdesMarchands:nousavançonsquoiqu’ilarrive.Etpuis(ellehaussalesépaules)quepouvons-nousfaired’autre?»

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DIX-NEUVIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

Ci-jointunrapportduConseildesMarchandsdeCassaricàdestinationduConseildesMarchandsdeTrehaugconcernantletremblementdeterre,lapluienoire,lacrueblancheetla disparition probable de l’expédition de Kelsingra, de l’équipage duMataf et de tous lesdragons.

Erek,

Nousn’avonsjamaisconnuunecruecommecellequivientdenousfrapper.Ondéploredesmortsdanslesdeuxsitesde fouilles, les nouveauxquais qu’on venait de construire àCassaric ont été emportés, et des dizaines d’arbres duborddufleuve ont été arrachées ; seule la chance a permis que nous ayons perdu si peu de maisons. Les ponts et la Salle desMarchandsontsubidesdégâtsconsidérables.Jepensequenousnesauronsjamaiscequesontdevenuslesdragonsetleursgardiens.Jen’aireçuqu’hiervotremessageàproposd’undéplacementdansledésertdesPluies;j’espèrequevousn’étiezpassurlefleuve.Sitoutvabien,envoyez-moi,jevousenprie,unoiseaupourmelediredèsréceptionduprésentmessage.

Detozi

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6

Équipiers

DE L’EAULUI ASPERGEALEVISAGE le tirantdesoncauchemar. Ilcrachaen toussant.«Assez !cria-t-il d’une voix étranglée, en s’efforçant de prendre un ton comminatoire. Sors de machambre!Jemelève,j’arrive!»

Malgrécela,ilperçutencoredel’eausurlafigure.Cettefois,sonimbéciledesœurallaitrecevoirunecorrection!

Il ouvrit les yeux et se retrouva au milieu d’un autre cauchemar, suspendu entre lesmâchoires d’un dragon. La créature nageait au milieu d’un fleuve de blancheur, et le cielprésentaitlalueurincertainedel’aube.Sédricfrôlaitlasurfacedel’eau;ilsentaitlescrocsdela dragonne qui appuyaient légèrement sur sa poitrine et son dos ; ses bras et ses jambesballaient dans l’eau. Le courant s’opposait aux efforts de la dragonne et la repoussait versl’aval;etelleétaitfatiguée.Ellenageaitàlafaçondeschiens,enpataugeantdespattesavant.Sédrictournalatêteetconstataqueseuleslatêteetlesépaulesdelacréaturedépassaientdel’eau.Ladragonnecuivréeétaitentraindecouler;et,quandsesforcesl’abandonneraientetqu’ellesombrerait,illasuivrait.

«Ques’est-ilpassé?»demanda-t-ild’unevoixcroassante.

Grande eau. La dragonne s’exprimait dans un gargouillement, mais lesmots s’étaientformésdansl’espritdeSédric.Elleluiimposauneimage,celled’unevagueblanchepleinederochers,d’arbresetdecadavresd’animaux;devantlui,lasurfacedufleuveétaitparseméededébrisflottants.Ladragonnenageaitensuivantlecourant,lelongd’unradeaudelianesetdebranchesentremêléesd’oùpointaient lespattesd’unruminantmort; lefleuves’emparadecetapisetledispersa.

«Quesontdevenuslesautres?»Lagrandecréatureneréponditpas.Sédricsetrouvaitsi près de la surface du fleuve qu’il n’y voyait guère ; il y avait de l’eau partout. Était-cepossible?Iltournalentementlatêted’uncôtépuisdel’autre:pasdeMataf,pasdecanoës,pasdegardiens,pasdedragons;rienquelui,ladragonnecuivrée,lelargefleuveblancetlaforêtauloin.

Ils’efforçadeserappelerlesmomentsprécédantlacatastrophe.Ilavaitquittélebateau,ils’étaitentretenuavecThymara,puisilétaitpartienquêtedeladragonneavecl’intentionderésoudrelasituation,ilnesavaitencorecomment.Sessouvenirss’arrêtaientlà.Ilchangeade position entre lesmâchoires de la dragonne, ce qui éveilla des douleurs là où les crocs

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appuyaientsurlui.Sesjambes,danslevide,étaientfroidesetengourdies,toutsonvisagelepiquait;ilessayadebougerlesbras,yparvint,maiscelégermouvementfitdanserlatêtedeladragonne.Ellesestabilisaetcontinuadenager,maisSédricfrôlaitàprésentlasurfacedel’eau,quimenaçaitdes’engouffrerdanslagueuledelagrandecréature.

Il voulut se rendre compte de la distance qui les séparait de la berge,mais il ne la vitnullepart.D’un côté, il aperçutune rangéed’arbresquipointaienthorsde l’eau ; quand iltournaleregarddel’autrecôté,ilnedistinguaquelefleuve.Depuisquandétait-ilsilarge?Ilbattitdespaupièrespouréclaircirsavision.Lejourmontait,etsonéclatseréfléchissaitsurlasurfaceblanchedel’eau.Iln’yavaitnulleterresouslesarbres;lefleuveétaitencrue.

Etladragonnenageaitaveclecourant.

«Cuivrée»,dit-il,tâchantd’attirersonattention.Ellecontinuaobstinémentdepatauger.

Ilfouillasessouvenirsetretrouvasonnom.«Relpda,dirige-toiverslarive,nerestepasaumilieudufleuve.Vaverslesarbres,parlà.»Ilvouluttendreledoigt,maislemouvementlui fit mal, et la dragonne tourna la tête, lui plongeant presque le visage dans l’eau ; ellecontinuadenagerrégulièrementaveclecourant.

«Vas-tum’écouter,satanéebestiole?Vaverslarive!C’estnotreseulespoir;porte-moijusqu’auxarbres,etensuitetupourrasfairecequetuveux.Jen’aipasenviedemourirdanscefleuve.»

Ilneputserendrecomptesielleavaitremarquéqu’ils’adressaitàelle.Une,deux,unedeux.Ilsebalançaitaurythmedesanageopiniâtre.

Parviendrait-il à gagner les arbres par ses propres moyens ? Il n’avait jamais été unnageur trèsrésistant,mais lapeurdesenoyer luidonneraitpeut-êtredes forces. Ilplia lesjambes pour mesurer leur état d’ankylose, ce qui lui valut une nouvelle trempette et luirévélaqu’ilétaitglacéjusqu’auxos.Siladragonneneleconduisaitpasjusqu’àlaberge,iln’yparviendraitpas seul, et, vu la façondont elle semouvait, il commençait à sedemander sielle-même y arriverait ; mais elle représentait sa seule chance de s’en sortir. Il devaitabsolumentl’obligeràl’écouter.

Songeant à Thymara et à Alise, il leva unemain pour toucher lamâchoire de Relpda,peaucontreécaille ; ilavait lesmainssensibles,profondémentridéespar l’immersiondansl’eau, et si rouges que, si elles se réchauffaient, elles le brûleraient sans doute.Mais il nedevaitpaspenseràcelapourlemoment.

«Mabeauté…»dit-ilensesentantparfaitementridicule.Aussitôt,ilperçutuneétincelled’attention chaleureuse s’allumer dans son esprit. «Ravissante reine cuivrée, brillantecommeunepièced’orfraîchementfrappée,auxyeuxtournoyantsetauxécaillesscintillantes,écoute-moi,jet’enprie.»

Jet’entends.

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« Oui, entends-moi. Tourne la tête. Vois-tu les arbres, là-bas, qui pointent de l’eau ?Merveilleuse,situmetransportesjusqu’àeux,nouspourronsnousreposertouslesdeux;jepourraitepanseretpeut-êtretetrouveràmanger;jesaisquetuasfaim.Jelesens.»Etilserenditcomptequec’étaitvraiet troublant.S’il laissaitsespenséess’approcherencorede ladragonne, ilpercevaitaussi sa fatiguecroissante.Non, ildevait resterà l’écart !«Allons-y,quetupuissesprendrelereposdonttuassigrandbesoinetquej’aieleplaisirdenettoyerlabouequitecouvrelafigure.»

Il manquait d’entraînement. En dehors de lui dire qu’elle était belle, il ignorait quelscomplimentssatisferaientladragonne.Ilsetutetattendituneréponse;elletournalatête,regarda les arbres et continua de nager. Ils ne se dirigeaient pas droit vers la rive,mais àprésentilsarriveraientàl’atteindreparl’oblique.

«Comme tues intelligente, ravissante reinecuivrée !Si jolie, sibelle, sibrillanteet sicuivrée!Vaverslesarbres,joliedragonnemaligne.»

Ilperçutànouveauuncontactpleindechaleuretenéprouvaunecurieuseémotion.Lesdouleursquiletenaillaientparurents’atténuer.Apparemment,lefaitqu’ilemployâtdesmotssimplesetsansgrâcenegênaitpasladragonne.Ilcontinuadelacomplimenter,etelleréagitensedirigeantplusfranchementversleborddufleuveetennageantplusvigoureusement.L’espaced’un instant, il sentit ceque lui coûtait ceteffort,et il eutpresquehontede le luidemander. «Mais, si je ne le fais pas, nousmourrons tous les deux »,murmura-t-il, et ilperçutunvagueacquiescementdelapartdeladragonne.

Commeilsserapprochaientdesarbres,soncœurseserra.Lelitdufleuves’étaitélargi,etl’onnevoyaitnullebergesousleursfrondaisons,nulleétenduedeterre,mêmeboueuse,rienquedesrangéesd’arbresimpénétrables,auxtroncscommelesbarreauxd’unecagedestinéeàcontenir Relpda dans le fleuve. À l’ombre de la voûte des branches, l’eau formait un lacpaisiblequis’étendaitàl’infinidanslapénombre.

Unezonecependantluioffraitquelqueespoir;dansunealcôveforméepardesarbresencercle, un courant de retour avait accumulé des branches brisées, desmorceaux de bois etmême des troncs de belle taille qui s’étaient entassés pour constituer une sorte de radeauépais.Celan’étaitguèretentant,mais,unefoissurplace,ilpourraitsehisserhorsdel’eauetpeut-êtresesécheravantlatombéedelanuit.

Ilnepouvaitguèreaspireràmieux;pasderepaschaud,pasdeboissonrevigorante,pasde vêtements secs et propres, pas même une paillasse grossière pour s’allonger. Rien nel’attendaitquelesstrictesnécessitésdelasurvie.

Et la dragonne aurait encore moins que lui, sans doute. Les troncs et les branchesentremêlés fourniraient à l’humain un sol relativement stable sur lequel s’installer, maisRelpda ne pouvait en espérer autant. Elle nageait de toutes ses forces à présent, mais envain;iln’yavaitpasd’espoirpourelleetguèredavantagepourlui.

Passauve-moi?

«Onvaessayer.J’ignorecomment,maisonvaessayer.»

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Pendantunlongmoment,ilsentitladragonneabsentedesonesprit,etilpritconsciencedesapeauquilebrûlait,descrocsdeRelpdaquilemeurtrissaient.Sesmuscleshurlaientdedouleur, et le froid l’engourdissait et le piquait en même temps. Puis la dragonne revint,imposantsachaleuretrepoussantl’accablementdeSédric.

Peuxtesauver,dit-elle.

Sonaffectionl’enveloppa.Pourquoi?sedemanda-t-il.Pourquoivoulait-elleleprotéger?

Moinsseule.Comprendsmieuxlemonde.Meparles.Sachaleurl’entoura.

Sédricsetutuninstant.Depuistoujours,ilsentaitquelesgensl’aimaient:sesparents,Hest–dumoinslecroyait-il–,Alise.Ilconnaissaitl’amouretenacceptaitl’existence;maisjamaisilnel’avaitperçucommeunesensationphysiquequiémanaitd’uneautrecréature,leréchauffaitetleréconfortait.C’étaitincroyable!Lentement,unepenséeluivint.

Lesens-tuquandjepenseàtoi?

Quelquefois. La réponse était circonspecte. Je sais que pas vrai, parfois. Mais motsgentils,motsjolis,bonsmêmesic’estpasvrai.Commepenserànourriturequandfaim.

La honte submergea soudain Sédric. Il prit une lente inspiration et ouvrit sareconnaissance à la dragonne, laissa s’écouler de lui ses remerciements pour son pardonaprèsluiavoirsoutirésonsang,del’avoirsauvé,decontinueràsebattrepourluialorsqu’ilnepouvaitmêmepasluipromettreunhavredesécurité.

Commes’ilavaitversédel’huilesurunfeu,l’affectionetl’estimedeRelpdabondirent,ilsentitsoncorpsseréchauffer,ettoutàcoupellesemitànagerplusénergiquementencore.Ilsparviendraientpeut-êtreàsurvivreensemble.

Pourlapremièrefoisdepuisdenombreusesannées,ilfermalesyeuxetformulatoutbasuneprièreferventeàSâ.

«Prendstonrepasetgrimpelà-haut.Gardelesyeuxouverts,ditLeftrinàDawie.Jeveuxque turestessur le toitduroufàsurveiller lesenvirons ;observe l’eau,cherchequelqu’unqui s’accrocherait à undébris flottant, examine les arbres et entre leurs branches.N’arrêtepasdechercher,etsoufflesanscessedanscettetrompe;troiscoupslongspuisunepauseettutendsl’oreille.

—Oui,capitaine,fitlejeunegarçond’unevoixdéfaillante.

—Tuy arriveras», intervintCarsonderrière lui, et il luidonna sur l’épauleunepetitetapequilepoussaenmêmetempsenavant.Legarçonpritdeuxmorceauxdepain,sachopedethéetquittalerouf.

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«C’est unbon gars ; je sais qu’il est fatigué», dit Leftrin, enpartie pour s’excuser detraiterDawieaussirudementetenguisederemerciementdepouvoirl’employerainsi.

« Il veut les retrouver autant quen’importe qui à bordde ce bateau ; il continuera dechercheraussilongtempsqu’ilpourra.»Carsonhésitapuissejetaàl’eau:«EtMataf?Peut-ilnousaider?»

Leftrin savait qu’il voulait seulement se rendre utile,mais c’était un vieil ami, nonunmembredel’équipage,etilyavaitdessujetsquines’abordaientqu’auseindecettefamille,dontmêmelesvieuxamisétaientexclus.«Ontiretoutlepartipossibledelagabare,Carson;pour fairemieux, il faudrait qu’il lui pousse des ailes et qu’elle survole le fleuve.On peutdifficilementattendreçad’unbateau,tunecroispas?

— Bien sûr. » L’autre hocha la tête, signe qu’il comprenait et ne chercherait pas à ensavoirplus;sadéférenceagaçaLeftrinpresqueautantquesesquestions.Ilsavaitqu’ilavaitle tempérament vif ; la douleur lui déchirait le cœur alorsmême qu’il se raccrochait à unespoir bien mince et poursuivait ses recherches sans y croire. Alise ! Alise, ma chérie !Pourquoinousêtreretenussic’étaitpournousperdreainsi?

Sa détresse ne s’adressait pas qu’à la jeune femme, même si, Sâ le savait, ce sujetl’accablait et l’empêchait de raisonner clairement ; tous les jeunes, sans exception,manquaient à l’appel. Les dragons avaient disparu.Et Sédric ! S’il retrouvaitAlise pour luiapprendrequ’ilavaitperduSédric,quepenserait-ellede lui?Et,avec lesdragons,c’étaientaussi ses rêves qui s’effaçaient. Il savait à quel point elle tenait aux dragons et à leursgardiens ; ilavait toutraté,absolument tout.Cesrecherchesnedéboucheraientsurriendebon.

«Leftrin!»

Ilsursautaetvit,àl’expressiondeCarson,quecelui-cis’efforçaitdeluiparlerdepuisunmoment.

«Désolé,jemanquedesommeil»,dit-ild’untonbourru.

Le chasseur hocha la tête, compatissant, et se frotta les yeux, qu’il avait lui-mêmeinjectésdesang.«Jesais;onesttousfatigués,etonaunesacréeveinequecesoitnotreseulmalheur. Tu es un peu amoché, et Eider a peut-être quelques côtes fêlées, mais dansl’ensemble on s’en est sortis indemnes ; et on sait tous qu’on pourra se reposer plus tard.Pourl’instant,voicicequejepropose:moncanoëestsurleMataf;parchance,j’avaisprisl’habitudedelehisseràbordetdelefixersolidementtouslessoirs.Jevaisprendrelatrompederéservedubateauetpartirdemoncôté;jedescendrailefleuveaussivitequepossiblesurune certainedistancepuis jem’approcheraide la rive et chercherai sous les arbres.Tumesuivras, mais à ton rythme. De temps en temps, je lancerai trois longs coups de trompe,commeDawie, pour t’indiquer où je suis et t’annoncer que je poursuismes recherches. Sil’undenoustrouvequelquechose,ilenverratroiscoupsbrefspourappelerl’autre.»

Leftrin l’écoutait, la mine sombre. Il savait de quoi Carson parlait : de cadavres. Ilchercherait des cadavres et des survivants en si mauvais état qu’ils étaient incapables

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d’appeler leurs sauveteurs à l’aide. C’était logique. Mataf s’était déplacé très lentement,d’abordvers l’amont jusqu’à l’emplacementapproximatifoù lavagueavait frappépuisversl’aval,pourscruteràlafoislefleuveetlalignedesberges.LapetiteembarcationdeCarsonpouvaitprofiterducourantpourserendrerapidementlàoùilsavaiententamélesrecherchesetcontinueràexaminerleshauts-fonds.

«Tuasbesoindequelqu’unpourt’accompagner?»

Carsonsecoualatête.«JepréfèrelaisserDawieici,ensécurité,avectoi.J’iraiseul; lecanoën’estpasgrand,et,sijetrouvequelqu’un,jetiensàpouvoirleramenertoutdesuite.

—Troiscoupsbrefs,c’estqueauronsdécouvertquelquechose;mêmes’ilnes’agitqued’uncorps?»

Carsonréfléchitpuisfit«non»delatête.«Onnepeutplusrienpourlesmorts;paslapeined’appeler l’autreaurisquedepasseràcôtéd’unsurvivant. Ilme faudradupétroleetunemarmite;sionneserejointpasavant latombéedusoir, jem’arrêterai, j’allumeraidufeudans lamarmite et jepasserai lanuit surplace ; le feume tiendra chaud et serviradesignalpourquipourra le voir.Et, si je trouveun survivant avantqu’il fasse complètementnoir,jepeuxmeservirdelatrompeetdufeupourvousguiderjusqu’àmoi.»

Leftrinacquiesça.«Emporteunebonneréservederationsetd’eau.Situtombessurdessurvivants,ilsrisquentd’êtreenmauvaisétat;tuenaurasbesoin.

—Jesais.

—Ehbien,bonnechance.

—Sâteprotège.»

Cesmots,danslaboucheduchasseur,assombrirentencorel’humeurducapitaine.«Sâteprotège»,répondit-il,etl’hommes’éloigna.«Jet’ensupplie,trouve-la»,fitLeftrinàmi-voix,etilremontasurlepontpoursurveillerluiaussilefleuve.

Commeilrejoignaitseshommes,ilsentitleurcompassionàsonégard.Souarge,Belline,Hennesie et le grand Eider se taisaient et détournaient le regard, comme honteux de nepouvoirluidonnercequ’ildésirait.Skellis’approchadeluietluipritlamain;illaregardaetvit un instant sa nièce au lieu du mousse quand elle leva les yeux vers lui. Elle pressalégèrement samain calleuse ; sa bouche triste et son petit signe de la tête luimontrèrentqu’ellepartageaitsoninquiétude.Là-dessus,elleretournaàsonpostedeguet.Jen’auraispaspurêvermieuxcommeéquipage,songea-t-il,lagorgeserrée.Sansdiscuter,ilsl’avaientsuividans cette expédition sur le fleuve en territoire inconnu, d’abord parce qu’ils étaient ainsi,curieux,aventureuxetconfiantsdansleurscapacités,maissurtoutparcequ’ilsétaientprêtsàlesaccompagnerpartout,Matafetlui.Ilrégnaitsurleursexistences,et,parfois,cettepenséel’intimidait.

Pourquoiavait-ilrépondudefaçonévasiveàCarson?Pourquoicettepeine?Lechasseurn’étaitpasidiotetilavaitdûpercerrapidementàjourlesmystèresquefaisaitl’équipage:il

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savaitquelebateauétaitvivantetintelligent;d’ailleurs,s’ilnourrissaitdesdoutesàcesujet,lafaçondontMatafavaitsauvéLeftrinlanuitprécédenteavaitdûlesdissiper.Quandilavaitcrié, la gabare s’était dirigée droit sur lui, et, malgré le courant, était restée sur place enattendantquelecapitainefûtremontéàsonbord,ensécurité.

Enveloppédanssacouverture,maisdégoulinantencoreetgrelottant,ils’étaitrendudansla coquerie. « Alise va bien ? » avait-il demandé, et l’expression de son équipage lui avaitdonnélaréponse.

Il n’avait pas fermé l’œil depuis lors, et il ne dormirait pas tant qu’il ne l’aurait pasretrouvée.

Leradeaudedébrisflottantsétaitàlafoistropdenseetpasassezsolide.

RelpdayavaitconduitSédric;unefoislà,elles’yétaitenfoncéecommeunecuillerdansunesoupeépaisse.Boutsdebois,roncesemmêlées,branches feuillues, longs troncsmorts,arbresrécemmentarrachésettouffesd’herbes’étaientouvertsdevantellepourserefermeraussitôtderrièreelle.Poussantdupoitrail,elleavaitdûjugerletapisflottantassezrésistantouassezproche,carelleyavait lâchéSédric. Ilavaitchuen traversdedeux troncsetavaitcommencé à glisser entre eux ; il s’était débattu frénétiquement malgré ses membresankylosés, et avait fini par remonter sur le tronc le plus épais. Accroché là, il l’avait sentidanserdanslecourant,et,pire,sedéplaceretmenacerdesedésolidariserduradeausousleseffortséperdusdeladragonnepouryprendrepiedàsontour.

«Çanesupporterapastonpoids,Relpda.Arrête,tuestraindetoutmettreenpièces!Tunepeuxpasmonterlà-dessus,cenesontquedesboutsdeboisetderoseauxquiflottentsurl’eau. » Il s’était écarté d’elle pour gagner une zone du radeau que lesmouvements de ladragonne affectaient moins violemment. Il sentait son affolement croissant auquels’ajoutaientsafatigueetsondésespoir;elleétaitépuisée,etilsongeaavecunsentimentdeculpabilité que, si elle l’avait abandonné, elle disposerait à présent d’une réserve d’énergiebien supérieure. Encore une fois, il se demanda pourquoi elle l’avait sauvé à ses propresdépens.

Puisilsedemandapourquoilui-mêmenefaisaitrienpourlasauver.

Ilexistaituneréponse immédiateethonteuseàcettequestion:unefoisRelpdanoyée,ellecesseraitàjamaisdepénétrerdanssatête,etilseraitseulmaîtredesespensées.QuandilrentreraitàTerrilville,ilpourraitreprendresonexistenced’antanet…

Ilrepoussasonégoïsme.IlneretourneraitjamaisàTerrilville;ilsetenaitsurunradeaudedébrisquiflottaitsurunfleuveacide.Ilexaminasesbras,quilebrûlaient: lapeauàvifressemblaitàdelaviandecrue;quantaurestedesapersonne,ilétaittroplâchepouroseryjeteruncoupd’œil.Ilfrissonnadefroid;ilcroisalesbrassursapoitrinepourseréchaufferetréfléchitàlasituationincompréhensiblequiétaitlasienne.Toutcedontildépendaitpoursurvivre dans ce pays hostile avait disparu : bateau, équipage, chasseurs, provisions. Aliseétait sans doute déjà morte, et son cadavre flottait quelque part sur le fleuve. Le chagrin

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l’assaillit soudain,mais il s’efforça de le repousser ; il devait garder les idées claires ou ilrisquaitdelarejoindre.

Qu’allait-il faire?Iln’avaitpasd’outils,rienpourallumerunfeu,pasdequois’abriter,rien àmanger, et aucune compétence pour se procurer tout ce qui précédait. Il regarda ladragonnecuivrée.Il luiavaitdit lavérité : il ignoraitcomment lasauver.Siellemourait, lecourantl’emporterait,etalorsilmourraitsûrementàsontour,sansdoutedemortlente,ettoutseul,sansmoyendesedéplacer.

Ladragonnereprésentaitsaseulechancedes’ensortir,saseulealliée.Elleavaitrisquésaviepourluietneluiavaitpasdemandégrand-choseenéchange.

Relpdapoussaunpetitcoupdetrompe,etillaregarda.Elles’étaitencoreenfoncéedansleradeauflottant,avaitpasséunepatteavantsuruntroncmassifets’efforçaitd’yaccrocherl’autre, mais elle se trouvait à l’extrémité la plus mince d’un arbre mort, et son poids lesubmergeait ; il menaçait de glisser sous sa patte pour jaillir en l’air, et la dragonne setrouvaitengranddangerdecouler.

«Attends,Relpda;ilfautteplaceraumilieudutronc.Tiensbon,j’arrive.»Ilexaminasasituationentâchantdevoircommentyremédier.Undragonentraindesombrer,duboisquiflotte…Sonpoidsà l’autreboutdu troncsuffirait-ilà lemaintenirenplace tandisqu’elleyagrippaitsadeuxièmepatte?

Naturellement,ellenel’écoutapasetcontinuadepousserdepetitscoupsdetrompetouten s’évertuant à s’accrocher au tronc. Ses mouvements frénétiques défaisaient le tapis dedébris,dontdesmorceauxs’éloignaient,emportésparlecourant.

Il se concentra sur elle. « Belle dragonne, laisse-moi t’aider. Reste tranquille unmoment ; reste tranquille. Je vais bloquer le tronc ; j’arrive, ravissante créature, reine desreines. Il ne faut pas détruire le radeau de débris ; il risquerait de t’emporter loin demoi.Bougelemoinspossiblependantquejeréfléchisàcequejedoisfaire.»

Ilperçutuncontactchaleureuxpuisunpetitmessage.Meservir?Etellecessadelutter.C’étaitpitoyabledevoiravecquellepromptitudeelles’enremettaitàlui.Lapeauirritéeparsesvêtementscollants,ilentrepritmaladroitementdesedéplacerd’untroncàl’autre;aucunn’étaitstable,etsouventiln’avaitqu’uninstantpourdécideroùposerlepiedavantquesonsupport commençât à s’enfoncer. Néanmoins, il atteignit les racines emmêlées de l’arbreauquel se retenait Relpda et s’en saisit. Le tronc était assez long, et lui-même se trouvaitassezloindeladragonnepour, jugeait-il,quesonpoids,bienquefaible,suffîtàsouleverlagrande créature. Il se mit à escalader la masse des racines pour voir si l’autre extrémitéremonterait, et il comprit soudain son erreur : il devait abaisser l’autre extrémité du troncpourlaglissersousladragonne,nonlasoulever.Ilregrettaden’avoirpasplusd’expériencedanscedomaine;iln’avaitjamaistravaillédesesmains,etilentiraitfierténaguère;seulssonespritetsonéducationluiavaientvalusasituationprivilégiée.Maiss’iln’apprenaitpastrèsviteàsedébrouiller,sadragonneallaitmourir.

«Relpda,masplendidereinecuivrée,nebougesurtoutpas.Jevaistenterdesouleverletroncdemoncôtépour leglisser sous tonpoitrail.Quand il remontera, il te relèverapeut-

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êtreunpeu.»

Sonplanserévélapeuefficace:chaquefoisqu’iltâchaitdepousserl’extrémitédutroncverslehaut,cesurquoiilsetenaits’enfonçait.Enuneoccasion,ilfaillitperdrel’équilibre,aurisquedeseretrouversousleradeauflottant.Ilparvintàenfoncerlégèrementl’arbresouslepoitrail de la dragonne, mais, quand il finit par renoncer, la position de Relpda ne s’étaitguèreaméliorée;lorsqu’ellecessaitdebattredespattesarrière,ellecoulait,maissonéchineetsatêterestaientau-dessusdelasurface.SesyeuxétaientbraquéssurSédric,etilyplongeale regard. C’étaient deux bassins d’un liquide bleu sombre qui tournoyait sur un fond decuivre et qui lui évoquait les couleurs changeantes de son sang dans la fiole de verre. Unbrusque sentiment de culpabilité l’accabla ; comment avait-il pu commettre un acte aussimonstrueux?

Fatiguée, meugla-t-elle. Le son frappa ses oreilles, et une sensation d’épuisementsubmergeal’espritdeSédric,dontlesgenouxfléchirent.Ilseraiditets’efforçaderenvoyeràladragonnechaleuretencouragement.

«Jesais,mareine,maravissante,maisilnefautpasrenoncer.Jefaisdemonmieux,etjeteprometsque jevais t’aider.»Malgrésa lassitude, ilpassaenrevue lespossibilitésquis’offraient à lui et les rejeta lesunes après les autres.Enfoncerdesmorceauxdeboispluspetits sous elle ?Non, ils ne tiendraient pas en place, et lui-même risquerait de tomber àl’eau.

Elle déplaça sa patte avant pour trouver unemeilleure prise, et le tronc auquel elle seretenait se souleva, retomba dans une gerbe d’éclaboussures, et elle faillit le lâcher ; desdébrissedésolidarisèrentduradeauets’éloignèrent,happésparlecourant.«Nebougepas,magnifiquecréature,ouletroncauqueltut’accrochesrisquedeseséparerdesautres.Resteleplusimmobilepossiblependantquejeréfléchis.»

Lavagued’affectionquil’inondaapaisasesinquiétudes;uninstant,ilrougitdeplaisir,et il perçut une émotion poindre en lui, comme de l’amour, puis, aussi vite qu’elle étaitvenue, elle s’effaça. Il serra les poings. Comment Alise appelait-elle ce phénomène ? Lecharme;lecharmedesdragons.C’étaittrèsagréable,capiteuxetvivant;ilfaillitchercheràretrouvercesentimentpours’yabandonner,maisàcetinstantladragonnes’agita,etunefoisdeplus il futsur lepointdetomberà l’eau.Non, ildevaitresteràdistanceetconserver lesidées claires s’il voulait l’aider. Un autre motif, plus sombre, pour demeurer séparé de ladragonneluivintàl’esprit:s’illuipermettaitdepartagersespenséesdefaçontropprofondeetqu’ellevîntàsenoyer…Unfrissond’horreurleparcourutàcetteperspective.

Il regarda la dragonne, puis le ciel pour estimer l’heure, et enfin les arbres alentour ;c’étaitparmieuxqu’ilsavaientleurmeilleurechancedesurvivre.Celademanderaitunrudetravail, mais, s’il parvenait à disposer les débris de façon à ce que le courant poussât lestroncslesplusgroscontrelesarbres,puisàconvaincreRelpdadeseplacerdevanteux,elletrouveraitpeut-êtreunepositionplus sûre. Il se tournaverselle, attenditqu’elle lui rendîtson regard,puis s’efforçade lui imposer l’imagequ’il avait à l’esprit.«Ravissante reine, jevaisbouger lesboutsdeboispour t’arrangerunendroitplussûr.Nebougepas tantque jen’aipasfini.Resteicietfais-moiconfiance;peux-tufaireça?»

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Glisse.

«Jemedépêche;nerenoncepas.

—Jeveuxbienêtrependu!»s’exclamaquelqu’und’untonàlafoisétonnéetamusé.

Sédricseretournad’unbloc,remplidejoied’entendreunevoixhumaine.Ilglissa,repritsonéquilibrepuisplissalesyeuxpourpercerlapénombrequirégnaitsouslesarbres.

«Parici,enhaut.»L’hommes’exprimaitdansuncroassementrauque.

Sédriclevalesyeuxetvitunhommequidescendaitd’unarbre,s’accrochantauxreliefsdel’écorceetprenantappuiduboutdespiedsdanslesanfractuositésdubois;cen’estqu’aumomentoùilfutdevantluiqueSédriclereconnut.C’étaitlechasseurleplusâgédugroupe;Jess,voilà,c’étaitsonnom.Ilsn’avaientjamaisbeaucoupparléensemble.Jessneluiportaitmanifestement aucun intérêt, et il n’avait jamais expliqué à Sédric sa seule visite dans sacabine. Il avait unemine à faire peur, le visage couvert de bleus et de coups,mais il étaitvivant,c’étaitunhumain,etSédricsesentitsoudainmoinsseul.

