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ROBINHOBB

LESPILLARDS

LesCitésdesAnciens******

roman

Traduitdel’anglaisparA.Mousnier-Lompré

HobbRobin

Lespillards

LesCitésdesAnciensvI

Flammarion

Maisond’édition:Pygmalion

Traduitdel’anglaisparA.Mousnier-Lompré

Titreoriginal:Therainwildschronicles.Cityofdragons,volume3(deuxièmepartie)©2010,RobinHobb©2012,Pygmalion,départementdeFlammarion,pourl’éditionenlanguefrançaiseDépôtlégal:octobre2012

ISBNnumérique:978-2-7564-0861-3ISBNdupdfweb:978-2-7564-0862-0

Lelivreaétéimprimésouslesréférences:ISBN:978-2-7564-0592-6

OuvragecomposéetconvertiparNordCompo

Présentationdel’éditeur:DanslafabuleusecitédeKelsingra,Aliseconsignepourlapostérité touteslesmerveillesqu’elledécouvre,carellesaitqu’unefoislemondeinformédestrésorsquelacitérecèle,plusrienneseracommeavant.Déjà des rumeurs sur sa découverte courent dans le désert des Pluies et atteignent des oreillescupidesàTerrilvilleetau-delà;aventuriers,piratesetchasseursdefortuneaffluentpourpillerlelieu,ycomprisHestFinbok,lemarid’Alise…Aumêmemoment,SeldenestprisonnierduducdeChalcède,quilevoitcommeunhomme-dragondontlachairetlesangpeuventguérirmiraculeusementsasantédéfaillante.Qu’estdevenueTintaglia,lagrandedragonnebleue,àl’heureoùsaprésenceestplusquenécessaire?A-t-elleabandonnésonbien-aiméSeldenetlesdragonsmalnés?Oureviendra-t-elleelleaussis’approprierlesmerveillesdeKelsingra?IllustrationStéphaneDesbenoit©Flammarion

RobinHobb,danslatraditiondesgrandsromanciersdel’aventuretelJ.R.R.Tolkien,estconsidéréecommel’undesmaîtresdugenredans lespaysanglo-saxons.Elle figuredésormais régulièrementsurleslistesdesbest-sellersenFrance,auxÉtats-Unis,enAngleterreetenAllemagne.ElleapubliélessériesdeLaCitadelledesOmbres(L’Assassinroyal),deL’ArchedesOmbres(LesAventuriersdelamer)etduSoldatchamaneainsiqu’unrecueildenouvelles,L’Héritage,chezPygmalion.

DUMÊMEAUTEURCHEZLEMÊMEÉDITEUR

LESCITÉSDESANCIENS

Dragonsetserpents(t.1)LesEauxacides(t.2)

LaFureurdufleuve(t.3)LaDécrue(t.4)

LesGardiensdessouvenirs(t.5)

LESOLDATCHAMANE

LaDéchirure(t.1)LeCavalierrêveur(t.2)LeFilsrejeté(t.3)

LaMagiedelapeur(t.4)LeChoixdusoldat(t.5)

LeRenégat(t.6)Dansedeterreur(t.7)

Racines(t.8)

L’ASSASSINROYAL

L’apprentiassassin(t.1)L’assassinduroi(t.2)

Lanefducrépuscule(t.3)Lepoisondelavengeance(t.4)

Lavoiemagique(t.5)Lareinesolitaire(t.6)Leprophèteblanc(t.7)Lasectemaudite(t.8)

LessecretsdeCastelcerf(t.9)Sermentsetdeuils(t.10)

Ledragondesglaces(t.11)L’hommenoir(t.12)

Adieuxetretrouvailles(t.13)Touscestitresontétéregroupésenquatrevolumes:LACITADELLEDESOMBRES*,**,***et****.

LESAVENTURIERSDELAMER

Levaisseaumagique(t.1)Lenavireauxesclaves(t.2)Laconquêtedelaliberté(t.3)Brumesettempêtes(t.4)

Prisonsd’eauetdebois(t.5)L’éveildeseauxdormantes(t.6)LesSeigneursdestroisrègnes(t.7)

OmbresetFlammes(t.8)LesMarchesdutrône(t.9)

Touscestitresontétéregroupésentroisvolumes:L’ARCHEDESOMBRES*,**et***

Personnages

GardiensetdragonsALUM:Teintclair,yeuxgrisargent;trèspetitesoreilles;nezpresqueplat.SondragonestARBUC,

mâlevertargenté.ARGENT:Auneblessureàlaqueueetpasdegardien.BOXTEUR:CousindeKASE;yeuxcuivrés,petitetrâblé;sondragonestlemâleorangeSKRIM.CUIVRE:Dragonbrunchétif,sansgardienattitré.GRAFFE:Aînédesgardiens,etleplusmarquéparledésertdesPluies.SondragonestKALO,leplus

grandmâle,bleu-noir.GRESOK:Granddragonrouge,lepremieràquitterleterraind’encoconnage.HARRIKINE:Longetmincecommeunlézard,ilestàvingtansplusâgéquelaplupartdesgardiens.

LECTERestsonfrèreadoptif;sondragonestRANCULOS,mâlerougeauxyeuxargentés.HOUARKENN:Grandgardiendégingandé.DévouéàsondragonBALIPER,mâlerougevif.JERD :Gardienneblonde, fortementmarquéepar ledésertdesPluies.SadragonneestVERAS, reine

vertfoncéàgrenuredorée.KANAI:Gardienaffectédestigmatesprononcés.SadragonneestlapetitereinerougeGRINGALETTE.KASE:CousindeBOXTEUR;lesyeuxcuivrés,ilesttrapuetmusclé.Sondragonestlemâleorange

DORTEAN.LECTER:Orphelinàl’âgedeseptans,élevéparlesparentsd’HARRIKINE.SondragonestSESTICAN,

grandmâlebleuponctuéd’orange,dotédepetitespiquessurlecou.NORTEL:Gardiencompétentetambitieux.SondragonestlemâlelavandeTINDER.SYLVE:Douzeans,cadettedesgardiens.SondragonestMERCOR,doré.TATOU : Le seul gardien né esclave. Il porte sur le visage un petit cheval et une toile d’araignée

tatoués.Sondragonestlapluspetitereine,DENTE.THYMARA : Seize ans ; a des griffes noires à la place des ongles et se déplace aisément dans les

arbres.Sadragonneestunereinebleue,SINTARA,aussiconnuesouslenomdeGUEULE-DE-CIEL.TINTAGLIA:Reinedragonadulte,elleaaidélesserpentsàremonterlefleuvepours’encoconner.On

nel’aplusvuedepuisplusieursannéesdansledésertdesPluies.

LesTerrilvilliensALISE KINCARRON FINBOK : Issue d’une famille désargentée mais respectable de Marchands de

Terrilville.Spécialistedesdragons.MariéeàHESTFINBOK.Yeuxgris,nombreusestachesderousseur.HESTFINBOK:MarchanddeTerrilvilledebelleprestance,bienétablietfortuné.SÉDRICMELDAR:SecrétairedeHESTFINBOK,etamid’enfanced’ALISE.

L’équipageduMatafBELLINE:Matelot.MariéeàSOUARGE.CARSONLUPSKIP:Chasseurdel’expédition,vieilamideLEFTRIN.DAVVIE:Chasseur,apprentideCarsonLUPSKIP;environquinzeans.GRANDEIDER:Matelot.GRIG:Chatdubord;roux.HENNESIE:Second.JESS:Chasseurengagépourl’expédition.LEFTRIN:Capitaine.Robuste,yeuxgris,cheveuxchâtains.SKELLI:Matelot.NiècedeLEFTRIN.SOUARGE:Hommedebarre.NaviguesurleMatafdepuisplusdequinzeans.MATAF:Gabarelongueetbasse.Plusanciennevivenefexistante.Portd’attache:Trehaug.

AutrespersonnagesALTHÉAVESTRIT:SecondduPARANGONdeTerrilville.TantedeMALTAKHUPRUS.BÉGASTICORED:Marchandchalcédien;chauve,riche;partenairecommercialdeHESTFINBOK.BRASHENTRELL:CapitaineduPARANGONdeTerrilvilleCLEF:MousseduPARANGON,ancienesclave.DETOZI:GardiennedesoiseauxmessagersdeTrehaug.DUCDECHALCÈDE:DictateurdeChalcède,âgéetmalportant.EREK:GardiendesoiseauxmessagersdeTerrilville.MALTAKHUPRUS:«Reine»desAnciens,résideàTrehaug.MariéeàREYNKHUPRUS.PARANGON:Vivenef.Aaidélesserpentsàremonterlefleuvejusqu’àleurterraind’encoconnage.SELDENVESTRIT:JeuneAncien;frèredeMALTAetneveud’ALTHÉA.SINADARICH:MarchandchalcédienquipasseunmarchéavecLEFTRIN.

Vingt-cinquièmejourdelaLuneduChangement

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àKim,GardiendesOiseaux,Cassaric

Kim, vous êtes un imbécile. Tous les nichoirs et tous les pigeonniers, publics comme privés,passentàl’inspection,etnulnevousadénoncénimontrédudoigt;commevousl’avezsoulignévous-même,cetteépidémiemortelledepouxtrouveprobablementsonoriginedanslesrégionssauvagesetnousaffectetous.

J’ai d’abord été tentée de montrer votre dernier message à la Guilde, car il renferme nonseulementuneinsultemaisaussiunemenace.VouspouvezsavoirgréàErekdem’enavoirdissuadéeenm’expliquantquelaGuildedevaitseconsacreràsauverlesoiseauxsurvivants.Maisn’oubliezpasquejegarderaivoscorrespondancesetque,s’ilarrivemalheuràmesnichoirs,àmessoupentesouàmespigeons,jen’hésiteraipasàlessoumettreàlaGuilde.

Jevousconseilledevousoccuperdelasantédevosoiseaux,ycomprisdecelledel’ailes-bleuesque je vous renvoie ; je l’ai débarrassé de tous ses poux, mais j’ai noté dans mon journalprofessionnelqu’ilétaittrèsmalnourri,etquesonbeccroiséétaitsignedeconsanguinité;vousnetenezdoncpasderegistred’accouplements?Assurez-vousdoncquelespoisetlesgrainsfournisparlaGuildepourvosoiseauxfinissentbiendansleursmangeoiresetnondansvotreassiette.

1RetouràCassaric

LANOUVELLEDELEURARRIVÉElesavaitprécédés.Commelagabares’approchaitdesquais,Leftrinvitlecoursierquil’attendaitécartersesmèchesmouilléesdesesyeuxethocherlatêteavantdedétalersouslesarbres.Lecapitainen’enfutpassurpris;MatafavaitcroisédepetitsbateauxdepêcheavantdeparveniràCassaric,etdeuxd’entreeuxétaientaussitôtredescendusàtouteallureverslacitédesarbrespour annoncer la nouvelle : la vivenef Mataf revenait de son expédition en amont du fleuve.L’informationprincipaleétaitquenuldragonnel’accompagnait.

Leftrinn’avaitdonnéaucundétailauxpêcheurssurl’expédition;auxquestionsqu’ilsluicriaient,ilavait seulement répondu qu’il mouillerait bientôt à Cassaric et ferait alors un compte rendu détaillédevant le Conseil desMarchands. La connaissance, c’était le pouvoir, et il n’avait pas l’intention departagercepouvoiravantd’enavoiruséautantquepossible.Qu’ilsrongentdoncunpeuleurfreinensedemandantoùétaientpasséslesdragonsmalformésetleursgardiens!Lesuspensestunexcellentoutilpourdéstabiliserlespuissants;ilfournitunsolidelevierpourmarchander,levierdontLeftrinsedoutaitqu’ilauraitbienbesoin.

Une pluie d’hiver bruissait sur le fleuve ; lesmillions de gouttes d’eau couraient sur les ponts etretombaientdans leseauxgrises.Departetd’autreducourantsedressaituneforêthauteetdense ; lapluie tombait surune infinitéde feuilles, traçait ses cheminsdepuis lavoûtedes arbres, traversait lesépaisseursdevieetdevégétationetpassaitlesstratesdesmaisonsetdesdemeuresconstruitessurlespuissantesbranchesavantdetoucherlesoltoujoursdétrempé.Leftrinéprouvaitunsentimentàlafoisdegrande familiarité et de soudaine étrangeté à retrouver les arbres immenses qui bordaient le fleuve ;Kelsingra luiavaitmontréun territoire très loindesonexpérience,mais,mêmes’ilappréciait la terrefermeetlescollinesondoyantes,laforêtdudésertdesPluiesresteraittoujourssonpaysdeprédilection.

Il plissa les yeux sous la pluie tandis qu’ils approchaient des quais. Il y avait un curieux bateauamarrélà,etLeftrinfronçalessourcilsenlevoyant;ilétaitétroitetlong,avecpeudetirantd’eau,etéquipépournavigueràlavoileautantqu’àlarame;lebleuvifetleliseréd’orduroufbrillaientmalgrélabrumedel’averse.UnconcurrentdeMataf?Lespropriétaireslecroyaientpeut-être,maislui-mêmeavaitdesdoutes;aucunbateaun’avaitjamaisréussimieuxquelesienàsillonnerleseauxpeuprofondesdufleuvedudésertdesPluies.Indestructible,lut-ilsurlaproue.Onverraitavecletemps.Depuisdesannéesqu’iltravaillaitsurlefleuve,ilavaitvutoutessortesdenaviresréputésinsensiblesàl’aciditédel’eau,etilsavaienttousfiniparlefond.Leseulmatériauquirésistaitétaitlebois-sorcier.

La pluie battante ne facilitait pas le travail de Souarge à la barre ni du reste de l’équipage, quis’efforçaitdefairesemblantd’utiliserlesgaffespourconduirelagabareverslequai.Enfin,ilspassèrentprèsdel’Indestructibleettrouvèrentuneplaceoùs’amarrer.Leftrin,lesmainscrispéessurlebastingage

d’avant,plissaitlesyeuxpourtâcherd’yvoiràtraverslapluie;parlebois-sorciersoussespaumes,ilpercevaitlesémotionsdesonbateau:Matafétaitreconnaissantauxhommesdeleurcomédie.Lespluiesavaientgonflélefleuveàlalimitedelacrue,etlavivenefavaitpeineàaccrocherlefond;secretdesacapacité à manœuvrer rapidement dans des zones où les autres bateaux s’échouaient, ses pattesdissimuléesgriffaientlavase,perdaientlecontactpuistrouvaientdenouveauprisedanslaboue.Avecune embardée,Mataf se plaça le long du quai ; aussitôt, Skelli bondit par-dessus bord, l’épais boutd’amarrage entre lesmains, et courut vers ungros taquet.Elle y fixa l’aussièrepuis seprécipita versl’arrièrepourattraper lesecondboutqueHennessie lui lançait.Enunclind’œil, ilsfurentattachésauquai;Matafetsoncapitainesedétendirenttandisquel’équipages’occupaitd’ajusterlesamarres.

Leftrin avait espéré que la pluie battante retiendrait les membres du Conseil dans leur salle deréunion, et il n’était pas déçu ; mais, alors que les hommes d’équipage guidaientMataf vers le quaiflottantdeCassaric,lejeunecoursierétaitpartiaugalopsouslapluieversl’escalierleplusprocheetavaitgravilesmarchescommeunsingeescaladantunarbre.Leftrinavaitsourienlesuivantduregard.«Mafoi,ilssaurontbientôtqu’onestarrivés;onverraalorscommentjoueraumieuxlescartesquej’aidansmonjeu.Skelli!»

Répondant à l’appel, sanièce sauta avec agilitéduquai sur lepont et courut rejoindre sononcle.«Cap’taine?

—Tu resteras à bord ; je sais que ta famille voudra te voir, et on a de grandes nouvelles à luiapprendre.J’aimeraisqu’onsoitensemblequandonluirévéleraquenotrefortuneachangé.Çateva?»

Ellebattitdescilspourlesdébarrasserdesgouttesdepluiequilesalourdissaienteteutunsouriremalicieux. Ses parents pensaient qu’elle deviendrait l’héritière de Leftrin, et, dans cette optique, ilsavaientnégociédeprofitablesfiançaillespourelle,qu’elleétaitdésormaispresséederompremaintenantqu’elle connaissaitAlumet était tombée amoureusedugardien taciturne.Leftrin ignorait s’il aurait unjourunenfantd’AlisepourprendreàsasuitelecommandementdeMataf,maislaseulepossibilitéqu’unhéritier décalât le rang de Skelli modifiait complètement sa fortune, et il espérait que les parents dufiancé accepteraient la rupturemaintenant que l’avenir de la jeune fille était incertain ; sonpère et samèreneseraientpasaussiravisqu’elleàl’idéedeperdreunsibonparti,etilnevoulaitpaslalaisserseulefaceàeuxpourleurannoncerlanouvelle.Elleétaitmanifestementheureusequ’iltîntàparlerpourellequandelledit:«C’estmononcleoumoncapitainequimeproposeceservice?

—Pasd’insolenceavecmoi,matelot!— Oui, cap’taine, et peu importe qui me le demande. » Elle lui adressa un sourire insouciant.

« J’aimeraismieux qu’on y aille ensemble ; et puismes parents s’attendront à ce que je reste à bordpendantquetuvasparlerauConseil.S’ilsviennentmevoiravanttonretour,jenedirairien,saufqu’ilsdoiventattendrequetuleurracontesl’histoire.

—Bravo,petite!Jeneveuxpersonned’autreàborddeMatafpendantmonabsence;lafamille,çava. Dis-en le moins possible, et ordonne à tes parents de garder pour eux ce qu’ils entendent. Ilscomprendront.Maispasdemarchands,pasdemembresduConseil,et, je lediraiàHennessie,pasdeputains.Ilpeutquitterlebateaupourçasic’estnécessaire,maisqu’ilneramèneaucuneinvitéeàbord,en tout cas pas tout de suite. » Leftrin se gratta la joue ; les écailles s’y étaient étendues et ledémangeaientconstamment.Fichusdragons!C’étaitsansdouteleurfaute.«Jelaisseraiquartierlibreàl’équipage,maisSouargeetHennessiedevrontresteràbordàtourderôle.Belline,jelaisseraitalisteàl’accastillageetjeferaienvoyerlesfournituresàbord.Dèsquej’auraiarrachénossalairesauConseil,jepaierailesmarchands,etjeferaiporterlerestedel’argentici.GrandEideriravoirsamère,commetoujours,ettoi,Skelli,turesterassurleMatafenattendantquej’aieletempsd’allervoirtesparents.

—Bien,cap’taine.»

Les hommes, l’amarrage du bateau terminé, s’étaient approchés d’eux, fatigués, hâves, trempés ettriomphants.Leftrinhaussalavoixpoursefaireentendrepar-dessuslecrépitementdelapluiesurlepontdeMataf.«Jecomptesurvoustouspourmefaireconfiancepourconclurelemeilleuraccordpossible;tenezvotrelanguesurlarégionoùonestarrivésetsurcequ’onavutantquejen’aipasfinidenégocier.Vu?»

Souargepassasagrossemaindanssescheveuxpourécarterlesmèchestrempéesdesesyeux.«C’estd’accord,cap;tunousl’asdéjàditetonn’apasoublié.T’aspasàt’inquiéter.Bonnechance.

— Faites-les cracher, ces salauds », renchérit Hennessie, et un sourire rayonnant fendit le largevisagedeGrandEider.

Lesautresacquiesçaientdelatête;Leftrinenfitautant,ressentantleurconfianceautantcommeunearmure que comme un fardeau. Beaucoup de choses dépendaient de lui cette fois, et pas seulementl’obtention de la paie pour l’accomplissement d’un voyage. Les Conseils étaient notoirement radins,comme il s’en fit la réflexionen retournant à sacabine, et son sourire semit à ressembler àun rictusféroce:ilavaittoujoursréussiàleurarracherl’argentdesescontrats,etilyparviendraitcettefois-ciaussi.Ledocumentsignéquilesavaitenvoyés,sonbateauetlui,prendrepartàl’expéditionenamontdufleuveétaitdéjàsoigneusementrouléetprotégéparuntubeétanche.Illesoupesa,satisfait.LesmembresduConseiltiendraientleurpartdumarché;celaneleurplairaitpas,maisLeftrinlesobligeraitàhonorerleursignature,etilsdébourseraientunesommequ’ilsn’avaientjamaispensépayer.

*

Malta Khuprus, assise devant son miroir, passait son peigne dans les mèches d’or luisant de sacheveluredoucementbouclée;elletorditensuitesescheveuxetenfitunchignonqu’ellefixalentementavecdes épingles.Tandis que sesmains travaillaient commede leur propre volonté, elle regarda sonrefletdanslaglace.Quandleschangementsfiniraient-ils?DepuissonarrivéedansledésertdesPluies,ellen’avaitcessédesetransformer;désormais,l’ordesescheveuxétaitvraimentcouleurdel’or,sesonglesrouges,lapeauroséedesonvisagecouvertedefinesécaillescommeleventred’unpetitlézarddesarbres.La«couronne»écarlatesursonfrontbrillait.

Ses écailles étaient bordées de rouge ; le teint crémeux de son enfance transparaissait encore àtraverslesécaillesquasimenttranslucidesdesesjoues,maissessourcilsétaientdessinésparplusieursrangées d’écailles rubis. Elle tourna la tête pour voir la lumière se déplacer sur ses traits, puis ellesoupira.

«Tuvasbien?»Endeuxenjambées,Reyntraversalapetitechambrequ’ilsavaientlouée,posalesmainssursesépaulesetsepenchapourlaregarder.

«Çava;unpeulasse,c’esttout.»Elleplaqualesmainssursesreinsetseredressa;ellesouffraitabominablementdudosdepuislematin.Elleneparvenaitplusàsesoulagerdupoidsdesonventre,niens’asseyantniensetenantdebout;lanégociationdelaveilleaveclesfouilleursTatouésavaitétéunlongsupplice,etelleétaitrentréedansleurchambreenn’aspirantqu’àdormir.

Vainespoir:ellen’étaitjamaissimalqu’allongée.ElleavaitlaissélelitàReynetavaitpassélanuitadosséeàdescoussins.Ellepoussaunpetitgémissementens’étirantledos,etunpliinquietsedessinasurlefrontdesonmari.Maltaseforçaàsourireetleregardadanslaglace.«Jevaisbien»,répéta-t-elle, puis elle examina un long moment le visage de son époux ; il subissait des changements aussimarquésquelessiens;sesyeuxbrillaientd’unchaudéclatcuivré,souslesrefletsbronzedesesécaillessapeauétaitbleue,aussibleuequeladragonneTintaglia,etsescheveuxnoirsetbouclésavaientprisdes

refletsbleuacier.Sonmari; l’hommequiavaittantrisquépourlaretrouveretlaprendrepourfemme.«Quetuesbeau!»dit-ellesansavoiràseforcer.

Reyncilla.«Quemevautpareillelouange?»Ilinclinalatêteavecuneexpressionsoudainespiègle.«Quellebabiolemadamedésire-t-elle?Uncollierdesaphir?Oubiens’agit-ild’unenouvelleenviedefemmeenceinte?Souhaites-tuuneassiettedelanguesdecolibriétuvées?

—Pouah!»Maltaseretournaenriantpourpasserunbrasautourdeshanchesétroitesdesonmarietl’attirer à elle, etReyn se pencha pour baiser sa couronne rouge ; elle frissonna à ce contact et levalégèrement la tête pour le regarder. « Je ne puis donc rien te dire de gentil sans que tume rappellesl’enfantgâtéequej’étaisquandnousnoussommesconnus?

—Biensûrquenon.Jenemanqueraijamaisl’occasiond’évoquerlasalegaminequetuétais–unegaminemalélevéemaisd’unebeautésanségale,quim’acomplètementcharméparsonégoïsmeforcené;j’avaisl’impressiondefairelacouràunechatte.

—Méchant!»lança-t-elleavecaffection,etelleseretournaverssonmiroir;elleposalamainsursonventrerond.«Etmaintenantquetum’asrenduegrossecommeunetruieavectonenfant,jesupposequejet’apparaismoinsd’une“beautésanségale”,désormais.

—Ah!Voilàqu’ellepartàlapêcheauxcompliments,maintenant!Etelleenramèneunpleinfilet.Machérie,tun’enesqueplusjolieàmesyeux;tagrossesseterendlumineuse,brillante,scintillante!»

Elleneputs’empêcherdesourire.«Et tum’accusesdeteflatter!Jemedéplaceenmedandinantcommeunvieuxcanardtropgras,ettuprétendsquetumetrouvesjolie!

—Jenesuispasleseul;mamère,messœurs,etmêmemescousinesteregardentavecenvie.—C’estl’enviequ’éprouvetoutefemmedudésertdesPluiesdevantunefemmeenceinte;cen’est

paspourautantqu’ellesmejugentjolie!»Ellepritappuisurlacoiffeusepourselever;commetoujours,lavuedesonventredanslaglacelasurprit.Elleposasesmainsfinesauxdoigtseffiléssursarondeurets’observa.SatransformationenAncienneavaitallongésesmembres,sesmains,sesdoigts,lesosdesesbrasetdesesjambes,etcettecloquerondeaumilieudesoncorpsparaissaitincongrue.«Ondiraitquej’aiavaléunmelon»,murmura-t-elle.

Reynlaregardaàsontourdanslemiroir.«Non:ondiraitquetuportesnotreenfant.»Ilfitglissersesmains jusqu’en dessous de la courbe de son ventre comme pour le soutenir. Ses ongles bleu nuitcontrastaientavecleblancécrudelatuniquequ’elleportait.Ildéposaunbaisersurlajouedelajeunefemme.«Parmoments, j’aipeineàmeconvaincredemabonnefortune; toutcequenousavonsvécu,toutescesfoisoùnousavonsfaillinousperdre,etaujourd’hui,bientôt,nousallonsavoir…

—Chut!Neledispastouthaut;pasencore.Nousavonsétédéçustropsouvent.—Mais je suis sûr que cette fois tout ira bien. Tu n’avais jamais réussi à garder un enfant aussi

longtemps;tulesensbouger,etjelevoisbouger!Ilestvivant,etbientôtnouspourronslevoir.—Etsic’estunefille?—J’enseraitoutaussisatisfait,jetelepromets.»Ils sentirent la branche qui supportait la petite maison danser sous le poids de quelqu’un qui

approchait,puisonfrappaàlaporte.Àcontrecœur,ilsseséparèrent,MaltaserasseyantdevantlaglacependantqueReynallaitrépondre.«Oui?

—J’aidesnouvelles,monsieur!fitlavoixd’unjeuneadolescentessoufflé.—Desnouvellesdequoi?»Reynouvritlaporte.Cen’étaitpasuncoursier:sesvêtementsétaient

enhaillons,ilétaitmaigre,etdestatouagescouvraientsesjoues.«Monsieur,j’aientenduaumarchédutroncquequelqu’undunomdeMaltal’Anciennevoulaitdes

renseignementssurlebateauquivientd’arriveretqu’elleétaitprêteàlespayerunsou.—Quellesnouvelles?Quelbateau?»

Legarçonsetut,hésitant,jusqu’aumomentoùReynplongealamaindanslabourseaccrochéeàsaceintureetensortitunepièce.

«LeMataf,monsieur;lebateauquiestpartiaveclesdragons.Ilestrevenu.»MaltaselevalourdementtandisqueReynouvraitgrandlaportecoulissante.Lapluiequitombaitsur

lavoûtedesarbresneparvenaiticiqu’engouttelettesisolées,maislegarçonétaitquandmêmetrempé.«Entre», luiditReyn,et l’autre,manifestementsoulagé,pénétradanslachambrepours’approcherdubraserosursonfoyerdeterrecuite;ilseréchauffalesmains,sesvêtementsdégoulinantsurleplancherenboisgrossier.

«Etlesdragons?»demandaMaltad’unevoixtendue.Legarçoncroisasonregarddesesyeuxbleus.«Jen’aipasvudedragonquand jesuisdescendu

voir. Je n’ai pas pris le temps de poser des questions,madame, avant de venir vous prévenir que lagabares’étaitamarrée.Jen’aipasétélepremieràl’apprendre,maisj’aitenuàêtrelepremieràvousledire,pourgagnerunsou,àcequej’aicompris.»Ilavaitl’airinquiet.

MaisReynluitenditunepoignéedepièces,etMaltaacquiesçadelatête.«Tuasbienfait.Dis-moiseulementcequetuasvu.Iln’yavaitpasdedragonaveclebateau?As-tuvucertainsdesgardiens?Lagabareavait-ellel’airabîméeouenbonétat?»

Legarçons’essuyalafiguredudosdelamain.«Iln’yavaitpasdedragon;jen’aivuquelagabarreet l’équipagequi lamanœuvrait ; ellen’avaitpas l’air abîmée,mais leshommesavaient l’air fatigué,maigreetplusdépenailléqueprévu.

—Tuasbientravaillé;merci.Reyn,oùestmonmanteau?»Sonmariraccompagnalegarçonàlaporteavantdesetournerverselle.«Surledossierdetachaise,

làoùtul’asposé.Maistunesongestoutdemêmepasàsortirparcettepluiebattante?—Illefaut,tulesaisbien,ettudoisveniravecmoi.»Elleparcourutlachambreduregardmaisne

vit riend’autredontelleeûtbesoin.«QuellechancequenoussoyonsàCassaric ! Jene laisseraipaspasserunetelleoccasion:jeveuxêtreprésentequandlecapitaineLeftrinferasonrapport.ToutcequiintéresselesmembresduConseil,c’estd’avoirréussiàsedébarrasserdesdragons,mais,moi,jeveuxsavoir comment les dragons se portent, combienont survécu, oùLeftrin les a laissés, s’il a découvertKelsingra…Oh!»Ellesetutsoudain,lesoufflecoupé.

«Malta?Çava?—Oui;ilm’ajustedonnéuncoupdepiedunpeudurdanslespoumons;çam’acoupélarespiration

uninstant.»Ellesouritd’unairmalicieux.«Tuasraison,Reyn:c’estsûrementungarçon;chaquefoisquejem’enthousiasmepourquelquechose,ilsemetàdanserlagiguedansmonventre.Unepetitefillebienélevéeneferaitjamaisçaàsamère.»

Sonmaripoussaungrognementdedérision.«Commesi tafillepouvaitêtrebienélevée!Chérie,pourquoinerestes-tupasicipendantquej’yvaisàtaplace?Jeteprometsdereveniraussitôtetdeterapportertoutcequiseseradit.

—Non.Non,monamour.»Maltaenfilaitsonmanteau.«Ilfautquejesoisprésente;situyallaisàmaplace,jeteposeraiscentquestionsauxquellestun’auraispaspensé,etjeseraisfrustréeparcequetune connaîtrais pas les réponses. Nous laisserons unmot à Tillamon pour qu’elle ne s’inquiète pas sijamaisellepassecesoir.»

Reynacquiesçaàcontrecœur.«Trèsbien.»Ilpritsonmanteau,encoremouillédesadernièresortie,lesecouaetlejetasursesépaules.«J’aimeraisqueSeldensoit là;c’estluiquidevraits’occuperdecetteaffaire.

—Moi,j’aimeraisdéjàsavoiroùilest.Ilyaplusieursmoisquenousn’avonsplusdenouvellesdelui;sadernièrelettreneluiressemblaitpasdutout,etj’aieul’impressionquecen’étaitpassonécriture.

Jecrainsqu’il ne lui soit arrivéquelquechose.Pourtant,mêmes’il était là, il faudrait encoreque j’yaille,Reyn.

— Je sais,ma chérie. On nous a élevés dans la tradition desMarchands, toi etmoi,mais jemedemandesinousn’avonspasfoienundragonmort:nuln’avuTintaglianientendulamoindrerumeursurelledepuisdesannées.Est-ellemorte,etnotreaccordavecelle?»

Maltasecoualatêted’unairentêtétoutenrabattantprudemmentsacapuchesursonchignon.«Lescontratssontrédigéssurdupapier,nonduvent,etsignésavecdel’encre,nond’unsouffle;peuimportequ’ellesoitmorteounon:quoiquelesautresenpensent,nousrestonstenusparnotresignature.»

Reynsoupira.«Enréalité,nousavonsseulementditquenousaiderionslesserpentsetprotégerionsleurscoconsjusqu’àl’éclosiondesdragons;decepointdevue,nousavonstenunotrepartdumarché.»Avecunegrimace,iltiraàsontourlecapuchondesonmanteausursatête.

«Monéducationm’obligeàrespecterl’espritd’unaccordetpasseulementlalettre»,répliquaMaltad’untonsec.Puis,serendantcomptequec’étaitsondosdouloureuxquilapoussaitàsequerelleraveclui sur un vieux sujet de discorde, elle dévia légèrement la conversation. « J’aimerais savoir si cettefemme, cetteAlise Finbok, est rentrée saine et sauve. Ellem’a donné tant de réconfort et de couragequand elle a annoncé qu’elle accompagnerait l’expédition ! Elle s’exprimait avec tant d’assurance etd’éruditionsurKelsingra!»

Malta se retourna vers son époux ; les yeux deReynbrillaient d’une lueur bleue à l’ombre de sacoule.Ilditàcontrecœur:«J’aientendudirequ’elles’étaitenfuiedechezsonmariavecsonserviteur;on a même raconté que son époux l’avait répudiée, mais que son père et les parents du serviteurcherchaientdesnouvellesd’euxetallaientjusqu’àoffrirunerécompenseàquileurendonnerait.»

Maltasesentitsoudaindésemparée,maisellechassacesentimentdesonesprit.«Çanem’intéresseenrien.Elleparlaitcommequelqu’unquipossèdedegrandesconnaissancessurleschosesanciennes;elledécrivaitlacitécommesielles’yétaitpromenée.Elles’estpeut-êtreenfuiedechezsonmari–ceneseraitpaslapremière–maisjecroisqu’elleavaitaussiunbutauboutdesonvoyage.SortonsdoncsouslapluiepournousrendreàlaSalleduConseil;nousn’enapprendronspasdavantagesurl’expéditionenrestantici.

— Alors prends mon bras : les trottoirs risquent d’être glissants. Je sais inutile de tenter de tedissuader,maisjetesupplieaumoinsd’êtreprudente.

—Jenetomberaipas.»EllepritnéanmoinslebrasdeReynets’entrouvabienquandilouvritlaporte:unerafalel’accueillit,froideethumide.«Siçasouffleainsisouslesarbres,commentest-cesurlefleuve?fit-elle.

—Pire,réponditsuccinctementsonépouxenrefermantlaportelégèrederrièreeux.Ettunetomberaspas,parcequejet’enempêcherai.Maissoisprudentedansd’autresdomaines;jet’enprie,nelaissepastavisiteauConseilt’agiternit’accabler.

—Siquelqu’undoits’enagiterous’enaccabler,jepariequeceserontlesmembreseux-mêmes»,fitMaltaavecoptimisme.

C’étaitledébutdel’après-midi,mais,enhiver,lapénombrerégnaittoutelajournéesiloinsouslavoûtedesgrandsarbres.TenantfermementlebrasdeMalta,Reyns’avançasurl’étroittrottoirquireliaitleur branche à la charpentièremaîtresse ; quand ils parvinrent sur la voie principale, la jeune femmesentit soncompagnonsedétendre. Ilétaitnédans ledésertdesPluieset sescommunautésarboricolesalors qu’elle n’y était venue que presque adulte, et pourtant elle pensait s’y être bien adaptée ;d’ordinaire,ellesedéplaçaitd’unpiedsûrmêmesurlesvoieslesplusétroitesetquandellefranchissaitlespasserellesdansantesentrelesdifférentsquartiersdesvillesdesarbres.Mais,aucoursdesderniersmois, l’enfant qui grandissait dans son ventre avait modifié l’équilibre de sa frêle charpente, et elle

s’agrippaitdésormaisaubrasdeReyn,demandantsanshontesonaideetsaprotection;ilsavaientconnuquatre fausses couches depuis leur mariage, et elle ne voulait pas risquer l’accident par orgueil malplacé.

Lacitéarboricole,typiquedel’urbanisationdudésertdesPluies,s’étendaitautourd’elledanstoutesles directions.Dans les branches les plus hautes étaient suspendus les logements réduits et légers despauvres;danslesombresendessousd’elle,làoùlesbranchesétaientépaissesetsolides,setrouvaientlesrichesdemeures,lesentrepôtsetlesmursetfenêtresrésistantsdelaSalledesMarchands,éclairésdel’intérieurpardeslampesàl’éclatdoré.

LaSalledesMarchandsdudésertdesPluiesdeCassaricétaitlaplusrécentedelarégion,etcertainshabitantsmaugréaientencorecontresonattitudeindépendanteenversTrehaug.Pendantdesannées,iln’yavaiteuqu’uneseuleSalle,etellesetrouvaitàTrehaug;lesMarchandsdudésertdesPluiesetceuxdeTerrilvilleétaientlesdeuxmoitiésd’untout,unisparunpassécommund’épreuvesetdeprivations.Avecl’ouverturede lanouvelleSalle àCassaric, fils cadets etpetites famillesMarchandesavaient soudainacquisuneinfluencequ’ilsn’avaientjamaiseue.Lapolitiquedelacitéenétaitencoreàsedécider;lacupiditéetlanécessitédesemontrerfermerendaientleConseilintransigeant,etMaltas’inquiétaitquesesmembresnes’entinssentpasauxvieuxcritèresd’égalitédesMarchandsniaurespectabsoludelaparolesignée.

Elleconstataqu’elleetReynn’étaientpaslesseulsàsedirigerverslaSalle,etelleenconclutquelanouvelle de l’arrivée duMataf avait dû se répandre. D’autres personnes sortaient de chez elles etempruntaient les voies qui menaient à la Salle du Conseil ; des Marchands en robes descendaientrapidement les escaliers en colimaçon qui ceignaient les troncs immenses. Les nouvelles qui lesattendaient affecteraient tout le monde ; néanmoins, Malta ne pressait pas le pas : elle était MaltaKhuprus, non seulement uneAnciennemais aussi l’épousedeReynKhuprus, second fils d’unegrandefamilledeMarchandsdudésertdesPluies;sonfrèreaînéBendirtenaitlevotedelafamille,maisilsereposaitsurlesrenseignementsqueReynluifournissaitpourdéciderdesafaçondevoter.NiMaltanisonmarinepouvaientseprévaloird’unsiègeàlatableduConseil,maislajeunefemmecomptaitbiensefaireentendre;elleyétaitrésolue.

Leventqui soufflaitpar rafales faisaitbattre sonmanteauet arrachaitdes feuilles auxarbres.Parbonheur,desolidesgarde-corpsen lianes tresséesbordaient lecheminqu’ilssuivaient ;au-delàdecerempart, Malta ne voyait que des branches épaisses, une végétation dense et de petites maisons quidansaientdanslesbourrasques,suspenduescommed’étrangesfruitsauxcharpentièresdesarbres;lesolmarécageuxétaitinvisible,trèsloinencontrebas.Elles’accrochaaubrasdeReynetselaissaconduire.

Leftrinavaitprissontemps;ilavaitd’abordétévoirlesgardiensdesoiseaux,d’oùilavaitenvoyélesmessagesqu’onluiavaitconfiésàKelsingra,cequiluiavaitcoûtépluscherqueprévu:unemaladiedes pigeons avait fait monter les prix du service. Certains oiseaux n’auraient qu’un bref parcours àeffectuer,carplusieursgardiensavaientchoisidefaireparvenirdesmessagesàTrehaugpour rassurerleurs familles sur leur sécurité ; ilyavaiteuaussideuxannoncesdedécèsàenvoyer : lesparentsdeGraffeetdeHouarkenndevaientsavoircequiétaitarrivéàleursenfants.Graffeavaitmislapatienceducapitaineàl’épreuve,maissamortrestaitunetragédie,etsafamilleavaitledroitd’enêtrelapremièreavertie.Enfin,ilavaitpostéleslettresdeSédricetd’AlisepourleursprochesàTerrilville.Pendanttoutle trajet de retour à Cassaric, il s’était demandé avec angoisse s’il était sage d’envoyer toutes cesmissives ; il avait exhorté chacun à semontrer circonspect dans ce qu’il révélait surKelsingra et surl’itinérairepouryparvenir,maisiln’avaitluaucundesmessages.Àlafindelajournée,leshabitantsdeCassaricsauraient toutcequ’ilauraitbienvoulu leurdire,etdespigeonsvoleraientà tire-d’ailedans

toutes les directions ; mieux valait veiller à ce que lesmessages de ses amis eussent une chance deparveniràleursfamilles.

Quand il arriva au magasin d’accastillage, il avait acquis une suite : deux petits garçons quiannonçaienthautetfortàquivoulaitl’entendrequec’étaitlecapitaineLeftrinrevenudesonexpédition,ce qui entraînait des poignées de main et des questions auxquelles il refusait de répondre. Un jeunehomme,quiaimaitsansdouteàcolporterlesrumeurs,l’avaitaccompagnéunmomentenlebombardantdequestions,maisLeftrin l’avait laissésursa faimenaffirmantcatégoriquementqu’il rendraitcompted’abordauConseil.Unautre,unhommevêtud’un longmanteaugrisàcapuche, l’avait suivi sansmotdireàdistancediscrète;unefoisqueLeftrinl’eutremarqué,ils’efforçadenepasleperdredevue:ilneconnaissaitpasl’homme,et,lorsqu’ilparvenaitàl’observer,ilconstataitquel’inconnunesedéplaçaitpasavecl’aisancedeceluiquiestnédanslesarbres.Iln’étaitpasoriginairedudésertdesPluies.Leftrinsentitlapeurdéroulersesanneauxenluitandisqu’ilsedemandaitauservicedequiétaitcethomme.

Aumagasin,Leftrincommanda lesvivreset lesproduitsdebasepour remplir legarde-mangerdubateau:huile,farine,sucre,café,sel,biscuit…LalistedeBellinen’enfinissaitpas.Ilachetaaussitoutlepapieret toutes lesbouteillesd’encrequepossédait laboutique,ainsiqu’uneréservedeplumes; ilsouritenimaginantleplaisird’Alise,puisildemandaàcequ’ontransportâtsur-le-champsesachatsàbordduMataf;ilétaitclientdumagasindepuisdesannées,depuissonouverture,etiln’eutguèredemalàpersuaderlepatrond’acceptersasignatureaulieud’argent.«UnefoisqueleConseilm’aurapayé,jeviendraivousréglerdansl’heure»,luipromit-il,etl’accordfutconclu.

Lorsqu’ilsortitdelaboutique,ilavaitmalauxjambes.ArpenterlepontdeMatafetlesprairiesdeKelsingranepréparaitpasauxdéplacementsverticauxdelacitédudésertdesPluies.IlpritunascenseurpourdescendreauniveaudelaSalleduConseiletdonnaaupréposésadernièrepiècedemonnaiealorsquesonpaniercroisaitceluidel’homme.EnarrivantàlaporteduConseil,ilserappelaque,ladernièrefoisqu’ilyétaitvenu,AliseFinbokl’accompagnait;ilsseconnaissaientàpeine,etlanouveautédesonamourpourelleluifaisaittournerlatête.Ilrevitsesbottinesbrillantes,sesjupesdedentelle,eteutunsourireteintédetristesse:sesfanfreluchesl’avaientéblouiautantquesesmanièresdegrandedame.Sesdentelles n’étaient plusquehaillons, ses bottines étaient usées,mais la damegracieusequi les portaitdemeurait,commeforgéedansl’acier.Elleluimanquasoudainavecuneviolencequidépassaitlesaffresdelafaimoudelapeur.Ilsecoualatête.N’était-ilqu’unadolescentbéatpoursepâmerainsid’amourpourelle?Ilsourit:peut-être,oui.Elleéveillaitenluidessensationsplusdoucesetplusfortesquetoutcequ’ilavaitconnujusque-là.Unefoissapaieversée,ilcomptaitacheterquelquesbabiolesetfroufrousàluirapporter;àcetteperspective,sonsourires’élargit.

QuandilpoussalaportedelaSalledesMarchands,ilpénétradansunlieulumineuxetchaudoùdesvoixmurmuraient;desbraserosquibrûlaientçàetlàdanslasalledistribuaientleurchaleuretl’odeursuaveduboisdejalabrûlé;lalumière,elle,venaitd’uneautresource:desglobesquiflottaientenl’air,retenus par des brides. Ces objets Anciens exhumés des ruines ensevelies au pied de Cassaricilluminaientdésormais le lieud’assembléedeshumainsenundéploiementostentatoirederichesse.Uninstant,Leftrin imagina l’aviditéqu’il susciterait s’il évoquait une citéAncienne intacte à laquellenuln’avait touché. Ses yeux se portèrent vers la tapisserie de Kelsingra suspendue derrière l’estrade oùsiégeaitleConseil;Alises’enétaitserviepourprouveràsesmembresqueleurdestinationexistait.Ets’il leurdisaitque lesmursde lacité légendairescintillaient toujoursausoleil?Sonsourires’effaçalégèrement.

Desbancsengradinsentouraientl’estrade;plusieursdizainesdepersonnesyavaientdéjàprisplace.La salle n’était pas pleine,mais il y avait beaucoup demonde pour une assemblée non annoncée, et

l’affluencecontinuait.TouslessiègesdelatableduConseil,surlaplate-forme,étaientoccupés,saufun:celuideSeldenVestrit,commeladernièrefoisqueLeftrinétaitvenu.

En revanche,Malta l’Ancienne s’était assise à une extrémité de la première rangée de bancs, sonmari,ReynKhuprus,àcôtéd’elle.Lessiègesautourd’euxrestaientvides,etLeftrinsedemandasic’étaitparrespectouparrépugnance.ReynetMaltaportaientdestenuessimples,maisd’excellentecoupe,etdansdes teintesquimettaient envaleur leurs écailles.Reynavait choisiune longuevestebleumarineferméepardesboutonsargentéspar-dessusunpantalongrisetdesbottesnoiresencuirsouple,Maltaunras-de-couenpierresdefeuàl’éclatjaunesurlesécaillesdélicatesdesagorge;satuniqueblancécruluidescendaitjusqu’auxgenoux,etsonpantalonbrundoréétaitampleetlarge.Leftrinendéduisitqu’elleportait encore son enfant. Tantmieux ; la rumeur voulait qu’elle eût fait plusieurs fausses couches, etcertainscommençaientàdouterquelecouplepûtjamaisavoirderejeton.Entoutcas,ellenedevaitpasêtre loin du terme : sonmari avait une attitude protectrice. Il les regarda et prit conscience qu’ils luimontraientl’avenirdesesjeunesgardiens,c’est-à-diredesAncienscomplètementformés.

Commeils’avançaitdanslasalle,tousdeuxsetournèrentverslui,et,résistantàl’enviederajustersachemisedépenaillée,ilseredressaetleurrenditleurregard.Levoyageavaitétédur;qu’ilsvoientdonccequel’expéditionluiavaitcoûté.Puisilleuradressaunhochementdetête,laminegrave,etilsrépondirentdemême.Iliraitlesvoirplustard;lemessaged’Aliseàl’intentiondeMaltaétaitdanssabesace,etilleremettraitàl’Ancienneenprivé.

Leftrin parcourut rapidement l’assemblée des yeux et constata que l’homme qui le suivait s’étaitglissé dans la Salle des Marchands derrière lui. Il ne le regarda pas directement ; ce n’était pasnécessaire,carill’avaitidentifié:ils’agissaitdu«marchand»chalcédien,SinadArich;ilavaitgardésonmanteaumouillé avec sa capuche rabattue comme s’il faisait froid,maisLeftrin avait reconnu sesyeux. L’homme avait naguère menacé de le faire chanter à propos de sa vivenef pour l’obliger àl’embarqueràbordduMataf et lui faire remonter le fleuve.Aujourd’hui,Leftrin regrettait amèrementd’avoiraccepté;ileûtdûsuivresapremièreimpulsionquiluicommandaitdetuerl’individuetdejeterson corps par-dessus bord. Savoir le marchand chalcédien encore présent dans le désert des PluiesglaçaitLeftrindepeur:celasignifiaitqu’iln’avaitpasrenoncéàsamission.

Quefaisait-ildans laSalledesMarchandscesoir?Leftrinavait laquasi-certitudequ’Arichavaitparticipé à l’introduction du traître dans l’expédition, mais aussi qu’il n’avait pas pu agir seul. LeConseilavaitembauchéJessTorkefcommechasseurpourfourniràmangerauxdragons;Arichespéraitpeut-être que Jess était revenu avec leMataf en rapportant des prélèvements de dragon. Un souriresinistrejouasurleslèvresdeLeftrin:lemarchandallaitavoirunemauvaisesurprise–et,soudainauxabois,ilrisquaitdetrouveruneautresolution.Iln’avaitpaslechoix:sonsouverain,leducdeChalcède,tenaitsafamilleenotage;silemarchandneluifournissaitpaslesproduitscenséslesoigner,laviedecesgensétaitfinie.Arichavait trompé,menacéousoudoyéquelqu’undansleConseilpourinfiltreruntraîtreàbordduMataf–un,oupeut-êtreplusieurs.

Leftrindescenditlentementlesmarchesets’arrêtadevantlatableduConseil;ils’éclaircitlagorge,maisiln’avaitpasvraimentbesoind’attirerl’attentiondesmembres:touss’étaientredresséssurleurssiègesetleregardaient.Lesilencesepropageaderrièrelui;ilentenditlebruitdesgensquisehâtaientde s’asseoir et s’exhortaientmutuellement à se taire. Il dit haut et fort : « Le capitaine Leftrin de lavivenefMatafdemandelapermissiondes’adresserauConseil.

—LeConseilseréjouitdevousvoirrevenusainetsaufparminous,capitaineLeftrin ;nousvouslaissonslaparole.»C’étaitlaMarchandePolskquiavaitfaitcetteréponsedesavoixrauque;elleavaitpeignésatignassegriseenarrière,maissachevelurereprenaitpeuàpeusonallurehirsutehabituelle.

«Etjemeréjouisdevoustrouverenbonnesanté,MarchandePolsk.Jesuisrevenupourannoncerlesuccès de notre expédition. Les dragons sont établis, et je vous annonce avec plaisir qu’ils ont toussurvécuaudéplacement.Enrevanche,j’ailatristessedevousannoncerlamortdedeuxdenosgardiens;undeschasseursassignésà l’expéditionestmortaussi.Lerestedugroupeétaitenbonneconditionaumomentdemondépart.»Ilsegrattal’épaulegauchedelamaindroiteets’arrangeapoursetournerverslaportedanslemêmemouvement.Soussonmanteaugris,Arichétaitentraindes’éclipser.Voilàquiétaitàlafoisinattenduetintéressant.Enavait-ildéjàentenduassez?LeftrineûtaiméfilerleChalcédien,maisc’étaitimpossible.IlreportasonattentionsurleConseil;touslesregardsétaientbraquéssurlui.

«JeportelesautorisationsécritesdesgardiensdesdragonsainsiquedeschasseursCarsonetDavvimepermettant de collecter la deuxièmepartie de leurs salaires, conformément à l’accordqui stipulaitqu’elle serait versée à l’achèvement de leurmission. Je demande également le paiement en totalité etaujourd’huimême de la somme prévue par contrat pour la vivenefMataf et son équipage. » Tout enparlant,ilavaitouvertsabesace;lesautorisationssetrouvaientsurunemêmefeuilleduprécieuxpapierd’Alise,rouléeetattachéeparuncordon.Ildénoualecordon,sortitlescontratsdesgardiensets’avançapourlesposersurlatableduConseil.

Commeplusieursautresmembres, laMarchandePolskhochait la tête ;elleparcourutdesyeux lesdocumentspuislesfitpasseràsescollègues.Commelespapierscirculaient,chaquemembreduConseilsemitàhocherlatêteàsontour.Mais,quandlesfeuillesparvinrentaudernier,Leftringardalesilence,etlesacquiescementsdevinrenthésitantspuiscessèrent.LaMarchandePolskjetauncoupd’œilencoinàsesconfrèrespuisregardaLeftrin.«Etlerestedevotrecompterendu,capitaine?

—Moncompterendu?»Ilhaussalessourcils.« Eh bien, naturellement. Qu’avez-vous découvert ? Où avez-vous laissé les gardiens et leurs

dragons ? Avez-vous localisé Kelsingra ? À quelle distance est-ce, et quelles sont les conditions denavigation pour y parvenir ? Quelles sont les perspectives de récupération ? Nous avons quantité dequestionsauxquellesnousattendonsdesréponses.»

Leftrin prit un instant pour peaufiner sa formule ; mieux valait ne pas les contrarier trop tôt.L’approchedirecteétaitencorelameilleure.

« Je préférerais conclure le présent contrat avant de nous lancer dans une conversation à bâtonsrompus.Nouspourronspeut-êtrediscuterdupartagedesdécouvertesdel’expéditionunefoisquenousauronsreçunotrepaiement,MarchandePolsk.»Oupeut-êtrequenon,songea-t-il.

Lafemmeseraidit.«Voilàquimeparaîttrèsinhabituel,capitaine.»Il secoua lentement la tête. « Pas du tout ; j’aime mieux en terminer avec un contrat avant d’en

négocierunnouveau.»LaMarchanderépliquad’untonacerbe:«LeConseilserad’accordavecmoi,j’ensuissûre,pour

direquel’auditiondevotrecompterendureprésenteunepartimportantedevotrecontrat;jenesachepasquenousayonsévoquélapossibilitéd’unautrecontrat.»

Alise avait aidéLeftrin à se préparer à cet argument. Il ouvrit à nouveau sa besace et en tira unecopiedesoncontratoriginal; il ladéroulaetfeignitdelaparcourir, lefrontplissé,commeperplexe;puisilregardalaMarchandePolsketditpresqued’untond’excuse:«Iln’estspécifiénullepartqu’ilfallaitprésenteruncompterenduauConseilaprèsnotreretour.»

Et voilà. Comme s’il répondait à un signal, un homme en bout de table attira à lui une liasse dedocumentsetsemitàlesfeuilleter;Leftrinvoulutluiépargnerlapeinedechercher.«Sivouslisezlecontrat, Marchande Polsk, vous constaterez que mon équipage et moi, ainsi que les gardiens et leschasseurs que vous avez embauchés, avons tous rempli nos missions telles qu’exposées dans ledocument:nousavonsdéplacélesdragons,nouslesavonsnourrisetsoignés,nousavonstrouvéunsite

adaptépourleurinstallation,et ilsysont installés.»Ils’éclaircit lagorge.«Nousavonsremplinotrepartdumarché.C’estàvousmaintenant;lepaiementnousestdû.»Ilhaussalesépaules.«C’esttout.

—Cen’estabsolumentpastout!»Cen’étaitpaslaMarchandePolskquis’exclamaitainsi,maisunhommeplusjeunequ’elleauboutdelatable.Iltournalatête,etlalumièredesglobesflottantsdansasurunefineligned’écaillesorangesursessourcils.«Quelcompterenduest-celà?Commentpouvons-nousêtresûrsquevousnousavezditlavérité?OùestlechasseurJessTorkefquidevaitaccompagnervotreexpéditionetreprésenterlesintérêtsduConseil?Ilavaitpourmissiondeprendredesnotesetdetracerdescartesàmesurequel’expéditionprogressait.Pourquoinevousa-t-ilpasaccompagnéaujourd’hui?»

C’étaitprécisémentlaquestionqu’attendaitLeftrin.«JessTorkefestmort.»Ilannonçalanouvellesansaucunregret,maiss’intéressadeprèsàl’expressionqu’ellesuscitachezlesdifférentsmembresduConseil. CommeAlise l’avait prédit, uneMarchande en robe vert sombre eut l’air saisi ; elle voulutéchanger un regard avec l’homme aux écailles orange, mais il fixait sur Leftrin des yeux emplisd’horreur;ilblêmitquandlecapitaineajouta:«JenepeuxpasêtretenupourresponsabledesaccordspassésparTorkef;samortannulesoncontrat.»Ils’interrompituninstantavantdepoursuivre:«Jetiensàvousrévélerunfaitinquiétant:JessTorkefestmortenessayantdetuerundragon;ilavaitl’intentiondeledécouperenmorceauxpourlesrevendreauxChalcédiens.»

IlentenditMaltaréprimeruncridestupéfaction,maisnesetournapasverselle:ilvoulaitobserverla réactiondesmembresduConseil.Comme tous se taisaient, il pointadudoigt cequi était évident :«SoitJessTorkefavaittrahileConseilquil’avaitembauché,soitles“intérêts”duConseiln’étaientpasceuxqu’onm’avaitdonnéàcroireetnecoïncidaientpasavecceuxdesdragonsnideleursgardiens.»Ilregardachacundesmembresl’unaprèsl’autre.LaMarchandeenvertavaitlesdoigtscrispéssurleborddelatable;unecolèremâtinéed’horreurtordaitlestraitsdelaMarchandePolsk.Leftrinrepritdanslesilencepesant:«Tantquejenesauraipasaveccertitudequellehypothèseestlabonne,jeneprésenteraiaucuncompterenduàceConseil;etjeluirappelleque,simoncontratstipulaitquejedevaisrédigerlejournaldenotrevoyage et noter toutedécouverte sortantde l’ordinaire, rienn’indiquait que jedevaisfairepartauConseildecesrenseignementsàmonretour;j’étaisseulementtenudelescollecter.»

AliseluiavaitfaitremarquercedétaillorsdeleurdernièresoiréeensembleàKelsingra,l’airnavrédumanquedesoinaveclequelledocumentavaitétérédigé.«Tuasraison,monamour,avait-ilditalors:le Conseil des Marchands de Cassaric était si pressé de nous voir partir qu’il ne pensait qu’à sedébarrasserdesdragonsetdeleursgardiens.Manifestement,certainsmembresrêvaientd’unenouvellecité des Anciens à piller, mais ils n’ont pas osé l’écrire noir sur blanc de peur d’attirer l’attentiond’autrespersonnessurcettepossibilité.Ilsn’avaientpasenviedepartager.

—Etcertainsimaginaientpeut-êtrequ’ontransformeraitlesdragonsendenréestrèsraresbienavantqu’onleurtrouveunlieuoùs’installer.Riennestipuledanslescontratsquenousdevonspartageraveceux nos découvertes, mais je parie qu’à ton retour, si tu parles de ce que nous avons trouvé, ilschercherontlemoyendenousleprendre.»

