Antoine Francois Prevost - Manon Lescaut

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Manon LescautPrvost, Antoine Franois

Publication: 1731 Catgorie(s): Fiction, Roman Source: http://www.ebooksgratuits.com

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A Propos Prvost: Antoine Franois Prvost, dit dExiles, plus connu sous son titre ecclsiastique dabb Prvost [pevo], est un romancier, historien, journaliste, traducteur et homme d'glise franais, n le 1er avril 1697 Hesdin (dans le Pas-de-Calais actuel) et mort le 25 novembre 1763 Courteuil. ils de Livin Prvost, procureur du roi au bailliage dHesdin, Prvost fait des tudes chez les jsuites de La Flche et de Rouen, avant de sengager dans larme fin 1711. Aprs avoir commenc un noviciat chez les jsuites, il senfuit en Hollande. En 1717, il commence un second noviciat La Flche, puis sengage nouveau dans larme, cette fois comme officier. En 1721, il entre chez les bndictins de labbaye de Saint-Wandrille, avant de prononcer ses vux labbaye de Jumiges et de passer sept ans dans diverses maisons de lordre, en Normandie. labbaye de Saint-Germain-des-Prs, en 1727, il travaille louvrage des bndictins, Gallia christiana. Il est ordonn prtre en 1726. En 1728, il obtient une approbation pour les deux premiers tomes des Mmoires et aventures dun homme de qualit qui sest retir du monde. Ayant quitt son monastre sans autorisation, il est frapp dune lettre de cachet et senfuit Londres o il acquiert une large connaissance de lhistoire et de la langue anglaise, dont tmoigneront ses crits futurs. En 1729, une aventure loblige passer en Hollande o il se lie avec une aventurire du nom dHlne Eckhardt, dite Lenki, et publie Utrecht en 1731 et 1732 les tomes I IV du Philosophe anglais ou Histoire de monsieur Cleveland, fils naturel de Cromwell, crite par lui-mme et traduite de langlais par lauteur des Mmoires dun homme de qualit, qui font aussitt lobjet dune traduction en anglais. Entre-temps, ayant pris le nom de Prvost dExiles par allusion ses propres priples, il se plonge dans la traduction de la Historia mei temporis du prsident de Thou et publie la suite en trois volumes des Mmoires et aventures dun homme de qualit dont le dernier relate lHistoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, peut-tre inspire dune de ses propres aventures et que le parlement de Paris condamnera au feu. Prvost ayant interrompu la composition du Philosophe anglais, son diteur hollandais commissionne un cinquime volume apocryphe (Utrecht, 1734) qui compromet son prtendu auteur par ses attaques contre les jsuites. En 1733, cribl de dettes, Prvost retourne Londres o il fonde le Pour et contre, journal principalement consacr la connaissance de la littrature et de la culture anglaise, quil continuera diter de faon presque ininterrompue jusqu'en 1740. En 1734, il ngocie son retour chez les bndictins et effectue un second noviciat de quelques mois au monastre de La Croix-Saint-Leufroy, prs d'vreux,

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avant de devenir, dbut 1736, laumnier du prince de Conti, qui le protge. Les trois derniers tomes du Philosophe anglais paraissent enfin clandestinement, Paris, en 1738-1739. Il publiera plusieurs autres romans, dont notamment Le Doyen de Killerine (1735-1740) et Histoire dune Grecque moderne (1740) ; la monumentale Histoire gnrale des voyages (15 vol., 1746-1759) ; et deux traductions de romans de Samuel Richardson, Lettres anglaises ou Histoire de miss Clarisse Harlowe (1751) et Nouvelles Lettres anglaises ou Histoire du chevalier Grandisson (1755). Il passe ses dernires annes Paris au no 12 de la rue SaintSverin et Saint-Firmin (devenu plus tard Vineuil-Saint-Firmin), ct de Chantilly, o il avait rcemment acquis une solitaire habitation . L'ancien abb mourut d'une crise dapoplexie. Selon les versions, son dcs eut lieu en fort de Chantilly au retour dune visite aux bndictins de Saint-Nicolas-dAcy, sur l'actuelle commune de Courteuil ; ou bien prs de l'abbaye de Royaumont. Courteuil, un calvaire porte mention de son dcs ; le lieu n'est pas en fort mais dans la valle de la Nonette. Sinon, prs de Royaumont, il aurait t transport au presbytre suite son accident. Le bailli de l'abbaye aurait fait qurir le chirurgien de l'abbaye pour ouvrir le corps afin qu'il puisse procder son procs-verbal ; or, Prvost n'tait pas encore mort en ce moment mais dcda sous le scalpel. Note: This book is brought to you by Feedbooks http://www.feedbooks.com Strictly for personal use, do not use this file for commercial purposes.