Et,ilenpritbrusquementconscience,c’étaitunhommequisavaitcommentseprocureràmangeretàboire,quipouvaitl’aideràsurvivre.Sâavaitréponduàsesprières,finalement.

«Commentêtes-vousarrivéici?demanda-t-ilenguisedesalut.Jemecroyaisleseulàm’enêtretiré.»Ilsedirigeaaussitôtverslenouveauvenu.

«Parvoied’eau»,réponditJessenéclatantderire.Ilavaitlavoixsècheetrâpeuse.«Etjepartageaisjusqu’àmaintenantvotreoptimisme.Ondiraitquelepetittremblementdeterred’ilyaquelquesjoursnousavaitréservéunedeuxièmesurprise.

—Cegenredephénomèneseproduit-il souvent?»Sédriccommençaitdéjààsentir lacolèreleprendreàl’idéequ’onnel’eûtpasprévenu.

Glisse ! L’angoisse imprégnait l’appel grondant de la dragonne et la pensée quil’accompagnait.

«L’eauqui change,oui,maisunecrue commecelle-là,non.C’estunenouveautépourmoi,maispastotalementunemauvaiseaffaire.

—Commentça?»

Jesseutunsouriremalicieux.«Mafoi,nonseulement ledestinnousasauvés,mais ilnousaréunisavectoutcequ’ilfautpouruneassociationtrèsprofitable.D’abord,quandj’aienfinréussiàremonteràlasurface,j’aitrouvéuncanoëprisdanslemêmecourantquemoi;pas le mien, malheureusement, mais un qui appartenait à quelqu’un d’assez futé pourarrimerconvenablementsesaffaires.»Unequintedetouxrauquelepritpuisils’efforçades’éclaircirlagorge.«Ilcontientdescouvertures,dumatérieldepêche,dequoifairedufeuetunecasserole.C’estsansdouteceluideGraffe,maisjemettraismamainàcouperqu’iln’enauraplus jamaisbesoin.Lavaguea frappési violemmentetde façon tellement inattendue

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que j’ai du mal à croire que quiconque ait survécu. J’en viendrais presque à croire à ladestinée ; les dieux nous ont peut-être placés l’un près de l’autre pour voir si nous étionsintelligents – parce que, si vous êtes malin, on a tout ce qu’il faut pour nous créer uneexistencetrèsconfortable.»

Tandisqu’il tenait cediscoursd’unevoix croassante,Jessavaitquitté sonarbreetprispied surun tronc flottantqui semit àdanser sous sonpoids.Malgré sa forte carrure, il leparcourut d’un pas gracieux ; il portait au creux du bras plusieurs fruits rouges et ronds.Sédricnelesconnaissaitpas,mais,àleurvue,safaimetsasoifseréveillèrent,rugissants.

«Avez-vous de l’eau ? » demanda-t-il en s’avançant prudemment vers l’homme sur leradeaudedébris,Jessneréponditpas.Sédriceut l’impressionqu’arrivéauboutdutronc ildescendait dans l’eau, avant de comprendre que son canoë était amarré derrière le grandarbrecouchédanslefleuve.Jessdisparutuninstant,et,quandilseredressa,iln’avaitplusde fruits entre les mains ; à l’évidence, il les avait rangés dans son embarcation. Uneinquiétude sourde monta dans le ventre de Sédric. La situation lui paraissait claire : lechasseur avait grimpé dans l’arbre, mangé des fruits, et ce qu’il avait rapporté était sonsurplusqu’ilcomptaitgarderdecôté,pourlui.IldevaitbienserendrecomptedelagravitédelasituationdeSédric,etpourtantilrestaitlà,danssoncanoë,danssesvêtementssecs,avecsesfruits,sansluiproposerdel’aider.

Jesss’accoudasurletroncetregardaSédric;celui-cis’arrêta,tâchantdecomprendrecequisepassait.Commeilnedisaitrien,lechasseurpenchalatêteetditd’unevoixsifflante:«Jeremarquequevousn’annoncezpascequevousapporterezànotreassociation.»

Sédric leregarda,ahuri. Ilsétaientseulssurunradeauflottant,aumilieude la forêt,àdes semaines de toute civilisation, et ce zozo cherchait à lui extorquer de l’argent ? Ça netenait pas debout ! Derrière lui, il entendit la dragonne se débattre, perçut une onded’angoisse,puis la sentit se calmeren se rendant compteque le tronc se trouvait enpartiesouselle.Faim.Ensongeantàserestaurer,ilavaitstimulél’appétitdeRelpda,àmoinsquecenefûtlecontraire;iln’ensavaitrien.Iln’arrivaitplusàfairelepartageentreelleetlui.Peur. La pensée lui parvint sans que la dragonne eût émis un son. Prudence. Sentait-ellequelquechosequiluiéchappait?

Il s’efforça de ramener ses pensées sur la question extravagante de l’homme.«Qu’attendez-vousdemoi ?Regardez-moi : je n’ai rien à vousdonner, dumoinspas ici ;sansdoute,sinouspouvionsparmiracleretourneràTerrilville…»Iln’achevapassaphrase;mieux valait ne pas apprendre à son interlocuteur que, même revenu à Terrilville, il negagneraitrien.Ils’imaginadevantHest,luiavouantqu’ilavaitperduAliseet,avecelle,toutespoirpoursonépouxd’obtenirunhéritierpropreàassurersadescendance ; iln’osaitpassonger à ce que ses parents penseraient de lui, et, pire, ceux d’Alise. Il faisait office deprotecteurpourelle ;quelprotecteur survivait alorsque saprotégéemourait ?S’il rentraitseulàTerrilville, iln’auraitplusde travailetplusdesoutiendesa famille. Iln’avait rienàproposeràcepirate.

« Rien ici ?Mais j’ai l’impression,moi, que vous avez tout ce qu’il faut. Faut-il vousl’énoncer,oucroyez-voustoujoursquevouspouveztoutgarderpourvous?»

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Lechasseursebaissadenouveau,puissereleva,unsacàlamain.«Parceque,demonpointdevue,monvieux,sivousdécidezde jouer lesavares, jecroisquevousallezmourir,tout simplement. » Il ouvrit le sac, fouilla un instant puis sourit avec un plaisir évident.«Maintenant,jesuissûrquec’étaitlecanoëdeGraffe.Regardez:unpoignardetunepierreàaffûter, le tout parfaitement emballé. La lame pourrait être plus grosse, mais elle fera leboulotquandmême.»Ildéballalesdeuxobjetsetentrepritdefrotterlecouteausurlapierreenunlentmouvement,commes’ilsavaienttoutleurtemps.

Sédrics’étaitfigé.Quevoulaitcethomme?Fallait-ilvoirlepoignardbrillantcommeunemenace ? Que voulait-il dire par « tout ce qu’il faut » ? S’agissait-il d’une propositionsexuelle?Maisiln’avaitmanifestéjusque-làquedudédainpourlui!Néanmoins,ilneseraitpaslepremieràlemépriserpubliquementetàledésirerenprivé.Ilrepritsonsouffle.Ilavaitfaim,ilavaitsoif,etl’inquiétudeincessantedeladragonneluiusaitlesnerfsetimploraitsonattention. Qu’accepterait-il de donner à Jess pour assurer sa survie ? Que pouvait-il luidonnerpourobtenirsonaideafindesauverRelpda.

Toutcequ’ilveut.

Cettepenséeluifitfroiddansledos,maisillaretint.«Dites-moicequevousvoulez»,fit-ild’untonplusbrusquequ’iln’enavaitl’intention.

Jess cessa d’aiguiser son poignard et leva les yeux vers lui, l’air étonné. Sédric seredressa,croisalesbrassursapoitrineetsoutintsonregard.Lechasseurpenchalatêtepuispartitd’unrirerauque.«Non,pasça;çanem’intéressepasdutout.Vousêtesidiotouvousêtesentêté?»

Il attendit la réponse de Sédric ; comme ce dernier se taisait, il hocha la tête avec unsourireglacial,mitlamaindanssachemise,ensortitunebourseetl’ouvrit.Toutentirantlescordons,ildit:«Leftrinacommislabêtisedemecroirestupide.Jesaiscequis’estpassé:ila vu l’occasion de gagner de l’argent, et il a cru qu’en venant avec tout son équipage ilpourraitaccaparerl’affaireetprendreuneplusgrossepartdugâteau;ehbien,çanemarchepascommeça;onnelaissepasJessTorkefendehorsducoup.»Delabourse,iltiraunobjetdelatailledesapaume,rougeécarlateetrubis;illepritentresonpouceetsonindexetletourna pour le faire scintiller au soleil. «Ça vous rappelle quelque chose ? » demanda-t-ild’untonmoqueur,puisiléclataderirequandl’incrédulitépuislacolères’affichèrentsurlestraitsdeSédric.

C’étaitl’écailledudragonrougequeKanaïavaitdonnéeàAlise;celle-cil’avaitconfiéeàSédricen lepriantd’enexécuterundessindétaillé.Puiselleavaitoubliéqu’elle la luiavaitremise,etill’avaitajoutéeàsontrésor.«C’estàmoi,dit-ilsansdétour.Vousavezvolécetteécailledansmacabine.»

L’autre sourit. « Question intéressante : peut-on voler un voleur ? » Il fit à nouveautournerl’écaillepourlafairebriller.«Ilyaplusieursjoursquejel’ai.Siellevousmanquait,vous avez bien dissimulé votre inquiétude ; mais, à mon avis, vous ne saviez même pasqu’elleavaitdisparu.Vousn’êtespasaussidouéquevouslecroyezpourcachervosaffaires.J’ai trouvé surtout unbric-à-brac répugnant,mais il y avait ceci aumilieu, et je l’ai pris–pourlemettreensûreté,évidemment–,afindenepasrevenirdecetteexpéditiondefousles

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mains vides. Apparemment, j’ai bien fait ; tout le reste de ce que vous possédiez est sansdouteaufonddufleuve,àl’heurequ’ilest.»

Sédric n’avait toujours rien dit. Sans se presser, le chasseur rangea l’écaille de dragondanslaboursequ’ilrefermaetremitsoussachemise.«Bon,ehbien,chacunsaitcequeveutl’autre,ondirait;ilesttempsd’envisagerunealliance.LeftrindevaitparticiperàmonaccordavecSinadArich,etaplanirlesdifficultés,maisiln’apasvoulu.Peuimporte;ilestmort,etçasepassemaintenantentrenousdeux.Vousavezdonclechoix:soitvousprenezsaplacedanslemarché,etonpartage,ouvousrefusez.

—Leftrinavaitunaccordavecvous?»Sédrics’efforçaitderassemblertouslesdétailsenuntoutcohérent.Quelgenred’accord?Celuidedépouillersespassagers?

Fatiguée,fitladragonned’untonimplorantdanssonesprit.Danger.

Chut;laisse-moiréfléchir.Lalourdetêtedelacréaturebaissaitpeuàpeuauboutdesonlongcou ;Sédricévalua la situationet conclutque, s’iln’agissaitpas, sonmufle toucheraitbientôtlasurfacedel’eau.Illuifallaitpareraupluspresséavantdedébrouillerlereste;ilditàJess:«Laissonsçadecôtépourlemoment.Pouvez-vousmedonneruncoupdemainpourladragonne?Elleestépuisée,etellevasenoyersijenetrouvepaslemoyendelamainteniràlasurfacepourqu’elleserepose.»

Unsourireétiralentementleslèvresduchasseur.«Là,oncommenceàs’entendre,mongars. Bien sûr que je vais vous… aider avec la dragonne. » Il leva son poignard et le fitétincelerausoleil.

« Je ne comprends pas », dit Sédric d’une voix tremblante. Puis la lumière se fitbrusquementdanssonesprit.

Jessindiqualareinecuivréedupouce.«Jeparled’elle.Elleatoutcequ’ilnousfaut.Jevous aide à la tuer et à la découper en vitesse avant que le fleuve entraîne sa carcasse ;ensuite,onchargetoutcequ’onpeutdanslecanoëetonmetlecapsurTrehaug.Jeconnaisdes gens là-bas prêts à faire unprofit rapide sans chercher à savoir d’où vient l’argent ; jepeuxme rendre chez eux pendant la nuit etme procurer tout le nécessaire pour faire unvoyagetrèsconfortablejusqu’àl’embouchuredufleuve,avecunéquipagequineposerapasde questions. Réfléchissez ; tous les autres sontmorts, et tout lemonde vous croiramortaussi,cequisignifiequevousn’aurezàpartageravecpersonne.Iln’yaurapasdepoursuiteetpasdequestions;rienquedeuxétrangerstrèsrichesquivivrontuneexistencedeluxeenChalcède.»

Cefutinstinctif:Sédricbarrasespenséesdel’espritdeladragonnecommeileûtplaquélesmainssurlesyeuxd’unenfantpourleprotégerd’unspectacletropviolent.Iln’yparvintpas complètement, et il sentit son inquiétudemonter : elle percevait son agitation sans encomprendrelaraison.Elleregardalechasseuretlereconnut.Àmanger?fit-elleavecespoir.

«Non,pasàmanger;pastoutdesuite»,réponditSédrictouthaut,sansréfléchir.

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Le chasseur partit d’un rire rauque. « Et voilà donc ce que vous apportez à notreassociation,monpetitami:vousentendezcequ’ellepense,etvouspouvezluirépondre.Moi,jelesentendsvaguement,maisjetâchedenepasyfaireattention.C’estplusfacilederesterprofessionnel sion se tientàdistancedecesbestioles, àmonavis.Encorequeçaexpliquecomment vous avez pu vous approcher assez pour vous procurer tout ce que vous avezobtenulapremièrefois.Vousm’avezimpressionné,croyez-moi.Jepassedesjoursàchercherunmoyend’yarriver,etvoilàqu’unpetitgandindeTerrilvilledescendàterreetmecoiffeaupoteau!

— Je ne vois pas de quoi vous parlez »,mentit Sédric. C’était un réflexe. Le chasseurn’avait pas fait mention du sang ; était-il au courant ? Cela avait-il encore quelqueimportance?Cetteconversationn’avaitaucunsens;ilavaitbesoindeboire,demangeretdesereposer,etildevaitsavoirsiJesscomptaitl’aiderounon.Ils’efforçadenepasavoirl’airauxabois.«Écoutez,aidez-moipourladragonneetdonnez-moiquelques-unsdevosfruits;j’aibesoindemerestaureretdemereposer;ensuite,nouspourronsdiscuterdelasuitedesévénements.»

Jessleregardadecôtéetréponditd’untonfroid:«Jenevoispasl’intérêtdevousoffriràmangersivousn’avezpas l’intentiondem’aider.Sivousmentez, c’estquevouscompteztoutgarderpourvous,mêmesijenevoispascommentvousallezvousyprendre.Bon,jevaisvousfaciliterlavie.J’étaisréveillélanuitoùvousavezfaitvotrecoup,etjevousaivurevenircouvertdesang ; j’aid’abordpenséquevousvousétiezbattu,mais jen’avais rienentendualorsquelesonportebiensur l’eau.Etpuis,commevousremontiezàbord, j’aientrevuceque vous transportiez. C’était rouge et brillant, comme on me l’avait décrit : du sang dedragon.Et,commejevous l’aidit,vousm’avez impressionné;ducoup, jevousaisuivi,et,peuaprès,jevousaivuressortirdevotrecabinepourjetervosfrusquespar-dessusbord.Là,j’aiétésûrdemoi:vousaviezréussiàtirerdusangd’undragonsansvousfairedévorernimêmesurprendre.Etvousvousêtesmontrétrèsastucieuxpourcachervotretrésor;j’aidûfouiller plusieurs fois votre chambre avant de le trouver. Donc, reconnaissons que noussommestouslesdeuxdesvauriens,etsoyonsfrancsl’unenversl’autre…oudumoinsaussifrancsquepeuventl’êtredesvauriens.NousavonsembarquéàbordduMatafpourlemêmemotif;onm’avaitaussipromisquelecapitaineLeftrinmefaciliteraitlatâche,maisjecroisque sonbéguinpour votre amie l’a retourné contrenotreprojet ; il espérait peut-être toutgarder,lafemme,lesprélèvementsdedragonàvendreenChalcède,tout,àmoinsquecenesoitvousquiluiayezproposéunmeilleurmarché.Mais,selonnotreaccord,ildevaitm’aider,et,enéchange,ondevaitlepayergrassementpoursapeine;trèsgrassement.»

Ilsetutetsebaissadanslecanoë;quandilsereleva,iltenaitàlamainunrouleaudecorde.Ilmeregardauninstant,lessourcilsfroncés,puisledéposaprèsdupoignard.

« Au lieu de ça, ce fils de chien a voulu me tuer la nuit dernière. » Il se palpadélicatementlagorge,grommela,puissecoualatêteetcontinuadesortirsesoutils.«Doubleironie du sort : le raz-de-marée l’a empêché de m’étrangler, et j’espère bien qu’elle m’adébarrassédelui,cecrétinaveugléparl’amour.Avecunpeudechance,ilestmort,tandisquevous, la chance aidant aussi, vous êtes vivant. » Il leva une hachette, l’examina, les yeuxplissés,puislaplantadansletroncprèsdelacorde.

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«Pasterriblepourleboulot,commematériel,maisilfautsecontenterdecequ’ona.Unpeucommenotrecapitaine:ilestdevenutropgourmand,etilatoutperdu.S’ilavaittenusapartdumarché,ilauraitpunagerdanslarichessequinousattend,etcevieuxboucauraitpuavoirtouteslescatinsqu’ilvoulait.Maisbon,c’estautantdegagnépournous;onauratout,fortune, pouvoir et toutes les femmes qu’on désirera, une fois revenus en Chalcède. » Iladressa un affreux coup d’œil égrillard à Sédric avec un sourire qui découvrit ses dentsjaunes,etajouta:«Outoutcequivousferaplaisir.»

Ilexaminasesoutils,hochalatête,satisfait,etlesdéposasoigneusementlesunsàcôtédes autres. «Donc, vous allezm’aider, oubien vous faites l’entêté et vous essayezde toutgarderpourvous;sivousdécidezdejoueràça,jeprendraiseulcedontj’aibesoin.Çaneserapasaussifacilesansquelqu’unpours’occuperdudragon,lecalmeretl’amenerdiscrètementverslepoignard;maisjepourraiquandmêmerécolterdequoivivredansl’opulencepourlerestantdemesjours.»Ilpassalepoucesurlefildelalame,acquiesçadelatêtepuisregardaSédricdanslesyeux.«Alors,ilesttempsdevousdécider.Ons’ymet?»

Sédric avala sa salive ; il avait l’impressionque la réalité se réorganisait autourde lui.Leftrintrempaitdansleplandecetindividupourseprocureretvendredesprélèvementsdedragon?Alors,c’estqu’ilseservaitd’Alisedepuisledébut;ill’avaitdupée,etSédricn’avaitrienvudesmachinationsquise tramaient. Ileûtdûs’endouter,pourtant ; ileûtdûsavoirqu’il n’était pas le seul à vouloir sauter sur l’occasion de s’enrichir. Il sentait qu’unmotifinsolitesecachaitderrièrel’apparenteamouretteducapitaine.Etmaintenant?Acceptait-illaproposition du chasseur ? Parviendrait-il à calmer la dragonne pour permettre à Jess des’approcherd’elleetdeluiporteruncoupfatal?

L’homme lui avait exposé la situationclairement : siSédricparticipait à sonplan,Jessl’aideraitàserendreenChalcèdepouryvendreleproduitdeleurslarcins.Iln’auraitmêmepasbesoindepasserparTerrilville.DeChalcède,ilpourraitenvoyerunmessageàHestpourl’inviter à le rejoindre. Avec la fortune qui serait la leur, finis les faux-semblants ; ilspourraient vivre oùbon leur semblerait,mener l’existencequi leurplairait. Sédricpourraits’offrir toutcedont il rêvait. Ilavaitdéjàpayébienassezcher ;quelmalyaurait-ilàenfinconnaîtreunpeudebonheur?

Jessl’observait; ilprituntonpluspersuasif,exemptdetoutemenace:«Cettebêtevamourir,detoutemanière.Regardez-la.Cen’étaitdéjàpasunspécimendepremièrequalité,etmaintenantellevasenoyer.Autantavoirpitiéd’elle,l’acheverrapidementetnouspayerdenotre peine. » Il glissa le poignard dans sa ceinture, prit la foëne d’unemain ferme, puissuspendit lerouleaudecordeàsonbras libre.«Dites-luidenepassedébattre,que jevaisl’aider,fit-ilàmi-voix.Pourl’instant,toutcequejevousdemande,c’estdelarassurer;dites-luiquejedoispasserlacordeautourd’ellepourlamainteniràlasurface.Lacorden’estpastrèslongue;ilfaudraqueladragonneserapprochedesarbrespourquejepuissel’amarrer.Après, il faudra travailler vite, avantque le cadavre coule.Onprendra enpriorité cequi seconserveetrapporteleplus:crocs,griffes,écailles.Çavaêtreunboulotsalissant,dur,etçanevousplairapas;maiscesquelqueseffortsvousrapporterontdesmassesd’argent.»

La reine cuivrée regardait les deux hommes avec inquiétude. Avec méfiance ? Quecomprenait-elle de leurs échanges ? Sédric rejeta ses scrupules ; le chasseur avait affirmé

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qu’elle allait succomber de toute façon. Valait-il mieux la laisser mourir lentement puissombreraufonddufleuvepournourrirlespoissons?Nuln’ygagnerait.Aprèstoutcequ’ilavaitsouffert,n’avait-ildroitàrien,mêmepasàunpeudebonheur?Neméritait-ilpasdecesserenfindevivrederrièredesmasques?

IlnequittapasladragonnedesyeuxtandisqueJesss’approchaitd’elleencrabe,etellelui rendit son regard. Ses pupilles tourbillonnaient comme toujours, mais une obscuritésemblaitsemêleràleurbleuetàleuror.Ilsentitqu’ellel’interrogeait,maisilnecompritpastoutlesensdesaquestion;celasignifiait-ilqu’elleétaitentraindemourir?Jessdisait-illavéritéquandilaffirmaitquel’acheverseraitfairepreuvedecompassion?

Elles’accrochaitdeguingoisàsontronc,unepattepasséesurl’arbre.Àl’oréedelaforêt,lecourantétaitrelativementfaible;derrièreelle,souslesfrondaisons,l’eaucalmescintillaitdans la pénombre perpétuelle. Sédric observa en passant que, d’après lesmarques laisséessur les fûts, le niveau du fleuve commençait à baisser ;mais le processus était lent, sansdoute trop pour sauver Relpda. Celle-ci donna une petite ruade des pattes arrière dansl’espoirdesehisserunpeuplushautsursontronc;elles’épuisaitàsetenirlatêtedressée.Elle avait faim, elle avait soif, et elle était glacée. Les dragons sont des créatures de soleiltorrideetdesablebrûlant;l’eaufroidesapaitsonénergieetralentissaitsoncœur.Cen’étaitpasuneffetdesonimagination:lesyeuxdeRelpdatournoyaientpluslentement.Ellen’avaitjamaisétévigoureusenienbonnesanté.Illaregarda,etiléprouvasoudainunepeinequilepritparsurprise;ilbattitdespaupièresetlavitàtraversunebrumedelarmes.

Tum’abandonnes?

Cette interprétationenfantinedesaréactionà leurséparation imminente luidéchira lecœur. Il voulut prendreune inspiration,mais elle resta bloquéedans sa gorge. Petite reinecuivrée,queldommagequetunesachespasvoler!

J’aidesailes!Ladragonnelevalatêteverslui,puis,trèslentement,elledressalesaileset lesdéployaenpartie ; elles scintillèrentausoleil commedumétalmartelé, etSédric lesdécouvritplusgrandesqu’ilnes’yattendait,etplusdélicates.Leurstructurearachnéennesedécoupaitsurleurmembraneépaisseetleursécaillesplumeuses,etlesoleildel’après-midiybrillaitcommeàtraversdesvitraux.

« Elles sontmagnifiques », dit-il d’un ton douloureux, et il la sentit se réjouir de soncompliment.

«Magnifiques, c’est lemot ; et leur cuirdureplusieurs siècles, si cequ’on raconte estvrai.Mais elles ! sont trop grandes pour qu’on les récupère ; elles seraient pourries avantqu’onarriveàl’embouchuredufleuve.»Jesss’approchaitd’euxensuivantunarbreabattu;lesbranchescouvertesdefeuilleslegênaientmaisluifournissaientaussidesprisespoursedéplacer.Ilfîtsoudainhaltepouréclaterderiredevantl’airmauvaisdeSédric.«Nemefaitespaslesgrosyeux;voussavezquej’airaison.Empêchez-lades’agiter;àforcedesedébattre,elleadécompactélesdébrisetleradeaumanquedesolidité.Jen’aipasenviequ’ellemejetteàl’eauetquecettecouvertureserefermesurmoi.»Avecdesgrognementsd’effort,ilrepritsaprudenteprogressionlelongdutroncflottant.

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Ils’arrêtaàunelongueurdebrasdeladragonne,leregardfixésurelle,nonsurSédric;ilsavaitquecederniern’avaitpaslechoix:ildevaitl’aider.«Quandjemerapprocherai,dites-luidetendrelatêteversmoi;jeluipasserailacordeaucouetj’essaieraidelaguiderversungros arbre. Tant qu’elle reste à la surface et qu’elle ne cherche pas à m’échapper, je doispouvoirl’amenerlàoùjeveux.»

Sédricsavaitqu’ilnepouvaitpassauverladragonne;elleallaitmourir.SiJessparvenaità ses fins, dumoins connaîtrait-elle unemort rapide, et qui ne resterait pas inutile. L’und’eux jouirait d’une existence décente. Le chasseur ne la laisserait pas souffrir, il l’avaitpromis.

Danger?RelpdasurveillaitJessquiapprochait.Quepercevait-elledelui?

Lechasseurétaitsurelle ;enéquilibresur lapartie laplusépaissedutronc,auniveaudes racines boueuses qui l’achevaient, il secouait la corde pour la dérouler sans quitter ladragonne des yeux. Sédric remarqua qu’il n’avait pas lâché la foëne. Le regard de Jesse seporta sur lui puis revint sur la dragonne pour examiner son cou et estimer la longueur decordequ’illuifallait.«Empêchez-ladebouger,dit-ilàSédric.Jen’aipasbeaucoupdecorde.Unefoisquejelaluiauraipasséeautourducou,jedevrail’attacherauplusprèsdel’arbre;maisçaluitiendralatêtehorsdel’eau,ensuite.»

Sédricn’yétaitpourrien;ilétaitprésentmaisnepouvaitempêcherledéroulementdelascène;s’iltentaitd’intervenir,Jessétaitcapabledeletueraussi.Quelbiencelaferait-ilàladragonne?Samortétaitinévitable.Illaregardait,sentantqu’illuidevaitaumoinsd’assisterà sa fin. Je regrette, pensa-t-il à l’adresse de la créature, et ne perçut en retour qu’unsentimentd’incompréhension.

«Très bien, je suis prêt. » Jess tenait devant lui une grande boucle de corde, la foënecoincéesous lebras.«Dites-luide tendre lecouversmoi, lentement ;dites-luique jevaisl’aider.»

Sédric prit une longue inspiration, la gorge serrée. Accepte l’inéluctable, songea-t-il.«Relpda,fit-ildoucement,écoute-moi;écoute-moiattentivement.»

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DIX-NEUVIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

D’Erek,GardiendesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Ci-jointunmessageduMarchandWycofausecondJosPeersonde lavivenefOphelia,quidoitbientôt fairehalteàTrehaug,pour l’informerquesonépouseadonnénaissanceàdesjumellescejour.

Detozi,

Un casdemaladie chezmesparentsme contraintà renoncerà toute idéedequitterTerrilvillepour leprésent.Monpèreestgravementmalade,etjecrainsquemesespoirsdevisiterledésertdesPluiesetdefaireenfinvotreconnaissancenesoientajournés.Jesuisdéçu.

Avez-vousdéjàenvisagédevotrecôtédeveniràTerrilville?Jesuissûrquevotreneveuseraitravidevousvoir.

Erek

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7

Sauvetage

LA NUIT S’ÉTAIT RÉVÉLÉE tout aussi inconfortable que Thymara l’avait craint. Les gardiensavaient construit ensemble une sorte de plate-forme en superposant des troncs selon desanglesalternés,et ilsavaientarrachélesbranchesfeuilluespouradoucirlecontactdubois.Le«radeau»ainsifabriquén’étaitpassolidemaisilsavaientpus’yentasserets’apitoyersurleur sortpendantque lesmoustiques et les cousins lesdévoraient.Comme il n’y avaitnulendroit plat, Thymara s’était allongée en équilibre sur un des plus gros troncs ; elle avaitsongéàs’installerdanslesarbresmaisavaitfinipardéciderderesterprèsdesdragonsetdesescamarades.Chaquefoisqu’ellecommençaitàs’endormir, ledragond’Alumpoussaituncoupdetrompeaccabléet laréveillait,et,tropsouvent,deslarmess’ensuivaient; lespetitsbruitsqu’elleentendaitsurleradeauluidisaientqu’ellen’étaitpasseuleànourrirdespeurs.Àl’approchedumatin,lechagrin,lesbruits,lesbourdonnements,lespiqûresdesinsectes,lesmoignonsdebranches,riendetoutcelan’avaitpulateniréveilléeplus longtemps.Au-delàdescauchemarsetduchagrin,elles’étaitenfoncéedansunprofondsommeildontelleavaitémergéglacée,ankyloséeettrempéeparlarosée.

Lacrueretombaitlentement.Lamarquelaisséeparl’eausurlesarbresenvironnantsluiarrivait désormais à l’épaule. Près d’elle, Alise dormait à poings fermés, roulée en boule,Tatou juste derrière elle, respirant lourdement. Elle observa que Jerd dormait au creux deGraffe ; l’espaced’un instant, elle leurenvia la chaleurqu’ilspartageaient,puis elle chassacettepenséedesonesprit.Cen’étaitpaspourelle.BoxteuretNortel,assisaubordduradeau,bavardaient à mi-voix en contemplant la forêt inondée. Les dragons, ramassés sur leurstroncs,paraissaientmalàl’aise,enéquilibreprécaire,maisilsdormaientprofondément: lefroiddel’eauetl’ombreépaissedesarbreslesavaientplongésdansunegrandeléthargie.Ilsneseréveilleraientsansdoutepasavantlami-matinée,voireplustard.

ThymarapoussaSylveducoudeetmurmura :«Jevaisvoir si jepeux trouverdequoimanger»,puisellesefrayauncheminparmisescamaradesendormis.D’untroncàl’autre,elletraversaleradeaudedébrispouratteindrel’arbreleplusgrosdelazone;ilneprésentaitpasdebrancheàportéedemain,maislesgriffesdelajeunefilleluipermirentdel’escaladersansdifficulté.Commeilétaitétrangedesesentiraussiheureusedegrimperànouveauauxarbres !Etquelsentimentdesécurité !Elleavait faim,elleavaitsoif,elleétaitcouvertedepiqûresd’insectes,maislesarbresavaienttoujoursétésesamisetsesprotecteurs.

Ellen’eutpasloinàalleravantquelaforêtlarécompensâtdesesefforts:elletrouvauneliane-trompette et but le nectar des fleurs sans éprouver plus qu’un léger sentiment de

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culpabilité. Elle n’avait aucun moyen de transporter la petite goulée que chaque fleurproposait. Non, autant se désaltérer tout de suite, refaire ses forces et espérer trouver unrécipientpourrapporterdequoiboireàsesamis.Iln’yavaitpasdequoiétanchertoutàfaitsasoif,maisaumoinsellen’avaitplusl’impressiond’avoirunmorceaudecuiràlaplacedelalangue.Quandelleeutvidétouteslesfleurs,ellerepritsonescalade.