Ilsétaientassisprèsdufeudanslapetitecahutedebergerqu’ilss’étaientappropriée;danslefoyer,lesflammescréaientdesrefletsrouxdanslescheveuxbouclésd’Alise.Ilsavaientprisdescouverturesetd’autres affaires dans la cabine du capitaine pour rendre leur nouveau logement aussi accueillant quepossible, et, à la grande surprise de Leftrin, Mataf paraissait s’accommoder de son absence. Aliseappréciait leur intimité nouvelle, même si la petite maison était beaucoup moins confortable que lebateau.Leftrinavaitfabriquéunchâlitavecunsommierencorde,ainsiqu’unetableetunbanc,maisleurretraite restait rustique et austère, tandis que, dehors, les jours d’hiver devenaient froids et humides.Assisparterrecôteàcôteprèsdel’âtre,ilsétudiaientlecontratqu’ilsavaientsignéavecleConseildesMarchands deCassaric ;Alise l’avait parcouru avec soin, en prenant des notes sur les pierres de la

cheminéeàl’aided’unmorceaudeboisbrûlé.Leftrin, lui,secontentaitdeserégaleràlaregarder; ilsavait qu’il devrait bientôt laquitter, et,même si sonabsencene serait sansdoutepas longue, il n’enredoutaitpasmoinscettepériodeoùilseraitloind’elle.

Quandellelevaenfinlesyeuxdesdocuments,elleavaitleboutdesdoigtsnoirdesuieetunetraînéenoiresurlenez.Leftrinsourit:elleavaitl’aird’unepetitechatteroussetigrée.Ellefronçalessourcilspuisindiqualecontratdel’index,laminegrave.«Iln’yarienàcraindredanscequenousavonssigné,etj’aiexaminéplustôtlecontratdegardiendeHouarkenn;niluinilesautresn’ontrenoncéàrienparcontrat.Lespapiersdisentseulementqu’ilsdoivents’occuperdesdragons, sansquoi ilsne toucherontpasleurpaie;nullepartiln’estmentionnéqu’ilsdoiventpartagercequ’ilstrouvent.Mêmedansletien,il est seulement stipulé que tu dois tenir un journal ; les conditions ne disent pas que tes notes sur lanavigationappartiendrontauConseil,etellesneluidonnentaucundroitsurnosdécouvertes,ycomprisKelsingra.Ilétaitsipressédesedébarrasserdesdragonsqu’ilaoubliélereste;ilaprévudespénalitéspourtoisitureviensaveclesdragonsetlesgardiens,etcombienilfaudraitverseràchaquegardien“unefoisson/sa/ses/dragon/ne/sinstallé/e/setsatisfait/e/s”,maisiln’apasprévucequ’ilnousdemanderaitsinousparvenionsà trouverKelsingra.C’estcurieux ;cetteomissionnem’apasparuaussi frappantequandj’ailuetsignélecontrat;maisàprésentçasauteauxyeux:lesConseillersnes’attendaientpasàcequelesdragonsnilesgardienssurvivent,etilsnepensaientpasquenoustrouverionsKelsingra–dumoinsofficiellement;quelques-unsimaginaientsansdoutequenousdécouvrionsdestrésors,etaumoinsdeuxmembressesontmontrésdésemparésquandj’aiannoncéquej’accompagneraisl’expéditionetquejeparleraisaunomdesdragons.

—Ma foi, il y avait un capitaine de gabare qui était si heureux à cette perspective qu’il n’a pasremarquésitusoulevaisounondesoppositions.»

Àcontrecœur,elle repoussa lesdoigtsdeLeftrinqui tortillaientsesboucles indisciplinées.«Monamour,ilfautterminercetravailcesoir.Ilnemerestaitplusqu’unefeuilledepapier,etj’enaiutilisélamoitiépourécrirecequejedevaisdireàMaltal’Ancienne;nelaissepersonnevoircettelettre.J’aidûécriretoutpetit:j’espèrequ’elleadebonsyeux!Jemesuisservidel’autremoitiédelafeuillepourrédiger un document qui t’autorise à collecter la paie des gardiens ; ils ont tous signé. Et, sur ceparchemin,nousnoteronstoutcequenousvoulonsobtenirettoutcequenoussommesprêtsàconcéderenéchange.»Savoixtremblalégèrement,etellebaissalesyeux.

Illuirelevalementonavecdeuxdoigts.«N’aiepaspeur,jenevendraipasKelsingra.Onn’apastrouvégrand-chosedececôté-cidu fleuvequipuisse intéresser lesMarchands,mais jesaisceque tucrains:qu’unefoisdevantlacité,ilsneladépouillentjusqu’àladernièrepierre.»

Ellehochalatêted’unairsombre.«Commeilsl’ontfaitpourlespremièrescitésdesAnciensqu’onadécouvertes.Tantdemystèresauraientsansdouteétérésolussitoutétaitrestésurplace;aujourd’hui,lesobjetsdeCassaricetdeTrehaugsontéparpillésdanslemondeentier,auxmainsderichesfamillesetdemarchandsastucieux.MaisKelsingra, lavraieKelsingra,de l’autrecôtédu fleuve,nousdonneunenouvellechancedesavoirquiétaient lesAnciens,decomprendre,voiredemaîtriser lamagiedont ilsusaientsilibéralement…»

Il l’interrompit doucement : « Je sais,ma chérie ; je sais l’importanceque tu y attaches,même sicertainsdesjeunesnecomprennentpas.Jelaprotégeraipourtoi.»

*

LebourdonnementdesconversationsdanslaSalleduConseilleramenaauprésent.Loindediminuer,le bruit croissait àmesure que les spectateurs haussaient la voix pour se faire entendre par-dessus le

brouhaha.LaMarchandePolsksedressaetlançaunappelaucalme,maisnuln’yprêtaattention.Toutàcoup,lasallefutplongéedansl’obscurité;lesglobesflottantss’éteignirent,etseulelalueurrougedesâtresdispensaquelquelumière.Tousseturent,abasourdis.

LavoixdeMaltaKhupruss’élevadanslapénombre.«Ilesttempsdefairesilenceetd’écouterlecapitaine Leftrin au lieu de nous poser des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse.Comportons-nousenMarchandsdisciplinésetentendonscequ’ilaàdire.Cethommenousparled’uncontrat rempli, d’une juste dette à payer, et d’un danger éventuel qui menacerait non seulement lesdragonsmaistousleshabitantsdudésertdesPluies.UncomplotchalcédienourdiaucœurdudésertdesPluies?Écoutons-le.

—D’accord!»crialaMarchandePolskquandMaltasetut,etunchœurdevoixapprobatricesluirépondit. Lamagie inconnue queMalta pratiqua sur les globes flottants fut efficace : ils s’éclairèrentlentementd’unelumièrechaudequiemplitlasalled’unagréableéclatrosé.Maltaavaitquittésonsiègedanslesgradinsetse tenaitàprésentà l’extrémitédela tableduConseil.Sagrossessesevoyaitbiendésormais quand elle semettait debout : son ventre arrondi cassait les lignes longues et fines de soncorps,etLeftrineutl’impressionqu’elleattiraitdélibérémentl’attentionsurelle.UnefemmeenceintenereprésentaitpasunspectacleraredansledésertdesPluies,maiscen’enestpasuncourantnonplus,etlecapitainesavaitqueplusd’unregardaitlesymboledesaféconditéavecenvie.Maltaleslaissaitfaire.

«CapitaineLeftrin,ditlaMarchandePolskd’untonimpérieux,vousportezdegravesaccusations;avez-vousdespreuvespourlesétayer?»

Il prit son souffle. «Aucune qui puisse satisfaire leConseil. Je peux vous répéter les paroles dugardienGraffeetvousdirecequeJessTorkefaavouéàSédricMeldardeTerrilvilleavantdemourir.Torkef ne s’est pas caché qu’il était venu dans l’intention de tuer des dragons afin d’en vendre lesmorceauxqu’ilenprélèverait,etilavoulupersuaderSédricdeparticiperàsonprojet.LegardienGraffenousaditaussiclairementqueJessTorkefavaitcherchéàlerecruter.Àmonsens,celuioucellequiaembauchécethommepour leplaceràborddemonbateausavaitquechasserpournourrir lesdragonsn’étaitpaslaprioritédeTorkef.Avantmêmeledépartdel’expédition,j’aireçuunelettredemenaces,anonyme,pourmeconvaincredetoutfairepourl’aider.

—Avez-vouscettelettresurvous?demandaaussitôtPolsk.—Non;elleaétédétruite.—Dequellesmenaces exactement étiez-vous l’objet, capitaine?»C’était le jeuneMarchandaux

écaillesorangequiavaitposélaquestion;unpetitsourirejouaitsurseslèvres.«Excusez-moi,maisjenemerappellepasvotrenom,Marchand,fitLeftrin—MarchandCandral.»Polskpritlescommandesdeladiscussion.«Veuilleznepascompromettre

l’ordredenotreConseilenprenantlaparolesansl’avoirsollicitée.Souhaitez-vousposerunequestionaucapitaineLeftrin?»

La rebuffade n’avait pas fait plaisir au Marchand Candral, à moins qu’il n’appréciât pas qu’ondévoilâtsonnomdevantLeftrin.Quoiqu’ilenfût,ilselaissaallercontresondossieretréponditd’untoninsolent:«J’avaisunequestion,eneffet,etjel’aidéjàposée.Dequellesmenacesnotrecapitainea-t-ilété l’objet ? Et, si ces menaces lui ont été faites avant son départ, pourquoi ne nous les a-t-il passignalées?»

LaMarchandePolsk étrécit les yeuxmais, d’un signe de la tête, autorisaLeftrin à répondre. Il laregarda en face. « C’était du chantage ; la lettre menaçait de rendre publics certains renseignementspersonnels,etjenel’aipassignaléeparcequejemejugeaisenétatd’yfaireface,etqueleConseilnouspoussaitdéjààundépartenurgence–immédiat,sijemesouviensbien.

—Lesdragonsétaientdangereux!Ilfallaitqu’ilss’enaillent!»C’étaitunhommevêtud’unevesteet d’unpantalon en tissu épais qui s’était ainsi exclamé, en se dressant dans les gradins pour se faireentendre.«Mongaminetmoi,onadûnousréfugierdanslesexcavationsparcequ’unpetitdragonvertnouscouraitaprès,etilfaisaitsauterlesétaissursonpassage.Ilenavaitaprèsnotredîner,alorsquecen’étaitquedupainetdufromagedansunebesace;ilatoutmangé,ycomprislesac,etilauraitpeut-êtrebouffémongaminpar-dessuslemarchésionn’avaitpasprofitédesonrepaspournousenfuir!Jesuisicipourdireque,silesdragonssontpartis,bondébarras!Et,sijamaisilestquestiondelesramenerici,moi et les autres fouilleurs, on arrêtera le travail. » Il croisa les bras sur sa poitrine et parcourutl’assistanced’unregardnoir.

« Je ne veux pas d’éclats dans cette salle ! » lança la Marchande Polsk d’un ton sévère ;l’homme s’assit avec un soupir d’exaspération,mais les gens autour de lui hochaient la tête d’un airapprobateur.

« Ils auraient tuédesgens sionne les avaitpasemmenésailleurs ;on s’était fait avoirdepuis ledébut»,dit-ilencore,moinsfort,maisens’attirantunnouveauregardmenaçantdelaConseillère.

Leftrin profita de l’humeur rebelle de la salle. «Aujourd’hui, Conseillers etMarchands, je viensseulement toucher la paie qui nous revient. Les dragons ont un nouveau site de résidence ; je ne lesramèneraijamais.Alorsdonnez-nousnotrepaie,lamienneetcelledemonéquipage,celledesgardiensetcelledeschasseurs.J’ailesautorisationsdetoutlemondesurmoi,toutessignées,aveclapermissionderécupérer l’argentdechacun;certainsveulentqu’onenenvoieunepartieà leurfamille,ungardienveutquetoutailleàsesparents,etlesautresm’ontdonnémissiond’empochertoutleursalaire.

—Prouvez-le!»lançaleMarchandCandral,etsoncollègueenvertacquiesçavigoureusementdelatête.

Leftrinlesregardaunmomentsansrépondre,puisildécrochadenouveausabesacedesonépauleetl’ouvrit lentement. En sortant les documents roulés, il dit à mi-voix : « Certains pourraient se sentirinsultés de la façon dont cette demande a été présentée ; d’autres pourraient exiger réparation d’ungodelureauqui a insulté leur honneur.Mais… (il s’avançapourdéposer les papiers sur la table et setournaversleMarchandCandral),jetiendraicomptedel’auteurdel’insulte.»Sansattendrelaréactionde l’homme, comme s’il n’y attachait aucune importance, il poussa les documents vers laMarchandePolsk.«Les signaturesde tous les chasseurs,gardiensethommesd’équipage sont là, ainsiquecellesd’AliseetSédric;ilnemanquequecelledeHouarkenn,quiadisparudanslefleuve.J’airapportésoncontrat:jepensequesapaiedoitreveniràsesparents;ilenparlaittoujoursavecaffection.Graffenedisaitpasgrand-chosedesa famille,et jenesaismêmepass’ilenavaitune.Vouspouvezgardersonargent, si çavousparaît juste.Quant au salairede JessTorkef, faites-encequivouschante ; c’estdel’argentsale,etjerefused’ytoucher.»

Candrals’étaitradossé.«Sitouscesgardiensontsurvécu,pourquoiaucund’entreeuxnevousa-t-ilaccompagné?Commentpouvons-nousêtresûrsqu’ilsnesontpas tousmortsetquevousn’êtespas làseulementpourempocherleursalaire?»

L’ignoble accusation fit rougir Leftrin ; il prit une longue inspiration, mais la Marchande Polskintervint sèchement : « Marchand Candral, vous parlez sans l’autorité du Conseil. Capitaine Leftrin,veuillezvousécarterdecettetable!LeConseilétudieracesdocuments.Nousn’avonsjamaiseuànousplaindredenosrelationsavecvousdanslepassé;et ilnousfaudradiscuterdevosaffirmationsselonlesquellesl’embaucheduchasseurTorkefauraiteulieudansdesconditionsanormales.»ElleadressaunregardsongeuràCandral.

Leftrin ne bougea pas et détourna les yeux de Candral pour regarder la Marchande Polsk. « Jepasseraisurl’insultepourcettefois;mais,quandleConseilchercheradesanomalies,qu’ilsongequeles

menteursseméfientsouventdeshonnêtesgens.J’iraimêmejusqu’àrépondreàlaquestion:lesgardiensontdécidéderesteravecleursdragons;deuxd’entreeuxsontmorts,et,sansdoutequesij’étaislegenred’hommeàprofiterdesmorts,jevousauraisditquetoutlemondeétaitenparfaitesanté,etj’auraisrafléleursalaire.Maintenant,jevaism’écarter,dèsquej’auraireçumapaieetcelledemonbateauetdemonéquipage,commeconvenuetsignéparleConseiltoutentier.

—Jepensequ’aucund’entrenousn’yverradeproblème»,ditPolskà l’adressedeCandral,quiouvritlabouchepuisseravisa.LaMarchandePolskfitsigneàunpagedeluiapporterdel’encreetdupapier;maislafemmeàsagauchedemandabrusquement:«QuedevientlaMarchandeterrilvillienne,AliseFinbok?Oùest-elle?Etl’hommequil’accompagnait,SédricMeldar?Eux,assurément,n’ontpasdécidéderesteraveclesdragons!

—MarchandeSverdine,cesquestionsdoiventêtresoumisesauConseilafindelesposerselonlesrègles!»Laremontranceétaitonnepeutplusclaire;laMarchandePolskavaitlesjouesrouges,etellepassaunemainexaspéréedanssescheveuxqu’elleredressaenunebrossegrise.

LeftrinregardalaMarchandeSverdine.«AliseKincarronadécidéderesteraveclesdragons;ellem’aconfiédeslettrespoursesproches,etjelesaidéjàenvoyées.QuantàSédric,étantdonnéqu’iln’ariensignéavecleConseil,cequ’ildevientnevousregardepas;maisilétaitbienvivantquandjel’aiquitté,etj’imaginequeçan’apaschangédepuis.»

Lafemmeneselaissapasintimider;elles’adossadanssonsiègeets’adressaàlaMarchandePolsk,lementonhaut.«Riennenousprouvequ’aucundesgardiensasurvécu;nousignoronscequiestarrivéauxdragons.Jepensequenousdevrionsretenirtoutpaiementsurnotrecontrataveccethommetantqu’ilneserapasdémontréqu’ilenatenusapart.

—Celaparaîteneffetl’optionlaplusjudicieuse»,acquiesçaaussitôtleMarchandCandral.Lentement, Leftrin regarda chaque membre du Conseil l’un après l’autre. Candral fit mine de

s’intéresseràsesonglestandisquelaMarchandeSverdinepiquaitunfardetfaisaitroulersoussamainunpetitrouleaudeparcheminsurlatable.Polskavaitl’airgêné.

«CapitaineLeftrin,dit-elle,jenedoutepasdesservicesquevousavezrendusnidevotrehonnêteté;mais,puisquedeuxmembresduConseils’ymontrentopposés,jenepuisdégagervosfondstantquenousn’auronspaslapreuvequevousavezhonorévotrecontrat.»

Leftrin se tut et garda un visage impassible malgré sa colère : on négocie mieux l’esprit froid.Pouvait-ilsansrisquelaisserlesdocumentsauxmainsduConseil?IlcroisaleregarddePolskempreintderegret.«Jevousconfiecespapiersàvouspersonnellement,MarchandePolsk;ilsdoiventresterenvotrepossession.Examinezlessignaturesetladatedesdemandesquelesgardiensontajoutées;faitescequevousvoulezdessalairesdeGraffeetdeHouarkenn;encequiconcerneJess,vousneluidevezpasunsou,àmonavis : iln’apas tenu les termesdesoncontratet ilacherchéà tuerdesdragonsetdesgardiens.Jevoussuggèredemeneruneenquêtesérieusesurlapersonnequil’aembauché.Quantàmoi,sivouslisezmoncontrat,vousconstaterezquel’argentquim’aétépromism’estdû.Voussavezoùjesuisamarré;quandvousdéciderezdemepayer,envoyezlasommelà;et,sivousdécidezdenepasmepayer,vousdevrezattendretrèslongtempsavantd’apprendreoùsontlesdragonsetcequ’onadécouvert.»

Il tourna ledos à la table et fit semblantdedécouvrir laprésencedeMaltaKhuprus. Il s’inclina.«DameAncienne, j’aiune lettrepourvousd’AliseKincarron,etunpetitobjetquivientde lacitédeKelsingra.

—Vousl’aveztrouvée?VousaveztrouvélacitéAncienne?»C’étaitunmembreduConseil,jouffluavecdescheveuxnoirsetbouclés,etjusque-làmuet,quis’exclamaitainsi.

Leftrin luiaccordauncoupd’œilpuisembrassadu regard tout leConseil.«Oui.Mais,avantquevousnemedemandiez des détails, vous et vos collègues devriez peut-être vousmettre d’accordpour

savoirsivouspouvezcroirecequejedisounon.Jen’aipasenviedevousfaireperdrevotretempsnideperdrelemiensivousêtesconvaincusquejevousracontedeshistoires.»

IlseretournaverslesAnciens.Maltas’étaitdressée;Reyn,deboutcommeelle,nelatouchaitpasmais la soutenaitmanifestement. La jeune femme rayonnait de joie, bien que sa bouche gardât un pliferme.Lecapitaineluitenditunpetitparcheminrouléetunsachetentissu,etellelespritdeseslonguesmains élégantes ; les écailles rouges lui faisaient comme des gants du cuir le plus fin. Elle ouvritlentementlesachetetentiralecarreaudecheminée;ellesouritenl’admirantpuislelevabienhautpourlemontreràtouspendantquelquesinstantsavantdelereplacerdanslepetitsac.

Leftrins’adressaàelledanslesoudainbrouhahaquisuivitsongeste.«Sivousavezdesquestions,j’yrépondraivolontiers.JesuisamarréauxquaisdeCassaric;vousnepouvezpasnousmanquer.»

Malta inclina la têtesansrépondre ;Reyns’enchargeapourelle.«LeConseilnousacouvertsdehonte ; vous savez, je l’espère, que nous sommes convaincus que vous avez atteint votre but, et nousviendrons vous voir dès que possible.Mais, pour lemoment,mon épouse est lasse et doit rentrer sereposer.

—Àvotreconvenance,ditLeftrin.Jepensequ’ilvautmieuxquejenem’attardepasici.—CapitaineLeftrin !CapitaineLeftrin, vous ne pouvez pas vous en aller comme cela ! lança le

Marchandauxcheveuxbouclés.—Si», répliquaLeftrin, et, leur tournant ledos, ilquitta la salled’unpas ferme.Derrière lui, le

brouhahadesconversationsexplosa.

Vingt-sixièmejourdelaLuneduChangement

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

Detozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

Journal,Pigeonnier43rapidesfemellesmortescematin;œufsfroidsdans2nids;récupéré2œufsd’unnid,placés

sousunejeunefemelledupigeonnier6.Notédansjournald’élevage.Déplacétouslesoiseauxdupigeonnier4au7,vidéetnettoyé.Pigeonnier4àdémonteretbrûler,cartroisièmeinfestation.

2Enlèvement

«ÇAIRA,AVAIT-ELLERÉPÉTÉ.RattrapeLeftrinetapprendstoutcequis’estpassé.Lalettrequ’ilnousa

remise ne fait qu’effleurer les aventures qu’ils ont vécues. Je suis si fatiguée que j’ai dumal à tenirdebout,maisjenepourraimereposerquequandjesauraitout.»

Reynl’avaitregardéeavecunsourireinquiet;leventhumidesoufflaitsureux.«Commentpeux-tudirequeçairaalorsquetutiensàpeinesurtesjambes?Chérie,jepréféreraisteramenerd’abordàlamaison;ensuitej’iraiauMatafetjeparleraiaucapitaine.Jelesupplieraidevenircheznousavecmoietdetoutteraconter.

— Je t’en prie, neme prends pas pour une enfant ! Je ne suis pas une petite créature fragile ; jeréussirai trèsbienà retournerànotrechambre touteseule.Mais, toi,vas-yavantque tout lemondesefasse lamême réflexion quemoi ; cemessage d’Alisem’a aiguisé l’appétit, et il y a des dizaines dechosesquejeveuxsavoir.Jet’enprie!»avait-elleajoutéenlevoyantfroncerlessourcils.Ilsétaientdans l’encadrementdesportesde laSalledeMarchandsquandMaltas’étaitefforcéededéchiffrer lesmotsserrésqu’Aliseluiavaitécrits;àlalueurvacillantedelalanterneagitéeparlevent,c’estàpeinesielleétaitparvenueàleslire.Incapabledesupporterl’attente,elleavait imploréReyndel’emmenerparleraucapitaineaussitôt;mais,àprésent,surlavoiequimenaitàl’ascenseur,ellesesentaittroplassepourcontinuer.Aussiavait-elleprojetéderetournerà lachambrequ’ilsavaient louéependantquesonmariconvaincraitlecapitaineLeftrindevenirluiparler.

Reynavaitsoupiré.«Trèsbien;commed’habitude,Malta, tun’enfaisqu’àta tête!Nem’attendspas ; mets-toi au lit et repose-toi jusqu’à ce que je revienne avec Leftrin. Je te promets que je teréveilleraidèsmonretour,ettupourraslebombarderdequestionsautantquetulevoudras.

—Tuferasbien,l’avait-elleaverti.Etnet’avisepasdet’attarderletempsdeprendreunverreoudeuxnidel’emmenerailleurspourdiscuteravecluisousprétextequetumecroisendormie!Jelesaurai,Reyn,etalorsmalheuràtoi!

— C’est promis », avait-il répondu en souriant de ses menaces, puis il avait tiré davantage lecapuchondeMaltasursatête;enfin,ill’avaitquittéecommeelleleluiavaitordonné.

« Pas une petite créature fragile », se répéta-t-elle ; une fois la contraction passée, elle restaimmobileàreprendresonsouffle.L’oragequimenaçaitétaitarrivé,etl’obscuritésemblaittomberaveclesrideauxdepluie.Ellequisecroyaitsisûrederetrouverlechemindesachambre!Ellecommençaitàendouter ;desboutsdebranchesetde lamoussedégringolaient,délogéspar l’averse, tandisquedesfeuilles mouillées volaient dans le vent. Au loin,Malta voyait les lumières des maisons de la voûtedanserdanslesbourrasques.ÀTerrilville,illuieûtsuffiderepérerunemaisonéclairéeetd’ensuivrela

direction,mais,dansunevillecommeCassaric,cen’étaitpasaussisimple:lespasserellesformaientunetoiled’araignéeentrelesarbres,etiln’existaitpasdevoierectiligned’unpointàunautre;leslumièresprochespouvaientlaguiderjusqu’àl’arrièred’unemaisontournéeversuneautrebranche,aveclevideentreelles.

Elleseretournapourvoir lecheminqu’elleavaitsuiviensedemandantoùelles’était trompéedevoie,etleventluiarrivaenpleinvisage;elleplissalesyeuxmaisnereconnutrien.Était-ceunhommequ’ellevoyaitàl’autreboutdeladernièrepasserellequ’elleavaitfranchie?Lesrafaleslamitraillaientdepluie,maislasilhouettenebougeaitpas.Non,ils’agissaitsansdouted’unpoteauàlaformebizarre.Maltasedétournaetregardaleslumièresquidansaient,attirantes;elleavaitfroid,sesvêtementsétaienttrempés, et la douleur habituelle qui lui taraudait le dos avait changé.Quand une nouvelle et violentecontractionlaparcourut,elleneputplusniercequisepassait:l’enfants’efforçaitdenaître–ici,surunebranched’arbre,enpleinorage.Naturellement.

Elles’accrochaaugarde-corps, lesonglesenfoncésdans leboisduret tordu,et tâchadepenseràtoutsaufàlapressionterriblequiluiécrasaitlecorps.Lesyeuxfixéssursesmainscrispées,elleserralesdentsensilenceenattendantque ladouleurpassât,puisellesepenchapar-dessus labalustradeenrespirantàgrandesgoulées.Tantpispoursafierté!Sil’enfantnaissaitici,surcetteallée,souslapluie,quelles chances de survie aurait-il ? Allait-elle laisser son bébémourir parce qu’elle ne voulait pasdemanderdesecoursàdesinconnus?Elleprituneinspirationetcria:«Al’aide!S’ilvousplaît,aidez-moi!»

Leventetlebruissementincessantdesfeuillagesemportèrentlesmots.«Jevousenprie!»lança-t-elleencorealorsqu’unenouvellecontractionlaparcourait.Elleserraunemainsurlegarde-corpsetposal’autre sur son ventre. Non, ce n’était pas un effet de son imagination : l’enfant était plus bas ; ildescendait.Elleattendituninstant,repritsonsouffleetappeladenouveauàl’aide;maisl’oragemontaitau lieu de se calmer, et il n’y avait personne dehors.Un quasi-sourire révéla ses dents ; comment envouloirauxpromeneurs?

Battant des cils pour les débarrasser des gouttes de pluie, elle leva la tête. Il brillait moins delumièresquetoutàl’heuredanslesarbres:lesgenssecouchaienttôtenhiver.Maislavoiesurlaquelleellesetrouvaitdevaitbienmenerquelquepart,àunemaison,àunmagasinouàunescalier;ellen’avaitqu’à la suivre. Elle jeta un regard au chemin par lequel elle était venue dans l’espoir d’apercevoirquelqu’un. Elle s’était trompée de route, et elle devait faire demi-tour. Le vent soufflait en rafales,brindillesetfeuillesluifouettaientlevisage,etelleleurtournaledos.C’étaitsansimportance:elleiraitlà où les bourrasques la poussaient et elle frapperait à la première porte venue jusqu’à ce qu’on luiouvrît.Nulnechasseraitunefemmeenpleintravail.Agrippéeàlabalustrade,ellesemitàavancerd’unpasobstiné.Toutiraitbien.Illefallait.

Reyn pressait le pas sur la voie pour rattraper le capitaineLeftrin ; il glissa,maugréa contre lui-même,repritsonéquilibreetpoursuivitsaroute.IlavaitpassétropdetempsàdiscuteravecMalta;iln’avaitqu’uneenvie:rebroussercheminetconduiresafemmedanssachambreavantdedescendreauMataf. Elle n’avait pas insisté pour l’accompagner, indice inquiétant de son état de fatigue. Il jeta unregardpar-dessussonépaule,mais,aumilieudesdébrisetdesgouttesarrachésauxarbresparlevent,c’est à peine s’il distingua la passerelle qu’il venait d’emprunter ; il ne put donc repérerMalta quiregagnait seule leurchambre. Il leva lesmainspouressuyer sonvisage trempépuis repartit aupasdecourse;plusviteilparleraitaucapitaine,plusviteilpourraitretournerauprèsdesafemme.

Lespasserellesdansaientdansleventquiforcissait;Reynsedéplaçaitvivement,avecl’aisancedeceluiquiestnédansledésertdesPluies,maistoujoursinquietpourMalta;elles’étaitbienadaptéeàsa

nouvelle vie dans les arbres,mais le poids de l’enfant la déséquilibrait et rendait son pasmoins sûrdepuis quelques semaines.Mais, alors qu’il approchait d’un tronc, il se répéta qu’elle irait bien ; ungroupe de personnes attendait l’ascenseur ; impatient, il se rendit sur la plate-forme et entama unedescenterapidedansl’escalierencolimaçonquienserraitl’énormefûtdel’arbre.

Ilétaittrempéetàboutdesoufflebienavantdeparveniraucheminenplaquesdecuirposéessurlesolaupieddel’arbre;ilnevitpersonne:l’orageetlanuitquiapprochaitavaientfaitrentrerlesgenschezeux.Ilespéraqu’ilsavaientaussidécouragéceuxquicouraientaprèslecapitaineLeftrinlorsqu’ilavaitquittélaSalleduConseil;iln’avaitpasenviedesebattrepouraccéderàlui.Ildevaitlepersuaderdel’accompagnerpouruneconversationprivéeoùMaltaauraitl’occasiondeluiposerlalonguelistedequestionsqu’elleavaitnotéespendantl’assemblée.Ilconnaissaitassezbienlecaractèredesonépousepoursavoirqu’ellenelaisseraitpasLeftrins’enalleravantqu’ileûtréponduàtoutes!

Reynhâtaitlepasdanslapénombre,soncheminéclairéinégalementpardeslanternesfixéeslelongdelavoie.Lefleuveétaitencrue;lesquaisflottantssesoulevaientauboutdeleurssolidesamarresaupointquelespieuxquilesretenaientdépassaientàpeinelatailledeReyn.Lesbateauxsedéplaçaientetseplaignaientduventetducourantenraclantetencognantcontrelesquaisettiraientsurleursaussières.LeMataf était long et large ; il devait êtremouillé à l’amarrage extérieur.La plupart des lampes quiéclairaientlesquaislanuitavaientrendulesarmesdevantlapluieetlevent,etReyndutralentirlepaspouraccéderauxpasserellesdel’amarrage.

Lachanceétaitaveclui:ilarrivaàtempspourvoirquelqu’unquitenaithautunelanternealorsquele capitaine accédait au pont de son bateau. « Capitaine Leftrin !Attendez, s’il vous plaît ! Vousmeconnaissez:jesuisReynKhuprus;jedoisvousparler.»Leventemportasesparoles,maisLeftrinjetaunregardpar-dessussonépaulepuis lança:«Venez,alors,etbienvenueàbord!Nerestonspassousl’orage.»

Reyn s’empressa d’obéir. Il enjamba le bastingage et suivit le capitaine jusqu’à la coquerie,accueillanteetchaude;unegrandetableoccupaitunelargepartiedelapièce,avecunbancdepartetd’autre. Au fond, un gros fourneau irradiait sa chaleur ; des chapelets d’oignons et de tuberculespendaient aux poutres du plafond et apportaient leurs arômes à une pièce déjà pleine des odeursd’hommesconfinésquitravaillentcôteàcôte.Deslanternessuspenduesdispensaientunelumièrejaune,et l’odeur d’un ragoût savoureux montait d’une grande casserole couverte qui mijotait sur le feu. LafemmequiavaitattenduLeftrin,unelampeàlamain,pritlemanteaudeReynetlependitàuncrochetoùildégouttaprèsdeceluiducapitaine.

«Du théchaud!»s’exclamaLeftrin,et,malgré lamenacedeMalta,Reynacquiesçade la tête. Ilconstataavecplaisirquel’infusionétaitdéjàprêtedansunegrossethéièrebrunesurlatable;onsortitrapidementunechopepourlecapitaine,etuneautrepourReynlarejoignitpendantqueLeftrins’apprêtaitàverserlethé.Paruneporteouverte,Reynaperçutl’intérieurduroufauxparoisbordéesdecouchettes;surl’uned’elles,unindividudehautetailleetfortementcharpentésegrattaitlapoitrineenbâillant;unautre,pluspetit,passadevantsoncompagnonetseglissacommeunchatparlaportepours’installerd’unmouvement fluide sur un des bancs ; il adressa un regard empreint de curiosité à Reyn puis fixa sonattentionsurlecapitaineet,sanspréambule,attaquasoncompterendu

«LeConseilnenousapasenvoyéd’argent,cap’taine;maislemagasinalivrétoutcequetuavaiscommandé à crédit ; et on a eu de la même façon presque toutes les fournitures que tu nous avaisdemandées;lesmarchandsd’icinousconnaissentbien,etilssaventque,s’ilsnenousavancentpascequ’ilnousfaut,onneretournerapaschezeuxquandonauradesfonds.

—Bienjoué,Hennessie,etassezpourlemoment.Onauninvité.»

Reyn comprit que Leftrin mettait ainsi le holà aux bavardages de l’équipage pour l’empêcher dedivulguerdes renseignementsaunouveauvenu tantqu’ilne l’avaitpasévaluéetn’avaitpasappriscequ’il désirait. Il décida de tenter unemanœuvre d’ouverture ; il regardaHennessie,manifestement leseconddubateau,puis il revintàLeftrinetdit :«LecréditdesKhuprusestaussibonici,àCassaric,qu’àTrehaug,cousin ; jesuissûrquenotrefamilleseferaitunplaisirdedéployerunpeud’influence,étantdonnéqueleConseillocalvoustraiteinjustement.»

Leftrin le regardaun longmomenten silence.« Je suis surprisquevousvous souveniezqu’onestcousins.»

Reyn agrandit les yeux. « Voyons, nous n’étions pas si nombreux à embêter les hommes quitravaillaient lebois-sorcier, à l’époque !Vous étiezdouépour lamise en forme ; ondisaitmêmequevotremèrepourraitbienpersuadervotrepèredevouslaissersuivrecettecarrièreaulieudereprendreleMataf.

—Çan’a jamaisétéplus loin : jen’avaisd’yeuxquepour lebateau,et j’avaismêmepeurdemeretrouveràtravaillerlebois-sorcier!Etoùest-cequej’enseraisaujourd’hui,danscecas?Tandisquevous,simamémoireestbonne,vousétiezpassionnéparlesbillesintactes,toujoursprêtàvouséclipserdechezvouspourpartirenexploration.

—C’estvrai,etçamevalaitquantitéd’ennuis.—On craignait que vous ne vous soyez trop attaché à la cité, que vous ne finissiez par vous y

noyer…»ReynachevalaphraseàlaplacedeLeftrin:«Commemonpère.»Le silencedans la coqueriedevintpesant.La femmeavaitpris la théièrepour la remplir ; elle se

figea, les yeux fixés sur l’Ancien. Il avait senti la brusque tension dans l’air, et il songea qu’il valaitmieuxchercheràenconnaîtrel’originetoutdesuite;s’ils’exprimaitsansdétour,peut-êtreobtiendrait-ildesexplicationsclairesenéchange.Ilhochalatête.«Maisjenemesuispasnoyé,parceque,pourmoi,cequiimportait,cen’étaitpaslapierrenilessouvenirsqu’ellerenfermait,maisladragonneTintaglia,prisonnièredesoncocondebois-sorcieretconsciente.Ellem’aattiré,retenu,etj’aifiniparlaservir,commejecontinueàlefairedebiendesfaçons.C’estellequim’amèneicicesoir;ilfautquejesache,capitaine:qu’est-iladvenudesdragonsetdeleursgardiens?»

Leftrin s’était assis près du fourneau ; il porta sa chope à ses lèvres et but prudemment tout encontemplantReynd’unairsongeur.Cederniersedemandacommentillevoyait;pourlecapitainedelavivenef,était-ilunmonstre,unhommetropmarqué,tropchangéparledésertdesPluies?Oubienvoyait-ilenluiunAncien,unedescréaturesmagiquesetrévéréesquiavaientbâtilescitéscachéesdudésertdesPluies?Ouencoreuncousinéloignéqu’ilserappelaitvaguementd’unelointaineenfance?Reyn,ledosdroit,laissaLeftrinexaminersestraitsécailleuxetpensercequ’ilvoulait.

Unchatrouxélancéauxpattesblanchessautasoudaindupontetatterritsurlatable;illaparcourutsurtoutesalongueursansselaisserintimiderparHennessiequicherchaitàlechasserdelamain,etilplantasonregardvertetbrillantdanslesyeuxdeReyn.IldonnaunpetitcoupdesatêterayéecontrelesmainsdeReynposées sur la table, exigeantqu’on lui rendîthommage ; l’Ancien leva lamainpour lecaresserets’étonnadeladouceurdesafourrure.

Commesilebonaccueilqu’ilavaitfaitauchatl’avaitdécidé,Leftrindit:«OùestMalta?Alisevoudraitqu’ellesachetout,j’ensuissûr;c’estpourçaqu’elleluiaécritunelettreetenvoyéunmorceaudecarreau.

—Sagrossesseluipèse,etjeluiaidemandéderentrersereposer;elleaacceptéuniquementsurmapromessed’allervousvoirpourvoussupplierdem’accompagnercheznous.Ellenemelaisserapasenpaixtantqu’ellen’aurapasderéponseàsesquestions.»Reyntiradesapochelepetitparchemincouvert

del’écriture,petitemaisronde,desonépouse,etill’examinad’unairmi-figuemi-raisin.«Àtoutessesquestions,ajouta-t-ilautantpourlui-mêmequepourlecapitaine,etlesoudainéclatderiredecedernierlelaissastupéfait.

—Les femmeset leursgribouillis ! fitLeftrin.Ellesn’enontdonc jamais assezdedécouvrirdeschosesetdelesnoter?Lalettred’Aliseneluisuffisaitpas?»

Reyn sourit, brusquement détendu. Il prit sa chope de thé fumant à deuxmains pour se réchauffer.«Maltaesttoujourspleined’unecuriositéinfinie;elleaessayédelirelemotquevousluiavezremis,maisilétaitécrittrèspetit,etlalumièreàl’extérieurdelaSalleétaitmauvaise.Lesquestionsqu’elleanotéessur leparchemin iciprésent sontcellesqui lui sontvenuespendantquevousvousadressiezauConseil;quantàmoi,jen’aipaseulamoindreoccasiondejeterunseulcoupd’œilaumessaged’AliseavantqueMaltam’envoievousrattraper.»

Leftrinchangeadepositionsur sonsiègepuis regardasachope.«Demain,ça irait?demanda-t-ilavec réticence. Je suis debout depuis l’aube, et je suis trempé et glacé jusqu’aux os ; et il faut quej’entendelecompterendudemeshommessurlescoursesquejeleuraidonnéesàfaire.»

Reynrestaimmobileets’efforçadedéchiffrersoninterlocuteur.IldevaitlerameneràMaltacesoirmême,sansquoiellesemettraitaussitôtàchercherunmoyendedescendreauplustôtjusqu’aubateauetdeparleraucapitainedevivevoix.Depuisledépartdel’expéditionpouremmenerlesdragonsenamontdufleuve,elleserongeaitlessangs;elleavaittoujourseuletalentdefaireletrientrelesrumeurspourdécouvrircequiarrivaitoupouvaitarriver:àTrehaug,elleétaitcapablededireàReynquelsbateauxallaient mouiller au port et quelles cargaisons ils transportaient, plusieurs jours avant qu’ils neparvinssent à la cité ; et elle avait été certainequ’il y avait anguille sous rochequand leConseil desMarchandsdeCassaricavaitpourainsidirechassélesdragonsetleursgardiensdelaville.

«Lebutn’étaitpasdeleurfournirunrefuge,avait-elleditàsonépouxàplusd’unereprise; ilnes’agissait pas non plus d’une mesure d’exil, même si, à mon avis, elle n’était pas pour déplaire àplusieurs membres du Conseil : les dragons coûtaient cher, ils abîmaient le paysage et ils étaientdangereux,sanscompterqu’ilsentravaientl’accèsauxfouilles.Maisilyavaitautrechose,Reyn,quelquechosedeplussinistre,avecbeaucoupd’argentàlaclé,etpeut-êtrelaparticipationdenoschersamislesChalcédiens.

—Qu’as-tuentenduquitefassepenserça?avait-ildemandé.—Desbribesdeconversations,unerumeurquiprétendaitqu’undeschasseursdel’expéditionserait

prêtà toutpourde l’argent,etauraitpeut-êtrecommisunassassinat ilyaquelquesannéespouraiderquelqu’unàobtenirunhéritage;etquequelqu’unquisetrouveaujourd’huiauConseill’auraitsuetauraittoutfaitpourquelechasseuraituneplaceàbordduMataf,oubienlechasseurseseraitservidecequ’ilsavaitsurleConseillerpourobtenirletravail.Jen’aifaitquerabouterdeson-dit,Reyn,et lemalaiseperceptiblequ’ilscausentàbeaucoupdegens.Seldenestpartidepuistroplongtemps,etonn’aaucunevraienouvelledelui;jesais,ilyasadernièrelettre,maisellenemeconvaincpas.EtpourquoidoncTintaglian’est-ellepasrevenuepourvoircequedeviennentlesautresdragons?Peut-elleêtreàcepointinsensible au sort de ses semblables ? Les a-t-elle abandonnés dès l’instant où elle a trouvé uncompagnonetlapossibilitéd’enfanterelle-même?Oubienluiest-ilarrivéunaccident?Leduca-t-ilenvoyédeschasseurslespoursuivre,elleetsoncompagnon?

—N’envisagepastoutdesuitelepire,machérie.Seldenestadulteaujourd’hui,etilestcapabledesedébrouillerseul;autantqu’onlesache,ilestpeut-êtreavecTintagliaàl’heurequ’ilest.Quantàlaraison pour laquelle elle n’est pas revenue, ma foi, elle s’est peut-être dit que les jeunes dragonsn’auraientpasbesoind’elle ; ellepensaitpeut-êtrequenous tiendrionsmieuxnotrepromessedenousoccuperd’eux.»Ilsevoulaitréconfortant,mais,lorsqu’ilsetut,ilserenditcomptedelatristessedeses

paroles.IlignoraitpourquoiMaltasepassionnaittantpourlesdragons;Tintaglialeuravaitsauvélavieàtouslesdeuxetavaitfavoriséleurrapprochement,c’étaitvrai,maisseulementaprèslesavoirmisendangeret tourmentésàplusieurs reprises.Étaient-ilsvraiment redevablesenquoiquece fûtà la reinebleue?Parfois,Reynsongeaitqu’ilsefûtparfaitementsatisfaitd’épousersimplementMalta,delaisserderrièreeuxl’exultationetl’exaltationd’êtredesAncienspourn’êtrequedeuxjeunesmariéscommelesautresquiattendaientleurpremierenfant.

Leftrin s’éclaircit lagorge, etReyn sursauta. Ilvit la fatigue sur les traitsducapitaineet se sentitgrossierdeluidemanderuntelservice;maisc’étaitpourMalta,etilluiavaitpromisd’essayer.«S’ilvousplaît»,dit-il,et,l’espaced’uninstant,sesmotsflottèrentseulsdanslesilence.

Quelqu’unsemitàtousserexprès,etReyn,tournantlatête,découvritunejeunefillequiregardaitlecapitaine;d’aprèssesvêtementsrudes,c’étaitunmembredel’équipage,mais,d’aprèssestraits,c’étaitune parente de Leftrin – et, par conséquent, une sorte de cousine deReyn aussi. Elle ne broncha pasdevantleregardqueluilançalecapitaine.«Jepourraisyalleràtaplace,situestropfatigué,fit-elle.Jenesaispastoutcequetusais,maisjepariequejepourraisrépondreàsuffisammentdequestionsdeladameAnciennepourlasatisfaire.

— Vraiment ? » demanda Reyn, soulagé d’une telle solution. Mais, avant que la jeune fille pûtrépondre,Leftrinpoussaungémissementlas.

«Jevaisvenir;laissez-moiletempsd’enfilerquelquechosedesec–mêmesijesaisquejeseraisansdoutetoutaussitrempéenarrivant.

—Jepeuxquandmêmevenir?»fitlajeunefilleavecespoir.LeftrinjetaunregardàReyn.«Votredameaccepteraitdeuxvisiteurssitardlesoir?—Certainement»,ditl’intéressé,sincère.Ilfitunsourireàlajeunefille,quileluirenditd’unair

espiègle.«Jevaischerchermonciré!»annonça-t-ellejoyeusement,etellesortitencourant.

Malta avait parcouru le dernier quart du pont à quatre pattes : le vent le faisait osciller

dangereusement,etlescordesquiservaientdegarde-fouétaientglissantes.Unefoisqu’elleeutatteintlaplate-forme du tronc où s’amarrait le pont, elle se rendit, toujours à quatre pattes, au côté abrité del’arbreets’ypelotonna.Elleavaitenviedehurler,deselaissertombersurleflancpourpleurer,maisellen’avaitplusdesoufflepourl’unnidetempspourl’autre.«L’enfantvabientôtarriver»,sedit-elle,commesi,enparlant touthaut,ellepouvaitsesentirmoinsseule.Elleresserrasonmanteausurelleets’adossaautronc,parcourued’unenouvellecontraction.Elletremblaitdefroid,nondepeur;iln’yavaitrien à craindre : les femmes ont des enfants tout le temps, et beaucoup accouchent par leurs propresmoyens.C’estunepartabsolumentnormaleetnaturelledeleurexistence.Toutallaitbien.«Jen’aipaspeur;j’aifroid,c’esttout.»Elleserralesdentspourretenirunsanglotquiessayaitdeforcerlepassage.«J’yarriverai.Jedoislefaire,doncj’yarriverai.»

Ellerepoussalapenséequiluivint:cequiétaitnormaletnaturelpouruneautrenel’étaitpeut-êtrepas pour elle ; les transformations qu’avait subies son organisme avaient des conséquences qu’ellen’avait jamaisprévues:parexemple,pleurerluicausaituneinflammationdesyeux.Elleavaitentenduparler de certaines femmes si marquées par le désert des Pluies qu’elles étaient mortes en essayantd’expulser l’enfant.Mais ce n’était sûrement pas le sort qui l’attendait : elle avait été changée par ladragonneTintaglia,nonparledésertdesPluies;soncorpsseraitcertainementàlahauteurdelatâche.

Ellelevalesyeuxetparcourutlesalentoursd’unregarddésespéré.Lanuitétaittombée,etlaplupartdeshabitantsde lavilleavaientéteintavantdesecoucher ;quelques lumièresbrillaientencore,mais,danslesrafalesdeventetl’obscurité,ellenedistinguaitnullevoiequiluipermîtdelesrejoindre.Elle

avaitlesmainsglacées.Elleajustal’ampletuniqueblanchequ’elleportaitsoussonmanteau,etelleeutdumal, avec sesdoigtsgourds, àdesserrer sonpantalon.«Aucunedignité», fit-elled’un tonplaintifdans l’orage.Sonpantalon lui tombasur leschevilles,etelleparvintàs’endépêtrer ;elle leroulaenboulepuislefourrasoussatuniquepourlegarderausec.Silebébénaissaitàl’instant,c’estlà-dedansqu’ellel’emmitouflerait.

Unenouvellecontractionlasaisit,etcettefoiselleeutlacertitudedesentirl’enfantdescendresousla pression des muscles. Quand enfin son propre organisme cessa de l’écraser, elle prit une grandeinspirationetfitunderniereffort.«Àl’aide!Parpitié,aidez-moi,quelqu’un!»

Ellepoussauncrialorsqu’unesilhouettesedétachaitdel’ombreets’approchaitd’elle.Àlamaigrelueurd’unelanternelointaine,ellevitqu’ils’agissaitd’unhommevêtud’unlongmanteau.Ellen’avaitentenduaucunbruit;depuiscombiendetempsétait-illààl’observer?Maisc’étaitsansimportance.«Jevousenprie,aidez-moiàtrouverunabri;jevaisbientôt…Jesuisentraind’accoucher.»

L’inconnus’accroupitprèsd’elle;ellenevoyaitpassonvisage,dissimulésousuncapuchon.«Vousêtesl’Ancienne,lafemmedragon,oui?»

Il avait un accent.Chalcédien ?Peut-être.Alors, c’était sans doute undes esclaves affranchis quis’étaient réfugiés dans le désert des Pluies pendant la guerre ; la plupart venaient de Jamaillia,maisquelques-unsétaientchalcédiens.«Oui.Oui,jesuisMalta,l’Ancienne.Sivousm’aidez,mafamillevousrécompenserarichement.

—Venez,alors;venez.»Sanségardpoursesdouleurs,l’hommeluipritlecoudeetlareleva.Ellepoussaungémissement,faillittomberpuisréussitàsetenirdroite.

«Attendez.Jenepeux…—Vousvenez,vousvenezavecmoi.Ilyaunabri,pastrèsloin.Venez.»Elleétaithorrifiéequ’illacrûtcapabledemarcher,etplusencorequ’illatirâtderrièrelui,maisil

n’yavaitpersonned’autrepourlasecourir;qu’ilfûtstupideouinsensiblen’avaitpasd’importance:ill’aideraitàtrouverunrefuge,et,unefoisensécurité,ellepourraitpeut-êtreluidemanderd’allerchercherunefemmepourl’assister.Ellevouluts’appuyersurlui,maisils’écartasanscesserdeluitenirlecoudeet l’entraîner à sa suite. Le dégoûtait-elle, ou bien refusait-il de toucher une femme en travail ? Peuimportait.Elle le suivitgauchement tandisqu’il empruntait lepontoscillantqu’ellevenaitde franchir,contournaituntroncpuistraversaitunepasserelleencoreplusétroite.«Oùallons-nous?demanda-t-elle,lesoufflecourt.

—Dansuneauberge.Venez,venez.»Iltirasursonbrasavecinsistance.Ellesedégageabrusquementettombaàgenoux,victimed’unenouvellecontraction.L’hommeresta

immobileprèsd’elleetneditrien.Quandelleputenfinparler,ellefitd’unevoixentrecoupée:«Iln’yapasd’aubergeàCassaric.Pasde…

—Unbordel,uneauberge.Unabri.J’aiunechambre,vousêtesensécurité,vousfaiteslebébélà.C’estmieuxquesouslapluie.»

Il avait raison.Mais,malgré sa situation tragique, elle appréciait l’hommedemoins enmoins.Unbordel!Enfin,aumoinsils’ytrouveraitdesfemmes,dontcertainessansdoutequiauraientl’expériencedecequ’ellevivait.Elle laissa l’inconnu lui reprendre lebras,etelle se releva,chancelante.«C’estloin?

—Deuxponts», répondit-il,etelleacquiesçade la tête.Deuxponts…Deuxpontsqu’ellen’avaitpaslaforcedefranchir.

Elleprituneinspirationetlevalementon.«Conduisez-moi.»

ReynavaitjugéqueLeftrinn’étaitpashommeàagirrapidement,surtoutquandilavaitl’impressionqu’onlecontrariait,oupeut-être,simplement,quandilétaitépuisé.Ilavaitbusonthépuisavaitdisparupourenfilerdesvêtementssecs.Quandilétaitressortidesacabine,ilavaitl’airencoreplusdéfaitqu’enyentrant,etReynavaitcommencéàmesurerladuretédel’expédition;mais,malgrélacompassionquecette découverte suscitait en lui pour le capitaine et son équipage, elle ne délivrait pas Leftrin de saparole.Sanièce,quifaisaitaussiofficedematelot,Skelli,avaitdéjàenfilésonmanteauetsesbottesetétait manifestement prête pour une aventure nocturne à terre.Mais Leftrin prit le temps d’avaler unenouvellechopedethéetd’emprunterunbonnetetunimperméableàundeseshommesavantd’annoncerqu’ilétaitprêtàsemettreenroute.

Reyn s’était alors hâté d’aller jusqu’à l’ascenseur, où il avait tiré le cordon d’appel une bonnedizaine de fois avant de recevoir un signe que le préposé descendait. L’homme garda une minerenfrognée,mécontentqu’on le sollicitât parunenuit d’orage, jusqu’aumomentoùReyn lui tendit unepoignée de pièces, pot-de-vin autant que paiement, et lui fit promettre que, lorsque Leftrin et Skellivoudraientrentrer,ilsletrouveraientéveilléenfrappantàsaporte.

Reynn’avaitjamaisaimélesascenseurs,etilpréféraittoujoursprendrelesescaliersqu’endurerlesà-coups, les oscillations et les embardées imprévisibles du système mécanique. Il serra les dents enespérantquel’hommesavaitseservirdesescordes.LeftrinetSkellinedisaientmot;lecapitaineétaitemmitouflé dans son imperméable d’emprunt, tandis que la jeune fille, tout sourire, buvait la nuit duregard, comme passionnée par tous les détails qui l’entouraient.Reyn se sentit soudain soulagé de saprésence:Maltaenapprendraitsansdoutebeaucoupplusd’ellequ’eninterrogeantlecapitainetaciturne.

Unefoisl’ascenseurparvenuàdestination,ildébloquarapidementlefiletdesécurité.«Parici,dit-ilàsescompagnonsquandilsquittèrentlepaniermonte-chargeàsasuite.Jeregrettequ’ilfassesisombre.Iln’yapasbeaucoupdechambresàloueràCassaric;lacitéesttroprécentepouroffrirlesaubergesetles tavernes de Trehaug, et nous avons dû prendre ce que nous avons pu trouver pour cette visite.Attentionauxmainscourantes:ellessontplusbassesquelanormale.Aprèscepont,onmonted’untouroudeuxlelongdutronc,onfranchitencoreunpontetonyest.Jevousremerciedem’avoiraccompagné,trèssincèrement.»

Quand ils parvinrent enfin près de lamaison qu’ils louaient et qu’il vit l’absence de lumière auxfenêtres,Reynfronçalessourcils;siMaltas’étaitsentietropfatiguéepourl’entrevueetavaitdécidédesecoucher,ilsetrouveraitdansunesituationgênantedevantlecapitaineetlajeunefillequ’ilavaitfaitvenir de si loin sous l’orage ! Mais son expression dénotait surtout de l’inquiétude : si Malta avaitrenoncé à les recevoir pour dormir, cela signifiait qu’elle était beaucoupplus lasse qu’elle ne l’avaitlaisséentendreenquittantlaSalleduConseil.

Ilouvritlaportelégèreetentradanslapièceobscure.«Malta?fit-ilàmi-voix.Malta,jet’amènelecapitaineLeftrin…»

Savoixmourutalorsqu’ilpercevaitl’absencedanslachambre.Iln’eûtpaspul’expliquer:ilsavaitsimplementqueMaltan’étaitpaslàetn’étaitpasvenuedepuisqu’ilss’étaientséparés.Ils’approchadela tableetpassa lesdoigtssur leblocde jizdineposéaumilieu ; lemétalAncienréagitaucontactens’allumantbrusquementd’unéclatspectralbleuâtremaispénétrant.Illesoulevapouréclairerlapièce;Malta n’était pas là.Un grand froid s’insinua en lui, et il s’entendit parler d’une voix trompeusementcalme.

«Cen’estpasnormal;ellen’estpasici,et,selontoutesapparences,ellen’estpaspasséeparici.»Lacheminéeserésumaitàunplateauenterrecuite;Reynrelançalesbraisesencorevivesetralluma

lalampe;plusbrillante,lalumièreconfirmacequ’ilsavaitdéjà:Maltan’étaitpasrevenuedelasallederéunion.Toutétaitexactementdansl’étatoùilsl’avaientlaissé.

Leftrin et Skelli étaient à la porte. Reyn n’avait pas le temps de se répandre en courtoisies. « Jeregrette,ilfautquejememetteàsarecherche.Elleétaitfatiguéequandjel’aiquittée,maiselleapromisderevenirici.Elle…Sondosluifaisaitmal;l’enfant…Ellesesentaittrèslourde…»

Lajeunefilleintervint:«Onvavousaccompagner.Oùest-cequevousl’avezvuepourladernièrefois?

—DevantlaSalledesMarchands.—Alors,c’estlàqu’ondoitcommencer.»

Ill’avaitmenéedanssachambre.Unecontractionl’avaitsaisieàl’instantoùellefranchissaitleseuil

dubordel;elles’étaitpliéeendeux,prêteàs’accroupiretàdemeurerainsienattendantqueladouleurpassât,mais l’homme l’avait prise par le bras et l’avait forcée à traverser un petit salon désert pourpénétrer dans une chambre en désordre ; elle sentait la sueur masculine et la nourriture rassise. Unechaisecroulaitsousuntasdelingesale, lesdrapset lescouverturesétaientenpagaillesurunmatelastaché;uneassietteébréchéetraînaitparterreprèsdelaporte;desfourmisgrouillaientsurlemorceaudepainquiygisait,etellesexploraientlabouteillerenverséeetlescouvertssalesquisetrouvaientàcôté.La seule lumière provenait d’un feu presque éteint qui brûlait sur un foyer en terre cuite.Des paniersregroupésprèsdelaportecontenaientlesaffairespersonnellesdel’inconnu;Maltareconnutunebotteetunechaussetteraidieparl’humidité;puisl’hommelapoussadenouveau.

La jeune femme trébucha, se rattrapa à une table basse et s’assit par terre. « Allez chercher unefemme!lança-t-elleviolemment.Quelqu’unquis’yconnaisseenaccouchement!VITE!»

Illaregardaunmomentsansriendire,puisilrépondit:«Vousêtesensécuritéici;jereviens.»Etilsortit.

Quandilfermalaporte,lapiècefutplongéedansl’obscurité.Nonloin,unefemmeéclataderire,etunhommemanifestementivrepoussauncridesurprise.

Malta se laissa aller sur le sol, haletante. Alors qu’elle commençait à reprendre son souffle, unenouvellecontractions’emparad’elle.Elleseroulaenboulesursonventrecrispéavecungémissementdedouleur.«Çavaaller.»Ellen’eûtsudiresic’étaituneprièrequ’elleadressaitàSâouunesuppliqueàl’attentiondesonenfant.