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AVIS DE LAUTEURDES Mmoires dun Homme de Qualit Quoique jeusse pu faire entrer dans mes Mmoires les aventures du chevalier des Grieux, il ma sembl que ny ayant point un rapport ncessaire, le lecteur trouverait plus de satisfaction les voir sparment. Un rcit de cette longueur aurait interrompu trop longtemps le fil de ma propre histoire. Tout loign que je suis de prtendre la qualit dcrivain exact, je nignore point quune narration doit tre dcharge des circonstances qui la rendraient pesante et embarrasse. Cest le prcepte dHorace : Ut jam nunc dicat jam nunc debentia dici Pleraque differat, ac prsens in tempus omittat Il nest pas mme besoin dune si grave autorit pour prouver une vrit si simple ; car le bon sens est la premire source de cette rgle. Si le public a trouv quelque chose dagrable et dintressant dans lhistoire de ma vie, jose lui promettre quil ne sera pas moins satisfait de cette addition. Il verra, dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions. Jai peindre un jeune aveugle, qui refuse dtre heureux, pour se prcipiter volontairement dans les dernires infortunes ; qui, avec toutes les qualits dont se forme le plus brillant mrite, prfre, par choix, une vie obscure et vagabonde, tous les avantages de la fortune et de la nature ; qui prvoit ses malheurs, sans vouloir les viter ; qui les sent et qui en est accabl, sans profiter des remdes quon lui offre sans cesse et qui peuvent tous moments les finir ; enfin un caractre ambigu, un mlange de vertus et de vices, un contraste perptuel de bons sentiments et dactions mauvaises. Tel est le fond du tableau que je prsente. Les personnes de bon sens ne regarderont point un ouvrage de cette nature comme un travail inutile. Outre le plaisir dune lecture agrable, on y trouvera peu dvnements qui ne puissent servir linstruction des murs ; et cest rendre, mon avis, un service considrable au public, que de linstruire en lamusant. On ne peut rflchir sur les prceptes de la morale, sans tre tonn de les voir tout la fois estims et ngligs ; et lon se demande la raison de cette bizarrerie du cur humain, qui lui fait goter des ides de bien et de perfection, dont il sloigne dans la pratique. Si les personnes dun certain ordre desprit et de politesse veulent examiner quelle est la matire la plus commune de leurs conversations, ou mme de leurs rveries solitaires, il leur sera ais de remarquer quelles tournent presque

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toujours sur quelques considrations morales. Les plus doux moments de leur vie sont ceux quils passent, ou seuls, ou avec un ami, sentretenir cur ouvert des charmes de la vertu, des douceurs de lamiti, des moyens darriver au bonheur des faiblesses de la nature qui nous en loignent, et des remdes qui peuvent les gurir Horace et Boileau marquent cet entretien comme un des plus beaux traits dont ils composent limage dune vie heureuse. Comment arrive-t-il donc quon tombe si facilement de ces hautes spculations et quon se retrouve sitt au niveau du commun des hommes ? Je suis tromp si la raison que je vais en apporter nexplique bien cette contradiction de nos ides et de notre conduite ; cest que, tous les prceptes de la morale ntant que des principes vagues et gnraux, il est trs difficile den faire une application particulire au dtail des murs et des actions : Mettons la chose dans un exemple. Les mes bien nes sentent que la douceur et lhumanit sont des vertus aimables, et sont portes dinclination les pratiquer ; mais sont-elles au moment de lexercice, elles demeurent souvent suspendues. En est-ce rellement loccasion ? Sait-on bien quelle en doit tre la mesure ? Ne se trompe-t-on point sur lobjet ? Cent difficults arrtent. On craint de devenir dupe en voulant tre bien faisant et libral ; de passer pour faible en paraissant trop tendre et trop sensible ; en un mot, dexcder ou de ne pas remplir assez des devoirs qui sont renferms dune manire trop obscure dans les notions gnrales dhumanit et de douceur. Dans cette incertitude, il ny a que lexprience ou lexemple qui puisse dterminer raisonnablement le penchant du cur. Or lexprience nest point un avantage quil, soit libre tout le monde de se donner ; elle dpend des situations diffrentes o lon se trouve plac par la fortune. Il ne reste donc que lexemple qui puisse servir de rgle quantit de personnes dans lexercice de la vertu. Cest prcisment pour cette sorte de lecteurs que des ouvrages tels que celui-ci peuvent tre dune extrme utilit, du moins lorsquils sont crits par une personne dhonneur et de bon sens. Chaque fait quon y rapporte est un degr de lumire, une instruction qui supple lexprience ; chaque aventure est un modle daprs lequel on peut se former ; il ny manque que dtre ajust aux circonstances o lon se trouve. Louvrage entier est un trait de morale, rduit agrablement en exercice. Un lecteur svre soffensera peut-tre de me voir reprendre la plume, mon ge, pour crire des aventures de fortune et damour ; mais, si la rflexion que je viens de faire est solide, elle me justifie ; si elle est fausse, mon erreur sera mon excuse.