L’exercicetiraitsursesbrasetsesépaulesd’unemanièredontelleavaitperdul’habitude,etbientôtsablessuredans ledosseremitàsuppurer ;elle lui faisaitmoinsmal,maisellesentait la peau se tendre chaque fois qu’elle cherchait à atteindre une prise. Le fluide luipicotaitledosetl’empêchaitdeseconcentrersursesmouvements,maisellen’ypouvaitrien.Àdeuxreprises,ellerepéradesoiseauxqu’elleeûtabattussansmalsielleavaitdisposéd’unarc,et,une fois,ellese laissa tomberenhâtesurunebrancheplusbasseavantdechangerd’arbrequandellerencontraungrandserpentconstricteurqui leva la têteet l’observad’unœilintéressé.Àcetinstant,ellesefélicitad’avoirpréféréleradeaupourdormir.

Elle cherchait une bonne branche horizontale pour passer dans un arbre voisin quandelle croisaNortel. Il était assis sur la branche qu’elle avait choisie, et, à la façondont il lasalua,ilavaitdûlavoirdepuisunmomentetsuivresaprogressionlelongdutronc.

«Tuastrouvéquelquechoseàmanger?fit-il.

—Pasencore.J’aipumedésaltéreràuneliane-trompette,maisjen’aipasencoremislamainsurdesfruitsnidesbaies.»

Ilhochalentementlatêtepuisdemanda:«Tuesseule?»

Elle haussa les épaules en s’interrogeant : pourquoi sa question la mettait-elle mal àl’aise?«Oui;lesautresdormaient.

—Pasmoi.

—Oui,mais tu bavardais avec Boxteur. Et j’aime bien être seule pour la chasse ou lacueillette;j’aitoujourspréféréça.»Ellefîtencoreunpasverslui,maisilnemanifestapasqu’ilvoulûtluicéderlepassage.Labrancheétaitassezlargepourqu’ilpûts’écarter,maisildemeuraitassis, lesyeux levésverselle.ThymaraneconnaissaitpasbienNortel,etellenes’étaitjamaisrenducomptequ’ilavaitlesyeuxverts;ilavaitmoinsd’écaillesquelesautresgarçons, et les rares qui soulignaient ses yeux étaient très fines. Quand il battait despaupières,sescilsaccrochaientlesoleiletjetaientdeséclatsargentés.

Au bout d’un long moment, il dit : « Je regrette, pour Kanaï ; je sais que vous étiezproches,touslesdeux.»

Elledétournaleregard.Elles’efforçaitdenepassongeràKanaïniàGringalette,etdenepas se demander s’ils avaient péri rapidement ou s’ils s’étaient débattus longtemps dansl’eau.«Ilmemanquera,répondit-elled’unevoixsoudainétranglée.Maisaujourd’hui,c’estaujourd’hui,etilfautquejevoiecequejepeuxtrouveràmanger.Tupeuxmelaisserpasser,s’ilteplaît?

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—Ah!Oui,biensûr.»Aulieudesedéplacersurlecôté,ilseleva.IlétaitplusgrandqueThymara. Il semitde flanc et fit signe à la jeune fillede s’avancer en crabe.Ellehésita.Yavait-ilundéfidanslaposturedeNorteloubienétait-ellelejouetdesonimagination?

Non,elleétaitstupide.Ellepassadevantluienbiais,faceàlui.Commeellelefrôlait,ilsedéplaça légèrement, et elle enfonça les griffes des orteils dans l’écorce en poussant unfeulementeffrayé.Nortellasaisitaussitôtparlesbrasetlatintfaceàlui;ilavaitunepoignesolide,etThymarasetrouvaittropprèsdeluiàsongoût.«Tunerisquespasdetomber,avecmoi,luipromit-il,laminegrave,sesyeuxvertsplantésdansceuxdeThymara.

—Jen’allaispastomber.Lâche-moi.»

Iln’en fit rien.Figés commeenun tableau, ils se regardaient.S’ils commençaientà sebattre,l’unoul’autrefiniraitcertainementpastomber.Nortelavaitunsourirechaleureuxetunregardengageant.

«Jevaismefâcher;lâche-moi.»

Les yeux du jeunehommeperdirent toute chaleur, et il obéit,mais il laissa sesmainsdescendre le long des bras de Thymara avant de les retirer. Elle s’écarta d’un bond enrésistantàl’enviedeluidonnerunepetitepousséeaupassage.

«Jenevoulaispastefâcher,dit-il.C’estque…enfin,Kanaïn’estpluslà,etjesaisquetuesseulemaintenant,commemoi.

—J’ai toujoursétéseule»,répliqua-t-elle, furieuse,etelles’éloignaàgrandspasensedisantqu’ellenes’enfuyaitpas:ellemettaitdeladistanceentreelleetNortel,unpointc’esttout.Parvenueautroncsuivant,elle l’escaladaplusvitequ’unlézardsanschercheràsavoirs’illasuivaitdesyeuxetentâchantd’atteindrelavoûtedelaforêt,làoùlesoleilplusprésentaugmentaitleschancesdetrouverdesfruits.

Lachanceluisourit:elledécouvritunplantdefeuille-de-painquiparasitaitunarbreàempreintes. Les feuilles jaunes et charnues n’avaient guère de goût, mais elles étaientnourrissantesetgorgéesd’unehumiditéquilesrendaitcroquantes.Ellepritunmomentpourmanger son content, puis détacha plusieurs lianes feuillues de la plante, et en tressa unesortedecouronnequ’ellesepassaautourducouetlaissapendredanssondos.

Elle redescendit et, en chemin, aperçutunpoirier-aigrequelques arbresplus loin et sedirigeaverslui.Lesfruitsétaientbletsetunpeuridés,maissesamisneferaientsansdoutepaslesdifficiles.Sansautremoyendelestransporter,elleenremplitledevantdesachemisepuisrepritsaroutepluslentement,entâchantd’éviterd’écraserlespoiresaigres.Revenueàl’arbreprèsdu fleuve, elle regagna le radeau flottant et constata avec surprisequenombredesgardiensdormaientencore.Tatou,lui,étaitréveillé,et,avecGraffe,ils’efforçaitd’allumerunpetitfeuprèsdesracinesd’undesplusgrostroncs;unemincevolutedefuméemontaitdansl’airdumatin.Enapprochant,ellevitSylveetHarrikineaccroupisaubordduradeau;lajeune fille tendit un longbâtondans l’eau et ramenaquelque chose.Cene fut qu’une foisprèsd’euxqueThymaracomprit:elletiraitdespoissonsmortsdufleuve.Soncompagnonles

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nettoyaitenleurouvrantleventred’unegriffeetenlesvidantavantdelesajouterautasprèsdelui.

«Oùsontlesdragons?»leurlançaThymara,inquiète.

Sylvese tournaverselleet luiadressaunsourire las.«Tevoilà !Jecroyaisavoir rêvéquetumedisaisallerchasser,mais,unefoisbienréveillée,jenet’aiplusvuenullepart.Lacoulée acide a tué plein de poissons et d’autres créatures. Les dragons sont partis versl’amont : ilsontdécouvertunretourdecourantremplidecharogneset ilssegobergent.Jesuis contentequ’ils aient trouvé àmanger ; ils sont épuisésd’avoirdû tantnager,mais aumoins ilsn’aurontplus faim.MêmeMercorcommençaitàmontrerdessignesdemauvaisehumeur,etj’aibiencruquequelques-unsdesgrandsmâlesallaientsebagarrercematin.

—Sintaralesaaccompagnés?

—Ilsysonttousallés,ensesurveillantlesunslesautrespourêtresûrsd’avoirleurpart.Qu’as-turapporté?

—Dupain-de-feuille etdespoires aigres ; j’enai remplimachemise : jene savaispascommentlesrapporterautrement.»

Sylveéclatade rire.«Onsera ravisde lesprendre,peu importe la façondont tu lesastransportés!GraffeetTatouessaientd’allumerunfeusuffisantpourfairecuirelepoisson;s’ilsn’yarriventpas,ondevrasecontenterdemangercru.

—C’estmieuxquerien,eneffet.»

Harrikinen’avait riendit : iln’étaitguèrebavard.Lapremière foisqueThymara l’avaitvu, il lui avait faitpenseràun lézard ; longetmince, il étaitbeaucoupplusâgéqueSylve,maiselleparaissaitappréciersacompagnie.Thymaran’avaitjamaisremarquéqu’ilavaitdesgriffesluiaussiavantdelevoirs’enservir.Illevalesyeuxdupoissonqu’ilvidait,vitleregarddelajeunefilleposésursesmains,ethochalatête.

Le silence tomba sur le petit groupe et donna des réponses à des questions qui n’enavaientpas.NulneparlaitdeKanaï, et, au loin, elle entendit ledragond’Alumpousserunlongcrid’angoisse;Arbucappelaittoujourssongardiendisparu.Baliper,ledragonrougedeHouarkenn,gardaitunsilenceaccablé.Lessoigneurssurvivantsétaienttoujourséchouéssurunradeaudedébrisflottants;rienn’avaitchangé.

Distraitement, Thymara se demanda ce qu’ils deviendraient si les dragons lesabandonnaient. Cela risquait-il de se produire ? Les grandes créatures avaient-elles encorebesoind’eux?Etsiellesdécidaientdepoursuivreleurvoyagesanseux?

EllevitTatousedirigerverselleetsedemandasielleavaitaussimauvaiseminequelui.Il avait la peau rouge, brûlée par l’eau acide, et ses cheveux se dressaient sur sa tête entouffeshirsutes;lefleuveavaitaussiattaquésesvêtements,parsemantdetachesdécoloréessa chemise et son pantalon déjà usés. Il avait l’air hagard,mais il parvint à se plaquer unsouriresurleslèvres.«Qu’apportes-tu?demanda-t-il.

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—Lepetitdéjeuner :pain-de-feuille etpoiresaigres.Apparemment, vousavez réussi àallumerunfeupourlepoisson.»

Iljetaunregardàlapetiteflambéedonts’occupaitGraffe.Jerdétaitvenuelerejoindre;elle s’appuyait à lui tandis qu’il cassait de petites racines sèches et les déposait dans lesflammes.«Çan’apasétésansmal,etoncraignaitqu’ilprennetropbien,sepropageaurestedesdébrisetnousobligeànousenfuir.Cen’estpasqu’onsoittellementensécuritéici,maisaumoinsonestausec.

—Etleniveaudelacruebaisse.Mais,s’illefaut,onpourratoujoursseréfugierdanslesarbres.Tiens,tendstachemise.»

Tatoutiralespansdesachemiseversl’avantpourformeruncalfat,etThymaraplongealamaindanssaproprechemisepourentirerlespoiresqu’elleportaitcontresonventre.Lesfruitsplissésn’étaientenrienapparentésauxvraiespoires,maislajeunefilleavaitentendudire qu’ils avaient un goût similaire. Une fois le transfert effectué, elle suivit Tatou quiretournait près du feu. Elle craignait une atmosphère de gêne, des réflexions ou desmoqueries,maisJerdsebornaàsedétournerd’ellequandGraffeditsimplement:«Merci.Tupensesentrouverencore?

—Celles-cisonttropmûres,maisjedoispouvoirsansdouteencueillird’autres;et,làoùunfeuille-de-painpousse,iln’estgénéralementpasleseul.

—C’estbonàsavoir.Tantquenotresituationneserapasplusclaire,ilfaudrarationnertoutcequ’ontrouveraàmanger.

— Il y a plein de poissonsmorts qui flottent dans le fleuve, dit Sylve. Le courant lespoussecontre lesdébris.»ElleetHarrikineportaientunchapeletdepoissonssuspendusàunebrancheminceparlesouïes.

«Ilsneserontplusbonsd’iciunjouroudeux,fitHarrikineàmi-voix.L’acidedel’eauadéjàcommencéàlesamollir;onferaitbiendesecontenterdemangerlachairsanstoucheràlapeau.»

Thymara se débarrassa de sa couronnede lianes et entreprit d’en arracher les feuilles.Tatouavaitdéjàrépartilesfruitsenplusieurstasetsemitàenfaireautantaveclesfeuilles.Chaquegardienbénéficieraitd’unpetitdéjeunerrelativementcopieuxenplusdupoisson;ilétaitencoretroptôtpours’inquiéterdudîner.

Graffesuivaitapparemmentlamêmelignedepensée.«Nousdevrionsgarderdesvivrespourplustard.

—Ou,aucontraire,donnersapartàchacunenluidisantqueçadoitluitenirlajournée,rétorquaTatou.

—Tout lemonden’aurapas l’autodisciplinenécessaire.»Leuréchangen’avaitpas l’aird’une dispute ; Thymara avait plutôt l’impression qu’ils poursuivaient une discussionentaméeplustôt.

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«Jecroisqu’aucundenousn’al’autoriténécessairepourrationnerlesvivres,ditTatou.

—Mêmesic’estnousquilesfournissons?réponditGraffe.

—Thymara!»

La jeune fille tourna la tête en entendant la voix d’Alise. La Terrilvillienne s’avançaitmaladroitement sur un des troncs, et Thymara fronça le nez en la regardant : elle avait levisagepiquetédecloques,etsescheveuxrouxn’étaientplusqu’unemasseembrouilléequipendait dans son dos. Auparavant, Alise se montrait toujours propre et tirée à quatreépingles.«Oùétiez-vous?demanda-t-elled’unevoixtenduealorsqu’illuirestaitencoreuntroncàfranchir.

—Jecherchaisdelanourriture.

—Touteseule?N’est-cepasdangereux?

—Engénéral,non.Jeparspresquetoujoursseuleàlachasseouàlacueillette.

—Maislesanimauxsauvages?»Aliseparaissaitsincèrementinquiètepourelle.

«Làoùjemedéplace,enhautdesarbres,jefaispartiedesplusgrandescréatures.Tantque je fais attention aux gros serpents, aux chats des branches et aux petites bestiolesvenimeuses,jenerisquerien.»EllesongeaàNortel.Non,inutiledementionnercetincident.

«Lesanimauxsauvagesnesontpaslesseulsdangersdelaforêt»,remarquaGraffe,laminesombre.

Thymaraluijetaunregardagacé.«Jemebaladedanslesarbresdepuistoujours,Graffe,etd’habitudebeaucoupplushautdanslavoûtequ’aujourd’hui.Jenerisquepasdetomber.

—Ilnepensaitpasàunechute,fitTatouàmi-voix.

— Alors que quelqu’un dise clairement à quoi il pense », répliqua Thymara d’un tonacerbe.Elleavaitl’impressionqu’ilsparlaientd’ellemaiséchangeaientexprèsdesmotsvidesdesens.

GrafferegardaAlisepuisdétournalesyeux.«Plustard,peut-être»,dit-il,etThymaravitla jeune femme se hérisser. L’expression et la réponse du jeune homme la désignaientcommeuneétrangèrequ’ilfallaitteniràl’écartdesaffairesdesgardiens.Thymaraignoraitcequi le tracassait,maiselleavaitenviedes’opposerparprincipeàsesavisdemâleplusâgéqu’elle. D’après l’expression de Jerd, il l’avait irritée elle aussi ; elle lança à Thymara unregard venimeux,mais celle-ci ne put trouver en elle-même assez de froideur pour lui envouloir.Ladouleurdueà ladisparitiondesondragonravageait la jeune fille,etses larmesavaient laissé des sillons rouge vif sur ses joues. Cédant à une impulsion, elle s’adressadirectementàelle.

«Jeregrette,pourVeras;j’espèrequ’ellearriveraàrevenirjusqu’ànous.Iln’existedéjàquepeudedragonsfemelles.

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—Exactement»,ditGraffecommesicelaprouvaitquelquechose.

JerdregardaThymara,pesacequ’ellevenaitdedireet la jugeasincère.«Jene lasensplus,dumoinspasclairement.Maisjen’aipasnonplusuneimpressiond’absencetotale.J’aipeur qu’elle soit blessée, ou peut-être seulement désorientée et incapable de trouver sonchemin.

—Toutirabien,Jerd,fîtGraffed’untonapaisant.Netemetspasmartelentête;tun’enasvraimentpasbesoinencemoment.»

Cettefois,ThymarasejoignitàJerdpourluidécocherunregardfurieux.

«Jesongeseulementàtonbien-être,dit-il,surladéfensive.

—Ehbien,moi,jesongeàmadragonne,répliquat-elle.

— Il faudrait peut-être mettre le poisson à cuire avant que le feu ne baisse trop »,intervintSylve,et larapiditéavec laquelleon fixa lespoissonssurdesbrochesavantde lesplacer au-dessus de la flambée attesta de la gêne dans laquelle la querelle imminenteplongeaitchacun.

«T’es-turenseignéeauprèsdesautresdragonspoursavoirs’ilssententsaprésence?»demanda Sylve à Jerd tandis qu’elles commençaient à transférer les poissons et autresalimentscuitsdufeuauradeau.Boxteuravaittrouvédespolyporesetdelamousse-d’oignon,ajoutsbienvenusàunrepasautrementinsipide.

Jerdsecoualatêteensilence.

«Maisvousdevriez,machère!»Aliseluisourit.«C’estàSintaraetàMercorquevousdevriezvousadresserenpriorité;voulez-vousquejedemandeàSintara?»

Elles’exprimaitavectantd’innocence,d’espoiretdebonnevolontéqueThymararavalasacolère.«Vouscroyezquec’estunebonneidée?

—Naturellement.Pourquoirefuserait-elle?

—Mafoi,parcequec’estSintara,réponditThymara,etSylveéclataderire.

—Jesaiscequetuveuxdire.ChaquefoisquejecroiscomprendreMercoretobtenirdelui un service, il me rappelle qu’il est un dragon et non mon jouet. Mais je pense qu’ilpourraitnousaider.»

Jerdhésitaunmomentpuisfitdansunmurmure:«Tuveuxbienluidemander,alors?Jen’aipaspenséàmerenseignerauprèsdesautresdragons;ilmesemblaitquejesentiraissielleétaitmorteouvivante;jedevraislesavoirsansaide.

—TuesdoncsiprochedeVeras?»Thymaras’efforçad’effacertoutejalousiedesonton.

«Jelecroyais,réponditJerdàmi-voix.Jelecroyais.»

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Aliseparcourutduregard lecercledesgardiens.Elle tenaitdanssesmainsdeux largesfeuilles charnues surmontées d’unmorceau de poissonmal cuit, lui-même couronné d’unboutde champignon et d’une touffede verdurehirsute, et elle avait posé sur sa cuisse, enéquilibre,undes fruitsqueThymaranommait«poireaigre».On luiavaitdonné lamêmepartqu’àungardien;elleavaitdormiàleurscôtés,ellepartageaitàprésentleursvivres,maisellesavaitque,malgrésesefforts,ellenefaisaitpaspartiedeleurcommunauté.Thymaraluifaisaitmoins sentir leurdifférenceque lesautres,mais elle s’adressait toujoursà elleavecunedéférencequilatenaitàdistance.EllesentaitaussiqueGraffeluienvoulait,mais,sielleavaitdûenexpliquerlaraison,laseulequiluifûtvenueàl’espriteûtétéqu’ellen’étaitpasnéedansledésertdesPluies.Elleenéprouvaitunterriblesentimentdesolitude.

Etsonimpressiond’inutilitén’arrangeaitrien.

Elleenviaitàsescompagnonslapromptitudeaveclaquelleilsparaissaients’êtreadaptésà la situation puis y avoir fait face. Ils avaient modifié leurs habitudes et réagi pour seremettrede lacatastrophesivitequ’elleavaitàcôtéd’euxunsentimentdegrandâgeetderigidité. Et comme ils parlaient peu de ce qu’ils avaient perdu ! Jerd pleurait,mais elle nes’emportait pas contre le sort. Les gardiens manifestaient un calme presque anormal ;s’agissait-il de la réaction de gens qui ont toujours vécu sous la menace d’un désastreimminent?Lestremblementsdeterren’avaientriend’exceptionnelpoureux,pasplusquepourlapopulationdeTerrilville,maisilétaitdenotoriétépubliquequelesséismesdudésertdes Pluies étaient beaucoup plus dangereux. Beaucoup d’habitants de cette régiontravaillaient sous terre à exhumer des objets fabriqués par les Anciens des salles et descouloirsdescitésensevelies.Lessecoussessismiquesprovoquaientparfoisdesaffaissementsetdeseffondrements;lesgardiensétaient-ilsimmunisésdèsl’enfancecontrelaperted’êtresproches?

Elleregrettaitleurretenue.Elleavaitenviedehurleràlalune,detrembler,detempêter,de pleurer à chaudes larmes, de tomber en miettes ; elle voulait parler du Mataf et ducapitaineLeftrin,demanders’ilspensaientquelebateauavaitsurvécu,s’ilscroyaientquelecapitaineallaitvenirà leursecours,commesiparlerdesauvetagedevaitforcerlamainàlaréalité ! Elle eût éprouvé un étrange réconfort à discuter à l’infini de ces sujets ; maiscomment le pouvait-elle face à ces jeunes gens qui affrontaient la tragédie avec tant desimplicité?

Duboutdesdoigts,elledéfit lepoissonfumantet lemangeaaccompagnédemorceauxde champignon et de filaments de mousse-d’oignon, laquelle avait effectivement le goûtd’oignon;celafait,ellemangeaaussi l’«assiette»surlaquelleonluiavaitservisonrepas.L’appellation « pain-de-feuille » était mensongère : la feuille était épaisse, féculente,croquante,maisindéniablementvégétaleaugoût.Quandellel’eutachevée,elleavaitencorefaim.Lapoireaigreétanchanéanmoinsunepartiedesasoif:malgrésapeaufripée,lefruitétaitjuteux;elleledévorajusqu’autrognonenregrettantden’enavoirpasd’autre.pourtant,alorsqu’elleserestaurait,sespenséesétaientailleurs.Leftrinallait-ilbien?LeMatafavait-ilrésistéàlavague?LepauvreSédricdevaitmourird’inquiétudepourelle.Lesoccupantsdubateau recherchaient-ils les gardiens et leursdragons ?Elle voulait le croire, si fortqu’elle

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prit soudain conscience qu’elle n’avait rien fait pour améliorer leur situation. Le capitaineLeftrin et leMataf viendraient à leur secours ; elle en était convaincuedepuis queSintaral’avaittiréedel’eau.

«Quandlefleuveseraredescendu,croyez-vousquenousretrouveronsunterrainsolidelàoùnoussommes?»demanda-t-elleàThymara.

Celle-ciavalacequ’elleavaitdanslaboucheetréfléchit.«Leniveaubaisse,mais,pourlaterre ferme, on ne le saura qu’à la fin de la décrue.Même s’il y en a, ce sera de la bouependantunbonmoment.Les inondationsarriventvitedans ledésertdesPluies,maiselless’évacuent lentement parce que la terre est déjà saturée d’eau. On ne pourra pasmarcherdessus,sic’estàçaquevouspensez,entoutcaspassurdegrandesdistances.

—Qu’allons-nousfairealors?

—Pourl’instant?Ceuxd’entrenousquisontcapablesdecueillirdesfruitsoudechassers’enoccuperont;lesautresferontcequ’ilspourrontpouraméliorerleconfortduradeau.Et,quandl’eaucommenceraàbaisser,nousverronscequ’ilyad’autreàfaire.

—Lesdragonsvoudront-ilspoursuivrelevoyage?

—Çam’étonnerait qu’ils aient envie de rester ici », intervint Tatou, et Alise se renditcomptequ’iln’étaitpasleseulàécouterleurconversation.Laplupartdessoigneursalentourlasuivaientaussi.«Iln’yarienpoureuxdanslecoin.Ilsvoudrontrepartirsic’estpossible,avecousansnous.

—Ilspeuventsurvivre,sansnous?»C’étaitBoxteurquiavaitposélaquestion.

«Pasfacilement,pasbien,maislaplupartdutempscesonteuxquiouvrentlecheminetquitrouventlescoinsoùbivouaquerlesoir;ilsontapprisàchasserunpeu,etilssontplusfortsetplusrésistantsqu’audépart.Ilsauraientdumal,maiscetteexpéditionn’estpasunepartiedeplaisirpoureux,detoutefaçon.Maisjen’aipasditqu’ilsdécideraientdeleurpleingrédecontinuersansnous.»

Tatou s’interrompit. Alise attendit qu’il reprît, mais ce fut Thymara qui enchaîna :«Mais,sionnepeutpaslessuivre,sionn’aaucunmoyendelesaccompagner,ilsn’aurontpaslechoix.Ilsmanquerontbientôtdenourritureici;ilsserontobligésdenousabandonner.

—Nepourraient-ilspasnousporter?demandaAlise.Sintaranousasauvées,Thymaraetmoi,etnousadéposéesàl’abri.Elleaeudumalànageravecnoussurledos,maisdansleshauts-fonds,làoùilscheminentd’habitude…

—Non,ilsrefuseraient,déclaraGraffe.

— Ce serait compromettre leur dignité, enchaîna Thymara à mi-voix. Sintara nous asauvées,mais,pourelle,cen’estpaslamêmechosequenoustransportercommeunebêtedesomme.

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—Mercoraccepteraitpeut-êtredemeprendresursondos, intervintSylve,mais iln’estpascommelesautres;ilestplusgentilavecmoiquesessemblablesavecleursgardiens.J’aiparfoisl’impressionquec’estledoyendugroupe,alorsqu’ilestsortidesaganguelemêmejour,jelesais.

—Cela tientpeut-êtreàsessouvenirsplusnombreux,ditAlise.Je trouvequ’ilpossèdeunegrandesagesse.

—Peut-être,réponditSylve,et,pourlapremièrefois,elleadressaunsouriretimideàlajeunefemme.

—Silesdragonscontinuentsansnous,qu’est-cequ’onvadevenir?»fitsoudainNortel.Il s’était placé à côté de Thymara ; il paraissait ne s’intéresser qu’à la discussion,mais saproximitémettaitquandmêmelajeunefillemalàl’aise.

«Onsedébrouilleracommeonpourra,réponditTatou,icioulà,oùonpourras’installer.

— C’est un peu de cette façon qu’a été fondé Trehaug, observa Graffe. Les premiershabitantsdudésertdesPluiesyontétéabandonnésparlesbateauxquidevaientlesaideràtrouverunsiteconvenablepourétablirunecolonie.Évidemment,ilsétaientplusnombreuxquenous,maislasituationrestelamême.

—Nevoudrez-vouspas tenterde regagnerTrehaug ?demandaAlise.Vousdisposezdetroiscanoës.»Celaluiparaissaitlalignedeconduitelaplusévidenteàadoptersijamaislesdragonspartaientsanseux;ceseraitunvoyagedifficile,danslabouedesmarécagesouentrelesarbresdelaforêt,maisaumoinslasécuritélesattendraitauboutdutrajet.

« Non,murmura Graffe,même si nous avions assez de canoës pour nous transportertousetassezdepagaiespourlesdiriger.

—Moinonplus»,renchéritJerd.Aprèsunbrefsilence,elleajouta,lagorgeserrée:«Jenepourraispas.»

Graffeluipritlamain,etelledétournalatêtepourcontemplerlasurfacedel’eau.Aliseremarqua sans le faire exprès que certains gardiens observaient les deux jeunes gens sanss’encachertandisqued’autresregardaientailleurs.Àl’évidence,JerdetGraffeformaientuncouple,et,toutaussimanifestement,celaendérangeaitcertains.Thymaralessurveillait,lesyeuxmi-clos,sansrienlaisservoirdesespensées.

« C’est une décision qu’il ne faudra pas prendre avant un bon bout de temps, déclaraTatou.Jem’inquièteplusdecequ’onvafaireaujourd’huietcesoir.

—Jevaischercheràmanger,ditThymara;jesuisdouéepourça.

—Jet’accompagnepourt’aideràportercequetutrouveras»,fitTatou.Plusieursjeunesgens le regardèrent puis détournèrent les yeux ; Nortel contempla le sol, lamine sombre,Boxteurpritl’airsongeur,etGraffeouvritlabouchecommepourdirequelquechosepuisse

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ravisa.Enfin,ildéclara:«Bonneidée»,maisAliseeutlacertitudequecen’étaitpaslesmotsqu’ilavaiteul’intentiondeprononcer.

«Est-cequ’onpourra fairedu feucesoir?demandaSylve.La fuméerepousserapeut-êtrelesinsectes,etlalumièrepermettraitdenousrepérerplusfacilement.

—Jepeuxvousaider,intervintaussitôtAlise.Nouspourrionsfabriquerunpetitradeau,commeceluioùnousdormons,maisenplusréduit,ety loger le feupouréviterqu’ilnesepropagejusqu’ànous.Nouspourrionsl’attacherànotreradeauavecça.»Ellesebaissapourramasser une des lianes de feuille-de-pain à présent dénudée. « Il en faudrait davantage,évidemment.

—Onenrapportera»,ditTatou.

Lecterajouta:«Harrikineetmoi,onpeutplongerpourchercherdelaboue;siontrouvelemoyendelaremonter,onencouvriralaplate-formedufeu;elledurerapluslongtemps.

—Maisl’eauestterriblementacide!»s’exclamaAliseensongeantàleursyeux;lesdeuxjeunesgensétaienttellementcouvertsd’écaillesqueleurpeaunecraindraitpasgrand-chose.

—Non, cen’estpas siméchant.»Lecterhaussa ses épaules couvertesdepiques.«Leniveaud’acidebaissesansarrêt.Çasepassecommeçaaprèsuntremblementdeterre:unegrossecouléeacidepuisretouràlanormaleoupresque.»

Lanormaleoupresque suffisait àbrûler lapeaud’Alise,maiselleacquiesçade la tête.« Construire une plate-forme, la badigeonner de boue, ramasser du bois aussi sec quepossible, et fabriquer un cordage pour empêcher le radeau de s’éloigner, ça représente untravailconsidérableàeffectueravantlanuit.

—Oui,maisonn’apaslechoix,réponditBoxteur.

—Thymara,tuasbesoind’uncoupdemainpourlacueillette?»Norteljetalaquestioncommeundéfi.

«Sij’aibesoind’aide,j’aiTatou,répliqua-t-elle.

—Jegrimpemieuxquelui.

—C’estcequetucrois,rétorquaaussitôtTatou.Jesuffisamplementpourl’aider.»

Thymararegardalesdeuxjeunesgensetsonvisages’assombrit.Uninstant,sesécaillesparurentsedétacherplusnettementsursapeau,puiselledéclarasansambages:«Lavérité,c’estquejenepensepasavoirbesoindel’unoudel’autre.MaisTatoupeutm’accompagners’ilenaenvie.Jeparstoutdesuite,tantqu’ilyadelalumière.»

Elleselevad’unmouvementsoupleets’éloignaàgrandesenjambéesverslaforêt,sansseretourner.Auxyeuxd’Alise,elleparaissaitdansersurlestroncsflottantsquilaséparaientdesarbreslesplusproches.

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Parvenue au premier, elle s’y éleva aussi vivement qu’un lézard ; Tatou la suivit, et,tandis qu’il cherchait des prises sur l’écorce rugueuse, Alise eut l’impression qu’il devaitfournirungrandeffortpourrivaliserdevitesseaveclajeunefille.

CommeNortelselevaitàsontour,Graffedit:«Nortel,onauraitbesoindetoiicipourconstruireleradeaupourlefeu.»

L’autresefigeaetréponditsèchement:«J’ail’intentiond’allerchercherdequoimanger.

—Ehbien,veilleànerienchercherd’autre.Onformeungroupetrèsréduit,Nortel ; ilfautàtoutprixéviterlesquerellesentrenous.

—Dis-le àTatou», répondit-il, et il s’en alla. Il choisit un autre arbrepour gagner lesfrondaisons,mais Alise craignit soudain pour Thymara et regretta de ne pouvoir la suivre.Quelque chose avait changédans les relations,mais elle ignorait quoi.Elle regardaGraffe,maisilnelevapaslesyeuxverselleetdit:«Aujourd’hui, lecielestdégagé,et lanuitserasans doute claire, mais on ne sait pas ce qui nous attend demain. On est déjà assez malinstallés, pas la peine de nous retrouver trempés en plus ; voyons si on peut bricoler unabri.»

Aliseavait lesentimentd’êtreplongéedans lesaffairesprivéesd’une famillequ’elleneconnaissaitpasbien.Ilyavaitdescourantsqu’ellen’avaitpassoupçonnés,etellesedemandasoudainquellepositionelleoccupaitentantqu’intruse.Iln’yavaitqueThymaraqu’elleavaitl’impression de connaître. Elle jeta un regard à Sylve, qui l’avait au moins gratifiée d’unsourire.Commesielleavaitsentilesyeuxdelajeunefemmeposéssurelle,Sylvesetournaverselleetmurmura:«Allonsconstruirelaplate-formepourlefeu.»