Deuxcontractionspassèrent encoreavantqu’elleentendît laporte s’ouvrir ; à chaque fois, elle sepromitdesereleveretdegagnerlecouloirpourchercherdel’aidedèsqu’elleauraitreprissonsouffle,maisàchaquefoisunenouvellevaguedesouffrancelasaisitavantqu’ellepûtseredresser.Elleignoraitcombiendetempss’étaitécoulé:ladouleurfigeaittoutdansunprésentéternel.«Ausecours!»fit-elledans un hoquet de souffrance, et, levant les yeux, elle constata que l’inconnu, cet idiot inutile, avaitramenéunautrehomme.«Unesage-femme,dit-elled’unevoixsifflante.Ilmefautunesage-femme.»

Ils ne lui prêtèrent nulle attention.L’individuqui l’avait conduite dans le bordel traversa la petitechambre,etcefuttoutjustes’iln’enjambapasMalta;ildégageaunechandellejaunedemauvaisequalitédesonbougeoir,l’allumaauxbraisesdufoyerpuiss’enservitpourenallumerplusieursautresdanslapièce.Ensuite,ilsereculaetdésignalajeunefemmedelamain.«Vousvoyez,Begasti?J’avaisraison,non?

—C’est elle », dit l’autre. Il se penchapour examinerMalta, l’haleine chargée d’une odeur ruded’épices;ilportaitdesvêtementsplusrichesquesonacolyte,etilparlaitavecunaccentchalcédienplusmarqué.«Mais…qu’a-t-elle?Pourquoil’avoiramenéeici?Nousauronsdesennuis,Arich!BeaucoupdecesgensdudésertdesPluieslarévèrent.

—Etautantlaméprisent;ilsdisentqu’elleetsonmarisontprétentieux,quesafamille,soninfluenceetsabeautél’ontpousséeàseprendrevraimentpourunereine.»Iléclataderire.«Elleal’airmoins

royal,maintenant!»Maltacomprenaitàpeinecequ’ilsdisaient:elleétaitentraindesedéchirerdel’intérieur,elleen

était sûre. Elle parvint à prendre une inspiration pour leur lancer : «Allez chercher une femme pourm’aider!»

LenomméBegastisecoualatête.«Quellehistoirepourunsimpleaccouchement!Vouscroyezqu’ilfautlabâillonner?J’aientendudesfemmesquicriaientquandellesmettaientbas.C’estdéjàbienassezdangereux que nous nous trouvions dans lamême pièce, vous etmoi ; évitons d’être vus ensemble etd’attirerl’attention.»

L’autrehaussalesépaules.«C’estbruyant,ici,lanuit,mêmesansorage;ilyadesgensquihurlent,quibraillentetmêmequicrient.Personneneviendravoircequisepasse.»

Haletante,Maltas’efforçaitderéfléchir.Quelquechosen’allaitpasdutout;ceshommesn’avaientpasl’intentiondel’aider,etilsnel’écoutaientmêmepas.Pourquoilepremieravait-ilfeintdeseporteràsonsecours,pourquoil’avait-ilconduiteici?

Uneautrecontractiondétournasonattention.Impossibledepenserlorsquecelalaprenait;et,quandladouleurfutpassée,Maltasutqu’ellen’avaitquequelquesinstantspourreprendresesespritsetsongeràunesolution.Ilyavaitquelquechose,quelquechosequ’ellesavait,quelquechosed’évident,maisellen’arrivaitpasàseconcentrer.Leuraccentétaittropfort,etaucundesdeuxhommesn’avaitdetatouagesur levisage ; s’ilsétaientarrivésavec lavagued’immigrationdesesclavesaffranchis, ilseussentdûprésenterlesmarquagesfaciauxtypiquesdesréfugiés.Etpuis,commeladouleurlatenaillaitdenouveauet que les deuxhommes la regardaient tranquillement se débattre, les pièces de l’énigme semirent enplacesoudain.Laréponseétaitévidente:c’étaientlesfameuxespions,ceuxdontavaitparlélecapitaineLeftrin ; Chalcède avait enfoncé ses doigts sales jusque dans le désert des Pluies pour corrompre etallécherpardel’argent.C’étaientceshommesquiétaientderrièreJesslechasseuretsonprojetdetuerdesdragonspourleprofit.Naturellement.

Etellesetrouvaitenleurpouvoir,piedsetpoingsliés.Maisquevoulaient-ils?Qu’attendaient-ilsd’unefemmequiallaitaccoucher?

L’und’euxposalaquestionàl’autre.«Pourquoil’avez-vousprise,Arich?Elleesttropconnueetsonaspectsorttropdel’ordinairepour

quevouspuissiezlaramenercheznouscommeesclave.Etnousnesommespasenpositiondenégocierunerançon!Nousétionsconvenusderesterinvisibles,d’obtenircequ’ilnousfallaitleplusvitepossibleetdenousenalleraussitôtdecefichupays!»

Arichaffichait ungrand sourire.Malta se tordait au sol en tâchantde retenir sesgémissementsdedouleurtandisquel’enfants’évertuaitànaître.L’accouchementfaitpartiedesmomentslesplusintimesde lavied’unefemme,etvoilàqu’elleseretrouvait impuissantesur leplanchercrasseuxd’unbordel,sans mari ni sage-femme, sous le regard moqueur de deux espions chalcédiens. Sous ses jupes, ellesentait son enfantqui s’efforçait de sortir, toutprèsdenaîtredans ce lieu affreux.Ellen’avait qu’uneenvie:s’éloignerdeceshommes,chercherrefugenefût-cequedansuncoindelapièce.Ellehaletaitenessayantdenepasfairedebruit,decacherauxinconnusquesonenfantarrivait.Leursvoixs’imposèrentàsaconscience.

«Begasti, vous regardez,mais vous ne voyez pas : elle a des écailles, ainsi que vous l’avez dit,commelesdragons,etlerejetonquivasortirenaurasansdouteautant.Jel’aitrouvéeperdueaumilieudesponts,cettenuit,entraindesupplierqu’onl’aide.Personnenesaitqu’elleestici,etpersonne,àpartvousetmoi,nesauracequ’elleestdevenue.De lachairavecdesécailles,c’estde lachairavecdesécailles,monami;etquipeutdireàquoiressembleundragonarrachéàsonœuf?Tranchezlatête,lesmains et les pieds à notre hôte, ôtez tout ce qu’il y a d’humain chez l’enfant, et qu’obtenez-vous ?

Exactement ce que le duc nous a demandé de lui apporter ! La chair d’un dragon, dont sesmédecinsfabriquerontlesmédicamentsqu’ilréclame!

—Mais…mais…cen’estpasundragon!Ilss’apercevrontquelamédicationnemarchepas!Nousseronsexécutéssiondécouvrelasupercherie.

—Onneladécouvrirapas,parcequepersonneneseraaucourantquevousetmoi!Nousrentreronsaupays,nouslivreronslamarchandise,etnosfamillesnousserontrendues.Etnousauronsaumoinsunechancedenouséchapperpendantquelesmédecinssebagarrerontpoursavoirquiprépareralesélixirsdestinésàprolongerlavieduduc.Croyez-vousquenosprochesseportentbientandisquenoussommesiciàchercherunmoyend’abattredesdragonsalorsquenousnesavonsmêmepasoù ilsse trouvent?Non!Vousconnaissezleduc:àchaquepetitedouleurqu’ilressentira,iltrouveraunefaçondesevengersurnoshéritiers.C’estunvieillardmourant,auxabois,quirefusedecroirequesonheureasonné;ilestprêtàtouteslesbassesses,àtoutesleshorreurspourdurerencoreunpeu.»

L’enfant, le bébé nouveau-né de Malta, gisait à présent entre ses jambes, tiède et mouillé – etimmobile,horriblementimmobileetsilencieux.Lajeunefemmedemeurasansbouger,respirantàpetitscoups.Leshommessedisputaient,maiscelaluiétaitégal;elledevaitresterimpassible,nepastrahirquesonenfantétaitlà,vulnérable,niqu’ilpouvaitêtremort-né.Elledevaitlesauveretsesauverelle-même,carpersonneneviendraitàleuraide.Sonampletuniqueluicouvraitlesgenouxetdissimulaitsonenfant;elledevaitattendreet se taireensedemandants’ilétaitvivant jusqu’àceque ledélivresortîtdesonventre. Une fois détachée du nourrisson, elle devrait trouver à la fois la force et une stratégie pourattaquerleshommesetl’arracheràleursgriffes.Onnel’entendaitpas:pasuncri,pasunpleur.Allait-ilbien?Ellenepouvaitmêmepasl’examiner,dumoinspasencore.Allongéeparterre,lesgenouxrelevés,elle se mit soudain à trembler de froid, épuisée par son long effort, et les propos des deux espionspénétrèrentànouveaudanssaconscience.

«C’estdelatrahison!»Begastiétaitépouvantéetjetaitdesregardsaffolésdetouscôtés,commesidestémoinsdelascènepouvaientsauterdesmurspourlecondamner.«C’estlaviedenosfamillesquevousrisquezavecunplanaussidément!

—Jenelesrisquepas,pauvreidiot:c’estlaseulechancedelessauver.Lesdragonssontpartisetnousne les rattraperons jamais !Vouscroyezque leducchercheraàsavoirsinousavonsfait tous lesefforts possibles ?Vous croyez qu’il nous pardonnera un échec ?Non ! Tout lemonde paiera par lasouffranceetlamort.Ilnenouslaissequ’unesolution:letromperet,peut-être,nouséchapperavecnoshéritiers.Sinousn’yarrivonspas,cequenoussubironsalorsneserapaspirequecequenoussubirionssinous rentrions lesmainsvides !C’estnotreseuleoption.C’est lachancequiamiscette femmesurnotrechemin!Ilnefautpaslaisserpasserunetelleaubaine!»

Ilssetournèrenttoutàcoupverslajeunefemme.Elles’enroulasursonventredouloureuxetlaissaéchapperunlongcribas.«Allezchercherunesage-femme!fit-elleenhaletant.Allez!Allez!Ilmefautune femme,ou jevaismourir. »Elle s’agitabrusquement et sentit la chaleurdupetit corpscontre sescuisses.Ilétaitchaud!Ildevaitêtrevivant!Maispourquoinebougeait-ilpas,pourquoinecriait-ilpas?Ellen’osaitpasleregarderalorsqueleshommesavaientlesyeuxfixéssurelle;s’ilssavaientqu’ilétaitné,ilsleluiprendraientetletueraient,s’iln’étaitpasdéjàmort.

Begastihaussalesépaules.«Ilnousfautquelquechosepourconserverlachairetpourlatransporter.Duvinaigre,jepense,etdusel;lesaumuragelagarderaenétatetluidonnerapeut-êtreunaspectplusconvaincant.Àmonavis,untonneletseraitlemieux,pourdissimulercequ’ilcontient.

—Demain,je…»Begastisecoualatête.«Non,pasdemain:ilfautenavoirterminécettenuitpourembarquerdemain

matin.Vouscroyezvraimentquepersonnen’auraremarquésadisparition?D’icidemain,lesrecherches

auront commencé.Nousdevons accomplir le travail tout de suite, nous débarrasser des restes et nouséclipser.

— Soyez raisonnable ! Où voulez-vous que je trouve tout ça à une heure pareille ? Toutes lesboutiquessontferméesdepuisdesheures!»

Begastiluiadressaunregardmauvaispuisluitournaledospourfouillerdansundespaniersprèsdelaporte.«Etvousallezattendrequelesmagasinsouvrentpourfairevosemplettesavantderevenirfairecequidoitêtrefait?Neditespasd’idioties!Débrouillez-vouspourvousprocurercequ’ilnousfaut,puisrendezvisiteànotrecheramileMarchandCandral;dites-luidenoustrouverdesplacesàbordd’unbateau rapidequidescend le fleuve, avecunecabinequi fermeetquinous loge tous lesdeux.Ne luirévélezpasquejevousaccompagne:qu’ilcroiequejeresteàCassaricetquelamenacequipèsesurluidemeure.Le tempsqu’il se rendecomptequenoussommespartis tous lesdeux, il sera trop tardpourqu’ilnoustrahisse.»

Arichsecoualatête,furieux.«Et,pendantquejeprendstouscesrisques,queferez-vous?»Lesyeuxmi-clos,MaltavitBegastifaireunsignedelatêteverselle.«Jepréparerailacargaison,

répondit-ilfroidement,etAricheutlebongoûtdeblêmir.—J’yvais,dit-il,etilsedirigeaverslaporte.—Vousavezautantdecranqu’un lapin, lançaBegastid’un tonméprisant.Veillezà remplirvotre

rôle,etvite;nousavonsdupainsurlaplancheavantquelesoleilselève.»L’enfantetledélivreétaientàprésentsortis,maislenouveau-nénesefaisaittoujourspasentendre.

Malta leprotégeaitsoussesgenouxfléchisetcontinuaitàhaleteretàgémir,commedanslesaffresdel’accouchement.Lesdeuxhommesneluiprêtaientnulleattention;Arichenfilarageusementsonmanteauàcapucheetsortit.Duboutdesdoigts,lajeunefemmeavaitpeuàpeutirél’ourletdesatuniquedesousl’enfantinerteafindenepaslefaireroulerausolquandelleselèverait.Elles’efforçadenepassongeràsonprécieuxnouveau-né, encorehumideetgisant sur leplancher crasseuxd’unbordel ; ellegémit entournantlatêtedecôtépourestimerladistancequilaséparaitducouteausaleposéprèsdel’assietteetdelabouteille.

Elleavaittropattendu.«Ilvafalloirfairemoinsdebruit,maintenant»,ditBegasti.Sontonglacélaforçaàleverlesyeux;deboutdevantelle,iltenaituncordonentrelesmains.Unlacet?Ellecroisasonregardetylutàlafoisdeladéterminationetdudégoûtpourcequ’ils’apprêtaitàcommettre.

Maltalevalespiedsetfrappal’hommed’uneruadeenpleinventre;avecun«Ouf!»,ilreculaenchancelant.Elleroulasurleflancenpoussantuncrietsaisitlecouteaud’unemainetlabouteillecollantedel’autre.LeChalcédiens’étaitdéjàreprisets’approchaitd’elle.Ellefitdécrireunlargearcdecercleàlabouteille,quisefracassasurlamâchoiredel’homme,etellel’accompagnad’uneviolentebotteaveclecouteau.

Cen’étaitpasunearmefaitepourtuer,maisuncouteaudecuisineàlamecourtedestinéàcouperlaviandecuite,etmalaiguisépar-dessuslemarché.Ilglissasurlavestedel’espionsanspénétrerletissu;elleappuyadetoutsonpoids,et,àl’instantoùsonagresseurlaprenaitparlepoignetenjurant,lapointede la lame parvint à sa gorge découverte et s’enfonça. Elle ressortit le couteau puis le renfonça àplusieurs reprises,horrifiéeducontactdusangchaudetvisqueuxsur sesdoigts, etpourtantn’aspirantqu’àtranchercomplètementlatêtedel’homme.

Ilsemitàbattredesbraspourlarepousser,sesjuronssoudainchangésenmenacesgargouillantes;undesesmoulinetsfrappaMaltaàlatête,etelleallaheurterlemurderrièreelle.Lesmainsdel’hommetrouvèrent lemancheducouteauplantédanssoncouet le tirèrent ; l’ustensile tombapar terreavecunbruitmétallique,suividejetsdesangjaillissantdelagorgedel’espion.

Maltapoussaunhurlementd’horreuretrecula;puiselleseprécipitapours’emparerdesonenfantetleprotégerpendantqueBegastiparcouraitlapièceentitubant;iltombabrutalementàgenoux,lesmainsserréessurlagorgepourcontenirlesangquigiclaitentresesdoigtsépais.Ilregardalajeunefemme,lesyeuxécarquillés,labouchegrandeouverte,etpoussaungrognement,dusangcoulantdeseslèvresdanssabarbe;lentement,ils’effondrasurleflanc,lesmainstoujourssurlagorge,puisunspasmeconvulsifagitasesjambes.Maltas’écarta,l’enfantserrésursapoitrine,avecsurlespoignetslecordonombilicaltoujoursreliéauplacentaquipendaitentresesjambes.

Enfin,elleregardapourlapremièrefoissonenfant.Unfils;elleavaitunfils.Maisuncriétouffédeconsternationluiéchappasoudain.

Voilà comment s’achevait son rêvede sevoir sonpouponpotelé remis entre ses bras, emmaillotédansuntissupropre:sonenfantétaitnédansunbordel,ilavaitlajouecouvertedecrasseduplancher,etilétaitémacié.Ils’agitavaguementcontreelle.Sespetitesmainsétaientmaigres,aulieud’êtredodues,etsesonglesverdâtres;ilavaitdéjàdesécaillessurlatêteetlelongdelanuque.IlregardaitsamèreaveclesyeuxdeReyn,maisbleufoncé.Ilavaitlaboucheouverte,maisellenesutpastoutd’abords’ilrespirait.«Oh,monpetit!»s’exclama-t-elled’unevoixétouffée,suruntonoùsemêlaientl’excuseetlapeur. Ses genoux fléchirent, et elle s’assit par terre, le nourrisson sur les cuisses. « Je ne sais pascommentm’yprendre.Jenesaispascequejefais!»fit-elledansunsanglot.

Lecouteaugisaitparterreprèsdesongenou,maisilétaitcouvertdusangduChalcédien;l’idéedeletoucherluirépugnait,etplusencorecelledes’enservirpourcouperlecordon.Ellesongeasoudainàson pantalon qu’elle avait fourré sous sa tunique, et le déplia ; elle y déposa l’enfant et enroula lesjambes autour de lui, avec le cordon et le délivre. « Ça ne va pas, ça ne va pas du tout, dit-elle ens’excusant.Cen’estpascommeçaqueçadevaitsepasser,montoutpetit.Jeregrettetant!»

Il poussa tout à coup un petit vagissement, comme pour abonder dans son sens ; c’était un soneffrayant,empreintdesolitudeetdefaiblesse,maisMaltaéclataderire,raviequ’ilpûtenfincrier.Elleneserappelaitpasavoirôtésonmanteau,maisellevitqu’iltraînaitparterre,làoùelleavaitaccouché,humidededeuxsangsdifférents.SonmagnifiquemanteauAncien…Elledevraits’enaccommoder.

Begasti émit un long gémissement qui la fit reculer en chancelant contre le mur, où elle restatremblante.Puisilsetut.Pasletemps!Pasletempsderéfléchir!L’autrehommeallaitrevenir,etilnedevaitpaslatrouverici.Elleeutdumalàenfilersonmanteauetàlefermersansposerl’enfant,maisellerefusaitqu’ilquittât sesbras.Elleouvrit laporteet traversaen trottinant lepetit salonpar lequelelleétaitvenue.Ilfaisaitnuitnoireetlapièceétaitdéserte;ellen’entendaitnilesprostituéesnileursclients.Elleétaitépuisée,etlesmusclesdesonventreétaientcourbaturésd’avoirtropservi;dusangluicoulaitlentemententrelesjambes.Jusqu’oùirait-elleainsi?

Devait-ellefrapperauxportesdeschambres?Demanderdel’aide?Non;ellenepouvaitsefieràdespersonnesquidonnaientsciemmentasileàdesChalcédiensdansledésertdesPluies;mêmesiellescompatissaientàsasituation,ellesn’interviendraientsansdoutepasauretourd’Arich,parpeurouparcequelesespionsleurauraientgraissélapatte.

Ellefranchitlaported’entréeenemportantsonnouveau-nédanslanuitetl’orage.

Vingt-sixièmejourdelaLuneduChangement

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeReyall,GardienRemplaçantdesOiseaux,Terrilville,àDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug

ChersDetozietErek,Je trouve très curieux de vous envoyer ce message par bateau et non par oiseau, mais la

Guilde les tous consignés dans leurs pigeonniers jusqu’à ce qu’on parvienne à contenir lacontagion. Ceux qui sont en état de voler sont réservés pour les missives les plus urgentes.D’aprèsunerumeurquej’aientendue,onenacommandédenouveauxdeJamaillia,mais,mêmes’ilsarrivent,ilfaudradesmoispourétablirlescouplesdereproducteursetleurimprimerl’idéequ’ils doivent retourner ici et non à Jamaillia. En outre, je pense que la qualité d’oiseauxd’importationnepeutpaségalercelledeceuxquenousélevons,grâceauprogrammelancéparErek.Lamortde tous lespigeonsquenousavonsperdusme rendmalade,non seulementparcequ’ils constituaient notre réserve de reproducteurs, mais parce que c’étaient de petits amisvolants.Ilnemeresteplusquedeuxcouplesd’oiseauxrapidesdanslesnichoirsassignésàmessoins;jelesaiisolésparpaires,etjenepermetsàaucunautregardiendeleurapporteràmangeretàboire,nidenettoyerleurspigeonniers.Dèsquelesjeuneséclorontetmettrontdesplumes,jeles placerai de côté et les nourrirai à lamain afin de préserver autant d’oiseaux rapides quepossibledelacontagion.J’espèrequevousavezpugarderunepartiedecettesouche,carjeveuxprendretouteslesprécautionspourleurreproduction.

Onm’assurequemalettrevoyageraviteàborddubateausoi-disantétanche,maisjenepeuxpasm’empêcherdesourire:«voyagervite»n’apaslemêmesenspourtoutlemonde!Rienneremplacerajamaisnosoiseaux.

Quand vous recevrez ce message, je suppose que le mariage aura déjà eu lieu. Commej’aimeraispouvoiryparticiper!

Reyall

3Vol

COMMENTPOUVAIT-ONBASCULERsivited’unevieheureuseàuneexistencedemisère?Ladragonneavait réussi à s’envoler, elle avait chassé et tué, puis dormi profondément, le ventre plein pourlapremièrefoisdepuisdesjours.Elles’étaitréveilléefrigorifiéeàlasuitedesasieste,etl’espritdéjàtournéversunenouvellechasse.Sintaras’étaitlevée,puisétirée,avec,pourlapremièrefoisdesavie,lesentimentd’êtrenonseulementunereinedragonmaisunvraisouveraindestroisrègnes,delaterre,delameretduciel.

Elleavaithumésoigneusementlesollàoùsaproieétaittombéepours’assurerden’enoublieraucunmorceau,puiselles’étaitrendueauborddelacrêteescarpéepourobserverlepaysage;lesols’étendaittrèsloinencontrebas.Ledoutes’insinuaenelle,maiselleleréprimaimpitoyablement.Elleétaitarrivéeparlesairs,ellerepartiraitparlesairs.Maispourquoiretournerlàd’oùellevenait,aumilieudesautresdragons qui piétinaient pitoyablement la glèbe, pour retrouver un abri qui ne lui convenait pas et unegardiennequisubvenaitàpeineàsesbesoinslesplusfondamentaux?Non,ellen’avaitaucuneraisondevouloir revenir là-bas ; elle savait voler, désormais, et elle pouvait se nourrir seule. Il était tempsd’abandonner cette région glaciale pour gagner les sables gorgés de soleil dont elle rêvait depuis sasortieducocon;ilétaittempsdevivrecommeundragon.

Elle s’était élancée d’un grand bond du bord de la falaise, et, battant puissamment des ailes, elles’étaitélevéejusqu’àrejoindrelescourantsd’airquiaccompagnaientlefleuve,loinendessousd’elle.Ellepritlevent,lesailesincurvées,etselaissaemporterdeplusenplushaut;l’altitudeetlasensationdelibertél’enivraient,et,prenantunegrandeinspiration,ellelançaunviolentdéfiausoirquitombait.Sintara!rugit-elle,etelleéprouvaungrandplaisiràn’entendrenulleréponse.

Elleexécutaunlargecercleau-dessusdufleuveenhumantlesinformationsqueluiapportaitlevent.Lespremièresétoilesapparaissaientdansleciel,etcespectaclelaramenaàlaréalité.

Lesdragonssontdescréaturesde la lumièreetdu jour ;parchoix, ilsnevolentpasdenuit. Il luifallait trouverunsiteoùseposeretoùs’abriterdu froidnocturneetde lapluiequimenaçait.Elleserenditcomptequ’elledevaitchoisiraussiunemplacementquiluiassureraitunbonenvol;s’élancerduhautdelafalaiseavaitétébeaucoupplusfacilequeduborddufleuve.

Elle s’était inclinée avec l’intention de parcourir un grand arc de cercle,mais, le soir venu, l’airs’étaitrefroidietleventavaitforci;uncourantl’avaitsaisieetenvoyéedansunespiralebeaucouppluslargequeprévuquil’avaitdéportéeau-dessusdufleuveprofondettumultueux.

Pasd’affolement,sedit-ellesévèrement.Ellesavaitvoler,etlefaitdesetrouveràl’aplombdel’eaun’entraînait pas nécessairement un risque ; elle repoussa les souvenirs où elle avait dû lutter poursurvivreaumilieud’unecruesoudaine.Elleavaitvainculefleuve,alors,toutecrainteétaitvaine.Elle

battitdesailesets’éleva,soulagéequ’ilneplûtpas,maislecieldégagéavaitamenélefroid;lesoleilcouché, la température tombait encore, et Sintara sentit soudain la lassitude engendrée par sa longuejournée.C’était son premier jour de vol, et, une fois passée l’exaltation de l’envol, ellemesurait sonépuisement ; elle avaitmal non seulement aux ailes,mais aussi à l’échine, et elle sentait parfaitementl’effort qu’elle devait fournir pour garder ses pattes arrière dans l’alignement de son corps ; sesarticulationsaussiétaientdouloureuses.Elleprittoutàcoupconsciencedeladistancequilaséparaitdesdeuxrives.

Elleviradenouveaupoureffectueruncercle,et,encoreunefois,leventperfidelarepoussaloindelaberge,verslemilieuduflot.Elleparcourutl’horizonduregardàlarecherched’unsite,d’unehauteuroùseposer.Lefleuves’étendaitsouselle,d’unelargeureffrayante.Commeelleparcouraitunnouvelarcdecercle,sarésolutionsedurcit;ellesetournaversKelsingra,semitàbattredesailesetfiladroitverslacité.

Presquedroit :ellen’avaitpasprisencomptesonailemoinsmuscléequel’autrenisafatigue.Levent la fit dévier, et elle s’inclina en perdant de l’altitude avant de parvenir à se reprendre. Lesdéplacementsdel’airau-dessusdel’eausemblaientl’entraînerverslebasàprésent;elles’efforçaderésister,maisneputmaintenirsatrajectoire.Etpuis,commesilesortavaitdécidédelaprendreenpitié,ellevitunehautesilhouettesedresserhorsdel’eau,sombresurlefondindistinctdupaysage,etelleneputl’identifier.Qu’était-ce?Jadis,selonlessouvenirsd’undesesancêtres,ilyavaitlàunpont,mais…Ellecompritsoudaincequ’ellevoyait:lamassenoireétaitcequirestaitdutablier;elles’avançaitsurlefleuveetluifournissaitunterraind’atterrissage.Sintaralafixaduregardetsedirigeaverselle.

Maiselleétaitépuisée;elleavaitbeaumettretoutesavigueuràbattredesailes,elledescendaitdeplusenplus,etsonailetropcourtelafaisaitvirermalgrétousseseffortspourcompenser.Alorsqu’elleallaitparveniràsadestination,unebrusquerafaledeventlabouscula;déséquilibrée,ellen’avaitplusassezd’altitudepour reprendre sonassiette ; elle s’efforçade remonter,mais l’extrémitéd’unede sesaileseffleural’eauetralentitbrutalement.Ladragonneculbutaettouchaviolemmentlefleuve;lasurfacelagifla,puis,commesil’eauavouaitsoudainsanatureliquide,l’accueillit.Sintaras’abîmadanslefroid,l’humidité et l’obscurité ; elle s’enfonça, sentit ses griffes toucher le fond rocheux, puis le courantl’entraîna.Péniblement,ellerefermasesailesafindeprendreunesilhouetteplusfluideetmieuxrésisteràl’eau.Sesnaseauxs’étaientfermésparréflexeàl’instantoùelleavaitheurtélefleuve;sesyeuxétaientrestésouverts,maisellenevoyaitquelesténèbres.Àcoupsdepattes,degriffesetdequeue,elleluttacontrelecourant.

Sa tête jaillit soudainde lasurfaceetelleaperçutbrièvement laberge ;ellen’étaitpas loin,maishauteetescarpée.Lefleuvel’engloutitànouveauetentravaseseffortspourremonter;ellesemitàbattredespattesarrièreavecrégularitépouravanceràcontre-courant.

« Sintara ! » Le cri angoissé de Thymara ne retentit que dans son esprit, car l’eau l’empêchaitd’entendre.La jeune fille couraitdans les ruesdeKelsingra endirectiondu fleuveetde sadragonne.Dans quel but ? La sauver de la noyade ? Humaine ridicule ! Néanmoins, malgré le mépris que luiinspiraitl’inanitédesagardienne,sonattitudeluiréchauffalecœur.Ellebattitdelaqueueets’aperçutqu’elleprogressaitainsiverslarive.Sesgriffesdedevanttouchèrentdugravier,elleycherchaunepriseet,aprèscequiluiparutuneéternité,sespattespostérieurestrouvèrentappuiàleurtour.Unlongmoments’écoulaavantqu’elleparvîntauborddel’eau,et il luifallutencorepluslongtempspourescaladerlabergeescarpéeetrocheuse.

Elleatteignitpéniblementlesommetets’effondra,exténuéeetfrigorifée;lefroidlaralentissait,deuxdesesgriffesétaientarrachéesetsanglantes,etsesmusclestremblaientspasmodiquement.

Maiselleétaitvivante,etàKelsingra;elleavaitvolé,chasséettué.Elleétaitdevenueunedragonne.Elle leva la tête, soufflapourdébarrasser sesnaseauxde l’eauquiyétait entrée,puispritunegrandeinspirationetrugit:«Thymara!Jesuisici.Viensmerejoindre!»

Maltafuyaitenserrantcontreellesonenfantemmailloté.IlnebrillaitquederareslumièressitardàCassaric ; la pluie avait repris, les étroites voies de troncs étaient glissantes, et la terreur commel’épuisementavaientaffaiblilajeunefemme.Ellesentaitlesangruisselerlelongdesescuisses,et,bienqu’ellesûtquelessaignementsn’avaientriend’inhabituelaprèsunaccouchement,elleétait tourmentéepar toutes lesanecdotesqu’elleavaitentenduessurdenouvellesaccouchéesmourantd’hémorragie.Sielle mourait en cet instant, si elle tombait dans la nuit et l’orage, son petit mourrait avec elle. Il neparaissait pas solide ; au lieu de crier, il vagissait faiblement, comme pour protester contre un débutd’existencesibrutal.

Ellemettaitdeladistanceentreelleetlebordeloùgisaitl’hommequ’elleavaittué,toutenscrutantl’obscuritéetensedemandantoùétaitalléArichets’iln’étaitpasentrainderevenir.Siellelecroisait,ilnelaramèneraitpasdanslachambre:ill’assassineraitets’empareraitdesoncorps.Ellen’arriveraitjamaisàluirésister;ellen’avaitpasd’arme,elleétaitépuisée,etelleétaitencombréedesonnourrisson.

Elle songea soudain qu’elle devait descendre. Elle était complètement perdue,mais un fait restaitcertain :endescendant,onparvenait toujoursau fleuveetauxquais–etauMataf.Peut-êtreReyn s’ytrouvait-ilencore,àpersuaderLeftrindeserendredanslachambrequ’ilslouaient;c’étaitpeuprobable.Elleignoraitcombiendetempsétaitpassédepuisleurséparation,maisplusieursheures,sansdoute,et,encetinstant,Reyndevaitêtreàsarecherche,inquietdenepaslavoirdansleurchambre.Ehbien,sielleignoraitcommentyretourner,ellesavaitqu’enallantverslebaselleatteindraitàcoupsûrlefleuve.

Au pont suivant qu’elle franchit, elle choisit la voie la plus large et, parvenue au tronc, empruntal’escalier raide qui descendait en spirale. La ville paraissait déserte, toutes ses lumières amicaleséteintespour lanuit.Quandlesmarchess’arrêtèrentsurungrandpalier,ellesedirigeavers lepont leplus largepuis suivit la branchequi allait s’épaississant pourparvenir à unnouveau tronc et un autreescalierenspirale.Etellecontinuadedescendre.

L’enfant,d’unetaillesipetiteetsiinquiétantequandellel’avaitvu,étaitdevenuunfardeaudanssesbrasfatigués;elleavaitsoifetelletremblaitdefroid.Lesangdel’hommeluipoissaitencorelesmains,cesmainsquitenaientsonpetit,etlesouvenirdelascènenecessaitderemonteràsamémoire;cen’étaitpasleregretd’avoircommiscetactequil’assaillait,maisl’horreur.

C’estavecsurprisequ’ellesentitsoussespiedslaterrebattueenbasdel’escalier:elleétaitarrivéeauniveaudu sol.L’odeurdu fleuve l’accueillit lorsqu’elle se tournavers lui.Lesarbres étaient assezclairseméspourluilaisservoirl’éclatdansantdestorchesquibrûlaientenpermanencesurlesquais.Lechemin à ses pieds était noyé dans l’obscurité,mais, tant qu’elle se dirigerait vers les lumières, elleatteindraitsadestination, leMataf.Lavieillevivenef luiapparaissaitcommeleseulhavredesécuritéquiexistâtencoreaumonde,l’uniquerefugeoùonlacroiraitsielleracontaitsonhistoireextraordinaired’enlèvementpardeshommesquivoulaientladécouperenmorceauxetvendresachairécailleuseenlafaisantpasserpourdelaviandededragon.Elleavaitl’impressionquelebateaul’appelait.

Lesols’amollitàmesurequ’elleapprochaitdufleuve,etsonpieds’enfonçasoudaindansdelaboue.Elletrébuchaettombaàgenoux,entendantunemainpouréviterdes’écrouler,tandisquel’autreretenaitl’enfant;lecriqu’ellepoussaétaitempreintdedouleuretdejoieàlafois,carelleavaitsentisoussapaume des planches de bois dur. Les genoux brûlant de nouvelles écorchures, elle s’avança à quatrepattessur le trottoir,serelevaenchancelantetsuivit lechemin.Ilmenaitauxquais.Toutes les larmesqu’elle avait retenues ruisselaient à présent sur ses joues ; le pas chancelant, elle passa devant des

barques amarrées pour la nuit et des navires aux hublots obscurs.Quand elle vit une gabare en bois-sorcieravecdelalumièredanslacabine,ellesutqu’ellen’avaitplusrienàcraindre.

«Mataf!cria-t-elled’unevoixtremblante.CapitaineLeftrin!Mataf!Aidez-moi!»Elle tendit lebraspouragripper lebastingageetvoulut sehisseràbord,mais lebateauétait trop

haut.Accrochéeàlalisseparunemainensanglantée,elles’efforçadetrouverl’énergiedesemettreensécuritéavecsonenfant.«Àl’aide!cria-t-elleencored’unevoixquis’affaiblissait.Jet’enprie,Mataf,aide-moi,aidemonpetit!»

Elleentenditquelqu’unlanceruneexclamationd’untoninterrogateurdanslacabine,maisnulleportenes’ouvrit,nullevoixneluirépondit.

«Par pitié, aidez-moi ! » répéta-t-elle, au désespoir.À cet instant, une poussée de conscience dubateaul’envahitetlaréchauffa;filledeMarchandsetconnaissantbienlesvivenefs,ellesutaussitôtcequisepassait,etaussiquecegenredecontactétaitengénéralréservéauxmembresdelafamille:c’étaitunaccueiletilluiinfusaitdelaforce.

Jevaist’aider.C’estunenfantdemafamille.Donne-le-moi.Lapenséerésonnaenelle,aussiclairequesilesmotsavaientétéprononcésàhautevoix.«Prends-

le,jet’enprie»,dit-elle.Commeuneoffrandeàleurconfianceetàleurparentémutuelles,ellefitpasserlepetitpaquetpar-dessuslebastingageetledéposadélicatementsurlepontdeMataf.Ellenevoyaitplusson fils à présent et elle ne pouvait plus le toucher, et pourtant, pour la première fois depuis qu’ellel’avaitmisaumonde,ellelesentaithorsdedanger.Lavigueurdubateaulaparcourait,etellepritunelongueinspiration.

«Àl’aide!S’ilvousplaît,aidez-moi!»La conscience de la gabare sembla faire écho à son appel et le transformer en un ordre auquel

l’équipagedevaitseplier.Dupont,delagorged’unbébéqu’ellenevoyaitpas,montaunbrusquecridecolère,beaucoupplusfortqueceuxqu’ilavaitpoussésjusque-là.

«C’estunenfant!s’écriaunevoixféminine.Unbébé,unnouveau-nésurlepontdeMataf!—Àl’aide!»lançaMaltaencoreunefois,ettoutàcoupunindividuimmensesautadupontpour

atterrirprèsd’ellesurlequai.«Jesuislà,dit-ilsimplementd’unevoixgrave.N’ayezpaspeur,madame;GrandEiders’occupede

vous.»

Thymara courait dans les rues de la cité envahies d’obscurité. Kanaï l’avait quittée en criant :«Gringaletteestici!Jevaisluidemandersonaide!»Etils’étaitélancédanslesombrestandisqu’elles’éloignaitdansuneautredirection,ensuivant,nonsonsouvenirducheminparlequelilsétaientvenus,maissoncœur.

Lacolèreluidonnaitdesailes:elleétaitfurieusequeladragonnesefûtexposéeaudanger,etc’étaitun sentimentplus facile à laisser remonterque lapeurqui la sous-tendait –peurnon seulementd’unepossiblenoyadedeSintaramaisplusgénéralementdelacitéetdesspectresquil’habitaient.Certainesdesavenuesqu’elleparcouraitétaientsombresetdésertes,mais,audétourd’unerue,elleseretrouvaitsoudainfaceàdestorchesetdesfêtards,dansunevillequis’adonnaitàquelquefestivité.Lapremièrefois, elle avait poussé un cri d’épouvante avant de comprendre ce qu’elle voyait : des fantômes, dessouvenirsd’Anciensfixésdanslapierredesbâtimentsdevantlesquelsellepassait.Néanmoins,ellelesévitaitdanssacourse,contournantlescarriolesdesmarchandsambulants,lescouplesd’amoureuxetlespetitsgarçonsquivendaientdelaviandeépicéeenbrochettes.Leursbonimentsemplissaientsesoreilles,etlesodeurséveillaientdessouvenirstentateursdesfriandisesqu’ilsoffraient;lafaiml’assaillait,etlasoifaussi,attiséeparsacourse.

Sonpremiercontactaveclapierredemémoirel’avaitouverteàlaperceptiondecesfantômes,etellen’avaitplusbesoindetoucherquoiquecefûtpourlesfaireapparaître:illuisuffisaitdepasserdevantundesmursenpierrenoirepourque lessouvenirsde lacité l’engloutissent.Ellearrivasuruneplacedominéeparuneestradeenboisrécemmentérigée;desmusiciensyjouaientdecorsenargentbrillantetd’énormes tambours et cymbales. Thymara eut beau se boucher les oreilles, elle ne put bloquer lamusique spectrale. Elle traversa la place au galop, poussant un petit cri d’effroi lorsqu’elle passa autraversd’unjeunehommequiportaitunplateaugarnidechopesmousseusesau-dessusdesatête.

«Sintara ! » cria-t-elle au sortir de la place, et elle s’arrêta en jetant des regards éperdus autourd’elle.Ellevitune rue sombreetdésertebordéed’édifices silencieux ;plus loin,uneartistevêtuedeblancetd’argent jonglaitavecdesobjetsgroscommedespommesquiétincelaientcommedes joyaux.Elleenlançauntrèshaut,ilexplosaenunebrusqueaversed’étincellesetdepoussièrescintillante,etlafoule poussa des « oh » et des « ah ». Thymara, à bout de souffle, se rendit compte que ses jambestremblaient.Elleresserrasonmanteausursesailes;ellen’avaitplusdepointsderepèreetnesavaitpasoùellesetrouvaitdanslacité;pire,ellenepercevaitplusladragonne.Était-elleentraindesenoyer?Déjàmorte?

Ici.Viensici.Lajeunefillen’hésitapas.Ellesuivitlarueenténébréeenfaisantattentiondenepastrébuchersurle

pavéinégalnisurlesblocsdemaçonnerieécroulée;etpuis,passéunangle,ellesentitl’odeurdufleuveet levitquibrillaitd’unéclatargenté sous la lune.Là, sur ledallage rompu toutaubordde l’eau, sadragonnebien-aiméeétaitcouchée;Thymaracourutverselleetperçuttoutàcouplefroidetlafatiguequeressentaitlareine–etaussi…lafierté?Elleétaitcontented’elle-même?

«Jecroyaisquetutenoyais!—Ettuavaisraison.»Sintaraseleva,lesailesàdemiouvertesetdégoulinantes;l’eautombadeses

écaillespourformerdesmiroirsquireflétèrentlesétoilessurlespavésbrisés.Ladragonnereniflapuiséternuasoudain,àsapropresurpriseetàcelledeThymara.«J’aivolé,dit-elle,et lapuissancede lapensée derrière cette déclaration éclipsa l’humiliation de son plongeon dans le fleuve. J’ai volé, j’aichassé,j’aitué.JesuisSINTARA!»

Elle rugit le derniermot, et Thymara le reçut à la fois sous forme de son, de vent et de pensée ;l’exaltation de la dragonne l’emporta, et son moral remonta. L’espace d’un instant, peur et colèredisparurent,remplacéesparunsentimentdevictoirepartagée.

«TuesSintara,c’estvrai,ditlajeunefilleavecunsourireravi.—Faisdufeu,ordonnaladragonne;ilfautquejemeréchauffe.»Thymaraparcourutlesenvironsduregard,désemparée.«Iln’yarienquipuissebrûlerici;lebois

querejette le fleuveest trempé, lacitéestsurtoutconstruiteenpierre,et laplusgrandepartieduboisqu’onytrouvequandmêmeestenpoussière.»Alorsqu’elleréduisaitànéantl’espoirdeSintaradejouird’unpeudechaleur,ellesentitencoreunefoislefroidquitenaillaitladragonne.Jamaisellen’avaiteuaussifroid,etsoncœurralentissaitenréaction.

«Peux-tutedéplacer?Onpeutaumoinst’installerdansunbâtiment;ilyferapeut-êtreunpeupluschaud.

—Jepeuxmedéplacer»,réponditladragonne,maisd’unevoixsansforce.Ellelevalatête.«Jemerappellepresque…non,jemerappellecelieu.Lepontn’estpluslà,etlefleuveadétruitplusdedeuxruesetlamoitiéd’unetroisième.Ilyavaitdesentrepôts,etdesquaispourlespetitsbateaux;au-dessusd’eux,enhautdelacolline,ilyavaitlagrandePromenade,et,plusloin,laplacedesRêves.Et,au-delà,deuxruesplusloin,ontrouvaitla…

—La place des Dragons », fit Thymara alors que Sintara s’interrompait. Elle ignorait d’où ellesavait cela. Les souvenirs ancestraux…Était-ce ce queKanaï cherchait à lui expliquer ?Qu’une foisqu’elleavaitrêvéassezprofondémentaveclespierres,ellepouvaitserappelerlacitécommesielleyavaitvécu?

«Avecunesalledepansage,jem’ensouviensparfaitement.»Sintara accéléra le pas, etThymara se hâta pour rester à sa hauteur ; la dragonneboitait. «Tu es

blessée?demandalajeunefille,d’untoninquiet.—Quelquesgriffesabîméesàlapatteavantdroite;çafaitmal,maisçaguérira.Autrefois,c’étaità

lasalledepansagequelesdragonsserendaientpourtraitercegenredeblessure;lesAncienstranchaientlesgriffescassées,bandaientlesmoignonsrestantsavecdeslingespuisypassaientunenduitvernissantpour lesprotéger jusqu’à leur repousse ; ils suturaient aussi les entailles reçuesaucoursdescombatsnuptiaux,etilsôtaientlesparasites,lespouxd’écaillesetautres.

—Dommagequ’ilsnesoientpluslàpourt’aider»,murmuraThymara.Ladragonneneparutpasl’entendre.«Etilyavaitdesbassins,certainsremplisseulementd’eautrès

chaude,d’autresavecunenapped’huileàlasurface.Ah,sebaignerànouveaudansuneeaucourante!Puisensortirpourseroulerdansunecuvettedesableavantquedesserviteursmenettoientpourlaissermesécaillesluisantes…

— Plus rien de tout ça n’existe aujourd’hui, fit Thymara. Mais au moins le bâtiment peut nousprotégerduvent.»

Ladragonnecontinuabravementd’avancer,muettedésormais,etlajeunefilleréglasonalluresurlasienne.Ellestournèrentunanglepourseretrouverdansunerueilluminéedesouvenirs,mais,silareinelesvit,ellen’enmontrarien;elletraversalemarchénocturnedansleseffluvesd’encens,devianderôtieetdepain,etThymaralasuivit.

Àcôtéde la réalitémassivede ladragonne, les fantômesparaissaientpâles, leurgaieté fragile etfausse,échod’unpasséquineduraitpasdansl’avenir;lajeunefilleignoraitcequ’ilsfêtaient,maisilslefêtaientdefaçonfutile.Leurmonden’avaitpastenu,etleursriresqu’emportaitleventsemblaientsemoquerd’eux-mêmes.

«Parici»,ditSintara,etelletournapouremprunterunlongescalierauxmarchesbasses.À ses côtés, la jeune fille gravit les degrés en silence ; puis, alors qu’elles allaient parvenir au

sommet,unelumièredoréejaillitdel’encadrementdelaporte,accompagnéedemusiqueetdeparfum,tandisquelesbattantsenruinetournaientsurleursgondsengrinçant.Thymaracrutàuneillusiondueauxpierresdemémoire,maisladragonnes’arrêtaetcontemplalespectacled’unairétonné.

« Elle se souvient ! s’exclama-t-elle. La cité se souvient de moi. Kelsingra se souvient desdragons!»Ellelevahautlatêteetpoussauncoupdetrompeclair;lesonserépercutadanslasalle,quifutaussitôtinondéedelumière.

Thymara resta figée d’émerveillement : c’était de la lumière, de la vraie, non le souvenir d’uneépoquerévolue,et,devantsesyeuxébahis,lepremierpuislesecondétages’illuminèrentàleurtour,unéclat doré comme celui d’un fanal fusant des fenêtres. Comme des brindilles qui s’enflamment, lesbâtimentsdepartetd’autreréagirentàleurtour,etl’éclatgénéralinondalaplacedesDragons.Thymaraseretournapourlacontempler;lesstatuesquilabordaientprenaientdesteintesvives,etelleserenditcompteque lescarreauxdecouleurqui luiavaientparudisposésauhasardquandelle lesavait foulésformaientenréalitél’imaged’ungranddragonnoir.

Auloin,elleentenditlecoupdetromped’undragon.Gringalette!CedevaitêtreGringaletteenvolavecKanaïsurledos,etquilescherchait!IlsdevaientcertainementsavoiroùsetrouvaitSintara;inutiledoncdelesattendredehors,enpleinvent.Ellesuivitlareinedanslasalleaccueillante.

Thymaraallaitd’étonnementenétonnement.Lesmosaïquesmuralesquidépeignaientunpaysagedeplainesonduléesbrillaientd’unechaudelumière ;partout, la jeunefillevoyaitunesallemanifestementconçuepourabriter,nonunseuldragon,maisunevingtaine;leplafond,trèsloinau-dessusd’elle,étaituncielperpétuellementbleuavecunsoleil jauneéblouissantaumilieu,etlespiliersquilesoutenaientavaientune texturede troncsd’arbre.Le sol était poussiéreux,mais lui aussi émettait une chaleurqueThymarasentaitàtraverslasemelleuséedesesbottes.Leparfumdevenaitplusfortàmesurequ’elless’avançaient,maisdemanièreagréable.Dansunangle,à l’autreboutdelasalle,unescalieràéchellehumainemontaitdanslesétages.Lamusique,quiévoquaitlebruitd’unruisseausurdesgalets,lesattiraitdanslapiècesuivante.

« Grand Sâ ! » s’exclama Thymara en entrant. L’air de la salle se réchauffait, et l’humiditéaugmentait. Une dizaine d’immenses dépressions disposées en rang creusaient le sol, chacune munied’uneramped’accès,etl’uned’ellesseremplissaitlentementd’eaufumante…

Sanshésitation,Sintaradescenditdanslebassinets’installa,lementonposésurunpilierdepierreexactement à la bonne hauteur pour lui tenir la tête hors de l’eau qui lui léchait déjà les pattes. Ellepoussaunsoupirinterminable.«Chaud»,dit-elle,puiselles’enfonçadansleliquidefumantetfermalesyeux.

Thymaralaregardait,tirailléeentrel’émerveillementetl’enviedevantl’eauquicouvraitpeuàpeuledosdeladragonne.«Sintara?»fit-elleaveccirconspection,maislareinenemanifestaenrienqu’elleeût encore conscience de sa présence. Pourtant, la jeune fille mourait d’envie de lui demander lapermissiondelarejoindre;ellen’avaitjamaisvuunetellequantitéd’eaupropreetchaude:chezelle,àTrehaug,ilyavaitunhamacdetoilette,«baquet»tisséserréqui,enété,récupéraitl’eaudepluieetlalaissait chauffer au soleil ; mais Thymara n’avait jamais vu ni même imaginé quoi que ce fût quiressemblât à ce bassin pour dragons. Il y avait toute la place voulue dedans, et, en l’examinant, elleremarqua,àl’extrémitéopposée,desmarchesàtaillehumainequiydescendaient.Ah,celaluirevenaitàprésent ! Il y avait une équipe d’Anciens qui vivaient sur place et qui se chargeaient de gratter et denettoyerlesdragonsquiledemandaient.Lesarmoireseffondréesquibordaientlemurrenfermaientjadistouteuneréservedebrosses,d’huilesetd’autresaffairesd’étrillage.

Thymarabaissalesyeuxsursesvêtementsusés–enfin,plussalesqu’usés,àvraidire;quandonnedisposequed’unjeud’habits,leslaveretlesavoirsecsavantqu’onenaitbesoinétaitunpeudifficile,surtoutenhiver.Mais,danscettevastesallebienchaude,ilssécheraientsansdoutevite.Thymaraneputsoudainplusrésisteràlatentation.

Elles’approcharapidementdesmarches,ôtasesbotteset laissatombersonmanteausurelles.Ses«chaussettes»n’étaientplusquedeschiffonsdontelles’emmaillotait lespieds,etelle lesdéfitavecsoin:elleytenait,malgréleurétat.Elleretiradélicatementsalonguetuniqueenfaisantpassersesailesparlesouverturesdécoupéesdansledos;latuniquerejoignitsonpantalonsurletasdevêtements.Enfin,lajeunefilles’assitsurlescarreauxtièdesduborddubassinetplongealespiedsdansl’eau.

Ellelesretiraaussitôt:l’eauétaitbrûlante;ellenes’étaitjamaisbaignéedansuneeauaussichaude.Elleobservaladragonnesomnolente:Sintaraavaitl’aird’apprécierletraitement.Ànouveau,Thymaraapprochaprudemmentlepieddel’eau;oui,elleétaittrèschaude,maisnondefaçoninsupportable.Elledescendit une marche et pénétra lentement dans le bain. Il lui fallut du temps, mais elle finit pars’immerger jusqu’aumenton ; elleouvrit les ailes et sentit la chaleurde l’eau les envelopper– et lesapaiser:elleavaitacceptélefaitqu’ellesluifaisaienttoujoursunpeumal,commesesmainsetsespiedsquandelleavaitfroid.Quecettedouleurconstantecessâtétaitunpurbonheur.Elleselaissaallersurledos, mouillant ses cheveux puis les détachant dans l’eau ; quelle sensation ! Elle s’immergeacomplètementetsefrottalevisage,puisrépétal’opérationjusqu’àcequesapeaucrissâtsoussesdoigts.

Propre!C’étaitunmiracledepurplaisir.Elleselavalesmainsetnettoyasesonglesdeleurcrasse,puiselles’allongeadenouveau,seullevisagehorsdel’eau.C’étaitleparadis.

Lachaleurlavidaitrapidementdetouteambition;ellen’avaitenviequedeposerlatêtesurleborddubassinetdesedétendre.Ilyavaitsilongtempsqu’ellenesesentaitjamaiscomplètementréchauffée!Avecuneffort,elles’imaginaremettantsesvêtementsluisantsdesaletésursoncorpspropre,etcelalaréveilla;ellepritseshabits,lestrempadansl’eaupuissemitàlesfrapperdupoing.Unnuagemarronteintaaussitôtl’eauautourd’elle,etellejetaunregardinquietendirectiondeSintara.Ellenes’étaitpasrenducomptequesesaffairesétaientsisales!Ladragonneallait-elles’offenserdesoninitiative?Maisla reineétait apparemmentau-delàde touteémotion, sibienqueThymaraachevavivement sa lessive.Elle essora ses habits autant qu’elle le put, dépoussiéra une zone du carrelage chauffant à l’aide desguenilles qui lui tenaient lieu de chaussettes, les relava puis étendit ses vêtements bien à plat sur lescarreaux.Elleavaitfinidelesarrangeretselaissaitglisserànouveaudanslebassinquandelleentenditunbruit.Soncœurmanquaunbattement,puis elle jugeaqu’il s’agissait sansdoutede l’intrusiond’unsouvenirextérieurdanssonesprit.

ElleétaitàdemiimmergéequandKanaïs’exclamad’untonravi:«Maistuestoutenue!»Ellebondithorsdel’eau,attrapasatuniqueauvoletl’enfilaprestemententournantledosaujeune

garçon ; le tissu s’accrocha à ses ailes, et une éternité lui parut s’écouler avant qu’elle parvînt à secouvrircomplètement.«Qu’est-ceque tu fais là? lança-t-ellepar-dessus sonépaule,etelle se renditaussitôtcompteduridiculedesaquestion.

—Ben,jevouscherchais,toietSintara,pourvousaider!Tudisaisqu’elleétaitentraindesenoyer,maisellen’apasl’airdetrops’enfairemaintenant.Commenttuasréussicecoup-là?Ondiraitquelamoitiédelacités’estilluminée!Jepariequ’ilscrèventdecuriosité,del’autrecôtédufleuve.Ettoutecetteeau!D’oùest-cequ’ellevient?Gringalette!Gringalette,attends,madouce,qu’est-cequetufais?Commenttuasfaitça?»

Ladragonnerougeétaitdescenduedansunbassinvide,etaussitôt l’eaubrûlanteetparfuméeavaitcommencé à le remplir.Gringalette s’installait confortablement en agitant joyeusement la queue quandKanaïs’écria:«Hé,attends-moi!etsemitàsedéshabiller.

—Tunevaspasfaireçadevantmoi!protestaThymara,offusquée,maisilsetournaverselleavecungrandsourire.

«C’esttoiquiascommencé;etpuisjesuisglacé.»Illaissatombersesvêtementssurlecarrelageetsautadansl’eau.«Ouille!C’estchaud!Commenttusupportesça?»Ils’étaitrapprochédubordetlaregardait.

«Entrelentementdansl’eau»,répondit-elle,etellesedétourna.Sintaraavaitouvertlesyeuxetlesobservaittouslesdeuxd’unairagacé.Kanaïrestaoùilétaitet

laissa l’eau monter autour de lui, puis il se déplaça jusqu’à l’extrémité du bassin la plus proche deThymara,lesjouesrouges,lescheveuxdégouttants.

«Alors,Sintara ?Hé,magrande !Regarde-moi, princesse !Comment tu as fait ?Comment tu asréussiàilluminertoutelaville?Gringaletteetmoi,onestvenuspleindefois,maisriennes’estjamaisallumé,etonn’ajamaiseudroitàunbain–enfin,jusqu’àaujourd’hui.»

Sintaratournalatêteversluisursonrepose-menton.ThymaraétaitrestéepantoisedelafaçondontKanaï s’était adressé à la dragonne,mais elle sentait queSintara ne s’offusquait pas d’être traitée deprincesse;Kanaïnemesuraitpeut-êtrepasleplaisirqu’ilavaitfaità lareine,maislajeunefilles’enrendaitcompte,elle :Sintaraavait ressuscité lacitéalorsqueGringaletten’yétaitpasarrivée.Cefutpeut-êtrelaraisonpourlaquelleelledaignaluirépondre.

«Lacitéattendaitpeut-être le retourd’unvraidragon ; je luiai simplementditceque jevoulais.C’est ainsi que fonctionne Kelsingra, comme toutes les cités Anciennes : elles ont été bâties pourl’agrément des dragons, pour nous attirer afin que nous passions du temps parmi les Anciens ; s’ilsn’avaient rien fait pour nous plaire, pourquoi serions-nous venus ? » Ses yeux tournoyaientparesseusement,empreintsdeplaisir,etellelesrefermalentement,laissantlesdeuxjeunesgensréfléchiràsadéclaration.

« Regarde tes ailes ! s’exclama soudain Thymara, et elle s’approcha pour examiner la dragonne.L’une est plus faible que l’autre ; elle grandira. » Sintara paraissait contrariée qu’on lui rappelât sondéfaut.

«Maisellesgrandissentencemomentmême!Commelesdragonsonttousgrandiquandilsontpasséunenuitsurlaplaquedechauffage,pendantnotrevoyage.Ellessont…extraordinaires!Lesmembranes,lesveines…Jenesaispascomment l’appeler,maisças’épaissitdéjà,et lescouleursdeviennentplusvives;j’ail’impressiondelesvoirserépandrecommeuneplantegrimpantequienvahitunarbre.Toutestes teintessontpluséclatantespartout,mais tesailessont incroyables !S’ilyenauneplus faiblequel’autre,jeneladistinguepas.

—C’estunefaiblesseinfime,quin’estsansdouteapparentequepourmoi.»Sintarasedressasoudainetdéployasesailes.Ellelesagita,enfaisantpleuvoiruneaversesurles

deuxgardiens.«Oui,ellessontplusfortes!»Elleavaitl’airravi.Elles’immergeadenouveauet,cettefois,laissasesailesàdemiouvertesafindemieuxlestremper.«C’étaitceladontj’avaisbesoin.