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Partie 1

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Je suis oblig de faire remonter mon lecteur au temps de ma vie o je rencontrai pour la premire fois le chevalier des Grieux. Ce fut environ six mois avant mon dpart pour lEspagne. Quoique je sortisse rarement de ma solitude, la complaisance que javais pour ma fille mengageait quelquefois divers petits voyages, que jabrgeais autant quil mtait possible. Je revenais un jour de Rouen, o elle mavait pri daller solliciter une affaire au Parlement de Normandie pour la succession de quelques terres auxquelles je lui avais laiss des prtentions du ct de mon grand-pre maternel. Ayant repris mon chemin par Evreux, o je couchai la premire nuit, jarrivai le lendemain pour dner Pacy, qui en est loign de cinq ou six lieues. Je fus surpris, en entrant dans ce bourg, dy voir tous les habitants en alarme. Ils se prcipitaient de leurs maisons pour courir en foule la porte dune mauvaise htellerie, devant laquelle taient deux chariots couverts. Les chevaux, qui taient encore attels et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur marquaient que ces deux voitures ne faisaient quarriver. Je marrtai un moment pour minformer do venait le tumulte ; mais je tirai peu dclaircissement dune populace curieuse, qui ne faisait nulle attention mes demandes, et qui savanait toujours vers lhtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revtu dune bandoulire, et le mousquet sur lpaule, ayant paru la porte, je lui fis signe de la main de venir moi. Je le priai de mapprendre le sujet de ce dsordre. Ce nest rien, monsieur me dit-il ; cest une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusquau Havre-de-Grce, o nous les ferons embarquer pour lAmrique. Il y en a quelques-unes de jolies, et cest, apparemment ce qui excite la curiosit de ces bons paysans. Jaurais pass aprs cette explication, si je neusse t arrt par les exclamations dune vieille femme qui sortait de lhtellerie en joignant les mains, et criant que ctait une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi sagit-il donc ? lui dis-je. Ah ! monsieur entrez, rponditelle, et voyez si ce spectacle nest pas capable de fendre le cur ! La curiosit me fit descendre de mon cheval, que je laissai, mon palefrenier. Jentrai avec peine, en perant la foule, et je vis, en effet, quelque chose dassez touchant. Parmi les douze filles qui taient enchanes six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont lair et la figure taient si peu conformes sa condition, quen tout autre tat je leusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la salet de son linge et de ses habits lenlaidissaient si peu que sa vue minspira du respect et de la piti. Elle tchait nanmoins de se tourner, autant que sa chane pouvait le permettre, pour drober son visage aux yeux des spectateurs. Leffort

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quelle faisait pour se cacher tait si naturel, quil paraissait venir dun sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande taient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumires sur le sort de cette belle fille. Il ne put men donner que de fort gnrales. Nous lavons tire de lHpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant gnral de Police. Il ny a pas dapparence quelle y et t renferme pour ses bonnes actions. Je lai interroge plusieurs fois sur la route, elle sobstine ne me rien rpondre. Mais, quoique je naie pas reu ordre de la mnager plus que les autres, je ne laisse pas davoir quelques gards pour elle, parce quil me semble quelle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voil un jeune homme, ajouta larcher qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrce ; il la suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer Il faut que ce soit son frre ou son amant. Je me tournai vers le coin de la chambre o ce jeune homme tait assis. Il paraissait enseveli dans une rverie profonde. Je nai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il tait mis fort simplement ; mais on distingue, au premier coup dil, un homme qui a de la naissance et de lducation. Je mapprochai de lui. Il se leva ; et je dcouvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble que je me sentis port naturellement lui vouloir du bien. Que je ne vous trouble point, lui dis-je, en masseyant prs de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosit que jai de connatre cette belle personne, qui ne me parat point faite pour le triste tat o je la vois ? Il me rpondit honntement quil ne pouvait mapprendre qui elle tait sans se faire connatre lui-mme, et quil avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. Je puis vous dire, nanmoins, ce que ces misrables nignorent point, continua-til en montrant les archers, cest que je laime avec une passion si violente quelle me rend le plus infortun de tous les hommes. Jai tout employ, Paris, pour obtenir sa libert. Les sollicitations, ladresse et la force mont t inutiles ; jai pris le parti de la suivre, dt-elle aller au bout du monde. Je membarquerai avec elle ; je passerai en Amrique. Mais ce qui est de la dernire inhumanit, ces lches coquins, ajouta-t-il en parlant des archers, ne veulent pas me permettre dapprocher delle. Mon dessein tait de les attaquer ouvertement, quelques lieues de Paris. Je mtais associ quatre hommes qui mavaient promis leur secours pour une somme considrable. Les tratres mont laiss seul aux mains et sont partis avec mon argent. Limpossibilit de russir par la force ma fait mettre les armes bas. Jai propos aux archers de me permettre du moins de les suivre en leur offrant de les rcompenser. Le dsir du gain les y a