«Dites-luidetendrelatêteversmoi!»ordonnasèchementJess.Enéquilibreauboutdutronc, il tenaitouvertsonnœudcoulantdefortune.«Jenepeuxpas luipasser lacordeautourducousiellenes’approchepasdavantage.»

LetroncsurlequelsetenaitSédricroulalégèrementsoussespieds,etlevertigelesaisituninstant.Ilregardalenœudcoulantets’efforçadeprendreunedécision;brusquement,ilsecoua la tête et parvint à émerger de l’étrange état de flottementdans lequel la dragonnesavait le mettre. Il fallait mettre un terme à cette affaire ; Relpda morte, son espritretrouveraitsonintimité,et ilauraitunefortuneenpoche.IlpourraitvivreavecHest–s’ilvoulaitencoredeHestaprèscetteaventure.

Cette dernière réflexion le laissa ébahi. Bien sûr qu’il voulait de lui ! Il avait toujoursaiméHest ;n’était-cepaspour luietpour l’amourqu’iléprouvaitàsonendroitqu’ils’étaitlancédanscetteexpédition?Ils’éclaircitlagorge.L’amourqu’ilavaitéprouvé…

«Relpda.»

Elletournasonregardtourbillonnantverslui.

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D’unesecousse,Jessagranditlenœudcoulant.Sédricvoyaitàprésentcequ’ilcomptaitfaire:prendreladragonneaucou, l’accrocheràunarbreet latuer.Ceneseraitni facilenijoli;avantqu’ellenesuccombât,ellesauraitqueSédricl’avaittrahie;ilsentiraitsapeine,sacolèreetsonreprocheenmêmetempsqueladouleurdesamort.Elleluiavaitsauvélavie,et,enguisederemerciement,ilallaitfairefortunesursamort.

C’étaitunprixtropélevé;Hestnelevalaitpas.

Il resta saisi par cette brusque prise de conscience, mais il n’avait pas le temps del’examinerdeplusprès.

Iltenditsonespritetsoncœurversladragonne.

Relpda,écarte-toideJess.Nelelaissepass’approcherdetoi; ilveuttetuer! Iln’osaitpass’adresseràelleàvoixhaute.

Tuer? Inquiétudeetperplexité.Ellen’avaitpascompris.Épuisée,elle s’agrippaitàsontronc,lesyeuxlevésverssonbourreau;sesirissemirentàtournoyerplusvite,maisellenetentapasdereculer.C’étaittroppourelle;ilavaitcherchéàluifournirtropd’informationsàlafois.Ilfallaitdelasimplicité–etunpeudecourage!

«Va-t’en,Relpda!Sauve-toi!Nelelaissepast’approcher.Danger!Jessdanger!»

Danger?Lechasseurapporteàmanger.Partir?Tropfatiguée.

Sédric avait abattu ses cartes devant Jess, et cela ne suffisait pas encore à sauver ladragonne.Avecunrictusquiluidénudaitlesdents,lechasseursetournaverslui.«Salepetitgandin !J’allais l’achever rapidement,mais tuas toutgâché !Maintenant,vousallezpayertouslesdeux.»

Ilétaitvif;illâchasacordeetpritsonharponàdeuxmains.L’arme,depetitetaille,nepouvaitsûrementpasfairedemalàRelpda,n’est-cepas?Parpitié,Sâ!«Relpda,va-t’en!Sauve-toivite!»

Sédrics’étaitdéjàmisenmouvement,maisilsavaitqu’ilarriveraittroptard.Ils’emparad’unbâtonquiflottaitdansl’eauetlejetaàJess,maisleratadeloin.Lechasseuréclataderire,puisramenasafoëneenarrièreetlaplantadansladragonne.

Une douleur fulgurante frappa Sédric à l’épaule, et son bras gauche perdit toutesensibilité. Il trébucha puis tomba, une de ses jambes passant entre lesmorceaux de boisflottants,mais ilévitadecoulerenserattrapant frénétiquementàun tronc. Il semordit lalangue, et, curieusement, cette nouvelle souffrance chassa la première. Le tronc s’enfonçasoussonpoids,maisilparvintàs’yagripperd’unejambe,etilréussitàs’extrairedel’eauenjetantdesregardséperdusalentour.Toutsepassaittropvite.

Relpdapoussauncoupdetrompestrident; leharponpointaitdesoncorps,etunsangrougevifrecouvraitsonépauleécailleuse.Lesailesàdemiouvertes,ellelesagitafaiblementdansdesgerbesd’eauens’évertuantàseretenirau troncglissant.Lechasseurétait tombé

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dansle fleuve;elleavaitdûlepercuteravecuneaile.Tantmieux.Mais ilavaitdéjàtrouvéuneprisesurunarbreabattuetcommençaitàsehisser;dansuninstant,ilseraitdenouveaudebout.Sédricsesavaitincapabledesebattrecontrelui:ilétaittropgrand,tropvigoureux,tropexpérimenté.Unearme,unearme!Lahachette!Lahachetteprèsducanoë!

Sédricselançadansunecourseéperdueversl’embarcationsurlestroncsquidansaienten tous sens. N’eût été la terreur qui l’étreignait, il eût franchi les débris à quatre pattes,mais, face à une mort imminente, il courait et bondissait comme un chat échaudé,franchissantàtouteallurelesarbresabattusquis’enfonçaientetroulaient,sautantfollementde l’un à l’autre. Jess parut deviner aussitôt son intention ; il remonta sur le radeau encrachantetenjurant,etseruaenbondsfurieuxsurlasurfacemouvantedesdébris.Àdeuxreprisesilglissaentredestroncsetsehissadenouveausurleradeau,etpourtantilparvintàs’interposer soudain entre Sédric et le canoë, unpoignarddans samaindroite dégoutante.Lescheveuxruisselantsursesjouesbrûléesparl’acide,ildit:«Jevaist’éventrer,balancertestripessurlesboisquiflottentettelaissercreverlà!»

Jeregrette.Pitié,nemetuezpas.Jeveuxvivre,c’esttout.Jenepouvaispasvouslaisserlatuer.Ilpassaenrevuecentargumentsetlesrejetaaussitôt.

Sauve-toi ! Sauve-toi ! mugit la dragonne, excellente idée, dans la droite ligne del’intention de Sédric,mais qu’il n’osait pasmettre en pratique de peur de tourner le dos àl’homme.S’ildevaitmourir,ceneseraitpasavecuncouteauentrelesomoplates.Ilentenditungrandbruitd’éclaboussurederrière lui :Relpdavenaitdeperdre saprise instable sur letronc qui la soutenait et de s’enfoncer sous l’eau. Froid,mouillé, noir, pas d’air. Sédric sefigeauninstant.

Jess fonditsur lui, lepoignardenavant,etce futcebondàpartirdu tronc flottantquiprovoqualemouvementdecôtédeSédric.Poignard,mainetagresseurpassèrentprèsdeluisansrencontrerlarésistanceattendue,et,parréflexe,ilposalamainsurledosduchasseuret,d’unepoussée,accélérasondéplacement.Sonadversairequittaletroncetseretrouvasurleradeaudedébris;l’espaced’uninstant,lamassed’herbeetdeboisenchevêtréssoutintsonpoids,puisils’enfonçabrusquementavecuncriderage.Ilécartalesbrasetlesétenditsurlemélangedebranches,debrindillesetdemottesdemousse;ilréussitainsiàsemainteniràlasurfaceetsemitàinvectiverSédric,incapablederemonter.

Endeux enjambées, Sédric futdans le canoë. Il s’attendait à le trouver stable sous sespieds,maisl’embarcations’enfonçaavecuneembardée,etiltomba,lesgenouxlespremiers,letorsesurlebancdenagequiluiendolorit lescôtes.Enfin, ilétaitensécurité.Oùétait lahachette ? Et Relpda ? « Où es-tu, dragonne ? » cria-t-il. Il se redressa sur les genoux etparcourutlesalentoursduregard.Àsagrandehorreur,ils’aperçutqu’ilnelapercevaitplus;etJessavaitdisparuluiaussi.Était-ilentraindesenoyersouslematelasdedébris?Sédricavaitpeineàleprendreenpitié.

Soudain,commeunespritdel’eauvengeur,Jessjaillitdesprofondeursàcôtéducanoë;il s’agrippaau flanc,et l’embarcationpenchabrusquement.Sédricpoussauncride terreur,affolé à l’idée de retomber dans l’eau brûlante, mais l’homme se hissa par-dessus bord.Aussitôt,Sédrics’efforçadequitterlecanoë,maisJessleplaquaauxjambes,etils’effondra

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lourdement, le ventre en travers du bord, le torse sur le tronc auquel l’embarcation étaitamarrée.Lechasseurlesaisitparledosdelachemiseetparlescheveux,leramenadurementdanslecanoëpuislefrappaviolemmentauvisage.

En dehors de quelques bagarres de gamins, Sédric n’avait jamais participé à un vraicombat.Parfois,Hest le rudoyaitquand il étaitd’humeuràdonnerà leurs rapportsunaxeplusbrutaletàimposersadomination.Audébut,cesjeuxbrusquesexcitaientSédric,mais,depuisunanenviron,Hestparaissaitlesréserverauxoccasionsoùsoncompagnonluiavaitdépludansd’autresdomaines;certainesfois,leplaisirdesentirlaforcedeHests’étaitmuéencraintequesonamantneluiinfligeâtdevraiesblessuresdansledéchaînementdesesjeuxcarnassiers. Pire,Hest semblait se délecter d’éveiller cette peur chez lui ; une fois, il avaitétranglé Sédric au point de lui faire presque perdre connaissance, ce qui ne l’avait pasempêchédepoursuivreseseffortspouratteindresonpropreplaisir,etc’estseulementquandil avait rouléàbasde sonamantque cedernieravaitpu reprendre son souffle.Despointsnoirsdevantlesyeux,ilavaitdemandéd’unevoixsuffoquée:«Pourquoi?

— Pour voir ce que ça fait, évidemment. Cesse de te plaindre ; tu n’as rien ; tu asseulementunepetiteblessured’amour-propre.»

Hests’étaitlevéetl’avaitplantélà;etSédricavaitacceptésonjugement:ilnesouffraitde rien, en réalité. Le souvenir éclata dans son esprit, et, avec lui, la décision qu’il avaitenfouiepeuaprès:Plusjamais.Bats-toi.

Mais l’attaquedeJessdépassaitde loin tout cequeHest avaitpu lui faire.Le coupauvisagequ’ilavaitreçul’avaitchoquémoralementautantquephysiquement;danslapoignede son agresseur, il tâchait de trouver la force de lever les bras et de serrer les poings.Soudain,l’hommeéclataderire,etlesondesavoixinfusaàSédricunevigueuraffolée,etillança son poing aussi violemment qu’il le put dans le torse de Jess, sous le plexus ; l’airs’échappadespoumonsduchasseur,quitombasurlesfessesaufonddel’embarcation.

Letempsd’unerespiration,Sédricsetrouvasurlechasseuretlerouadecoups,mais,àdemiassommé,iln’ymettaitnullepuissance.Jesssereleva,sesbrasserefermèrentsursonadversaire,puis,sansplusd’effortques’ilétreignaitunenfant,ilroulasurluietl’immobilisasous son poids. Alors ses largesmains emprisonnèrent la gorge de Sédric, qui s’efforça envain de s’agripper aux poignets épais du chasseur, mouillés, froids et couverts d’écaillesglissantes.L’homme lepoussaau fondducanoë,dans l’eaucroupie, tandisque lebanc luimordaitlebasdudos.Sédricdonnaitdegrandscoupsdepiedmaissansrienrencontrer; ilvoulutgrifferlevisagedesonagresseur,maisl’autreparaissaitinsensibleàladouleur.

Finalement, Sédric renonça à tenter d’attaquer Jess etmême à se défendre ; il voulaitseulements’enfuir.

Ilcherchaà tâtons les flancsducanoë ; ilentrouvaunetessayades’enservircommeprise pour se tirer de sous le chasseur,mais lesmains de l’homme étaient serrées sur sagorge,etsonpoidsl’empêchaitdebouger.

Jamaisilnes’étaitsentiaussidémuni.

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DumoinsdepuislejouroùHestl’avaitbloquésurlelitetavaitdéclaréenriant:«C’estmoiquidécide,aujourd’hui.Çavateplaire;çateplaîttoujours.»

Maiscelane luiplaisaitpas toujours.Etsoudain toute lacolèrequ’ilavaitpuressentircontre Hest et son absence d’égard pour son plaisir, son attitude moqueuse quand il ledominait,cettecolèrel’envahitàl’instantoùsamaintombaparhasardsurlemanchedelahachette.

L’outil était planté dans le tronc sec et dur qui flottait à côté de l’embarcation, maisSédricpossédaitlaforcedelarageetdudésespoir,etilladécrochad’ungestespasmodique.Lachanceseulevoulutque,commelahachettesautaitbrusquementdubois,lecôtéarrondiduferheurtâtviolemmentl’arrièreducrânedeJess.

Lechocétourditlechasseurmaisnel’assommapas;sapoigneserelâcha,et,autraversd’une brume rouge, Sédric le vit tourner la tête de côté comme en quête d’un assaillantimprévu.Bats-toi!Bats-toi!LespenséesfurieusesdeladragonnedonnèrentdelavigueuràSédric;ilabattitdenouveaulahachette,maladroitementmaisavecforceetprécision.Cettefois, elle frappa le chasseurà lamâchoire, le rejetantde côté avecun craquement sonore ;Jess poussa un hurlement suraigu. Sédric reprit péniblement sa respiration. Le chasseuressayaitdeparler,mais lesoreillesduTerrilvillienbourdonnaient,et lecoupà lamâchoiredonnaitàJessunediction incompréhensible.Toutàcoup,Sédrics’entendit lancerdansuncroassement:«Jevaistetuer!Jevaistetuer!»

Jevaistuerpourtoi.Lapenséerebonditversluiavecunéchoreptilien.

Underniercoupsansgrandeforcefrappalechasseurentrelesyeux,et l’hommetombaenfinassommé.Sédric lâcha la lourdehachettequichutau fondducanoë,puis il repoussaJess qui s’écroula mollement, à moitié par-dessus le flanc de l’embarcation ; il ne restainconscient qu’un courtmoment. « Espèce de sal… ! » croassa-t-il. Il ramena son bras enarrière,etSédricvitunpoingénormefilerverslui.

À cet instant, un mouvement puissant souleva le bateau, et la tête et les épaules deRelpdajaillirentdesdébrispoursurplomberlesdeuxhommes.Mangerlechasseur!lança-t-elle, et elle courba le cou. Sédric n’avait jamais vraiment vu l’intérieur de la gueule d’undragon. Elle ouvrit démesurément les mâchoires, et il distingua les énormes musclesdéglutisseurs qui bordaient sa gorge, ainsi que les rangées de crocs aigus et incurvés. Labouchebéantes’abattitsur latêteet lesépaulesduchasseurcommelesacd’unbraconniersurun lapin.Sédricaperçut lesyeuxdeJess, siagrandisque tout lepourtourde l’irisétaitbordédeblanc,etpuisRelpdarefermalesmâchoires.

Ilyeutunbruit,mélanged’ostranchéetdechairbroyée,puisRelpdaredressalecouetpointalemufleversleciel;ellesecoualatêtepardeuxfoistoutenavalant.

La partie inférieure du corps de Jess tomba dans le canoë, sanglante, près de Sédric ;celui-ci,dansunréflexed’horreur,repoussad’uncoupdepiedlebassinquichutpar-dessusbord, suivi par les jambes. Avec un glapissement de protestation, Relpda plongea pour lesrécupérer,etlavaguequ’ellesoulevafitdanserl’embarcation.L’eauetlesangsemêlèrentaufonddupetitbateau,allantetvenantsurlahachette.

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Sédricsepenchapar-dessusbordetsuivitladragonnedesyeux.«Cen’estpasvrai»,fit-ild’unevoixpâteuse.Ilportaledosdesamainàsabouchepuisl’écarta;elleétaitcouvertedesang.Ilregardalahachetteimmergéedansl’eaudufond;làaussi,desvolutesrougess’enéchappaientetsemélangeaientàl’eau.Onyvoyaitégalementdescheveux,ceuxdeJess.«Jel’aitué»,dit-iltouthaut;lesmotssonnèrentbizarrementàsesoreilles.

Délicieux.

*

L’après-midisedéroulasansincident.ThymaraetTatouneparlaientguère;ellen’avaitpasgrand-choseàdire,etTatouréservaitsonsoufflepournepasselaisserdistancer,lajeunefilleyveillaitparticulièrement.

Lafaçondontsessentimentsàl’égarddesoncompagnonvariaientladérangeaitplusquecequ’elleéprouvait.Aumilieudesautres,elleavaitmoinsdemalàseconvaincrequerienn’avaitchangéentreTatouetelle;celasignifiait-ilquerienn’avaitchangé,eneffet?Était-elle fâchéecontre luiounon?Et, sioui,pourquoi?Parfois, elle se rendait comptequ’ellen’avait aucune raison fondée de lui en vouloir. Ils n’avaient passé aucun accord, il n’avaitenfreint nulle promesse ; il était aussi libre qu’elle de suivre ses désirs. Elle étaitparfaitement capable d’observer la situation d’unœil froid. Il avait couché avec Jerd ? Ehbien, cela le regardait, pas elle ; etmaintenant que Jerd était avecGraffe, cela la regardaitencoremoins

Mais la douleur perçait alors soudain, et Thymara se sentait à nouveau trompée etindignée. Ilauraitpuaumoins laprévenirplus tôt !SiKanaïétaitaucourant, c’estquecen’était pas une affaire si privée que ça ! Pourquoi la lui avait-il cachée si longtemps ?Ducoup, elle se sentait stupide et naïve. C’estmon amour-propre, songea-t-elle. C’est lui quisouffre,pasmoncœur.JenesuispasamoureusedeTatou;jeneleveuxpasrienquepourmoi,et jeneveuxpasqu’ilmeregardecommesapropriété.Noussommesseulementamis,desamisquiseconnaissentdepuislongtemps.Ilm’acachéunsecret,etjemesuissentiebête.Sonamour-propre,riendeplus.

C’étaitpeut-êtrevrai,maiscen’étaitpasl’impressionqu’elleavait.

Aiguillonnée par l’émotion, elle grimpait plus vite et plus haut dans les arbres qued’habitude,cequiobligeaitTatouàsedémenerpourlasuivre.Elletrouvaitdequoimanger,et,letempsqu’illarattrapât,elleavaitdéjàtoutcueilli.Legarçons’étaitservidesachemisepour fabriquer un sac, et, dès qu’il la rejoignait, elle y fourrait ce qu’elle avait ramassé etreprenait son chemin. Leurs conversations se limitaient à parler de ce qu’ils avaient déjàrécoltéetdecequ’ilsdevaientchercherensuite.Thymaralevoyait,Tatouserendaitcomptequ’ilsnediscutaientpasvraiment,maisilavaitl’airdes’ensatisfaire.

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Quandilfittropsombrepouryvoirsouslesarbres,ilsretournèrentaumatelasdedébrisflottants où le groupe avait trouvé refuge ; sur le fleuve, le soleil qui se couchait au loinprojetaitencoreunpeudelumière.Lesgardiensavaientréussiàdresserunpetitabrisurleradeauetà fabriquerunesecondeplate-formepour le feu,dont l’éclatambréréchauffait lecœur.CommeAlisel’avaitproposé,onl’avaitamarréauradeauprincipaldefaçonàpouvoirl’écarterrapidementsilesflammessepropageaient.Pourlemoment,lalumièreetlachaleurbienvenuesremontaientlemoralàtoutesettous.BoxteuretKaseentretenaientlaflambée,dénudaient des branches de leurs feuilles, qu’ils jetaient dans le feu afin de créer unbrouillarddefuméedestinéàrepousserlesinsectes.Thymaran’étaitpassûredepréférersefairepiquerlesyeuxparlafuméeplutôtquelapeauparlesinsectes,maiselleétaittroplassepourdiscuter.

Lesdragonsétaientrevenuspour lanuit,et la jeune fillesesentaitunpeurassuréedevoirleursénormessilhouettesappuyéesauxarbresquileurinterdisaientl’entréedelaforêtinondée. Ils commençaientàdevenirhabilesà s’emparerdegrosmorceauxdeboisetà lesglissersous leurpoitrailpourmieux flotter.Étaient-ils revenusparceque leshumains leurmanquaientouseulementparcequ’ilssavaientquelesgardienslesaideraientàsemaintenirà flot pour la nuit ? Sylve et Harrikine avaient apparemment inventé une technique pourbloquerplusieurs troncs souschaquedragon ; lesgrandescréaturesn’étaientpas raviesdeleursconditionsd’hébergement,maiscelavalaitmieuxqueresteràpataugerdans le fleuvejusqu’à l’aube.Lespoissonstuéspar l’acides’étaientrévélésà lafoisunebénédictionetundésagrémentpourelles:ellesavaientfestoyéàsatiété,maisleurventredistendulesgênait,surtoutquandellesl’appuyaientsuruntroncd’arbre.

«Ilsenontassezderesterdans l’eau ; ilsenontvraimentassez.Certainsseplaignentqueleursgriffess’amollissent»,ditSylve,assiseàcôtédeThymarapendantlerepasdusoir.Àlagrandesurprisedelajeunefille, ilyavaitdelaviandeenplusdesfruitsetdesfeuillesqueTatouetelleavaientrapportés:uncochondefleuveégaré,àdeminoyéetassommédefatigue, avait grimpé sur le radeau, et Lecter l’avait abattu d’un coup de gourdin. L’animaln’étaitpasgrand,maisilétaitgrasetavaitungoûtdélicieux.

Graffe, passant derrière elles en allant s’asseoir, dit : « Ils perdent leur temps à seplaindre;personnen’ypeutrien.»

Thymaralevalesyeuxauciel,etsavoisinesecourbasursonassiettepourdissimulerunsourire.«Jesuissûrequeçavapassionnerlesdragons,cetteréflexion»,fitThymaraàvoixbasse,etellesrirenttoutbas.LajeunefillerelevalesyeuxàtempspourvoirGraffeluilancerunregardnoir ; elle le lui rendit sanssourcillerpuis se remitàmanger.Ellen’avaitaucunrespectpourlui,etellerefusaitdes’aplatirdevantlui.

L’abri que les gardiens avaient construit était exigu, et le sol accidenté malgré uneépaisseurdebranchesfeuillues.Leboncôtédelasituation,c’étaitquechacunavaitunpeuplus chaud grâce à la promiscuité,mais cela entraînait aussi l’impossibilité de changer depositionsansdérangerdeuxpersonnes.Onavaitdécidédemonterlagardeauprèsdufeuafindel’alimenterenboisainsiqu’enfeuillespourluifairedégagerdelafumée.«Lesflammespour signaler notre position au cas où on chercherait à nous retrouver, la fumée pouréloignerlesinsectes»,avaitexpliquéGraffedefaçontoutàfaitsuperflue.

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Latâcheserévélaitplusdélicatequenel’avaitpenséThymara.Unecouchedefeuillesetdebouetasséess’interposaitentrelefeuetleboisquiformaitlaplate-formeflottante.Quandvintletourdelajeunefilledes’enoccuper,Sylvelaréveillaetluimontracommentalimenterle feu sans le laisser consumer le radeau sur lequel il reposait, puis elle la laissa assise aubordduradeauprincipalavecuneréservedebranchesfeuilluesetuntasdeboissec.

Avecunsoupir,Thymaraprit son tourdegarde.Elleavaitmalaudos,mais ladouleurétait différentede cellede ses courbatures.Ellene s’était pasménagée ce jour-là, pasplusque Tatou, et elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même de sa fatigue ; mais elle nesupportait plus sa blessure près de la colonne vertébrale ni les élancements sourds qu’elleenduraitsansarrêt.

La nuit s’acheminait vers ses heures les plus silencieuses. Les oiseaux du soir avaientcessé de chanter, de chasser les moucherons, et s’étaient installés pour dormir. Même lebourdonnementdesinsectespiqueursparaissaitsecalmer.Thymaracontemplaitlerefletdufeusurl’eau:detempsentemps,unpoissoncurieuxpassaittelleuneombrelenteaurasdelasurfacemiroitante,mais,hormiscela,toutétaitimmobile.Lefleuveclapotaitpaisiblementcontrelestroncsd’arbrescommesilaragemeurtrièrequil’avaitprisunjouretdemiplustôtn’avait jamais existé. Les dragons endormis ressemblaient à d’étranges navires, la têtecourbéeetlamoitiéducorpsimmergée.Lajeunefilles’efforçaitd’apprécierlapaixdelanuitsansseperdredanssespensées,maissonespritnecessaitdefairedesallersetretoursentreKanaï, ladragonneargentée, etAlumetHouarkenn.Trois gardiensavaientdisparuet sansdoutepéri,ainsiquetroisdragons,tousfemelles.C’étaituncoupdur.Verasn’étaittoujourspas revenue ; Mercor avait dit à Sylve qu’il ne l’avait pas senti mourir, mais que cela negarantissait pas qu’elle eût survécu. Cette déclaration avait plongé Jerd dans les affres del’incertitude,etelles’étaitmiseàpleurerdeplusbelle.

«Ilfautquejeteparle.»

Thymara sursauta puis s’en voulut de sa réaction. Graffe s’était approché d’elle par-derrière, sans bruit, et elle n’avait même pas senti le radeau bouger. Ce n’était pas unaccident : il voulait la surprendre. Elle leva les yeux vers lui et répondit, impassible :«Vraiment?

—Oui.Pourlebiendetous.J’aibesoindequelquesréponses,etjenesuispasleseul.»Ils’accroupitprèsd’elle,tropprèsaugoûtdelajeunefille.«Jevaisallerdroitaubut:c’estTatou?

—Qu’est-cequiestTatou?»Laquestionl’agaçaitetellenecherchapasàlecacher.S’ilvoulaitjouerlesmystérieuxetlesempressés,ellepouvaitjouerlesobtuses.

Le visage écailleux de Graffe, composition de méplats, se durcit. Il avait les lèvres simincesquelajeunefillenesavaitpass’ilcrispaitlesmâchoiresounon;ellelesupposait.Ilse rapprocha encore et déclara d’une voix grondante : « Écoute, personne n’a comprispourquoi tuavais choisiKanaï,mais j’aidit auxautresqueçan’avaitpasd’importance.Tuavaisfaittonchoix,etilfallaitlerespecter.Quelques-unsontvoulus’opposeràtadécision,mais je le leurai interdit ; tudevraism’enremercier.J’airespecté tonpremierchoixet j’ai

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maintenulapaixautourdetoi.MaisKanaïn’estpluslà,et,dansl’intérêtgénéral,plusvitelaquestionseraréglée,mieuxçavaudra.Alorschoisisetdis-leclairement.

—Jenesaispasdequoituparles,etjecroisquejepréfèrel’ignorer.C’estmontourdegardeetjeremplismamission.Va-t’en.»Elles’étaitexpriméed’untonsec,tenailléeentrelacolère et la peur. Graffe lui apparaissait comme une présence inévitable ce soir, une forcequ’elledevaitaffronteretqu’ellenesauraitsansdoutepasvaincre.SoitlesproposdeGraffeétaientobscurs, soit elle les comprenait tropbien ; ellenevoulaitpas savoirquelleétait labonnesolution.

Mais il refusade la laisserdans lenoir.«Ne faispassemblant, fit-ildurement, tun’espas douée pour ça. Tum’as entendumettreNortel en garde tout à l’heure. Si tu as choisiTatou, très bien, tu l’as choisi ; annonce ton choix à tout le monde et il n’y aura pas deproblème, j’y veillerai. Ce n’est pas Tatou que j’aurais désigné pour toi,mais,même ici etmaintenant où règnent de nouvelles règles, je respecte certaines de nos plus anciennestraditions.J’aiétéélevésurtoutparmamère,etelleobservaitlescoutumesd’autrefois,cellesdesdébutsde la colonisationdudésert desPluies ; à l’époque, lesMarchands convenaientqu’unefemmepouvaitoccuperunepositionégaleàcelledesonmarietprendresespropresdécisions.Sijesuisvivantaujourd’hui,c’estparunedécisiondemamère;ellem’agardéetelleaexigéquelesautresrespectentsondroit.Ilmeparaîtdoncsagequelesfemmesaientvoix au chapitre dans la conduite de leur existence, et je veux bien respecter ça – etdemanderauxautresd’enfaireautant.

—Etquit’afaitroi?»lança-t-elle.Elleavaitpeuràprésent.Avait-elleétéaveugleàcelaaussi?Lesautresl’acceptaient-ilscommechef,etplusencore,commequelqu’unquipouvaitdécréterlesrèglesquidirigeaientleurvie?

«J’aiprislecommandementquandilestdevenuévidentquepersonned’autren’étaitàlahauteur.Ilfautbienquequelqu’unsechargedeprendrelesdécisions,Thymara;sionveutsurvivre,onnepeutpasallertranquillementlenezauventsansfaireattentionoùonmetlespieds. » Au grand agacement de Thymara, il prit unmorceau de bois et lemit au feu ; ils’enflammaaussitôt.Avecsonbâton,ellerétorquaenl’éjectantdesflammes;iltombadanslefleuve,oùilsifflapuissurnageaprèsduradeau.Graffecompritlemessage.

«Trèsbien,tupeuxmedéfier–enfin,tupeuxessayer.Maistunepeuxpasdéfierlavienilesort.Lesortnousadonnéunéquilibreinstable;mêmeavectroishommesenmoins,lerapportgardiens-gardiennesreste faussé.Tuveuxque leshommessebattentpour toi?Tuveuxvoirnoscamaradesseblessermutuellement,selancerdansdesvendettasinterminablespour te donner l’impression de valoir quelque chose ? » Il se tourna vers elle, les yeuxsombresetindéchiffrablesdanslanuit.«Oubientuattendsdetefairevioler?Çat’excite,cegenredeperspective?

—Non,cen’estpascequejeveux!C’estméprisable!

—Alorsilfautchoisirtonprochainpartenaire,ettoutdesuite,avantquetouslesmâlesn’entrentenrivalitépourtoi.Nousformonsungrouperéduit,etnousnepouvonspasnouspayer le luxe que des garçons se fassentmal pour tes beaux yeux, pas plus qu’on ne peut

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laisserquiconqueteforcer lamain; j’imaginetrèsbienoùçapourraitconduire.Choisis-toiuncompagnon,etqu’onenfinisse.

—Jerdn’apaschoisi,elle;ellecoucheavecquielleveut.»Elles’étaitserviedelaseulearmequ’elleeûtsouslamain.«Tunelesavaispas?

—Jenelesaisquetropbien!répliqua-t-ilavecunrictusdecolère.Pourquoicrois-tuquej’ai dû intervenir pour la prendre en charge ? Elle faisait n’importe quoi et dressait leshommes lesuns contre les autres !Unœil aubeurrenoirpar-ci,une ecchymosepar-là, çacommençaitàdevenirintenable,alorsjel’aiprisepourmoi,pourempêcherlesdisputes.Cen’étaitpasmonpremierchoix,situveuxm’entendreledire;ellen’estpasaussiintelligentequetoi,niaussidouéepourlasurvie.Jet’aidéclarémonintérêtdèsledébut,maistum’aspréférécecrétindeKanaï; j’aiprissurmoipouracceptertadécision,mêmesi jelajugeaismauvaise.Maisiln’estpluslà,etjesuisavecJerd,pourlemeilleuroupourlepire,dumoinsjusqu’àsonaccouchement,parcequec’estleseulmoyenquej’avaisd’empêcherlesautresdesebattrepourelle ;danscesconditions, jepeuxdifficilement teprendreaussi,alors,avantquelesrivalitésnevirentàlaviolence,tuferaisbiendefairetonchoixetdet’ytenir.»

Thymaraavaitlevertige.Unaccouchement?Jerdétaitenceinte?Maiselleavaitchoisile moment et le lieu les pires ! À quoi pensait-elle donc ? Dans la foulée, elle se ditfurieusement:Etàquoipensaientdonclesgarçons?L’unoul’autreavait-ilseulementsongéqu’il risquait de donner le jour à un enfant ? Ou bien, comme pour Kanaï et Tatou, Jerds’était-elle simplement laissé faire, et eux, en avaient-ils seulement profité ? La colèresubmergeaitThymara.