—Etc’estdeçadontlesautresdragonsontbesoinaussi?»demandaThymara,circonspecte.ElleavaitjetéunregardendirectiondeGringalette:ladragonnerougedeKanaïétaitpluspetiteetplusrondequeSintara;sespattesavaienttoujoursparucourtaudesàlajeunefille,etsaqueuepasassezlongue.Lareine bleue évoquait un lézard tandis que la petite dragonne ressemblait plutôt à un crapaud.Mais, àprésent qu’elle s’étirait et s’alanguissait dans l’eau fumante, sa métamorphose était presque aussistupéfiantequecelledeSintara.Leréseaudeveinesdesesailesrougesprenaitunéclatàlafoisnoiretdoré.Comment était-il possibleque saqueueet sespattes eussentdéjàgrandi ?Pourtant, ladragonneavaitl’airplusgrandeetmieuxproportionnée.Àmi-voix,Thymarademanda:«Gringalettechange,elleaussi?

—Oui. »Kanaï s’exprimait d’un tonblasé. «Tu te rappelles, on avait trouvéunede cesplaqueschauffantesquandonaétéséparésdevous ;ehbien,elleyapassépasmalde temps,et jepensequec’estpourçaqu’elleapuvoleravanttouslesautres.Lesdragonsaimentlachaleurquilesfaitgrandir.»Ilagrippasoudainlereborddubassinetsehissaàmoitiéhorsdel’eau.«Etiln’yapasquelesdragonsqueçafaitgrandir!

—Tuesobscène!Couvre-toi!»Kanaïbaissalesyeux,eutunpetitrire,maispritdocilementsachemiseetladrapaautourdesataille

enlatenantd’unemainàlahanche.«Jeneparlaispasdeça.Tesailes,Thymara!SitucroisquecellesdeSintaraontchangé,tudevraisvoirlestiennes;ouvre-les,papillon,qu’onlesadmire.»

L’eau ruisselait sur la poitrine et les jambes nues du jeune homme ; les écailles soulignaient lesmusclesdesontorseetdesonventre,maisilavaitapparemmentacquisuneépaissetignassenoireaussi.Levoirainsiétaitfrappant,maispluschoquantencoreétaitlesouvenirquirevintbrusquementàThymaradujouroùilsavaientfaitl’amour,etquigénéraenelleuneautresortedechaleur.Non,paslui,sedit-ellesévèrement. Je n’ai jamais fait l’amour avec lui. Je n’ai jamais couché avec personne !Mais elle nepouvait chasser le souvenir ni refroidir le désir qui lui chauffait le ventre. Elle recula d’un pas, et ils’arrêtanetavecunlargesourire.

«Jenetetoucheraipas,promit-il.Jeveuxseulementvoirtesailes.»

Elleluitournaledos,lesjouesbrûlantes.«Ouvre-les»,dit-il,etelleobéit.Desgouttelettesd’eauprisesdanslespliscoulèrentsursondoset

lachatouillèrentquandellelesdéploya;ellefrissonna,etKanaïéclataderire.«C’estincroyable!Lescouleurs ont bougé.Ah,Thymara, elles sontmagnifiques ! J’aimerais que tupuisses les voir : tu n’enauraisplusjamaishonteettunelescacheraisplusjamais.Agite-lesunpeu,tuveux?»

Elle sentait saprésence troublantederrièreelle, et ellecherchaà sedistrairedecette tentationenbattant légèrement des ailes ; la sensation la surprit : elles étaient puissantes et elles avaient grandi,commesiellesn’avaientattenduquecetteoccasionpourcroître.Ellelesagitadenouveau.Voler…Était-ceàsaportée?Ellerefoulacetteidée.Sintaraluiavaitaffirméqu’ellenevoleraitjamais;pourquoisetourmenter?

Kanaïs’étaitencoreapproché,etellesentaitsonsoufflesursanuque,saproximité.«S’il teplaît,murmura-t-il,jesaisquej’aiditquejenetetoucheraipas,maisest-cequejepeuxtouchertesailes,s’ilteplaît?»

Sesailes.Quelmalcelapouvait-ilfaire?«Vas-y,répondit-elleàmi-voix.—Ouvre-lesengrand,s’ilteplaît.»Elleobéitetsentitlejeunehommesaisirl’extrémiténervuréedel’uned’elles;elleavaitbizarrement

l’impressiondeletenirparlamain:lessensationsressemblaientàcellesqu’elleéprouvaitduboutdesdoigts.Ildittoutbas:«Dommagequetunepuissespasvoirça;cetteligne,là,esttoutedorée.»Ilsuivitl’ailedel’index,etellefrissonnaàcecontact.«Et,derrière,c’estd’unbleucommeceluiducieljusteavantlanuit;ici,c’estd’unblancquibrilled’unéclatpresqueargenté.»Ilétiralamembrane,et,trèsdoucement,laparcourutdel’épaulejusqu’àlapointe.Thymaraeutunnouveaufrisson,maisdechaleur,nondefroid.

Unepenséeinsoliteluivintsoudain:ilseservaitdesesdeuxmains.Elle referma brutalement ses ailes et se retourna d’un bloc. La chemise de Kanaï était par terre.

«Oups!»Etileutunsourireespiègle.«Cen’estpasdrôle!»s’exclama-t-elle.Lesouriredujeunegardiens’élargit,et,commeellesedétournait,elleneputseretenirdesourireà

son tour. Si, c’était drôle ; indélicatmais drôle ; typique deKanaï.Mais elle en éprouvait aussi unegrandegêne,etelles’éloignadelui.

«Oùtuvas?»Ellel’ignorait.«Jeprendslesescaliers;jeveuxvoircequ’ilyaenhaut.—Attends-moi!—Tuferaismieuxderesteraveclesdragons.—Jenevoispasl’intérêt:ilsdorment.—Alors,remetsaumoinstonpantalon.»Il éclata de rire à nouveau,mais elle refusa de le regarder. Sans l’attendre, elle retourna dans la

premièresallequ’ilsavaienttraverséeetsedirigeaversl’escalier.Ilfaisaitplusfroidquedanslasalleauxbassins,etsondos,soussatuniquehumide,secouvritdechairdepoule.Elleavaitfaim,maisellechassacettepréoccupationdesonesprit:ellenepouvaitrienyfairepourlemoment.

Lesmarchesmontaientenspiraleautourd’unpilieretdébouchaientsurunepièceàtaillehumaineetmoins richement décorée, pleine demeubles effondrés et à peine identifiables ; le plafond illuminaitl’ensemble d’un éclat doux, et une fenêtre donnait sur la place desDragons. Thymara passa quelquesinstantsàadmirerlavue.Kanaïavaitraison:cequ’avaitfaitSintarapourilluminerlebâtiments’étaitétendu;unelumièrevivejaillissaitdesouverturesdesédificesvoisins,et,partoutdanslacité,d’autresconstructions s’étaient éclairées, dont certaines surlignées de l’extérieur tandis que leurs fenêtres

restaient obscures. Les Anciens se servaient-ils de la lumière pour décorer certaines villes commed’autres employaient la peinture ou la sculpture ?Çà et là, au loin, des bâtiments s’étaient illuminés,jusqu’aupieddesfalaisesàl’autreboutdelacité;oneûtditquedesgensyvivaient,spectacleàlafoisréjouissantetinquiétant.

« Je te l’avais bien dit : la cité n’est pas morte. Elle attend que nous, dragons et Anciens, laremettionsenmarche.»KanaïavaitmontélesmarchessansbruitetsetenaitderrièreThymara.

« Peut-être », admit-elle, et elle suivit le jeune homme qui s’en allait en exploration. Il s’arrêtadevantuneportedehautetaille,enboismaisornéedepanneauxdemétalavecdesmotifsenronde-bosse,cequiexpliquaitpeut-êtrequ’elleeûtsurvécu.Kanaïl’ouvritetditd’untonperplexe:«Oùest-cequeçamène?»

Thymarapénétraàsasuitedansun largecouloirsur lequelouvraientd’autresportessemblablesàcellequ’ilsvenaientdefranchir.«Ellessontfermées?»fittouthautlejeunehomme,etilenpoussaune;ellepivotaensilence,etils’arrêtasurleseuil,hésitant.

«Qu’ya-t-illà-dedans?demandalagardienneenlerejoignant.—Unechambre»,répondit-il,maisilnebougeapas.Thymara se dressa sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule.Une chambre, en

effet. Beaucoup de logements qu’elle avait visités étaient vides, comme si leurs occupants avaientemportéleursaffairesenpartant,tandisqued’autresnerenfermaientplusquedesmeublesdétruitsparlapourriture,mais cette pièce était différente ; il y avait un bureau et une chaise en bois sombre,maisrecouvertsd’unproduittrèsbrillantoùs’inséraientdescouleurs.Thymaraavaitvuunjourunpetitcoffrettrèscher,àTrehaug,aveccetypedefinition.Unhautmeubledumêmestyleoccupaitunangledelapièce,etsursesétagèresreposaienttoutessortesderécipientsenverreetenterrecuite,bleuspourlaplupart,maiscertainsorangeetargent.

«Regarde, un lit en pierre.Qui voudrait coucher sur un lit en pierre ? »Kanaï s’avança dans lachambred’unpashardi,etThymaral’imitaplus timidement.Elleavait l’impressiond’êtreuneintruse,commesilaporteétroitedufondrisquaitdes’ouvriretlesoccupantsd’enjaillirpourdemandercequelesdeux jeunesgens faisaient chezeux.Elle s’approchades étagères etyvitunpeigneetunebrosse,apparemmentenverre;lessoiesdelabrosseétaientraidessoussesdoigts.

« Je prends ça ! » s’entendit-elle déclarer, stupéfaite de son ton avide ;mais elle n’avait plus debrosseàcheveuxdepuisqu’elleavaitperdulasiennedesmoisauparavant.Ellevitsurlebureauunobjetplatquiressemblaitàunlivre,mais,quandellel’ouvrit,ilsedépliaentroispanneauxgarnisdemiroirs;elleseregardaetneputdétacherlesyeuxdesonimage.Était-cebienelle?Sintaral’avait-ellechangéeàcepoint?

Lajeunefille«marquéeparledésertdesPluies»avaitdisparu;elleavaitdevantelleuneAncienne,le visage étroit, les traits soulignés par de fines écailles bleues, qui se retrouvaient dans la raie quiséparaitsescheveuxhumides,lissesetnoirs.Ellelevalamainpourtouchersonvisageets’assurerquec’était bien son reflet qu’elle voyait ; elle resta alors saisie devant le bleu cobalt de ses griffes et lefiligraneargenté,semblableàuneplantegrimpante,quicouraitduboutdesesdoigtssur ledosdesesmainsetjusqu’àsescoudes.Iln’existaitpasavantqu’elleentrâtdanslebain,elleenavaitlacertitude.

ElleavaitencorelesyeuxrivéssurlesmiroirsquandKanaïintervint.«Cequ’ilyalà-dedansvateplaire encore plus : des vêtements de fille, en tissu Ancien, comme la robe d’Alise. C’est très joli,argenté,bleuetvert,tescouleurs.Etdesmulesdelamêmematière,maisenpluslourd.

—Laisse-moivoir!»s’exclama-t-elle.Il se détourna des étagères fixées derrière la porte étroite en brandissant une pièce de vêtement

chatoyante,verteetbleue.LecœurdeThymarafitunbond.

Kanaïlaregardaavecungrandsourire.«Ilyenaplein,là-dedans;tupourraispartager,siceshabitsvontàcertains.»

Elle l’écartade l’épaule et sesdoigtsparcoururent lesplis empilés.Argent comme le fleuve,vertplusvertqueDente,bleucommeSintara.Fébrile,elleavaitlesoufflecourt.

«Hé,jetteuncoupd’œilderrièretoi!»lançaKanaï.Elleobéitetseretrouvadevantlesmiroirsqu’iltenaitàsonintention.«Ellesteplaisent,tesailes?»

demanda-t-il,puis il se tutdevant l’expressiondestupeurde la jeune fille.Des larmesperlaientà sesyeux,etellesentaitseslèvrestrembler.Ellen’arrivaitplusàparler.

«Tunelesaimespas?»fit-il,ahuri.Ellel’étaitencoreplus.«Kanaï!Jesuismagnifique!—Çafaitunmomentqueje te lerépète.»Ilparaissaitagacéqu’elleeûtdoutédesesdires; il la

regardapuisdétournalesyeux,commesoudaingêné,etsedirigeaverslelitdepierre.«Bizarre»,dit-ilens’asseyant.Puisiltressaillitetserelevad’unbond.«Ilm’atripotélesfesses!»

Tousdeuxexaminèrent l’empreintedesonfondementquis’effaçait sur le lit,qui repritbientôt sonaspectlisseetuniforme.Lejeunehommeposaunemainprudentesurlasurfaceetappuya:elles’enfonçalégèrement.«Ondiraitdelapierre,maisçadevientmouquandonappuiedessus;etc’esttiède.»Ilserassitpuiss’allongea.«Ah,douxSâ!Jen’aijamaisdormisuruntruccommeça.Viensessayer!»

Elleposad’abordunemainsurlelit,puiss’yassitaveccirconspection.Ils’adaptaobligeammentàsesformes.

«Étends-toi,ilfautquetusentesça.»Kanaïs’écartapourluifairedelaplace.Elles’installaetrestaunmomentsurledosàcontemplerleplafondquidispensaitunedoucelumière.Ellesoupirasoudain.«Ils’ajusteàmesailes;ilyasilongtempsquejenepeuxpasmemettreàplatsurledos!Etc’estchaud.

—Onn’aqu’àdormirici.»Thymaratournalatêteverslui.LevisagedeKanaïétaittoutprèsdusien,etellesentaitsonsouffle

surseslèvres.L’eaubrûlantedubassindesdragonsavaitavivésescouleursàluiaussi.Kanaïlerougevif.Ilétaitsplendide–etelleaussi.C’étaitlapremièrefoisdesaviequ’ellesesentaitbelle.Lejeunehomme la regardait, et elle crut soudain ce qu’elle lisait dans ses yeux. Quelle ivresse de se savoirattiranteetdevoircetteséductionreflétéedanssonregard!C’étaitune ivressecommeellen’enavaitjamaisconnu.Elleessayasonsouriresurlui;ilagranditlesyeux,etellel’entenditavalersasalive.

Elle s’avança et accepta son baiser goulu. La sensation était familière et inconnue à la fois. Ils’approchad’elle.«J’aienviedetoi,murmura-t-il.J’aienviedetoidepuisquejet’aivuelapremièrefois,mêmequandj’étaistropbêtepoursavoircequejevoulais.Rienquetoi,Thymara;s’ilteplaît.»

Elleneréponditpas,s’interditmêmed’imagineruneréponse,maisouvritseslèvresàsonbaiseretnereculapasdevantsesmainsexploratrices.Ellel’acceptasurelle,etlelitAnciensleurfitunberceauqui leur rendit leur chaleur. Lemoment vint où elle s’attendit à ressentir de la douleur,mais où ellen’éprouvaqu’undouxplaisir.J’étaisprête,sedit-elle,etpuisellecessadepenser.

«Jeveuxm’enaller.»Ilétaitencoretrempé,et ilavaitàpeineeule tempsdereprendresonsouffleaprèsêtrerevenuau

bateauaupasdecourse.ReynavaitatteintleMataflepremier;ilsupposaitquec’étaitpurechancesiHennesie l’avait rencontré et lui avait appris que Malta et l’enfant étaient en sécurité à bord de lavivenef.Lesecondluiavaitditd’allervoirsafemmependantquelui-mêmeiraitchercher lecapitaineLeftrinetSkelli.Tillamon,lasœurdeReyn,étaitaussienchasseetfouillaitencompagniedeSkellitouslesendroitsde lavilleoùMaltaeûtpudemanderde l’aide.L’Ancien regardasonépouse,enveloppéed’unerudecouverturedubord,deboutprèsdufourneaudelacoquerie,etilbattitdespaupièrespouren

chasserlesgouttesdepluietoutens’efforçantdecomprendrecequisepassait.Enfin,unequestionluivintàl’esprit.«Oùestl’enfant?Hennesiem’aditquetuavaisl’enfant.»

Maltaleregardafixement,et,sicelaétaitpossible,pâlitencoreplus;sesécaillesn’enressortirentquedavantage;elleavait l’aird’unesculptured’ivoirerehausséedebijoux.«Sur legaillardd’avant,murmura-t-elle.Matafavaitbesoinqu’onleplacelàpourpouvoirl’aider.J’avaissifaimetsisoifquejesuisalléeàlacoquerie;jevoulaisemporterlepetit,maislebateauarefusé:ildoitresterlàoùilest.»Elles’interrompitensemordillantlalèvre,puisellerepritd’unevoixrauque:«MaisMatafditquesesmoyenssontlimités,etque,sinousvoulonsquel’enfantvive,nousdevonstrouverundragonquil’aidera.Et je dois t’avouer, Reyn, que j’ai tué un homme cette nuit, un Chalcédien. » Elle le regarda, etl’incrédulité qu’affichait sonmari se refléta dans ses propres yeux. Le front plissé, elle ajouta : « Jepense qu’il s’agissait de l’espion qui voulait faire abattre les dragons et les envoyer enmorceaux enChalcèdepourenextrairedesmédicaments.Mais ilyenaunautreet ilest toujoursdans lesparages.Reyn, il s’apprêtait à me tuer avec l’enfant pour nous découper en pièces qu’il aurait emportées enChalcède,avecl’espoirdelesfairepasserpourdelachairdedragondestinéeàfabriquerdesproduitspourguérirleducdeChalcède.»

Illadévisagea,lesyeuxécarquillés.«Assieds-toi,machérie,etboistonthé.Cequetumeracontesn’aniqueuenitête;mais,avantquetum’expliques,jeveuxvoirnotreenfant.

—Naturellement.Bellineestprèsdelui;jenel’ailaisséqu’unmoment,letempsdemelaveretdemangerquelquechosedechaud.»Elleregardasesmainsproprespuisrelevalevisage.«Jenel’auraisjamaisabandonné,tulesaisbien.

—Jenel’aijamaisenvisagé.Mais,machérie,jenecomprendstoujoursrienàcequetudis;jecroisquetunevaspasbien,mais,avantd’enparler,jevaisvoirnotreenfant.Toi,repose-toi,jerevienstrèsvite.

—Non,jet’accompagne.Viens.»Ellepritsachopeetsemitenrouteàpaslents.L’espritcommeengourdi,Reynsortitderrièreellesouslapluieet longealeroufdansleventet la

nuit.Matafneressemblaitàaucuneautrevivenefqu’ilconnût;lebateaun’avaitpasdefiguredeproue,etdoncpasdeboucheaveclaquelles’exprimer;pourtant,Reynsentaitnettementsaprésence,etceavantmême d’êtremonté à son bord. La vivenef était pétrie de conscience. Une faible lueur brillait sur legaillardd’avant,oùonavaitmontéunabrien toile.Reynsebaissapour franchir le rabatet se trouvadevantunegrandefemmeassiseprèsd’unelanternesourdeetd’unnouveau-nétrèspetitquireposaitsurlepontdebois.L’hommerestafigédevantcettescène,incapabledeprononcerunmot.

Malta lui agrippa le bras. « Je sais, dit-elle, le souffle court. Il ne ressemble pas à ce que nousespérions. Il est marqué, comme la sage-femme m’en avait prévenue, et comme tout le monde lecraignait;maisilestvivant,Reyn,etc’estnotreenfant…»Savoixsebrisa.«Tuesdéçu,n’est-cepas?

—Jesuissidéré.»Iltombalentementàgenouxetavançaunemaintremblante;ilregardasafemmepar-dessussonépaule.«Puis-jeletoucher?Leprendredansmesbras?

—Touche-le,»réponditMaltaens’accroupissantprèsde lui.Lagrandefemmes’écartapour leurlaisserlaplace,lentementetavecdélicatesse,sepenchapourpasserlerabatetsortit,leslaissantseuls;ellen’avaitpasditunmot.Reyntenditlamainverslapoitrinedesonfils:ellelacouvraittoutentière.L’enfantbougea,tournalatêteversReynetleregardadesesyeuxbleumarine.«Maisneleprendspasdanslesbras,poursuivitlajeunefemme.

—Net’inquiètepas,jenelelaisseraipastomber.»Ilneputs’empêcherdesourire.«Cen’estpas laquestion,murmura-t-elle. Ildoit resterencontactavecMataf ; lebateau l’aideà

respirer,etsoncœuràbattre.

—Comment?»Reyneutl’impressionquesaproprerespirationluimanquait,quesonproprecœurseglaçait.«Pourquoi?Qu’est-cequinevapas?»

Lamainfinedesonépouserejoignitlasiennesurlapoitrinedeleurfils,refermantlecerclequ’ilsformaientàeuxtrois.«Reyn,notrefilsestmarquéparledésertdesPluies,lourdementmarqué;voilàcequeçaveutdire,et laraisonpour laquelle tantdefemmesécartentd’elles leursenfantsavantqueleurattachementpoureuxdeviennetropfort.Ilsebatpoursurvivre.Sonorganismeaétémodifié;iln’estpashumainetiln’estpasAncien:ilestentrelesdeux,etilyadesanomaliesenlui–oudumoinsc’estcequ’affirmeMataf. Ilditpouvoir lemaintenir envie,mais,pour le changerautantqu’il le fautpour luipermettre de survivre, il faut un dragon. Ces créatures sont capables d’opérer des transformationsparticulières, similaires à celles que nous a fait subir Tintaglia, qui permettront à son organisme defonctionner.»

Onentenditunpaslourdsurlepont,etlerabatdetissufutbrusquementsoulevé.«Monbateauvousparle?»demandasèchementLeftrin;ilparaissaitvexé.

Maltaleregardasansselever.«C’étaitindispensable,répondit-elle.J’ignoraiscedontavaitbesoinmonpetit,etilafalluqu’ilmel’explique.

—Mafoi,j’aimeraisbienqu’onmetienneaucourantdecequisepassesurmonproprebateau!— Je peux m’en occuper, cap’taine. » C’était la femme, Belline, qui rentrait sous l’abri, qui

commençait à devenir surpeuplé. Elle parut percevoir le besoin qu’avait Reyn de rester seul avec safemmeetsonfils,àmoinsqu’ellepréférâts’entretenirenprivéavecsoncapitaine.«Retournonsaurouf,etjevousdiraicequecepetitfaitlà.Skelliestrevenue?

— Je l’ai croisée alors que j’essayais de réveiller un préposé aux ascenseurs.Hennesie a trouvéMaltaetl’enfantetaenvoyéSkellim’avertir;ilramèneTillamon,lasœurdeReyn.EllenousaaidésàchercherMalta.

—Alorstoutvabien.Venez,jevaispréparerducaféetvousracontercequejesais.»Leftrindemeurauninstantindécis,puissedécida,peut-êtreenvoyantleregardimplorantdeReyn.

«D’accord»,dit-ilbrusquement,etilsortit.Dèslors,Maltas’allongeaautourdesonenfant,et,sanshésiter,Reynenfitautantdel’autrecôté,si

bienquelenouveau-néétaitencadréparlesarcsdeleursdeuxcorps.L’hommeposalatêteprèsdecelledeMaltaetsentitleparfumdesescheveux,rassurédesavoirqu’elleetleurfilsétaientensécuritéaveclui.«Raconte-moi,murmura-t-il.Raconte-moitoutcequis’estpasséaprèsquejet’aiquittée.»

Vingt-sixièmejourdelaLuneduChangement

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeKim,GardiendesOiseaux,Cassaric,auMarchandFinbok

VousserezlepremieràTerrilvilleàrecevoircettenouvelle.LecapitaineLeftrinetsavivenef,leMataf, sont revenusde leurexpéditionenamontdu fleuve.Lorsd’uneréunionà laSalledesMarchands, il a révélé ce soir qu’ils avaient découvert Kelsingra, mais il a refusé d’en diredavantage; ilcontesteauConseildesMarchandsdeCassaricledroitdevoirlescartesqu’iladresséesetlesnotesqu’ilaprises,sousprétextequecesinformationsluiappartiennent,àluietauxgardiensdesdragonsquil’ontaccompagné,etilaffirmequ’unelectureattentivedescontratsleprouvera.

Larumeurveutqu’ilaitpeut-êtreassassinésescompagnonspourrevendiquerseulKelsingra.LecapitaineLeftrinsoutientquelaquasi-totalitédesmembresdel’expéditionontsurvécu,qu’ilsseportentbienetsetrouventdansunerégionoùlesdragonssontconfortablementinstallés.Del’épousedevotrefils,ilditqu’elleachoisideresterlà-bas.Ilporteaussidesaccusationscontreun des chasseurs qui voyageaient avec lui, selon lesquelles c’était un espion à la solde deChalcède;ilprétendaussiquelacorruptiongangrèneraitleConseildesMarchandsdeCassaric,carc’estluiquiavaitengagél’individuenquestion.

Mesurez-vousàprésentlavaleurdespigeonsprivés?Cetteinformationvousparviendradesjours avant que d’autres apprennent ce qui se passe. Je pense que vousmesurez aussi l’intérêtd’avoirunamiparmilesgardiensdesoiseaux,etjenedoutepasquemonpaiementrefléteravotregratitude.

Kim

4Illumination

«DEQUIEST-CEQU’ILPEUTS’AGIRàcetteheuredelanuit?fitCarsonensortantdulit.— Et quels ennuis cela annonce-t-il ? » marmonna Sédric. Il était sur le point de s’endormir. Il

regardaCarsonenfilersonpantalonpuisalleràlaporte;iltiralescouverturessurluidansl’espoirdecompenserlachaleurdontl’absencedesoncompagnonleprivait.

«Tatou?»l’entendit-ildired’untonconsterné,etlejeunehommeluiréponditd’unevoixinaudible.Ilrepritplusclairement:«Jepeuxentrer,s’ilvousplaît?»etCarsons’écartapourlui laisserle

passage. Il referma la porte derrière le jeune gardien, puis il alla ajouter une bûche dans le feu ; desétincellesjaillirent,etquelquesflammess’éveillèrent.

«Bon,ehbien,assieds-toi»,ditlechasseuràTatou,etilsuivitsonpropreconseilenprenantplacesurundesbancsdesafabrication.Lejeunehommesecoualatêtepourfairetomberlesgouttesdepluiedesescheveuxpuiss’installasurl’autrebanc.Commeilsetaisait,Carsondemanda:«Quelquechosenevapas?Undesdragonsestmalade?

—Cen’estpasça»,réponditTatouàmi-voix.Iljetaunregardverslefeupuissesyeuxseperdirentdansl’obscurité.«ThymaraetKanaïnesontpasrevenusdelacité.IlssontpartisavecGringaletteendébut d’après-midi ; il disait vouloirmontrer quelque chose àThymara. Je pensais qu’ils seraient deretouravant lanuit : tout lemondesaitqueGringaletten’aimepasvolerdans lenoir.Mais il faitnuitdepuisdesheuresetonn’aaucunenouvelled’eux.»

Carson,sansrépondre,regardaleslanguesdeflammeslécherlabûchepuiscommenceràladévorer.«Ettuaspeurqu’illeursoitarrivéquelquechose?»

Tatou prit une grande inspiration puis soupira. « Pas exactement. Ma dragonne, Dente, a étébrusquementagitéependantunmoment,etellem’aditqueSintaraétaitdansl’eau,peut-êtreentraindesenoyer.Çan’avaitpasl’airdel’attristerplusqueça.AlorsjesuisallévoirMercor,parcequ’ilestplus,euh…posé,moinsjalouxetrancunierquemaDente,etqu’ilatendanceàparlerplusclairement.Ilalevélatêtecommes’iltendaitl’oreilleetm’aréponduqueSintaraallaitbien,autantqu’ilpuisses’enrendrecompte,qu’elleavaitbienétédansl’eauetqu’elleavaiteupeur,maisqu’apparemmenttoutallaitbien;selonlui,elleétaitàKelsingra.Ducoup,commeonsaitbienqueSintaranepeutpasvoler,jemesuismisàsarecherche.Elleestintrouvable.»Ilbaissalesyeuxsursesmains.«Jemedemandesiellen’estpasbeletbiendel’autrecôtédufleuve–etKanaï,GringaletteetThymaraaussi.»

Sédricseredressasurlelit,enveloppédanslescouvertures.Lejeunegarçonavaitl’airmalheureuxcommelespierres.

Carsondit:«Cematin,enmelevant,j’aivudesempreintesdanslaprairie:undragonaumoinsaessayédes’envoler.Çanemeparaîtpasillogiquedepenserqu’ils’agitdeSintara,etqu’ellearéussiàtraverser lefleuve;c’estpeut-êtrepourçaqueThymaraestrestéeàKelsingra.Mais,paruntempsdechien pareil, peut-être qu’il pleuvait trop, tout simplement, et qu’ils ont décidé d’attendre la fin del’orage.Ilsvontsansdoutebien,Tatou;s’ilétaitarrivéquelquechoseàThymara,Kanaïauraitétéauxquatrecentscoupsetseraitrevenuici;et,s’ilétaitarrivémalheuràKanaï,Gringaletterugiraitplusfortque la tempête. Et s’ils avaient tous les trois des ennuis, je pense que tous les dragons le sauraient.Sintara sentirait certainement si Thymara était blessée ou en danger, et, même si elle a un caractèredifficile,ellenousmettraitaucourants’ilfallaitqu’ons’inquiète,àmonavis.»

Tatoubaissalenez.«Sansdoute,oui,jesais,murmura-t-il.—Donc,ditlechasseurd’untonpensif,Sintaraaréussiàfranchirlefleuve.Sacrévol.»Ilregarda

Sédricensouriant.«J’aimeraissavoircequil’apousséeàsauterlepas;j’essaieraisurCrache.»IlseretournaversTatou,toujourssouriant,maisn’obtintaucuneréponse.

Lesilenceretomba,interrompuseulementparlebruitdelapluieetledouxcrépitementdufeu.Tatous’agitasursonbanc.«Jecroisquecen’estpas tellement leursantéquim’inquiète,mais lefaitqu’ilssoientensemble.»Ilvoûtaencorelesépaules,commesicelapouvaitluiéviterd’avoirmal.

Sédricpritunairsoudaincompréhensif:ilsavaitreconnaîtrelesaffresdelajalousie.LebanccraquaquandCarsonchangeadeposture;ilprésentaitsonprofilàsoncompagnon,etlefeu

éclairaitl’expressiondécontenancéequ’ilaffichait.«Mafoi,jenevoispascequ’onpeutyfaire,fiston;cesontdeschosesquiarrivent.

—Jesaisbien.»Tatousetordait lesmains; il lescoinçaentresesgenoux,sebalançad’avantenarrièrepuisrepritsoudain:«J’aitoutratéavecelle.Jecroyaisquetoutallaitbien,etd’unseulcouprienn’allaitplus.Elleétaitfurieusequej’aiecouchéavecJerd,etmoijen’aipascompris,parceque,quandJerdetmoionétaitensemble,Thymaran’avaitmêmepasl’airdes’intéresseràmoi.Ellemetraitaitencopain,commetoujours.Alorspourquoiest-cequ’ellem’envoulaittant?

—Ah,jecroisquejecommenceàcomprendre!»Carsonsepenchaetseservitd’unboutdeboispourrepousserlabûchedanslefeu.«Tunel’apprendspasdelafaçonlaplusfacile,maisjecroisqu’onapprendtousainsicequec’estquelajalousie.Onal’impressionquec’estuneémotionidiotejusqu’aujouroùonlaressentsoi-même.

— Oui. » Tatou paraissait plus animé, voire en colère. « Je ne supporte pas de les imaginerensemble,mais jenepeuxpasm’enempêcher.Commentest-cequ’ellepeutme faireuncouppareil?Ellen’auraitpaspum’enparler,meprévenir,oumedonner l’occasiondefairemieuxavantqu’elle lechoisisse?»

Carson lançaunregardàSédricpuiss’adressaau jeunehomme.«Toutn’estpas toujoursprévuàl’avance ; les choses se produisent, rien de plus. Et puis, à t’entendre, on dirait que c’est contre toiqu’elles’estmiseaveclui–sielleestbienaveclui.Jeneveuxpastevexer,maisilyadeschancesquetun’aiesrieneuàvoirdansleurdécision.QuandtuasdécidédecoucheravecJerd,t’es-tudemandécequeThymararisquaitd’enpenser?OuKanaï,ouHouarkenn?Oun’importequi?»

UnsouriresongeurétiraleslèvresdeTatou.«Quandj’ai“décidé”decoucheravecJerd…Ha!»Malgrésonaccablement,ils’illuminaàcesouvenir.«Autantquejemerappelle,jen’airiendécidécettenuit-là;jen’aipasréfléchiuneseconde.

—Ehbien,peut-êtrequeThymara,elleaussi…»L’airbéatdeTatous’évanouit toutàcoup.«Maisc’estunefille!Lesfillespensentàcegenrede

trucs,non?»

Un sourire incrédule s’afficha lentement sur les traits de Carson. « Tu es venume demander desconseilssurlesfemmes?»IldésignaSédricdelatête.«Tuessûrd’avoirfrappéàlabonneporte?»

Tatouprituneexpressiongênée.«Maisàquid’autrem’adresser?Lesgardienssemoqueraientdemoi,àmoinsquejeneparleàJerd,maisçarisqueraitdem’emmenersurunterrainoùjen’aipasenvied’aller.OubienàSylve,maisdanscecas,autantquejeparledirectementàThymara,parcequetoutcequejediraisàSylveluireviendraitautomatiquement.C’estpourçaquejesuisici;vous,vousavezl’airheureux,commesivousétiezpartisdubonpied,et j’avais l’impressionque,detout lecamp,c’étaitàvousquej’avaisintérêtàm’adresser.Vousêtesplusâgésquelesautres,etpuis,çanedoitpasêtrebiendifférent, la jalousie, l’amour... »Tatou eut dumal àprononcer le derniermot, et il évitade regarderCarson.

Sédricsesurpritàenfaireautant,commes’iln’osaitpasdéchiffrerl’expressiondesoncompagnon.Celui-cisetutquelquesinstants,puisilditàmi-voix:«Lebonheur,çava,çavient,Tatou;l’amourpourquelqu’un,cen’estpascetteattirancefollequ’onéprouveaudébut ;çapasse–enfin,non,maisçasecalme, et, quelquefois, quand on s’y attend le moins, on voit la personne en question, et toutes lesémotions reviennentd’unseulcoup.Maiscen’estmêmepasçaqu’on recherche ;cequ’on recherche,c’estcesentimentque,quoiqu’ilarrive,onseratoujoursmieuxaveccettepersonnequesanselle,dansles mauvais moments comme dans les bons ; qu’être avec cette personne rend les épreuves plusagréables,oudumoinsplussupportables.

—Oui,c’estexactementça.C’estcequej’éprouvepourelle.»SédricregardaCarson.Lechasseursecouaitlentementlatête.«Désolé,Tatou,maisjen’encroispas

unmot.»Lejeunehommesedressad’unbond.«Jenemenspas!—Jesais;tuesconvaincudecequetudis,net’énervepas;jevaistetenirlemêmediscoursqu’à

Davvieiln’yapaslongtemps.Cen’estpaspourtevexer,maistun’espasassezvieuxpoursavoirdequoi tu parles.Tu as envie deThymara, tu apprécies certainement sa compagnie, et ça te rend fou desavoirqu’elle est avecKanaï au lieude toi.Mais ceque jevois,moi, c’estun jeunehommeavecunchoixdepartenairestrèslimitéetuneexpériencetrèsréduitede…

—Vousnecomprenez rien !» s’exclamaTatou,et il se tournabrusquementvers laporte, l’ouvritsansdouceurpuisrabattitsoncapuchonsursatête.

Carsonnecherchapasàleretenir.«Si,jecomprends,Tatou;j’ensuispasséparlàmoiaussi.Unjour, tuserasàmaplaceet tudiras lesmêmesmotsquemoiàun jeunehomme–et luinonplus,sansdoute,ne…

—C’est quoi, ça ? Regardez ! Un incendie ? C’est la cité qui brûle ? » Tatou s’était figé dansl’encadrementdelaporte,lesyeuxbraquésverslefleuveetau-delà.

Endeuxpas,Carsonfutprèsde lui.«Jenesaispas ; jen’ai jamaisvuune lumièrepareille.Ellevientdesfenêtres,maisc’estd’unblancéclatant!»

Ungrondementmonta soudain, si grave queSédric le sentit plus qu’il ne l’entendit. Il se leva, sacouverture autour de sa nudité, et alla rejoindre les deux autres à la porte. Au loin, dans la nuit, ildécouvritlacitétellequ’ilnel’avaitjamaisvue:cen’étaitplusunagglomératlointaindebâtimentsmaisun motif irrégulier de rectangles lumineux qui s’étendait de l’autre côté du fleuve jusqu’au pied desmontagnes,dumoins le supposa-t-il.Denouvelles lumièresapparurent le longdu fleuve, et il resta lesouffle coupé en se rendant compte qu’il contemplait une cité beaucoup plus vaste qu’il ne l’avaitimaginé;elleégalaitaisémentTerrilvilleentaille.

«DouxSâ!»s’exclamaCarsonàmi-voix,et,àcetinstant,legrondementquesentaitSédricsemuaenuncoupdetrompelancéàpleinegorgeparunedizainededragons.

«Que sepasse-t-il ?»demanda-t-il à la cantonaded’unevoix tendue, et il sentitRelpda se fairel’échodesaquestion;sadragonnes’étaitréveillée,avaitvuleslumièresetrugissait.Uninstant, ilneperçutchezellequ’unsentimentdedésorientation,puisilcaptasapensée,àlafoisjoyeuseetangoissée.Lacités’éveilleetnoussalue.Ilesttempsquenousrentrionscheznous.

Maisnoussommesincapablesd’yaller.

Alise émergea du sommeil en entendant les rugissements des dragons dans la nuit. Elle sortit lespiedsdulitetfitlagrimaceenlesposantsurlesolglacé.ElledormaitaveclarobeAnciennequeLeftrinluiavaitdonnée,autantpoursoncontactquepourlachaleurqu’ellenemanquaitpasdeluiprocurer.Ellese précipita vers la porte de la maison, qui paraissait plus grande et plus vide en l’absence de soncompagnon,etl’ouvritsurlapluieetl’obscurité.

Mais pas l’obscurité complète : des étoiles s’étaient épanouies de l’autre côté du fleuve.Elle lesregardalonguement,sefrottalesyeuxpuisregardadenouveau.Cen’étaientpasdesétoilesnidesfeux,maisdesfenêtresilluminéesd’unéclatquinepouvaitêtrequed’origineAncienne.Quelquechoses’étaitpassé là-bas ; quelque chose s’était déclenché. L’abasourdissement le disputait en elle à la colère.«J’auraisdûêtrelà-bas!Quiaprovoquécephénomène,etcomment?»

Maisellelesavait.Depuisqu’elleleconnaissait,Kanaïseconduisaitdemanièreimpulsive,commeunadolescentespiègle;ilavaitcontinuéàserendredanslacitémalgrél’absencedeLeftrin,etAliselesoupçonnaitfortementdenepastenircomptedelamiseengardeducapitaine,quil’avaitexhortéànepas s’immerger dans les rêves de la pierre demémoire. Il avait dû faire une découverte et toucher àquelquechosequiavaitproduitcetteréactiondanslacité.S’ils’agissaitd’unemagiesimilaireàcellequ’elle avait vue auparavant, l’effet durerait quelque temps puis, aussi vite qu’il était apparu,disparaîtraitàjamais.

Etellequisetrouvaitdumauvaiscôtédufleuve!Deslarmesluipiquèrentlesyeux.Ellesecoualatête,furieuse;cen’étaitpaslemomentdepleurer,

maisd’observer,defixerdanssessouvenirsquelsbâtimentss’étaientéclairésetlesquelsétaientrestésobscurs.Ilfallaittoutnoter.SiellenepouvaitenvoirdavantagedecetultimeétalagedemagieAncienne,elleenporteraittémoignagepourceuxquiviendraientaprèselleétudierlesruinesantiques.

«Àmonavis,ilfautd’abordfabriquerunmeilleurabripourl’Ancienneetsonenfant»,ditHennesie.Assisàlatabledelacoquerie,iladressaunregardàlafemmevoiléeàsescôtés,commes’ilenattendaituneconfirmation,maisellegardalesilence.

Leftrin acquiesça, l’esprit engourdi. Il était épuisé,mais il n’avait pas le tempsde se reposer ; lafatiguefaisaitbourdonnersesoreilles,etilsecoualatêtedansl’espoirdes’éclaircirlesidées.«Ilresteducafé?

—Un peu », réponditBelline. Elle prit la cafetière posée sur le fourneau et remplit la chope ducapitaine ;Reynpoussa la sienneaumilieude la table, et la femme le resservit aussi.Leftrin regardal’Ancieninstalléenfacedelui,exténuéetinquiet.Ilavaitbesoindel’aideducapitaineetdesonbateaupour sauver son fils ;mais, d’après l’histoire qu’il avait racontée, il faudrait pour cela contrarier lesplansdesespionschalcédiens,or ilcraignaitdeconnaîtreaumoinsundeceshommesdenom.S’il ledéfiait ouvertement, que risquait de faire Arich ? Le dénoncer pour avoir non seulement utiliséillégalementdubois-sorcierpourcomplétersonbateaumaisaussifaitentrerclandestinementSinadArichsur le territoiredudésert desPluies ? Il vit la culpabilité dans le regardde seshommes ; ils avaientcommisundélitpourprotégerlesecretdeleurgabarre,et,àl’époque,ilsavaientacceptél’affirmationdeleurcapitaineselonlaquellec’étaitnécessaire.QuandArichavaitdisparudubateauaprèsqu’ils’était

amarré,ilsn’avaientposéaucunequestionàLeftrin,maisàprésentilssentaientqueleurmauvaiseactionleurrevenaitenpleinefigure;lesmesuresmêmequ’ilsavaientprisespourdissimulerleursecretallaientlescondamner.Nuln’excuseraitLeftrinsous leprétextequ’ilavaitagipourpréserver lemystère : lesdeuxdélitsétaientscandaleux;s’ilsdevenaientpublics,iln’yauraitpasuneseulefactiondudésertdesPluiesquine se retourneraitpascontre lui, etAlisecompteraitparmielles. Il sedemanda siReynouTillamonpercevaitleurinquiétude.

Skelliditd’untonhésitant:«Maltal’Anciennen’arienfaitdemal!Ceshommesallaientlestuer,elleetsonenfant!PourquoionnepeutpasalleravertirleConseil,toutsimplement,prévenirquelqu’unpourqu’ondonnelachasseàl’autretype?»

Leftrin lui adressa un regard de mise en garde : il était temps qu’elle se tût. « Le Conseil estcorrompu.»Ilenavaitlacertitudedésormais:certainsfeignaientdenepasvoirlesChalcédiensquisetrouvaientàCassaric.Lavillen’étaitpassigrande,et,siceshommessedéplaçaientcommel’avaitditMalta,allant,venant,achetantdesaffaires,l’und’euxhabitantdansunbordel,celasesavaitforcément.Quelqu’unlesprotégeait,soitpourdel’argent,soitsouslamenace.

«LeConseiltoutentier?»Reynparaissaithorrifié.«Peut-être,oupeut-êtrepas.Maisonn’ensaitrien,et,sions’adresseàceluiqu’ilnefautpas,on

risquedeglisserlatêtedanslecollet.—Etpuisonn’apasletemps,intervintBelline.S’ilyadesChalcédienspartoutdanslavilleetque

leConseilnefaitrienpourlesmettreàlaporte,c’estqu’ilssontlesbienvenus.Lebateaunousaparléàtous,etplusclairementquejamais:ilpeutmaintenirlepetitenviepourlemoment,maisplusviteonluitrouveraundragon,mieuxçavaudra.»

Leftrinavalalecaféqu’ilavaitdanslabouche.«Çamegênequ’unbébénouveau-néaitbesoind’undragon.»Ilavaitvuleschangementsquelesgrandescréaturesavaientopéréschezleursgardiensenleurdonnantquelquesgouttesdesangouquelquesécaillesàmanger;maisc’étaitl’affairedesgardiens,etilneluiappartenaitpeut-êtrepasdedévoilercesecret.Néanmoins, ilétaitplusfaciledeparlerdecetteénigmequedesedemandercequ’impliquaitunecollusionentreleConseiletlesChalcédiens.Jusqu’oùlesMarchands deCassaric avaient-ils chu ? Tout trafic avec les Chalcédiens était interdit, Leftrin lesavaitquandArichl’avaitforcéàleprendreàsonbordpourremonterlefleuve,etenparticulierletraficde chair de dragon : c’était la rupture d’un contrat, une insulte au cœur même de la culture desMarchands.Cette idée indiquait des changementsdans la sociétédudésertdesPluiesquiparaissaientpresque impossibles à imaginer.Mieuxvalait s’étonnerqu’unnouveau-néeûtbesoind’undragonpoursurvivreplutôtquesedemandercequipouvaitconvaincreunhommedetrahirsonproprepeuplepourdel’argent.

Ce futReynqui tentade répondreà lapremièrequestion.« Jenecomprendspasbienmoi-même,capitaine.»Ilsoupira.«Maltaetmoisavonsquenousavonsétémodifiés,ainsiqueSelden,lefrèredemon épouse, à force de subir l’influence de la dragonne Tintaglia. Nous avons eu des années pour yréfléchiretendiscuter.Nouspensonsquec’estlefaitderesterencontactavecdesdragonsetdeschosesquis’yrapportent,parexemplelesobjetsextraitsdescitésAnciennes,quiprovoquentleschangements–mêmechezlesenfantsdansleventredeleurmère,sicelle-ciaétéexposéeauxdragons.Mais,dansnotrecas,Tintagliaaguidénostransformationsetlesaintensifiées,sibienqu’aulieudenousdéformeroudenous tuer,ellesnousontdonnégrâceetbeauté–ainsiqu’uneespérancedevieaccrue,peut-être,maisnousn’ensavonsrienencore.»

Il soupira de nouveau, plus longuement. « Jusqu’à présent, nous y voyions une bénédiction ; jesupposaisquenotreenfanthériteraitdesmêmesavantages,tandisqueMaltas’inquiétaitplusquemoideschangementsqu’ilpourraitsubir,etsescraintesétaientjustifiées.Notreenfantestnémodifié,etpasdans

le bon sens. D’aprèsMalta, à la naissance, il était grisâtre et il ne pleurait même pas, mais, depuisqu’ellel’aapportésurlebateau,Matafl’aideàvivre.Or,onsaitqueleboisd’unevivenefprovientducocond’undragon ;parconséquent,Matafestpeut-êtrecapablederectifiercertainschangementsqu’asubisnotrepetit.MaisMaltaaffirmequelebateaunepeutpasréparertoutcequinevapaschezlui,qu’ilfaut l’intervention d’un dragon pour mettre ces changements sur une voie qui lui permettra au moinsd’atteindrel’âgeadulteetpeut-êtrededevenirunAncien.»ReynsetutetregardaLeftrin.

Jusque-là, le capitaine le voyait comme un personnage noble et majestueux, un Ancien de jadis,descendant d’une famille deMarchands fortunés, vêtu de beaux habits et qui se conduisait comme unhommed’importance;maisàprésentlemalheurl’accablaitetilparaissaittrèsjeune.Trèshumain.

Unsilenceempreintd’uneimpressiond’attentes’installa;Reynfinitparlerompre.«Jevousenprie,pouvez-vousnousemmeneràKelsingra,auprèsdesdragons?Leplusvitepossible?»

LadécisionenrevenaitàLeftrin;entantquecapitaineduMataf,ilnerecevaitd’ordredepersonne:commanderunbateaunerelevaitpasd’unprocessusdémocratique.Mais,quandillevasesyeuxfatiguésetobservaleshommesd’équipageentassésdanslacoquerie,illutsanspeinecequ’ilspensaient:surunsigne de lui, Belline et Souarge largueraient aussitôt les amarres, et Skelli les aiderait ; Hennesie leregardait,suspenduàsaparole,prêtàseplieràsadécision.GrandEiderattendaitsesordres,commetoujours; ilportaitunechemisepropre:c’estqu’ilétaitallévoirsamère.Grig, lechatrouxdubord,sautasurlatableetallacogneravecconfiancedelatêtecontrelesmainsdel’Ancien;Reynlecaressadistraitement,etl’animalémitsonronronnementsaccadétypique.

«VousnevoulezriendireauConseil?demandaLeftrin.NisurlesChalcédiens,nisurcequeMaltaaétéforcéedefaire?

— Il l’apprendra sûrement très vite, si ce n’est pas déjà le cas, réponditReyn, l’air sombre.Dèsqu’ontrouveralecadavre,onsignaleralasituationauConseil.

—Ceseraitintéressantd’observerlascène,pourvoirquiréagit,quiensaitplusqu’ilneledevrait.—Cepourraitaussiêtredangereux»,rétorquaReyn.Iléclatad’unriresanshumour.«D’ailleurs,ça

n’aplusd’importance;leurssalesmanigancesmelaissentindifférent.SeulscomptentmonfilsetMalta.»Leftrinhochalatête.«Jecomprends.MaisnoussommesrevenusàCassaricpourplusieursraisons:

lesgardiensetAlisevoulaientfairesavoiràleursfamillesqu’ilssontvivants,jevoulaisannoncerquej’avaisremplimoncontrat.Maisleprincipal,c’étaitderecevoirnotrepaieetderefairelesréservesdubateau – et on n’a pas terminé. Il nous faut cet argent ; lesmarchandsm’ont fait crédit aujourd’hui etenvoyédequoinourrirmonéquipage,maiscen’estqu’unegoutted’eaudans le seaudecequ’ilnousfaut.Ona l’équivalentd’unepetitecolonieenhautdu fleuve, avecquasiment riencomme réserves, etl’hiverquinousattendautournant.Lavieestdure,là-bas;onn’aquelachassepoursenourrir,etondoitbricolerpours’abriter.Onnes’estpasencoreinstallésdanslacité,et,detoutemanière,lelogementyseraitaustère.Sionn’obtientpasnotreargent,sionnerestepasiciletempsdechargeràbordtoutlenécessaire,ilyadeschancesquecertainsd’entrenousnepassentpasl’hiver.»

Reynnelequittaitpasdesyeux,levisagegrave.«L’argentn’estpasunproblème;qu’ilslegardent,leur salairedu sang.» Il écarta laquestiond’ungesteméprisantde lamainet ajouta :«LesKhuprusjouissentd’unexcellentcrédit;jerempliraivotregabaredetouteslesréservesqu’ellepeutcontenir,enguised’infimepaiementpourcequejevousdemande.Seulecomptelasurviedemonfils.Jecomprends,jecrois,dansquoinousnousaventurons:nousaffronteronsdesrégionsrudesetdangereuses.Mais,sinous restons ici,mon enfantmourra. » Il eut un petit haussement d’épaules. «Nous allons donc vousaccompagner,sivousnousacceptezàbord.»

Tous retenaient leur souffle dans la cuisine dans l’attente de la réponse du capitaine. Il songea àAlise,àcequ’elleespéreraitdeluietàsaréactionquandilluiraconteraitl’histoire;ilnevoulaitpasla

décevoir.Nous sommes dumême sang, cet enfant et nous. Samèreme l’a déjà donné, et je l’amènerai aux

dragons.Ilétait rareque lebateaus’adressâtà luidemanièreaussidirecte.Leftrinse tournaversceuxqui

l’entouraient : l’avaient-ils entendu aussi clairement que lui ?Mais tous le regardaient sans rien dire.Aliseluiavaitdemandéunjoursilesvivenefspossédaientlemêmegenredecharmequelesdragons,etilavait répondupar lanégative ;maisàprésent iln’enétaitplusaussicertain.Maiscedouteneduraqu’uninstant:Matafluiavaitdonnéuneimpulsionsiprochedelasiennequ’ildittouthaut:«Lafamille,c’est la famille,et lavoixdusangparle toujoursplus fort ;on tâcheradepartirdemainaprès-midi.»Devantl’expressiondesoulagementetdejoiedeReyn,Leftrinpoursuivit:«Maisbeaucoupdechosesdépendrontdevotrecapacitéàobtenirlecréditpouraccastillerlebateau;etilfaudraprendrecequ’onnousproposeraici,pluscequ’onpourraachetersur-le-champàTrehaug,ets’encontenter.»Ilsecoualatête,conscientqu’ilyavaitdesarticlesqu’ilnepourraitpasseprocureràsibrèveéchéance.«Zut!fit-il, plus pour lui-même qu’à l’adresse de Reyn. Je voulais essayer de rapporter des bêtes, quelquesmoutons,deuxoutroischèvres,despoules…»

L’Ancienleregardacommes’ilavaitperdulatête.«Pourquoifaire?Disposerdeviandefraîchepourlevoyagederetour?»

Leftrinsecoualatêteensongeantàtoutcequ’ilavaittuauConseil,àtoutcequ’ilavaitcachéàtoutlemonde.«Pourlesélever,pourlesfairesereproduire.Laterrenemanquepaslà-bas,ReynKhuprus;ilyadesprairies,del’herbegrassesurdelaterreferme,descollinesetdesmontagnesauloin.Sionpeutseprocurercedontonabesoin,onvivrabien.»

L’autreparutsceptique.«IlvousfaudraitcommanderdugrainetdubétailàTerrilville,etvousnelesauriezsansdoutepasavantleprintemps.»

Leftrinacquiesçaimpatiemmentdelatête.«Jesais,maisplustôtjelescommanderai,plusviteilsarriveront.Jemedébrouilleraipourtrouverletemps;j’enverraiunoiseauàquelqu’unquejeconnaislà-basetquisaitquejepaiemesdettes.Ilm’arrangerapeut-êtrel’affaire.»Maisilendoutait:personnen’avaitenviedefairecommercedebêtesvivantesàmoinsd’êtresûrdepouvoirleslivrerrapidementetdes’enalleravantqu’ellesnemeurent.

«Non,répliquaReynd’untoncatégorique;vousoubliezquelesparentsdemonépousepossèdentaussiunevivenef.JeferaiparvenirunmessageàTrelletAlthéa;ilsachèterontcequ’ilvousfaudraetvous l’apporterontquandvousenaurezbesoin.Désignezunedate, etvotrecommandevousattendraàTrehaug. Vous avez ma parole ; cela fera partie du prix à vous payer pour nous emmener jusqu’auxdragons.»

Un sourire s’épanouit lentement sur les lèvres de Leftrin. « Jeune homme, j’aime votre façon demenervosaffaires.Marchéconclu,et,siunepoignéedemainvousconvient,çamesuffitaussi.

—Naturellement.»Reynsepenchapar-dessus la tablepour toperavec lecapitaine.«Jevais toutmettreenroutedès

cettenuit;jeréveillerailesboutiquiers,etlesprovisionsarriverontàl’aube.»Leftrinretintlamaindel’hommedanslasienne.«Passivite.Jesuisentraindesongerqu’ilnefaut

pas trop attirer l’attention sur notre départ, et qu’il vaudrait peut-être mieux qu’il n’y ait pas derapprochementpossibleentrevousetmonbateau.Onadéjà tentédetuervotrefemme,ainsiquevotreenfant,etelleaversélesang.Onsaitqu’ilresteunChalcédienenville,peut-êtreplus,etquequelqu’undoitlesaider;ilnefautpasqu’ilssachent,nimêmequ’ilssoupçonnent,oùvousvoustrouvez.Vousdeuxallezrestercachésàbord.Vousdevezdisparaître.

—Vous trois», le reprit la femmeassise auboutde la table ; elle était demeurée sidiscrètequeLeftrin avait oublié sa présence. Elle était voilée, ce qui n’avait rien d’inhabituel dans le désert desPluies, mais était moins courant à Cassaric qu’à Trehaug. Elle souleva sa voilette pour montrer sonvisagemarqué,signedeconfianceetd’acceptation.«Jeparsavecvous.Jem’appelleTillamonKhuprus;jesuislasœurdeReyn.

Leftrinlasaluad’unebrèveinclinaisondubuste.«Tillamon.—Partiravecnous?»Reynétaitabasourdi.«Mais…Tillamon,ilfautqueturéfléchisses,d’abord.

Mamanvaêtremaladed’inquiétudesinousdisparaissonstous.Jepensaisterenvoyeràlamaisonpourluiexpliquercequisepasse,etpeut-êtreaussitefaireaccompagnerlecapitaineLeftrinavecunelettrede crédit de la familleKhuprus, afind’être sûr qu’elle soit honorée au…»Savoixmourut : sa sœursecouaitlatête,et,àchacunedesesphrases,lemouvementdevenaitplusénergique.

«Non,Reyn, je ne retournerai pas àTrehaug ; de toutemanière, je n’en avais pas l’intention : jepensais trouveruneplusgrande liberté ici,àCassaric.Mais jeme trompais.Mêmedans ledésertdesPluies,jen’échappepasauxregardsniauxréflexionsdesautres.JesaisquemamancroyaitbienfaireeninvitantlesTatouésàs’installerparminousetàs’intégrerànotrecommunauté,maisilsontamenéaveceuxl’espritintolérantdel’extérieur!Onnousexhorteànepasprêterattentionàleurpasséd’esclaves,decriminels pour beaucoup, tousmarqués comme des biensmeubles,mais ils ne se gênent pas pour semoquerdemoi,medévisageretfairedemoiuneétrangèredansmonproprepays.

—Ilsnesontpastousainsi»,réponditReynd’untonlas.Tillamonluifitfacebrusquement.«Tusaisquoi,Reyn?Jem’enfiche!Peuimportecombiend’entre

euxsontdesgensbien,combiend’entreeuxontétéasservisinjustement,etquelledouleurilséprouventenvoyantleurstatouages.Cequiestvrai,c’estquej’avaisunevieavantleurarrivée,etqu’aujourd’huijem’ensensdépossédée.Alorsjem’envais;jeparspourKelsingra,oùiln’yapasd’étrangers.Jevousaideraidemonmieuxdemain:jeloueraiunpetitbateaupourfaireuntrajetrapidejusqu’àTrehaug,ouj’enverrai des messages par pigeons voyageurs ; j’appuierai la lettre de crédit familiale auprès desmarchandspourveilleràcequenousobtenionscequ’ilnousfaut.Jediraiquec’estmoiquiinvestisdansunenouvelleexpédition,etquemoncontrataveclecapitaineLeftrinestconfidentiel.Jeferaitoutpourvousaider,maisvousnemelaisserezpasici.JevaisàKelsingra.