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fait consentir. Ils ont voulu tre pays chaque fois quils mont accord la libert de parler ma matresse. Ma bourse sest puise en peu de temps, et maintenant que je suis sans un sou, ils ont la barbarie de me repousser brutalement lorsque je fais un pas vers elle. Il ny a quun instant, quayant os men approcher malgr leurs menaces, ils ont eu linsolence de lever contre moi le bout du fusil. Je suis oblig, pour satisfaire leur avarice et pour me mettre en tat de continuer la route pied, de vendre ici un mauvais cheval qui ma servi jusqu prsent de monture. Quoiquil part faire assez tranquillement ce rcit, il laissa tomber quelques larmes en le finissant. Cette aventure me parut des plus extraordinaires et des plus touchantes. Je ne vous presse pas, lui dis-je, de me dcouvrir le secret de vos affaires, mais, si je puis vous tre utile quelque chose, je moffre volontiers vous rendre service, Hlas ! repritil, je ne vois pas le moindre jour lesprance. Il faut que je me soumette toute la rigueur de mon sort. Jirai en Amrique. Jy serai du moins libre avec ce que jaime. Jai crit un de mes amis qui me fera tenir quelque secours au Havre-de-Grce. Je ne suis embarrass que pour my conduire et pour procurer cette pauvre crature, ajouta-t-il en regardant tristement sa matresse, quelque soulagement sur la route. H bien, lui dis-je, je vais finir votre embarras. Voici quelque argent que je vous prie daccepter. Je suis fch de ne pouvoir vous servir autrement. Je lui donnai quatre louis dor, sans que les gardes sen aperussent, car je jugeais bien que, sils lui savaient cette somme, ils lui vendraient plus chrement leurs secours. Il me vint mme lesprit de faire march avec eux pour obtenir au jeune amant la libert de parler continuellement sa matresse jusquau Havre. Je fis signe au chef de sapprocher, et je lui en fis la proposition. Il en parut honteux, malgr son effronterie. Ce nest pas, monsieur, rpondit-il dun air embarrass, que nous refusions de le laisser parler cette fille, mais il voudrait tre sans cesse auprs delle ; cela nous est incommode ; il est bien juste quil paye pour lincommodit. Voyons donc, lui dis-je, ce quil faudrait pour vous empcher de la sentir. Il eut laudace de me demander deux louis. Je les lui donnai sur-le-champ : Mais prenez garde, lui dis-je, quil ne vous chappe quelque friponnerie ; car je vais laisser mon adresse ce jeune homme, afin quil puisse men informer, et comptez que jaurai le pouvoir de vous faire punir. Il men cota six louis dor. La bonne grce et la vive reconnaissance avec laquelle ce jeune inconnu me remercia, achevrent de me persuader quil tait n quelque chose, et quil mritait ma libralit. Je dis quelques mots sa matresse avant que de sortir. Elle me

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rpondit avec une modestie si douce et si charmante, que je ne pus mempcher de faire, en sortant, mille rflexions sur le caractre incomprhensible des femmes. tant retourn ma solitude, je ne fus point inform de la suite de cette aventure. Il se passa prs de deux ans, qui me la firent oublier tout fait, jusqu ce que le hasard me ft renatre loccasion den apprendre fond toutes les circonstances. Jarrivais de Londres Calais, avec le marquis de, mon lve. Nous logemes, si je men souviens bien, au Lion dOr, o quelques raisons nous obligrent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant laprs-midi dans les rues, je crus apercevoir ce mme jeune homme dont javais fait la rencontre Pacy Il tait en fort mauvais quipage, et beaucoup plus ple que je ne lavais vu la premire fois. Il portait sur le bras un vieux portemanteau, ne faisant quarriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour ntre pas reconnu facilement, je le remis aussitt. Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsquil meut remis son tour. Ah ! monsieur, scria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous marquer mon immortelle reconnaissance ! Je lui demandai do il venait. Il me rpondit quil arrivait, par mer, du Havre-de-Grce, o il tait revenu de lAmrique peu auparavant. Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je. Allez-vous-en au Lion dOr, o je suis log. Je vous rejoindrai dans un moment. Jy retournai en effet, plein dimpatience dapprendre le dtail de son infortune et les circonstances de son voyage dAmrique. Je lui fis mille caresses, et jordonnai quon ne le laisst manquer de rien. Il nattendit point que je le pressasse de me raconter lhistoire de sa vie. Monsieur, me dit-il, vous en usez si noblement avec moi, que je me reprocherais, comme une basse ingratitude, davoir quelque chose de rserv pour vous. Je veux vous apprendre, non seulement mes malheurs et mes peines, mais encore mes dsordres et mes plus honteuses faiblesses. Je suis sr quen me condamnant, vous ne pourrez pas vous empcher de me plaindre. Je dois avertir ici le lecteur que jcrivis son histoire presque aussitt aprs lavoir entendue, et quon peut sassurer par consquent, que rien nest plus exact et plus fidle que cette narration. Je dis fidle jusque dans la relation des rflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grce du monde. Voici donc son rcit, auquel je ne mlerai, jusqu la fin, rien qui ne soit de lui. Javais dix-sept ans, et jachevais mes tudes de philosophie Amiens, o mes parents, qui sont dune des meilleures maisons de P., mavaient

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envoy. Je menais une vie si sage et si rgle, que mes matres me proposaient pour lexemple du collge. Non que je fisse des efforts extraordinaires pour mriter cet loge, mais jai lhumeur naturellement douce et tranquille : je mappliquais ltude par inclination, et lon me comptait pour des vertus quelques marques daversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succs de mes tudes et quelques agrments extrieurs mavaient fait connatre et estimer de tous les honntes gens de la ville. Jachevai mes exercices publics avec une approbation si gnrale, que Monsieur lvque, qui y assistait, me proposa dentrer dans ltat ecclsiastique, o je ne manquerais pas, disait-il, de mattirer plus de distinction que dans lordre de Malte, auquel mes parents me destinaient. Ils me faisaient dj porter la croix, avec le nom de chevalier des Grieux. Les vacances arrivant, je me prparais retourner chez mon pre, qui mavait promis de menvoyer bientt lAcadmie. Mon seul regret, en quittant Amiens, tait dy laisser un ami avec lequel javais toujours t tendrement uni. Il tait de quelques annes plus g que moi. Nous avions t levs ensemble, mais le bien de sa maison tant des plus mdiocres, il tait oblig de prendre ltat ecclsiastique, et de demeurer Amiens aprs moi, pour y faire les tudes qui conviennent cette profession. Il avait mille bonnes qualits. Vous le connatrez par les meilleures dans la suite de mon histoire, et surtout, par un zle et une gnrosit en amiti qui surpassent les plus clbres exemples de lantiquit. Si jeusse alors suivi ses conseils, jaurais toujours t sage et heureux. Si javais, du moins, profit de ses reproches dans le prcipice o mes passions mont entran, jaurais sauv quelque chose du naufrage de ma fortune et de ma rputation. Mais il na point recueilli dautre fruit de ses soins que le chagrin de les voir inutiles et, quelquefois, durement rcompenss par un ingrat qui sen offensait, et qui les traitait dimportunits. Javais marqu le temps de mon dpart dAmiens. Hlas ! que ne le marquais-je un jour plus tt ! jaurais port chez mon pre toute mon innocence. La veille mme de celui que je devais quitter cette ville, tant me promener avec mon ami, qui sappelait Tiberge, nous vmes arriver le coche dArras, et nous le suivmes jusqu lhtellerie o ces voitures descendent. Nous navions pas dautre motif que la curiosit. Il en sortit quelques femmes, qui se retirrent aussitt. Mais il en resta une, fort jeune, qui sarrta seule dans la cour pendant quun homme dun ge avanc, qui paraissait lui servir de conducteur sempressait pour faire tirer son quipage des paniers. Elle me parut si charmante que moi, qui navais jamais pens la diffrence des sexes, ni regard une fille avec un peu dattention, moi, dis-je, dont tout le monde admirait la sagesse et

