l.archipel des idées de Francois Jullien

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l.archipel des idées de Francois Jullien Textes réunis par Nathalie Schnur Z Edítíons de la Maison des sciences de Ihomme

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l.archipeldes idées

deFrancois Jullien

Textes réunis par Nathalie Schnur

Z

Edítíons de la Maison des sciences de Ihomme

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L'archipeldesidéesCollection imaginée et dirigée par Jean-Michel Henny

.4rró@e/ (n.m.) : mer parsemée d'êles.,4mÓ@e/Üs i2&zs : une grande ceuvre savante ou philosophiquedont I'auteur(e) choisit et commente librement les idées,les mota ou les noms.

Je cross à ce qwj'appeLk h pensée archipéLique. Parco qK'eLLen'impose pas, elk estpeut-êüe.Fagik, menacée, $yante,mais c'est toqours une pensée & I'errante, une pensée:lu déphcement et non pas une pensée ü I'imp'titi'n.ELk dit que k Lied n'est Pm concradictoire auec L'ailLeurs,que nutre natura ne s'oppose pas à h r'btion,comme le poétique ne s'oppose pas au politique.

Édouard Glissant, PÉiZasaPÃie 2e Ü r?&zãan

Sommaire

ARCHIPEL

Douter

La Chine comme ailleurs 11

Décatégoriser/recatégoriser 17

L'écart ou comment « comparer » 23

27Des possibles de la pensée

L'universel 31

liuniforme 35

39

45

63

71

Francois JullienPhilosophe, helléniste et sinologue, François Jullien.estactuellement titulaire de la chaire sur I'altérité au Collêged'études mondiales de la Fondation Maison des sciencesde I'homme. Depuis 1979, il a publié plus d'une trentained'essais traduits dans quelque vinga-cinq pays

Le commun.

[)roits de ]'homme.

[)iversité cu]ture]]e et « dia]ogue des cu]tures »

Traduction.

Dans la même collectionL'arcbipel clesiclées de Bárbara Casin

Tradition 73

87Penseren langue.

Du « temps ». 93

99

103

109

113

119

lllustration de couverture :CBaoi, encre de Chine de Louis-Olivier Chesnay© Mlusée de I'Abbatiale de Payerne(Suisse).

Stratégie de la maturation

L'indirect et le discret.

Action/transeormation.

Maquette, mise en pages, suivi de eabrication : Sylvie Massas© Éditions de la Mlaison des sciences de I'homme, 2014ISSN en cours ; ISBN 978-2-7351-1698-0

Banalisation de la sagesse ?

Le « juste milieu »

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« Idéal », Europe.

Morde-société.

Mal ou négarif?.

Vivre au présent.

Intime.

Les avant-gardes européennes en Chine.

Ai Weiwei oü du sujet à venir

Écrire chinois en français

127

131

135

151

161

175

179

193

A rc hipe l

BIBLIOGRAPHIE

Principales publications de François Jullien

Principales études sur I'ceuvre de François Jullien

201

209

213Sources et crédits des textes.

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l.écart oucomment « comparei »

Si mon choix de pensée -- la stratégie qui I'a conduit a bienété de m'écarter de la pensée européenne pour reconsidé-rer « d'oü je pense » à partir de I'espace chinois, il s'agissaitpour moi de relancer ainsi la philosophie: de la sorrir deson « atavisme » et de la déconstruire, non plus du dedans,mais du dehors, à nouveaux frais.

Entre les pensées de la Chine et de I' Europe, il importe detraduire, ne cesse-t-on de répéter et, pour ce paire, nécessai-rement de comparer. Mais qu'est-ce que « comparer » ? Ou,quand on << compare )>, sair-on ce qu'on Eait ?

Si comparer entre cultures a un sens, c'est-à-dure est opé-ratoire, campzzrer n'est pas répartir selon les catégories duMême et de lIAutre; ce n'est pas classer en « diRérences » ou« ressemblances )> ; ce n'est pas « étiqueter »(des <{ caractéris-tiques » culturelles) -- ce n'est pas gang?r.