—ÇasepassesimalàTrehaug?fitHennesieàmi-voix.—Pasdutout…»réponditReyn,maissasœurlecoupa:«Si!»ElleregardaHennesiedansles

yeuxcommepourledéfier.«Sionn’estquelégèrementmarqué,personneneditgrand-chose;maisceuxd’entre nous qui portent des changements visibles entendent des réflexions et ressentent l’ostracisme,comme si nous étions sales ou contagieux !Comme si nous étions répugnants ! Je ne peux plus vivreainsi!»Ellesetournaverslecapitaine.«Vousditesavoirétabliunepetitecolonie?Ehbien,sivousvoulez y attirer de nouveaux citoyens, vous n’aurez pas de mal à l’accroître si vous annoncez queKelsingraseraunecitéoùceuxqueledésertdesPluiesamarquéspourrontvivreenpaix.

—Plusqu’enpaix»,fitHennesie.Avecunlargesourire,illaregardaenface.«Quandvousverrezlesgardiens,vouscomprendrezcequejeveuxdire.IlssontaussichangésquedesAnciens,et,d’aprèseux,c’estençaqu’ilssetransforment:enAnciens.»Ilretroussasamanchepourmontrerl’étenduedesesécailles.«Etc’estpasseulement lesgardiens :onsemodifie tousà forcederesteraumilieudesdragons.

—DesAnciens?»Reynavaitl’airabasourdi.« Une colonie d’Anciens ? Où il est normal d’être changé ? » L’espoir illuminait les yeux de

Tillamon.

Leftrin parcourut la coquerie des yeux, soudain exténué. « Je vais me coucher, annonça-t-il. J’aibesoindesommeil–etjevousconseilled’enfaireautant.Sivousn’arrivezpasàdormir(iladressaunregard à Reyn et Tillamon), pourquoi n’iriez-vous pas vous occuper des documents dont nous auronspeut-êtrebesoinpouracheternosprovisions,ouécrireàvosfamilles?Hennesie,réfléchisàcequ’iltefaudrapourdresserunabridemeilleurequalitésurlegaillardd’avant.Skelli,conduisReynetTillamonaux petites cabines de pont qu’on a fabriquées pour Alise et Sédric ; elles sont pratiquement vides,maintenant, et ils pourront lesoccuperpendant le trajet. » Il bâilla soudain, à sapropre surprise.SondernierordrefutpourSouarge.

« Organise des tours de garde sur le pont et sur le quai ; je ne veux pas que des visiteurs nousprennentendéfaut.»

En allant vers sa cabine, Leftrin se demanda dans quel pétrin il s’était fourré, et s’il y avait unechancepourquesaproprecompromissionavecArichdemeurâtinconnue.

LefroidréveillaAliseavantl’aube.Elleseleva,fitdufeupuiss’assitprèsdelaflambéeaulieuderetournersecoucherdanssonlitdésert.Désert.Curieux:duranttoutletempsoùelleétaitrestéemariéeàHest,ellen’avaitjamaisregrettéqu’ilfûtabsentdesonlit,sauflorsdecettenuitdenocesfatidiqueoùiln’avaitfaitquepasser.MaisLeftrin,qu’elleaimaitdepuismoinsd’unan,luimanquait;quandiln’étaitpas là, le lit paraissait videmême lorsqu’elle s’y trouvait. Elle avait la nostalgie de son grand corpstiède,desonsoufflecaressant.Sielleseréveillaitenpleinenuitetletouchait,ilréagissaittoujoursenémergeantassezdusommeilpourlaprendredanssesbrasetlaserrercontrelui.

Etparfoisdavantage.Elleserappelacesinstantsavecundésirsoudain,etsoncorpsréagitavecuneenvieplusviolentequetouteslesdouleursdelafaimqu’elleeûtjamaisconnues.Ellevoulaitretrouvercesémotionsetcessensationsleplusvitepossible.Fairel’amouravecHestn’avaitjamaisétéagréable;avecLeftrin,cen’étaitjamaisdésagréable.

Elleramenalescouverturessursesépaulesetserapprochadufeu,puis,n’ytenantplus,elleselevaetsedirigeaverssonétendagedefortune;sarobed’Ancienneétait là,aussiravissantequelejouroùLeftrin la luiavaitdonnée.Elle l’avait lavée laveilleausoir,nonparcequ’elleétaitsale,maisparcequ’elleavaitpriscettehabitudehebdomadaire.Ellepassalatêteparlecol,etlevêtementglissasurelle,lamoulantet l’enveloppantdeconfort ; trèsvite, le tissucapta lachaleurdesoncorpset la réfléchit.Alisepoussaunsoupirdesoulagement,etregrettaquelarobeneluicouvrîtpaslespieds;ingrate!sedit-elle.Elleavaitdéjàbiendelachancedeposséderuntelvêtement.Elles’efforçaitdenepaslemettrequandelleeffectuaitdestâchesrudesousalissantes:ilnes’étaitjamaisdéchirémalgrétouslesavatarsqu’elleluiavaitfaitsubir,maisellenetenaitpasàprendrederisque.

Ilyavaitdupoissonfumépourlepetitdéjeuner–encore.Elleenavaitpar-dessuslatête;ellerêvaitdetartinesgrillées,d’œufssurleplat,d’unpeudejambonetdevraithé.Cen’étaitpastantdemander!Leftrinferaitdesonmieuxpourchoisirlesvivresàrapporter,maisilétaitimpossibledeprévoirquandilreviendrait ; il luiavaitassuréquele trajetenavalseraitbeaucoupplusrapidequeceluiqui lesavaitconduitsàKelsingra,puisquelebateauconnaissaitlecheminàprésent.MaisAlisesongeaitàtoutcequepouvait rencontrerMataf en route et refusait de compter les jours.Chaquematin, elle sedemandait sic’était le jour où le capitaine allait rentrer, et chaque matin elle prenait la résolution de trouver às’occuperetdenesongerauretourdeLeftrinqu’aumomentoùilseproduirait.

Etaujourd’huicelan’auraitriendedifficile.Elleemplitunecasseroled’eaupourpréparerunetisanefaiteavecdesplantesdelarégion.Lebreuvageavaitbongoût,etquelquechosedechaudlematinn’avaitrien de désagréable, mais ce n’était pas du thé tel qu’elle en rêvait. Elle l’accompagna d’une petite

tranche de poisson fumé. L’avantage, c’est qu’elle ne perdait pas de temps à table, tant le repas étaitfrugal.

Sonpetitdéjeunerpris,ellesepassalevisageetlesmainsàl’eau,s’emmaillotalespiedsdansdeschiffons, enfila ses bottes trouéespuis jeta sonmanteau élimé sur ses épaules avant de sortir.L’orages’étaitessoufflépendantlanuitetlapluieavaitcessédetomber;unmaigresoleilétincelaitsurl’herbemouilléedelacolline.Alisetournasonregardau-delàdufleuveverslacitélointaine.

De si loin, elle ne voyait pas si les lumières brillaient encore aux fenêtres – elle le saurait à latombée de la nuit –mais elle pensait que le phénomène ne durerait pas. Lamagie desAnciens avaitsurvécuàd’innombrablesdécennies,maislaplupartdutempselles’épuisaitbrusquementdansunultimedéploiementdemerveilles.Aliseétaitfurieusequel’illuminationsefûtproduitealorsqu’ellenepouvaitpasyassisterenpersonne.Elleavaitdéjànotétoutcequ’elleavaitpuvoir,mais,àsongrandregret,sansaucun ordre chronologique, car elle avait dû se résoudre à écrire au dos de croquis d’une tapisserieAncienne qu’elle avait réalisés alors qu’elle se trouvait encore à Terrilville. Victime d’un manquedouloureuxdepapier,elleavaitcommencéà fouillerdanssadocumentationenquêtede transcriptionsavecdegrandesmargesoudesespacesviergesenbasdespages.Ellen’aimaitpascela,mais,laveille,elleavaitdûs’yrésigner:ellenepouvaitpassuspendresonexplorationdelacitéenattendantleretourdeLeftrin.

Ellebrûlaitdéjàd’impatiencedeseremettreautravail.DèsqueGringaletteramèneraitKanaï,elleavaitl’intentiondeleprendreàpartetd’exigeruncompterenducompletdesesactivités.Elleespéraitque les fragiles vestiges n’avaient pas subi de dégâts irrémédiables,mais, au fond d’elle-même, elles’apprêtait à découvrir des déprédations, résultats d’actes irréfléchis. Elle craignait que Leftrin n’eûtraison:l’adolescents’immergeaitdanslamémoiredespierres;s’ilcontinuait,ilneseraitbientôtplusquel’ombredelui-même,l’œilvague,complètementcoupédumondeetdesonépoque.IlperdraitsavieàpartagercelledesAnciensquiavaientvécudessièclesdanslepassé.

Commeenréponseàsesrêves,ellevitladragonnerougequisurvolaitlefleuve.Uninstant,sacolèresedissipa,etellerestapétrifiéedevantlespectacle.Desvolutesdebrumesetordirentpuisrévélèrentlacréature.Gringaletteparaissaitbattrel’airplusvigoureusementquejamais:lefaitdechasserelle-mêmeses proies lui réussissait. Tout à coup, alors qu’elle virait et repartait vers l’autre rive, un autremouvementdanslecielattiral’attentiond’Alise.

Elleplissalesyeux,selesfrottapuisscrutalesairsànouveau.Était-ceunoiseaubleudel’autrecôtédufleuve?Non,ellen’étaitpasvictimed’uneillusion.Ilyavaitquelquechosequivolaitau-dessusdelacité;quandelles’inclina,lesailesdéployées,lasilhouettesetransformaenundragonbleuenvol.Iln’yavaitpasàs’ytromper:ils’agissaitdeSintara!

Lastupeur ledisputaitenAliseà l’admirationdevant labeautéde la reinequi scintillaitausoleilcommedessaphirssertisdansdel’argent.«Oh,reineduciel,bleue,bleueetplusquebleue!»fit lajeunefemme,lesoufflecourt.

Et,avecunpicotementdeplaisir,ellesentitauloinladragonnequiacceptaitsalouangesincère.

Vingt-septièmejourdelaLuneduChangement

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àReyall,GardienremplaçantdesOiseaux,Terrilville

J’ai obtenu la permission de notreMaîtreGardien de t’envoyer le présent pigeon avec desnouvelles. Erek et moi avons mis au point un feu fumigène qui détruit les poux dans lespigeonniers;munis-toid’abordd’unebonnequantitéderameauxdecèdreleplusfraispossible,et réduis-les enpetitsmorceaux ;ajoutes-ydes sarmentsdegentiane.Si tun’enaspas,dis-le-nous, car ici les arbres croulent sous ses lianes, et nous n’aurons aucun problème à t’en faireparvenir une réserve. Lie le mélange avec une huile quelconque jusqu’à ce que tu puisses lemouleràlamain.Placeunboncharbonàlabaseetveilleàcequ’ilyenaitassezpourbrûlertouteunenuit.

Ilfautévacuerlesoiseauxavantd’allumerlefeudansunrécipientmétalliqueetdelelaisserfumertoutelanuitdanslepigeonnier;ensuite,ilfautnettoyerlenichoir,etledébarrasserdetoutlematérieldenidification.Nouspassonsaussi lesmursà la lessive,mais jepensequec’est lefumigènequiafaitletravail,car,lematin,noustrouvonsdescadavresdepouxrougesennombreincroyable,bienplusquenousn’imaginionsqu’ils’encachaitdanslesfentesdubois.

Jen’aipasbesoindetedirequelesoiseauxréintroduitsdanslepigeonnierainsidésinfectédoivent être absolument exempts de poux et de lentes, sinon ils recommenceront àmourir et tudevrasrefairetoutleprocessusdefumigation.

Nousrecevonsdesrapportssurdesoiseauxmessagersquin’appartiennentpasàlaGuildeetqu’onauraitvuvoler.Noussubissonsunepressionintensepourromprelaquarantaine,maisnotreMaîtreGardien veut nous garder en cage tant qu’une journée complète sans nouveau décès depigeonneseserapasécoulée;pourmapart,jepréféreraisattendretroisjours.

Quelquesnouvelles:leMatafestrevenu,maisnilefilsMeldarnil’épouseenfuiten’étaitàsonbord.Lecapitaineaffirmequ’ilssouhaitentdemeurerdanslacitéqu’ilsontdécouverte.C’estce que colporte la rumeur, mais ces informations ne suffisent certainement pas à prétendre àl’argentdelarécompense!Certainssoupçonnent lecapitainedemeurtre,d’autress’exaspèrentqu’ilneveuillepastoutdire,etilsclamentàlacantonadequ’ilsontl’intentiondelesuivrequandilrepartiraversl’amont.Illeurfaudrabeaucoupplusquedelachancepouryparvenir!

N’oublie pas : le feu fumigène doit brûler toute une nuit pour qu’il soit efficace. Je suispresséedevoirnosoiseauxreprendreleurvol!

Et,demain,ilmefautmettredecôtémessoucisdegardiennedesoiseauxpourendosserceuxd’unefutureépousée!

Detozi

5Regrets

THYMARASERÉVEILLAAVECUNBRASetunejambedeKanaïentraversdelapoitrine; ilouvrit lesyeuxaumêmeinstantetvoulutlaprendredanssesbras.«Non»,dit-ellesansbrutalité,etelles’écartadelui.Ilfitlamouemaisnecherchapasàlaretenir.Lapeurrefroidissaitlesardeursdelajeunefille;était-cedûàunsentimentdeculpabilitéparcequ’elleavaitenfreintlesrèglesdesonpèreouàlaterreurde tomber enceinte ? L’aube grise se répandait dans la salle, et, à sa lumière, tout prenait un aspectdifférent. Elle ne se rappelait que trop bien ce qu’elle avait fait la nuit précédente ; ce qu’elle necomprenait pas, c’était pourquoi elle l’avait fait. Elle se souvenait de ce qu’elle avait éprouvé : elles’étaitsentiebelleetdésirable,et,parlà,dotéed’unétrangepouvoir.Maiscommentavait-ellepuoublierjusqu’àladernièreparcelledesonbonsens?

Ilfaisaitagréablementchauddanslasalle,maisThymaranesesentaitpasàl’aiseàdéambulernue.Sa tunique élimée lui paraissait moins attirante que jamais ; avec l’impression d’être une espionnedoubléed’unevoleuse, elle sedirigeavers l’armoire la plusproche et yprit unedes robesd’Ancienqu’elledépliad’uncoup;letissuchatoyaitentrelebleuetl’argent.Ellelapassapar-dessussatêteetenfilasesbrasdanslesmanches.Levêtementétaittaillépourquelqu’undepluscorpulentqu’elle,cequiavaitaumoinsunavantage : ilyavait toute laplacevouluepoursesailes repliées.Elle retroussasesmanchespuisrelevasarobetroplongue,examinalecontenudel’armoireettrouvadesceinturesd’étoffeoudesécharpespenduesàdescrochets;elleenprituneetlaceignitautourdesatailleenfaisantbouffersa robe au-dessus afindepouvoirmarcher.Elle fit jouer ses épaules, et le tissu s’adapta sansmal aureliefdesesailes.

«Ilyaaussideschaussures»,fitKanaï.Elletournalatêteverslui.Dressésuruncoude,illaregardaitsansgêneentraindesevêtir;ellese

détournade l’admirationqu’elle lisaitdans sesyeux, se sentant rougir.Était-elleembarrasséeou fièrequ’illaregardâtainsi?Ellel’ignorait.Ellesebaissaettrouvaleschaussures;elleenchoisitunepairebleueetl’enfilaensedemandantsielleseraitàsapointure.Letissuécailleuxs’ajustaàlaformedesontalonetdetoutlepied;ellelelissasurseschevillesetlebasdesesmollets,etilseserrasurelleetdemeuraenplace.Deshabitsquiluiallaient,propresetchauds!C’étaitsisimpleetpourtantmiraculeux.

«Choisispourmoi,ditKanaï.—Unerobedefemme?»Ilhaussalesépaules.«Danslerêvedepierre,jevoyaisdestravailleursAnciensquiportaienttous

dessortesderobes,hommescommefemmes;certainesétaientcourtes,avecdespantalonsendessous.Mesvêtementssontenhaillons,et,franchement,jemefichedesavoirquiaportéceux-ciavantmoi.»

Il y avait des piles de linge sur les étagères ; Thymara en suivit une du doigt jusqu’à ce qu’elletrouvâtunetenueoretmarron.«Essaieça,fit-elleenlasortantdel’armoire.

—Pasrouge?demanda-t-il,etellefitnondelatête.—D’accord.»Àlagrandegênedelajeunefille,ilselevaets’approchad’elle.Elles’efforçade

détourner le regarddesespartiesetn’yparvintqu’aumomentoùelle l’entenditéclaterd’unpetit rireravi.

«Couvre-toi,dit-elled’untonrevêcheenluilançantlevêtement.—Tuessûrequec’estcequetuveux?—Oui»,répondit-elled’untoncatégorique,etellesedemandaitpourtantsic’étaitlavérité.Lavue

desanuditéavaitralluméunechaleurenelle,etelleétaitdéchiréeentrel’enviederéprimersaréactionetledésirdes’ylaisseraller.ElleregardaKanaïenfilerlarobeetjouerdesépaulespourl’ajuster.LeseffetsAnciensétaientlissesetlongs,conçuspourtomberàhauteurdecheville.Lajupeétaitassezamplepourpermettredegrandesenjambées,maislehautleserraitagréablementauxépaulesetàlapoitrine;unefoisenfilée,laroben’avaitplusriendefémininsurKanaï,quichoisituneceintured’étofferougevifetdeschaussuresvertespourl’accompagner.Lescouleursseheurtaientsuperbement,etThymaraneputs’empêcherdesourire:c’étaitbiendeluides’attiferainsi!Ilallarapidements’admirerdanslemiroir,puisilsetournaverssacompagne.«C’estbondeporterdeshabitsaussiraffinés,hein?Sionavaitenplusdequoimanger,jediraisqu’ilnememanquerien.»

Àl’instantoùilparlaitdenourriture,l’estomacdeThymaraseréveillaenrugissant.Ilnerestaitriendanssonsac:ellen’avaitprévuderesterdanslacitéqu’unaprès-midi.«Tuasdesvivres?demanda-t-elle.

—Riendutout!répondit-ild’untonjoyeux.Tuveuxqu’onfasseencoreunpeud’explorationavantderepartir?»Ilpenchalégèrementlatête,etsonregardsefitlointain.«Gringalettes’estréveilléedebonneheure,etelleestdéjàenchasse;ellerisquedetuersaproieetdefaireunesiesteavantderevenirnouschercher.ÀmoinsqueSintaran’acceptedenoustransporter?

—N’y compte pas », répliqua-t-elle. Elle le savait sans avoir besoin de poser la question. Elles’efforça de l’imiter, de tendre son esprit vers sa dragonne,mais elle ne perçut que sa présence sanspouvoirsavoiroùellesetrouvaitnicequ’ellefaisait.TypiquedeSintara!Mafoi,siellevoulaitqueThymarasûtoùelleétait,elleleluidirait.Ellecaptaunsentimentd’acquiescementdelapartdelareine,maisriendeplus.

Kanaï haussa les épaules. « Bon, eh bien, si on n’a pas de dragon pour nous ramener, ni rien àmanger,autantfinird’explorerlecoin.Viens.»Il luitenditlamain,et,sansréfléchir,ellelaprit.Elleétaittièdeetsèchedanslasienne,etsesfinesécaillesétaientlissessoussonpouce.Ilnemanifestaenrienqu’ilpartageaitsontrouble,etl’emmenadanslecouloir.

Lapremièreportequ’ilsessayèrentétaitferméeàcléetnecédapassouslescoupsdepoingetdepied deKanaï. Sur la dizaine que comptait le couloir, ils n’en trouvèrent que deux autres qui fussentouvertes ; les deux salles ressemblaient à celle dans laquelle ils avaient dormi. Dans l’une, seulsdemeuraient les plus grosmeubles, comme si le propriétaire avait emporté toutes ses affaires ; dansl’autre,commedanslapremière,lagarde-roberenfermaituneréservederobes,dechaussures,plusdesjambières. Thymara jugea qu’elles devaient avoir appartenu à unAncien de sexemasculin, mais peuimportait:elleenpritunepaire.

Les vêtements étaient entassés pêle-mêle sur les étagères, et toutes les surfaces horizontales despiècesétaientencombréesdepetitsobjets.Surdespierresbizarresétaientdessinéesdesimagesdefleursetd’arbres.

Kanaïs’approchapourlesexaminer,haussalesépaulesetdit:«Del’argent,jesuppose.Onnepeutrienenfaire.Mais,regarde,ilm’alaisséunpeigneetdepetitesbrossesrigolotes;deuxcolliers–non,attends,ilyenaundecassé.Ça,c’estduvieuxcordon,toutpourri,etdespotsminiatures,peut-êtrepourdesbaumes,del’encreoujenesaisquoi;entoutcas,cequ’ilscontenaientacomplètementséché.Tiens,unjolipoignard,maislefourreaus’estàmoitiédésagrégé.Etça,c’estquoi?

—Aucune idée. » Les objets étaient enmétal, joints les uns autres par des charnières, avec desattachespourenajouterd’autres.«Uneceinture?»

Kanaïsoupesaleslourdsmaillons.«Jen’auraispasenviedelaporter!C’estpeut-êtreuntrucpourlesdragons?

—Peut-être.»Thymararestadubitative.Sonestomacémitungrondementsonore.«J’ai faim,dit-elle,etellefutsurprisedutonirritablequ’elleavaitpris.

—Moiaussi.Prenonscequenousavonsdénichéetdescendonsaufleuve;ontrouverapeut-êtredesplantescomestiblesàmâcher,ouunpoisson,ouquelquechosedesemblable.

—Çam’étonnerait»,répondit-elle,maisellenevitpasquoiproposerdemieux.Avecl’impressiond’êtreunevoleuse,elleseservitd’unerobeAnciennepouremballerlerestede

leur butin ; elle enfila ses jambières, et Kanaï en choisit une paire et en fit autant. Leurs camaradesseraientcontentsd’avoirdenouveauxvêtements,et,selonThymara,surtoutaussisolidesetauxcouleursaussi vives. Soigneusement, elle ramassa ses habits élimés et les fourra avec le reste. Les gardiensavaientapprisànerienjeter:leursressourcesétaientsimaigresqu’ilsattachaientlaplusgrandevaleuràtoutobjetréutilisable.

Il n’y avait plus ni dragon ni eau dans les bassins,mais la salle avait conservé sa chaleur et sonéclairagedoux.Ons’ysentaitbien,etThymararedoutaitderetourneràl’extérieur;maisellen’ypouvaitrien.Ilsprirentleurssacsenbandoulièreetsortirentdanslefrimashivernal;lecielétaitbleu,l’airfroidsur son visage ; le reste de sa personne demeura au chaud. Une claire lumière les accueillit, et ilsmarchèrent quelque temps sans rien dire. Elle n’avait jamais rien porté de pareil aux chaussuresAnciennesqu’elleavaitauxpieds;ellebaissalesyeuxensedemandantsielledevaitessayerd’enfilersesvieillesbottespar-dessus.Les chaussures lui tenaient chaud, et elle avait presque l’impressiondemarcherpiedsnus.Elleespéraitqu’ellenelesabîmeraitpas.

«Çafaitvraimentdubiend’avoirdesvêtementschauds»,ditKanaï.Puisilajoutad’untonpensif:«Tunetrouvespasquelacitéachangé?Elleal’airpluséveillée.

—Oui», réponditThymara,maisellen’ajouta riencarelleétait incapabledesavoircequiavaitchangé.Siellen’avaitpaseusifaim,l’envieneluieûtpasmanquéd’explorerdavantage,maiselleétaitobnubilée par son estomac vide, et c’était au bord du fleuve qu’elle avait lesmeilleures chances detrouverdequoileremplir.

«Rienneserapluscommeavantpourtoi,maintenantqueSintarasaitvoler»,fitKanaï.Elleluijetauncoupd’œilsurpris,puissuivitsonregard:elledistinguadesailesbleuesauloin,au-

dessusdespiémontsquis’étendaientderrièreKelsingra.Sadragonne,entraindechasserdanslesairs.Ellegardalesilence,plongéedanssesréflexions,maissoncompagnonnel’imitapas.

«Elleseradésormaiscapabledetrouveràmangerseule,etçaaccélérerasacroissance.Gringalettes’estmiseàgrandirtrèsvitequandelleapuchasseretsenourrirautantqu’ellevoulait;etpuisilyavaitaussil’exercice.Etmaintenantqu’ellespeuventaccédertouteslesdeuxauxbassinsd’eauchaude,jepeuxtegarantirquetunelareconnaîtraspas!Tuaurasaussibeaucoupplusdetempspourfairetoutcequitechante.»

Elle s’efforça de s’imprégner de cette idée. «Cela ne changera pas grand-chose, dit-elle enfin. Ilfaudratoujoursquejechassepourlesautresdragonsetlesgardiens.

—Oui,maisSintaraauramoinsbesoindetoi»,répliqua-t-il.Ellesetournaverslui:commentuneremarqueaussifortuitepouvait-ellerendreunsonaussicruel?

«Sansdoute»,acquiesça-t-elle,morose.Elleavaitsoudainl’impressiond’avoir laissépasseruneoccasion;elleétaitutileàladragonnejusque-là,etThymaraavaiteuplusieursmoispourlaconquérir;mais,aulieudecela,elless’étaientquerellées,heurtées,boudées,mépriséesetinsultées.Etvoiciqu’enl’espaced’unenuitSintaraavaitapprisàvoleretn’avaitplusbesoind’elle.Ellesn’avaientpasétablidelienaffectifentreellescommecertainsdesautres,etellesnelecréeraientplusjamais.

«Regarde là-haut !C’estGringalette ;ellepiquesuruneproie.Elleva la tuer, ladévorer,etpuissansdoutedormirunmomentavantdevenirnouschercher.»

Thymara suivit des yeux la silhouette rouge qui plongeait au loin, puis chercha, par-dessus sonépaule,lesailesbleuesdeSintara,maisnevitrien;ladragonneavaitpeut-êtredéjàtuéunanimaletledévorait.Lajeunefillen’avaitmêmepasunlienassezfortavecellepourlesavoir.

Lesdeuxgardiensétaientarrivésauborddufleuve;lazoneétaitdangereuse.Aucoursdesadernièreincarnation,lefleuves’étaitrapprochédelacitéetavaitdévorélesquaisantiques;plusbas,lesruesetles bâtiments,minés, s’effritaient dans le courant. Il n’y avait pas de hauts fonds, et Thymara prenaitgardedenepassetenirtropprèsdubord,carellenedistinguaitpasleterrainsolidedelaterresapéeparl’eau.EllesuivaitKanaï,quisedéplaçaitavecassurance,ayantdéjàparcourucetteriveàplusieursreprises. Ils parvinrent devant d’anciens piliers qui pointaient hors de l’eau ; là, le dallage de la cités’était déjà effondré et avait créé une berge rocheuse et escarpée. «Attends-moi », ditKanaï, et elles’accroupit pour le regarder s’éloigner. Il descendit le long des pierres de la rive puis se déplaçaprudemment de prise en prise en s’interrompant de temps en temps pour attraper, d’une boucle de saceintured’étoffe,quelquechosedansl’eau.IlseretournaversThymara.«Voissitupeuxtrouverduboisetfairedufeu.»

Elle se redressa avec un grognement d’effort, sans se faire d’illusions ; pourtant, quand soncompagnonregagnalaterreferme,elleavaitramasséunebrancheépaisseetunebrasséedebrindillesetdepetitbois.Kanaïavaitsaboîteàamadoudansunsachetattachéàsoncouetsefitunplaisirdefaireladémonstration de son savoir-faire. Une fois le feu allumé, Thymara examina les prises de soncompagnon ; il avait attrapé des patelles d’eau douce, des algues, et quelques coquillages qu’ellen’identifiapas.«Tuessûrqu’onpeutlesmanger?»demanda-t-elle.

Ilhaussalesépaules.«J’enaidéjàavalé,etjesuistoujoursvivant.»Ilslesmirentàchauffersurlespierresàcôtédelaflambée,etlesdévorèrentquandilss’ouvrirent.

Lescoquillagesn’avaientriendesavoureux,maisilsétaientcomestibles,etThymaran’endemandaitpaspluspourlemoment.Lerepasn’étaitpascopieux,maisilapaisaunpeusafaim;ensuite, ilsrestèrentassis côte à côte près du feu à contempler le fleuve. La robe Ancienne assurait à la jeune fille uneagréablechaleur,etlesoleilquiscintillaitsurl’eaul’éblouissait.Sansenavoirvraimentconscience,elles’étaitappuyéeàl’épauledeKanaï.Illuidemanda:«Tuesbiensilencieuse;àquoitupenses?»

Lesmotsjaillirentbrusquement:«Etsijesuisenceinte?»Ilréponditd’untonassuré:«Onnetombepasenceintelapremièrefois,toutlemondelesait.—Si,ontombeenceintelapremièrefois,etiln’yaquelesgarçonspouravoirlabêtisedecroire

queçan’arrivepas.Etd’ailleurs,qu’est-cequetufaisdesdeuxième,troisièmeetquatrièmefoisdelanuitpassée?»

Malgrélagravitédelaquestion,unsouriremenaçaitd’apparaîtresurleslèvresdeThymara.«Ben…»Ilparutréfléchirsoigneusement.«Situesenceinte,unecinquièmeetunesixièmefoisne

te feront pas de mal ; sinon, eh bien, c’est que tu n’es pas encore nubile, et ce n’est pas avec une

cinquièmeniunesixièmefoisquetuattraperasungosse.»Ilsetournaverselle,uneinviteaufonddesesyeuxpétillants.

Ellesecoualatête:commentpouvait-ilêtreaussiattirantetaussiagaçantenmêmetemps?«Tupeuxplaisantertantquetuveux,dit-elled’untonaigre,tun’aspasàtedemandersicequetuasfaitpendantquelquesminutesnevapaschangertoutetonexistenceàvenir,touttonmonde.»

Àquelmomentavait-ilpassésonbrasautourdesataille?Illaserracontreluitendrement,latêtedeThymarasoussonmenton.«Non,fit-ilavecunsérieuxqu’elleneluiconnaissaitpas.Jen’aipasàmeledemander:jesaisquelemondeacomplètementchangécettenuit.»Etildéposaunbaisersursonfront.

«J’ai l’impressiondeneserviràrien.»Reynétaitassisentailleur,sur lepont,àcôtédeMalta;malgrésontonaccablé,ilsouriait,captivéparlespectacledesafemmemagnifiqueentraindenourrirsonfils.

Ellelevalatêteverslui.«Aumoins,toi,tupeuxtedéplacerlibrement.—Ilvautmieuxqueturestesici,pournotresécuritéàtouslesdeux;etpuisLeftrinn’apasenviede

me voir déambuler sur le bateau plus qu’il n’est nécessaire. En outre, il préfère que le petit et toidemeuriezinvisibles.»Illuiavaitdéjàtenulemêmediscours,etillerépéteraitsansdouteavantquelagabarenesemîtenroute.Lalogiquen’avaitpastoujoursunegrandeinfluencesurMalta,surtoutquandellecontrariaitsespréférences.«L’autreChalcédienpeuttrèsbienêtreàtarecherche;et,mêmesicen’estpaslecas,onsaitqu’unhommeaétéassassinélanuitdernièredansunbordel,etonestenquêtedesonmeurtrier.

—Lesrapportsprécisent-ilsqu’ilétaitchalcédienetentrésurnotreterritoireillégalement?»Reyn poussa un petit soupir. « J’ai pris soin de ne pas manifester d’intérêt particulier pour la

nouvelle, et j’ai fait demonmieux pour aider Leftrin à obtenir, et à les voler s’il le faut, toutes lesprovisionsquenouspourronsembarquer.Tillamon tientàcequenousenvoyionsunpigeonàmamèrepourluidirecequinousarriveafinqu’ellenes’inquiètepas–commesiunelettredecegenrerisquaitdecalmersesangoisses!Nousl’avonssuppliéedenerienfairetantquenousneseronspaspartis,maisj’ignoresiellenousécoutera.

—Avez-vouspuvousprocurerdesoiseauxàemporteravecnous?—Commesic’étaitfacile!Lesbonspigeonsvoyageurssonttrèsrecherchésetdonctrèsprécieux,et

laGuildeesttrèspointilleusesurceuxqu’elleautoriseàutilisersesoiseaux;maisj’airéussiàconclureunmarchéavec legardiendesoiseaux local : ilm’aditqu’ilnepouvaitpasvendre lespigeonsde laGuilde,mais qu’il en avait en propre qu’il élevait pour la viande. Évidemment, ils sont très gros, etmoinsrapidesenvolqueleurscongénères.Jeleuraitrouvétristemine,maisilm’affirmequ’ilssontenpleinemueetqu’ilsretrouverontunbelairquandleursnouvellesplumespousseront.Ilsm’enontvenduquelques-unsenmedisantqu’ilsreviendraientchezluiàquelquemomentquenouslesrelâchions.Ilm’aaussiremisdescapsulesàmessagesetdesparcheminsdelatailleidoine,maisilm’aobligéàjurerdegarder le secret sur leur provenance.Donc, une fois àKelsingra, nous serons aumoins enmesure derévéleràmamèreoùnoussommes,etellepourratransmettrel’informationàKeffriaetàRonica.C’estlemieuxquej’aipufaire,machérie.»

Maltahochalatêtepuisreportatoutesonattentionsurlenourrissonquis’étaitendormiausein.Ellel’emmaillota et le posa sur une petite boîte en bois de biscuit demer, avec en guise dematelas unecouverturedubord.Toutenserajustant,elledit:«J’avaisemballédesaffairespourluienvenantici,aucasoùilarriveraitplustôtqueprévu.Peux-tu…

—Tillamons’enoccupe.Elleest retournéeànotrechambrepourfourrer toutcequ’ellepeutdansdescaissesqu’elleferatransporteràbord.

—Pourquoicedépartprend-il si longtemps?Jen’auraidepaixquequandnousaurons trouvéundragonquipuisseaidernotrefils.

—Jeluitrouvedéjàmeilleuremine;lebateaufaittoutsonpossible.—Jesais.»EllemitlamainàplatsurlepontdeboisenespérantqueMatafpercevaitsagratitudeet

neprenaitpasmalsesparoles.«Maisjesenscequ’illuifait,etçameterrifie.Ilrappellesansarrêtànotreenfantderespirer,Reyn,etilécoutesoncœurbattre.»Elletenditlamainpourtoucherlapoitrinedunourrisson,commesiellevoulaits’assurerqu’ilvivaittoujours.

Reyn se tut, puis posa la question qu’il ne pouvait éluder : « Et siMataf ne lui rappelle pas derespirer?

—Alorsjecroisqu’ilarrêtera,toutsimplement»,réponditMalta.Reynseglissalelongdupontpourlaprendredanssesbras.«Iln’yenapluspourlongtemps,dit-il

enformantlevœuferventdenepasmentir.Dèslechargementterminé,nouspartirons,lecapitaineLeftrinnousl’apromis.»

Ilécoutalesbruitsdel’équipageembarquantlacargaison.Ilyavaitunlitdanslacabineminuscule,semblableàuneboîte,queLeftrinluiavaitfournie,etilmouraitd’enviedes’yallonger;maisilfallaitquel’enfantrestâtsurlepontavant,làoùlebois-sorcierdeMatafétaitleplusépais,afindedemeurerencontactaveclebateau.Malta,elle,n’avaitpasbougédelanuit.«Veux-tuallertereposerunpeudanslacabine?Jegarderainotrefilspendantcetemps.»

Ellerefusadelatête.«Peut-êtreunefoisquenousseronssurlefleuve,quejeseraicertainequenoussommesenroute,jepourraimedétendre;maispaspourlemoment.»Ellesourit.«Notrefils…Quelleimpression étrange etmerveilleuse de pouvoir le dire tout haut.Mais il lui faut un nom,Reyn. »Ellecontemplalenourrissonendormi.«Unnompuissant,solidepourl’aideràsurmonterl’épreuve.

—Ephron»,suggéraaussitôtsonépoux.Maltaouvritdegrandsyeux.«Tuveuxluidonnerleprénomdemonpère?—J’aitoujoursentendudiredubiendelui.Etcommesecondprénom?—Bendir,proposa-t-elle.—Commemonfrère?Monfrèreaîné,quiapassétoutesavieàmecommander,às’asseoirsurmoi

quandnousétionsenfants,etquis’estmêmemoquédemoiparcequej’étaistombéamoureuxdetoi?—Jel’aimebien»,avoua-t-elleavecunlargesourire.Et,àcausedecesourire, inattendusur levisagefatiguédesa femme, ilaccepta.«EphronBendir

Khuprus;unnombienlongpourunsipetitgarçon.—On l’appelleraPhronavantqu’iln’ait à l’employerenentier ; c’était lediminutifdemonpère

pendantsonenfance.—PhronKhuprus, donc, ditReyn en touchant la tête dunourrisson.C’est ungrandnomauquel tu

devrasfairehonneur,petitbonhomme.»Maltaposalamainsurcelledesonmarietsouritenregardantlepetitvisagedeleurfils;puiselle

eutunrireétranglé.«Qu’ya-t-ildedrôle?demandaReyn.—JemerappelaisSeldenbébé ;comme ilétait le seulde la famillequi soitplus jeunequemoi,

c’estaussileseulbébéquej’aieconnu.—L’as-tuaimédèsl’instantoùtul’asvu?»LesouriredeMaltas’élargitetellesecoualatête.«Non,pasdutout.Mamèreaétéépouvantéele

jouroùjel’aiapportédanslacuisinepourluimontrerqu’ilrentraitparfaitementdansunplatquiallaitaufour.

—Non!

—Si;dumoins,onm’asouventracontéquejel’avaisfait.Jenem’ensouvienspas,pourmapart;enrevanche,jemerappellelejouroùHiémainaétéenvoyéfairesaprêtrise,parcequej’aidemandésiSeldennepouvaitpasl’accompagner.»

Reynsecoualatête.«Tuétaisunpeujalouse,ondirait.—Plusqu’unpeu.»LesouriredeMaltas’effaçalégèrement.«Etaujourd’huijedonneraistoutpour

savoiroùestmonpetitfrère,ouaumoinsêtresûrequ’ilvabien.»Sonmaripassasonbrasautourdesatailleetl’attiracontrelui,puisilluibaisalefront.«Seldenest

solide,etilenavud’autres.IlétaittoutjeunequandnousavonsregardéTintagliasortirdesoncocon.Alorsquen’importequelautreenfantauraitététerrifiéetenpleurs,ilacontinuéàs’efforcerdetrouverunesolution.Etmaintenantc’estunhomme;ilestcapabledesedébrouillerseul,machérie.J’aitouteconfianceenlui.»

L’éclatd’unelanterneleréveilla.Seldenouvritàdemisespaupièrescollantes;lasilhouettedevantluiétaitfloue.Ilsortitunemaindesoussacouverturerêchepoursefrotterlesyeux;ilspiquaient.Ilfutprisd’unetouxsoudainequisemuaenquinte,etilsepenchahorsdesonlitleplusloinpossibleavantdecracherunepleinebouchéedephlegme.Sonvisiteurpoussauneexclamationdégoûtée.

D’unevoixrauque,Seldendit:«Sivousn’aimezpaslespectacle,allez-vous-en;oualorstraitez-moicommeilfaut,quej’aieunechancedemerétablir.

—Jet’avaisbienditqu’ilsavaitparler.—Ce n’est pour autant qu’il est humain », répondit quelqu’un d’autre, et Selden s’aperçut qu’ils

étaientdeuxàl’observer;ilsavaientdesvoixjeunes.Ilramenasesjambessouslelit,etlachaînequiluiemprisonnaitlachevillecliquetasurlepont.Lacouvertures’étaitcolléeàlaplaiesuppurantequ’ilavaitàl’épaule,cellequiluiavaitvalusonvoyageàborddubateau.

«Jesuishumain,déclara-t-ild’unevoixgutturale.Jesuishumainettrèsmalade.—C’estunhomme-dragon;regardecesécailles!Donc,j’avaisraison,etj’aigagnélepari.—Mêmepasvrai!Ilditqu’ilesthumain.—Les enfants ! lançaSelden sèchement, en s’efforçant de ramener leur attention vers lui. Je suis

malade;j’aibesoind’aide;ilmefautunrepaschaud,ouaumoinsquelquechosedechaudàboire.Etuneautrecouverture.Ilfautquejepuissesortirsurlepontpourprendre…

—Jem’envais,annonçaundesgarçons.Onvaavoirdesennuissionnous trouve icien traindeparleraveccettecréature.

—Nepartezpas,jevousensupplie!»criaSelden,maisundesvisiteurss’étaitdéjàenfui,lebruitdesespiedsnuss’éloignantdansl’obscuritédelacale.Unenouvellequintedetouxleprit,etilsepliaendeux sous le coupdepoignardqui lui perçait lespoumons ; quand la crise se calmaenfin et qu’ilessuya ses yeux larmoyants, il eut la surprise de voir qu’un des garçons était resté. Il se frotta lespaupières,maislasilhouettedemeuraitfloueàcausedel’éclatdelalampeetdelasuppurationdesesyeux.«Commentt’appelles-tu?»demanda-t-il.

L’enfant pencha la tête de côté, et ses cheveux clairs tombèrent sur son visage en une mècheindisciplinée.«Euh…Jevousnelediraipas;tuespeut-êtreundémon.C’estcequedisentlesautres:ilnefautjamaisrévélersonnomàundémon.

—Jenesuispasundémon,réponditSeldend’untonlas.Jesuisunhomme,commetoi.Écoute,peux-tum’aiderunpeu?Peux-tuaumoinsmedireoùnoussommes,oùonm’emmène?

—Tu es à bord de laFille du vent, et on navigue versChalcède – la ville,Chalcède, qui est lacapitaledeChalcède.C’estlàquetuvas.Tonnouveaupropriétairenousapayéstrèscherpourqu’onyailletoutdroit,sansnousarrêterenchemin.

—Jenesuispasunesclave;jen’aipasdepropriétaire.Pourmoi,l’esclavagen’existepas.»L’enfant eutungrognement sceptique.«Etpourtant, tu es enchaîné aupont ; ton avisn’apas l’air

d’avoirbeaucoupd’importance.»Ilsetutetréfléchit,contemplantpeut-êtresapropresituation.«Hé!Hé,situeshumain,commentçasefaitquetuaiescetaspect?D’oùellesviennent,toutescesécailles?»

Seldenresserrasacouverturesurlui.Ilavaitchoisilapaillelapluspropredecellequijonchaitlesolet l’avaitamasséeavantdes’yétendre;pendantquelquetemps,lematelasavaitprotégésoncorpsdouloureuxduboisdurdupont,maisilavaitfiniparsetasseretsedisperserdurantlesommeilagitédujeune homme, qui sentait désormais sous son dos les planches froides et rudes. La couverture ne luiservaitguèrealorsquelepontaspiraittoutesachaleur.Ilavaitbesoindel’aidedel’enfant.Àmi-voix,ildit:«Unedragonnem’apriscommeami;elles’appelleTintaglia,etellem’achangé,commetuvois,pourmerendreplusbeauàsesyeux.

— Si tu as une dragonne comme amie, comment se fait-il que tu aies été pris comme esclave ?Pourquoiellenet’apassauvé?»

L’enfants’étaitapprochédequelquespas;àsesvêtementsélimésetàsachevelurehirsute,Seldenjugeaqu’ilsetrouvaitauplusbasdelahiérarchiedubord.Sansdouteungamindesruesembarquéaudernierportpourvoirsil’onpouvaitenfaireunmatelot.

«Ellem’aenvoyéenmission.Ellecraignaitd’êtreladernièredesonespèce,carlesautresqu’elleavait vu éclore étaient débiles etmaladifs ; alors je suis parti pour Terrilville avec des gens que jecroyaismesamis;Tintagliam’avaitcommandédevoyagerauloinetdem’enquérird’autresdragons,etc’est ce que j’ai fait pendant quelque temps. Je suis allé un peu partout. Tout allait bien, les gensm’écoutaientetprêtaientattentionàmeshistoiresdedragons,maisjen’entendaisparlerd’aucuneautredecescréatures.Etpuismaréserved’argentacommencéàbaisser–etmesamissesont révélésdestraîtres.»

Ilvitquel’enfantétaitsuspenduàseslèvres.Ils’interrompit.«Apporte-moiquelquechosedechaudàboire,etjeteraconteraitout.»Ilnetenaitpasparticulièrementàserappelersonhistoire:onl’avaitdrogué dans une taverne, sans doute à l’aide d’un produit dans sa bière, et il s’était réveillé dans unchariot,unebâchejetéesurluietlesmainsattachéesdansledos.Quelquesjoursplustard,ilétaitexhibésous le titre « Homme-Dragon ». À combien de temps cela remontait-il ? Un an ? Plus ? Toute unepériode, il avait tentéde tenir le comptedes joursquipassaient,mais il avait perdu le fil pendant sapremièrecrisedefièvre,etilavaitfiniparprendreconsciencedel’inanitédel’entreprise.

L’enfant s’agita, inquiet, et jeta un regard dans l’obscurité. « Je vais prendre une tannée si ondécouvrequejesuisdescenduteregarder,et,sijet’apportequelquechose,j’enprendraiuneautre.Detoutemanière,jenepourraismêmepasmeprocurerquelquechosedechaudàboirepourmoi,sansparlerde le sortir de la coquerie pour l’apporter ici.Moi et les autresmousses, on n’a pas le droit d’allermanger dans la coquerie. » Il gratta sa joue sale puis tourna le dos à Selden. «Désolé », ajouta-t-ilcommeaprèsréflexion.Lalanternedansaetprojetadelonguesombresquandils’éloigna.

«Jet’enprie!»fitSelden.Puisilcria:«JET’ENPRIE!»L’enfantpritalorssesjambesàsoncou,et la lanterne s’agita frénétiquement à son côté. L’obscurité s’approfondit autour de Selden et devintténèbres.Legaminétaitparti,etavecluitoutespoir;ilnereviendraitpas:lapeurdelasanctionavaitétéplusfortequel’attraitd’unehistoire.«J’auraisdûluidirequej’étaisundémon,marmonnalejeunehomme ; j’aurais dû le menacer de le maudire s’il ne me procurait pas une couverture et de quoimanger.»

Menacesetmalédictions:iln’yavaitqu’ellesquimarchaientencemonde.

*

RiennesepassaitbienpourLeftrin ;onsemontrait tropcurieux,on luiposait tropdequestionsàtouslescoinsderue.AuxmarchandsquivoulaientsavoirpourquoiilseservaitsilibrementdelalignedecréditdesKhuprus,ilavaitréponduquecesdernierssepositionnaientpouruneassociationdontilnepouvait encore parler ; il eût même préféré ne pas en dire autant, mais il avait besoin d’une raisonplausiblepourqueReynetsasœureussentsignépourdesachatsaussimassifs.Tillamonsupportait legros des questions des colporteurs de ragots, et s’en débrouillait bien : bien dissimulée derrière savoilette, elle choisissait à qui elle acceptait de répondre. L’intérêt des Khuprus pour la mystérieuse«expédition»avaitsuscitépasmoinsde troisautrespropositionsdefinancementde lapartde jeunesMarchands ; avecune feinte répugnance,Leftrin les avait repoussées sousprétextequeTillamonavaitexigéàlafoisl’exclusivitéetlesecretdel’arrangement;illeregrettaitdésormais,carsaréponseavaitapparemment enflammé la curiosité jusqu’à la fébrilité. DeuxMarchands, venus en hâte de Trehaug,avaientdemandéenurgenceuneentrevueaveclui;illeuravaitdonnérendez-voustroisjoursplustardensachantpertinemmentqu’ilavaitl’intentiond’êtrerepartiàcettedate.

Piresétaient lesmessagesduConseil. Ilsavaientcommencéàaffluerdèsquel’éclathivernalétaitapparu sous la voûte des arbres, proclamant le début du jour dans le désert des Pluies. Le premierproposaitunerencontreafindediscuterdecertaines«obscurités»danslecontratd’origine,et«dubutvéritableetmanifeste»ducontrattelque«révéléparsonproposgénéral».Leftrinsavaitcequecelasignifiait:sionleurenlaissaitl’occasion,lesmembresduConseilréinterpréteraientlecontratpourleurplusgrandbénéfice,ets’efforceraientd’intimiderlecapitainepourl’obligeràseplieràleurlecture.Ilsvoulaientsescartesdufleuve,etilsdésiraientapprendrecequ’ilavaitdécouvertenamont?Ehbien,ilsn’obtiendraientnil’unnil’autre!

Alors que la journée s’avançait et qu’il continuait à remplir les cales du bateau, demandes etquestionss’accumulaient toujours.Pourquoiavait-ilbesoindecesmarchandisesàsibrefdélai?Danscertains cas, il avait payé le double du prix pour qu’on transportât à sa gabare certaines denréescommandéespard’autresclients;cetteattitudeexcitaitlacuriositéautantquel’animosité.Sesprocheseux-mêmesl’accablaientd’interrogations,enparticuliersonfrère;pourquoin’était-ilpaspassélevoir?PourquoiSkellin’était-ellepasalléepasserdutempsavecsafamille?Elledevaitaussivoirsonfiancé:ellearrivaitàunâgeoùLeftrindevaitrenonceràellecommematelotafinqu’ellesemariât;ensuite,auboutd’unan,elleetsonnouveaumaridevraientembarqueràborddeMatafetenapprendretouteslesficelles,defaçonque,lorsqu’elleenhériterait,sonépouxeûtlacompétencenécessairepouraiderSkelliàlegouverner.Iln’avaitpasréponduàcettedernièremissive;iln’avaitpasenviederévélerparlettreàson frère qu’une foisAlise libérée deHest il avait l’intention de l’épouser et peut-être d’en avoir unhéritier;iln’avaitpasnonpluslamoindreenvied’apprendreàsonfrèreetàsabelle-sœurqueleurfilleétait tombée éperdument amoureuse d’un gardien de dragon en train de se transformer en Ancien, etqu’elle avait exposé son espoir que son fiancé romprait leur accord demariage quand il découvriraitqu’ellen’étaitplusl’héritièrepremièredelavivenef,parcequ’alorsellepourraitépouserAlum.Quandilluiferaitsademande,naturellement.

Le seul fait de songer à ce sacdenœudsdonnaitmal à la tête àLeftrin ; enoutre, les cargaisonsarrivaienttropvite,etSouargesedisputaitavecHennesiesurlameilleurefaçondelesrangeràfonddecale.QuandplusieursintimationsarrivèrentàlasuitepourordonneraucapitainedeseprésenterdevantleConseil,puispourluiinterdiredequitterlacitésansl’autorisationduditConseilparcequ’il«détenaitpeut-êtredesdocumentsetdescartesrevenantdedroitauConseildesMarchandsdeCassaric»,ilserradenouveaulesdentsetrenvoyalemessagersansluifournirderéponse.Lorsqu’unenouvellemissiveluiparvint,cettefoisduConseildeTrehaug,affirmantqu’iln’avaitledroitderemettreaucundocumentauConseil de Cassaric tant qu’un représentant de Trehaug ne serait pas présent pour s’assurer que ses

intérêtsseraientéquitablementprisencompte,ildonnaungénéreuxpourboireaucoursier,jetalalettrepar-dessusbordetallatrouverHennesie.

«Lacargaison,là,surlequai,c’esttoutcequinousresteàcharger?»L’autre, visiblement contrarié d’être dérangé dans son travail, tira unmanifeste d’un tube en cuir

accroché à sa ceinture et le déroula. Il le parcourut rapidement des yeux. «Les caisses queTillamonKhuprusaenvoyéesviennentd’êtreembarquées,etelleestmontéeàbordjusteaprès.Ondiraitquedeuxmarchandsn’ontpasencoreeffectuéleurslivraisons–non,un:voilàcelledeLossonequiarrive,etçamefaitbienplaisir;ildevraityavoirdel’huilepourleslampes,sixépaisseursdebonnetoile,etdesavironsderechange.

—Qu’ya-t-ild’autreàlivrerencore?—Oh,unpeudetout,dumagasindefournituresdeContorité.—Onpeuts’enpasser?»Hennesiehaussalessourcilspuisexaminalemanifestedeplusprès.«Sionlaissedestrucsenrade,

çanevapasplaireàBelline.Voyons…Duthé;onenadéjà,maisilenfautdavantage,d’aprèsBelline.Deshameçons,descouverturessupplémentaires,deuxarcs,plusieursdizainesdeflèches,dutabacetducafé.Celaneréjouiraitpersonnededevoirs’enpasser.Et…

—Si toutçaarriveavantque tuaiesfinidecharger la livraisondeLossone,embarque-le ;sinon,laisse tomber.Ons’estdébrouillésans jusqu’ici,onsedébrouillerasans jusqu’à lafinde l’hiver.Dèsqueladernièrecaisseauraquittélequai,onlarguelesamarres.

—Ilestpeut-êtredéjàtroptardpourlefairediscrètement.»LeftrintournalatêtepoursuivreleregarddeHennesie.Pardenombreuxaspects,Cassaricrestaitune

colonie encore jeune et rude, et sa police reflétait cet état de choses ; on n’entrait dans la gardemunicipalequ’à titre temporaire,parcequ’iln’yavaitpasd’autre travail rémunérateurouparcequ’onn’avait pas les talents ou la réputation nécessaires pour obtenir unmeilleur emploi, et les gardes quiavançaient sur le quai en ordre dispersé en étaient l’illustration. Ils étaient cinq, identifiables à leurspantalonsetà leurs tuniquesverts ;deuxd’entreeuxavaient l’air très jeunesetnerveux ;un troisièmeavaitlabarbegrisonnante,unepansebondissanteetunepiqueàlamain.Aucunneparaissaitravidelamission qu’on lui avait confiée, ni particulièrement à l’aise sur un quai flottant et la circulation quil’encombrait.

«Embarquecequiresteet tiens-toiprêtà larguer lesamarresàmonsignal.Mataf,monvieilami,apprête-toiànousdonneruncoupdemainencasdebesoin.»

ÀlasuitedesgardesvenaientlaMarchandePolsketunautremembreduConseil;lapremièretenaità la main un porte-documents, et elle marchait d’un pas rapide, tout essoufflée. Sans quitter le pont,Leftrin se déplaça vers l’arrière pour accueillir la délégation. Les nouveaux venus s’arrêteraient sansdouteencontrebasdesapositionpourluiparler,cequidonneraitàl’équipagequelquesprécieuxinstantspourterminerd’embarquerlacargaison.CroisantSkelli,ildemandaàmi-voix:

«Tousleshommesetlespassagerssontàbord?—Oui,saufGrandEider;maisilestsurlequaientraindetrimbalerdescaisses,etilpeutremonter

surlepontenunclind’œil.—Trèsbien.Tiens-toiprête,etavertislespassagers.—Oui,cap’taine.»Ellepoursuivitsonchemin.Leftrinseplaquaunsouriresurleslèvresetsedirigead’unpastranquilleversl’arrière,lespouces

danslaceinture.Commeill’avaitespéré,lesgardesfirenthalteenlevoyantetformèrentundemi-cerclegrossier sur lequai à sespieds. Il les regarda sans riendire, avecuneexpressiondevaguecuriosité.

Quand laMarchande Polsk les rejoignit, il transféra son attention sur elle, mais garda le silence, luilaissantlaresponsabilitédedonnerletondelaconfrontation.

Elle avait le souffle court, et c’est d’une voix qui manquait de vigueur qu’elle dit : « CapitaineLeftrin,vousn’avezpasréponduauxmessagesqueleConseildesMarchandsvousaenvoyés.»

Il haussa les sourcils, feignant l’étonnement. « C’est sans doute vrai ; mais j’ai eu une journéechargée,etj’aipréférém’assurerdemonemploidutempsavantdeprendrerendez-vousavecleConseil.Àcroirequetoutlemondeveutmeparler.»Ilpenchalatêteetfitminederéfléchir.«Uneentrevuedanssix jours, lesoir,ça irait?»Accoudéaubastingage, ilétait l’imagemêmede l’hommeraisonnableetaffable.

Polskparcourutdesyeuxlequaid’oùl’oncontinuaitàembarquerdescaisses.«Vousvousapprêtezàpartir!»

Ilsuivitsonregard.«Onrangenosprovisionsàfonddecale,c’esttout,MarchandePolsk.Ilfautdutemps pour charger un bateau, vous savez : il faut inventorier la cargaison, et répartir du lest pouréquilibrer.Çanesefaitpasenclaquantdesdoigts.Quandontravaillesurlefleuve,onapprendàutiliseraumieuxtouslesinstantslibres;et,entrenous,uncapitaineaviséévitequeseshommessetournentlespouces,sansquoionnesaitpasquellesbêtisesilsvontinventer:bagarresdanslestavernes,ivressesurlavoiepublique,etj’enpasse.Vousconnaissezlesmarins.»Illuiadressaunsouriredeconnivenceetvituneexpressionfugaced’incertitudepassersur les traitsde laMarchande ;avait-elleétévictimed’unerumeursansfondement?LeConseilavait-ilréagitropvivement,ets’était-elleridiculisée?

«Mafoi,capitaineLeftrin,nousallonspeut-êtrevousparaîtreméfiants,maisnoustenionsàcequevoussachiezquenousn’enavonspasfiniavecvous,etquevousnedevezpasvousenalleravantdenousavoirprésentéuncompterenducompletdesdécouvertesdevotreexpédition.

—MarchandePolsk,étantdonnéqueleConseilarefusédemepayermonsalaire, jeneconsidèrepas nos affaires comme conclues ! J’espère sincèrement que le Conseil ne s’imaginait pas pouvoirm’insulterpuisnousrenvoyer,meshommesetmoi,sanslamoindrerécompensepouravoirrisquénotreviesurlefleuve.Onveutlajustice,etonadroitànotrepaie!Maintenant,jeveuxbienaccorderdeuxoutroisjoursauConseilpourexaminerlasituation,mais,sicerendez-vousdusoirdontjeparlaisconvientàtoutlemonde,jetiensàvoirmonargentsurlatable.Ilyadeuxversantsàtoutcontrat,etleConseildoitsetenirprêtàremplirsapart.»