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la retenue, je me trouvai enflamm tout dun coup jusquau transport. Javais le dfaut dtre excessivement timide et facile dconcerter ; mais loin dtre arrt alors par cette faiblesse, je mavanai vers la matresse de mon cur. Quoiquelle ft encore moins ge que moi, elle reut mes politesses sans paratre embarrasse. Je lui demandai ce qui lamenait Amiens et si elle y avait quelques personnes de connaissance. Elle me rpondit ingnument quelle y tait envoye par ses parents pour tre religieuse. Lamour me rendait dj si clair, depuis un moment quil tait dans mon cur, que je regardai ce dessein comme un coup mortel pour mes dsirs. Je lui parlai dune manire qui lui fit comprendre mes sentiments, car elle tait bien plus exprimente que moi. Ctait malgr elle quon lenvoyait au couvent, pour arrter sans doute son penchant au plaisir qui stait dj dclar et qui a caus, dans la suite, tous ses malheurs et les miens. Je combattis la cruelle intention de ses parents par toutes les raisons que mon amour naissant et mon loquence scolastique purent me suggrer Elle naffecta ni rigueur ni ddain. Elle me dit, aprs un moment de silence, quelle ne prvoyait que trop quelle allait tre malheureuse, mais que ctait apparemment la volont du Ciel, puisquil ne lui laissait nul moyen de lviter La douceur de ses regards, un air charmant de tristesse en prononant ces paroles, ou plutt, lascendant de ma destine qui mentranait ma perte, ne me permirent pas de balancer un moment sur ma rponse. Je lassurai que, si elle voulait faire quelque fond sur mon honneur et sur la tendresse infinie quelle minspirait dj, jemploierais ma vie pour la dlivrer de la tyrannie de ses parents, et pour la rendre heureuse. Je me suis tonn mille fois, en y rflchissant, do me venait alors tant de hardiesse et de facilit mexprimer ; mais on ne ferait pas une divinit de lamour, sil noprait souvent des prodiges. Jajoutai mille choses pressantes. Ma belle inconnue savait bien quon nest point trompeur mon ge ; elle me confessa que, si je voyais quelque jour la pouvoir mettre en libert, elle croirait mtre redevable de quelque chose de plus cher que la vie. Je lui rptai que jtais prt tout entreprendre, mais, nayant point assez dexprience pour imaginer tout dun coup les moyens de la servir je men tenais cette assurance gnrale, qui ne pouvait tre dun grand secours pour elle et pour moi. Son vieil Argus tant venu. nous rejoindre, mes esprances allaient chouer si elle net eu assez desprit pour suppler la strilit du mien. Je fus surpris, larrive de son conducteur quelle mappelt son cousin et que, sans paratre dconcerte le moins du monde, elle me dt que, puisquelle tait assez heureuse pour me rencontrer Amiens, elle remettait au lendemain son entre dans le