«Quiestlepèredel’enfantdeJerd?

—Çan’apasgrandeimportance,jecrois.Jediraiqu’ilestdemoi,etçasuffira.

—Tut’appropriesdéjàbeaucouptropdechoses,jetrouve.Tut’espeut-êtreproclaméroiouchef,Graffe,maispasgrâceàmoi.Jeteledistoutnet:jen’acceptepastonautoritésurmoi ; et je ne vais certainement pas « choisir » un de tes « mâles » uniquement pourempêcher les autres de se battre. S’ils sont assez bêtes pour se taper dessus pour quelquechosequineleurappartientpas,grandbienleurfasse.»

Elle faillit se lever et s’en aller,mais son tour de garde n’était pas fini, et elle avait laresponsabilité de surveiller le feu.Elle regardaGraffe dans les yeux. «Va-t’en ; laisse-moitranquille.»

Ilsecoualatête.«Tuaimeraisquecesoitaussisimple,maistutetrompes.Réveille-toi,Thymara ; si tu ne prends pas de protecteur et si je n’approuve pas ton choix, qui teprotégera ? On est seuls ici, etmaintenant plus que jamais. Il y a quatre femmes et septhommes;Jerdestavecmoi,etSylveajetésondévolusurHarrikine.Situcrois…

—Quatrefemmes?J’aibienentendu?TuinclusAlisedanstesprojetsdélirants?

—Elleesticietc’estunefemme,doncjel’inclus.Cen’estpasmoiquil’aidécidé:c’estsimplementlaréalité.Jeluilaisseraiunpeudetempspours’yadapteravantdeluiexpliquer

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la situation. La réalité, c’est ça, Thymara : on est tous coincés ici ensemble, et, comme lespremierscolons,ilfaudraapprendreàvivredanscetteforêt.C’esticiquenaîtrontnosenfantsetqu’ilsgrandiront.Cepetitgroupedegensquidormentderrièrenous, ce sont lesgrainesd’oùémergeraunenouvellecolonie.

—Tuesdingue.

—Maisnon.Ladifférenceentrenous,c’estquetuestrèsjeuneetquetucroisque«lesrègles»ontencoreunsenslàoùiln’yaniloinichâtimentpourlesfaireappliquer.Ellesneveulentplus riendire. Si tune choisis pasquelqu’un en annonçant clairement tadécision,quelqu’un choisira pour toi, ou plusieurs le feront, et tu reviendras finalement à celui quiauragagnéledroitdeteprendre,oubientuservirasàplusieursàlafois.J’aimeautantnepasvoirlerésultatdetonattitude.

—Jenechoisispersonne.»

Ilselevalentementensecouantlatête.«Jenecroispasquecesoitpossible,Thymara.»Il se détournapuis revint vers elle et reprit d’un tondédaigneux : «Tatou est peut-être lemeilleurpartipourtoi;tupeuxsansdoutelefairemarineretlemenerparleboutdunezenattendant que l’envie te prenne de te glisser dans son lit. Mais ce n’est pas lui que jechoisirais pour toi, et voici pourquoi, sans détour : il est trop grand ; s’il temet enceinte,l’enfantseratropgrosettuaurasdumalàaccoucher.Jesais,tum’asditquetun’écouteraispas mes conseils, mais je te suggère de regarder du côté de Nortel. C’est l’un des nôtres,commeneleserajamaisTatou,etilestpluscompatibleavectataille.Tun’espasobligéederester avec lui pour toujours ; tu finiras peut-être par prendre un autre compagnon, voireplusieursaucoursdetavie.»Ils’éloignapuiss’arrêtaetregardadenouveaulajeunefille;l’espaced’un instant, il eutpresque l’air compatissant.«Ne croispasque je t’imposequoique ce soit ; il se trouve seulement que je vois les gens et les situations tels qu’ils sont.Pendant que toi et les autres, vous chantiez des chansons et vous échangiez des histoiresautourdufeu,jediscutaisavecJess;ça,c’étaitquelqu’unquiavaitbeaucoupetquiavaitdesidées,etjeregrettequ’ilsoitmort.Ilm’aouvertlesyeuxsurtoutuntasdechoses,ycomprisle fonctionnement dumonde. Je sais, tume trouves prétentieux, Thymara,mais, la vérité,c’estquejeveuxqu’onsurvivetous.Jenepeuxpasteforcer;jepeuxseulementt’avertirquetuasl’occasiondefaireunchoix,etque,situattendstrop,neserait-cequequelquesjours,cettepossibilitérisquedet’êtreôtée.Unefoisquelesgarçonsseserontbattuspourtoietquel’un d’eux t’aura prise, il sera trop tard pour affirmer que tu as le droit de choisir toncompagnon,ettudevrasvivreaveccequetuauras.

—Tuesmonstrueux!s’exclama-t-elleàvoixbasse.

—C’estlaviequiestmonstrueuse,répliqua-t-il,imperturbable.Jem’efforçaisd’atténuercetaspect-là,detefairecomprendrequetudoischoisirtantquetuenaslapossibilité.»

Se déplaçant avec grâce et sans bruit sur les troncsmouvants, il retourna dans l’abri.Toutepaixavaitdésertélanuit.Jerdsavait-ellecequeGraffedisaitsurelle?C’étaitThymaraqu’ilpréférait;àcetteidée,unfrisson,etpasdesplusagréables,laparcourut.Elleserappelaqu’elle avait commencé par le trouver attirant, et qu’elle s’était sentie flattée d’avoirl’attention d’un homme plus âgé ; mais, déjà, il parlait de « changer les règles », et sa

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prétention àhonorer la traditiondudésert desPluies selon laquelle les femmespouvaientdéciderelles-mêmesdeleuravenirsonnaitfauxàsesoreilles.

«Personnenemeforceraàrien,dit-elletouthaut.S’ilsveulentsebattreentreeux,c’esteuxqueçaregarde,pasmoi.S’ilscroientpouvoirmepossédercommeça,ilsvonts’apercevoirqu’ilssetrompent.»

ElleneserenditcomptedelaprésencedeSintaraàl’oréedesespenséesqu’aumomentoù ladragonneréponditd’un tonensommeillé :Enfin tu réfléchis commeune reine. Ilyapeut-êtreencoredel’espoirpourtoi.

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VINGTETUNIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

Ci-jointe, de la part duConseil desMarchands du désert des Pluies deCassaric et duConseil desMarchandsdudésertdesPluiesdeTrehaug,une listedes victimes confirméesdes tremblements de terre, crue et effondrements calamiteux dans les cités excavatrices,ladite listedevantêtreplacardéedans laSalledesMarchandsdeTerrilville et inscriteauxArchivesdesMarchandsdelacité.

Erek,

Cettelisteestlongue.Quandvouslarecevrez,veuillezprendreletempsdevousasseoiravecmonneveuReyallpourluiapprendreavecdélicatessequenotre famillea subidespertes :deuxde ses cousins travaillaientaux fouillesaumomentdel’inondation, et on n’en a retrouvé nulle trace. Il jouait avec ces garçons quand il était enfant. Cette nouvelle risque de lechoquer,etnotrefamillesouhaite,sipossible,quevousluiaccordiezuncongépourrentrercheznousetpartagernotredeuil.Je saisqu’il vousestdifficiledevouspasserdevotreapprenti,mais, si vouspouvezaccéderà cette requête, vousaurezmareconnaissanceéternelle.

Detozi

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8

Trompes

LES DRAGONS RÉVEILLÈRENT ALISE. Leurs coups de trompe la tirèrent en sursaut de sonsommeil;autourd’elle,dansl’abrisurpeuplé,lesgardienssedressaientsurleursgenoux.Leradeaubougea,etunevaguedevertigesubmergealajeunefemme;elleserralesdents.LesnuitsàbordduMatafluimanquaient,quandlagabareétaitéchouéeetquelemonderestaitfermesoussespieds;etLeftrinaussiluimanquait,plusqu’ellen’osaitysonger.

Les dragons lancèrent de nouveaux coups de trompe, non à l’unisson, mais en uneréponsedésordonnéeàunsonqu’ellen’avaitpasperçu.EllereconnutleclairondeSintaraetl’amplebeuglementdeMercor;l’appeldeDenteétaituncriaiguetprolongétandisqueceluidudragon lavandedeNortelévoquait lavibrationd’unecorded’arc.«Quesepasse-t-il?»s’enquitAlise,maisseule lui revintsaquestionrépétéeparunedizainedevoixdifférentes.Plusieurs personnes se bousculèrent pour sortir en même temps de l’abri, plongeant laTerrilvilliennedansl’obscuritéetfaisantdanserleradeau.Ellerestaoùelleétaitetregardalecielbleuàtraversletoitdebranchestresséesensedemandantquelnouveaudésastreallaits’abattresureux.

Quand elle put rejoindre les autres à l’extérieur, tous les dragons étaient réveillés. Aumilieudeleursappelssurexcités,dansunepetitetrouéedesilence,elleentenditàlafoisunlong coupde trompe et le cri d’un autredragon. «Veras !C’estVeras ! »hurla Jerd ; elles’élançasurlestroncsassemblésverslafrangeinstableduradeaudedébris,etGraffepartitderrière elle ; il la saisit par l’épaule pour l’empêcher de tomber à l’eau à l’approchede sadragonne.DanslesillagedeVeras,lançantàintervallesrégulierstroisbrefscoupsdecorne,suivait un des chasseurs duMataf. À sa vue, le cœur d’Alise fit un bond puis se serrasoudain : c’était Carson, l’ami de Leftrin, mais ce n’était pas Leftrin lui-même, et elle nevoyaitlagabarenullepart.

Unepluiedequestions assaillit l’hommeet ledragonà leur arrivée. Sans chercher à yrépondre,Carsonposa sa trompeetmit toute sonénergieàpagayerplus fort.Quand il futassezprèspour lanceruneamarreauxgardiens,Verass’étaitdéjàenfoncéedans lesdébrisépais et laissait une Jerd en larmes la caresser. Alise s’avança parmi les gardiens pourentendrelesnouvellesqu’apportaitlechasseur.

«Êtes-voustousprésents,etsainsetsaufs?»futsapremièrequestion.Graffesecoualatête,etCarsonprituneexpressiondéçue.

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«LeMatafetlecapitaineLeftrinsontcachésparlederniercoudedufleuve;ondevraitles voir apparaître d’un instant à l’autre.Dès qu’il arrivera, il vous prendra à bord et vousfourniraunrepaschaud.Pourlesdragons,onnepeutpasgrand-chosepourlemoment,maisleniveaudel’eaubaissedepuisl’aube.D’icicesoir,j’espèrequ’ilyauraquelqueshauts-fondsoùilspourrontprendrepiedetsereposer.»

Lecter avait tiré le cordage et fixé le canoëau radeaupendantque le chasseurparlait ;celui-cirejoignitlesgardiensd’unbondadroitetregardalesjeunesgensassemblés,avecunsourire ravi ; mais, à mesure qu’il passait en revue les visages qui l’entouraient, l’espoirmourutlentementsursestraits.«Quimanque?demanda-t-il.

QuiestàbordduMataf?»rétorquaGraffe.

Carsoneutl’airagacémaisréponditnéanmoins.

« Le capitaine Leftrin et l’équipage au complet s’en sont tirés sans dommage. GrandEiders’estunpeuamochélescôtes,maispersonnen’ariendecasséautantqu’onpuisseenjuger. Dawie aussi est à bord. On a perdu l’autre chasseur, sauf si Jess est avec vous ; etSédric?Ilestici?

Sédric!»s’écriaAlised’unevoixétranglée.Ilavaitdisparu?Ellel’avaittoujourscruensécuritéàborddelagabare:ilétaitdanssacabinequandelleétaitpartie.Commentavait-ilpu disparaître, hormis si la vague avait violemment malmené le bateau ? L’eau avait-ellearrachésacabine,avait-iléténoyédanssonlit?Laterriblenouvelledel’absencedeSédricseheurtait de front avec le bonheur de savoir que Leftrin était vivant et qu’il allait bientôtarriverpour lasecourir.Aucunedecesdeuxémotionsne luipermettaitderessentir l’autrepleinement,etellesetrouvaitpriseaupiègeentrelesdeuxavecunsentimentdedéloyautéetunesensationd’engourdissement.Ellecontournalegroupedegardienspours’arrêterdevantCarson.Quandillavit,unsourireilluminasonvisage.

« Alise ! Vous êtes ici ! Eh bien, voilà qui va soulager le capitaine de sa plus grandepeur.»Unespoircirconspectapparutdanssonexpression.«EtSédric?Ilestavecvous?»

Elle secoua la tête tandis que Carson contournait Graffe pour se diriger vers elle. Elleretrouva sa voix, mais sans guère de souffle. « Je le croyais sur leMataf. » Un terriblesentiment de culpabilité lui fit tourner la tête. Elle l’avait obligé à l’accompagner, etmaintenant ilavaitdisparu ; ilétaitmort.Sédricn’étaitpasbonnageurnibongrimpeur. Ilétaitmort.Inconcevable;impossible.Net’attardepaslà-dessus;nelaissepascettenouvelledevenirtropréelle.Elles’éclaircitlagorgeetditsansréfléchir:«MaintenantqueVerasestrevenue,ilnenousmanqueplusqueladragonnecuivrée,l’argentéeetGringalette.Pourlesgardiens,nousn’avonsrienvudeKanaï,AlumniHouarkenn.Enavez-vousretrouvédevotrecôté?»

Lesilencetomba,puis,commeCarsonsecouaitlentementlatête,unconcertdeplaintesbassesetdesoupirsaccueillitcetteannoncequiniaitleursespoirs.«Alors,ilssontmorts»,ditAlisetouthaut,etcesmotsavaientunsondéfinitifquil’accabla;elleavaitl’impressionderendreunesentence.

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«Jecomptebiencontinueràleschercher.»Lavoixduchasseurlaramenaàlaréalité.Les gardiens parlaient entre eux, s’efforçant de s’habituer à ce qu’ils venaient d’apprendre.Verass’étaitjointeauxautresdragons;Jerd,SylveetHarrikineluimontraientcommentseservirdestroncspourmieuxflotteretsereposer.

«Jel’aidécouvertebloquéeentredesarbres»,expliquaCarsonàAlise.Ilavaitsuivi leregarddelajeunefemme.«Elles’étaitglisséelàquandellen’avaitpluspunager,etçaluiasansdoute sauvé la vie ;mais, quand l’eaua commencéà redescendre, elle s’est retrouvéepriseaupiège.Elleauraitprobablementpus’endépêtrerunefoisqu’elleauraitperduunpeudepoidsàforcedejeûner,maisjesuiscontentqu’ellen’aitpasdûenarriverlà.»

Alise se tourna vers lui. « Vous voulez dire que les autres connaissent peut-être dessituationssimilaires?Qu’ilssontcoincésquelquepartmaisvivants?

—C’estcequejeveuxcroire.Excusez-moi.»Il luitournaledos,portasatrompeàseslèvresetentiratroissonneriesbrèvesmaisassourdissantes;cettefois,auloin,elleentenditunecornequirépondait.Ilrevintverselleavecunsourireethaussalavoixafinquetoussurle radeaupussent l’entendre.«C’est leMataf.Onvavousembarquer sur la gabare leplusvitepossible.Vousavezeuunebonneidée,aveccestroncspouraiderlesdragonsàflotter;onpourrapeut-êtreconsolidercesbouéesavecdescordagesduMataf.Sileniveaudufleuvecontinue à baisser, ils n’en auront sans doute pas besoin encore très longtemps. On n’atoujourspasretrouvéJess,etjevaispoursuivremesrecherchesaulieudechasser;jevousconseille donc vivement de récolter tout ce que vous pourrez ; vous allez devoir vousdébrouiller pour vous nourrir pendant quelques jours en attendant que nous puissionsreprendrelachasse.»

Graffe était venu se placer derrière Carson. Alise lui trouvait l’air agacé, et elle sedemandacequiledérangeaitdanslefaitd’êtresecouru.Quandilparla,ils’exprimad’untondereproche.

« Si vous avez fini de bavarder avec Carson, j’ai des informations importantes à luicommuniquer,s’ilveutbienm’accordersonattention.Lavaguequinousafrappésalaissélaplupartd’entrenousdanslesarbres,parici; j’airassemblétousceuxquej’aiputrouver,etlesdragonsontéchangédesappelsjusqu’àcequ’ilspuissentseréunir.Onaréussiàsubvenirànosbesoinsjusqu’ici;jedésigneraiquelquesgardienspourallerchercherdequoimangerpourcesoir;ilsrapporterontsurtoutdesfruitsetdesplantescomestibles.Parbonheur,j’aigardé la tête froide, et onapu récupérer troisdes canoës ;mais ilmanque lespagaies : lavagueatoutfaitvoler,etonaperdupresquetoutesnosaffaires.Onauradumalàprocurerdelaviandeoudupoissonauxdragons.»

Carsonhocha lentement la tête.«Dommage.Onpeut taillerdenouvellespagaiesdansdu bois, mais ça prendra du temps, et il sera quasi impossible de remplacer le matérieldisparu.Onpeutaussiessayerdebricolerdesharpons,mêmesicenesontquedesbâtonstaillésenpointe.Enfin,aumoins,vousêtestousvivants.»

Graffeplissalesyeux,etAlisecompritquecen’étaitpaslaréactionqu’ilattendaitdelapartduchasseur.«Sauverdesviesm’aparuplusimportantquesauverlematériel,répondit-ilavecraideur.J’aifaitcequej’aipu.»

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Ilespéraitrecevoirleslouangesduchasseur,Alises’enrenditcomptesoudain,etpasserpour le sauveur des gardiens. « Naturellement, votre aide nous a été très précieuse, àThymaraetmoi,quandSintaranousaamenées ici», intervint-elleen s’efforçantd’apaiserson amour-propre meurtri, mais il lui décocha un regard qui équivalait à une gifle. AlisesongeaaussitôtàHestquis’exaspérait,mêmeenprésencede tiers, sielleprenait laparolelorsdecequ’ilconsidéraitcomme«uneconversationentrehommes»,etsasympathiepourGraffes’évapora.D’untonplusacerbe,ellereprit:«C’estThymaraquiasurtoutsubvenuànosbesoins;jevaisluiproposerdel’accompagner.»

Etelles’éloigna,surpriseparl’intensitédesacolère.Cen’estpasHest,songea-t-elleavecfureur, et elle vit alors d’où provenait son émotion. Très bientôt, l’homme dont elle étaittombéeamoureuseseraitdenouveauprèsd’elle.

Etsonmaris’interposaittoujoursentreelleetlui.

Troiscoupsdetrompebrefs!

La première fois qu’il les avait entendus, il n’avait pas osé espérer. Le son se propageétrangementdanslesmarécagesdudésertdesPluies.IlyavaitplusieursheuresqueLeftrinn’avaitplusvuCarson,aprèsqu’ilavaitdisparudansundescoudesdel’immensefleuve;etpuisMatafavaitétéencoreretardéquandDawieavaitrepérécequelecapitaineredoutaitleplus:uncorpsprisdanslesdébrislelongdelaforêt.

C’était Houarkenn, et il n’avait pas péri noyémais choqué contre les troncs flottants.Avecdélicatesse, on avait remonté le jeune gardien à bord, enveloppédansde la toile puisétendusurlepont.ChaquefoisqueLeftrinpassaitdevantlui,ilyvoyaitunprésagesinistredelasuite.Combiend’autresdépouillesalourdiraient-ellesletillacdeMatafavantlafindujour?

C’estdoncaveccirconspectionqu’ilavaitaccueillilestroiscoupsdetrompe,lorsqu’illesavaitperçusclairementlapremièrefois.IlavaitordonnéàDawiederépondre,puisàMatafde hâter l’allure. Comme la gabare accélérait, il avait songé que les trois coups de cornepouvaient signifier n’importe quoi : Carson avait pu découvrir aussi bien de nouveauxcadavres que des survivants ; mais, quand le bateau avait passé le coude du fleuve pourparvenirenvuedupetitcampetdesonfeubrasillant,soncœuravaitbondi.Lesyeuxplissés,ilavaitexaminélesminusculessilhouettesàl’ombredesarbresgigantesquesens’efforçantdelesidentifier.

Plusvitequ’iln’enavait ledroit, il l’avait reconnue : ilnepouvait seméprendresur lerefletdusoleilsurcettemagnifiquechevelurerousse.Ilavaitpousséunrugissementdejoieet senti en réponse une accélération de son bateau. «Doucement,Mataf ! On y sera bienasseztôt!»avaitbrailléSouarge,etlagabareavaitralentiàcontrecœur;mêmeunevivenefn’étaitpasàl’abridesdangersdufleuve,etcen’étaitpaslemomentderencontrerunécueilsubmergéouunarbrearraché.

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Leftrin se rongea les ongles tout le tempsqu’il fallut attendrepatiemmentqueCarsonentamât le lenttransfertdesgardiensduradeauà lagabare.Iln’avaitpasosé laisserMatafs’avancerdans les débris : les remousdubateau risquaientdedétruire l’unité fragile de lamasse flottante et deprécipiter les jeunes gensdans l’eau froide.Non ;même s’ilmouraitd’enviedefranchird’unbondladistancequilesséparait,ilétaitrestéfermesurlepont,etilavaitmurmuré quelques imprécations en constatant que les premiers passagers deCarsonétaientGraffe,JerdetSylve.

Malgrésadéception,ilavaitréussiàlesaccueillirchaleureusement.Lestroisjeunesgensavaientl’airunpeuhagards,maislesfillessejetèrentdanssesbrasetleremercièrentdelesavoir retrouvées. Il les envoya dans la coquerie prendre de la soupe de poisson pour seréchauffer.«Remplissez-vousl’estomac,çavousremettralesidéesenplace!Pourlatoilette,partagez-vousunseaud’eauetunetoile;tantqu’iln’aurapaspluouqueleniveaudufleuvenepermettrapasdecreuserunpuitsdesable,ilvafalloiréconomiserl’eau.Allez,enavant!»

Et elles s’étaient éloignées, dociles et reconnaissantes, tandis que Leftrin regardaitCarsonquiretournaitchercherd’autrespassagers.

« Capitaine. » La voix guindée de Graffe le détourna désagréablement de sonobservation.

«Quoi?fit-il,et,percevantl’impatiencequiteintaitsavoix,ilajouta:Tudoisêtreaussifatiguéetaffaméquelesautres;situallaistechercherdelasoupe?

—Toutdesuite,réponditlejeunehommed’untonbrusque.Maisd’abord,ilfautdéciderdecequivasepasserensuite.Troisgardiensetautantdedragonsmanquentàl’appel;nousdevonsdiscuterpoursavoirsinouscontinuonsousinousabandonnonslesrecherches.»

Leftrin luidécochaunregardacéré.«Jevais tesimplifier la tâcheet tedireceque j’aiprévu,mongars.D’abord,jeregrette,maisseulsdeuxgardiensmanquentencore;onasortilecorpsdeHouarkenndufleuveilyaquelquesheuresàpeine;etensuiteonpoursuivralesrecherchesencoreunejournéeaumoins,peut-êtredeux.UnefoislesautresgardiensàborddeMataf, Carson repartira voir s’il trouve quelqu’un d’autre ; soit on attendra ici avec lesdragons, soit on laissera quelques soigneurs avec les dragons et on suivra Carson pluslentement. Ça dépendra du fleuve ; le niveau descend rapidement ; je ne sais pas ce qui alâchéenamont,maisc’estfini.

—Capitaine,àmonavis,iln’yaguèred’intérêtàretarderlareprisedel’expédition.Vousne feriez que perdre du temps et gaspiller une eau précieuse. Ce que vousm’apprenez deHouarkennm’attriste,maisçaconfirmecequejecrainsdepuisquenousavonsréussiànoustirerdufleuve:jepensequelesautressontmorts.Etj’ail’impressionque…

—Tonimpression,tulagardespourlacoqueriemongars.ÀbordduMataf,leseulavisqui compte c’est celui du capitaine, et, surprise ! c’estmoi. Allons, vamanger et pique unroupillon;tuterappellerasmieuxquijesuis,quitues,etlefaitquetutetrouvessurlepontdemonbateau.»

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Il s’était adressé à Graffe avec beaucoup plus de retenue qu’à un membre de sonéquipagequisefûtoubliéaupointdeparlersurcetonàsoncapitaine;enoutre,ilavaitvuAliseembarquerdanslecanoëdeCarson,etilvoulaitlavoirmonteràborddelagabaresansrienpourledistraire.

Lejeunehommeseraiditetluijetaunregardnoir.Bah,ils’enremettrait;et,danslecascontraire, ilrecevraitunenasardeunpeupluscorsée laprochainefois.Leftrinnelevitpass’éloigner : il avait les yeux rivés sur le canoë que Carson dirigeait vers lui en travers ducourant.

Renonçantàjouerlacomédie,ilquittaletoitduroufetregagnapromptementlepont.Ils’arrêtaprèsdubastingage et attenditAlise avecun sourireniais.Quand l’embarcation futbord à bord avec la gabare et que la jeune femme leva les yeux vers lui, ses yeux gris aumilieudesonpauvrevisagebrûléparl’eau,ileutmalpourelle.«Oh,Alise!»Ilnetrouvariend’autreàdire.Lescheveuxrouxdelajeunefemmetombaientenmassehirsutedanssondos.Elleportaittoujourslarobecuivrequ’illuiavaitdonnée;SâbénisselesAnciens!Ilsepenchasurlalisseet,dèsqu’illeput,posadoucementlesmainssurlespoignetsd’Alisequigrimpaitl’échelle.

Et,unefoisqu’ill’eûtaidéeàmontersurlepont,ilnelalâchapas:illapritdanssesbraset la tintdélicatementcontre lui,conscientde lasensibilitédesapeauàvif.«Jamais,plusjamais jenevous laisserai vous éloignerdemoi commeça,Alise. Je remercieSâquevoussoyezsaineetsauve.Jenevouslaisseraiplusmequitter,etjemeficheduqu’endira-t-on.

— Capitaine Leftrin », dit-elle àmi-voix, et elle posa son front sur sa joue. Fut-ce unaccident?Imagina-t-ill’effleurementrapidedeslèvresdelajeunefemmesursagorge?Unfrisson suivi d’une bouffée de chaleur le parcourut, et il demeura parfaitement immobile,comme si un oiseau rare lui avait fait l’honneur de se poser sur son épaule. Elle s’écartalégèrement de lui et le regarda dans les yeux. « Quel bonheur d’être auprès de vous, ensécurité!Jesavaisquevousviendrieznoussauver;j’enétaissûre!»

Qu’eût-ellepudiredeplustouchant?Cesmotsleravirenttantqu’ilsesentittrèsbêteettrèsviril à la fois ; avecunsourirecarnassier, il la serracontre luiencoreun instant,puis,sanslaisser letempsà la jeunefemmedeleprierdelarelâcher, il la libéra.Jamais iln’eûtsouhaitéqu’ellesecrûtprisonnière.

Lesmotsqu’elleprononçaensuite le ramenèrentaussitôt sur terre.«Sait-oncequ’estdevenuSédric?Lavaguel’a-t-ellejetépar-dessusbord?

—Jeregrette,Alise,maisjen’ensaisrien.Jelecroyaisdanssacabine.J’étaisdescenduàterrepour…vérifierquelquechose,etc’estlàquelavagueafrappé.»Leftrindevaitréfléchiràtouteallure.Nulnesavaitqu’ilavaitrendez-vousavecJess,nulneconnaissaitsonlienavecle chasseur.Au fondde lui, il était certain de l’avoir tué : il l’avait tant rouéde coups quel’hommen’avaitpaspusurvivreàsonséjourdansl’eau;ill’avaittué,etiln’arrivaitpasàenéprouverderegret.Pourautant,ilnetenaitpasdutoutàcequecelasesût;c’étaitsonsecret,etil l’emporteraitdanslatombe.«C’estparpurhasardqueleMatafm’adécouvertdanslenoiretm’aremontéàbord.»Encoreunmensonge.Neméritait-ellepasmieuxdesapart?Mais ilcontinuadedévidersa fable.«Sédricétaitpeut-êtresur lepont,et lavagueapu le

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précipiterdanslefleuve;àmoinsqu’iln’aitétéàterre.Toutcequejesais,c’estque,quandjel’aicherché,jenel’aipastrouvé–etvousnonplus.

—Etc’estmafaute:c’estmoiquil’aientraînédanscetteaventure.»Elles’exprimaitàmi-voixmaisd’untonferme,commesielledevaitconfesserunemauvaiseaction.

«Jenevoispasçacommeça,fitLeftrin.

Moi,si.»

Il perçut un si grand sentiment de culpabilité dans la voix d’Alise qu’il eut peur.«Voyons,Alise,cettefaçondepensernevousmèneranullepart.Nouslecherchons,etnouscontinuerons ; pas question de baisser les bras. Dès qu’on aura décidé ce qu’on fait desdragons,onétabliranosplanspourlapoursuitedesrecherches.Nousvousavonsretrouvée,non?Ehbien,onretrouveraSédricaussi.

—Capitaine?»C’étaitDawie.

—Qu’ya-t-il,petit?

—Lesgardiensqui embarquent crèventde faimetde soif ;quellequantitéd’eauetdevivresjeleurfournis?»

La triste réalité de la question lui rappela qu’il était capitaine autant qu’homme. Iladressa un regard d’excuse à la jeune femme et se détourna d’elle en disant : « Je doism’occuperdessurvivants;maisoncontinueraàchercherSédric,jevouslepromets.»

Elle remarqua qu’il n’avait pas promis de retrouver Sédric ; il ne le pouvait pas. Lesoulagementqu’elleavaitéprouvéenvoyantlessecoursarriver,sajoied’êtredevantLeftrinet de le savoir sain et sauf, tout cela était passé en quelques battements de cœur. Joie etsoulagementluiparaissaientbienégoïstesfaceauxquestionsqu’elleseposaitsurSédric:oùétait-il ?Etdansquel état ?Était-ilmort ?Agonisant, accroché àun tronc flottantdans lefleuve ?Bien vivant,mais seul etperdudans ledésertdesPluies ? Il était incapablede sedébrouillerdansunesituationpareille.L’espaced’uninstant,ellelevitàsescôtés,pimpant,l’espritvif, souriantetattentionné.Sonami–sonamiqu’elleavaitobligéàquitter toutcequ’ilaimait,toutceàquoiiltenait,pourl’entraînerdanscettejungleoùrégnaitlabrutalité.Etilenétaitmort.

Ellesefrayauncheminparmilesgardiensjusqu’àsacabineets’yenfermaavecbonheur.Elledevraitdenouveauaffrontercettefoulebienasseztôt;pourlemoment,elleavaitbesoindeprendrequelques instantspour se retrouver.Parhabitude, elle sedéshabilla ; la longuerobe Ancienne paraissait absolument intacte. Elle la secoua : une brume de poussière entomba.Letissuneportaitnulletracedebouenid’accrocs.Aliselefitcirculersursamain,etil s’écoula comme une cascade de cuivre fondu. Quellemerveille ! Une femmemariée nepouvaitaccepterunprésentaussisomptueuxd’unhommequin’étaitpassonépoux.Surpriseparcetteidée,ellelarejetaimpitoyablement.

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La robe avait rapidement séché une fois hors de l’eau, et elle avait tenu chaud àAlisependantlesrudesnuitsquiavaientsuivi.Et,parquelquemiracle,làoùelletouchaitsapeau,la brûlure de l’acide était beaucoup moins profonde. Prenant soudain conscience de sonapparence,Aliseportalesmainsàsonvisagepuistouchasachevelurehirsute;elleavait lapeau sèche et râpeuse, les cheveux comme une masse de foin. Dans la pénombre, elleexamina ses mains : la peau rouge, les ongles cassés, abîmés. Elle éprouva un doublesentiment de honte, non seulement d’avoir l’air aussi épouvantable, mais d’y accorder del’importancedansdepareillescirconstances.