Il vit les épaules de la femme se détendre : on était en train de négocier, terrain sur lequel toutMarchand se sentait à l’aise. « Il faut être juste, en effet, capitaine, et nulmieux que le Conseil desMarchandsdeCassaricnelesait!Nousnousferonsunplaisirdediscuterlerèglementdevotresalairedèsquevousnousaurezfournitoutcequenousattendonsdevotrevoyage.Etjevousdiraifranchementquenoustenonsàvoiretàrecopiervosjournauxdebordainsiquelescartesdufleuvequevousavezsansdoutetracées.Vousvousrappelezquenousavionsengagéunchasseurpourvousaccompagner,uncertainJessTorkef;ildevaitrapporterdelaviandepourl’expédition,maisaussinoterlesincidentsetcréerdescartespourleConseil;lanouvelledesontristesortnousaccableetlesaccusationsdetraîtrisequevousportezcontreluinoussurprennent,maisnoussommesendroitd’exigerqu’onnousremettesesdocumentsetautreseffetspersonnels.»

Leftrinjetauncoupd’œildiscretauquai.Lesdernièrescaissesmontaientàbord,etGrandEidernetarderaitpasàlessuivre.«Jenepeuxpasdirequejepartagevotreaccablementquantàson“tristesort”,etjenesaisriendesarrangementsquevousaviezconclusaveclui;mais,sivousvoulezlefonddemapensée, il enavaitd’autresqui concernaient l’abattagedecertainsdragonspour leprofit, peut-être enrelationavecunmarchépasséavecChalcède.Quoiqu’ilensoit,ilestmort,etlavaguequiasubmergémonbateauaemportétoutcequin’étaitpasfixé;parconséquent,mêmesij’étaisobligéderemplirson

contratàsaplace,cequin’estpaslecas,naturellement,j’enseraisincapable.Jevousconseilledevousintéresserdeprèsàlapersonnequivousarecommandécethomme;JessTorkefétaituntraître,etceluiquil’aplacéàmonbordl’afaitavecdemauvaisesintentions.»

IlentenditlechocsourdquefitGrandEiderensautantsurlepont.LeftrintournalatêteetsouritàSkelliquis’étaitarrêtéeprèsdelui.«Larguezlesamarres,dit-ilsur le tondelaconversation,puis ilreportasonattentionsurladélégation.Ilvaudraitmieuxquevousvousreculiez,dit-il,affable.Ondoitrepositionnerlagabarepourlasuiteduchargement;iln’yenauraquepouruneminute.

—Ils’enva!s’exclamalemembreduConseilquiaccompagnaitPolsk,avantdecrierauxgardes:Neleslaissezpasfaire!Retenezleursamarres;neleslaissezpass’échapper.

— Abandonnez les amarres s’il le faut », fit Leftrin d’un ton insouciant. Les aussières d’avantremontaientdéjàsurlepont,etSouargeétaitàlabarre.Legardearméd’unepiques’étaitplacéprèsdel’arrière;GrandEiderhaussalesépaules,navrédecegaspillage,etsebaissapourdétacherleboutdesontaquet;illejetapar-dessusbord,etMataffutlibéré.«Àvosgaffes!lançaSouarge,etl’équipageréagitcommeunseulhomme.

—Mataf?»murmuraLeftrinavecunenotesuppliantedanslavoix,etlavivenefréponditd’uncoupde talon invisible mais vigoureux de ses pattes arrière. Le capitaine se réjouit d’avoir les mainsagrippées à la lisse ; Grand Eider, lui, poussa une exclamation de surprise et fit un pas de côté entrébuchant. Les cris d’étonnement des gardes suscitèrent chezLeftrin à la fois de la satisfaction et del’inquiétude : il était fier des capacités de sa vivenef modifiée, mais il s’efforçait toujours de lesdissimuler. Depuis qu’on avait découvert la véritable nature du bois-sorcier, son usage était nonseulement désapprouvé mais interdit par Tintaglia, et Leftrin mettait sur le compte du tempéramenttolérant de Mercor le fait que les dragons eussent accepté Mataf ; il ne tenait pas à ce que leschangementsopéréssursonbateaudevinssentdenotoriétépublique.«Assez,Mataf»,fit-iltoutbas,et,bienquelagabarecontinuâtdebattredespattes,ellelefitdiscrètement,defaçonàdonnerl’impressionquel’équipageétaitexceptionnellementplutôtquesurnaturellementdoué.

«Onadelacompagnie,cap’taine!»lançaHennesie.Leftrinsetournaversl’arrièreetjura:sonsecondavaitraison.SoitleConseilestimaitquelagarde

municipalenesuffisaitpasà la tâche, soit lespropriétairesdeplusieurspetitsbateaux jugeaientqu’ensuivant leMataf ils avaient des chances de décrocher un trésor. Sachant la façondont les rumeurs sepropagentdansunevilleMarchande,Leftrinnes’étonnaitpasquedesMarchandsmineurseussentapprisque l’expédition avait découvert Kelsingra mais que ses membres refusaient d’en dévoilerl’emplacement;ilsavaientcertainementl’intentiondes’accrocheràsesbasquesjusqu’àcequ’iltrahîtsadestination.Quantàlui,ilsavaitqu’ilséchoueraient.Ileutunsourireespiègle.«Ongardenosdistancesaveceux,maispaslapeinede…»

Iln’eutpasletempsdefinirsaphrase:Matafpritleschosesenmain.Cettefois,cenefurentpassespattesmaisuncoupdesaqueuecachéequifitbouillonnerlasurfacedufleuveetdanserfrénétiquementlespetitsbateauxdanssonsillage.L’espaced’uninstant,l’appendicefutvisibledansl’ondegrise,puislavivenef s’élança en avant tandis que ses concurrents en réduction s’efforçaient d’éviter de se faireengloutir par les vagues qu’elle laissait derrière elle ; certains n’y parvinrent pas, et Leftrin eut unegrimacecompatissante:ilyauraitquelquesbrûluresàsoignerquandilssortiraientdel’eau.

L’accélération avait failli faire perdre l’équilibre à l’équipage.Mataf remontait le courant à touteallure, etLeftrin fronça les sourcilsenentendant lesexclamations stupéfaitesdes spectateurs.Nier lesfaitsneserviraitplusàgrand-chosedésormais:certainscomprendraienttrèsvitecequecelasignifiait.Detoutefaçon,Matafetluin’avaientpasl’intentionderetournerdansunecitédudésertdesPluiesavantlafinduprintemps,etc’étaitaussibien;d’icilà,lesrumeursetlesspéculationsseseraienttaries.

Mais,alorsqueMataf remontait lecourantàuneallure régulière, les restesde la flottille tentaienttoujoursdelesuivre;Hennesies’approchadeLeftrin.«Tucroisqu’ilsvontessayerd’embarquer?»

Le capitaine secoua la tête. «Non ; ils ont déjà dumal à soutenir notre vitesse.Et, quand la nuittombera,ilsn’yverrontplusrien,etilsdevrontmouillerjusqu’aumatin.Pasnous.

—TucroisqueMatafseracapabledetrouversonchemindanslenoir?»Leftrineutunlargesourire.«Jen’endoutepasuneseconde.»

«Etnousvoicipartispourunenouvelleaventure»,ditMalta.Savoixtremblait;elles’éclaircitla

gorgepourdonnerlechange,maisReynpassasonbrasautourdesataille.«Peut-être,machérie,maiscettefoisnoussommesensemble,touslestrois.»Tillamontoussotaensoulevantlerabatpourlesrejoindre.«Touslesquatre,sivousvoulezbienme

compter.»Ellearboraitungrandsourire,etsesyeuxbrillaientd’unéclatdontMaltaignoraitl’origine.«Tun’aspaspeur?demanda-t-elleàsabelle-sœur.Nousn’avonsaucuneidéedenotredestination

nideladistancequinousensépare;d’aprèslecapitaineLeftrin,ilfauts’attendreàsouffrirdufroidetdesprivations,nouslaissonsnotrefoyerderrièrenouspourSâsaitcombiendetemps,et toi tuasl’airréjoui.»

Tillamonéclataderireetrejetasavoiletteenarrière.Depuisquandn’avait-onpasvucesourire?L’exaltationfaisaitdanserlespampilleslelongdesamâchoire.«Biensûrquej’aipeur!Etjenesaispasnonplusdansquoinousnousfourrons.Maisjesuisvivante,Malta!J’avancedanslemondetouteseule;et,d’aprèscequem’aditReyn,jemerendsdansunecitéetunecolonieoùpersonnen’estobligédeporterunvoilenid’entendredesréflexionssursonpassage.Abandonnernotrefoyer?J’abandonnepeut-êtrenotremère,maisjepensequ’ellecomprendra;etj’ail’impressiondemerapprocherdechezmoiplutôtquedem’enéloigner.»

Elles’assitsur lepontàcôtéde lacaissequiservaitdeberceauàEphronetsourit tendrementaunourrissonquis’éveillait.«Puis-jeleprendredansmesbras?»demanda-t-elled’untonfervent.

*

Le soleil se hâtait vers les collines quand Gringalette les ramena de l’autre côté du fleuve. Lesnuages,poussésparlevent,couvraientlecieldusoir,etlabrisehumidefouettaitlevisagedeThymara,maisseulessesjouesbrûlaientsouslamorsuredufroid.Mêmesespiedsetsesmollets,protégésparseschaussures écailleuses, restaient au chaud ; en outre, lamatière dont elles étaient faites paraissait luipermettred’accrocheraux flancsglissantsde ladragonne, tandisqu’elle se tenait fermementà la robeAnciennedeKanaï,departetd’autredesataille,leursacàdospleind’objetsprisdanslacité,coincéentreeux.Ellepenchalatêtepouréchapperaurudebaiserduventetposalefrontcontreledosdesoncompagnon ; elle repoussa ses peurs et ne pensa plus qu’aux commodités qu’ils rapportaient à leurscamarades. Sans doute tous les gardiens nemettraient-ils pas lamain sur une robe, une tunique ou unpantalonàleurtaille,maisilyenauraitassezqui trouveraient leurbonheurpourpouvoirdonnerleursvieuxvêtementsàceuxquin’auraientpasd’affairesAnciennesàsemettre.Cesoir,chacunjouiraitd’unpeuplusdeconfortgrâceàelleetàKanaï.

Commes’ilavaitlusespensées,celui-cilançapar-dessussonépaule:«Tusais,çanevapasplaireàAlise;ellevadirequ’onauraitdûtoutlaisserenplacepourqu’ellepuisseprendredesnotesdétailléesavantqu’onl’enlève.Elleestmêmecapabledevouloirnousobligeràtoutreplacer.

—Je luiparlerai», réponditThymaraavecassurance.Malgré leurdifférenced’âge,Alise et elleétaientamies.Audébut,ellesesentaitmalàl’aiseavecsonaînée,maisl’admirationd’Alisepourses

talents de chasseuse et de pêcheuse avait fini par la conquérir. La jeune fille ignorait comment elleréagirait devant les objets Anciens en parfait état qu’ils rapportaient ; elle ne serait sans doute pasd’accordavecl’idéequelesdonnerauxgardiensreprésentaitlemeilleurusageàenfaire.Pourtant,elleportaitelle-mêmeunerobeAnciennedécouvertedanslesruinesdeTrehaug;ellen’auraitsûrementpasl’hypocrisied’interdireauxgardiensdeprofiterdumêmeconfort.

«Ilsnousattendent!criaKanaïpoursefaireentendremalgrélebruitduvent.Regarde!»Ellelevalatêteetplissalesyeux.Oui,desgardienss’assemblaientsurlaberge,etmêmequelques

dragons les rejoignaient d’un pas nonchalant.Mercor, le grand doré, était déjà là, la tête dressée, leregardtournéverseux.«Ilsdevaientêtreinquietspournous!répondit-elleàKanaï.

—C’estidiot;onestcapablesdesedébrouillerseuls!»répliqua-t-ilavecassurance,etThymaraéprouvaunlégermalaiseàl’entendrelesplacer,elleetlui,àl’écartdesautres.Ilparaissaitpenserquequelque chose avait changé, quelque chose d’important ; avait-il raison ?Voyait-il dans ce qui s’étaitpassé la nuit précédente une déclaration de Thymara selon laquelle elle l’avait choisi ? L’avait-ellechoisi?

Non,répondit-ellecatégoriquement.Elleavaitcouchéaveclui,riendeplus;elleavaitagisuruneimpulsion,nonparengagementenverslui.Cen’étaitpasunedécisionàlongterme.

Alors que Gringalette effectuait un grand cercle au-dessus des gardiens réunis avec un coup detrompe triomphant puis entamait une longue descente vers le sol, Thymara se demanda si Kanaï lecomprenaitaussibienqu’elle.

Tatou regardait la dragonne qui les survolait ; le vent et la pluie cherchaient à l’aveugler,mais ilplissalesyeuxetconstataqu’ilnes’étaitpastrompé:Gringaletten’étaitplustoutàfaitlamême;sesailes paraissaient mieux proportionnées, son vol plus assuré, et elle scintillait même dans la maigrelumièreducielcouvert.Commeelleserapprochait,ildistinguasesdeuxpassagers,etlesoulagementledisputa en lui à la jalousie :Thymara était saine et sauve,mais en compagnie deKanaï.Un rayondesoleillestoucha,etilsétincelèrentsoudainautantqueladragonnequ’ilschevauchaient.

«C’estquoi,cesvêtementsqu’ilsportent?fit-iltouthaut.—OùestSintara?Pourquoinerevient-ellepasaveceux?»Alises’étaitjointeaugroupeetavait

réponduàsaquestionparuneautrequestion.«Sintarachasse.»C’étaitMercorquiintervenait;ledragond’oretsagardienne,Sylve,nequittaient

pas le ciel des yeux. «Elle a découvert comment se servir de ses ailes et de sesmuscles ; à présentqu’ellepeutchasserelle-même,elledépendramoinsdeThymara.

—Ce qui signifie queThymara pourra contribuer davantage à nous alimenter, fitKalo, le dragonbleu-noir,d’untongrave.

—Tuasdéjàungardien,etc’estunchasseur;tunedevraispasavoirbesoindequelqu’und’autre.»Sestican s’inséra dans le groupe ;moins grand queKalo, il paraissait pourtant chercher souvent à leprovoquer.Tatous’interposaavantqueKalopûtréagir.«Touslesgardiensfontleurpossiblepourvousfourniràtousdelaviande.

—Mais nous avons toujours faim. » Le regard du grandmâle ne quittait pas la dragonne rouge.Gringaletteserapprochait,parcourantdescerclesdeplusenplusbasavantdeseposer.L’atterrissageétaittoujoursunmomentimprévisible;selonTatou,ladragonnes’enremettaitàsonexpériencedurementacquise plus qu’à des souvenirs ataviques de la façon correcte de se poser, et cette fois-là ne fit pasexception.Elledescenditbas,faceauventpourseralentir;elleavaitchoisiunelonguesectiondégagéede la rive,et tout lemondes’écartadesonchemin.Elleouvrit largement lesailesetseredressa ;sespattesarrière,parfaitementrepliéescontresoncorpsetalignéesavecsaqueue,sedéployèrentsoudainet

touchèrentlesol;ellecourutsurunecertainedistanceentrébuchant,puisselaissatombersursespattespostérieuresets’arrêtaenglissant,saqueuebattantpourtrouveruneprise.Kanaïrestaimpassible,maisThymaras’agrippaàluietcachasonvisagecontresondos;dèsqu’ilscessèrentdebouger,elleentrepritdeselaisserglisseràbasdel’épauledeGringalette.

Detoutsoncœur,Tatouavaitenviedes’élancerpourl’attraper,maisilseretint:ilignoraitcommentelleprendraitcegeste.

« Ils portent des tenues Anciennes ! » L’exclamation d’Alise trahissait autant l’étonnement quel’horreur.AlorsqueKanaïdescendaitàsontourdesamonture,Tatouentenditlesautresgardienspousserdescrisdesurpriseetquelqueséclatsderire;lescouleursvivesrendaientridiculementsurunhomme;tellefutlapremièrepensée,teintéedemépris,deTatou.Mais,alorsqueKanaïs’inclinaitavecsuperbedevant ses camarades, ses vêtements parurent tout à coup non seulement adaptés à sa haute et finesilhouette, mais aussi très élégants. Ils convenaient à un Ancien, aussi colorés que Kanaï lui-même ;n’était-ild’ailleurspasd’unrougeplusintensequeladernièrefoisoùTatoul’avaitvu?

IlreportasonattentionsurThymaraetconstataquesapremièreimpressions’avérait:lajeunefilleavaitchangédepuislaveille,etcelanetenaitpasseulementàlarobequ’elleportait.Lateintebleutéedesécaillesquicouvraientsonvisageavaitviréàl’indigoavecdesfiligranesargentés.Elleparcourutdesyeuxlecomitéd’accueil,puissonregardcroisaceluideTatou.Alorsilsut.Elledétournalevisage.

Unrugissementroulaitdanssesoreilles,etuntremblementimperceptibleleparcouraitdelatêteauxpieds;ilavaitl’impressiond’oscillerdansleventcommeunarbresurlepointdes’abattre.Ilsavait,etpourtantiln’arrivaitpasàcroirequecepûtêtrevrai:elles’étaitdonnéeàKanaï!Toutescesannéesàsefréquenter,l’intimitécroissantedel’amitié,sacourdésespéréedurantlesderniersmois,riendetoutcelan’avaitd’importancepourelle ;elle luiavaitpréféréKanaï. Ils’efforçadenepas imaginer leurscorpsenlacés;ilnevoulaitpassavoirsic’étaitellequiavaitdonnélepremierbaiser,nis’ilss’étaientjetésl’unversl’autredansuneétreintepassionnée,ou,pisencore,s’ilss’étaientavancéslentementl’unversl’autreenjouissantdel’attente.

Sanssesoucierdesgardiensassemblésnidesautresdragons,Gringaletteserenditauborddufleuvepoursedésaltérer,maisTatoudemeurafigé,incapabledeparler,tandisquesescamaradesconvergeaientverslecouplepourl’accablerdequestions.

«Qu’est-cequis’estpassédanslacitéhiersoir?—C’étaientdesincendies?Onavudelalumièrepartout!—OùestSintara?Ellesaitvraimentvoler?—Pourquoiellen’estpasrevenue?—Oùest-cequevousaveztrouvécesvêtements?»Lesinterrogationspleuvaient,etThymaraetKanaïparlaientenmêmetemps.Tatouvitlajeunefille

ouvrir un sac qu’ils portaient entre eux pour en sortir des tuniques, des robes, des pantalons et deschaussures.Nulneparut s’apercevoirque lapluie tombait plusdrunique levent forcissait.Thymaradistribuaitlesvêtementsaussivitequ’ellelestiraitdusac,etlesgardienspoussaientdesexclamationsdejoieetd’enthousiasme.L’exultationétaitàsoncomblequandAlisecriasoudain:«ARRÊTEZ!Arrêtezde tirer sur ces habits et de les maltraiter ainsi ! Posez-les par terre tout de suite ! » Le brouhahas’éteignit, et tous les regards se tournèrent vers la Terrilvillienne qui s’enfonça dans la presse desgardiens;elleavaitlespommettesrougesdecolère,etc’estd’unevoixquitremblaitdefureurqu’elledemanda :«ThymaraetKanaï,êtes-vous fousd’avoiremporté toutescesaffairesde lacité? Jedoissavoiroùvouslesaveztrouvéesprécisément,ilfautlesmesurer,et…

— Alise, je vous en prie. » Thymara s’exprimait d’un ton grave et presque posé. « Je saisl’importancequevousattachezàcettecité,jesaisquevousvoulezendécouvrirtouslessecretsetqu’il

nefaudraitendérangerneserait-cequelapoussièreavantquevousayeztoutnoté;jecomprendsque…—Vousnepouvezpascomprendre.»Alises’efforçaitdesemaîtriseretparlaitd’unevoixtendue.

«Vousêtesencoreàdemiuneenfant,sansexpériencedumonde,hormisdelaforêtoùvousavezgrandi.Si vous aviez vécu àTerrilville, si vous aviez vu le flot incessant d’objets et de trésorsAnciens quipassentparlemarchéavantd’êtreéparpillés,perdusdanslevastemonde…Desobjetsextraordinairestraitéscommedesfarcesetattrapesréservéesauxplusrichesetauxcollectionneurs.Lamoitiédutemps,ceuxquilesacquièrentsemoquentdeleurprovenanceetn’yvoientriendeplusqu’unmoyend’étonnerlesautres.»

Thymaranebronchapassousce torrentdemotsetgardauneexpression impassible.TatouvitquecetteattitudeébranlaitAlise,etilperçutdanssavoixunlégertremblementquandellereprit:«J’étudielesAnciensdepuisdesannéesàpartirdesvestigesquepillardsetnécrophageslaissentàl’interprétationdeschercheurs.Detempsentemps,àmagrandecontrariété,jedoismecontenterdequelquespagesdemanuscrit,d’unboutd’unegrandetapisseriequireprésentaitmanifestementunévénement important,oudequelquesoutilsdont,sijesavaisoùonlesatrouvés,j’auraispudécouvrirl’usage.Nousavonsunechance,quinedurerapas longtemps,malheureusement,avantqueleshordesdefouilleursnes’abattentsur Kelsingra et n’en laissent qu’un squelette de pierre et de gravats. Voulez-vous commencer à ladétruireavantmêmequ’ellesn’arrivent?Votrehéritagen’a-t-ilaucunevaleuràvosyeux?»

Unlongsilences’ensuivit.Tatousentaitungrandvidedanssapoitrine.Toutsebrise,aujourd’hui,songea-t-il.Moncœur,etlacommunautédeceuxquisontvenusiciensemble.Ons’éloignelesunsdesautres.

Alises’adressaitauxgardiensàpartird’unehistoirecommune,danslaquellesonpeupleàluin’avaitguère de rôle ; il ne pouvait se prévaloir d’aucun ancêtre dans le désert des Pluies. S’il se couvraitd’écaillescommelesautresetprenaitl’apparenced’unAncien,ilnepouvaitenremercierquel’affectiondesondragon.Lediscoursd’Aliseluirappelaqu’elleavaitparticipéàl’expéditionentantqu’élémentsurnuméraire, seul gardien du groupe qui ne portât pas lesmarques du désert des Pluies. Tatou ne sesentaitaucundroitd’intervenir,etiléprouvaunnouveaucoupaucœurquandilsedemandasic’étaitlaraison pour laquelle Thymara lui avait préféréKanaï.Une culture commune était-elle plus importantepourellequeleursannéesd’amitié?

«PersonnenedétruiraKelsingra»,dit toutàcoupKanaï,quigardait tant le silence jusque-làqueTatoucroyaitqu’ilsecachaitdesreprochesd’AlisederrièreThymara.Pourtant,ils’exprimaitavectantd’assurancequemême laTerrilvillienneneputque se taire.«Onne les laisserapas faire,parcequec’estnotrehéritage.KelsingraestunevilleAncienne,oui,maiscen’estpasuncadavrequ’onnepeutplusqu’étudier.La laisserdans l’étatoùelle est aujourd’hui, ce serait aussimauvaisque lamettre enmorceaux pour découvrir ses secrets.Alise, il suffit de s’ouvrir à elle pour savoir qu’elle n’a rien àcacher;elleestprêteàvousrévélertoutcequevousvoulezapprendre;ellesouhaitesepartageravecvous.Elleestvivante,etelleattendqu’onyretourne.Laprésencedesdragonsl’aréveillée.JenesaispascequeSintaraafaitdeplusqueGringalette;elleserappellepeut-êtremieuxlacitéetsafaçondefonctionnerquemapetitedragonne;elleapeut-êtretransmissessouvenirsàlacité,cequiluiapermisdesortirdusommeil.Jen’ensaisrien;maislacités’estréveilléeetellenousattend.Jevaisvousdirecequ’onyatrouvé,Thymaraetmoi,parcequejetiensàcequevoussachieztout.Prenezdesnotessivousvoulez,mêmesicen’estpasutile.Jeveuxquevoussachieztouscequ’onaappris–etonensaitbeaucoupplusquecequedesmursdepierreetdesoutilscasséspeuventrévéler!Ilyaunbâtimentquiservaitd’établissementdebainspour lesdragons,avecdespièceschaudesetdes litsmoelleux ;onadécouvert des habits qui avaient l’air d’épouser nos formes. Thymara etmoi, on a faim,mais on estpropresetonn’apasfroid,etçafaitdessemainesqueçanenousestpasarrivé.Et,quandnosdragonsse

sont baignés dans l’eau brûlante, ils ont encore grandi, comme lorsqu’on est tombés sur la plaquechauffante dans le fleuve, pendant le voyage. Cematin, à son réveil, Sintara s’est envolée pour allerchasser;ellesenourrittouteseulecommeunvraidragon,etellevolecommeunvraidragon.»

Lesgardiensn’étaientpaslesseulsàserapprocherdelui,muets,suspendusàseslèvres:l’attentiondesdragonsétaitpresquepalpable.

Kanaï s’efforça de prendre un ton plus doux,mais n’y parvint pas complètement. «Alise, au lieud’essayerdepréserverunecitémorte,ilfautréfléchiràlafaçondetransporterlesautresdragonsetlesgardiensdel’autrecôtédufleuve;ondoits’installerlà-baspourdevenirdevraisAnciens,etonabesoindevous.Une fois qu’on sera établis, vouspourrez étudier notre cité vivante autant quevousvoudrez,maisvousnedevezpasnousempêcherdeprendre lesobjetsdontnousavonsbesoinpourdevenirdesAnciens.Cequevousdevezobserveretnoter,c’estcommentonestarrivésjusqu’àlacité,commentonl’aréveilléeetcommentonl’aramenéeàlavie;telledoitêtrevotremission,maintenant.»

TatouavaitdumalàseconcentrersurlediscoursdeKanaïetàenpercevoirlesens.Eneux-mêmes,lesconceptsexposésn’avaientriendecomplexe,maislajalousierugissaitàsesoreilles.C’estmonami,serépétait-il,maiscelan’apaisaitguère lesémotionsqui lesecouaient.Thymaraprèsde lui,Kanaïsedressaitdevanttous,vêtucommeunroi,et,avecl’attitudecalmed’unadulte,exposaitàtousl’avenirquiles attendait. Ce n’était pas seulement la manière dont Thymara le regardait ou dont Alise écoutaitgravementcequ’ildisait:siSâenpersonnel’avaitrevêtudumanteaudel’autorité,lasituationn’eûtpasétéplusclaire;Kanaïavaitvuleuraveniretavaitl’intentiondelesyguider.ToutqueTatouavaitespéréposséder ou devenir, Kanaï l’avait et l’était ; Tatou avait enduré les épreuves de l’expédition dansl’espoirdetrouverenfinsaplacedansunesociété,maiscetteplaceluiavaitétéravieparunautre.

IlsentitlaprésencedeDentecommeuneffleurementlégersursonesprit.Sareineverte,quicomptaitparmilespluspetitsdesdragons,luitransmettaitdespenséesàlafoisconsolatricesetirritées.Tantquetum’appartiens,tuastaplaceici.Cessedetesoucierdetrouverunecompagne;tuaurasdesannéespourle faire, des décennies, une très longue période selon les critères humains. Ce que je vois, c’est queGringalette et Sintara ont atteint la cité et qu’elles savent maintenant voler et chasser tandis que jecontinueàcreverdefaim.Commentvas-tum’ameneràlacitépourquejepuissemebaigner,grandiretenfinvoler?Voilàlaquestionquidoittepréoccuperavanttouteautre.

Unevaguedecalmel’envahit, teintéedeplaisiretd’exaltationàl’idéequesadragonneeûtdaignés’adresser à lui ; intellectuellement, il se savait victime du charme de la créature, mais,émotionnellement, il n’éprouvait quedu soulagement à sedétournerde sonamour-propremeurtri pours’intéresseraubutqu’elleluifixait.Ilavaitbeletbienuneplacedanscemonde,etilavaitunevaleur;Denteleluiavaitassuré.Ildevaitoubliersestracashumains:illuifallaits’occuperd’unedragonne.

Alise réfléchissait au discours de Kanaï ; les autres attendaient sa réponse. Tatou profita de cesilencepourintervenir,enlevantlavoixpoursefaireentendredesdragons.«Entantquegardiens,onaaussi unemission immédiate : conduire les dragons à la cité, c’est évident.Certains sont capables devolerquelquesinstants,etilfautentoutpremierlieuqu’ilsarriventàvolerassezlongtempspourfranchirlefleuve.»

Mercortoussota.Ilnefitguèredebruit,maistoussetournèrentverslacréaturedorée.«Lesgardiensne peuvent pas apprendre aux dragons à voler ; ce sont les dragons qui doivent se rappeler ce qu’ilssavaientautrefois.MaisTatouaraison:cedoitêtrenotreseulobjectif,dumatinausoir.Certainsd’entrenousontfaitdesessais tandisqued’autressecontentaientdeseplaindreetdebouderdansleurcoin;qu’ils sachent désormais que ceux d’entre nous quimaîtriseront le vol les laisseront ici sans regrets.Commencezdèsaujourd’hui;devenezdesdragonsoumourez.»

Unsilencesombresuivitcesparoles;aucundesdragonsassemblésneditmot.Auboutd’unmoment,Alisedit:«J’aiprisunedécisionàproposdelacité.

— Ça n’a pas d’importance. » Mercor s’exprimait d’un ton doux, presque bienveillant pour undragon,maisaussiimplacable.«Ladécisionneterevientpas.Kanaïaquasimentsaisilavérité:lacitéestvivante,etellenousattend;maiscen’estpasunecitéAncienne.Ilsl’ontbâtie,etilsyontvécuànoscôtés, mais Kalsingra a été créée pour les dragons. Dès que nous pourrons nous y rendre, nous laressusciterons;sivousvouleznousaccompagner,vousserezlabienvenue:ilyatoujourseudesscribes,humainscommeAnciens,pourdécrirenotrevieetnospensées,etnousavonstoujoursexaltévospoètes,voschanteurs et tousceuxqui célèbrentnotreexistence.Vousavezuneplaceparminous, etvousêteshonorable.»

Iltournalatêteetparcourutlesgardiensduregard.«Vêtez-vouscommeilsiedàceuxquiserventlesdragons,etalleztousàlachasseaujourd’huimême.Ilfaudrabeaucoupdeviande;donnerdesforcesàvotredragonestdorénavantvotrebutpremier.Nousvolerons ;quandnousnous rendronsàKelsingra,vousviendreztousavecnous,etlacitéseradenouveaulanôtre.»

DeuxièmejourdelaLuneduPoisson

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeDetozi,GardiennedesOiseaux,Trehaug,àReyall,GardienremplaçantdesOiseaux,Terrilville

Reyall,quelbonheurd’avoirl’autorisationdet’envoyerdespigeonsetdet’apprendrequelesnouvellessontbonnes,pourunefois!Depuisqu’Ereketmoiavonsdésinfecténosnichoirs,plusaucundenosoiseauxn’estmortdespouxrouges.Jen’aiguèreévoquélamauvaiseréceptionquiattendaitErekde lapartdesautresGardiensetduMaîtredesOiseauxdeTrehaugquand ilestarrivéici,mais,àmongrandplaisir,ilsonttousexpriméleuradmirationdevantlasagesseaveclaquelleilarésolulacriseàlaquellenousétionsconfrontés,etilsletraitentdésormaiscommeilsiedàsestalentsetàsaconnaissancedespigeons.Jesuistrèsfièredetononcle.

Car, naturellement, c’est l’autre bonne nouvelle que je voulais t’apprendre : malgré lesnombreux soucis et les accidents qui assombrissent toutes les grandes occasions, Erek et moisommesdésormaismariés.Lacérémonies’esttenuesurlaplate-formelaplushautedelavoûte,accompagnée de soleil, d’une brise légère qu’embaumaient les fleurs, et de papillons. Nousaurions préféré prononcer nos vœux avec beaucoupmoins de chichis,mais, comme tes grands-parentss’attendaientàmevoirrestervieille fille, jepensequ’ilsontvouluunmariageàgrandspectacle!Etjegarderaienmémoirelabeautédecettecérémoniejusqu’àlafindemesjours.

Etl’heureestvenuemaintenantpourmoideréfléchiràcequejevaisemporteràTerrilville;plusdifficileencore,jedoisdéciderdecequejevaisabandonner,etdireadieuàmesoiseaux.Jeteconseilledeveilleràcequelespigeonniersetlesnichoirsdetononclesoientenparfaitétatànotrearrivée!Revoirsespigeons:voilàtoutcedontilparleencemoment.Jeredoutelesvoilesquejedevrairevêtirpourmonvoyage,etj’aipeineàm’imaginerdéambulantcachéedanslesruesdecettecitédeborddemer.Mais,évidemment,vivreavecErekvautbientouscessacrifices.

Detozi

6Achats

«JENEVOISVRAIMENTPASCEQUEVOUSCROYEZquejepuisseyfaire,nipourquoijedevraisfairequoi

quecesoit.»Parcesmots,ilsavaitlaréactionqu’ilprovoqueraitchezsonpère;cedernieravaitdécidédepuisla

naissancedesonfilsd’êtredésagréableaveclui,et,danslecourantdesonadolescence,Hests’étaitditque,tantqu’àfaire,autants’amuseràl’exaspérer,puisque,mêmedevantunfilsbienélevé,leMarchandFinbokseconduisaitcommeun imbécileprétentieux.Etpuis,après lapeurque luiavait faite l’espionchalcédien,iléprouvaitungrandplaisiràpouvoirsemontrerprovocantsanstrembler.Aussi,ayantdit,ilselaissaallercontreledossierdesonfauteuil,l’airparfaitementdétendu.

Le visage de son père devint apoplectique, et un tic nerveux agita sa paupière gauche ; il inspirabruyamment par le nez, qu’il avait parsemé de veinules rouges. Ses traits devaient plus à sa jeunessepasséesurlepontd’unbateauàeffectuerdesvoyagescommerciauxdanslescontréesdunordqu’àsonpenchantactuelpourlevinnoir–cequin’empêchaitpasqu’ilbûtcejour-là,etunvind’unexcellentcru,quiplusest.Enattendantqu’ilconçûtuneréprimandecinglante,Hestbuvaitsonverreàpetitesgorgées;oui, superbe bouquet, avec une note de…de cerise ? Il leva son verre dans la lumière hivernale quitombaitdesfenêtres.Lacouleurétaitravissante;maislamainquitenaitlerécipientétaitencorebandée,et ce spectacle le priva de tout le plaisir de sa dégustation. Les entailles qu’il avait au nez et sur lapoitrine étaient fines et peu profondes ; elles s’étaient refermées promptement et se dissimulaientfacilement ;mais sa blessure à lamain lui rappelait quotidiennement l’homme qui l’avait terrorisé ethumilié.Ilserralesdents,puiss’aperçutquesonpèreavaitreprislaparole.

«Cequetupeuxyfaire?Tupeuxallercherchertafemmeetlaramenercheztoi!Quantàlaraison,ehbien,pourlaréputationdetafamille,pourtonmariage,pourdonnerunhéritieràtalignée–etpourmettrefinauxragotssurtoutecettehistoire!

—Lesragots?»Hesthaussasessourcilsparfaitementdessinés.« Ilyades ragots?Jen’ai rienentendudanslescerclesquejefréquente.Pourmesamis,lefaitqu’Alisem’aitquittéestunevieillelune,triste,voiresordide,maistotalementindignedumoindrecommérage.L’agitationautourdecettehistoires’estéteinte ilyadesmois ;quand je suis revenudemonvoyagedecommerceà Jamaillia, toutétaitretombé.Aliseétaitpartie.J’avaisfaitdemonmieux,maiselles’estenfuie,etavecmonsecrétaire.Ons’estunpeuaffoléquandonasupposéqu’ilss’étaientnoyéspendantlacrue,mais,maintenantquenoussavonsqu’ilssontsainsetsaufs,quepeut-ondiredeplus?Ellem’aquitté,et,trèsfranchement,c’estunsoulagement;jelalaisseoùelleestavecplaisir.»

Hest ajusta la dentelle qui tombait de sa manche. Elle appartenait à une nouvelle chemise, à ladernièremodedeJamaillia,etilappréciaitlafaçondontladentelleconservaitsaformeendemi-coupeautourdesamainélégante,mêmesiletissuunpeurêchelegênait;c’étaitparfoisleprixàpayerpouruneapparencesoignée–unpeucommeleprixqu’ilavaitdûpayerpourengagerl’hommedemainquiluiavait assuré être capable de retrouver le Chacédien et de l’éliminer. L’individu avait une réputationimpeccableenmatièredeliquidation,etHestavaitéprouvéunecertaineexcitationàlerencontrerdansunetavernecrasseuseduport.Garrodavaitquelquesannéesdeplusquelui,aveclesoreillescloutéesdetantdeminusculesbouclesd’oreillesqueHestavaiteul’impressiond’avoirdeuxcoquillesd’ormeauxdevantlui.«Unpourchaquecible,avait-ilditàHest.

—Etvouspourrezbientôt en ajouter une autre », avait répondu cedernier en faisant glisser versl’homme un paquet d’argent. Garrod avait acquiescé de la tête, les dents blanches, l’attitude assurée.L’hommeidéalpourletravail.End’autrescirconstances,Hesteûtpuletrouverséduisant.Àcesouvenir,ilsouritalorsqu’ilcroisaitleregardfurieuxdesonpère.

LeMarchandFinboksepenchaetposasonverresurlatable.«Es-tustupide?lança-t-il,méprisant.Tu la laissesoùelleest?Turenoncesà laplusbelleaubaineque lesort t’ait jamaisplacéeentre lesmains?»Ilselevaavecungrognementd’effortetsemitàfairelescentpas.

Lasalledanslaquelleilssetrouvaientétaitgrandeetbénéficiaitd’unexcellentéclairageenhiver,etHestétaitimpatientd’endevenirpropriétaire;naturellement,quandilenhériterait,ill’amélioreraitenyajoutantdescouleursàlamode:c’étaientlesmêmesrideauxd’unmarronsansimaginationquipendaientauxfenêtresdepuisdixans.Ilsétaientsansdoutedetrèsbonnequalitépouravoirdurésilongtemps,maisil fallait aussi savoir vivre avec son temps si on voulait avoir l’air vraiment prospère ; or, chez lesMarchandsdeTerrilville,avoirl’airprospère,mêmeentempsdecrise,c’étaitlaclépourêtreprospère:nuln’avaitenviedeconcluredesmarchésavecunhommeque lachanceavaitabandonné.Enachetantchezlui,onn’obtenaitsûrementquedesmarchandisesdebassequalité,lesseulesqu’ilpouvaits’offrir.Quantàluivendrequoiquecefût,Sâvousenpréserve!Ilpasseraitsontempsàseplaindredescoûtsaulieudenégocierhonnêtementetavecfinesse.Oui,ilcommenceraitparchangerlesrideauxquandlapièceseraitàlui.

«M’écoutes-tuseulement?aboyasonpèreavantd’êtreprisd’unequintedetoux.—Pardon;lavuedujardinm’adistrait.Maisjesuistoutouïeàprésent;vousdisiez?—Jenemerépéteraipas,réponditsonpèred’untonhautain,et ilsecontreditaussitôt.Situnete

rendspascomptedecequeturefuses,toutcequejepourraidiren’ychangerarien;enrevanche,mesactions modifieront peut-être ton point de vue. Soyons donc bien clairs, mon fils et héritier : si tusouhaitesgardercesdeuxtitres,vadans ledésertdesPluies, retrouvetonépouse,découvrecequi l’arendue malheureuse et fais ce qu’il faut pour que ça cesse. Arrange-toi pour faire le moins de bruitpossible.Situagisrapidement,situparviensàlaramenersatisfaitecheztoi,ilneserapeut-êtrepastroptardpourquenotrefamilleprétendeàunepartdecequel’expéditionadécouvert.

—Pardon?»Malgrélui,Hestéprouvaitàlafoisdelastupeuretdel’étonnement.Sonpèrepoussaunsoupird’agacement.«Taréputationdenégociantrouéestgrandementexagérée,

je le saisdepuisdesannées.Maisas-tupuvraimentnégliger le faitqu’avecousans tonconsentementAlise s’est enrôlée commemembre de l’expédition duMataf ?Cette expédition a, selon les rumeurs,découvert des richesses qui dépassent l’imagination en amont du fleuve du désert des Pluies – nonseulementdeshabitationsAnciennes,avec lesobjetset les trésorsqu’elles renferment,maisdevastesétenduesdeterrearable.C’estdumoinscequiseditenville.ToutlemondesaitquelavivenefMatafetlecapitaineLeftrinsontpassésàCassaric;d’aprèscequej’aientendu,ils’estquerelléavecleConseiletarefuséde lui remettresescartesdufleuve; il l’aaccuséd’avoirfaitembarquerunespionsurson

bateau, et même insinué que certains membres étaient en cheville avec les Chalcédiens, quis’intéressaientplusàdépecerlesdragonsqu’àtenirlemarchéquinouslieàTintaglia.

—LesChalcédiens…»Lemot tombades lèvresdeHest commeunblocdeplomb,etunevagued’angoisselesubmergea.

«Ehbien,c’est ridicule !continuasonpère.Commentpeut-oncroirequedesMarchandspuissentconspirer avec les Chalcédiens, et, pire encore, se dérober à un contrat honorable ! À juste titre, leConseiladoncrefuséde lepayer.Néanmoins, le lendemainmême,Leftrinacomplètement réarmésonbateauentirantsurunelignedecréditallouéeparlafamilleKhuprus;jen’aipasbesoindeterappelerque la famille Khuprus a contrôlé la plus grande partie dumarché de bois-sorcier en provenance deTrehaugpendantdesannées.Depuisquececommerceluiaétéretiré,JaniKhupruscherchesansdouteunnouvelinvestissement;or,cen’estpasuneidiote;parconséquent,jepensequ’elleaconcluunmarchéavecceLeftrinetqu’elleespèrefairemainbassesurunenouvelledécouverte.Enoutre,j’aiapprisquele capitaine Leftrin a envoyé des pigeons à Terrilville pour passer commande de bétail ! D’animauxd’élevage,moutons,chèvresetpoules,etdesemences,decéréalesentreautres,depiedsdevigneetdedeuxdouzainesde jeunes arbres fruitiers.Si on assemble tout ça avec certains indices lâchéspardeshommesd’équipage,onobtientdelaterrearable.Ilesttrèspossiblequ’ilsaientfaitladécouvertelaplusimportantedepuiscelledelacitéenfouiedeTrehaug.»

Hest resta coi. Il savait que son père avait des espions, des gens enclins à lire lesmessages querecevaient leursmaîtres, àTrehauget àCassaric, et prêts à envoyerunoiseauà lapluspetite rumeurd’unebonneaffaire.Maiscequedécrivaitsonpèredépassaittoutbruitdefortunesurlequelileûtjamaismisé.

« Bien, je vois à ta bouche ouverte que tum’écoutes enfin ! Alors, permets-moi d’assembler lesdernièrespièces:Alise,entantquemembredel’expédition,adroitàunepartdecequiaétédécouvert,parcequel’expéditionseprétendpropriétairenonseulementdelaconnaissancedel’itinérairemaisaussideladécouverteelle-même.LesConseilsdeTrehaugetdeCassaricdisputentcepointsousprétextequec’est eux qui ont engagé le bateau et les chasseurs, et que tout fruit du voyage leur revient donc. Lecapitaineetlesgardiensquil’ontaccompagnécontestentcetteaffirmation,naturellement…Maisregarde-toi,laboucheouvertecommeunpoissonrouge!Tun’asprêtéattentionàrien,n’est-cepas?Toutcequit’intéressait,c’étaitquetafemmesoitpartieetquetesamiscélibatairesettoipuissiezboireetfairelafêtechezellecommeilvouschantait!»

CetteréflexionpiquaHestauvif.Sonpèreavaitexaminédeprèscetaspectdelasituationtandisquelui-même n’y avait pas songé, et il devait encore endurer les moqueries de son père devant sonétonnement.«Chezelle?Ilsetrouvequec’estchezmoi,etj’aiquandmêmeencoreledroitdefairecequimeplaîtsousmontoit,d’yinviterquibonmesembleetdem’yamusercommeilmechante.

— Ce que tu ne manques pas de faire depuis des années, répliqua son père. Je sais à quelsdivertissementstuaimestelaisseraller,etjemedemandesicen’estpaslaraisonpourlaquelletafemmepréfèreàtacompagniecelledetonsecrétaire.»

Hestimposaàsonvisagederesterimpassible,etbutunegorgéedevinpourrecouvrersonaplomb.Surtout,nepas laisser laconversationpartirdanscettedirection,nepasconfirmer,nepasnier,nepass’opposer.

«À la vérité, j’ignore si Sédric était l’objet de son attention etmême s’il a une relation avec sadisparition.Certes,lefaitqu’ilnerentrepas,avecousanselle,esttrèscurieuxetneluiressemblepas;maisellenes’estpas“enfuieaveclui”,commecertainslelaissententendre,carc’estmoiquiaidécidéqu’ill’accompagnerait.LaperspectivedevoyagerdansledésertdesPluiesnel’enchantaitpasdutout.»Hestbutunenouvellegorgéedevinpuisse levaetsedirigead’unpasnonchalantvers lafenêtre.«Il

pleuttropcetteannée;j’aipeurquelesrosiersnesouffrentdelaterredétrempéeetdelasuccessiontroprapidedegelsetdedégels.»

Ilattenditd’entendresonpèreprendresonsoufflepourparler,etl’interrompit:«Vouslesavez,jenesuis rentré que depuis douze jours demon dernier trajet commercial ; j’ai passé les trois premiers àrevendrecequej’avaisacheté,puisàrattrapermonretarddesommeiletàmeremettreduvoyage; jen’aiguèreeuletempsd’enfairedavantage.Etjevousaiparléduterribleaccidentoùjemesuisblesséàlamain ; c’est très douloureux, et çam’empêchedem’occuper demon travail aussi efficacement qued’habitude. Peut-être devriez-vous alorsmemettre au courant de tout ce que vous savez de cette soi-disant expédition ; les pigeons que vousm’avez envoyésm’en ont appris une partie,mais un compterenducompletnetientpassurunpetitrouleaudeparchemin.»

Laruseeutlerésultatdésiré,commetoujoursoupresque:céderunpeud’autoritéàsonpère,flattersavanitéenluifaisantcroirequ’ilétaitl’expert,etilsecalmaitaussitôt.Hestretournas’asseoirdanssonfauteuiletsepenchaenavant, l’air intéressé,enespérantêtrecapabledefaire le tridesfaitsdans lesexplicationsgénéralementsurabondantesdesonpère.Ils’attendaitàcequecederniercommençâtparlecritiquer,etilnefutpasdéçu.

«Mafoi,jenecomprendraijamaispourquoituaslaisséAlisepartirseulepourledésertdesPluies,maisilfautsansdoutecommencerparlà.»

Hest l’interrompitavecaudace.«Jen’aipaspu laretenir,père ;c’était inscritdans les termesdenotrecontratdemariage:siellelesouhaitaitetquandellelesouhaiterait,jedevaisluipermettredeserendredansledésertdesPluiespourypoursuivresonétudedesAnciensetdesdragons.Àl’époque,j’aicruàunesimpleexcentricité,unrêvequisubsistaitdesaviesolitairedecélibataire,etjepensaisqu’elleoublieraitcesambitionsunefoismariée,avecunemaisonàtenir.Etc’estcequis’estpassépendantdesannées.Mais,auprintempsdernier,elleaexigédepartir,etjen’aipaspuleluirefuser,pasplusquejen’ai pu annuler mon voyage de commerce dans les îles aux Épices ; j’ai donc agi selon ce qui meparaissaitlemieux,etjel’airemiseàSédricMeldar;c’étaitmonbrasdroitdepuisdesannées,etilétaitamid’enfanceavecAlise.Ilssesonttoujoursbienentendus,etjecomptaissurSédricpourêtredesdeuxcelui qui saurait garder la tête froide. Je pensais qu’Alise ferait son voyage, se rendrait compte queTrehaugestunevillesansconfortetprovinciale,etqu’elle rentreraitaussitôt. Jevous le jure,père, jepensaisqu’ilsseraientderetourbienavantlafindemonproprevoyage.

—Si tuas terminé,ditsonpèred’untonsecquandHestse tutpourreprendresonsouffle, jevaiscontinuercequej’essayaisdetedire.»

Son filsdétestait le toncondescendantqu’ilemployait, sacertituded’êtrebeaucoupplusmatoisetaviséqueHestneleseraitjamais;mais,enl’occurrence,ildétenaitdesrenseignementsqueHestn’avaitpasencore.Donc,ilécouteraitensilence.

«AliseetSédricétaientàCassaricquandl’expéditionduMatafs’estconstituée.Sijelisbienlescontrats,carj’aipum’enprocurerdescopies,lesConseilsdesMarchandsdeCassaricetdeTrehaugontembauchéunedizaineouunedouzainedejeunesgens,lourdementmarquésparledésertdesPluies,pouraccompagnerlesdragonsentantquegardiensetsoigneurs;ilsontaussiengagédeuxchasseursetaffrétéla gabareMataf, qui est, je te le signale, la plus ancienne vivenef existante, pour les escorter et lessoutenir. LesConseils ont payé pour les provisions embarquées sur le bateau.Gardiens, chasseurs etpropriétairedelagabareontreçulamoitiédeleurpaied’avance,lerestedevantêtreverséàleurretouràCassaric,unefoislesdragonsinstallésquelquepart.»Iléclatad’unrirebrefetdédaigneux.«Jepariequ’ilsn’imaginaientpaspayergrand-chosesurcettedeuxièmepartie!

—CommentAlises’est-elle retrouvéepartieprenante?C’estçaque jenecomprendspas.»Hests’exprimaitavecgravitédansl’espoird’incitersonpèreàrévélerdesinformationsmoinsévidentes.

«J’yarrive.L’important,c’estquelecontratnementionnepaslenomdeKelsingraetneparlepasnonplusprécisémentd’unecitéAncienne;ilditseulementquelesgardiensdoiventtrouverunezonesûrepouryinstallerlesdragons,etque,silescréaturesmeurentavant,lesConseilsconsidérerontlecontratcommerempli.Nonpasnul,maisrempli.

—Etenquoiest-ceimportant?»Les yeux du Marchands Finbok, naturellement dissimulés sous de lourdes paupières, s’étrécirent

encore avec une expression méprisante. « Je pensais que c’était évident : si le contrat prévoyaitseulement que le but de l’expédition était de reloger les dragons, alors les gardiens, les chasseurs etl’équipage du bateau ont rempli leur part dumarché ; une fois que les Conseils les ont payés, leursobligationsprennent fin.AucundesdeuxConseilsnepeutprétendreà riendecequ’ilsontdécouvert,terrearable,citédéserteniinformationsrecueilliespendantlevoyage,commedescartesdenavigation.Maintenant(lepèredeHestlevaunemainquandsonfilsvoulutl’interrompre),lesConseilss’efforcentd’introduire l’idée que, l’existence de Kelsingra ayant été discutée verbalement durant la séance denégociation,etqueleseulvotecontraire,celuideMaltaKhuprus,procédantdesargumentsd’unecertaineAliseKincarron Finbok, il était implicite pour toutes les parties que la découverte deKelsingra étaitinclusedanslamissiondel’expéditionetque,parconséquent,lesConseilspeuventprétendreauxcartesducapitaine,àlacitéetàtoutcequ’ellerenferme.

—Çameparaîtunepositionraisonnable»,ditHest.Sonpèreluijetaunregardnoir.«Non,idiot.Ilfautquelejugementtombedansl’autresens;nous

devonsaffirmerqu’Aliseaétéembauchéeuniquementcommespécialistedesdragonspourparticiperàleurssoinspendantlevoyage.Ilfautqu’ilsoittranchéquelecontratportaitseulementsurledéplacementdesdragons,parcequedanscesconditionsAliseaautantdedroitssursapartdelacitéetdecequ’ellerenferme que n’importe quel gardien, chasseur ou homme d’équipage. J’ignore le nombre exact depersonnes que comptait l’expédition et si les revendications des gardiens seront considérées commelégitimes;maisj’estimeàmoinsdetrentelesindividusquisesontmisenroutelejourdudépart;parconséquent,Alisepourraitdétenirjusqu’àuntrentièmedeKelsingraetdetoutcequ’ellecontient.ET…(Unefoisdeplus,lamainselevapourinterdireàHestdeposerunequestion.)Et,commeSédricétaitemployécheztoiàl’époque,payépartoietàtesordres,ilestjustequel’intéressementqu’ilpeutavoirdanslacitésoitaussitonintéressement,puisquetuétaissonemployeuràl’époque,quetul’estoujours,etque tu as donc droit au fruit de tout son travail tant que tu paies son salaire. Ce qui signifie que lesMarchandsFinbokpeuventtrèsbienavoirlamainmisesurdeuxtrentièmesouunquinzièmedesrichessesd’une cité Ancienne, c’est-à-dire d’une fortune substantielle si Kelsingra ressemble peu ou prou àTrehaug,voireàCassaric.»

Hestréfléchissaitàtouteallure.MalgrésafinessedeMarchand,iln’avaitjamaisenvisagél’affairesouscetangle,tropfurieuxdel’humiliationqueluiavaientinfligéeAliseetSédric.Unquinzièmed’unecitéAnciennetoutjustedécouverte,soussoncontrôle?Cetteidéeluicoupalesouffle,alorsqu’uneautrelui brûlait l’estomac et faisait tonner son cœur. Il disposait d’un renseignement qu’ignorait son père :quand il avait appris qu’Alise l’avait apparemment abandonné et qu’elle s’était enfuie avecSédric, ilavaitcrulapremièrepropositionexacteetlasecondepurragot.Néanmoins,ilavaitconfiésafemmeauxbonssoinsdeSédric;lefaitqueson«secrétaire»etamantn’avaitpasramenésonépouseàlamaisonétaitàlafoisunéchecetuneinsultedirigéecontreHest.

Ce dernier avait envoyé un pigeon pour annoncer qu’il ne saurait être tenu pour responsable desdettes encourues pendant l’expédition et qu’il n’autorisait pas l’usage de son crédit pour avancer desfondsauxdeuxfuyards.Celasignifiait-ilqu’ilavaitlicenciéSédric?Celui-cipouvait-ilprétendreàunepartdelacitépourlui-même?

Quelquesminutes plus tôt,Hest ne songeait pas qu’il pût se prévaloir d’unepart deKelsingra ; àprésent,l’idéequecettepartrisquâtdeserévélerdemoitiéinférieureàcequ’elleeûtpuêtrelefaisaitblêmir.Sonpèreallaitêtrefurieuxcontrelui–maisseulements’ildécouvraitlefonddel’affaire.SiHestretrouvaitSédric,ilavaitlacertitudedeparveniràlesoumettreetàréveillersonadorationpourlui;ilétaitamoureuxdeHestdepuisl’adolescence,etilsuffisaitquesonamantluidonnâtl’assurancequ’ilnel’éconduiraitpaspourlerameneràsabotte.

QuantàAlise…Mafoi,uncontratdemariage,c’étaitd’abordetavanttoutuncontrat,etcequ’ellepensaitde lasituationn’avaitguèred’importance :elleétait tenueparsaparoleetparsasignaturedefilledeMarchanddeTerrilville,etill’obligeraitàlesrespecter.Voilàtout.Siellerevenaitdesonpleingré,illaréinstalleraitchezluiavecsesmanuscrits,sesbouquinsetsespaperasses;siellerenâclait,ellereviendraitquandmême,maisdansunrôleàpeinesupérieuràceluid’uneservante.Ilavaitgrandementaméliorélapositionsocialed’Aliseenl’épousant,etilfaudraitquesesparentsfussentfouspournepasl’inciteràretrouverlaplacequiétaitlasienne.C’étaitd’ailleursunmoyendepressiondontilpourraitseservir : si elle manifestait la moindre résistance, il pourrait menacer la dignité et la fortune de sesparents;elleplieraitalors.

«Est-cequetum’écoutes?demandabrusquementsonpère.—Biensûr!réponditHestenmentantd’untonindigné.—Danscecas,quelbateauetquelledatededépartpréfères-tu?Lanouvelledeladécouvertede

cette nouvelle cité a porté l’intérêt pour le désert desPluies au plus haut point ; tous ceuxqui ont uncousinàTrehaugouàCassaricvonts’efforcerd’embarquersurdesbateauxpourvoirs’ilyamoyendefaire fortune. Si tu veux une place sur un des navires qui remontent le fleuve, tu ferais bien d’allerl’acheteraujourd’huimême.

—Demandeà tondomestiquedes’enoccuper,veux-tu?AvecSédricdans lanature, jedoisfairemoi-mêmetoutletravaildesecrétariat…

—Non.Rends-toiauxquaisetachète-toiuneplace toi-même.»Sonpères’étaitexpriméd’un tonsec,teintédetoutleméprisd’unhommequifaittoutlui-mêmeetjugeinconcevablequesonfilsdélèguecestâchesàunsous-fifre.

Hestconservaitunvisageimpassible.Unefois,desannéesplustôt,ilavaittentéd’expliqueràsonpère qu’il avait une certaine importance àTerrilville,Marchand à la tête d’une belle fortune et d’uneflottedebateaux,etquelespersonnagescommeluines’occupentpasdeprendreeux-mêmesleursbilletsni de choisir eux-mêmes leur jambon au râtelier de fumage d’un boutiquier. La dispute qui s’en étaitsuivieavait été longueet assommante ; sonpèreavait argumentéquec’était ainsiqu’il avait atteint lapositionquiétaitlasienne,etqu’ilrefusaitdelaisserlaresponsabilitédesdétailsdesavieàquelqu’und’autre.Hestsepréparaitàunnouveausermondumêmeacabitquandsamèrefitsonentrée.

Comme toujours, ellearrivacommeunnavire souspleinevoilure.SealiaFinbokavait ramenésescheveuxenchignonausommetdesatêteetcouronnéletoutparunarrangementfloralqueHestjugeaitplusàmêmed’ornerunetablequ’unecoiffureféminine.Elleavaittoujourseuunepoitrinegénéreuse,etle tempsn’avait faitqu’accroîtrecette abondance.Elleportait commed’habitudeoupresqueune robetaillée à l’anciennemode, au violet profond distinctif de la famille, et, selonHest, elle pensait ainsirappelerleurpositionàtousceuxqu’ellecroisait;enoutre,c’étaitunvêtementmoinsserréquenel’eûtétéunerobemoderne.Toutefois,lasimplicitédesatenueétaitcontrariéeparleprixdutissuqu’elleavaitchoisi.Elles’avança,lesbrasgrandsouvertspouryengloutirsonfils.