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couvent, afin de se procurer le plaisir de souper avec moi. Jentrai fort bien dans le sens de cette ruse. Je lui proposai de se loger dans une htellerie, dont le matre, qui stait tabli Amiens, aprs avoir t longtemps cocher de mon pre, tait dvou entirement mes ordres. Je ly conduisis moi-mme, tandis que le vieux conducteur paraissait un peu murmurer et que mon ami Tiberge, qui ne comprenait rien cette scne, me suivait sans prononcer une parole. Il navait point entendu notre entretien. Il tait demeur se promener dans la cour pendant que je parlais damour ma belle matresse. Comme je redoutais sa sagesse, je me dfis de lui par une commission dont je le priai de se charger Ainsi jeus le plaisir, en arrivant lauberge, dentretenir seul la souveraine de mon cur. Je reconnus bientt que jtais moins enfant que je ne le croyais. Mon cur souvrit mille sentiments de plaisir dont je navais jamais eu lide. Une douce chaleur se rpandit dans toutes mes veines. Jtais dans une espce de transport, qui mta pour quelque temps, la libert de la voix et qui ne sexprimait que par mes yeux. Mademoiselle Manon Lescaut, cest ainsi quelle me dit quon la nommait, parut fort satisfaite de cet effet de ses charmes. Je crus apercevoir quelle ntait pas moins mue que moi. Elle me confessa quelle me trouvait aimable et quelle serait ravie de mavoir obligation de sa libert. Elle voulut savoir qui jtais, et cette connaissance augmenta son affection, parce qutant dune naissance commune, elle se trouva flatte davoir fait la conqute dun amant tel que moi. Nous nous entretnmes des moyens dtre lun lautre. Aprs, quantit de rflexions, nous ne trouvmes point dautre voie que celle de la fuite. Il fallait tromper la vigilance du conducteur, qui tait un homme mnager quoiquil ne ft quun domestique. Nous rglmes que je ferais prparer pendant la nuit une chaise de poste, et que je reviendrais de grand matin lauberge avant quil ft veill ; que nous nous droberions secrtement, et que nous irions droit Paris, o nous nous ferions marier en arrivant. Javais environ cinquante cus, qui taient le fruit de mes petites pargnes ; elle en avait peu prs le double. Nous nous imaginmes, comme des enfants sans exprience, que cette somme ne finirait jamais, et nous ne comptmes pas moins sur le succs de nos autres mesures. Aprs avoir soup avec plus de satisfaction que je nen avais jamais ressenti, je me retirai pour excuter notre projet. Mes arrangements furent dautant plus faciles, quayant eu dessein de retourner le lendemain chez mon pre, mon petit quipage tait dj prpar. Je neus donc nulle peine faire transporter ma malle, et faire tenir une chaise prte pour cinq heures du matin, qui taient le temps o les portes de la ville

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devaient tre ouvertes ; mais je trouvai un obstacle dont je ne me dfiais point, et qui faillit de rompre entirement mon dessein. Tiberge, quoique g seulement de trois ans plus que moi, tait un garon dun sens mr et dune conduite fort rgle. Il maimait avec une tendresse extraordinaire. La vue dune aussi jolie fille que Mademoiselle Manon, mon empressement la conduire, et le soin que javais eu de me dfaire de lui en lloignant, lui firent natre quelques soupons de mon amour Il navait os revenir lauberge, o il mavait laiss, de peur de moffenser par son retour ; mais il tait all mattendre mon logis, o je le trouvai en arrivant, quoiquil ft dix heures du soir. Sa prsence me chagrina. Il saperut facilement de la contrainte quelle me causait. Je suis sr me dit-il sans dguisement, que vous mditez quelque dessein que vous me voulez cacher ; je le vois votre air. Je lui rpondis assez brusquement que je ntais pas oblig de lui rendre compte de tous mes desseins. Non, reprit-il, mais vous mavez toujours trait en ami, et cette qualit suppose un peu de confiance et douverture. Il me pressa si fort et si longtemps de lui dcouvrir mon secret, que, nayant jamais eu de rserve avec lui, je lui fis lentire confidence de ma passion. Il la reut avec une apparence de mcontentement qui me fit frmir. Je me repentis surtout de lindiscrtion avec laquelle je lui avais dcouvert le dessein de ma fuite. Il me dit quil tait trop parfaitement mon ami pour ne pas sy opposer de tout son pouvoir ; quil voulait me reprsenter dabord tout ce quil croyait capable de men dtourner mais que, si je ne renonais pas ensuite cette misrable rsolution, il avertirait des personnes qui pourraient larrter coup sr Il me tint l-dessus un discours srieux qui dura plus dun quart dheure, et qui finit encore par la menace de me dnoncer si je ne lui donnais ma parole de me conduire avec plus de sagesse et de raison. Jtais au dsespoir de mtre trahi si mal propos. Cependant, lamour mayant ouvert extrmement lesprit depuis deux ou trois heures, je fis attention que je ne lui avais pas dcouvert que mon dessein devait sexcuter le lendemain, et je rsolus de le tromper la faveur dune quivoque : Tiberge, lui dis-je, jai cru jusqu prsent que vous tiez mon ami, et jai voulu vous prouver par cette confidence. il est vrai que jaime, je ne vous ai pas tromp, mais, pour ce qui regarde ma fuite, ce nest point une entreprise former au hasard. Venez me prendre demain neuf heures, je vous ferai voir sil se peut, ma matresse, et vous jugerez si elle mrite que je fasse cette dmarche pour elle. Il me laissa seul, aprs mille protestations damiti. Jemployai la nuit mettre ordre mes affaires, et mtant rendu lhtellerie de Mademoiselle Manon vers la pointe du jour je la trouvai qui mattendait. Elle tait