Malgrésonimpressiond’êtreuneécervelée,ellepritunelotionparfuméepourlesmainsets’enservitpourapaiserlesbrûluresdesonvisage,puiselleenfilasesvêtementsàprésentusésetpassaquelquetempsàdéfairelesnœudsdesatignasse.Soudainunenouvellevaguededésespoirlasubmergea.Elleavaitréussiàs’oublierdanslesgesteshabituelsdelatoilette,mais,maintenantqu’elleavaitfini,ladouleuretlesremordsredressaientlatêteenrugissant.Unbrefinstant,ellesongeaàserendreàlacoqueriepourprendreunetassedethéchaudetunmorceaudepaindubord.Quelbonheurdeboireduthéaprèstantdejoursoùelleavaitdûs’enpasser!

Sédric,lui,n’enavaitpas.

C’étaitunepenséeabsurde,maiselleluifitmonterleslarmesauxyeux.Untremblementlaparcourutpuiss’apaisa.«Jeneveuxpasysonger»,s’avoua-t-elle touthaut.Quandelles’était retrouvée perdue aumilieu du fleuve, elle s’était forcée à croire que Sédric était ensécurité à borddubateau avecLeftrin, alors que rienne lui permettait de supposer que lecapitaineouleMatafavaitsurvécu.Elles’étaitcachésaproprepeur,et,maintenantqu’elledevaitl’affronter,ellecontinuaitàl’enfouir,àladissimulerderrièresesmainscrevassées,sescheveuxcassantsetsatassedethé.

Quittantsacabine,ellesedirigeapromptementverscelledeSédric.Quasimenttouslesgardiens avaient embarqué à présent ; elle les entendait bavarder dans la coquerie. EllerencontraDawie,leneveudeCarson,quicontemplaitlefleuved’unairdésolé,lecontournaetpoursuivitsoncheminenlelaissantàsesréflexions.SkelliparlaitavecLecter,tousdeuxlevisagemarquéparlechagrin.Aliseobservauninstantlajeunefille;ellel’entenditposerunequestionàsoninterlocuteursurAlum,etl’autresecoualatête,faisantfrémirlespiquesquipointaientdesamâchoire.Alisepassadiscrètement.

Elle frappaà laportedeSédric, etmauditaussitôt sonétourderie.Elleouvrit, entra, etrefermal’huisderrièreelle.

L’absence avait-elle aiguisé ses sens ? Rien ne lui paraissait normal dans la pièce, quisentaitlasueuretlelingesale;lescouverturesenpagaillesurlelitformaientcommelenidd’une bête, et le sol était jonché de vêtements. Ce désordre ne ressemblait pas du tout àSédric, et encore moins cette saleté. Les remords assaillirent la jeune femme avec uneintensitéredoublée;Sédricavaitsouffertd’unprofondabattementpendantdesjours,depuissonintoxicationalimentaire.Pourquoi l’avait-elle laisséseul,mêmes’ilsemontrait froidetdésagréable avec elle ? Comment avait-elle pu entrer chez lui sans se rendre compte de lapentequ’ildégringolait?Elleeûtdûmettredel’ordrechezlui,tâcherdeluifaireunecabine

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aussiclaireetrangéequepossible.Lessignesdesonaccablementétaientvisiblespartout,et,l’espaced’uninstantd’horreur,ellesedemandas’ilnes’étaitpassuicidé.

Consciente de l’absurdité de son geste, expression trop tardive de compassion, elleramassaseshabitssalesetlespliasoigneusementpourlesemporteràlalessive.Elleaéralelitetlerefit,commeunepromesseàelle-même–promesseridicule,ellelesavait–qu’àsonretour Sédric serait soulagé de retrouver une pièce propre. Elle prit la masse informe quiservaitd’oreilleretlasecouapourlaregonfler.

Ellevitquelquechoseentomber;ellesebaissaet,danslapénombre,cherchaàtâtonsjusqu’à ce que sa main touchât une chaînette. Elle la saisit et la leva à la lumière : unmédaillonenpendait,luisantd’unéclatdoréquijetaitdesscintillementsmalgrél’obscurité.Ellene l’avait jamais remarquéaucoudeSédric,et,dès l’instantoùelle l’avaitvuchoirdel’oreilleroùilétaitcaché,elleavaitcomprisqu’ils’agissaitd’unbijouintime.Ellesouritalorsqu’elleavaitlecœurcrevé;ellen’avaitjamaissoupçonnéqu’ileûtunebonneamieniqu’ellelui eût offert unmédaillon. L’estomac soudain noué, elle comprit sa répugnance à quitterTerrilvilleetsasouffranceàresterabsentsilongtemps.Pourquoin’avait-ilrienditàAlise?Ileût pu se confier à elle, et elle eût compris son besoin urgent de rentrer chez lui. Samélancoliedeladernièresemaineapparutsoudainsousunjournouveauàlajeunefemme:ilétaitamoureuxetloindecellequ’ilaimait.Desamainlibre,ellesaisitlemédaillon.

Ellen’avaitpasl’intentiondel’ouvrir;ellen’étaitpasdecesindiscrètesquiespionnentleur entourage ;mais, comme samain se refermait sur le bijou, le loquet sauta et l’objets’ouvrit.Avecune exclamation atterrée, elle vit qu’unemèchede cheveuxnoirs et luisantss’échappaitdesaprisondorée;elleouvritdavantagelemédaillonpouryreplacerlecontenupuissefigea:aufonddubijou,elleavaitreconnudestraitsfamiliers.L’artistequiavaitpeintla miniature connaissait très bien le modèle, pour saisir son expression à l’instant où ils’apprêtait à rire, ses yeux verts étrécis, ses lèvres finement ciselées étirées de telle façonqu’ellesdécouvraientàpeinesesdentsblanches.C’étaitl’œuvred’unpeintretalentueux.ElleregardaHestqui lui rendaitsonregard.Qu’est-cequecelavoulaitdire?Qu’est-cequecelapouvaitbienvouloirdire?

Elle s’assit lentement sur la couchette. Les doigts tremblants, elle repoussa dans lemédaillonlamèchenoireliéeparunfild’or,etelleduts’yreprendreàtroisreprisesavantdeparvenir à refermer le couvercle, et alors lemystère ne fit que s’épaissir, car, gravé sur lemétal,ellelutunmot.«Toujours»,murmura-t-elle.

Elle resta longtemps assise tandis que, par le hublot, le soleil de l’après-midimouraitlentement.Ilnepouvaityavoirqu’uneseuleexplication:Hestavaitcommandélemédaillonpuisl’avaitconfiéàSédricafinqu’illeremîtàsonépouse.Maispourquoi?

Toujours.Quesignifiaitcemotpourelle,venantdeHest?Avait-ilcraintdelaperdre?Tenait-il à elle, finalement,d’une façonbizarrequ’il était incapablede lui avouer en face ?Était-ce lemessagequedevaitdélivrercebijou?Oubien fallait-ilyvoirunemenace,cellequeHestgarderait«toujours»sonemprisesurelle?Oùqu’elleallât,siloinqu’elles’enfuîtou si longtemps qu’elle demeurât absente, il tenait sa laisse. Toujours. Toujours. Elleexaminalemédaillonaucreuxdesapaume,puis,délicatement,elleremontalachaînetteet

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l’enroulaenuneflaquedoréeautourdubijou.Ellerefermalesdoigtssurlui,fourralamaindansl’oreilleretl’yredéposa.Enfin,elleremitavecsoinl’oreillerenplace.

Elleparcourutduregard lapièceexiguëoùelleavaitenferméSédric, sombre,étriquée,encombrée, sans rien de semblable à son appartement personnel chez Hest. Il aimait leshautsplafondsetlesgrandesfenêtresouvertesàlabrise;sonbureauetsesétagèresétaientun modèle d’ordre et d’organisation ; les domestiques de Hest renouvelaientquotidiennement les fleurs dans la pièce, ils savaient qu’il aimait le parfum du bois-de-pommebrûlantdanssapetitecheminée, le thébouillantservisurunplateauémaillé,ainsiquelesbougiesodoranteslesoir,etlevinchaud.Ellel’avaitdépouillédetoutcelaetl’avaitcondamné à cette existence réduite. « Sédric, je te revaudrai ça, je te le promets. Faisseulementensorted’êtrevivantlàoùjepuisteretrouver.Jet’aimaltraité,monami,maisjetejurequejenelevoulaispas.Jetelejure.»

Ellesedressasurlapointedespiedspourouvrirlepetithublotetlaisserentrerl’airdusoir. Dès qu’il y aurait assez d’eau pour la toilette, elle veillerait à ce que ses vêtementsfussentlavésetrangésdanssagarde-robe.Ellenepouvaitfairedavantage,etellerefusaitdesonger à la futilité d’une promesse faite à un mort. Il fallait qu’il soit vivant et qu’on leretrouve;celas’arrêtaitlà.

«C’estabsolumentimpossible,ditThymara,catégorique.

—Nousnevousdemandonspasvotrepermission,rétorquaSintara.C’estsondroit.

—Nousnedévoronspasnosmorts»,fitTatouavecraideur.

Le soir était tombé, et, au grand soulagement de tous, le fleuve était redescendu à unniveauquasinormal; lesdragonsétaientencoreplongésdansl’eaujusqu’auventre,maisàprésent ils pouvaient se tenir debout sur le fond,malgré la nouvelle couche de vase et delimonqui le tapissait.L’équipageavaitmené la gabare àunpointdemouillageprochedesgrandes créatures, sans risque toutefois d’échouage. Chaque gardien avait pris un repaschaudquoiquefrugal.

On avait établi les plans pour la journée du lendemain. Soigneurs, dragons et gabareresteraient sur place les deux jours suivants pendant que Carson descendrait le fleuvependant un jour entier puis le remonterait en cherchant des survivants ou leurs cadavres.Dawie voulait l’accompagner, mais le chasseur avait refusé. « Je ne peux pas prendre depassager,mongarçon;j’aibesoindeplacepourramenerceuxquejepourraistrouver.»

Kaseavaitproposéde lesuivreavecunautrecanoë,mais,avec lespagaies improviséesdontlesgardiensdisposaient,Carsonavaitréponduqu’ilneferaitqueleralentir.«Profitezdemonabsencepourtâcherdefabriquerdenouvellesrames.Dawieetmoiavonsquelquestêtesdeflècheetdeharponensurplus;Jessavaitunebonneréservedematérieldechassedanssoncoffre,àbordduMataf,maisn’ytouchezpaspourlemoment;j’aiencoreespoirdele ramenervivant. Il connaîtbien le fleuve,et il faudraitplusqu’unegrossevaguepour luifairelapeau,àmonavis.»

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Toutavaitétédécidé,et lesgardienscommençaientàs’installerpour lanuit,quandlesdragons étaient venus entourer la gabare et que Baliper avait présenté sa monstrueuseexigence.

Mercor prit la parole. « Vous êtes libres de dévorer ou de ne pas dévorer ce que vousvoulez, et nous aussi. Nous, nous mangeons nos morts, et c’est le droit de Baliper de senourrir du corps de son gardien ; il faut lui remettre Houarkenn avant qu’il ne pourrissedavantage.» Il tourna la têtepour regarder sagardienne.«Ne suis-jepas clair ?Pourquoicetteattente?

— Mercor, miroir du soleil et de la lune, ce que tu demandes est contraire à noscoutumes.»Sylveparaissaitcalme,maissavoixtremblaitunpeu.Thymarasongeaqu’ellenedevaitpassouvents’opposeràsondragon.

Lagrande créaturedoréeposa ses yeux tourbillonnants sur elle. « Jenedemandepas.PouratteindrelecadavredeHouarkenn,Baliperrisquededevoirendommagervotrebateau,cequipourrait vouseffrayer.Donc,pourvousaider,nousproposonsquevousbasculiez lecorpspar-dessusbord.

— On devra le faire bientôt, de toute façon, intervint Leftrin à mi-voix. On ne peutl’enterrernullepart; il finiradanslefleuvequoiqu’ilarrive,et,dèsqu’ilauratouchél’eau,lesdragonssejetterontsurlui.Ilssontcommeça,mesamis.»

Thymara songea que, s’il cherchait à les consoler, il s’y prenait bizarrement. Aucund’entreeuxnepouvaitregarderHouarkennenveloppéd’undrapsanss’imagineràsaplace.

Sintara s’empara de l’image dans l’esprit de Thymara et le retourna prestement contreelle. « Si tu mourais demain, que préférerais-tu ? Finir dans le fleuve grignotée par lespoissons,oudévoréeparmoi,avecl’assurancequetessouvenirsvivrontenmoi?

—Commejeseraismorte,çameseraitparfaitementindifférent»,répliqualajeunefilled’untonbrusque.Ellesentaitqueladragonneseservaitd’ellecontrelesautresgardiennes,etcelalamettaitmalàl’aise.

« Précisément, fit Sintara d’un ton suave. Houarkenn est mort, et tout lui est doncindifférent.PasàBaliper;donnez-leàBaliper.»

Harrikinepritsoudainlaparole.«Moi,jen’auraispasenviedetomberdanslefleuveetdem’enfoncer dans la vase ; j’aimeraismieuxme donner à Ranculos. Je veux que tout lemondelesache:s’ilm’arrivemalheur,remettezmoncorpsàmondragon.

—Pareilpourmoi»,ditKase,et,commeonpouvaits’yattendre,Boxteur lui fitécho :«Pareil.

—Pourmoiaussi,enchaînaSylve.J’appartiensàMercor,vivanteoumorte.

—Évidemment»,fitJerd,etGraffeajouta:«Pourmoiaussi.»

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Lesacquiescements firent le tourdessoigneursassemblés ;quandilsparvinrentàelle,Thymarasemorditlalèvreetgardalesilence.Sintarasedressahorsdel’eausursespattesarrièrepourlaregarderdetoutsonhaut.«Ehbien,quoi?»lança-t-elleàlajeunefille.

Thymara leva les yeux vers elle. « J’appartiens àmoi-même, dit-elle doucement. Pourrecevoir,ilfautdonner,Sintara.

—Je t’ai sauvé la vie en t’arrachant au fleuve ! »Le coupde trompeoutréde la reinedéchiralecielassombri.

«Etmoijetesersdepuislepremierjour,rétorquaThymara.Maisjesensquenotrelienn’estpascomplètementétabli,et jevaisdoncgardermespenséespourmoi jusqu’àcequ’ilfailleprendreunedécision;etalorsjem’enremettraiauxautresgardiens.

—Humaineinsolente!Crois-tuque…»

Mercorintervint:«Uneautrefois.RendezàBalipercequiluiappartient.

—Çan’aurait pasdérangéHouarkenn», déclaraLecterd’un ton résolu. Il se redressa,quittantlebastingagesurlequelils’appuyait.«Jem’enoccupe.

—Jevaist’aider,murmuraTatou.

— Les gardiens ont décidé, annonça Leftrin comme s’ils attendaient sa permission.Souargevavousmontrercommentvousservird’uneplanchepourfaireglisserlecorpspar-dessusbord.Sivoussouhaitezuneprière,jepeuxladire.

— Oui, il faut une prière, répondit Lecter ; c’est ce qu’aurait voulu la mère deHouarkenn.»

Ainsifutfait,etThymara,pendantlacérémonies’étonnadel’étrangepetitecommunautéqu’ils formaient. J’en suis sans en être, songea-t-elle en écoutant Leftrin réciter les motssimples puis en regardant la dépouille de Houarkenn franchir la lisse. Elle eût voulu sedétournerduspectaclequidevaits’ensuivre,maisneleput:ilfallaitqu’ellelevît,qu’elleserendît compte de la façon dont les vies des gardiens et des dragons s’étaient si bienentremêlées qu’une requête aussi extrême et macabre pût paraître raisonnable, voireinévitable.

Baliper attendait. Le corps glissa de son linceul et, comme il pénétrait dans l’eau, ledragoncourbalecouets’enempara.Illesouleva,têteetjambespendantdepartetd’autredesa gueule, et l’emporta ; Thymara nota que ses congénères ne le suivaient pas, mais sedétournaient pour regagner, mimarchant, mi nageant, les hauts-fonds du bord du fleuve.Baliperdisparutdanslapénombredel’amontaveclecadavredesongardien.Ilnes’agissaitdoncpasde lasimpleconsommationd’unpaquetdevianderefusépar leshumains;c’étaitunactequi avaitun sens,non seulementpour ledragondeHouarkennmaispour tous, etauquel ils attachaient tantd’importanceque, lorsdu rejet initialde lademandedeBaliper,touslesgardienss’étaientassembléspouraffirmerqu’ilsn’acceptaientpascerefus.

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Parleurattitude,ilsévoquaientleursdragonsàThymara:ilsquittèrentlebastingageetse dispersèrent promptement ; nul ne pleurait,mais certains en avaient sans doute envie.Devant Houarkenn mort, elle avait senti toute la réalité de l’absence de Kanaï ; il avaitdisparu, et, si jamais elle le revoyait, ce serait sous l’aspect de Houarkenn, couvertd’ecchymoses,gonfléetsansvie.

Lesgardiensseréunirentenpetitsgroupes,JerdavecGraffe,naturellement,SylveavecHarrikine et Lecter ; Boxteur et Kase, les deux cousins, ne se quittaient pas, commed’habitude, etNortel les suivait.Thymara se tenait à l’écart, commesouvent, seule à s’êtrerefusée à son dragon, seule à ne pas savoir apparemment quelles règles le groupe avaitrejetées et lesquelles il observait encore. Son dos la faisait abominablement souffrir, l’eauacide l’avait brûlée de la tête aux pieds, elle était couverte de piqûres d’insectes, et lesentimentdesolitudequilasubmergeaitdel’intérieurmenaçaitdeladétruirephysiquement.Lacompagnied’Aliseluimanquait,mais,àprésentqu’ilsavaientregagnélagabareetquelajeune femme avait retrouvé le capitaine, elle n’aurait sans doute plus envie de passer dutempsavecThymara.

Kanaïaussiluimanquait,avecuneacuitéquilalaissapantoise.

«Çava?»

Elleseretourna,surprisedetrouverTatouprèsd’elle.«Jecrois.C’étaitbizarre,etdur,non?

—Dansunsens, c’était la solution laplus simple.Lecteravaitpassépasmalde tempsavecHouarkenn:ilsfaisaientéquipeleplussouventencanoë;ducoup,jeveuxbiencroirequ’ilsavaitcequeHouarkennauraitvoulu.

—Sûrement»,réponditThymaraàmi-voix.

Ils demeurèrent un moment silencieux à contempler le fleuve. Les dragons s’étaientdispersés,mais la jeune fille sentaitenelle, commeun feudégageantdu froid, lacolèredeSintaracontreelle.Elles’enmoquait ;sapeaulabrûlait, lablessuredanssondos la faisaitsouffrir,etellen’avaitsaplacenullepart.

«Jenepeuxmêmepasrentrerchezmoi.»

Tatou ne lui demanda pas ce qu’elle voulait dire. « Pas plus qu’aucun d’entre nous ;personnen’étaitvraimentchezluiàTrehaug.Lagabare,cettenuit,c’estcequiserapprochelepluspournousd’unfoyer,etj’yinclusAlise,lecapitaineLeftrinetsonéquipage.

—Mais,mêmeici,jen’aipasmaplace.

—Tul’auraissituvoulais,Thymara;c’esttoiquitetiensàdistance.»Ildéplaçalamainetlaposa,nonsurcelledelajeunefille,maiscontreellesurlebastingage.

Elleréprimasonpremierréflexe,quiétaitdes’écarter.Pourquois’éloignerdeTatou?Etpourquois’enabstenir?Commeellenetrouvaitderéponseàaucunedecesquestions,elle

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enposauneautreaujeunehomme:«Sais-tucequeGraffem’aditsurtoi?»

Unbrefsourireluitiralecoindelabouche.«Non,maisçanedoitpasêtreflatteur.Etj’espère que tu as songé que tu me connaissais beaucoup mieux qu’il ne me connaîtrajamais.»

Ainsi,cen’étaitdoncpasuncomplotentremâlespourobligerladernièrefemellelibreàfaireunchoix.Sonopiniondesesconfrèresgardiensremontalégèrement.D’unevoixunieetsansémotionparticulière,commesiellefaisaituneréflexionsurladouceurdusoir,elledit:«Ilestvenupendantmontourdegardecettenuitetm’ademandési je t’avaischoisi ; ilaexpliquéque,danscecas,jedevaisl’annoncerclairement,ouaumoinsluienfairepartpourqu’il puisseobliger les autres à acceptermadécision.Autrement, ça risquait dedéclencherdesrivalités,selonlui,etcertainspouvaientmêmetedéfierousebattreavectoi.

—Graffeestuncrétinpompeuxquisecroitpermisdeparleraunomdetoutlemonde»,réponditTatouaprèsunlongsilence.CommeThymaras’apprêtaitàrangersonentretienavecGraffedanslacatégoriedesaberrations,ilajouta:«Maisçameplairaitquetudisesàtousquetum’aschoisi.Ilaraison,çasimplifieraitlasituation.

—Quellesituation?»

Il lui adressa un regard en coin. Ils savaient tous deux qu’ils s’avançaient en terrainmouvant.«Mafoi,d’abord,çamefourniraituneréponsequej’aimeraisconnaître;ensuite,ça…»

Elle l’interrompit. « Tu ne m’as jamais posé la question. » Elle avait parléprécipitamment,ets’aperçutavechorreurqu’ellevenaitdelesenvoyerencoreplusloindanslemarécage.

Elleavaitenviedes’enfuir,delaisserderrièreellecesidiotiesquecetimbéciledeGraffeavaitdéclenchéesavecsonsermonstupide.Tatouparuts’enrendrecompteetposasamaincalleusepar-dessuscelledeThymara.Ellesentitladouceurdesapaumesurledosécailleuxdesapropremain;lachaleurdececontactlasubmergeaetbloquauninstantsonsouffle.Enun éclair, elle revit Jerd et Graffe bougeant,mêlés l’un à l’autre. Non. Elle repoussa cetteimageet songeaque, sous lamaindeTatou, la sienneétait sansdoute froide,écailleuseetlissecomme lapeaud’unpoisson.Sans regardercettemainqu’il avait capturée, ilprituneinspiration et la relâcha brusquement. « Ce n’est pas une question, du moins pas unequestionprécise.C’estseulementque…ehbien,j’aimeraisavoircequ’ontJerdetGraffe.»

Elleaussi.

Non!Biensûrquenon!Elleréfutacettepensée.

«Cequ’ont Jerd etGraffe ?Le fait de coucher ensemble, tu veuxdire ?»Elleneputeffacertouteinflexionaccusatricedesavoix.

« Non – enfin, si ; mais ils sont aussi sûrs l’un de l’autre. C’est ça que je veux. » Ildétournalesyeuxetrepritavecdouceur,commesiThymaraétaitunefleurfragile:«Jesais

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queKanaïn’apasdisparudepuislongtemps,mais…

— Comment peut-on sérieusement croire que lui et moi étions autre chose que desamis ? » s’exclama-t-elle, outrée.Elle retira samainde l’emprise de celle deTatou et s’enservitpourécarterunemèchedecheveuxdesonvisage.

Lejeunehommeparutsurpris.«MaisvousétieztoutletempsfourrésensembledepuisledépartdeCassaric;toujoursàpartagerlemêmecanoë,àdormirensemble…

— C’est lui qui s’installait près de moi ; et personne ne se proposait pour prendre lemêmecanoëquemoi.Jel’aimaisbien,quandilnem’énervaitpas,qu’ilnem’agaçaitpasetqu’il ne tenait pas des propos décousus. » Cette diatribe contre Kanaï lui parut soudaindéloyale.Ellesetutetavouadansunmurmure:«Jel’aimaisbeaucoup;maisjenemesuisjamaisvueamoureusedelui,etjenepensepasqu’ilm’aitjamaisconsidéréedecettefaçonnonplus.J’ensuismêmecertaine.C’était seulementunamiétrangequivoyait toujours lebon côté des choses et qui était toujours de bonne humeur. Il cherchait toujours macompagnie;jen’avaisrienàfairepourêtresonamie.

—C’estvrai»,acquiesçaTatouàmi-voix.Ilsobservèrentunsilencerecueillipendantunmoment,etThymarasesentitplusprochedeTatouqu’ellenel’étaitdepuislongtemps.Enfin,elledit:«Etl’autreraison?

—Pardon?

—Tucommençaisunephrasequandje t’ai interrompu.Quelleétait l’autreraisonpourlaquelle, selon toi, il valait mieux que j’annonce que j’étais… que j’étais avec toi ? » Ellechercha unmeilleur euphémisme, n’en trouva pas et renonça. Elle regarda Tatou dans lesyeux.

«Çacalmeraitlesesprits;çamettraitfinauxspéculations.Ilyadelagrogne,enfinchezlesautres;Nortelalaissééchapperquelquesphrases…

—Commequoi,parexemple?»demanda-t-elled’untonbrusque.

Ilréponditsur lemêmeton:«Quejenefaispaspartiedugroupe,etquetudoisalleravecquelqu’undetonespèce,quelqu’unquipeuttecomprendrevraiment.

—OndiraitqueGraffearecommencéàtouillerdanslamarmite.

—Sansdoute;ilditdestasdetrucscommeça,lesoirautourdufeu,engénéralquandlesfillessontalléessecoucher.IlparledecequisepasseraquandonatteindraKelsingra;àl’entendre, on y construira notre propre cité – enfin, ce ne sera pas une cité, au début,évidemment,maisons’installera,onybâtiranosmaisons.D’autresfinirontparsejoindreànous,maisceseranous,lesgardiens,quiserontlesfondateurs,etc’estnousquiédicteronsles règles. Quand il tient ce genre de discours, il développe ses arguments avec une tellelogiquequ’onseditquec’estinévitable;et,engénéral,çasepassecommeill’adit.QuandonadécouvertqueJerdattendaitungosse,iladitqu’ilfaudraitunresponsable,mêmesionnesait pas de qui est l’enfant ; il a ajouté qu’il ferait un exemple, et il l’a fait. Plus tard, il a

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expliquéqueSylveest trop jeunepourprendredesdécisionspourelle-même,et il a choisiHarrikinepourelle,parcequ’ilestplusâgéqu’elleetqu’ilsedomineramieuxqu’elle;illuiaditdecommencercommesonprotecteur,etfinalementSylvel’achoisi.

—Sylvevousl’aannoncé?»Thymaraétaitabasourdie.

«Euh…non,pasaussiclairement,maisc’estévidentpourtoutlemonde.EtGraffeaditque,même si personne ne comprenait pourquoi tu avais jeté ton dévolu surKanaï, c’étaitcommeça,etnulnedevaits’yopposer.Audébut,çam’aagacé:jen’arrivaispasàcroirequetul’avaisvraimentchoisi;mais,commeje…euh,j’étaisavecJerdàcemoment-là,jepouvaisdifficilement… » Il laissa sa voix mourir, prit une grande inspiration et fit une nouvelletentative.«Ettoutlemondearespectésonavis;personnen’acherchéàs’interposerentrevous.MaisKanaïn’estpluslà;j’espèrequ’ilvarevenirmais,sinon,jeveuxquetusachesqueje,euh…j’attendsetj’espère.»

Elledécidademettreleholàsansdélai.«Tatou,jet’aimebien;jet’aimebeaucoup.Onestamisdepuislongtemps,et,siquelqu’unpeutmecomprendre,c’estbientoi.Maisjenete«choisis»pas,nitoinipersonne,nimaintenant,nijamais,peut-être.

—Mais…Jamais?Pourquoi?»

L’exaspérationlaprit.«Parceque.Voilàpourquoi.

Parcequec’estàmoidedécider,pasàGraffe,nià toi,niàpersonned’autre.Jerefusequ’on m’ordonne de « choisir » comme s’il y avait une date au-delà de laquelle ce choixm’échapperait.Jeveuxquevoussachiez,Graffe,toiet lesautres,quenepaschoisir l’undevousfaitpartiedemeschoixpossibles.

—Thymara!s’exclama-t-il,choqué.

—Non,fit-elled’untoncatégorique,luiinterdisantdecontinuer.Non,etçan’irapasplusloin.TupeuxledireàGraffe,oubienilpeutvenirmeparler,etjeleluidiraimoi-même.

—Thymara,cen’estpasce…»

Unbruitlointainl’interrompit.Lajeunefillecrutreconnaîtrelesond’unetrompe;elleavaitapprisqueCarsondevait semettreenquêtedesurvivants,maiselle ignorait s’il étaitdéjà parti ou s’il devait se mettre en route dans la matinée. Le son se reproduisit et elles’aperçutqu’ils’agissaitnond’unetrompemaisdel’appeld’undragon.

Des hauts-fonds envasés, Mercor puis Dente répondirent ; Kalo enchaîna d’unrugissement,etSesticanluifitécho.

«Quiest-ce?»lançaTatoudansl’obscurité.

L’espoir fit bondir le cœur de Thymara ; elle tendit l’oreille pour capter la réponse dudragon,auloin,puisellesecoualatêted’unairdéçu.«Cen’estpasGringalette;ellealavoixplusaiguë.»

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Arbucpoussasoudainuncoupdetrompe,clairetlong.Vert-argenté,ilquittaleshauts-fondspours’enfoncerdans le fleuve.Leclairde lune tombasur lui,et ilparutscintillerdejoie. Il semit à nager dans le courant endirectiondudragon invisible.Quand il donnadenouveau de la voix, ses pensées l’accompagnèrent haut et fort. «Alum ! Alum, je viens techercher!»

TatouetThymarasepenchaientpar-dessuslalisse,sedévissantlecouets’efforçantdepercer l’obscurité du regard. Les autres gardiens se joignirent à eux, et elle entendit lecapitaineLeftrinlancer:«Quiest-ce?Quelqu’unl’avu?

—C’est l’argenté ! criaune voix à laproue.C’est lepetit dragonargenté !EtAlumestaveclui!Ilssontvivantstouslesdeux!

—L’argenté!Tuesvivant!»OnnepouvaitseméprendresurlajoiequiéclataitdanslecrideSylve.Ledragontournalatêteverselle,et,l’espaced’uninstant,ileutuneexpressionpresqueintelligente.

«Quel bonheur ! » s’exclama Tatou, et Thymara acquiesça de la tête. Elle assista auxretrouvaillesavecunejalousiebrûlante.Alums’efforçadeprendresondragondanslesbras,maisArbucétaitdevenutropgrand;alorslejeunehommequittaledosdupetitargentépourlalargeéchined’Arbucpuiss’allongeasurluicommesi,enpressantsoncœursurceluidelagrandecréature,ilpouvaitnefaireplusqu’unavecelle.

Qu’est-cequin’allaitpaschezThymara?Pourquoin’avait-ellepascegenredelienavecSintara?Niavecquiconque?ElleregardadiscrètementTatou,qui,penchésurlebastingage,souriait à pleines dents. Pourquoi n’annonçait-elle pas qu’elle l’avait choisi ? Pourquoi nepouvait-ellepasfoncer,àlamanièredeJerd?Celle-ciavaitmanifestementessayéplusieursgarçons;àprésent,Graffelaproclamaitsienne,etellen’enparaissaitpasmécontente.Serait-cesidurdel’imiter?Deprendrecequis’offraitàellesanss’engageràrien?

L’argenté,trèssatisfaitdelui-mêmeàl’évidence,transformaitl’eaudufleuveenécumeàgrandscoupsdequeue,puis,déployant lesailes, il«s’envola»pourunesériedericochetsqui l’amenèrent jusqu’à ses congénèresdans leshauts-fonds.Les gardiens s’attroupèrent àl’arrièredelagabare,riant,criant,ledoigttendu;Thymaraserapprochad’euxlentement.

Sansprévenir,Tatouluirepritlamainetl’obligeaàsetournerverslui.«Nesoispassitriste ;Kanaï etGringalette sont peut-être encore vivants.Onne va pas baisser les bras sivite.»

Elle leva les yeux vers lui. Il n’était pas beaucoupplus grandqu’elle,mais l’expéditionl’avaitchangé:ilavaitprisdumuscle,lesépaulesetlapoitrinerenforcéesparlemaniementde la pagaie, pour un résultat très différent de la musculature d’un cueilleur habitué àgrimperdanslesarbres.L’ensembleplaisaitassezàThymara.Elleparcourutsonvisagedesyeux;lepetitchevaltatoué,héritaged’uneenfanceenesclavage,neseremarquaitplus,dansla pénombre, que comme une tache plus sombre sur sa peau hâlée. Le motif en toiled’araignéeavaitquasimentdisparu.D’aussiprès,ellesentaitaussisonodeur,etellenonplusn’avaitriendedésagréable;ellecroisaleregarddeTatouetconstataqu’ilavaitlesyeuxtrès

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sombres ; son odeur changea soudain, et elle s’aperçut qu’elle se mordillait la lèvre enétudiantsestraits.Ellelevitprendreuneinspirationpoursedéciderenfin.