«Monpauvregarçon!Commenttonpèrepeut-ilespérerquoiquecesoitdetoialorsquetusouffrestant?Quiauraitcruçadelapartd’Alise?Onauraitditunepetitesouristoutesatisfaitederesteràlamaison. Je suis convaincue que, quand nous saurons le fin mot de l’affaire, de nouveaux détails

apparaîtront;unefemmesenséenet’auraitjamaisabandonné!Quelhommesoutiendraitlacomparaisonavectoi?EtSédric,quiaététonamipendantsi longtemps,commentaurait-ilputetrahir?Non,moncher,cherenfant,non!Illeurestarrivémalheurdanscethorriblepays;ilsontétévictimesdequelquemagiedudésertdesPluies.»

Ellemarchait en faisant des gestes tout en parlant, dansant presque comme si elle était encore lagracieusejeunefemmeauxcheveuxbrunsquisouriaitd’unairdouxsurleportraitdemariagefixéaumurderrièrelebureaudesonmari.Celui-cisouriaitàsonépouse,commetoujoursquandellefaisaitirruptiondans son bureau,mais un léger rétrécissement de ses yeux indiquait, comme toujours également, qu’iln’appréciaitpaslacompassionmélodramatiquequ’elleaffichaitpourleurfils.

Hestl’appréciait,lui;cepetitjeuavaittoujourstournéensafaveur.Troisfilsétaientmortsavantlui,emportésparlaPestesanguine,etluiavaientpermisd’endosserlerôled’aînéetd’héritier.OnsupposaitquelamaladievenaitdudésertdesPluies,malédictionouinfectioncauséeparlamanipulationd’objetsAnciens.LamèredeHestenétaitpersuadéeetn’avaitjamaispardonnéaudésertdesPluiesledécèsdesestroispetitsenfants;elleétaitdonctoutàfaitprêteàluifaireporterlaresponsabilitédel’échecdumariagedesonfilsetdeladéfectiondeson«meilleurami»–etHestétaittoutàfaitprêtàlalaisseràsesillusions.Ilposasurelleunregardempreintd’émotion,etillavitexsuderlasympathiepartouslespores.«J’aimeraisqu’ilensoitainsi,mère,dit-ilàmi-voix.Maisjecrainsqu’unautren’aitvolésoncœur.

—Alorsreprends-le!s’exclama-t-elle,lavoixmontantfaceaudéfi.Valavoir,montre-toifaceàtonrival,rappelleàAlisetoutcequ’elletedoit:unemaisonmagnifique,sonproprebureau,lesmanuscritsinestimables,etlessoiréesquetuasdûpasserseulpendantqu’ellelesexaminait.Elletedoitfidélité;rappelle-luilessermentsdevotrecontratdemariage.»D’unevoixplusgraveetpluslente,elleajouta:«Etaussicequecoûte,socialementetfinancièrement,deromprecesserments.»

Sonépouxsoupira.«Machère,necraignez-vouspasqu’àsontourAliseneluirappelletouteslessemainesqu’elleapasséesseulependantqu’ileffectuaitsesvoyagescommerciaux?Touteslessoiréesoùiltraitaitsesamisailleursquechezlui?Etl’absenced’enfantàchérir…

—Commentosez-vousfairecereprocheànotrefils?»SealiaavaitprisladéfensedeHestavantquecelui-cieûtletempsderépondre.«Peut-êtreest-ceellequieststérile!Et,danscecas,c’estnotrefilsquisubitundoubletort!Et,sielleluiaétéinfidèledansl’espoirdedémontrerqu’ilétaitlefautif,qu’elleélèveseulesonpetitbâtard!LesFinboknesontpasperdusd’honneuraupointd’accepterunetelleindignité.Enquittantlamaison,AliseafourniàHesttouteslesraisonsdumondepourlarépudiers’il le désire : assurément, une aussi longue absence est en violation avec son contrat demariage.Enoutre, Terrilville ne manque pas de jeunes femmes éligibles, ravissantes et bien élevées, qui nedemanderaientpasmieuxqued’épouserHest;quandonaannoncéqu’ilallaitsemarier,jen’aientendudetoutespartsquedescrisdedésespoir!Chacunedemesamieslesplusprochesavaitentêteunejeunefillequ’ellesespéraientluiprésenter!Siseulementj’avaissuqu’ilétaitprêtàs’installer,j’auraispuluiprésenterdix,non,vingtfemmespropresàrépondreàsesattentes!Ettoutesdesmeilleuresmaisonsetdesplusgrandesfortunes,dois-jeajouter!»

Etellecroisalesbrassursapoitrinecommesiellevenaitd’acheverunedémonstrationincontestable–cequiétaitpeut-êtrelecas.Hestn’avaitpassongéquelafuitedesafemmepouvaitdonneràsamèrel’occasionde l’affliger d’unenouvelle etmalcommode épouse, qui risquait de ne pas se laisser aussiaisémentdominerqu’Alise.S’étantdébarrasséd’une, iln’avaitaucundésird’enprendreuneautre.Envérité, il n’avait aucune envie de récupérerAlise…àmoins, naturellement, qu’elle ne revînt avec unquinzièmed’unecitéAncienneencorevierge.

Son père avait une expression à la fois lasse et obtuse ; sa mère, décidée. C’était une attitudeclassiquechezl’unetl’autre.Quand,enfant,Hestcassaitouperdaitunjouet,sonpèrepartaitduprincipequ’il devait affronter seul la situation, tandis que la stratégie de sa mère consistait à remplacerrapidementlejouetparunautrepluscherouplusintéressant.Hestappliquacettestratégieàsonépouseetsentitunevagued’angoissel’envahir.Ilfallaitl’arrêter,détournersonattention:sisonpèrecherchaitàlacontrecarrer,ellenecéderaitjamais!

«J’aichoisiAlise,dit-ild’untongravealorsquesamères’apprêtaitàreprendrelaparole.Jel’aichoisie,mère,etjel’aiépousée;j’aisignéuncontrat.Etpèreapeut-êtreraison:jeseraissansdouteplusaviséde faire lapaixaveccelleque j’aichoisieavantd’enchercherunenouvelle. J’aipassédenombreusesnuitsloind’elleàcausedemonambitiond’accroîtrenotrefortune;c’étaitpourellequejetravaillais,maisellenel’apeut-êtrepascomprisets’estsentienégligée.Et,bienquenoseffortspouravoirunenfantsoientrestésinfructueux,jen’aipaslecœurassezdurpourleluireprocher.Commevousl’avezdit,quisaitsiellen’estpasstérile?Maispeut-onl’encondamner?Lamalheureuse,elleapeut-êtrehontedesacondition,etc’estcequil’aurapousséeàs’enfuir.Jevaisd’abordsuivreleconseildepère et voir si jepuis la reconquérir ; ensuite, si jen’arrive à rien, quandmoncœur seraguéri, nouspourronsréfléchiràd’autressolutions.»

Samèrefondit.«Hest,Hest!Tuastoujourseulecœurtendre.»Unsouriredoucementrésignégagnaseslèvres.

Sonmariselaissaallercontreledossierdesonfauteuil, lesbrascroiséssur lapoitrine,avecuneexpression d’amusement froid sur le visage. La sagesse acquise au cours de nombreuses années demariageluiintimaitdegarderlesilence.

Sealia Finbok joignit lesmains dans un cliquetis de bagues et pencha la tête. «Ma foi, je pensequ’ellen’envautpaslapeine,maisjenepuisnierlanoblessedetesintentions;jevaisdoncsuspendremonjugementetfairetoutpoursoutenirletien.Etmaintenant,attends-moi;jevaispasserquelquechosedeplusappropriépourlajournéepuisjevaisdemanderàBatesdedireaupalefrenierd’atteleretdesetenirprêt;nousallonsaumarché,moncher,etpasseulementpourtrouverdesprésentsconvenablespourregagner tonépousevagabonde ;non,non !Nousallons teparerdeplumesplusbellesqu’ellen’enajamaisvues. Il fautqu’elle tevoied’unœilneuf,qu’elle se rendecompteque tu faisdeseffortspourattirer denouveau son attention.Ellenepourrapas te résister !Non, ne lèvepas les yeux au ciel, neregardepas tonpère.Tudoismefaireconfiance,monchéri ; jesuisunefemme,et jesaiscequipeutébranlerlecœurd’uneautrefemme!Et,siçacoûtecher,tantpis!Tontendrecœursiloyalnemériteriendemoins.»

Elle haussa ses mains jointes jusqu’à son petit menton potelé, secoua la tête pour repousser lesprotestationséventuellesdesonfils,puissortitmajestueusementdubureauenappelantsonvalet,Bates.

LeMarchandFinbokselevadesonfauteuil,traversalapièceetfermalaportederrièreelle.«Etunepartd’unecitéAncienne inexploréepeutbienvaloir le tracasde supporterune femme indocile ; je lecomprends.Maisonnepeutnégligerpluslongtempslaquestiond’unhéritier,Hest;jeregrettededevoiramenerànouveaucesujetsurletapis,mais…

–Maistantquejen’aipasreconduitAliseàTerrilvilleetquejenel’aipasmisedansmonlit,iln’yaaucunintérêtàendiscuter.Jeneconnaisaucunhommequisoitcapabled’engrosserunefemmeàunetelledistance,quellequesoitsonardeur;mêmevotrefilsn’estpasaussibienmonté.»

Hestavaitparfaitementjugél’effet:malgrél’exaspérationdesonpère,laplaisanteriecruefitnaîtreunsouriresurseslèvres.Ilsecoualatêteetabandonnalesujet.«Jedoisterapportercequej’aiencoreapprissurleMataf.C’estunevivenef,et,commejetel’aidit,unedespremièresqu’onaitbâties,sinonla première. Tout le monde croyait qu’elle n’avait jamais atteint la conscience puisqu’elle avait été

fabriquéeen tantquegabare,sansfiguredeproue ;mais,quand leMatafadécidédequitterCassaricsans laisser le tempsauConseildecontester l’interprétationparLeftrindesoncontrat,onacherchéàretenir le bateau de force. L’équipage a résisté et fait tomber pasmal de gens dans le fleuve sans sesoucierde leursécurité ;puis,quand lagabares’estmiseenmouvementetquedesesquifspluspetitsl’ontpriseenchassedansl’espoirdelasuivrejusqu’aulieudesadécouverte,ils’estproduitd’étrangesturbulencesdanslefleuve.Selonlarumeur,c’estcommesilavivenefavaiteudespattes,ouunequeue,et qu’elle s’en soit servie pour battre l’eau et faire chavirer nombre de petits bâtiments.D’autres ontcontinuéàlasuivre,naturellement,maisàdistance,et,àlatombéedelanuit,leMatafaéteinttoutesseslanternesetapoursuivisacourseversl’amont,commes’ilchoisissaitlui-mêmesaroute.Laplupartdespoursuivantsl’ontrapidementperdudevue,et,aumatin,ilétaitdéjàtrèsloin.Certainsontpersistéàlepoursuivre, y compris undesnouveauxbateaux,mais jusqu’ici onn’a reçu aucune indicationque l’und’euxaitrevuleMataf.Ilmeparaîtdonclogiquedepenserqu’ils’agitdemagieAncienneàl’œuvre,preuvesupplémentairequ’ilsonttrouvéquelquechose.

—Et,decequelquechose,unquinzièmeestàmoi.—Àtafamille,Hest,parlebiaisdetonépouse.Elleestlaclédetout.Alors,varéservertaplace

surunbateauenprofitantdescoursesquetuvasfaireavectamère.Etfaisensortedenepasnousréduireàlamendicitécetaprès-midi;tantquetun’aspasramenéAlisecheztoi,lapartdeKelsingraquinousrevientn’estqu’unrêve.

—J’iraienprioritéprendredesplacespourRédineetmoi.»Ilarrivaità laportequandsonpèredéclaraàmi-voixmaisd’un tonsévère :«Neprendsqu’une

placepourtoi,monfils;laisseRédine.Quandoncourtaprèsuneépousequis’estenfuie,onlefaitseul;on n’emmène pas son secrétaire, ou son assistant, ou… enfin, bref, peu importent les relations que tuentretiensavecRédine.»

Hestnetressaillitmêmepas.Parmoments,ilsedemandaitsisonpèren’ensavaitpasplusqu’iln’enlaissait paraître ; mais, s’il n’avait que des soupçons, Hest n’irait pas les confirmer. « Comme vousvoulez»,répondit-ild’untondétaché.

Il sortit et referma laportederrière lui,puis il rajusta ladentelledesesmanchettesensongeantàcertain tissu rouge vin qu’il avait vu chez le tailleur la veille ; parviendrait-il à convaincre samèrequ’unevestecoupéedanscettematièreluipermettraitpeut-êtredereconquérirAlise?Àcetinstant,ladentelledesamanches’accrochaàsonpansement,etunmélangedecolèreetdepeurl’envahit;l’espaced’uninstant,ilrestalesoufflecoupéparcettesensationqu’ilneconnaissaitquetropbien.

Commeilparcouraitlecouloirduregard,ilpritconsciencequec’étaitSédricqu’ilcherchait,etilpoussaunsoupird’agacementetdeméprispourlui-même.CettesaletédeChalcédienavaitramenésonanciencompagnonàsonespritprécisémentquandHestcroyaitavoirréussiàlechasserdesespensées.Ilsongeaauréconfort,augrandréconfortqu’ileûtéprouvéàsavoirSédricàsescôtés,puisilsereprit:Sédric tel qu’il était naguère. Pas leSédric qui discutait et s’opposait à lui au point de provoquer safureur et de pousser Hest à l’envoyer faire ce voyage ridicule, mais le Sédric docile, en admirationdevant lui, toujours à sa disposition, compétent, calme, voire astucieux. Hest sentit une émotion quiressemblaitfortàduregretletraverser,etilfaillitserendrelui-mêmeresponsabledelafaçondontsoncompagnonavaitchangé:ill’avaitpoussétroploin.

Puisilsecoualatêteetunsourireluivintauxlèvresausouvenird’uncertainplaisir;Sédricaimaitqu’onlebousculât.Hestavaitpeut-êtreététroploin,maisSédricyavaitcontribué.Cen’étaitpaslafautede Hest ; tout avait un terme, et ils avaient simplement trouvé le leur. Hest eût pu l’accepter avecéquanimitésiSédricn’avaitpasprislafuiteavecsafemme,causéunscandaleetpeut-êtremisenpérillequinzièmequiluirevenaitd’unecitéAncienneencoreinexplorée.

«Yallons-nous?»proposasamère.Ilsetournaverselle;ilnes’attendaitpasàcequ’ellefûtprêteaussivite.Larapiditéaveclaquelle

elleavaitpasséunerobeplusélégantelaissaitsupposerqu’elles’ennuyaitterriblementetétaitraviedeceprétextedesortie;or,unemèrequis’ennuieadeschancesd’êtreunemèregénéreuse.Àl’évidence,lasortie comprendrait un déjeuner, peut-être dans un des meilleurs restaurants de Terrilville. Hestl’encouragerait à se faire plaisir et la complimenterait sur tous ses achats, sachant que la réciprocitéjoueraitàplein.Ilsourit.«Oui,allons-y.»

Bates avait agi avec son efficacité coutumière. La petite calèche familiale avec son attelage dechevauxblancs,lepréférédeSealia,lesattendaitdevantlaported’entrée.Hestluidonnalamainpourl’aideràs’installersurlessiègestendusdetissupuislasuivit;ilsn’allaientpasloin,etletempsn’étaitpassidésagréable,maislamèredeHestaimaitêtrevuedescendantdesacalèchedanslemarchéaffairé.Lecocherlesattendrait,signalantàtousquel’épouseduMarchandFinbokétaitlà.

Dès que le véhicule se fut ébranlé,Hest s’éclaircit la gorge. «Père a proposé que nous passionsréservermonbilletdebateaupourledésertdesPluiesavanttoutechose.»

Samèreserembrunit;Hestsavaitquecetarrêtneluiplairaitpas.Ilsdevraientdescendrejusqu’auxquais,etelledevraitpatientersansrienfairetandisqu’iléchangeaitdesformulesdepolitesse,demandaitquelles vivenefs s’apprêtaient à remonter le fleuve, à quelles dates, et décidait de celle à bord delaquelleilembarquerait.Toutesneprenaientpasdevoyageurs:ellesgardaientlamajeurepartiedeleurvolumepourleursprécieusescargaisons.Ellestransportaientenamonttouslesbiensnécessairesqueleshabitants du désert des Pluies ne pouvaient fabriquer ou récolter eux-mêmes, et en aval les objetsmagiquesrarestirésdesantiquescitésAnciennesquelesMarchandspillaientdepuisdesgénérations.Lescitésenfouiesdepuisdessièclesétaientdifficilesàexcaver,etdangereuses,maisc’était lavaleurdestrésorsqu’onenextrayaitquiavaitdonnéàTerrilvillesaréputationdevilleoù,«sionpeutl’imaginer,on peut l’acheter ». Avait-on bientôt épuisé Trehaug ? Des rumeurs prétendaient que la réserve demerveillespourraitsetarirrapidement;ladécouvertedenouvellesruinesenseveliesàCassaricavaitétéannoncée comme le renouveaude la sourced’objetsAnciens,maisHest savait cedontpeu avaient lecouragedeparler:Cassaricétaitunecitébeaucoupmoinsétendue,etelleparaissaitavoirsupportélesravagesdutempsetdel’humiditémoinsbienqueTrehaug.ToutcelarendaitladécouvertethéoriquedeKelsingrad’autantplusappétissante.

«Non,c’estridicule.»Plongé dans ses réflexions, Hest avait presque oublié le début de la conversation. « Ridicule ?

répéta-t-il.—Commentpeux-turéserveruneplacesurunbateaualorsquetunesaismêmepasquandtagarde-

robeseraprête?Niquand tu trouveras lescadeaux idéauxpour reconquérir tonécerveléed’épouse?Non,Hest,nousironsd’abordaugrandMarchéetposeronslesbasesdetareconquête.Plustard,quandnousauronsladateoùlestailleursaurontfini,tupourrast’occuperdetonvoyage.Ceserabeaucouppluspratiqueainsi.

—Commevousvoudrez,mère;j’espèreseulementquepèreserad’accordavecvous.»Commeilsedevait,ilavaitprisuntoninquietàlaperspectivedecontrarierlesordrespaternels.

«Bah,laisse-moim’enoccuper!Jeluidemanderais’ilauraitpréféréquetuachètestonbilletpourt’apercevoir que tu nepouvais pas partir à la date prévue.Tonpère a toujours tendance à foncer têtebaissée,etilnem’écoutepas,sansquoiilsauraitqu’ilexisteaujourd’huidesmoyensplusrapidespourremonter le fleuve du désert des Pluies : les nouveaux bateaux fabriqués à Jamaillia, à la coquespécialementtraitéepourrésisteràl’aciditédel’eau.Cenesontpasdegrandsbâtimentsàvoilecommenosvivenefs,maisd’étroitsesquifsfaitspourlefleuve,avecunfaibletirantd’eau,conçuspouravancer

vite quand on les mène à la rame contre le courant, mais avec assez de place pour du fret et despassagers.Commentlesappelle-t-on,déjà?Lesbateauxétanches,àcausedeleurcoque.Tonpèreyvoitunemauvaise idée sousprétextequenosvivenefsdoivent conserver lemonopoledu commerce sur lefleuvesil’onveutqueTerrilvillesurvive.Heureusement,d’autresMarchandsregardentplusloinqueleboutdeleurnez–et tuserasl’und’entreeuxquandturéserverastaplaceàbordd’undecesbateaux.C’estdoncdécidé.Etmaintenant,voicilajournéequinousattend:nousferonsquelquesemplettes,puisnousnousarrêteronspourprendreunetassedethé;unnouveausalonvientdes’installerqui,paraît-il,estmerveilleux,etquiproposedesthésvenusd’au-delàdesîlesPirates!Onymoudlesépicesdevantlesclients,etonversel’eaubouillantedansdepetitesthéièresquicontiennentexactementdeuxtasses.LaMarchandeMorno m’en a parlé, et je meurs d’envie de le voir de mes propres yeux. Ensuite, nouspourronsallercheztontailleur.

—Àvotregré»,réponditHest,satisfait.Ilétaitraviàl’idéed’êtreparmilespremiersàessayerlenouveaumodedetransport,etiln’avaitaucuneenviedeprendresonbilletavantd’avoirdiscutéavecsespropres spécialistes en rumeurs.En toutpremier lieu, il leurdemanderait pourquoi sonpère en savaitplusquelui.

ParcequeSédricn’étaitpaslàpourattirermonattentionsurcesinformationsetdiscouriràl’infiniaupetitdéjeunersurcequejedevaisimpérativementsavoir.Ilchassacettepenséeavecunfroncementdesourcils.

Le grand Marché de Terrilville avait été construit sur une immense place circulaire, et il avaitbeaucoup changé depuis l’époque où lesChalcédiens avaient tenté avec enthousiasme d’envahir et dedétruire la cité enune seulenuit.Certainesmodificationsplaisaient àHest : les vieux entrepôts, avecleurshautesfaçades,empêchaientdevoirlamer;nombred’entreeuxavaientbrûlépendantl’attaque,etleConseilavaitjugébond’obligerpardécretàlesrebâtiravecunesilhouetteplusbasse.Désormais,legrandMarché jouissait d’une vue magnifique sur le port. Beaucoup de boutiques et d’établissementsdétruits ou endommagés pendant les combats avaient été reconstruits, et la reprise de prospérité desdernièresannéesavaitdonnéauMarchéunaspectrénové.

HestétaitnéàTerrilville.Quittant lacalèche, ilparcourutlesalentoursduregardavantd’aidersamèreàdescendrelesmarchestoutensongeantque,danssonenfanceetdanssonadolescence,savilleluiparaissaitparfaitementnormale;cen’estqu’unefoisassezâgépourvoyagerquelescitésdel’étrangerluiavaientdémontrélasupérioritédelasienne.

«Parici»,ditsamèred’untondécidé,etilselaissaguiderparmilafouleduMarché.Ilsouriait;lemondeentiervenaitcommerceràTerrilville,cariln’yavaitquelàqu’ontrouvaitlesmerveilleuxobjetsmagiquesdesAnciens;lesMarchandsquiyvenaientsavaientdevoirapporterleursplusbeauxarticless’ils souhaitaient acquérir des artefacts Anciens, si bien que les boutiques de la ville renfermaienttoujoursuninventairericheetvarié,etquelesMarchandsjouissaientd’unstyledeviesansrivaldanslemondeconnu.CelaconvenaitadmirablementàHest.

Il aimait les voyages et les plaisirs exotiques qu’offraient les villes étrangères,mais il appréciaittoujours de retrouverTerrilville et son luxe ; c’était de loin la cité la plus civilisée de toutes, car lecommerceyétaitdepremièreimportance,etunmarchéétaitunmarché.Lui-mêmeétaitnédansunedesvieillesfamillesMarchandes,cequisignifiaitqu’ilhériteraitunjourdelafortunedesesparentsetdeleurvoixauConseil.Lesmeilleuresmarchandisesdumondearrivaientàsaporte,etilavaitlebonheurdepouvoirachetercequ’ildésirait,danslaseulelimitedelaparcimoniepaternelle;maissonpèrenevivraitpaséternellement,unjourtoutreviendraitàHest,et ilendisposeraitàsaguise.Ilhériteraitdetout…àconditiondefournirunhéritieràsonpère,soucieuxqu’ilyeûtunFinbokpoursuccéderàsonfils.

« Tu as dit quelque chose ? » Samère le regardait par-dessus son épaule, arrêtée devant un desminusculeséventairesquiencombraientlesruellesentrelesboutiques.

« Non, une petite quinte de toux, c’est tout. » Il lui sourit et, non sans effort, conserva cetteexpression:derrièresamère,leChalcédienquil’avaitattaquésefondaitdanslapresse.Ilneregardaitpas vers Hest, apparemment intéressé par l’achat d’un peu de poisson fraîchement grillé,mais on nepouvaitsetrompersursonprofil,pasplusquesurlefaitqu’ilétaitbeletbienenvie.Oriln’auraitpasdû l’être ;Hestavaitengagé lemeilleur,auprixfort,pours’occuperde lui.L’agacementdes’êtrefaitpossédernevenaitquetrèsloinderrièrelapeurquil’envahissait.

Ilsetournaverssamère.«Etlesalondethédontvousm’avezparlé?demanda-t-ilenlatirantparlebrascommeilnel’avaitplusfaitdepuisl’enfance.Jevousenprie,allonslevisiterenpremier,etnouspourronsnouspromenerparmilesboutiquesensuite.

—Ah,quelgamin tu faisencore !»Elle lui sourit,manifestement raviede sa requête.«Ehbien,allons-y.Viens;l’établissementquejeveuxessayerestparlà,prèsducarrefourentrelaPremièrerueetcelledudésertdesPluies.»

Hestpressa lepas. Ilavaitenviedeseretournerpourvoirsi l’hommel’avaitaperçuet lesuivait,maisiln’osaitpas:celapourraitattirersurluil’attentiondel’assassin.Sonsouriresecrispait.«Voussavez,ilyalongtempsquejen’aiplusmislespiedsdanslaruedudésertdesPluies;faisons-yquelquescoursesavantdeprendrelethé.

—Mais quelle girouette ! Eh bien, nous commencerons par la rue du désert des Pluies, si tu lesouhaites»,répondit-elle.

Cequ’ilsouhaitait,c’étaitquitterlegrandMarchéetmettredeladistanceentreluietleChalcédien,et il avait soudain songé que le foisonnement de petites boutiques élégantes qui bordaient la rue enquestionétait l’idéalpourdisparaître. Ils tournèrentdans la ruedudésertdesPluies,et, tandisquesamère ralentissait pour examiner les différents magasins et les articles qu’ils proposaient, il regardaderrière lui.Aucunsignedel’homme.Parfait.Maiscelanel’empêcheraitpasdediredeuxmotsàsonsoi-disantliquidateur;l’individuluiavaitpromisuntravailrapideetdiscret,et,pourcetéchec,Hestluiréclameraitleremboursementdelasommeversée.Encoreunechancequ’ileûtl’œiletl’espritassezvifspouréviterledanger!

Toutpérilécarté,ilselaissaséduireparlesmarchandisesmagiques;c’étaitsurlaruedudésertdesPluiesquelarenomméedeTerrilvillesefondait ;c’était làqu’onvenaitacheterlesproduitsdudésertdesPluies:pierresàparfumauxeffluveséternels,carillonséoliensjouantsanscessedesmélodiesquine se répétaient jamais,objets faitsde jizdinebrillante, et cent autres articlesmagiques.Onpouvaityfairedesdécouvertesuniques,souventàdesprixuniqueseuxaussi:desrécipientsquiréchauffaientourefroidissaientcequ’onyplaçait,unestatuequiressemblaitàunnourrissonlematin,prenaitdel’âgeaucoursdelajournéeet«mourait»lesoirsousl’aspectd’unvieillard,pourrenaîtreàl’aubesuivante,destapisseries estivales qui embaumaient les fleurs et irradiaient de la chaleur dans les pièces où on lessuspendait,tousobjetsquin’existaientnullepartailleursdanslemonde,etimpossiblesàdupliquer.

Sansoublierlesmanuscritsetleslivres,naturellement.Hestnecomptaitplustousceuxqu’ilavaitdûpayer quand Alise les avait découverts dans ce même marché. Fichue femelle et son obsession desdragons et des Anciens ! Quels ennuis elle ne lui avait pas créés ! Mais, si elle pouvait vraimentrevendiquer une part de la nouvelle cité, peut-être valait-elle finalement tous les tracas qu’elle avaitcausés.

Hest déambulait dans la rue en échangeant avec samère des commentaires sur les produits qu’ilsvoyaient;celle-ciachetaunebaguedontlapierrechangeaitd’aspectaveclesphasesdelalune,etuneécharpe avec un côté chaud et un côté frais. Hest frémit devant les prix, mais ne chercha pas à la

dissuader.Ilsfinirentpartrouverlesalonqu’ellecherchait,etilspartagèrentunexcellentrepas;lethéétaitentoutpointaussiexcellentquepromis,etHestencommandaplusieursvariétésàlivrerchezlui.Rafraîchis, ils semirent à leurs emplettes pour de bon ; ils passèrent chez plusieurs tailleurs, etHestlaissa à samère le soinde choisir ses tenues à saplace ; à chaque fois, l’artisan savait d’expériencepasséedevoirs’attendreultérieurementàdeschangementsde tissu,decouleuretdecoupe :Hestétaitpointilleux sur ses vêtements, et, comme il ne passait pas souvent du temps avec sa mère, elle nes’attendaitpasàlevoirporterceuxqu’elleavaitchoisis.

Ilsvisitèrentunnouveaumarchéauxfromagesdontelleavaitentenduparler,etcettefoistousdeuxfirentdescommandesàenvoyerchezeux.Sealia insistaalorspour faire l’emplettede«cadeauxpourcetteinconstantequetuasépousée»,etmanifestaledédaindanslequelelletenaitsabruenjetantsondévolu sur des écharpes voyantes, couvertes de fausses pierres précieuses et clinquantes, et sur deschapeauxmieuxfaitspourunedouairièrequepourunefemmedel’âged’Alise.Làencore,Hestlalaissafaire ; il n’avait aucune intention d’emporter toutes ces fanfreluches en voyage :Alise neméritait nulprésent.IlserendraitdansledésertdesPluies,feraitvaloirsesdroitssurelle,ettantpispourceuxquichercheraientàluifaireobstacle.Sesexigencesétaientparfaitementlégitimes:Aliseétaitsafemme,etilavait bien l’intention de faire jouer toutes les clauses du contrat de mariage qu’ils avaient signé ; ilmettraitun termeàsaridiculedéclarationde libertéet feraitvaloirsondroitsur toutepartqu’ellepûtavoirsurlacité,pointfinal.

«Negrincepasdesdents,monchéri;çafaitunbruitinsupportable,ditsamère.—Jedoisêtreunpeufatigué.Rentronsàlamaison,voulez-vous?»Elleledéposadevantchezlui,et,quandilentra,ilconstataquecertainesdesescommandesavaient

déjà été livrées. Il fit porter le thé et le fromage à la cuisine, avec ordre de lui préparer aussitôt unepleine théière.Puis il se rendit dans sonbureau, fit une liste pour chaque tailleur desmodifications àapporterà sesvêtementsetappelaundomestiquepour la livreràchaquedestinataire ; iln’aimaitpass’occuperdecesmenues tâches,maisRédineétait incompétentdanscedomaine,etChed,augarde-à-vous,n’eûtcessédeposerdesquestionssurchaquedétail.Sédric, luiaumoins,savaitsouventcequeHestavaitàl’espritavantmêmequecedernierlesût.CrétindeChed!

On frappa à la porte : Ched apportait le thé accompagné de biscuits. « Je dois vous rappeler,monsieur,queleguérisseurpasseradanslajournéepourvoirl’étatdevotremain.

—Trèsbien.Laissez-moi.»La brève journée d’hiver s’achevait, et la pluie qui menaçait depuis le début de l’après-midi

commençaità tomber.Hest seservitune tassed’undes thésqu’ilvenaitd’acheteret s’approchade lafenêtrepourcontemplerlejardin:sale,marronnasse,déprimant;iltirauncordon,etlerideautomba.Ilallas’installerdanssonfauteuilpréféréprèsdufeuetsavourasonthé.Legoûtétaitplaisant,maispasaussiexceptionnelqu’aumarché;ilyavaitunarrière-goût,unetonalitésucréequin’étaitpasabsolumentagréable.Ilbutencoreunegorgéepuissecoualatête:cetimbéciledecuisinierl’avaitgâtéenyajoutantdumielouquelquechosedesemblable!Ilsoulevalecouvercledelathéièreethumalavapeur:oui,ilyavaitunélémentétrangerlà-dedans.Soudain,ilsentitungoûtdéplaisantdanssagorge.

Ilfronçaitlessourcilsquandonfrappadenouveauàlaporte.«Entrez!»cria-t-il.QuandChedapparut,illuiordonnaaussitôt:«Rapportezleplateauencuisine

etditesaucuisinierqueleprixduthéqu’ilagâchéseraretenudesesgages.Qu’ilenrefasse,dansunethéièrepropre,etqu’iln’ymetteriend’autrequelethéquej’aiacheté.

—Certainement,monsieur. »Ched s’inclina, posa unpetit paquet sur le bureau et prit le plateau.«Cecivientd’arriverpourvous,etlemessagerareçuinstructiondevousdirequ’ilfautl’ouvrirtoutdesuite,sinonlecontenurisquedesegâter.Ah,etilyaaussiunelivraisond’unvendeurdethé.»

Ledomestiqueretournaitdéjààlaporte.Hestplissalefront.Lepaquetrenfermaitsansdoutelerestedesacommandedefromage;Cheddevaitleporteràlacuisine.Etunenouvellelivraisondethé?Avait-ondoublésacommandeparerreur?Sonestomacémitungrondementmécontent tandisquelaporteserefermaitderrièreChed.

Ilpritlepetitpaquetsoi-disanturgent.Beaucouptroppetitpourrenfermerdufromage;sanstropdesoin,onavaitemballédansdupapierchiffonnéunobjetdetailleréduite,etferméletoutavecuncordon.Tout en s’acharnant sur les nœuds, il jeta un coup d’œil au paquet de thé ; joliment enveloppé d’unravissantpapierbleu,ilportaitlecachetdecireduMarchand.Ilneressemblaitenrienaupremierqu’ilavaitreçu…

Uneoreilletombadupaquetqu’iltenait.Hestpoussauncrid’horreuretdedégoûtmêlésets’écartadesonbureau;puis,prisd’uneeffrayantefascination, ilserapprochapourexaminer lachose.Elleneportait nul bijou, mais on distinguait plusieurs trous permettant d’en fixer. Par réflexe, Hest lâcha lepapier d’emballage qui tomba dans son autre main, et il vit qu’une écriture en pattes-de-mouche lecouvrait.Avecuneffort,ill’aplatitetlutlemot:

«Vousferiezbienderetrouvervotreesclaveetmamarchandise.Necroyezpasquevosoreillesouvotrevieaientmoinsàcraindrequeceuxdevotrehommedemain.Votre thévousa-t-ilplu?Jepeuxvous tuer quand bonme semble ; que ceci vous soit une préfiguration de ce qui vous attend si vouspersistezàmedéfier.»

Unecrampeterribleluidéchiraleventre,etil tombaàgenoux,convulsédehaut-le-cœur.Lapiècetournoyaitdevantsesyeux.«Empoisonné!fit-ilenhoquetant.Empoisonné!»

Maisnulnel’entendait.

SeptièmejourdelaLuneduPoisson

Septièmeannéedel’AllianceIndépendantedesMarchands

DeErek,Trehaug,àReyall,GardienremplaçantdesOiseaux,Terrilville

Unpetitmessageprivé à ton intention,monneveu– quelle impressionbizarre de t’appelerainsi!

Apparemment, notreMaîtredesOiseauxadmet enfinque j’ai certaines connaissances en cequiconcernelessoinsetl’alimentationdespigeons;hier,ilm’aproposédetransférermacotedegardien ici,àTrehaug,et j’envisaged’acceptersonoffre.Detozis’efforçaitden’enrien laisservoir,mais jesaisqu’elleredoutaitdedéménageràTerrilville ;et,pourmapart, j’avoueque jetrouvebeaucoupplusdecharmeetd’intérêtquejenem’yattendaisàTrehaugetàsesnombreuxpigeonniers!

Maissij’accepteceposteici,celalaisseralibreceluiquej’occupaisàTerrilville;orj’ailedroitdenommerunapprentiàmaplacepours’occuperdemesoiseaux.

Jesongeàtoi,évidemment.Envoie-moi unmessageprivé pourmedire ce que tu en penses. Si tu prends ce poste, il te

faudrademeureràTerrilvillepouruneduréeindéfinie.N’oubliepasquerienn’estencoreréglé,aussi,n’enparleàpersonne.Etréfléchisbienavant

demedonnertaréponse.Tononcle,Erek

7Uncurieuxtandem

«JESUISLÀ,ETJET’ÉCOUTE.»Leftrincroisalesmainssurlatableérafléedelacoquerie.Iltâchaitdese

rappeler siBelline avait déjà demandé à lui parler en privé ; il ne le pensait pas.Malgré son calmeapparent,ilredoutaitcequelafemmerisquaitdeluidire.Était-ellemalade?Souargeétait-ilsouffrantetcherchait-ilàlecacher?Tousdeuxétaientsolides,etl’idéequelasantédel’und’euxpûtêtremenacéel’inquiétaitvivement,nonseulementparégardpoureux,maisaussipoursonbateau ; l’équipaged’unevivenefpassaitgénéralementtoutesavieàsonbord,etladisparitiond’undesesmembresperturberaitgravementMataf.Leftrinnevoulaitpastirerdeconclusionhâtive,surtoutpessimiste,mais,quandBellinemitleverrouauxdeuxportesetapportadeschopesdecafésurlatable,l’angoisseluitorditleventre.

«J’aideuxchosesàtedire,déclara-t-ellesanspréambule.Nil’unenil’autrenemeregardent,etilyenapeut-êtreunequineteregardepasnonplus.MaiscequisepassesurlepontdeMatafnoustouchetous,et,commemembrede l’équipage, jemesens ledroitdedireceque jepense,peut-êtremême ledevoir.»

Une nouvelle vague d’inquiétude le parcourut. «Quelqu’un estmalade ? demanda-t-il d’une voixtendue.

—Ha!»Lerirejaillitdesagorgecommeinvolontairement;ungrandsourireapparutsurseslèvres,etellerépondit:«Onpeutappelerçacommeça;pouryêtrepasséemoi-même,jenepeuxpasdirelecontraire.Toiaussi,tul’asattrapée,cettemaladie,iln’yapassilongtemps.

—Belline…fit-ild’untonmenaçant,etelleeffaçasonsourire.—Cap’taine,Hennesieestamoureux–deTillamonKhuprus,quiestunefemmebien,bienau-dessus

desaposition.Jecroisqu’ilfautquetusoisaucourant,entantquecommandant;jenesaispascequeReynKhupruspenseraitenvoyantsasœurbatifoleravecunsimplebatelier.Onseserrelescoudes,ici,et,mêmequandçavamal,onrestesoudés;alors,quandilyadesennuisquiessaientdes’inviteràbord,monavis,c’estqu’ilfautlesrejeteràl’eauavantqu’ilsnemettentlepiedsurlepont.»

Leftrinlaregardaunlongmomentsansriendire,puisbaissalesyeuxsurlasurfacenoiredesoncaféens’efforçantderéfléchir.Ilnes’attendaitpasàunetellenouvelle:Hennesie,amoureux?C’étaitdéjàgrave ;maisHennesie s’en prenant à une passagère de son bateau, c’était pire, surtout s’il s’agissaitd’unearistocratedontlafamillevenaitdefinancerleravitaillementdelagabare.

Ilpritunegrandeinspirationetdéclarad’untongrave:«Jem’enoccupe.»C’étaitsonrôle, il lesavait;ileûtaimécependantsavoiraussicomments’yprendre,quelleattitudeadopter.IlcommenceraitsansdouteparsonderHennesie;s’ilselaissaitseulementguiderparsonbiniou,Leftrinn’hésiteraitpasàymettresérieusementleholà;maissiHennesieétaitvraimentamoureux…Ilsongeaàcequ’ilressentait

pourAlise,etilseremémoralediscourssévèrequeluiavaittenuSédricpourluiinterdired’aimersonamie.Celan’avaitpasarrêtéLeftrin.

« Il y a autre chose à prendre en compte, cap’taine : elle l’aime, elle aussi ; en tout cas, ellel’appréciebeaucoup. Je l’aivueencompagniedeSkelli sur lepont,hier soir, très tard ;onauraitditqu’ellesavaientlemêmeâge,danslapénombre,et,quandjemesuisapprochée,ellesparlaientcommedesgamines–ellesparlaientdesgarçons.»Bellinesecoualatêteavecunsourirebienveillant.Puiselleajoutaavecunsoupir:«Etçam’amèneaudeuxièmepoint.Ilfautqu’onparledeSkelli.»

Leftrinvoulut répondre,mais elle levaunemain. «Cap’taine, tu as promisdem’écouter jusqu’aubout.Jesaisqu’elleestdetafamille;pourmoiaussi,elleestdelafamille.OndiraitbienqueSouargeetmoionn’aurajamaisd’enfant,et,cettepetite,onl’adanslecœur.Onadiscutéplusd’unefoisd’ellelesoir,etonnevoitpascommentçapourraitseterminerbienpourelle.Tusaiscequ’elleespère:quelafamilledesonfiancédeTrehaugrompeleurengagementmaintenantqu’ellerisquedeneplushériterdetoi;mais,siçaseproduitetqu’ellerejointlepetitAlum,çafiniramal.Pourparlersansdétour,lui,c’estunAncien,etellenon;iln’embarquerajamaissurMataf,iln’apprendrajamaisàtravailleràbord:ildoit rester avec son dragon ; Skelli, elle, croira qu’elle peut quitter le pont deMataf et trouver sonbonheuràterre,maisellesetrompe.Elleserapeut-êtreheureuseunmoisoudeux,maisàlongterme…»

Leftrin l’interrompit. « Je sais. » Il la regarda d’un air las. « Tu crois que je n’y ai pas pensé,Belline?J’espéraisqu’elleaurait l’occasiondevoir sonfiancéàCassaric,qu’il sepasseraitquelquechoseentreeux.Elleestjeune,etpeut-êtrequ’elleajusteunpetitbéguinpourAlum.Onverra.Mais,çaaussi,jem’enoccuperai.»

Ellepenchalatête,paruts’apprêteràrépondre,puisacquiesçabrièvement.«Jesais,cap’taine;tuprendsbiensoindenous,etdeMatafaussi.Jenet’enviepas,maisjesaisquetuferascequ’ilfaut.»

Bellineselevalourdement,finitsoncaféetraccrochasachopeaurâtelier.Elledéverrouillalaportequidonnaitsurlesquartiersdel’équipageetsortit.Leventrefermabrutalementlebattantderrièreelle.

Leftrinrestaassisàtable,lesmainsautourdesachope.Ilentenditunevoixdefemmesurlepont;celle de Tillamon. Il regarda par le hublot et la vit qui souriait ; elle ne portait pas de voile, et sescheveuxdansaientlibrementdanslabrise.Ilnepleuvaitpascejour-là,etilyavaitmêmedusoleilsurlepont.«Maiscommentsavez-vousoùilyaassezdefondpourlui,etoùilyenatrop?demandait-elle.

—Ehbien,ilsuffitd’observerlasurfacedel’eau,etonlesait.»Hennesie,avecunemélodiedanslavoix queLeftrin ne lui connaissait pas. «Quand on a pratiqué aussi longtemps quemoi, on s’en rendcompterienqu’enregardant.»

Leftrinsedéplaçapourapercevoirsonvisage.«Oui,ilyadesfoisoùilsuffitderegarderpourserendrecomptedelaprofondeurdecertaineschoses,Hennesie,murmura-t-il.Ilfautquejetedised’allerparler àReyn ;mieuxvaut luidemander lapermissionde faire lacourà sa sœurmaintenantqueplustard.»

Querépondraitl’Ancienàsonsecond?

*

Onfrappaàlaportedelacabine.Avecunsoupir,Hestseretournasursonétroitecouchette.«Qu’ya-t-il?lança-t-ilsèchement.

—Cen’estquemoi!»réponditRédineavecentrain.Laportes’ouvrit,etilentrad’unpasprudent,unplateauentrelesmains.Dutalon,iltentaderefermerlebattantderrièrelui,maisiltrébuchaetparvinttoutjusteàposerleplateausurlatableenreprenantsonéquilibre.Légèrementvoûté,ilpritappuisurlatable.«OnapprochedeTrehaug,etjen’aitoujourspaslepiedmarin,dit-ilavecunpâlesourire.

—Marin?Nous sommessurun fleuve,moncher, et lebateaudanseàpeine ; cene sontpasdesvagues que nous affrontons. » Hest se mit sur le dos pour contempler le plafond bas. Ces nouveauxbâtimentsétaientpeut-êtreinsensiblesàl’aciditédel’eau,maisl’architecte,bienquejamaillien,n’avaitvraimentpasassezsongéauconfortdespassagers.Certes,lecapitaineluiavaitexpliquéquecesbateauxétaientconçuspour transporter rapidementdu fret,maisquandmême!Hest trouvait scandaleuxque lecommandant,lesecondetlelieutenantduNouvelleGloirejouissentdeconditionsdevieplusluxueusesquelui;àcoupsûr,ilssemoquaientdesessouffrances.Iln’existaitmêmepasàborddesallecommuneoùpartagerunrepasniunepartiedecartesamicale:Rédineetluiétaientcontraintsdemangerdansleurminusculecabine,et,enguisededivertissement,desecontenterd’unepromenadesurlepont.Lamajeurepartiedubateauétaitinterdited’accèsauxpassagers.Ilfaudraitchangercelasilesarmateurssouhaitaientdévelopperunsystèmedetransportrapidedeclientsdansl’avenir!

«Non–enfin,si,vousavezraison.Jenem’habituepasàsentirleplancherbougersousmespieds,c’est tout. » Rédine attendit une réponse, puis, comme Hest gardait le silence, il eut un sourire troprayonnant et dit : « Bon, eh bien, ce sera sans doute notre dernier repas pour cette partie de notreaventure;nousdevrionsnousamarreravantlatombéedelanuit.J’avoueêtreimpatientdevoirTrehaug.Pourvuqueletempss’amélioreunpeuetquenousayonsenfinl’occasionderencontrerdesgensducru!C’estlapremièrefoisquejemerendsdansledésertdesPluies,voussavez.

—N’espérezpastrop,etvousneserezpasdéçu»,réponditHestd’untonaigre.Ilposalespiedsparterreetselevaprécautionneusement.«Ilnefautpass’attendreàcequelecielsedégage;ilpleutdepuisdes jours, et çane s’arrêterapas, àmonavis.Quant àvisiterTrehaug…Ha !Les citésdudésert desPluies n’ont de cités que le nom. Il existe quelques bâtiments de quelque importance sur les bassesbranches, et des résidences suspenduesdans les arbres commedes fruits,maisonne trouveguère lescommoditésdelacivilisation.IlsméprisentlesgensdesSix-Duchésetdesautrespaysdunord,mais,envérité,leshabitantsdudésertdesPluiessonttoutaussiattardésetprovinciaux.Laseuleraisonquivaillepourvenirici,c’estl’achatd’objetsAnciensetdeproduitsmagiques;c’esttoutcequimaintientenviecescités.»

Hest s’approcha de la petite table et s’assit sur une chaise. Rédine l’imita aussitôt et déplia saserviette ; ilmouraitmanifestement de faim, comme à chaque repas, et il se lécha les lèvres avec unfrissondeplaisiranticipéencouvantdesyeuxlesplatscouverts.Ilselaissaitalleràsesplaisirssansmêmefeindrededisciplinersesappétits;sacupiditéetsavénalitéostentatoiresavaientd’abordintriguéHest après les années passées auprès d’un Sédric aux manières délicates et réservées, mais, depuisquelquetemps,l’obséquiositédeRédineetsessous-entendussanssubtilitépourluisoutirerdel’argentetdes cadeaux commençaient à l’agacer : cet homme n’avait aucune vergogne, et, du coup, il était plusdifficile à manipuler que Sédric. La meilleure façon de le motiver qu’avait trouvée Hest était de lemenacerimplicitementdelefairesouffrir,maismêmecedivertissementperdaitpeuàpeudesonintérêt:c’étaitunpiètreremplaçantpourSédric,et,siHestl’avaitemmené,c’étaitparcequ’iln’avaitpersonned’autrededisponiblesur-le-champ,etaussiparcequ’ilsavaitquesonpèreseraitcontrariéendécouvrantleprixdubilletdeRédineprélevésursoncompte.

Hestseversaduthé,puissoulevalecouvercled’unplatetsecoualatête:pourquoiprenaient-ilslapeinedecouvrir lesmets?Detoutemanière, ilsn’étaientpaschauds,eton luiservait lamêmechosedepuis le début du voyage : une miche de pain marron coupée en tartines beurrées et couvertes demélasse, des tranches de jambon fumé dans un autre plat, un bout de fromagemédiocre et une demi-douzainedepetitessaucisses.Ilnedécouvritpasletroisièmeplat,quicontenaitàcoupsûrdespommesdeterrecuitesàl’eau.Ilétaitsi lasdecerégimequ’ildutseforcerpourmanger,maisRédinen’avaitapparemmentpasceproblème:ilseservitvivement,commes’ilcraignaitqueHestneprîtplusquesa

part,etsemitaussitôtàbâfrer.Hestbutsonthéàpetitesgorgées:tièdeetnonchaud;maisseplaindreétaitinutile.

Enfin,ilsarriveraientdansquelquesheures,etiltrouveraitunlogementdécentàTrehaug.Encoreunjour, et il serait sorti de cette effrayante pagaille dans laquelle Sédric l’avait laisé. À Trehaug, ilprendrait un bon repas, il dormirait tout son soûl, et puis il s’attellerait à la mission désagréable àlaquellelecontraignaitl’assassinchalcédien.Ilsentaitsonventresecrisperchaquefoisqu’ilpensaitàcethomme.Ladouleur,l’ignominie,l’humiliation…

Le poison avait terrasséHest.Malgré ses faibles appels au secours, Ched n’était pas venu,maisquelqu’und’autreavaitrépondu;leChalcédienétaitentrédanslebureaucommes’ilétaitchezluietils’étaitarrêtéprèsdeHest,unsourireauxlèvres.«Jeviensvousvoirmourir»,avait-ilditentirantàluiunfauteuilavantdes’yinstallerafinderegardersavictimesetordresurleplancher.Iln’avaitalorsplusprononcéunmotets’étaitcontentéd’observerHestalorsquecelui-civomissaitjusqu’àcequ’ilnerestâtplusunegouttedebilenimêmed’humiditédanssonorganisme;ilavaitregardéHestsupplierqu’onvîntàsonsecoursjusqu’àcequ’ilnefûtmêmeplusenétatd’articuler.

Alors seulement il s’était levéet avait tiréde lapochede savesteunpetit flaconau fondduqueldansait un liquide bleuâtre. « Il n’est pas trop tard, avait-il dit en faisant tourner le liquide dans soncontenant.Pastoutàfait;maispresque.Jepeuxvousrattraperaubordduprécipicesijepensequevousavezcessédejouerlesimbéciles,cequin’estpaslecas.Réfléchissezbien,MarchanddeTerrilville:quepouvez-vousfaire,dèsmaintenant,quimepousseàvouloirvoussauverlavie?»

Hestétaitrouléenboule,lesbrascrispéssursonventre;despoignardsrougisaufeuluilacéraientl’estomacde l’intérieur. Il s’était souillé sur le tapis ; ilpuait, ilagonisait,etc’étaitdouloureux. Ilnevoyait pas que répondre au Chalcédien, alors même qu’il eût été prêt à tout pour faire cesser lasouffrance.

L’homme l’avait poussé du bout de sa botte. « Je vous connais,Marchand, raffiné, toujours tiré àquatreépingles;jesaisquivousfréquentez,etjesaisquelssontvosdivertissements.Jenecomprendspasenquoiilsvousamusent,maisçan’apasvraimentd’importance.Vousaimezvouscroirelemaître,n’est-cepas?»Ils’étaitaccroupi,avaitsaisiHestparlescheveuxetl’avaitforcéàleregarder.«Çavousexcite,n’est-cepas?avait-ildemandéd’unairentendu.Çavousplaîtdevoussentirenpositiondeforce, d’obliger les autres à se traîner à vos pieds avant de profiter d’eux pour votre plaisir. Maisaujourd’hui jevousfaisdécouvrirquelquechosed’important,n’est-cepas?»L’hommes’étaitpenchépourseplacerauniveaudeHest,etilavaitpoursuiviavecunsourire:«Vousn’êtespaslemaître:vousfaitessemblant.Etlesgensavecquivousjouez,euxaussifontsemblant,monpetitami.Commemoi,ilssaventquevousn’êtespaslemaître:c’estmoi.Vousn’êtesqu’unchien,commeeux;unchienquipassesontempsàreniflerdesétronsetàlécherdesbottes.»

IlavaitlâchélescheveuxdeHest,laissésatêteheurterletapissouillé,puisils’étaitécartédetroispas et avait dit à mi-voix : « Pourquoi ne me montrez-vous pas que vous savez ce que vous êtes,MarchandFinbok?»

Hest n’aimait pas se rappeler ce qui s’était passé ensuite.Malgré les coups de poignard qui luifouaillaient leventre,malgrél’orgueilquiluihurlaitauxoreilles, ilvoulaitvivre.Ils’était traînédanssonproprevomijusqu’auxpiedsdel’assassinquil’attendait,unpetitsourireauxlèvres,et il luiavaitléchélesbottes–nonunefoisnideux,maiscommeunchien,sanss’arrêterjusqu’àcequeleChalcédiens’écartât.L’hommeavaitprisuntissubrodésurunguéridonets’enétaitservipouressuyerlabavedeHestsursabotteavantdelejeterdédaigneusementparterre.

«Vousvivrezpeut-être»,avait-ilenfinannoncé,etilavaitlancéleflaconàHest;mais,enheurtantlesol,lebouchonavaitsauté,etleprécieuxliquideavaitjaillitandisquelafioleroulaitsurletapis.Lesmainstremblantesetsansforce,Hestl’avaitsaisieenrenversantencoreduliquide,sibienque,lorsqu’ill’avaitportéeàseslèvresdesséchées,ilnerestaitplusquequelquesgouttesaufonddurécipient.Illesavaitaspiréesgoulûment,etilavaitcomprisqu’ilavaitétépossédéenentendantleChalcédienéclaterderire.Maisilrefusaitdesefairerouler,ilrefusaitdemourir!Ils’étaitavancéàplatventrepourlécherlesgouttesquiétaient tombéessur le tapis,alorsque l’hilaritéduChalcédien redoublait.Sursa langue, iln’avait senti que le goût de la poussière et de la fibre du tapis, et seulement une vague impressiond’humidité.Ils’étaitretournésurledos,leslèvressales,etdeslarmesavaientperléàsesyeux.

Ellesavaientroulésursesjoues,etleChalcédienavaitdit:«Del’eau;del’eauavecunetombéedeteinture:voilàmon“antidote”.Vousn’êtespasentraindemourir;toutauplus,vousallezsouffrirencorequelquesheures,vousvoussentirezmalunejournée,maisvoussortirezensuitepourréservervotreplacepourTrehaugàbordd’unbateauquis’appelle leNouvelleGloire.Cen’estpasunevivenef,maisunenouvelle sorte de navire, venu de Jamaillia, et c’est celui-là que vous choisirez. Vous aurez de mesnouvellesunefoisavantvotredépart:vousaurezdesmessagesàdélivrer.Et,àmonretour,vousvousrappellerezquevousêtesnonseulementunimbécilemaisaussimonchien,etquejesuisvotremaître.»

Ils’étaitapprochédeHestetavaitposélepiedsursonventre.Souslapression,Hestavaitsouffertlemartyre,etilavaitacquiescédelatête,incapabledeparler,etconsuméparunerageimpuissante.

Etilavaitobéi.Les affreux trophées enfermés dans de jolis écrins étaient toujours emballés dans les bagages de

Rédine : Hest ne voulait pas risquer que l’odeur imprégnât ses vêtements. Rédine ignorait ce qu’iltransportait.

LeChalcédien avait tenu parole : aumilieu de la nuit, il était apparu dans la chambre deHest etl’avaitforcéàs’agenouillerdevantluitoutenmémorisantunelistedecontactsàTrehaugetàCassaric.Hestavaittentédenoterlesnoms,maisleChacédienavaitmenacédelesluigraveraucouteausurlescuissesafinde luipermettrede lesconsulter sans risquerdeperdreune listequipouvait l’incriminer.Hestavaitpréféréapprendrelalisteparcœur.

Quandilavaitessayédeposerdesquestionspourenapprendredavantagesursamission,l’hommel’avaitgiflébrutalement.«Unchienn’apasbesoindeconnaîtrelespenséesdesonmaître.Ils’assoit,ilvachercher,ilrapportelegibieràsonmaître.Iln’apasàensavoirplus.Onluiditcequ’ildoitfaireaumomentoùildoitlefaire.»

Cette ignorance rongeaitHest comme un cancer.Qui étaient les hommes qu’il devait contacter, etqu’exigeraient-ilsdeluienéchange?Unseuldesnomsluidisaitquelquechose:celuideBegastiCored,lemarchandchalcédienqueconnaissaitSédric,etils’accrochaitàcetteinformationdetoutelaforcedesacolère.LenégociantchalcédienleconduiraitàSédric.

Ilétaitpresséd’yêtre,presséd’humilierSédriccommeill’avaitétélui-même,delemenacercommeill’avaitété.Chaquefoisqu’ilysongeait,soncœurbattaitplusviteetsonventresecrispait:iln’yavaitqu’unefaçondesepurgerdelaterreuretdel’humiliationqueleChalcédienluiavaitinfligées.

IlfallaitlesreportersurSédric.Et,àcoupsûr,unefoisqu’ilauraittrouvéSédric,ilmettraitaussilamainsurAlise.Avecousansles

prélèvements de dragon, il avait bien l’intention de les ramener à Terrilville de gré ou de force, dereprendreAlisecommeépouselégitimeetdévouée,puisdeformaliserlarevendicationfamilialesurunpourcentagesubstantieldelacitéAnciennerécemmentdécouverte.C’était leseulaspectdesamissionquiluiprocuraitquelqueplaisirparanticipation.

EtlaseulepartiedelamissiondontRédinefûtaucourantétaitqu’ilfallaitrapatrierAlise;ilignoraitqueHestavaitpeut-êtrel’intentiondeleremplacerunefoisSédricredevenudocile.Àplusieursreprisespendantlevoyagequilesemmenaitversl’amont,Hestavaitjouéavecl’idéedelaisserRédineàTrehaugouàCassaric ;quelle satisfactiond’abandonner cepetitbonhommecupide sansun soudansunevilleinconnue,etquellebelleanecdoteàraconteràsesmeilleursamisàsonretouràTerrilville!AucontrairedeSédric,Rédinen’avaitguèresusefaireapprécierdesintimesdeHest,etilsneleregretteraientpas.Hestnonplus,hormisquelquespetiteschoses.Enleregardantsetapoterleslèvresavecsaserviette,lejeuneMarchandsentits’éveillerenluiunvagueintérêt.Sédricavaitunebeautéclassique,maisRédinejouissaitdanscertainsdomainesd’uneimaginationbienplusgrande.