Le comparatisme interculturel I'a, hélas 1, tant pratiqué.Car, d'une part, cela supposerait que I'on puisse consti-

tuer le culturel en i2enfí/á, à partir de quoi on puisse éta-blir des « diüérences », autrement dit qu'on puisse envisagerles cultures selon des traits qui solene spécifiques et relative-ment pérennes. Or une culture est toujours en transfbrma-tion, sinon,elle est une culture morte; et il n'existe..pas denoyau dur -- pur -- de la culture, gardons-nous de cet essen-tialisme. Et, d'autre part, cela ne peut conduire qu'à choisir

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24 L'archipel des idées de François Jullien L:écart ou comment<< comparei >> 25

entre I'un et I'autre, selon qu'on Eait pencher la balance deI'un ou I'autre câté. Soir, privilégiant les ressemblances, onest conduit à considérer que « tour au Eond est dans tour »,que tour « est pareil » entre les hommes : ce que j'ai nomméI'wn/z,frxaüfmr#aci&, demeuré ethnocentrique -- on n'est passorti de chez soi et de sa pensée, on n'a pas commencé de ren-contrer I'nutre, c'est-à-dure qu'on n'a pas commencé de don-ner sa chance à « de I'autre », on n'a pas commencé de décou-vrir et de voyager. Soit, à I'inverse, on considérera qu'il restede I'incommensurable et donc de I'incomparable entre lescultures, de I'« âme ), natale, nationale, ou de la « mentalité »

tous tFrmes que lç récuse d'un re&//z,lsmrParesseax isolantles cultures dons des bulles et qui n'a pas com mencé d'opérer.Postures qui sont en Eait équivalentes dana leur inversion, nedonnent pas à élaborer de I'intelligible et 6onr donc barrageau travail de I'intelligence.

« Comparer » si comparer est opératoire -- será doncd'abord quitter cette position de surplomb que s'arrogeainsi nalvement, souverainement, la comparaison encroyant pouvoir « ranger » du dehors, et cela sans s'impli-quer soi-même (or dons quelle langue compare't-on, quiserait neutre? nous pensons toulours dans une langue etdans une histoire) ; ni non paus sons figer les choses (maisles {. caractéristiques culturelles )> ne sono, je I'ai dit, que despétriíications). ll s'agirá, en revanche, de mestre en regard« de I'un » et « de I'autre » -- je les nomme d'abord partiti-vement, sons trop tât les identifier -- par montage $uccessifet maintenu transitoire, opérant latéralement ou de biais,de eaçon telle, oblique, que I'un puisse lui-même dévisagerI'autre et s'y dévisager ; que, à travers ce dispositif agencé,il découvre à la Edis I'autre et s'y découvre. C'est-à-dire qu'ils'agit de conduire I'un et I'autre, qu'il s'agisse de cultures oude pensées, par leur vis-à-vis instauré, à sorrir de leur !nziCl#e-remce mutuelle (paus diHicile à franchir que la Eameuse « dif-férence », surtout entre deux langues et deux cultures comme

la chinoise et I'européenne, qui se sono si longremps ignorées).Cela pour qu'ils commencent à ir rlg2Zróir I'un par I'autreet se sondent réciproquement -- cheque culture ou chaquepensée, au regard de I'autre, laissant paraítre son impensé.J'appelle iznprmé ce que chaque culture, chaque pensée, véhi-cule à titre d'évidence, comme des partis prós implicites,enEouis, à quoi elle est adossée et que, par là mime, elle n'apas penso -- na pas penso à penser.

Telle est ma stratégie pour remonter, de part et d'autre,dans I'impensé de la pensée, (it .pra2#/re, par dé- et re-caté-gorisation progressive, un 6onds d'entende ou d'intelligibilitépartagée(qui n'a paus rien à voar avec le vieux 6ond, décrétéidéologiquement, de la « nature » humaine. . .).

C'est pourquoi j'ai développé une philosophie de I'áúrf,I'écart ne reposant pas sur une distinction, comme le Éait ladiüérence, mais ouvrant une zZÜZa re et, en mefíanf em ír/z-i/azz, libérant une fécondité. Figure non pas de rangementmais de iié:rangementl L'écart produit un décalage de(dana)la pensée: non seulement la sort de sa position ordinaire,mais surtout retire la « cale >> sur daquelle elle est rízáâ' et s'eststabilisée a commencé de se pétrifier et de s'enliser dansson impende.