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sa fentre, qui donnait sur la rue, de sorte que, mayant aperu, elle vint mouvrir elle-mme. Nous sortmes sans bruit. Elle navait point dautre quipage que son linge, dont je me chargeai moi-mme. La chaise tait en tat de partir ; nous nous loignmes aussitt de la ville. Je rapporterai, dans la suite, quelle fut la conduite de Tiberge, lorsquil saperut que je lavais tromp. Son zle nen devint pas moins ardent. Vous verrez quel excs il le porta, et combien je devrais verser de larmes en songeant quelle en a_ toujours t la rcompense. Nous nous htmes tellement davancer que nous arrivmes SaintDenis avant la nuit. Javais couru cheval ct de la chaise, ce qui ne nous avait gure permis de nous entretenir quen changeant de chevaux ; mais lorsque nous nous vmes si proche de Paris, cest--dire presque en sret, nous prmes le temps de nous rafrachir, nayant rien mang depuis notre dpart dAmiens. Quelque passionn que je fusse pour Manon, elle sut me persuader quelle ne ltait pas moins pour moi. Nous tions si peu rservs dans nos caresses, que nous navions pas la patience dattendre que nous fussions seuls. Nos postillons et nos htes nous regardaient avec admiration, et je remarquais quils taient surpris de voir deux enfants de notre ge, qui paraissaient saimer jusqu la fureur. Nos projets de mariage furent oublis Saint-Denis ; nous fraudmes les droits de lglise, et nous nous trouvmes poux sans y avoir fait rflexion. Il est sr que, du naturel tendre et constant dont je suis, jtais heureux pour toute ma vie, si Manon met t fidle. Plus je la connaissais, plus je dcouvrais en elle de nouvelles qualits aimables. Son esprit, son cur sa douceur et sa beaut formaient une chane si forte et si charmante, que jaurais mis tout mon bonheur nen sortir jamais. Terrible changement ! Ce qui fait mon dsespoir a pu faire ma flicit. Je me trouve le plus malheureux de tous les hommes, par cette mme constance dont je devais attendre le plus doux de tous les sorts, et les plus parfaites rcompenses de lamour. Nous prmes un appartement meubl Paris. Ce fut dans la rue V et, pour mon malheur auprs de la maison de M. de B, clbre fermier gnral. Trois semaines se passrent, pendant lesquelles javais t si rempli de ma passion que javais peu song ma famille et au chagrin que mon pre avait d ressentir de mon absence. Cependant, comme la dbauche navait nulle part ma conduite, et que Manon se comportait aussi avec beaucoup de retenue, la tranquillit o nous vivions servit me faire rappeler peu peu lide de mon devoir. Je rsolus de me rconcilier, sil tait possible, avec mon pre. Ma matresse tait si aimable que je ne doutai point quelle ne pt lui plaire, si je trouvais moyen de lui

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faire connatre sa sagesse et son mrite : en un mot, je me flattai dobtenir de lui la libert de lpouser ayant t dsabus de lesprance de le pouvoir sans son consentement. Je communiquai ce projet Manon, et je lui fis entendre quoutre les motifs de lamour et du devoir celui de la ncessit pouvait y entrer aussi pour quelque chose, car nos fonds taient extrmement altrs, et je commenais revenir de lopinion quils taient inpuisables. Manon reut froidement cette proposition. Cependant, les difficults quelle y opposa ntant prises que de sa tendresse mme et de la crainte de me perdre, si mon pre nentrait point dans notre dessein aprs avoir connu le lieu de notre retraite, je neus pas le moindre soupon du coup cruel quon se prparait me porter. lobjection de la ncessit, elle rpondit quil nous restait encore de quoi vivre quelques semaines, et quelle trouverait, aprs cela, des ressources dans laffection de quelques parents qui elle crirait en province. Elle adoucit son refus par des caresses si tendres et si passionnes, que moi, qui ne vivais que dans elle, et qui navais pas la moindre dfiance de son cur, japplaudis toutes ses rponses et toutes ses rsolutions. Je lui avais laiss la disposition de notre bourse, et le soin de payer notre dpense ordinaire. Je maperus, peu aprs, que notre table tait mieux servie, et quelle stait donn quelques ajustements dun prix considrable., Comme je nignorais pas quil devait nous rester peine douze ou quinze pistoles, je lui marquai mon tonnement de cette augmentation apparente de notre opulence. Elle me pria, en riant, dtre sans embarras. Ne vous ai-je pas promis, me dit-elle, que je trouverais des ressources ? Je laimais avec trop de simplicit pour malarmer facilement. Un jour que jtais sorti laprs-midi, et que je lavais avertie que je serais dehors plus longtemps qu lordinaire, je fus tonn qu mon retour on me ft attendre deux ou trois minutes la porte. Nous ntions servis que par une petite bonne qui tait peu prs de notre ge. tant venue mouvrir je lui demandai pourquoi elle avait tard si longtemps. Elle me rpondit, dun air embarrass, quelle ne mavait point entendu frapper Je navais frapp quune fois ; je lui dis : mais, si vous ne mavez pas entendu, pourquoi tes-vous donc venue mouvrir ? Cette question la dconcerta si fort, que, nayant point assez de prsence desprit pour y rpondre, elle se mit pleurer en massurant que ce ntait point sa faute, et que madame lui avait dfendu douvrir la porte jusqu ce que M. de B ft sorti par lautre escalier qui rpondait au cabinet. Je demeurai si confus, que je neus point la force dentrer dans lappartement. Je pris le parti de descendre sous prtexte dune affaire, et jordonnai