Lepetithommes’aperçutde l’attentionque luiportaitHest ;unsourire incurvasabouche,et ilsepassa la langue sur les lèvres d’un air songeur. « Avant cela, dit-il d’un air faussement réservé, j’aiquelquechosequipourraitt’intéresser;quelquechosequej’aiapprissurlepont.»

Hestsepenchaenavant,intrigué.«Surlepont?Nousaurais-tutrouvéunnouveaucamaradedejeu,Rédine?»

L’autreeutunpetit rire.«Moncher, réfrène tesardeurs! Ils’agitd’unerumeur,nond’unnouveaudivertissementau lit ! Je suis sorti sur lepontprendreunpeu l’air, et j’yai trouvédeuxgaillardsquibavardaientenfumant;commejenelesconnaissaispas,jesuisrestéàl’écart,et,jel’avoue,j’aiécoutédiscrètementleurconversation.L’und’euxparlaitdesoncousindeChalcèdequiprétendavoirvudeuxdragons dans le ciel, un grand bleu, et un autre, encore plus grand, et noir ; jeme suis alors dit quec’étaientsansdouteTintagliaetsoncompagnon.»Ils’interrompitenhaussantlessourcils,attendantqueHestlecomplimentâtsursonintelligence.

MaislejeuneMarchandn’avaitpasdetempsàperdreenformulesdecourtoisie.«EnChalcède?— Je suppose, répondit Rédine d’un ton enjoué. Du coup, j’ai songé que, si Tintaglia revenait à

Trehaugets’enquéraitdesesdragonneaux,mafoi,leshabitantsdudésertdesPluiespourraientbienavoirquelquessoucis,non?

—Eneffet.»Que se passerait-il ? La fureur de la dragonne s’abattrait-elle sur la cité des arbres ? Peut-être.

Pendantqu’ilyséjournait?L’optiquedeHestchangeabrusquement; ilavaitvulessuitesdelacolèred’un dragon, la pierre rongée par les projections de venin, les hommes réduits à l’état de cadavresliquéfiés dans leurs armures piquées par l’acide. À l’époque, Tintaglia s’en prenait à la flottechalcédienneetauxenvahisseurs,mais,sielleseretournaitcontreTrehaug,oùs’enfuir?Nulbâtimentnerésisteraitàsesassauts.

«Rédine,quandTintagliaa-t-elleétéaperçue?Etdansquelledirectionvolait-elle?»EtleducdeChalcèderisquait-ildetrouverunmoyendefairevenirplusprèsdeluilesprélèvements

dedragonqu’ildemandait?«Allons!s’exclamaRédineensecouantlatête,l’airfaussementconsterné.Commentveux-tuqueje

sacheçaàpartird’uneoudeuxphrasesquej’aisurprises?J’aiessayéd’enapprendreunpeuplus;j’aisouhaitélebonjourauxdeuxhommesetj’aidit:“Jen’aipaspum’empêcherd’entendrequevotrecousinavaitvuundragon”,mais,sansmelaisserletempsd’enajouterdavantage,ilsm’onttournéledosetsontrentrésdansleurcabine.Quellegrossièreté!Maisjepensequenousn’avonsguèreàcraindre;songeautempsqu’il a fallupourque lanouvelleparvienne à ceshommes : beaucoupplusqu’il n’en faut àundragonpourcouvrirlamêmedistance.Parconséquent,siTintagliadevaitvenircheznous,elleseraitdéjàarrivée.

—Toutesleshypothèsesquejeconnaissaisjusqu’iciladisaientmorte;ilyasilongtempsqu’onnelesapasvus,elleetsoncompagnon,qu’oncroyaitqu’elleavaitabandonnélespetits.

—Lesrumeursdesamortétaientdoncinfondées.»Rédineplantasafourchettedansunedespetitessaucisses.«Dumoins, si le cousin enquestiondisait lavérité ; car,moncherHest, cen’était qu’uneconversationàbâtonsrompusquej’aisurprise.Netelaissepastroubleralorsqu’ilyad’autresquestionsplusurgentesàconsidérer.»Ilsouritetfitcourirsalanguelelongdelasaucissed’unairsuggestif.

«Encorecombiendejoursavantd’arriveràKelsingra?»Reyns’exprimaitd’untonpressant;maisilavaitemployélemêmetonlapremièrefoisqu’ilavait

posélaquestion,ettouteslesfoissuivantes,etLeftrinselassaitdes’efforcerd’yrépondre.Ilpritsurluipourparleraveccalme.«Jenepeuxpasvousledireprécisément.Onnaviguecontrelecourant,etc’estduboulot,surtoutaprèslespluiesqu’onaeues;lefleuveestgonflé,ilyadesdébrisdansl’eau,etonaplusdedifficultéàresterdansleshautsfonds,làoùlecourantestmoinsfort.»

Reynneselaissapasdémonter.«MaisMataf…»Leftrin l’interrompit. «C’est unevivenef, avecquelques capacitésparticulières,mais cen’est pas

pourautantqueremonterlefleuveneluidemandeaucuneffort,niqu’onpeutnaviguerjouretnuit.Quandla pluie tombe sans arrêt et que le niveau de l’eaumonte, c’est plus dur d’avancer contre le courant.Donc,jenepeuxpasvousdirequandonarrivera.

—Etlesbateauxquinoussuivent?»Leftrinhaussalesépaules.«Jenepeuxrienpoureux,monami.Lefleuven’estpasàmoi,ettousles

bateliersontledroitd’alleroùilsveulent.—Maiss’ilsnoussuiventjusqu’àKelsingra?—Ehbien,tantpis.Qu’est-cequevousvoulezquejefasse,Reyn?Quejeleséperonne?—Non!Maisnouspouvonsnaviguerdenuit,eteuxnon;nepeut-onpaslesdistancerainsi?—Matafestsolide,maismêmeluidoitsereposerdetempsentemps.»Leftrins’exprimaitàprésent

franchement,plusqu’iln’enavaitenvie.«Onapayéceshommespourqu’ilsnouspourchassent;ilsnousattendaientplushautsur le fleuve.Àmonavis,quandonnousavusrevenirdeKelsingra,quelqu’unaenvoyéunmessageparpigeonvoyageur.Cespetitsbateauxnousguettaient,et,mêmes’ilsprennentdesrisquesensedéplaçantdenuit,çanelesempêchepasdecontinuer,surtoutvulasommequ’onadûleurproposer.Toutcequ’onpeutespérer,c’estqu’ilssefatiguentavantqu’onarriveàKelsingra;mais,mêmes’ils nous perdent de vue, il restera des indices que certains pourront déchiffrer. Chaque fois qu’ons’amarrepourlanuit,onlaissedestracesdenotreprésence,etlesrestesdenosbivouacs,lorsdenotrevoyageencompagniedesdragons,sontencorebienvisibles;lacrueenaeffacélaplupart,maispastous.Sicesgars-là tiennentautantànous retrouverquenousàconduirevotre filsauprèsdesdragons, ilsyarriveront–saufsivouspensezqu’onaletempsdeleurjouerdestours,deleségarer,oujenesaisquoi.

—Non, réponditaussitôtReyn,commeLeftrins’yattendait. Ilne fautpasperdrede temps ;mais,aprèscequenousaditMalta, je redoute les intentionsdeceshommes :quelqu’unétaitprêtà la tuer,ainsiquenotrefils,pourlesdémembreretfairepasserleurchairpourdelaviandededragon.Dequoid’autrecesgenssont-ilscapables,s’ilsn’hésitentpasàrecouriràdetelsmoyens?»Ilsetournaverslesesquifs.«Nousn’avonspasletempsnil’enviedelesattaquer,maisc’estpeut-êtrecequ’ilsrecherchentennoussuivantainsi.

—Quisait?»Leftrins’approchadubastingagepour regardervers l’arrière.Prèsde lui se tenaitSouarge, très occupé à ne pas écouter la conversation de son capitaine tout en guidantMataf à lentsmouvementsdesagodille.Derrièrelui,Leftrindistinguaittroispetitsbateaux,tousàbonnedistanceduMataf et les uns des autres, qui passaient le dernier coude du fleuve ; leurs occupants pagayaientdiligemment,etlecapitaineéprouvapoureuxunlégersentimentdecompassion:ilsn’avaientguèrequedesbarquesvulnérables aux éléments et qui n’offraient ni confort ni sécurité.Mais elles pouvaient se

déplacerplusvitequesalourdegabare,et,mêmequandMatafnaviguaitdenuit,elleslerattrapaientlelendemainavantlami-journée.

« Ils manœuvrent comme des marins expérimentés ; ils n’ont peut-être rien à voir avec lesChalcédiens qui veulent abattre des dragons pour leur chair et leur sang. Ils sont peut-être à la solded’autresMarchandsquicherchentàmettrelamainsurcequ’ilspeuventavantqueleConseiln’envoiesapropreexpédition.»

Reynsetournaverslui,l’airsurpris;puissonexpressionchangea.«Oui,évidemment.Ilyaplusdechancesqu’ilssoientenquêtedetrésorsquedemafemmeetdemonfils.LeConseilvasentirunprofitàfaireetenverraunbateaudèsqu’il lepourra;quantàceuxquinoussuivent, ilest trèspossiblequ’ilssoientemployéspard’autresMarchands.LanouvelledeladécouvertedeKelsingras’estpropagéedanslacitécommeunincendie.»

Leftrin eut un petit sourire amusé. « Ils s’attendent sans doute à une ville qu’il faut dégager de laboue;ilss’imaginentqu’ilsvontdevoirfouiller.Quandilslaverront,ilsnecomprendrontpascequ’ilsontsouslesyeux,etilsnepourrontpasyaccéder,saufàrisquerleurvie.Mêmes’ilsparviennentànoussuivre jusqu’au bout, ils seront à court de vivres avant d’arriver. Et, s’ils ont le cran d’essayer detraverserlefleuvepouratteindrelacité,ilstrouverontdequois’enmettrepleinlesyeux,maispaspleinl’estomac.Qu’ilss’épuisentànoussuivre!Soitilsrenoncerontetferontdemi-tour,soitilstiendrontlecoup,etilsdevrontnoussupplierdelesaiderunefoisàdestination.»

Pendantqu’ilparlaitainsi,unepluiefineavaitcommencéàtomber.IlsetournaversReynavecunsouriremalicieux.«Jenevoispasl’intérêtdelesaffronteravantd’yêtreobligé,surtoutqueledésertdesPluiesrisquederésoudreleproblèmeànotreplace.»

Reyn suivit son regard,mais, au lieu de sourire, il tendit l’index. «Qu’est-ce que c’est ? Je n’aijamaisvucegenredebateau.»

Leftrinscrutalefleuveàtraverslesgouttesqui tombaientdeplusenplusdru;ellespiquetaient lasurfacedel’eaudepetitscerclesconcentriquesavecunbruissementcontinu,etformaientunrideauentrelecapitaineetlenavirequivenaitdefranchirlecoudederrièreeux.Il l’observa,incrédule.C’étaitunbâtimentplusgrandquelesesquifsquilessuivaient,étroit,avecunroufbas;lacoqueétaitnoire,leroufbleu vif avec un liseré d’or. Les rangées de rames s’élevaient et s’abaissaient à l’unisson ; le bateauinconnu paraissait avoir un faible tirant d’eau et aller plus vite que ses petits voisins. Il dépassa ledernierd’entreeuxetserapprochadusuivant.«C’estimpossible!s’exclamaLeftrin.

—Qu’est-cequec’est?»Reynsepenchapar-dessuslalissepourregarderversl’arrière.«C’estcefichubateauinsensibleàl’acide,réponditSouarge.Ilétaitauquaiquandonestarrivésà

Cassaric.—Les rumeurs de son existence circulent depuis desmois, fit Reyn d’un air sombre, et elles ne

plaisentpasdutoutauxfamillesquipossèdentunevivenef.UnJamaillienamisaupointpourlacoquedesnaviresunnouveaurevêtementqu’ilprétendcapabledesupporterl’aciditédufleuvedudésertdesPluies.Ilaproposédefaireremonterlefleuveàplusieursdecesnouveauxmodèlespourprouverqu’ilsrésistentparfaitementetpourfaireladémonstrationdelavitesseàlaquelleilspeuventtransporterdufretetdespassagers.Onracontequ’unconsortiumdeMarchandsterrilvillienss’intéresseàl’investissement,maisd’autresrumeursaffirmentqueleJamailliensemoquedel’identitédel’acheteurdumomentqu’ilobtientleprixdemandé.J’avaisentendudirequ’undecesbateauxdevaitpasseràTrehaug,maisjen’yavais guère prêté attention ; j’avais l’esprit ailleurs. » Il regarda Souarge comme s’il attendait uneconfirmationdesapart.«IlétaitàCassaricenmêmetempsquenous?»

L’hommedebarrehaussaseslargesépaules.«Oui,ànotrearrivée;ensuite,ilestpartipourTrehaug,etjepensaisqu’ilcontinueraitjusqu’àTerrilville.Maisondiraitquequelqu’unaenvoyéunpigeonetl’a

engagépournoussuivre.»Leftrinexaminalenouveauvenud’unœilconsterné.Pourunegabare,ilavaitdeslignesfluides,et

sonéquipageparaissaitsolideetdiscipliné.«Etilyenauraitd’autres?— Sans doute. Certains, même parmi les Marchands, prétendent que les vivenefs étranglent le

commercesurlefleuve,etlesConseilsdeTerrilvilleetdudésertdesPluiesontautorisélesessaisdesbateauxrésistantàl’acide.Lespropriétairessontagressifs,etilsdoiventdésirerardemmenttirerprofitdeleurinvention.S’ilsétaientàTrehaugquandnoussommespartis…

—Onadûsebousculerpourlesembaucherafindenoussuivre.—Etpasmald’argentadûchangerdemainaussi»,ajoutaReynd’untonsombre.Leftrinregardadenouveauvers l’arrièreensongeantauxbouleversementsqu’allaientapporterces

navires,nonseulementàKelsingramaisaucommercedufleuveetauxcoloniessiletraficaugmentaitetdevenait plus accessible. Les Marchands qui soutenaient l’opération se rendaient-ils compte qu’ilsallaientmettrefinàtoutunmodedevie?

LebateaubleusemitsoudainàréduireladistancequileséparaitduMataf.«Ilsn’aurontaucunmalàresterànotrehauteur,ditLeftrin.Sionveutlessemer,laseulefaçondes’yprendreseradevoyagerdenuit.»Ilsecoualatêteetjetaunregardàsonhommedebarre;Souargeacquiesçadelatête,l’airrésolu.

«Etvouspensezvraimentpouvoirlessemer?demandaReynd’untoninquiet.—Jepensequ’onpeut essayer ;onarriverapeut-être à lesdistancerunpeu.En tout cas,onpeut

espérerarriveràKelsingraavanteuxplutôtqu’enmêmetemps»,réponditLeftrin,grave.L’autrehochalatête.L’aversesetransformatoutàcoupendéluge,etlapluie,entouchantlefleuve,

semitàsifflercommedumétalbrûlanttrempédansdel’eau.Ellecachalespoursuivantsauxyeuxdestroishommes.Reynditàmi-voix:«Ilsarriverontàdestination,capitaine,etennombresuffisantpours’emparerdecequ’ilscherchent.Vouslesavez.

—Jesaisqu’ilsviendront»,réponditLeftrin.IlcroisaleregarddeReyn,etunsourirecarnassiersedessinasurseslèvres.«Mais,s’ilscroientn’avoiraffairequ’àunebanded’adolescentsetàquelquesdragonsinfirmes,ilsrisquentd’avoirunesurpriseenarrivantàKelsingra.»

CinqcadavresjonchaientlesoldelaSalledel’AlléedePierre.LeducdeChalcèdelescontemplad’unairagacé.Lamatinéeavaitétéépuisante.Chacundeshommesavaitexigéledroitderacontersonhistoireenentieravantquelejugementnetombât;chacunavaittentéd’étirerunpeulefildesavie.Lesimbéciles!Ilsavaientéchoué,ilslesavaient,etilssavaientaussiquelamortenétaitleprix.Ilsn’étaientrevenusfaireleurcompterenduquedansl’espoirdevoirleursfamillesépargnées.

Espoirvain.Àquoibongardervivantslesdescendantsd’hommesquiavaientéchoué,leurpermettred’hériterdesterresetdesbiensdeleurspères?Ilsnedonneraientnaissancequ’àd’autreslarvesquinepourraientquedécevoirplus tard.Mieuxvalait épurer les rangsde lanoblesseetde l’arméede toutefaiblesseavantqu’ellenesepropageâtetnesapâtlapuissanceancestraledeChalcède.Sonchancelierleregardait en attendant ses ordres. Le duc parcourut encore une fois des yeux les corps démembrés.«Qu’onnettoielasalle,etqu’onnettoieaussileursmaisons.»

Le chancelier s’inclina profondément, se détourna et transmit l’ordre. Au fond de la salle, sixcommandants se tournèrentvers leursescouadesd’hommessélectionnés ; soixante lances frappèrent lesolàl’unisson,leslourdesportesdeboiss’ouvrirent,etlestroupessemirentenroute.Unefoisquelessoldats furentsortis,une troupe trèsdifférente fit sonentrée ; rampantsur leventre, traînant leurssacsderrière eux, des gratte-mort pénétrèrent dans la salle et se dirigèrent vers les cadavres. Nul ne lesregarda: ilsétaientdégoûtants,néspoursevautrerdanslacrasseet lacharogne,à jamais indignesdel’attention d’hommes véritables. Néanmoins, ils avaient leur place dans la société chalcédienne ; ils

emporteraientlescorpsetnettoieraientlesolavecleursguenillesavantdes’enaller.S’ilstrouvaientdesobjetsdevaleur sur lesdépouilles, ils leur appartiendraient, tout comme lesvêtements et la chairdesmorts ;mais ils n’obtiendraient pas grand-chose d’intéressant : les victimes savaient qu’elles allaientmourir,etelles s’étaientcertainementdébarrasséesde toutobjetdevaleuraupréalable ;ellesavaientvendubagues et bracelets pour s’offrir unedernière visite chez les prostituées ouundernier repas aumarché.

L’odeurdusangétaitlourdeetdéplaisante,etlegrouillementdeshommesquirampaientrépugnant.Le duc regarda son chancelier. « Je souhaiteme rendre dans le jardinAbrité ; que du vin glacém’yattende.

—Certainement,monseigneur.Vousl’ytrouverez.Partons.»Lechanceliersetournapourfairesigneaux porteurs d’approcher le palanquin du trône. Le duc observa leur pas prudent : ils marchaientlentementpourlaisserletempsàsonordredelesprécéderafinque,lorsqu’ilarriveraitaujardinAbrité,duvinglacéainsiqu’undivanrecouvertd’unecouvertureetdecoussinsl’attendissent.Certainsjours,ladouleur et la difficulté à respirer le mettaient d’humeur si noire qu’il ordonnait exprès aux porteursd’avancerplusvite,puisillesinjuriaitparcequ’ilsleballottaiententoussens,etenfin,quand,parvenuaujardin,ilconstataitquetoutn’étaitpasprêt,ilpouvaits’enprendreàsonchancelieretenvoyertouslesdomestiquessefairepunir.Oui,parfois,soncalvairelepoussaitàlamesquinerie.

Maispasaujourd’hui.Onledéplaçadoucementdesontrôneàsonpalanquin,maisildutquandmêmeserrerlesdentspour

retenirungémissementdesouffrance.Illuirestaitsipeudechairsurlesos!Sesarticulationsraclaientquand il bougeait ses membres, les escarres que lui valaient ses longues périodes d’immobilités’approfondissaientauniveaudelatêtedesesos.Danssachaiseàporteurs,ilétaitassisrecroquevillé,moinshommequechenille.Quandlesrideauxfurentfermés,ilputselaisseralleràgrimacerdedouleuretàs’efforcerd’éviterdes’appuyersursesescarreslesplusàvif.

Ilyavaitdesennuisdansl’air,illesentait;iln’étaitpasidiot:ilavaitbienvuleregardfuyantdeshommes,leursconciliabulesdiscretsavantd’obéiràsesordres.SonautoritésurChalcèdecommençaitàluiéchapper.Jadis,c’étaitungrandguerrier,unhommepuissantdecorpsautantquedelignée;jadis,ilétaitcommeuntigre,prêtàbondirdesontrônepourréduireenpiècesquiconquemettaitsonautoritéendoute.Aujourd’hui,iln’étaitpluscapabled’intimiderquiconqueparsaprésencephysique.

Maisilnes’étaitjamaisimaginéquesaseuleforcemusculaireluipermettraitdegarderlepouvoir;il n’était pas stupide. L’eût-il été, il n’eût pas survécu de si longues années au milieu des duneschangeantes de la politique chalcédienne. Jeune homme, il avaitmis une fougue dépourvue de pitié às’emparerdutrôneetàleconserver; lepeud’enfantsmâlesqu’ilavaitenportait témoignage.Ilnesefaisait pas d’illusions sur les hommes qui l’entouraient ni sur les héritiers avides qui rêvaient de lesupplanter;d’autressemontreraienttoutaussiimpitoyablesqueluipours’emparerdeleurpartdubutinlorsqu’ilmourrait–etcertainsn’attendraientpasqu’ils’éteignîtnaturellement.

Dans le couloir du palais, le palanquin se balançait au rythme de lamarche des porteurs. Le duccomptait sesamiset sesennemis,ensachantquecertainsse retrouvaient sur lesdeux listes ; soncherchancelier,siloyal,enfaisaitpartie,etsafillesiaimante,cetteteigne,cettevipère,aussi.PartroisfoisilavaitmariéChassimdans l’espoir de s’endébarrasser,mais sonpremiermari l’avait laisséeveuve àquatorzeans ; trois semainesàpeineaprèsde somptueusesnoces, il avaitglissé en sortantdubainets’étaitrompulecou–dumoinsl’avait-onsupposéàl’époque.L’accidentn’avaiteuaucuntémoin,etlajeune veuve, pâle et les yeux creux, avait eu l’air endeuillé qui convenait quand la famille du défuntl’avaitrendueàsonpère.

Sonépouxsuivantétaitbeaucoupplusjeune:ilavaitàpeinetrenteansdeplusqu’elle.Ilavaittenusixmoisavantdesuccomberàunemaladiedel’estomacquiluidonnaitdescrampesdébilitantesetdesdiarrhéessanglantes.Làencore,onluiavaitramenéChassimaupalais,oùill’avaitvuemuettederagedevantl’injusticedesonsort.

Sonderniermariétaitmorttroisansplustôt.Ledignevieillardl’avaitgifléeenpublicpours’êtremaltenue,etilavaitpérilejourmême,labaveauxlèvres,quandunecrisel’avaitemportéàunbanquetqu’ilpartageaitavecsesguerriers.Encoreunefois,Chassimavaitétérendueàsonpère,et,cettefois,illuiavaitdemandéfranchement:«Mafille,pleures-tutonépoux?»

Àquoielleavaitrépondu:«Jeregrettecettemortquil’aprissiviteetsisoudainement.»Leducluiavaitménagéuneplaceparmisespropresépouses,etelleavaitfaitlechoixdenejamais

quitterleursappartements,nileursjardinsetleursbainsprivés.Ilsavaitquellevieellemenaitgrâceàsesconcubines:elles’occupaitassidûmentdujardindesimples,lisaitavidement,surtoutdesouvragesd’histoire et de médecine, écrivait de la poésie, et s’exerçait à l’arc une heure par jour. Elle avaitexprimél’ardentdésirdeneplusjamaissemarier.

Sonsouhaitavaitétéexaucé,nonparl’inclinationdesonpère,maisparlaréticenced’aucunnobleàlademanderenmariage.Entantqu’aînéedesesfilleslégitimes,ellevalaitunprixélevéendépitdesaviduitéetdesonâge,maissonpèrenecroyaitpasquecefûtlasommequifîtreculerlesprétendants:unefemmetroisfoisveuvepouvaitêtresoupçonnéedesorcellerie,mêmesinuln’osaitporterpubliquementcetteaccusation.

Leducavaitsapropreidéesurlaquestion.Ilnesouffraitpasqu’ellel’approchâtquandilserendaitdanslesappartementsdesfemmes,etellen’enmanifestaitnulleenvie;ilnemangeaitriennonplusquifûtpasséentrelesmainsdesafille;àquoiboncourirdesrisques?Mais,àprésent,danslachaisequioscillaitaupasdesporteurs,ilseforçaitàconsidérersafillesousunanglenouveau.

ParlaloilaplusanciennedeChalcède,unefillefavoriséepouvaithéritersiunpèrelesouhaitait.Cen’étaitpassoncas.Mais,seloncesmêmeslois,s’ilmouraitsanshéritiermâle,safilleaînéeetsonmaripouvaient gouverner jusqu’à lamajorité de leur premier fils ; si elle n’était pasmariée, elle pouvaitrégner jusqu’àcequ’elle trouvâtunconjointdigned’elle.LeducnepensaitpasqueChassimferaitdegrandseffortsdanscesenssielledevaithériter.Quoiqu’ilenfût, ilfallaitquesonpèrefûtmortpourqu’elleespérâtmontersurletrône,cequ’ilétaitbiendécidéàéviter.

Iln’accusaitpassafilledesoninterminablemaladie:ils’étaitmontrébeaucouptropprudentpourqu’elle pût être en cause.Naturellement, la précaution la plus efficace serait de la faire tuer,mais unduchédépourvud’héritier,mâleoufemelle,risquaitplusl’agitationqu’unduchédotéd’unhéritier,fût-ilinadéquat. Combien de ses nobles comptaient-ils sur son rétablissement uniquement pour écarter lapossibilitéqu’uneduchesseChassimvîntàrégnersureux?

Etpuis,tuerunesorcière,c’étaits’attirerlapiredesmalchances,surtouts’ils’agissaitdesafille.Balancépar lepalanquin, il avait fermé lesyeux. Il les rouvrit en sentant sesporteurs ralentir ; il

gardalesrideauxclospendantquelachaiseétaitposéesursesétriers,etilécoutalespasdesesporteurss’éloigner.Cefutcequ’iln’entenditpasquil’inquiéta:nulbruitd’eaud’unemultitudedefontaines,nulgazouillisd’oiseauxencage;ilnesentaitnulparfumdefleurs.Letonnerredesonproprecœurenvahitses oreilles.De ses doigts osseux, il fouilla dans un de ses coussins pour retrouver la dague qui s’ycachaitdanssonfourreau; il ladégainasansbruit.Aurait-il laforcedelamanierefficacement?Ilnevoulaitpasmouriravecàlamainunearmequin’eûtpastirélesang.

«Trèsgracieuxduc…»C’étaitlavoixduchancelierEllik.Évidemment:cenepouvaitêtrequelui,letraître;sonconseiller

le plus proche, à qui il faisait le plus confiance, occupait la meilleure position pour l’assassiner et

s’emparerdesrênesdupouvoir.Cequiétonnaitleduc,c’étaitqu’iln’eûtpasagidesannéesplustôt,audébutdesamaladie. Ilne réponditpas ;que lechanceliercrûtdoncquesonseigneurs’étaitendormi,qu’ils’approchâtassezpourouvrirlesrideauxetfaireconnaissanceavecsadague!

Commes’ilvoyaitàtraverslesrideauxjusquedanslecœurdesonduc,l’hommerepritlaparole:«Monseigneur,necraigneznulletraîtrise.Jenefaisquevolercetinstantafindevousparlerenprivé.Jevaisvenirjusqu’àvous;jevousensupplie,nemetuezpas!

—Flatterie!»Leducprononçalemotd’untonsecetgardasonarmepointéedevantsapoitrine.Aumoindresignedeforfaiture,ilferaittoutpourlaplongerdanslecœurdel’autre.

Mais c’est à genoux et les mains vides que le chancelier tira prudemment les rideaux. Le ducl’observa,latêtecourbéeetnue,devantlachaise;s’ill’avaitsouhaité,ileûtpuplantersadaguedanslanuquevulnérable.Maisils’enabstint.

«Pourquoienprivé?demanda-t-ilavechauteur.Tuastoujoursput’entreteniravecmoi.Pourquoiicietmaintenant?»Ilparcourutd’unœilméfiantlesappartementsluxueuxduchancelier.

«C’estvrai,gracieuxseigneur,vousm’écouteztoujours;maisalorsd’autresm’écoutentaussi.Orjeveuxvousavertird’uncomplot,etjeveuxquevoussoyezseulpourm’entendre.

—Uncomplot?»Lemotétaitsecsursalangue.Lesbattementstropfortsdesoncœurcommençaientà devenir douloureux.Tropdemenaces en troppeude temps ; le courage seul nepouvait soutenir unorganismeaffaibli. Ilregardal’hommeagenouillédevant lui.«Relève-toi,Ellik ; j’aibesoindeboire.S’ilteplaît.»

Lechancelierlevalesyeuxpuislatête.«Naturellement.»Sanscérémonie,ilseredressaets’enallaà l’autre bout de la pièce ; c’était un bureau d’homme, avec des armes suspendues aux murs et destapisseriesreprésentantdesbataillescélèbres.Surlatableérafléeaucentrereposaientungrandlivredecomptes,unencrieretplusieursplumes.Leducn’étaitplusentrédanslebureaudesonchancelierdepuisdesannées,mais iln’avaitguèrechangé.Derrière la tablesedressaitunearmoire,dans laquelleEllikprit une bouteille de vin et des verres. «Ceci vous fera plus de bien que de l’eau », dit-il, et, avecefficacité,ilôtalebouchonetremplitlesverres.Ilrevintauprèsduducavecladémarched’unguerrieretluitenditsonverresansformalité.

Leduclepritentresesmainsparcheminéesetlebutd’untrait;uneagréablechaleurl’envahit.Sansledemander,Ellikremplitsonverre,puiss’assitentailleurprèsdelachaiseàporteursavecl’aisanced’un jeunehommes’installantprèsd’un feudecamp.«Salut»,dit-il, commes’ils étaientdeuxvieuxamis qui se rencontraient par hasard – et c’était peut-être le cas. Ellik regarda calmement le duc enattendantqu’ilsedécidâtàprendrelaparole.

«Tusaisbienpourquoic’estnécessaire,lescourbettes,lescérémonies,l’ordremaintenudurement.Cen’estpaspourterabaisser,Ellik;c’estpourentretenirladisciplineetmaintenirladistance.

—Afinqu’onnevoieenvousqueleduc.—Oui.— Parce que, si on vous regardait comme un homme parmi les autres, ce n’est pas vous qu’on

choisiraitcommechef.»Leduchésita.«Oui,dit-ilenfin.C’estunedescriptionunpeuduredelaréalité,maiselleestexacte.—Etçamarche,en toutcaspour laplupartdesgens,pourceuxquisontassez jeunespournepas

remettrel’ordreenquestion;moinspourvosvieuxcamaradesquiontbatailléàvoscôtésautempsoùvousaccédiezaupouvoir.

—Maisiln’enrestepasbeaucoup.—C’estvrai,maisnoussommesencorequelques-uns.»Leducacquiesçagravementdelatête.

« Et certains d’entre nous demeurent fidèles à l’homme que vous étiez comme au duc actuel deChalcède.Jeviensdoncvousmettreengardecontreuncomplot,mêmesijedoispourcelarisquermavie.

—Etjet’écoute,Ellik,d’hommeàhomme,deguerrieràguerrier,ensachantledangerquetuencoursàmeservirainsi.Soisbref.Quelleperfidiememenace?»

Ellikvidasonverre,réfléchituninstantpuisrépondit:«VotrefilleChassim;elleveutvotretrône.—Chassim?»Leducsecoualatêted’unairlas,agacéqu’onl’eûtdérangépoursipeu.«C’estune

femmeacariâtre,troisfoisveuveetinsatisfaite;jelesaisdepuisdesannées.Elleadesambitions,etjenelescrainspas.

—Vousdevriez,répliquaEllikd’untonbrusque.Avez-vouslusespoèmes?—Sespoèmes?»Ilsesentitinsulté.«Non;lesétatsd’âmed’uneadolescenteattardéequiaspireà

unbelhommeprosternédevantsescharmes,j’imagine,sesrêveriesdevantuncolibribourdonnantautourd’unefleur,ousesréflexionssurl’amouretlespâquerettes,letoutécritaupinceauetornédebouquetsetdelierre:jen’aipasdetempsàperdreaveccesfadaises.

—Non ; sa poésie s’apparente plutôt à un appel aux armes, à un appel au rassemblement et ausoulèvementdesfemmesenChalcèdeafindel’aideràhériterdevotretrône,pourqu’ellepuisserendreàd’autres femmes lestatutqu’ellespossédaient jadis.Cesontdes textes incendiaires,monseigneur,quicorrespondraientmieux à un fanatique qui harangue la foule aumarché qu’à une femme quimène uneexistencediscrèteetrecluse.»

Leducregardaunmomentsonchanceliersansriendire;maisl’autregardauneexpressiongrave.Ilneplaisantaitpas.

«Desfemmesquiserévoltent…C’estabsurde!Commentsais-tutoutcela?Àquelmomentaurais-tueuuneraisondelirelespoèmesdemafille?

—Ilyadeuxjours,danslesappartementsdemafemme.»Leducattenditqu’ilcontinuât.«Jesuisentréchezellesansprévenir,danslecourantdelamatinée,àuneheurequinem’estpas

habituelle,etelleatentédedissimulerquelquesmanuscritsqu’elleétaitentraindelire;naturellement,jelui en ai arraché un desmains pour savoir quel secret une femme cherchait à cacher à sonmari. » Ilfronçalessourcils.«Lesparcheminsavaientlesbordsdéchirésetilétaituséàforcedepasserdemainenmain, avec de nombreuses notes en bas et au dos.Au premier coup d’œil, on aurait dit un poèmed’adolescente,commevousl’avezdécrit,décorédefleursetdepapillons;mais,aprèslesdeuxversdudébut,letondevenaitdogmatiqueetmartial,avecdescitationsderéférenceshistoriquessurlesépoquesoù les femmes des maisons nobles de Chalcède régnaient aux côtés des hommes, gouvernaient leurspropres affaires et leurs propriétés, et choisissaient elles-mêmes leursmaris. Les petites fleurs et lesbouquetsornaient riendemoinsqu’unappelà la révolution.J’aisévèrementréprimandémafemmedeliredes textesaussi subversifs,maisellen’amanifestéaucunsignede repentance, et s’estmontréeaucontrairedéfiante,commecelaprendparfoisauxvieillesfemmesdesséchées;elles’estmoquéedemoietm’ademandécequejecraignais.Oserais-jenierqu’untelpasséavaitexisté?Quelafortunedemaproprefamilleavaitétéfondéeparunefemmeetnonparunhomme?Jel’aigifléepourlapunirdesoninsolence ;alorselles’est levéeeta invoquéuneespècededéessenordique,unecertaineEda,en luidemandantdemeretirertouslesbienfaitsdelaterre.Jel’aiànouveaufrappéepouravoirl’audacedememaudire.»Elliks’interrompit,lasueuraufront,etparutuninstantseperdredanssessouvenirs;ilsemorditnerveusementlalèvrepuissecoualatête.«Quelhommepeutcomprendrel’espritd’unefemme?J’aidûlabattre,monseigneur,commecen’étaitplusarrivédepuisdesannées,etpourtantelleatenuplus

longtempsquebiendesjeunessoldatsquej’aipunis.Maisj’aifiniparobtenirlerestedesesmanuscrits,leursourceetlenomdel’auteur:votrefille,monseigneur,commesesthèsesl’attestent.»

Leducdemeura silencieux, espérant que ses réflexionsne se reflétaient pas sur sonvisage ;maisEllikpoursuivitimpitoyablement:«Cen’estpasseulementvotrefillequiestencause,maistouteslesfemmesdevotremaison.C’estChassimquiécrit,maiscesontvos femmesqui fontdescopiesdesestextes, qui les décorent, les nouent avec de petits cordons de dentelle et des rubans, et les parfument.Ensuite,ellesserendentdanslesmarchés, leslaveries,chezlestisserands,danslesétuvesetdanslessalonsdejeu,etlespropagentcommeunpoison.»

Leducse taisait ; ilétait stupéfait toutenne l’étantpas.Chassimétaitbiensa fille ;uneépineusefierté naquit en lui. Si seulement ç’avait été un garçon, il lui eût trouvé une grande utilité !Mais enl’occurrence… « Je la ferai tuer. » Piètre solution, mais la seule possible. Combien de ses femmesdevrait-iléliminer?Ilpinçaleslèvres;mafoi,iln’enavaitplusguèrel’usage,et,unefoisguéri,ilenvoudrait de nouvelles. Elles pouvaient toutes disparaître. Il s’agita sur sa litière,mal à l’aise, prêt àcontinuersoncheminjusqu’aujardinAbrité.

Ellikeutl’audacedelecontredire.«Non,netombezpasdanssonpiège.J’ailutouslesmanuscritsenlapossessiondemafemme,etchacunmentionnequ’elles’attendàmourirdevotremain;selonelle,ceseraladémonstrationdelapeuretdelahainequ’elleettouteslesfemmesvousinspirent.Elleprétendquevous ladétestezaupointde l’avoirdonnéeàunmonstrequidevait l’éventreralorsqu’elleétaitàpeineadulte.

—Moi,jeladéteste?»Leducn’encroyaitpassesoreilles.«Quellepertedetempsceserait!Jelaconnaisàpeine.LevieuxKaraxétaitunoursmalléché,toutlemondelesait,mais,àl’époque,c’étaitmonalliéleplusinfluent.Sonmariageserésumaitàcela:lerenforcementd’unealliance.»Ladétester?Commes’ilpouvaitéprouverquoiquecefûtpourunefilleetluiaccorderlemoindrecréditenmatièredemanœuvrespolitiques!Elleseprêtaitbeaucouptropd’importance.

« Néanmoins, mon seigneur, si vous la tuez, vous déclencherez un soulèvement de la populationféminine ; lesdisciplesdevotrefillepromettentdesempoisonnements,des infanticides,des incendies,des avortements, etmême des actes de violence. Les parchemins que j’ai lus étaient passés entre denombreuses mains et portaient en bas de page les promesses des différentes femmes qui les avaientétudiés.Desfemmesdetousrangslesontlus,etyontajoutéleursermentdevengerChassimsiellemeurten leurnom.Jepensequ’elless’enflammentmutuellementetqu’elles rivalisententreellespoursavoirquiprononceralesvœuxlesplusextrêmesdefidélitéetdecruautésivousdeviezassassinervotrefille.

—C’estintolérable!»s’exclamaleducavantd’êtreprisd’unequintedetoux.Ellikluiversaduvinet porta le verre à ses lèvres ; le verre cliqueta contre ses dents, et du liquide coula sur sa poitrine.Intolérable,vraiment!IlsaisitleverreetfitsigneàEllikdes’écarter.Ilparvintàboireunegorgéedubreuvage, toussa, puis attendit que sa respiration se fût calmée pour prendre une longue inspiration.Quandilputenfinparler, ildemanda:«Quelautreremèdeya-t-ilfaceàunesorcièreperfidecommeChassim?

—Meladonner,ditEllikàmi-voix.—Pourquetutechargesdelatuer?»L’autresourit.«Pastoutdesuite.Jel’épouseraid’abord.—Maistuesdéjàmarié!—Mafemmeestmourante.»Elliknechangeapasd’expression.«Jeseraibientôtveufetlibredeme

remarier.Pourmesnombreusesannéesdeloyauxservices,vousmedonnerezvotrefilleenrécompense.C’estlogique:unsortcruelnousaprivéstouslesdeuxdenosconjoints.»Ilbutunegorgéedevin.

«Elleestdangereuse;jepensequ’elleatuéaumoinsundesesprécédentsmaris,déclaraleducàcontrecœurtoutenréfléchissantàlasolutionqueluiproposaitsonchancelier.

— Elle a tué les trois, répondit Ellik. Je le sais, et aussi comment elle s’y est prise, grâce auxconfessionsdemafemme.Jesaiscommentpriverlavipèredesescrocs,etelleneprésentedoncguèrededangerpourmoi.

—Pourquoiveux-tul’épouser?—Pour l’isoler et lui faire un enfant. Elle continuera d’écrire ses poèmes, et ils continueront de

sortirclandestinement,maisilsparlerontdubonheurd’êtremariée,d’avoirunamantexpérimenté,etdebientôt tenir un bébé dans ses bras. Ses crocs seront arrachés, son venin dilué en tisane ; et la venueprochained’unhéritiercalmeravosnobles.»

Leducnes’ylaissapasprendre.«Etturégnerasaprèsmoi.»Ellikacquiesçadelatête.«Jerégneraidetoutemanière.»Ilregardaleducdanslesyeuxetajouta:

«Cequejeproposemontrerasimplementàtousetavecclartéquetelestvotresouhait,etquenousnousopposeronstouslesdeuxàtoutautreplan.»

Le duc ferma les paupières et explora soigneusement toutes les possibilités ; tout se ramenaitfinalementàuneseuleconclusion. Il rouvrit lesyeux.«Plusvite jemourrai,plusvite tuaccéderasaupouvoir.»

Ellik n’eut pas un tressaillement. « C’est également vrai.Mais accéder vite au pouvoir n’est pastoujours la meilleure façon de s’y prendre, et ce n’est pas non plus ce que je souhaite, mon vieuxcamarade.»Ilpenchalatêteetsourit.«Quellesassurancesmedemandez-vous?Songezàcequej’aifait:jevousaiavertid’unemenace,etjevousaiprotégéenvousmettantengardecontrelasolutionlaplusévidente.Jevoussersdepuisdesannéesalorsquevotresantédécline;sijenevousétaispasfidèle,jel’auraisdémontréilyalongtemps.Quantàvousprouvermaloyauté,c’estplusdifficile.»

Unetouxsifflantepritleduc,etilselaissaallercontresescoussins.«Parcequelaloyauté,ellepeutchanger,dit-ilquandilparvintàreprendresonsouffle.Ilfautenfairelapreuvechaquejour.»Ilréfléchituninstant.«Avecmafille,c’estunatoutmajeurquejetedonnerais.

—Oui,maissinon,vousgardezchezvousunevipèreprêteàfrapper.»Leduccapitulasoudain.«Jeferaiannoncerquejetel’aipromise;etjevaislamettreàl’isolement

pourqu’ellepuisseméditersurlaperspectivededevenirtafemme.»Ellikgardalesilenceuninstant,puisildemanda:«Et?»Sonseigneureutunsourirefroid.«Et,quandtum’aurasrapportédusangdedragoncommeprixpour

l’acheter,elleseraàtoi;ettuaurasmabénédiction.—Etvousmedéclarerezvotrehéritier.»Ellikpoussaitsonavantage;celaneplaisaitpasauduc,maisilexaminasoigneusementlachose.Son

chanceliern’étaitqu’unadolescentquandsonseigneurl’avaitprissoussatutelle,etilétaitdevenuautant,voireplus,qu’unfilsissudesapropresemence.Etpuis,unefoismort,qu’aurait-ilàfairedeceluiquirégneraitaprèslui?

«Etjetedésigneraicommehéritier,aveclapréférenceàtoutenfantquetuaurasavecmafille.—Marché conclu, et très bientôt. » Ellik sourit. « Vous devriez ordonner à vos domestiques de

préparerlebanquetdemariage.»Leducplissalesyeux.«Quesais-tudoncquej’ignore?»Lesouriredel’autres’élargit.«J’aiachetéunprisonnier,monseigneur.Onnousl’amèneparbateau

encemomentmême.Cen’estpasundragon,maisdanssesveinescoulelesangd’undragon.Cesang,vousl’aurez.»

Leducleregardad’unairsceptique;lesourired’Elliks’agranditencore.«C’estlapreuvedemaloyauté,fit-ilàmi-voix,quejevousdonnesansriendemanderenretour.»Ilselevaaveclagrâced’unejeunefilleetretournaàl’armoireàvin;cettefois,ilenrevintavecunpetitpaquetferméparuncordon.Ils’accroupitdevantsonhôteetdénoualacordelette;lorsqu’ilouvritlepapierd’emballage,uneodeurfamilièremontaauxnarinesduduc.

«De la charque?demanda-t-il, à la fois incrédule etvexé.Tum’offresde laviande séchée?Lanourrituredesfantassins?

—Ilafallulasaleretlafumerpourlaconserverpendantletrajet.»Elliktenditlepaquetouvertaucreuxdesamaincommeunefleurépanouie;aumilieusetrouvaitunpetitcarrédechairbleuecouverted’écaillesetrougesombred’avoirétéfumée.«Lachaird’unAncien.Nond’undragon;jen’aipaspuvousl’obtenir…dumoinspasencore.Maisjevousoffrecequi,m’a-t-ondit,estlaviandefuméed’unecréatureàmoitiédragon,dansl’espoirqu’ellevousrendralasanté.»

Leducregardaleprésentsansrépondre.Àmi-voix,Ellikreprit:«Ordonnez-moidelamangeretj’obéirai.Ellen’estpasempoisonnée.»Cettepenséeavaittraversél’espritdesonseigneur.Ilenvisageadecommanderàsonchancelierde

couper la viande en deux et d’en goûter sonmorceau en premier ;mais la pièce était réduite, et sesinfirmités nombreuses. S’il mangeait et s’empoisonnait, il mourrait ; mais s’il ordonnait à Ellik deconsommer la moitié de la chair et constatait ensuite qu’elle avait le pouvoir dont il rêvait, il n’enresterait peut-être pas assez pour qu’elle eût un effet sur lui. Il tendit la main, ses doigts décharnéstremblantcommelesantennesd’unefourmi,pritlaviandeetlaportaàsesnarines.Ellikl’observaitd’unairimpassible.

Ilfourralachairdanssabouche.Legoûtdefuméetdesel,latexturesècheleramenèrentàl’époquedesajeunesse;ilfermalesyeux.Iln’étaitpasducalors;ilétaitRolenbledleguerrier,quatrièmefilsduducdeChalcède,etilavaitfaitsespreuvesàl’épéefaceauxennemisdupaysetauxyeuxdesonpère.Et,quandsesfrèresaînéss’étaientsoulevéscontrecedernieravecl’intentiondeletueretdesepartagerlepouvoirsurleduché,illesavaitdénoncésàsonpèreets’étaittenuàsescôtéspendantqueleduclespassaitaufildel’épée.Ils’étaitélevédanslesangaprèsavoirprouvésaloyauté.

Il rouvrit lesyeux.Lapièceparaissait plus lumineuse ; il regarda lepapierqu’il serrait entre sesdoigts :cen’étaitquedupapier,non lagarded’uneépée.Réussirà froisserunemballaged’uneseulemain,quelexploit !Mais iln’enétaitmêmepluscapabledepuisquelque temps. Ilpritune inspirationplusprofondeetredressaledos.Ellikavaitunsourireauxlèvres.

«Amène-moitonhomme-dragon,ettuaurasmafille.»L’autrerestauninstantsansbougerpuiss’inclinasoudain,lefrontcontreleplancher.Leduchochalatêteàpartlui.Ellikétaitcommeunfils;et,commeunfils,s’ilserévélaitdéloyal,il

pouvaitletuer.Sonsourires’élargit.

Épilogue

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GLASFEU AIMAIT CHASSER DANS LES HAUTEURS escarpées qui bordaient le désert ; il savaitparfaitementsuivrelescontoursdusol,planeràrasdeterre,parfoisjusqu’àfrôlerlesbuissonsgris-vertà l’odeur piquante qui recouvraient les collines rocheuses. Quand il battait des ailes, c’était à coupstrompeusementlentsquidissimulaientsapuissance.Ilnefaisaitpasplusdebruitquel’ombrequicouraitsurleterrainaccidentéendessousdelui.

Ilavaitmisaupointuneexcellentetechniquedechasse.Lesdeuxdragonss’étaientinstallésdanslarégionauprintemps,etlegrosgibier,quinecraignaitnaguèrenullemenacevenued’enhaut,avaitdepuisapprisàsurveillerleciel.LatactiquedeGlasfeuleportaitensilencepar-dessuslescollinesbasses,etilfondait sur les créaturesqui se chauffaient au soleil demidi, à l’abri des ravines, sans leur laisser letempsdes’apercevoirdesaprésence.

Cette stratégie ne fonctionnait pas aussi bien pour Tintaglia, qui, plus petite, en était encore àpeaufinerlestechniquesquesoncompagnonmaîtrisaitdepuisdescentainesd’années.Avantdesetrouverprisonnierdelaglacepourunehibernationprolongée,c’étaitdéjàunvieuxdragon;aujourd’huid’unâgeextraordinaire,ilétaitseulaumondeàsesouvenirdel’époquedesAnciensetdelacivilisationquedeuxespècesavaientbâtieensemble.Ilserappelaitaussi leséruptionscataclysmiquesquiavaientmisfinàcette ère.Humains etAnciens avaient péri ou fui, et il avait vu les derniersvestigesde la populationdraconiennes’éteindreetdisparaître.

ÀlagrandefrustrationdeTintaglia,ledragonnoirparlaitrarementdecetemps;elle-mêmen’avaitquedevaguessouvenirsdel’époqueoù,serpent,ellesecréaitunegangueavantdesemétamorphoserendragon;maiselleserappelaitvivementsonéveilàlaconscienceàl’intérieurdesoncocon,prisonnièred’une cité engloutie, privée de la lumière du soleil dont elle avait besoin pour éclore.C’étaient sansdoutedesAnciensquil’avaientplacéelà;ilsavaientinstallésagangueetd’autresdesagénérationdansunsolariumpourlesprotégerdescendresquitombaientduciel,etcettetentativedesauvetageavaitsignésonarrêtdemortquandlescendresavaientsubmergélacité.Elleignoraitcombiendetempselleavaitpasséseule,dansl’obscuritédesoncocon.Quandleshumainsavaientdécouvertlasalleoùelleetsessemblables étaient enfermés, ils n’avaient songé qu’à récupérer ce qu’ils prenaient pour des billes de«bois-sorcier»pourconstruiredesbateauxinsensiblesauxflotsacidesdufleuvedudésertdesPluies.IlavaitfalluattendrelavenuedeReynd’abord,puisdeSeldenpourqu’elleaccédâtenfinàlalumièreetàlavie.

Selden…Illuimanquait,sonpetitchanteur.Commeillaflattaitetlacomplimentaitdesavoixclaire,aussiplaisantequelesmotscaressantsdontillaglorifiait!Maisellel’avaitrenvoyéenluidisantqu’il

devaitvoyagerpourserenseignersurd’autrespopulationsdedragons.Àl’époque,elleespéraitquelacouvéedesvieuxserpentsdonneraitdesdragonsviables, et elle refusaitdecroirequesescongénèreseussentpartoutdisparu.ElleavaitdoncordonnéàSeldendesemettreenroute,et ilétaitpartideboncœur,nonseulementpourobéiràsesdésirsmaisaussipourchercherdesalliésdanslaguerreéternellequiopposaitTerrilvilleàChalcède.

Depuis, le temps qu’elle avait passé en compagnie de Glasfeu l’avait guérie de toute formed’optimisme:ilsétaientlesdeuxseulsvraisdragonsquirestaientdanslemonde,etc’étaitdoncavecluiqu’elledevaits’accoupler,mêmes’ilneluiconvenaitpas.Ellesedemandaencoreunefoiscequ’étaitdevenuSelden;était-ilmortousimplementhorsdeportéedesonesprit?Maiscelan’avaitfinalementguère d’importance : les humains, même transformés en Anciens par les dragons, ne vivaient paslongtemps,etseprendred’amitiépoureuxneprésentaitpasbeaucoupd’intérêt.

Ellecaptal’odeurdesantilopesalorsqueGlasfeufondaitsurelles;cen’étaitqu’unpetitgroupedecinqousixbêtesquisomnolaientsurdesrocheschaufféesparlesoleild’hiver.Àl’arrivéedudragon,elles s’égaillèrent,mais il en écrasa deux sous ses serres déployées, laissantTintaglia poursuivre lesautres.

Cefutplusdifficilequeprévu.Àcausedelaflècheplantéesoussonailegauche,chaquebattementétaitunsupplice,etlesétroitesravinesduversantrocheuxoffraientaugibierdesabrisdansdesespacestrop étroits pour qu’un dragon pût y pénétrer ; mais une des bêtes s’écarta stupidement des autres,escalada le flancde la colline et semit àgaloper le longde la crête.Tintaglia lapoursuivit, et, d’unplongeonviolent,lajetaàterreavantqu’elleeûtletempsdeparveniràlaravinesuivante.L’animalsedébattit brièvement et l’arrosa de son sang chaud avant de s’effondrer, inerte, entre ses serres. Sansattendre, la dragonne semit à dévorer la chair tiède ; c’était la première proie qu’elle abattait de lajournée,etellemouraitdefaim.

L’antilopen’étaitpasungrosanimal,etelleétaitencoremaigredel’hiver;iln’enrestabientôtplusrien, ni crâne ni sabot, sinon une grande flaque de sang sur la terre caillouteuse. Tintaglia n’était pasrassasiée,maisellesesentitsomnolentedèsqu’elleeutfinidemanger.

Elles’étenditparterreetfermalesyeux;puiselles’agitaetessayauneautreposition.Cen’étaitpasmieux. Elle n’était pas gênée par les pierres, mais par la hampe brisée, la pointe de la flèche, etl’infectionquil’entourait.Elleleval’aileet tendit lecoupourlarenifler,puiselleplissalemufle.Çasentaitmauvais,çasentaitlaviandepourrie.Lesgriffesdesespattesantérieuresétaienttropgrossespourladébarrasserdelaflèche,etneréussissaientqu’àluifairemal.Enoutre,l’extrémitédelahampebriséen’étaitmêmeplusvisible;Tintagliacraignaitqu’aulieud’êtrerepousséeàl’extérieurparl’infection,laflèchenefûtentraindes’enfoncerdavantage.

Glasfeuseposanonloind’elle,sesailessoulevantunnuagedepoussière.Ilfautchasserdavantage.J’aienviededormir.Illevalatêteethumal’air.Taplaiesuppure;tudevraisarracherlaflèche.J’aiessayé,maisjen’yarrivepas.Il s’approcha pour renifler la blessure, et elle le laissa faire, mais à contrecœur. Autrefois, les

humainsseservaientparfoisd’armesempoisonnéescontrenous ; ilsplongeaient le ferde leurs lancesdansdesexcrémentsavantde tenterdenous frapper. Ils savaientqu’ilsn’avaientguèredechancesdenoustuersurplace,maisqu’uneinfectionnontraitéepouvaitnousabattre.

Tintaglias’écartadeluiettenditaussitôtlecoupourexaminerlaplaie.Tucroisquecetteflècheétaitempoisonnée?

Impossibleàdire.Ilparaissaittrèscalme.Tuveuxencorechasser?Quefaisaientlesdragonstouchéspardesarmesempoisonnées?

Ilsmouraient.Enfin,certains.Parfois, ilsallaientdemanderdel’aideauxguérisseursAnciens; leshumainset leurspetitesmainspeuventêtre trèsutilespournettoyeruneplaie,et l’eaud’argentpouvaitsoignerdenombreuxmaux.Jevaischasser;tum’accompagnes?

Tucrois que jedevrais retournerdans ledésert desPluiespour tâcherde retrouvermesAnciens,MaltaetReyn?

Ledragonnoirlaregardaunmomentsansriendire;ilgardaitsespenséespourlui.Quandilparlaenfin,cefutseulementpourdéclarer:Jenecroispasquejepourraijamaisfaireànouveauconfianceàunhumain,mêmeàunAncien.

Moi,jepourraispeut-êtremefieràeuxsij’yétaisforcée.MaltaetReynm’ontservieparlepassé,etjepensequ’ilsaccepteraientderecommencer.

Glasfeugardalesilenceencoreunefois,puisrépondit :Lepuitsd’argentdeKelsingra;c’étaitunphénomènerareetmerveilleux,etlesdragonsquiybuvaientacquéraientunegrandevigueur;ilservaitparfoispourdesguérisons.Tupourraisyaller.

Jem’y suis déjà rendue ; le puits n’existe plus. La cité est déserte etmorte, et le vent souffle lapoussièredanslesrues.Quandjesuisarrivéeaupuits,j’aivuqueletreuilétaitenmorceaux;mêmes’ilyavaiteudesAnciens,ilsn’auraientpaspumetirerdel’eaud’argent.Elletutlacolèrequ’elleenavaitalors éprouvée, et qui l’avait poussée à piétiner et à briser les vestiges du treuil avant de les laissertomberdanslepuitsinutile.

Kelsingra…Glasfeuprononçalenomd’untonderegret.C’étaitunecitédesmerveillesjadis.Sielleest comme tu l’affirmes abandonnée et déserte, c’est une grande perte. Jeme rappelle les poètes quichantaientmeslouangespendantquedesAnciensfrictionnaientlabasedemesécaillesavecdel’huileparfumée. Ily avaitdesbainsetdes sitespour se chauffer au soleil, etdes troupeauxdecréaturesdetoutes sortes, taurillons, moutons et porcs. On nous dédiait quantité de monuments, de statues et demosaïques.

Sespenséess’interrompirent,etl’espritdeTintagliapritlasuite;ellepossédaitlessouvenirsdesesancêtressurKelsingra,maisilsétaientpassésetdépourvusd’odeur;sapropreperceptiondelacitélesrecouvraitetleseffaçaitencoreplus.

Jevaischasser!annonçatoutàcoupGlasfeu.J’aiencorefaim.Je vais me reposer. Elle prit alors conscience d’une décision qui se cristallisait en elle depuis

quelquesjours.EtensuitejeretourneraiaudésertdesPluies.Nousyretourneronspeut-êtreplustard.Ellesentitqu’iln’accordaitguèred’intérêtàsonidée.Une

autre fois, peut-être, j’irai voirKelsingraparmoi-même,quand je jugerai lemomentvenu. Il s’écartad’elleetbonditenl’air;leventdesesaileslafouetta,éveillantunedouleursourdedanssablessure.

Lasse,elles’installapourdormir,maiselleeutdumalàtrouverunepositionquinelafîtpassouffrir.L’infection s’aggravait, elle le sentait à son odeur, et l’empoisonnement consécutif provoquait unbattement au plus profond de sesmuscles.Elle ne guérissait pas et ne pouvait rien pour améliorer sasituation;plusletempspasserait,pluselles’affaiblirait.MaisGlasfeun’enavaitcure.

Etellesutsoudainqu’àsonréveilellen’attendraitpassonretournisadécision.ElleavaitbesoindesservicesdesesAnciens,deReynetdesesmainspuissantes,etdeMaltaetdesonespritvif.L’heureétaitvenuederentrer.

DerentreraudésertdesPluies.