En quoi I'éczzrf est une âgure exploratoire ou heuristique.11 eait paraítre j ígz/bà une culture, une pensée, a pu, encréant de I'écart, s'inventer et s'aventurer. Mais, en mêmetemps, ouvrir un écart, c'est paire émerger de I'emaf entrece qui s'est ainsi écarté -- oü peut s'élaborer, dans cç dévi-sagement réciproque, un rama 2a Pf/zi.zóZe. Détecter desécarts entre langues, entre cultures, entre pensées et nonpas les laisser perdre sous le rouleau compresseur de I'uni-6ormisation {' mondiale » n'est donc pas les replier stérile-ment dans une incommunicabilité de príncipe, mais bien lecontraire. Cear c'est seulement en Eaisant /znz,zz/Zbr ür .âaríx

qu'on peut falte apparaítre respectivement des fécondités : jebens les cultures, les pensées, comme des « üessources », dês

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lors que je ne dispose plus de critêre universel de la vérité souslêsquelles les coucher. En même temps.s'yPro2uíf le commz//zzü /'j#íeZókiZ'Ze: je pose, en eaet, que le «. commun de I'hu-main » est que tour le culturel est intelligible, et que I'intelli-gence n'est pas une eaculté finie mais en chantier. Si tant estqu'on comprenne que, comme.le disait Braque, « le communn'est pas le semblable » : le semblable est platement(extérieu-rement) répétitifl au mieux normatif; tandis que le commun,par le dépassement qu'il implique pour se. promouvoir, estactifet créatif. en quoi il est bien vecteur du politique.

Aussi, de I'« écart » au z,Jure, la conséquence est bonne,et c'est.elle qui a orienté progressivement mon travail. Car,au contraire du « narcissisme des pentes diíHrences », qu'asi bien dénoncé Freud, c'est par écart, en osant I'écart,en ouvrant par écart un nouvel accês à I'impensé, qu'oncommence à philosopher ; mais aussi que nos vies sorteni'ãeleur banalité et de leur étiolement, qu'elles ressuscitent dudésir en elles aussi bien qu'entre elles. CI'est ainsi que philo-sopher est z/11a/; et que nous inventons nos vies comme nospensees.

Des possiblesl l /

de la pensée

En considérant le culturel en teimes, non d'identité,mais de #2famzáré, il s'ágil d'appeler au développement descultures en tant que ressources que leurs écarts portent àse réfléchir. C'est pourquoi ceux-ci sont précieux et qu'ilEaut les détecter avec patience en en mesurant I'incidenceet la portée. Sans en trahir la cohérence. Car, en se ren-coQl:rant, des cultures ne sono pas conduites à se relativiser,mais à se sonder: elles se découvrent les unes par les autrescomme autant d'entreprises ou de conquêtes qui, à traversleurs moindres options essayées, sont à la Edis exploratoiresde I'humain et ZZP/aWa zf /'ówm,zipz. C'est là ce que j'entendspar « possible » de la pensée, ou disons de I'esprit pour plusde généralité (au sens de la PÉ/nome oZaKíe 2r /kpr/l, maisqui ne soit paus seulement européenne) : à la bois ce paiiiZ'Zes'éclaire dans sa raison d'être (sa condition de possibilité)et est gros, à tigre d'éventuel, d'avenir ou de richesse qu'onpeut exploiter.

Traiter des poísióüf de I'esprit à la Edis déploie une diver-sité êt produit une parité. Voilà qui, d'une part, met parpríncipe les cultures à égalité entre elles sons plus ethnocen-triqul:htent les hiérarchisef: D'autre pare, ce pluriel de lui-même multiplie nobre intelligence et, d'abord, il la désenlise ;il désexclut aussi. Avouerai-je que je ne suis plus si sür que cesujet et citoyen du monde à venir, on doive le sommer d'être

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28 l.archipel des idées de François Jullien Des possibles de la pensée 29

« tolérant », comme on le ressasse aujourd'hui sur un tonmorigénant et qui culpabilise? Car je ne voas pas pourquoiil eaudrait qu'il retranche de son adhésion à ses valeurs(parexemple, en Europe, à la Liberté) et ait à négocier son idéal.