Elle intervintsans lui laisser le tempsde le faireàsaplace.Ellesepenchaenavantentournantlégèrementlatêtedecôté,etposaseslèvressurcellesdeTatou.Était-ceainsiqu’ons’yprenait?Ellen’avait jamaisembrassépersonnesur labouche,et l’inquiétudeet lagênes’empoignaientenelle.LesbrasdeTatouserefermèrentbrusquementsurellepourl’attirercontre lui, et il déplaça ses lèvres sur les siennes. Il sait comment on fait, et la colères’emparabrièvementd’ellelorsqu’ellesongeaàlafaçondontilavaitappris.Maisellen’étaitpasJerd,et,qu’elleembrassâtconvenablementounon,ils’apercevraitbienvitequ’elleavaitsamanièrepropredefaire leschoses.Thymarabougealentementlatête, faisantglisserseslèvressurcellesdeTatou.Écaillescontrepeaudouce,sedit-elle,puiselleseperdituninstantdans la sensation. Il remonta ses mains le long de son dos, et, lorsqu’il toucha la zonesensibleentresesomoplates,elletressaillitdedouleur.

«Qu’ya-t-il?»demanda-t-il,surpris.

L’embarraslasubmergea.«Rien.Jemesuisentailléedanslefleuve,etçafaitmal.

—Ah!Pardon.Çaal’airdrôlementenflé.

—C’estsensible.

—Jeferaiattention.»

Il se pencha pour l’embrasser à nouveau, et elle le laissa faire. Puis elle entenditquelqu’un poser une question plus loin sur le pont, et quelqu’un d’autre répondre. Ilsn’étaientpasvraimentseuls.

ElleécartaseslèvresdecellesdeTatouetcourbalatête;ill’attiracontreluietluibaisagoulûment le sommet du crâne. Elle sentit la tiédeur de son haleine, et un frisson laparcourut ; ilrit toutbas.«C’estmaréponse?demanda-t-ild’unevoixgravequ’ellene luiconnaissaitpas.

—Àquellequestion?fit-elleavecuneperplexiténonfeinte.

—C’estmoiquetuchoisis?»

Elle faillit lui mentir, mais s’y refusa. « Je choisis d’être libre, Tatou, de ne pas êtreobligéedechoisir,nimaintenant,nijamaissijen’enaipasenvie.

Maisalors,qu’est-cequeçasignifie?»Ilnel’avaitpaslâchée,maissonétreintes’étaitraidie.

«Çasignifiequej’avaisenviedet’embrasser.

—Etc’esttout?»Ils’écartalégèrementd’elle,etellerelevalatête.

—Pourl’instant,oui,c’esttout.»

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Elleleregardaitdanslesyeux.Parunjeudelalumière,desétoilesdansèrentaufonddesesirisnoirs.Ilhochalentementlatête.

«Pourl’instant,çasuffira.»

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VINGT-DEUXIÈMEJOURDELALUNEDELAPRIÈRE

Sixièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àErek,GardiendesOiseaux,Terrilville

Dansuncylindreàmessagespécifiquedesafamilleetcachetédesonsceau,unemissiveconfidentielleduMarchandSworkineauMarchandKellerbie.

Erek,

Jesuisà la foisattristéed’apprendrequevotrepèreestsouffrantetsoulagéedesavoirquevousnevous trouviezpassur le fleuvequand lemonde est devenu fou. Je souhaite vousassurerquema famille voushébergerait volontiers si vousaviez l’occasion de nous faire une visite. Si les autres gardiens des oiseaux pouvaient prendre en charge pendant quelquetempsvosnichoirsetvosresponsabilités,peut-êtrepourriez-vousaccompagnerReyallquandilretournerapassersescongéschez vous, si ce déplacement a bien lieu. J’aurais grand plaisir à vous rencontrer en personne après toutes ces annéesd’échangedecorrespondance.

Detozi

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SÉDRIC…

«Non,va-t’en;laisse-moidormir.»Sédric…

«J’aienviededormir.»

Sédric!

«Quoi?»Ilmittoutesonexaspérationdansceseulmot,etcelaluifitmal;ilportalamain à sa joue puis palpa délicatement tout le côté de son visage. C’était douloureux. Detoutes les ecchymoses qu’il devait à Jess, celle-ci était la plus sensible, et un de ses yeuxdemeuraitàdemifermé.

«J’aifaim.»Ladragonnes’exprimaitd’unevoixàlafoisgrondanteetgargouillante,etlesensdesaréponseparvintàl’hommesouslaformed’unepensée.Iln’avaitpasletempsdes’occuper de sa propre souffrance ; la grande créature repoussa ses sensations pour lesremplacerparlessiennes:elleavaitfaim.

«Jen’aipluschasseuràtemettresousladent.»

????

«Peuimporte.Jemelève;jevaisvoircequejepeuxfairepourtoi.»

Ils’efforçaittoujoursd’oublierlesévénementsdelaveilleetleurdénouementsanglant.

La deuxième fois que Relpda avait fait surface, elle tenait dans sa gueule la partieinférieureducorpsdeJess;elleavaitlaisséSédricadmirerlespectacledutorsetranchéduchasseuravantdejeterlesrestesdeladépouilleenl’air,delesrattraperdefaçonàlesaligneravecsagorgepuisdelesavaleravecforcemouvementsdedéglutition.

Sédrics’étaitdétourné,saisidehaut-le-cœur.Enfin,entendantunbruitd’éclaboussuresetsentant le radeauosciller, ilavait suqu’ilpouvait regarderànouveau.Ladragonneavaitdisparu sous l’eau. Il avaitprisune inspiration tremblanteet s’étaitplié endeux ; il s’étaitalorsretrouvédevantlamared’eauetdesangmêlésquiclapotaitaufondducanoë.Horrifié,

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ilavaitquittél’embarcationencatastrophepoursejuchersurletroncvoisin,entâchantderéfléchiràcequ’ildevaitfaire.

Le chasseur était mort, tué par la dragonne et lui ; s’ils l’avaient épargné, il eût sansdoute tout fait pour se débarrasser d’eux. Mais le geste qu’ils avaient commis était simonstrueux,siendehorsdesonexpériencequ’ilavaitpeineàleconcevoir.Iln’avaitjamaispensétuerunhomme,nimêmesebattreniblesserunadversaire;quelleraisoneût-ileudelefaire?S’ilétaitrestéàlaplacequiétaitlasienne,àTerrilville,àtravaillercommeassistantdeHest,rienneluifûtarrivé.

S’ilétaitrestéavecHest,rienneluifûtarrivé.

Ils’étaitsoudainaperçuquec’étaituneidéeàdoubletranchant.

Ladragonneavaitémergédel’eauàgrandbruit.Mieux,avait-elledit.Moinsfaim.

«Tantmieuxpourtoi.»

Cen’étaitqu’uneformulecreusedanslabouchedeSédric,maisRelpdal’avaitsubmergéd’unevaguedechaleur,etcetteaffectionavait temporairementeffacé toutedouleurdesoncorps.Elleavaitenchaînéparunedemande:Besoind’aidepourremontersurlebois.

«J’arrive.»Ilavaitréussiàluifournirunmeilleurpointd’appuiquiluipermettaitdesereposer.

Unpeuavant la tombéede lanuit,assez remis, il avaitmangé les fruitsqueJessavaitapportés. Il avait les lèvres fendues et le visage douloureux, mais il avait repoussé lasouffranceletempsdesonrepas.Lesfruitsluiavaientfourniàmangeretàboire,etils’étaitétonné de se sentir aussi bien après s’être sustenté. Il avait ensuite fait l’inventaire dumatériel à bord du canoë, et s’était réjoui de découvrir une couverture de laine, quoiquehumide et imprégnée d’une forte odeur de chienmouillé ; il l’avait étendue pour la fairesécherlepluspossibleavantlanuit.

Ils’étaitefforcédeprocéderlogiquement,allantjusqu’àramasserlaligneetlafoënequeJess avait laissé tomberquand il avait jugéplus importantde tuerSédricque ladragonne.Relpda l’observaitdepuissonpointd’appuiprécaire ;quandilavaitpris leharpon, il l’avaitsentifrissonnerderépulsionetavaitperçusonaversionpourl’arme.

«Avec ça, je parviendrai peut-être à nous procurer de quoimanger », avait-il dit sansvraimentycroire.

Oui,peut-être.Maisj’aimal.Tuvois?

Et il avait dû examiner sa blessure. Elle saignait encore un peu,mais le passage sousl’eaudeladragonneparaissaitl’avoirpartiellementcautérisée.«Ilfautqueçaresteauseclepluspossible,avait-ilconseillé.Interdictiondeplongerdanslefleuve.

Sédricfâché?

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Elleavaitl’airinquiet,etletondesaquestionavaitpoussél’hommeàs’yarrêter.«Non,avait-ilrépondusansmentir;pasfâché.Onnefaitqu’obéiràlanécessitédumoment;nousavonsdûletuer,sansquoic’estluiquinousauraittués,ettul’asdévoréparceque…mafoi,parcequelesdragonssontainsi.Tuavaisfaim.Non,jenesuispasfâché.»

SédricTue.Sédricprotège.SédricdonneàmangeràRelpda.

«Sansdoute,dit-ilaprèsuninstantderéflexionhorrifiée.Sansdoute.»

Sédricmongardien.Tuchangeras.

«Jesuisdéjàentraindechanger»,reconnut-il.

Oui.Changer.

Cetteidéeneleremplissaitpasd’unbonheursansmélange.

Cette nuit-là, la couverture humide l’avait un peu protégé des insectes omniprésents,maisiln’avaitpaspuéchapperauxpiqûresdesespensées.Qu’allait-ilfaire?Ilpossédaituncanoëqu’il ne savait pasdiriger, unedragonne légèrementblessée, et unpetit assortimentd’outilsqu’ilnesavaitpasutiliser. Il ignorait si lesautresavaient survécu,et s’ildevait leschercher en amont ou en aval du fleuve. Mais, quelque direction qu’il choisît, il avait lacertitudequeladragonnelesuivrait.

Suivre,dit-elle.SuivreSédric.RelpdaetSédricensemble.

Il commençait à se faire à cette idéequandelle l’ébranlaparunenouvelledéclaration.Plusfaciledepenser,plusfaciledeparleravectoiici.Et,aucasoùiln’eûtpascompris,elleluiavaitenvoyéuneboufféedechaleurparlebiaisdulienqu’ilspartageaient.

Il avait eu dumal à s’endormir, et, à présent réveillé, il ne trouvait pas ses problèmesbeaucoupplussolubles.Àl’évidence,ladragonneattendaitdeluiqu’illanourrît.Ilfrottasesyeuxgonflésavecprécautionetrejetadecôtésacouvertureodorante;ilsemitlentementsursonséantpuissortitmaladroitementducanoë.Sescourbaturesraidissaientsesmouvements,et voir tout danser autour de lui à chacunde ses gestes le rendait littéralementmalade. Ilavait faim et soif, tout un côté de son visage était enflé, ses vêtements collaient à sa peauirritée,ilavaitlescheveuxplaquésaucrâneparl’humidité…Ilcessabrusquementd’égrenersesmalheurs;ilneréussissaitqu’àserendreencoreplusmisérable.

Réparer.

Encoreunefois,unechaleurl’envahit;cettefois,quandellepassa,sesdouleursavaientdiminué.

«Es-tuentraindemeguérir?»demanda-t-il,ébahi.

Non.Moinspenseràcequitefaitmal.

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Comme un anesthésiant, songea-t-il. Ce n’était pas aussi rassurant qu’une véritableguérison,maissouffrirmoins,celarestaitbonàprendre.Etlui,quedevait-ilfaire?

Trouveràmangerpourmoi.

LespenséesdeRelpdaétaientplusclairesetplusprécises–moinsséparéesdessiennes,Sédriclecraignait;ilrepoussacetteidée:iln’avaitpasletempsdes’enpréoccuper.Pourlemoment, il devait trouver lemoyende subvenir auxbesoins de la dragonne, ne fût-ce quepour atténuer la faim qui lui tordait l’estomac et dont elle le faisait aimablement profiter.Maiscomment?

Il ne trouva pas de réponse satisfaisante. Le temps était doux, le fleuve plus calme etl’eaumoinsblanche;ilavaitlesarmesd’unchasseur,àdéfautdescompétences,ilavaituncanoë–etilavaitunedragonne.

Iln’avaitplusqu’àdéciderquoifairedetoutcela.

Mais sa seule décision fut de s’écarter du canoë pour aller se soulager dans le fleuve.Quandileutfini,ildit:«Alors,Relpda,qu’allons-nousfaire?»

Trouveràmanger.

«Excellenteidée–saufquejenesaispascommentm’yprendre.»

Vachasser.Etelleluidonnaunepetitepousséementalequilemitmalàl’aise.

Devait-ildiscuteravecelle?Non,celaneserviraità rien :elleavait raison ; ilsavaientfaim tous les deux, et il fallait que l’un d’eux trouvât de quoi se nourrir ; or, ce n’étaitévidemmentpasRelpdaquiallaits’encharger. Ilserappelaqu’ilavaitvuJessarriverde laforêtavecdesfruits;s’illesavaitrécoltésdanslesarbres,ilyavaitdeschancespourqu’ilenrestât.Quelquepart,danslesfrondaisons.Toutenhaut.

Viande,poisson!protestaRelpda,etellesedéplaça,gênée,surletroncquilasoutenaithorsdel’eau;l’autreextrémitésedégageasoudaindesdébrisentremêlésets’enfonçadanslefleuve.Glisse!lança-t-elledansuncoupdetrompetoutenprojetantsapenséedansl’espritdeSédric.Éperdue,elletenditlespattesetsaisitunautretroncentresesgriffes;laprisetintbon,et,attirantl’arbreàelle,elleparvintàsehisserenpartiesurlesdeuxtroncsréunis.

«Bravo!Tuestrèsastucieuse!»luidit-ilenguisedecompliment.

En retour, il reçut une vague de chaleur qui apaisa encore ses douleurs. Mais elles’accompagnaitd’unmessage:Fatiguée.Trèsfatiguée.Froidaussi.

« Je sais, Relpda ; je sais. » Ce n’étaient pas seulement des mots destinés à laréconforter : il savaitexactement lamesuredesonépuisementetde ladiminuationdesesforces ; sespattesdedevantcrispéessur lesbillesdebois lui faisaientmal,ellesentait sesgriffesamolliesparl’eauetsensibles,etsespattespostérieuresetsaqueuesefatiguaientàbattre sans cesse. Tout à coup, elle ouvrit les ailes et les agita dans l’espoir de se hausser

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davantagesurlestroncs;ellesserévélèrentpluspuissantesquenes’yattendaitSédric,etilperçut le mouvement d’air qu’elles déclenchèrent, tandis que le poitrail de la dragonneémergeaitpresqueentierdel’eau.Malgrétout,ellen’arrivaàrien,sinonàrompreleradeaudeboisetdedébris,dontunmatelasd’herbesentremêléessedétachapours’enallerdanslecourant.Voilàquin’annonçaitriendebon.

«Relpda,écoute-moi,Relpda.Ilfautglisserd’autrestroncssoustonpoitrailpourquetupuissestereposer;unefoisquetuserasensécurité,jepourraiallertechercheràmanger.»

Reposer.Dansceseulmot,onsentaitunelassitudesansfond.

Elleavaitdormitard,etpourtant,quandellesortitsurlepont,elleconstataquecertainsgardiensn’étaientpasencoreréveillés.Alisesedemandacequilesécrasaitainsi,delafatigueou du chagrin. Parmi ceux qui ne dormaient plus, il y avait Thymara et Jerd, toutes deuxassisesàlaproue,lesjambesdanslevide,entraindebavarder.Lajeunefemmes’étonnaunpeudelestrouverensemble;ellenelescroyaitpasamies,et,aprèscequeThymaraluiavaitditsurJerd,lesprobabilitésétaientmincesqu’ellesledevinssentunjour.Dequoiparlaient-elles ? Et comment l’accueilleraient-elles si elle se joignait à elles ? Elle avait des amies àTerrilville,mais ces relationsne lui tenaientpasautantà cœurqu’à certaines femmes. Il yavait enelleune réservequ’onprenaitparfoispourde la froideur, et ellen’avait jamaispuconfieràsesamieslesdétailslesplusintimesdesonmariage,alorsquebeaucouptenaientàpartagerlesleursavecelle.

Mais,aujourd’hui,elleavaitenviedeconnaître l’opiniond’uneautre femme.Depuissadécouverte du médaillon la veille, un tourbillon régnait dans son esprit et ses émotions.Pourquoi Hest eût-il commandé un tel présent, pourquoi le donner à Sédric, et pourquoiSédric ne le lui avait-il pas remis ? Elle ne pouvait pas se confier à Leftrin ; si quelqu’undevaitporterlepoidsd’uneculpabilitédanscetteaffaire,c’étaitelleetpersonned’autre.Cesquestions,seulSédricpouvaityrépondre,orilavaitdisparu.Elles’interditdeselaisseralleràcettedouleur.Pastoutdesuite;ellerefusaitdelepleurer:ilrestaitdel’espoir.

Elleparcourut lebateauà larecherchedeBelline.Elle finitpar la trouverdans lerouf,assisesurlacouchettedeSkelli,levisagegrave;elletenaitentresesmainscellesdeSkelli.Deslarmesavaientsillonnélevisagedelatrèsjeunefille.LesyeuxdeBellinesetournèrentbrièvementversAlise,etuninfimechangementdesonexpressionsignifiaàlajeunefemmequ’elledevaits’enallerdiscrètementsansavertirSkellidesaprésence.Aliseacquiesçadelatête,ressortitsansbruitetrepritsonparcours.

Thymaraavaitretroussésonpantalonjusqu’auxgenoux,etlesécaillesbrillaientausoleilsursesjambes.ElleavaitlesépaulesvoûtéesalorsqueJerdétaitassisebiendroit,leventreen avant. Alise leur envia leur liberté ; nul ne leur reprochait demontrer leurs jambes nimêmederisquerdetomberàl’eau.Chacunsurlebateaupartaitduprincipequ’ellessavaientcequ’elles faisaientetn’avaientnulbesoindeconseils.Elles lui évoquaientAlthéaTrell etson attitude assurée à bord du Parangon, et elle songea qu’Althéa était Marchande deTerrilvilledesouche,toutcommeelle;parconséquent,ellenepouvaitguèrereprocheràses

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originesleslimitesquipesaientsurelle.Ellecompritpeuàpeuqu’ellelesavaitfaitessiennesetlesavaitemportéesavecelle;elleseuleobservaitcesrèglesrestrictives.

SespenséessetournèrentversLeftrin,teintéesd’envieetdecolèremêlées.Ellesentaitenluidelatendresseetdelapassion,dontHestl’avaittoujoursprivée,etiléveillaitchezelledessentimentssemblables.Pourquoinepouvait-ellepassedonnersimplementàluicommeelleenmouraitdedésir?Ilavaitmanifestementenvied’elle,etelledelui.

Unepartinsoumisedesonespritluirépétaitqu’ilsétaientloinsurlefleuveetqu’ellenedevaitpas s’inquiéterde cequipourrait lui arriver après son retour, car elle risquaitdenejamais revoir Terrilville.Or, qu’elle dût périr lors de cette folle équipée ou qu’elle la vécûtjusqu’aubout,nedevait-ellepaslavivreentièrement,enprofiterentièrement,aulieudeserestreindre?Froidement,ellesongeaqueSédricn’étaitpluslàpourlaregarderdesesyeuxtristesetaccusateurs;saconscienceavaitdisparu:ellepouvaitseconduirecommebonluisemblait.

«Lajournéeestplusbellegrâceàvotreprésencesurlepont.»

Uneboufféedeplaisir l’envahit en entendant sa voix, et, se retournant, elle vitLeftrins’approcher;ilavaitdeuxchopesdethéàlamain.Commeelleprenaitlalourdechopetachéedesamaincalleuseetcouverted’écailles,ellesongeaqu’unmoisplustôtàpeineellesefûtraidie,gênée,àsoncontact;ellesefûtaussidemandésilachopeétaitpropreeteûtfroncélenezdevantlethéréchauffé.Aujourd’hui,ellesavaitqu’onavaitseulementpasséunpeud’eaudanslachope,ouqu’onl’avaitnettoyéed’uncoupdechiffon,etelles’enmoquait.Quantauthé,mafoi…ElletrinquaavecLeftrin.«Lemeilleurthéàdeslieuesàlaronde!

—C’estvrai,répondit-il.Etlameilleurecompagniedumondeentier,àmonavis.»

Elle rit tout bas et observa ses propres mains ; les taches de rousseur apparaissaientsombressursapeaubrûléeparl’eauacide;ellepréféranepaspenseràl’aspectdesonvisageniàl’étatdesescheveux;elles’étaitaperçuedanslepetitmiroirdesacabineobscureaprèss’être coifféeet s’être faitunchignon, et elleavaitbaissé lesbras.«Commentpouvez-vousm’adresserdescomplimentsaussiexcessifssansvoussentirridicule?

—Vousêtessansdoutel’auditoireparfaitpourcescompliments;etjemefichepeut-êtredemesentirridicule,parcequejesaisquec’estlavérité.

— Oh, Leftrin ! » Elle se tourna vers le fleuve et posa sa chope sur le bastingage.« Qu’allons-nous faire ? » Elle n’avait pas prévu cette question ; elle était venue aussinaturellementquelavapeurquimontaitdesonthé.

Ilfitsemblantdeseméprendresurlesensdesaphrase.«Ehbien,Carsonestpartiavantl’aube, et nous allons rester ici une journée de plus, ce qui permettra aux dragons de sereposerunpeuetdes’empiffrerencore;enamont,ilsonttrouvéunretourdecourantpleinde poissons tués par l’acide. On va les laisser manger et se reposer pendant que Carsonpoursuitsesrecherches;ilvadescendrelefleuveunjourentier;s’iltrouvedessurvivants,illes guidera jusqu’ànous, sinon il abandonneraet reviendra. Il a emporté la trompe, et elles’entenddetrèsloin.J’aicaptétroiscoupslongsiln’yapaslongtemps.

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—Jen’airienentendu.

—Cen’étaitpastrèsfort,etj’ail’habitudedetendrel’oreillepourpercevoircegenredesons.»CettedéclarationsonnaitétrangementpourAlise;ellesoupçonnaunsecretmaisnevoulutpasinsister.

«Croyez-vousqu’ildécouvrirad’autresrescapés?

C’est impossible à prédire ;mais on a retrouvé presque tous nos survivants aumêmeendroit, par conséquent, j’ai l’impression que ce que le fleuve a emporté d’un site, il l’adéposéailleurssansrienséparer.»

Il se tut, mais elle poursuivit le raisonnement. « Donc, vous pensez que s’il y avaitd’autressurvivants,ilsseraientavecnous.»

Il acquiesça à contrecœur. « Sans doute.Mais on a quandmême retrouvé la dragonneseuledanssoncoin.

—EtaussilecorpsdeHouarkenn.

—Etaussilecorps.Pourmoi,çaveutdirequetoutcequiétaitdansnotrezoneàl’arrivéedelavagueaététransportéici.»

Ellegardalesilenceunmomentpuisdemanda:«EtGringaletteetKanaï?Ladragonnecuivrée?

—Mortsetaufonddufleuve,ilyadeschances,ouenfouissousdesdébris.Uncadavrededragondecettetaillenedevraitpasêtredifficileàrepérer.

—EtSédric?»

LesilencedeLeftrindurapluslongtempsencore.Enfin,ilrépondit:«Pourparlersansdétour, Alise, les gardiens s’en sont sortis parce qu’ils sont coriaces ; leur peau résiste àl’acide, et, s’ils parviennent jusqu’à un arbre, ils savent y grimper. Ils sont faits pour cetteexistence;pasSédric.Iln’avaitpasuneoncedemusclesurlesos,et,àforcederesteralité,maladeounon, il n’adûque s’affaiblir encore. J’essayede l’imaginer en traindenager aumilieudelacrueenfurie,etjen’yarrivepas.J’aipeurqu’ilnesoitmort.Cen’estpasvotrefaute;cen’estpaslamiennenonplus,jecrois.C’estarrivé,c’esttout.»

Parlait-il de faute parce qu’il pensait secrètement qu’Alise était responsable de cemalheur ? « Je vous l’ai amené, Leftrin. Il ne correspondait pas à votre idée d’un hommesolide, je lesais ;mais,àsamanière, ilétait fort,capable,et trèscompétent.C’était lebrasdroit de Hest, et je ne saurai jamais pourquoi mon mari avait décidé de l’envoyerm’accompagner.»Ellesetut,bégayant;peut-êtreHestestimait-ilqu’ilfallaitlasurveilleretenavait-ilchargéSédric?

«Jenedispasquecen’étaitpasquelqu’undebien,seulementqu’ilnesavaitsûrementpasbiennager,réponditLeftrinavecdouceur.Etilnefautpasperdreespoir;nousavonsunhommesolidequilecherche,etjepensequeCarsontientautantquevousàletrouver.

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—Jeluiensaisgré.Jenesaiscommentleremercierdesapersévérance.»

Leftrin toussota. «Ma foi, àmon avis, il espère que Sédric s’en chargera ; ils sont dumêmegenre,touslesdeux.

—Dumêmegenre?Maisonnepeutpasimaginerdeuxhommesplusdifférents!»

Illuilançaunregardperplexepuishaussalesépaules.«Ilsseressemblentassezdanslesdomaines qui les intéressent, je pense. Mais passons ; disons simplement que Carsonn’abandonnerapasfacilement.»

«Maispourquoil’as-tufait,alors?Situnetecroyaispas,euh…amoureusedelui?»

Jerdhaussa les épaules.«Jepenseque,dèsnotredépartdeTrehaug, j’avaisdécidédevivrema vie comme je l’entendais, et c’était commeunepromesse que je voulais tenir. Etpuis(elleeutunsourireforcé)c’étaitlepremier.Ilyavaitquelquechosedeflatteuràéveillerl’enviedequelqu’unaveclapeauaussilisse,tudoismecomprendre;onm’avaitrépététoutemaviequepersonnenedevaitmetoucher,quepersonnenevoudraitmetoucherparcequej’étaisunmonstre.Etvoilàqu’ungarçonsansécailles,avecdesmanièresdouces,avaitl’airdes’enmoquer…J’aieutoutàcoupunsentimentdeliberté.Etj’aidécidéd’êtrelibre.

—Ah !»Thymaraavala sa salive et s’efforçade formuler convenablement saquestionsuivante.C’étaitellequiavaitcherchélacompagniedeJerd,et,àsagrandesurprise,l’autren’avaitpasrejetésestentativesd’approche.Ellesn’avaientpasparlédel’épisodeoùThymaraavaitsurprisJerdetGraffedanslesbrasl’undel’autre,et,avecunpeudechance,aucunenel’aborderait;peut-êtrelesujetgênait-ilJerdautantqueThymara.Elleréfléchitunedernièrefoisàsaquestion;avait-ellevraimentenviedesavoir?

«Donc,c’estluiquit’aapprochée,etnonlecontraire?»

L’autre lui jeta un regard en coin et eut unemouedédaigneuse. « Je l’ai suivi dans laforêt;c’estçaquetuveuxsavoir?Oubienquiatouchél’autreenpremier?Parcequejenesuis pas sûre de m’en souvenir… » Elle se redressa, posa la main sur son petit ventre etdemanda:«Qu’est-cequeçapeuttefaire,detoutefaçon?»

ThymaraeutsoudainlaconvictionqueJerdserappelaitparfaitementcequis’étaitpassé,et elle se rendit compte qu’elle venait de lui fournir une arme que l’autre pourrait utilisercontreellequandbonluisemblerait.Ellementit.«Jenesaispas;jemeposaislaquestion,c’esttout.

—Si tu as enviede lui, tupeux leprendre,dit Jerd,magnanime.Moi, j’aiGraffe, et jen’avaispasenviedegarderTatoupourtoujours.Tun’aspasàcraindrequejetelevole.»

Donc,elles’enjugeaitcapable;l’était-elle?«EttunevoulaispasnonplusKanaïpourtoujours?Niaucundesautres?»

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Si elle croyait percer les défenses de Jerd, elle se trompait : l’autre éclata de rire.«Kanaï?Non!Maisilétaitadorable,tellementgaminetsibeauàlafois,c’estvrai!Maisune foism’a suffi : il avait un rire exaspérant, parfaitement ridicule.Oh, je regrette quandmême sa disparition ; vous étiez proches, je sais, et tu ne devais pas trouver ses bêtisesagaçantesdutout.Çadoitêtretrèsdurdel’avoirperdu.»

Lagarce!Thymaravoulutinterdireàsagorgedesenouer,àseslarmesdemonteràsesyeux,mais n’y parvint pas. Elle n’avait pas été amoureuse deKanaï : il était trop bizarre ;maisc’étaitKanaï,etc’étaitsonami,etsonabsencelaissaituntroudanssavie.

«C’est dur, tropdur. »Sans excuseni explication,Thymara se retourna et sautade lalissesurlepont;elleperçutalorsunebrèvevibrationdesympathiedelapartdeMataf,et,tout en s’éloignant, elle laissa samain caresser le bastingage en assurant la vivenef de saconsidération.EllevitHennesie,lesecond,luiadresserunregardétrange,etelleôtaaussitôtsamaindubois;lentement,sanssourire,ilhochalatêtesursonpassage.Elleavaitfranchiunelimiteà l’instant,etelles’enrendaitcompte;ellenefaisaitpaspartiede l’équipagedeMatafetn’avaitaucundroitdecommuniquerainsiaveclui,mêmesic’étaitluiquiavaitinitiél’échange.

CesréflexionssuscitèrentunecomparaisonmalvenueaveccequeJerdavaitditdeTatou,etellefituneffortpourserappelersespropos.Quelleimportancesic’étaitlejeunehommequiavaitprisl’initiativeavecJerd?Leurrelationn’était-ellepasterminée?

«Reste comme tu es ; repose-toi etnebougepas. Je vais tâcherde te trouverdequoimanger.

D’accord.

Sédric regarda de nouveau la dragonne sur son lit de troncs et s’étonna : commentavaient-ilsréussiàrassemblercesbillesdebois,àvisualiserpuisàcréerceradeau,etenfinàsortirRelpdade l’eau ?Alors qu’il cherchait des arbres flottants qu’il pût déplacer, il avaitdécouvertplusieursgrospoissonsmorts,danslefleuve,etuncadavrequiétaitpeut-êtreceluid’unsinge.Ilavaitdûsurmontersondégoûtavantdepouvoirtouchercescorpstropmous.Pas frais, s’était plainte la dragonne, mais cela ne l’avait pas empêchée de tout dévorer ;quantàSédric,malgré l’aciditéde l’eau, il s’était lavé lesmains jusqu’à ceque lapuanteurdisparût.

«Noustravaillonsbienensemble,dit-elleàlafoisàsesoreillesetàsonesprit.

—C’estvrai»,répondit-ilentâchantdenepassedemandersic’étaitounonunebonnechose.

Illuiavaitfallutoutelamatinéeetlamoitiédel’après-midipourparveniràsesfins.Serendantcompteque,s’ilréussissaitàbloquerplusieurstroncscontrelesarbres,ilarriveraitpeut-être à les fixer là et à fabriquer ainsi un radeau à la taille de la dragonne, il avaitcommencéparunepremièrebilledeboisdéjàsolidementcoincéeentreplusieursgrosfûtset

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maintenueenplacepar le courant ; il avaitdéplacé lesbroussailles, lespetitesbranchesetautresdébriscompactésentrelepremiertroncetunautre.Celaavaitétéuntravailépuisant,qui l’avait laissé trempéde la têteauxpieds, et sesvêtementshumides irritaientencore sapeau brûlée par l’eau du fleuve ; longtemps avant d’en avoir fini, il avait les mainsdouloureusesetankylosées, ledosraide,etsesefforts lui faisaient tourner la tête.Pendantqu’il s’éreintait ainsi, Relpda, impatiente, meuglait sa détresse et sa peur, qui, peu à peu,s’étaientmuéesenirritationetencolère.