Ce pluriel des possibles de I'esprit est donc à Gonctioncritique, mais il n'est pas désenchanté ni sceptique. Enrevanche, en découvrant des possibles, si divers, de la pen-sée, nous voici conduits de nous-mêmes, sans forçage, àdevenir co/npnüe i!# -- <( compréhension » qui vaut mieuxque tout coznpramis (les deux germes, on I'entend, s'oppo'sent) : nous sommes appelés à développer une intelligencepolyglqtte et traductrice, sachant « entrer » et « sortir » etse'iéHéchissant dans ses partis pris, qui sont aussi, ne I'ou-blions pas, autant d'appuis. C'est-à-dire à paire passage àI'un dans I'autre, ou encore à paire accéder I'un à I'autre, cet« autre » que se découvre alors justement -- réciproquement- le <( soi )> ou le <{ propõe )}. Car.traduire est de lui-mêmeopératoire: rouvre de I'intérieur et Eait voir du 2eóoxi, à labois inventorie des ressources, de part et d'autre, les activeet les orbe. En quoi traduire est en lui-même éfó/gwe. J'yvoas même la seule éthique du monde à venir, et qui ne soitpas forcée, si I'on veut résister tant à I'enfermement iden-titaire qu'à son apparent contraire, celui de I'uni6ormisa-tion ambiante qui, dês lors qu'elle ne laisse plus travaillerd'écarts, se volt.,condamnée par répétition à la stérilité.

Dês lors, mestre en valeur des possibles de la penséeEait muter notre concept même de la <{ vérité >}. Car on estconduit à reconfigurer celui-ci en le rapportant à notre capa-cité d'intelligence que j'entendrai dans son double sens deEaculté humaine .prosa/sana de I'intelligible (comme telle,jamais arrêtée) et comme pouvoir eüectif et singulier deprise ou da2priüe/ziiom (comme on dit : avoir I'intelligencede). Je dirai « vrai » dês lors ce qui est source d'intelligibilitéet donne à découvrir et opérer. Son négatifn'est plus le Eaux,mais I'inabordé, I'indécouvert ou I'impensé. Car le vrai ne

peut plus s'entendre dês lors sufHsamment selon sa conceptiontraditionnelle (scolastique) d'« adéquation » (« de la chose etde I'esprit », rei ef / í?Zbcfz/s), puisque ce <( réel » auquel serapporte I'esprit pourra toujours être soupçonné d'avoir étéconstitué par quelque option ou choix implicite de cet esprit.Ni non plus ne peut-il s'entendre, de I'autre câté, par sa seulecapacité de « pertinence » intrinsêque(spinoziste), puisqu'onen juge toujours dé)à de I'intérieur d'une logique singuliêre,celle d'un certain possible de la pensée, qui, dês lors qu'onsort de celui-ci, ne s'impose plus. Ainsi en va-t-il déJà exem-plairement de ce à quoi nobre raison classique était le plusattachée : du príncipe de non-contradiction, posé par elle enaxiome premier et qui n'est pertinent que dans la perspectivequ'il a lui-même élaborée.

Si je m'en bens donc encore à cette notion qui a porté laphilosophie et Eait corpo avec elle, mais que je veux I'ouvrir àpareille diversité, celle des possibles de la pensée, le « vrai », secomprenant désormais interne à chacun d'eux, ne peut plusse concevoir exclusif Mais il ne se laissera pas pour autantdialectiser sur un mode hégélien, car ces possibles maintien-nent une extériorité entre çux, voire sono en rivalité ; en tourcas ils ne sono pas complàtement intégrables dons une tota-lité. Non pas que ce wai soir relatif et sectoriel, mais il sedécouvre co/zczórrenüeZ: ll se concevra donc, non pas de Eaçonréférente puisqu'on pourra toujours craindre que celle-ci,en Eait, soit autoréférente à son insu -- mais de Eaçon apérn/zfe:est vrai ce qui configure du pensable et donne prise sur lui ;dit autrement : est « vrai » ce qui déploie -- produit-promeutde I'intelligible et le Eait servir et travailler. A I'image de ccque j'appelle un possible de la pensée, à la bois il éclaire sacondition (de possibilité) et lui donne un rendement. ll semesure lui aussi à sa fécondité, autrement dit à son pouvoirheuristique et pragmatique à la bois : est vrai ce qui est sillon àexplorem, filon à exploiter ; cette source d'intelligibilité est uneressource à prospecter.

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