Aide-moi!Glisse.Aide-moi.Pastravailleavecbois.AIDE-MOI!

«J’essaie.Jeteconstruisquelquechosepourquetupuissesmonterdessus.»

Sous l’effetde la fureur,ellebattitviolemmentdesailesetde laqueue,etSédric faillittomberàl’eau.«Aidermaintenant!Construireplustard!

—Relpda,jedoisconstruired’abordett’aiderensuite.»

NON!Lecoupdetrompeéperdudéchiraleciel,etlapuissancedesapenséefitchancelerSédric.

«Ne fais pas ça ! s’écria-t-il. Si je tombe dans le fleuve et que jeme noie, tu resterasseule,sanspersonnepourt’aider.»

Situtombes,jetedévore!Alorsplusconstruirearbres.Bienquesilencieux,lemessagementaln’enavaitpasmoinsdeforce.

« Relpda ! » L’espace d’un instant, il oscilla entre l’indignation et la terreur devant lamenace,puislecourantglacédepeurquisous-tendaitlesmotsdeladragonnes’insinuadansson cœur. Elle ne comprenait pas, et elle croyait qu’il refusait de l’entendre. « Écoute,Relpda;sij’arriveàplacerassezdetroncscôteàcôteetàlesmaintenirenplace,je…»

AiderRelpdaMAINTENANT!

Elleprojetasurluisapensée,etilfaillitperdreconscience;ilrépondit,furieux:«Maisregardedonccequej’essaiedefaire!»Etil imposadurementàsapetitecervelledelézardobstiné l’image d’un radeau d’arbres et de branches, avec elle-même reposant dessus,couchéeenrond,ensécurité.

Avecunreniflementderage,ellefrappal’eaudesesailes,éclaboussantSédric.Puiselles’exclama:Ah!Jecomprends.Oui,c’estlogique;jevaist’aider.

Sasyntaxesoudainfluidelaissal’hommepantois.«Comment?»

Jevaist’aideràmettrelestroncsenplaceetàdégagerlesbroussaillesquilesempêchentdeserapprocher.

Elleétaitdanssatêteetseservaitdesavue,desespenséesetdesesmots.Cettebrusqueintimité le fit se raidir, et la peau de la dragonne frissonna en réaction. Il voulut s’écarter

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d’elle, mais en vain ; il essaya de nouveau, et elle sépara à contrecœur ses pensées dessiennes.

Relpdaaider?

«Oui,Relpdaaider»,répondit-ilquandilsesentitenmesuredeparlerparsespropresmots.

Etellel’avaitaidé.Malgrésafatigue,ladouleurdesespattesgriffues,elleavaitécartélesdébrisetpoussélestroncslàoùilleluiindiquait.Àleurpremieressai,leradeaus’étaitdéfaitaussitôtqu’assemblé, et elle avaitpousséun coupde trompe stridentdeprotestation etdedésespoir,mais,quandill’avaitrappeléepourreprendrelatâche,elleétaitvenue;ellel’avaitécoutéattentivement tandisqu’il lui indiquaitqu’elledevait enfoncerdes troncs sous l’eaupourlesglissersousleradeaudéjàexistant;quandil luiavaitditqu’elledevaitresterdansl’eaupendantqu’ilfixaitlesarbreslesunsauxautresavecleurpitoyableboutdecorde,elleavaitobéi.Cela fait, elleavaitgrimpé tantbienquemal sur le litde troncs flottantset elles’était reposée ; elleavait commencéà se réchauffer, etSédric s’était alors renducompteàquelpointl’épuisementdeladragonnel’avaitaffecté.Ilavaitcrus’évanouirdesoulagement.

Dormir,maintenant.

«Oui,dors;c’estcedonttuasleplusbesoinpourlemoment.»

Poursapart,ilmouraitdefaimetdesoif.Quec’étaitlamentabled’enêtreréduitàrêver,nondevinnid’unrepasfin,maisd’unsimpleverred’eau!Sasituationn’avaitenrienchangédepuisdesheures,sinonquelejourbaissait;bientôtlanuittomberait,et ilseretrouveraitencoreunefoispelotonnésousunecouverturepuantedansuneembarcationexiguë.Jetantuncoupd’œilauciel,ilsongeaqu’ildevaitaumoinstenterdedécouvriroùJessavaittrouvésesfruits.

Viande. Elle avait suivi sespensées, à demi assoupie, et l’idéedes fruitsne lui plaisaitpas.Trouverviande.EtelleeffleuraSédricdel’acuitédesafaim.Ilfutaccablé:ilvenaitdeluidonneràmanger!

Pasassez.

«Jetrouveraipeut-êtredelaviande.»Puis,s’efforçantd’accepterl’aspectdésespérédelasituation,ilsecontraignitàsereprendre:«Jetâcheraid’entrouver.»

Ilretournaaucanoëetexaminal’assortimentd’instrumentsdestinésàtuerdesanimauxquiyreposait;lahachettebaignaittoujoursdansl’eausanglante.Avecunhaut-le-cœur,illapritetlaposasurlebancpourlafairesécher;ilavaitàprésentsurlesmainslesangdeJessdiluéd’eau limoneuse.S’agenouillant, il lesenfonçaà travers lematelasdedébris flottantspourleslaverdanslefleuve;àsagrandesurprise,ilneressentitpaslasensationdebrûlureàlaquelle il s’attendait.Commençait-il à s’yhabituer ?Un regardau courant luimontraquenonseulementl’eauavaitbeaucoupperdudesablancheuretdoncdesonacidité,maisqueleniveauétaitnettementplusbas.Lamarquelaisséeparlacruesurlesarbresétaitlargementau-dessusdesatêtemaintenant.

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Non sansmal, il sedirigea vers la barrièred’arbresqui bordait le fleuve en sautantdetroncentronc;parfois, ilss’enfonçaientplusqu’ilnes’yattendait,et l’und’euxroulasoussespieds,manquantdepeuleprécipiteràl’eau.Maisilfinitparatteindrelalisièredelaforêtetlevalesyeux.IlavaitvuJessdescendred’undecesfûts,maisilsluiparaissaientsoudainplus lisses qu’auparavant ; quel âge avait-il la dernière fois qu’il avait escaladé un arbre ?Sansdoutepasplusdedixans,etils’agissaitd’unhonnêtepommierauxbrancheschargéesdefruits.Ausouvenirdecespommes,ilavalasasalivepouratténuersafaim.Bon,iln’avaitpaslechoix;ildevaitgrimper.

Lelongmeuglementlointaindelatrompelepritaudépourvu.Ilsetournad’unblocdansladirectiond’oùvenaitlesontandisqueRelpdalevaitlatêteetlançaitelle-mêmeuncoupdetrompe en réponse. Sédric parcourut les alentours d’un regard éperdu et scruta jusqu’ausommetdesarbres ;Relpda, elle, avait lesyeux fixés sur l’amontdu fleuve.Ellehaussadenouveaulecouetpoussaencoreuncoupdetrompe.

Parpetitsbondsetbrèvescoursessurlapointedespieds,ilserisquajusqu’àlalimiteduradeaudedébrispourobserver le fleuve.La lumièrequi se reflétait sur la surfacede l’eaul’éblouit, et, l’espaced’un instant, ilnevitplus rien.Puis, commeenréponseà sonrêve lepluscher,ildistingualasilhouetted’uncanoëetd’unhommeàlapagaie;etilssedirigeaientverslui.Illevalesdeuxmainsetlesagitaau-dessusdesatête.«Hé!Parici,parici!»cria-t-il,et,enréponse,l’hommeluifitunsigned’unbras.

Avecune lenteurdésespérante, l’embarcationet sonoccupantgrandirentpeuàpeu.Levisage de Sédric était sillonné de larmes, et toutes n’étaient pas dues à l’effort qu’il faisaitpour affronter l’éclat du soleil sur l’eau. Carson le reconnut avant qu’il n’eût lui-mêmeidentifiélechasseur.«SÉDRIC!»cria-t-ild’unevoixjoyeuseettonitruantequirésonnasurlefleuve,etilredoublad’efforts.Pourtant,ilparutsepasseruneéternitéavantqueSédricpûts’agenouillerpoursaisirlalignequeCarsonluijetait;iltiralecanoëauplusprèsdestroncspuisnesutplusquoifaire.Unsourirestupideauxlèvres,iltremblaitdesoulagement.

«Sâmerci,vousêtesvivants!Etladragonneaussi?C’estundoublemiracle!Etelleesthorsdel’eau!Commentavez-vousréussiça?Maisregardez-vous!Lefleuvevousenamisune sévère. Attendez, passez-moi la corde, je vaism’occuper d’amarrer le canoë. Qu’est-cequ’ilvousfautenpremier?Àmanger?Àboire?Jecroyaisvoustrouveràmoitiémort–siencorejevoustrouvais!»

SédrictremblaitdetoussesmembrespendantqueCarsonparlait.Enquelquessecondes,lecanoëfutfixéàl’îleflottantededébris,puis,sansmêmedemanderàSédrics’ilavaitsoif,lechasseur lui tendit son outre d’eau. Le Terrilvillien but avidement, s’interrompit pour dired’unevoixbalbutiante:«Sâsoitloué,merci!»etseremitàboire.Carsonleregardaitavecunsourirequidécouvraitsesdentsblanchesaumilieudesabarbe;ilavaitl’airfatiguémaiségalementsitriomphantqu’ilenavaitlevisageilluminé.

CommeSédricluirendaitl’outre,illuifourraunbiscuitdemerdanslesmains,etl’autrese sentit pris de vertige en sentant l’odeur de la nourriture. Peut-être vacilla-t-il, car lechasseurlesaisitparlecoude.«Asseyez-vous;asseyez-vousetmangezlentement.Toutvabien,maintenant.Vousavezpasséunmauvaismoment,maistoutvabien.Pourtoiaussi!»poursuivit-ilàl’attentiondeRelpdaquiprotestaitparcequeSédricserestauraitetpaselle.Le

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Terrilvillien,malgrélareconnaissancequ’iléprouvaitpourlechasseur,avaittropfaimpourpouvoir se concentrer sur ce que disait Carson ou les plaintes de la dragonne. Il cassa unmorceaudepainduret lemâcha lentement ; samâchoire lui faisaitmal, iln’arrivaitpasàmastiquerducôtémeurtridesabouche,etdéglutirétaitdouloureux,maissentirsonestomacseremplirenvalaitlapeine.Ilrompitencoreunboutdubiscuitetlemangeadoucement.

Carsonlelaissapourallerparleràladragonne;quandilrevint,ilsecouaitlatêted’unairadmiratif.«Sacréboulotquevousavezfait,touslesdeux;toutsedésagrégerasansdoutesiellebougetrop,maislesautresdragonsn’ontnullepartoùsemettrehorsdel’eau.»

CesmotspénétrèrentpeuàpeulaconsciencedeSédric,etilsesouvintsoudainqu’iln’yavaitpasdans lemondeque l’eauet lanourriture.Labouchepleineetdouloureuse, ildit :«Quiasurvécu?

—Mafoi,ilyaplusdesurvivantsquededisparus.Ilnousafalluunjouroudeux,maisonaretrouvéquasimenttoutlemonde,et,maintenantquevousêteslà,vousetlacuivrée,ilnemanqueplusqueKanaï,sondragonetJess.OnadécouvertlepauvreHouarkennmort,etRanculosaétérudementbousculé,mais,endehorsdequelquesbobos,lesautresvontbien.Etvous?Vousavezl’airplusamochéquelesautres.»

Sédricportalamainàsajoue,malàl’aise.«Unpeu.»

Carsonrittoutbas.«D’ici,j’ail’impressionquec’estplusqu’unpeu.Bref…Donc,iln’yaqueladragonneetvousici?Personned’autre?

—Iln’yaquenous»,réponditSédricsurladéfensive.CommentCarsonréagirait-ils’ilsavaitqueRelpdaet luiavaient tué l’autrechasseur?Ilavaitsouventvu lesdeuxhommesensemblesurlagabare,etilsfaisaientfréquemmentéquipepourallerchasser;cen’étaitpaslemomentdeprendresonsauveurà rebrousse-poil.S’ilnedisait riende l’affaire,nuln’ensauraitjamaisrien.

SaufsiRelpdaparlait.

Un tremblement de terreur le parcourut, et la dragonne y réagit. Danger ? Dévorerchasseur?

«Non,Relpda,non ;pasdedanger.Lechasseurvanoustrouverdequoimanger,maispastoutdesuite.»Aprèss’êtreainsidébrouillépourcorrigerlesensdel’interventiondeladragonne,ilmurmuraàCarson:«Elleal’espritunpeuplusconfusdepuislepassagedelavague.

—Commenoustous,àmonavis.Maisellen’apastort:elledoitmourirdefaim.Ellen’ajamaisétébiengrosse,etondiraitqu’elleaencoremaigricesderniersjours.Relpda?Jesaisquelesdragonspréfèrentlaviandefraîche,maisj’airepéréuncadavred’élanquiflottaitpasloind’ici.Tuveuxquejetemontre?

—ApporteràRelpda.Relpdafatiguée.

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—Carsonfatiguéaussi,grommelalechasseur,maissuruntonbonenfant.Jevaisfixerunecordeàcettecarcassepuanteetlaramener.Vousvoulezquejevouslaissel’outre?

Ne partez pas ! » Sédric avait prononcé ces mots par réflexe : Carson venait à peined’arriverpourlessauver!

Avec un grand sourire, l’autre posa doucement la main sur son épaule. « Ne vousinquiétezpas, je vais revenir. Jeneme suispasdonné lemaldevous retrouverpourvousabandonner.»IlregardaitSédricdanslesyeux,etilparaissaitparlerdufondducœur.Sédricnesutquerépondre.

« Merci », dit-il enfin par un effort de volonté. Il se détourna du regard grave del’homme.«Vousdevezmeprendrepourunlâche,oupourunidiotincompétent.

—Nil’unnil’autre,jevousassure.Jen’enaipaspourlongtemps.Jevouslaissel’outre;c’esttoutcequ’onacommeeaupourlemoment,alorsnebuvezpastrop.

—Nous n’en avons pas d’autre ?Mais pourquoim’avoir laissé boire autant ? » Sédricétaitconsterné.

«Parcequevousenaviezbesoin.Maintenant,jevaisallercherchercettecarcassed’élanpourRelpda,etpuisjereviens.Ilferapeut-êtreencoreassezjourpourquej’aillecueillirdesfruitspournousdanslesarbres.

—Jess…»Sédric se tut ; il avait failli luidirequeJessavait trouvédes fruitsdans lesenvirons.Idiot,idiot,idiot!Neparlepasdel’autrechasseur!

«Comment?

—J’espèrequevousserezprudent.

—Oh,toujours!Jerevienstoutàl’heure.»

Le fleuve était redescendu. Il restait du poissonmort en quantité, un peu avariémaisnourrissant.Ellen’étaitpasmorte–enfin,pasencore.

Sintaradéplaçasonpoidsd’unepattesurl’autre.Elleavaitlespiedsmalenpointàcausede leur constante immersion ; l’eauavaitperdude sonacidité,mais elle avait l’impressiond’avoirlesgriffesamollies,commesiellessedésagrégeaient.Etjamaisladragonnen’avaiteulemoralplusbas.

Elle,Sintara,reinequieûtdûrégnersurlamer,lecieletlaterre,avaitétéemportéeparla vague et culbutée comme un lapin attaqué par un faucon. Pataugeant, suffoquant, elles’étaitagrippéeàuntroncflottantcommeunrataubordde lanoyade.«Aucundragonn’asubicequenousavonssubi,dit-elle.Aucunn’estjamaistombéaussibas.

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Survivre n’a rien de déshonorant », rétorqua Mercor. Comme toujours, il s’exprimaitd’untoncalme,presqueplacide.«Considèrecequinousestarrivécommeuneexpérience,dure,maisuneexpériencetoutdemême,Sintara.Quandtumourrasetqu’ontedévorera,ouquandtespetitssortirontdel’œuf,ilsporterontlesouvenirdecetépisode.Lesépreuvesquenousvivonsnesontjamaisperdues;quelqu’unenretiendralaleçon,quelqu’unentireralebénéfice.

—Quelqu’unestfatiguédet’entendrephilosopher»,grommelaRanculos,lemâlerouge.Iltoussa,etSintarasentitl’odeurdusang;elleserapprochadelui.Detous,c’étaitluileplusgravementblessé;ilavaitreçuuncoupviolentdanslescôtesalorsquelacruel’emportait,etla dragonne percevait sa douleur à chacune de ses respirations. Pour la plupart de leurscongénères, leurpeauécailleuse lesavaitprotégés ;Sesticans’était froisséuneaile,qui luifaisaitmalquandiltentaitdeladéployer;Verasseplaignaitd’unesensationdebrûlureàlagorgeàcausedel’eauacidequ’elleavaitavalée;quantauxbobosdonttoussouffraientpeuouprou,ilsnevalaientguèrequ’onenparlât.C’étaientdesdragons:ilsguériraient.

Leniveaudufleuveavaitbaisséàmesurequelejourpassait,etsesbergescommençaientàréapparaître;desbuissonsfestonnésdelianesarrachéessedressaientsurunlongbancdebouelimoneuse,etSintaraéprouvaitungrandsoulagementàpouvoirsetenirdeboutsurunsol à peu près ferme, à ne plus avoir le ventre dans l’eau,même simarcher dans la fangecollanteserévélaitpresqueaussiépuisantquenager.

«Ehbien,queveux-tuquejetedise,Ranculos?Qu’aprèsunsilongvoyage,aprèstantd’épreuves,nousdevrionsbaisserlesbrasetnouslaissermourir?»Mercor,pataugeantdanslaboue,sedirigeaversledragonrougeetlareine.Setenirsiprèslesunsdesautresn’entraitpasdanslecomportementnormaldeleurespèce,Sintaralesavait;maiscen’étaientpasdesdragonsnormaux:lesannéespasséesdanslapromiscuitéduterrainexiguqu’ilsoccupaientprèsdeCassaric les avaient changés, et, dansde telles situationsoù régnaient la fatigue etl’incertitudefaceàl’avenir,ilsavaienttendanceàserassembler.Ellesefûtsentierassuréedes’allongerpourdormirprèsdeRanculos,mais ellen’en avait pas envie : la boue était tropprofonde.Cettenuit,ellesomnoleraitdeboutetrêveraitdedésertsetdesablesecetbrûlant.

«Non;pasici,entoutcas»,réponditRanculosd’untonlas.

Grandetbleu,Sesticans’approchad’euxdanslabouequicoulaitenruisseauxdesapeauazur.«Alors,c’estentendu:demain,nousreprenonsnotrechemin.

—Rienn’estentendu»,rétorquaMercord’unevoixdouce.Ledragond’orouvritlesaileset les agita légèrement, faisant pleuvoir des gouttes d’eau et de fange autour de lui ; sesmotifsenocellesétaientsillonnésdevase.Sintaranel’avaitjamaisvuaussisaledepuisleurdépartdeCassaric.

«Curieux,fitSestican,acerbe,j’avaiscrucomprendrequenousavionsdécidédenepasbaisser les bras et de ne pas nous laissermourir. Ilme semble donc que l’autre terme del’alternativeseraitdepoursuivrenotrerouteversKelsingra.

— Kelsingra », répéta Dente comme si c’était un gros mot. La petite dragonne vertehérissalespointesdesacrinièreimmature;sielles’étaitdéveloppéenormalement,ellefût

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apparuemenaçante;enl’occurrence,elleévoquaitàSintaraunefleurvertetorauboutd’unetigemaigrichonne.

«Pourmapart,jenevoispasl’intérêtd’attendrelesgardiens;nousn’avonspasbesoind’eux.»Kaloapprochaitàpas lentsenétirant sesailesbleuesetnoirespuisen lesagitantpour les débarrasser de la boue qui les couvrait ; elles étaient plus grandes que celles deMercor;cherchait-ilàleurrappelerqu’ilétaitleplusimposantetlepluspuissantdesmâles?

«Tum’éclaboussesdevase;arrête!»Sintarasoulevalesvolantsquicouraientlelongdesoncou,certained’offrirunspectacleaumoinsaussiintimidantquelui.

«Tuenasdéjàtellementsurtoiquejenesaispascommenttut’enrendraiscompte»,répliqualegranddragon,maisilrepliatoutdemêmesesailes.

Sintara n’était pas d’humeur à le laisser faire la paix aussi facilement. « Quant à tongardien, tu n’en as peut-être pas besoin, mais moi j’ai besoin des miens. Demain, je leurordonneraidemenettoyer;jesuispeut-êtreobligéedepataugerdanslaboue,maisiln’yapasderaisonpourquej’ensoiscouverte.

—Lemien estnégligent, paresseux, suffisant, et en colère contre tout lemonde. »Untourbillondecontrariétéetd’abattementapparutdanslesyeuxdeKalo.

« Il croit peut-être toujours qu’il réglerait ses problèmes s’il tuait un dragon pour levendreaudétailcommechezleboucher?»lançagaiementSestican.

Kalomordità l’hameçon.IlavaitbeauseplaindresanscessedescarencesdeGraffeentantquegardien,ilnesupportaitpasqu’unautrelecritiquât;mêmeaprèsqueGraffeavaittenusesproposobscènes,ilavaitcontinuéàrabrouerdurementtousceuxquiosaientdiredumaldelui.Demême,ilouvritgrandlesmâchoiresetadressaunfeulementàSestican.

Il eut l’air aussi surprisque lesautresquandunebrumebleuâtredevenin jaillitde sagueule et flotta un instant dans l’air. Sintara baissa les paupières et se détourna. «À quoijoues-tu ?»demandaDente, furieuse, et lapetitedragonneverte s’écartabrusquementdunuage toxique en faisant sauter de la boue sur tout le monde. Aussitôt, Sestican ouvritlargementlagueuleetinspiraprofondément.

«Assez!fitMercor.Cessez,touslesdeux!»

Il n’avait pas plus le droit de donner des ordres qu’aucun d’entre eux. Mais ça ne l’ajamais empêché de le faire, songea Sintara. Et, presque toujours, les autres obéissaient. Ilavaitunmaintienqui imposait le respect,voire la loyauté. Il sedirigeaversKalo ; legranddragonbleu-noirnereculapaset levamêmelesailesàdemicommes’ils’apprêtaitàdéfierMercor ; mais le dragon d’or n’avait nulle intention de chercher le combat, et il regardaintensément le grand mâle de ses yeux noirs qui tourbillonnaient comme s’ils aspiraientl’obscurité.

«Etmaintenant,recommence»,ditMercor,maisnoncommeunmâleenprovoquantunautre;non,ilobservaitKalocommes’iln’encroyaitpassesyeux–etiln’étaitpasleseul:

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lesautres,percevantlatensiondanslavoixdeMercor,s’approchaientàleurtour.

«Maispasfaceauventparrapportànous!s’exclamaSestican.

—Etmets-yducœur»,ajoutaMercor.

Kalo replia lentement les ailes puis se détourna des autres dragons pour se placer auvent.Sintarasongeaque,s’ilvoulait feindredenepasobéiràMercor, iln’yparvenaitpas ;mais elle garda cette réflexion pour elle, car elle souhaitait elle aussi voir s’il pouvaitvraiment cracher du venin. Ils eussent tous dû en être capables dès leur naissance, maisaucun n’avait réussi à maîtriser de façon fiable ni efficace cette arme fondamentale del’arsenaldesdragons.Kaloyarrivait-ilàprésent?Lescôtesdugranddragonsesoulevèrentquandilinspira,et,cettefois,ellelevitactiverlesglandesàveninsituéesdanssagorge;lesmuscles puissants de son cou se crispèrent, il rejeta la tête en arrière puis la ramenabrusquement en avant, la gueule grande ouverte ; il rugit, et avec le son jaillit une brumebleuâtre de toxines qui s’éloigna au-dessus de l’eau. Sintara ne fut pas la seule à laisseréchapperungrondementdestupéfaction ; lebrouillardtoxiquesedispersasur le fleuve,etelleentenditlelégersifflementdel’acideaucontactdel’eau.

Avantquequiconqueeûtletempsderéagir,Denteseprécipitadanslefleuve,s’ébrouadelatêteà laqueue,ouvrit largement lesailesetramena la têteenarrière.Quandellecrachasonveninavecuncoupdetrompesemblableaucrid’unefemme,elleexpulsaunnuageplusréduitmaisplusdense ;ellerecommençaplusieurs fois jusqu’àcequ’à laquatrièmefois iln’y eûtplus tracedepoison.Néanmoins, elle se retournavers ses congénères et annonça :«Nevousy trompezpas :vousêtespeut-être tousplusgrandsquemoi,mais jesuisaussidangereusequevous.Respectez-moi!

—Ilseraitplusavisédegardertestoxinespourchasserplutôtqued’enfairelamontre,réponditMercoravecundouxreprochedans lavoix.Tunesaispascombiendetemps il tefaudra pour reconstituer tes réserves ; si une proie passait devant toi à l’instant, ellet’échapperait.»

La petite dragonne verte pivota d’un bloc vers lui, et les frondes superposées de sacrinière immature se dressèrent autour de son cou. Elle les fit frissonner dans unmouvementquiévoquaitplusunserpentqu’undragon.«Gardetessermonspourtoi,doré!Etneparlepasde chasse. Jen’aipasbesoinde tes conseils.Maintenantque jedisposedemonvenin,jenesuismêmepassûred’avoirencorebesoindetacompagnie.

—Nidetongardien?demandaRanculosavecunelégèrecuriosité.

— Ça reste à voir, répliqua-t-elle sèchement. Tatoume nettoie et me panse, et j’aimeentendre ses louanges. Je le garderai peut-être.Mais ce n’est pas pour autant que je doisdemeureravecvousouaveccesgardiensloqueteux,nicôtoyerdessoigneurssidépourvusderespect qu’ils envisagent d’abattre un dragon comme on abat une vache. » Elle battit desailes,soulevantunmouvementd’airetprojetantdelabouedetoutesparts.«J’aimonvenin,etbientôtjepourraivoler;jen’auraialorsplusbesoindepersonne.

—Gringalettedisaitaussiqu’ellevolerait,murmuraSestican.

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—Gringalette!Cen’estmêmepassonvrainom;ellen’avaitmêmepasétécapabledeserappeler son vrai nom. Gringalette ! C’est un nom pour un chien ou pour un chevalparticulièrementdemeuré,paspourundragon!

—Nedispasdemald’elle,réponditMercor;nousrisquonstousdeconnaîtrelamêmefinqu’elle.

—Elle n’a pas connu de fin : elle n’avait jamais connu de début, répliquaDente.Unemoitiédedragon,c’estcommepasdedragondutout.»

Intérieurement, Sintara était d’accord avec elle : ses congénères lesmoins développésintellectuellementsuscitaientchezelleuneangoissequ’ellenes’expliquaitpas.Laproximitéd’unecréatureà formededragonmaisdont lespenséesn’étaientpascellesd’undragon laperturbait.Unenuit,elleavaitentendudesgardienséchangerdeshistoiresde«fantômes»,etellesedemandaitsicequ’elleressentaits’apparentaitàcephénomèned’unêtrequiestlàsansêtrelà,d’uneprésenceconnue,maissanssubstance.

Etc’estprécisémentcequ’ellevoyaitdansledragonargentéquin’avaitpasdenometquis’avançait dans le fleuve en pataugeant laborieusement. Sa queue avait guéri depuislongtemps,maisillatenaittoujoursraidecommesilapeauétaittroptendue.Ilavaitacquisdumuscleàforcedevoyager,et,depuisquesesgardiensluiavaientadministréduvermifuge,il avait repris du poids,mais ses pattes arrière restaient courtaudes ; néanmoins, les ailesqu’il déployait avaient une envergure quasi normale, et tous les dragons le regardèrent ensilence les lever délicatement, les agiter à plusieurs reprises à l’imitation de Dente, puisrejeterlatêteenarrière;quandillaramenabrusquementenavant,lesmâchoiresouvertes,SintaravitquesescrocsétaientdeuxfoisplusgrandsqueceuxdeDenteetdisposéssurdeuxrangées;etlenuagedetoxinesquijaillitenmêmetempsquesonrugissementgutturalétaitépais et violacé, composé de grosses gouttelettes qui tombèrent dans le fleuve en sifflant.Sintarasedétournadel’odeurâcredupuissantvenin.

« La moitié de dragon, dit l’argenté, peut réduire tous à pas de dragon du tout. » Ilparcourut ses congénères d’un regard furieux pour s’assurer qu’ils saisissaient bien lamenace.«Unnom?JePRENDSunnom!MonnomCrache!Monnomcequejefais.Dente,dismonnom.»

La petite dragonne verte se détourna promptement de lui et tenta de s’éloigner avecdignité, mais les dragons ne sont pas conçus pour nager, et c’est précipitamment et avecmaladressequ’ellesemithorsdesaportée.Cracheéclataderire,et,quandDentetournalatête vers lui pour feuler, il laissa flotter vers elle un petit nuage de venin ; la brise quisoufflaitsurlefleuveledispersaavantqu’ilpûtfaireaucunmalàsacible,maisMercorréagitnéanmoins.

«Crache,negaspillepastonvenin;undenoschasseursadisparu,etnosgardiensontperduplusieursde leurs canoës ainsi que la quasi-totalité de leurs armes ; ils nepourrontplusrapporterautantdegibierquenaguère,etnousdevonstousnousefforcerdechassernospropresproies.Gardetonveninpourça.

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— Peut-être je mange Dente », fit Crache, acerbe ; mais il fit demi-tour, regagna leshauts-fonds,pritpiedsurlabergeboueuse,et,avecunméprissuperbepourl’hygiène,sejetaà terrepourdormir.Sintara l’envia soudain : quelbonheur ce seraitde se coucherpour sereposerenfin!Àsonréveil,ThymaraetAlisepourraientlanettoyer;elleétaitdéjàsale,etunpeudeboueenplusneferaitguèrededifférence–etilétaittempsqu’ellesmanifestentunpeudegratitudepourleursauvetage.

Sadécisionprise,elleserendit sur leplushautpointdubancémergéet secoucha ; labouesedéformasoussamasse, froide toutd’abord,mais se réchauffantpeuàpeucommel’eût fait un lit d’herbe épaisse. Elle posa la tête sur ses pattes antérieures pour éviter demettrelesnarinesdanslavase,etfermalesyeux.Quelplaisirdes’allonger!

Elleentendait lesautresdragonsquisuivaientsonexemple.Ranculosretrouvasaplacehabituelle près d’elle et se coucha en ménageant son flanc gauche. Sestican s’installa del’autrecôté.

Lesdragonss’endormirent.

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4ecouverture

Résumé:

Dans ce troisièmevolume, les tensions senouent et s’accentuent.Graffeprétendplusquejamais régenter le groupeet seheurte à la révoltedeThymara,quin’acceptepasqu’on luidicte sa conduite ; Sédric, après avoir volé le sangdupetitdragon cuivré, tombemaladeetconstateaveceffroid’étrangesmodificationschezlui;Leftrindécouvreenfinl’agentdesonmaître-chanteur et se trouve désormais face à un choix terrible ; et Alise doit, elle aussi,décider entre son amour pour le capitaine et sa vie de femme mariée. Et chacun suit lamigrationdesdragonsversKelsingra,unecitéquin’existepeut-êtrepas.

Mais, alors que la situation paraît bloquée pour tous, un événement imprévu etcatastrophiquevientredistribuertouteslescartes…

L’auteur:

RobinHobb,desonvrainomMargaretAstridLindholmOgden,néele5mars1952àBerkeleyenCalifornie.

Robin Hobb, dans la tradition des grands romanciers de l’aventure tel J.R.R. Tolkien, estconsidérée comme l’un des maîtres du genre dans les pays anglo-saxons. Elle figuredésormais régulièrement sur les listes des best-sellers en France, aux États-Unis, enAngleterreetenAllemagne.Elleapublié lessériesdeLaCitadelledesOmbres (L’Assassinroyal),deL’ArchedesOmbres(LesAventuriersdelamer)etduSoldatchamane.

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