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cet enfant de dire sa matresse que je retournerais dans le moment, mais de ne pas faire connatre quelle met parl de M. de B Ma consternation fut si grande, que je versais des larmes en descendant lescalier, sans savoir encore de quel sentiment elles partaient. Jentrai dans le premier caf et my tant assis prs dune table, jappuyai la tte sur mes deux mains pour y dvelopper ce qui se passait dans mon cur. Je nosais rappeler ce que je venais dentendre. Je voulais le considrer comme une illusion, et je fus prt deux ou trois fois de retourner au logis, sans marquer que jy eusse fait attention. Il me paraissait si impossible que Manon met trahi, que je craignais de lui faire injure en la souponnant. Je ladorais, cela tait sr ; je ne lui avais pas donn plus de preuves damour que je nen avais reu delle ; pourquoi laurais-je accuse dtre moins sincre et moins constante que moi ? Quelle raison aurait-elle eue de me tromper ? Il ny avait que trois heures quelle mavait accabl de ses plus tendres caresses et quelle avait reu les miennes avec transport ; je ne connaissais pas mieux mon cur que le sien. Non, non, repris-je, il nest pas possible que Manon me trahisse. Elle nignore pas que je ne vis que pour elle. Elle sait trop bien que je ladore. Ce nest pas l un sujet de me har. Cependant la visite et la sortie furtive de M. de B me causaient de lembarras, Je rappelais aussi les petites acquisitions de Manon, qui me semblaient surpasser nos richesses prsentes. Cela paraissait sentir les libralits dun nouvel amant. Et cette confiance quelle mavait marque pour des ressources qui mtaient inconnues ! Javais peine donner tant dnigmes un sens aussi favorable que mon cur le souhaitait. Dun autre ct, je ne lavais presque pas perdue de vue depuis que nous tions Paris. Occupations, promenades, divertissements, nous avions toujours t lun ct de lautre ; mon Dieu ! un instant de sparation nous aurait trop affligs. Il fallait nous dire sans cesse que nous nous aimions ; nous serions morts dinquitude sans cela. Je ne pouvais donc mimaginer presque un seul moment o Manon pt stre occupe dun autre que moi. A la fin, je crus avoir trouv le dnouement de ce mystre. M. de B, dis-je en moi-mme, est un homme qui fait de grosses affaires, et qui a de grandes relations ; les parents de Manon se seront servis de cet homme pour lui faire tenir quelque argent. Elle en a peut-tre dj reu de lui ; il est venu aujourdhui lui en apporter encore. Elle sest fait sans doute un jeu de me le cacher, pour me surprendre agrablement. Peut-tre men aurait-elle parl si jtais rentr lordinaire, au lieu de venir ici maffliger ; elle ne me le cachera pas, du moins, lorsque je lui en parlerai moi-mme.

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Je me remplis si fortement de cette opinion, quelle eut la force de diminuer beaucoup ma tristesse. Je retournai sur-le-champ au logis. Jembrassai Manon avec ma tendresse ordinaire. Elle me reut fort bien. Jtais tent dabord de lui dcouvrir mes conjectures, que je regardais plus que jamais comme certaines ; je me retins, dans lesprance quil lui arriverait peut-tre de me prvenir en mapprenant tout ce qui stait pass. On nous servit souper. Je me mis table dun air fort gai ; mais la lumire de la chandelle qui tait entre elle et moi, je crus apercevoir de la tristesse sur le visage et dans les yeux de ma chre matresse. Cette pense men inspira aussi. Je remarquai que ses regards sattachaient sur moi dune autre faon quils navaient accoutum. Je ne pouvais dmler si ctait de lamour ou de la compassion, quoiquil me part que ctait un sentiment doux et languissant. Je la regardai avec la mme attention ; et peut-tre navait-elle pas moins de peine juger de la situation de mon cur par mes regards. Nous ne pensions ni parler, ni manger. Enfin, je vis tomber des larmes de ses beaux yeux : perfides larmes ! Ah Dieux ! mcriai-je, vous pleurez, ma chre Manon ; vous tes afflige jusqu pleurer, et vous ne me dites pas un seul mot de vos peines. Elle ne me rpondit que par quelques soupirs qui augmentrent mon inquitude. Je me levai en tremblant. Je la conjurai, avec tous les empressements de lamour, de me dcouvrir le sujet de ses pleurs ; jen versai moimme en essuyant les siens ; jtais plus mort que vif. Un barbare aurait t attendri des tmoignages de ma douleur et de ma crainte. Dans le temps que jtais ainsi tout occup delle, jentendis le bruit de plusieurs personnes qui montaient lescalier. On frappa doucement la porte. Manon me donna un baiser et schappant de mes bras, elle entra rapidement dans le cabinet, quelle ferma aussitt sur elle. Je me figurai qutant un peu en dsordre, elle voulait se cacher aux yeux des trangers qui avaient frapp. Jallai leur ouvrir moi-mme. A peine avais-je ouvert, que je me vis saisir par trois hommes, que je reconnus pour les laquais de mon pre. Ils ne me firent point de violence ; mais deux dentre eux mayant pris par le bras, le troisime visita mes poches, dont il tira un petit couteau qui tait le seul fer que jeusse sur moi. Ils me demandrent pardon de la ncessit o ils taient de me manquer de respect ; ils me dirent naturellement quils agissaient par lordre de mon pre, et que mon frre an mattendait en bas dans un carrosse. Jtais si troubl, que je me laissai conduire sans rsister et sans rpondre. Mon frre tait effectivement mattendre. On me mit dans le carrosse, auprs de lui, et le cocher, qui avait ses ordres, nous conduisit grand train jusqu SaintDenis. Mon frre membrassa tendrement, mais il ne me parla point, de

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sorte que jeus tout le loisir dont javais besoin, pour rver mon infortune. Jy trouvai dabord tant dobscurit que je ne voyais pas de jour la moindre conjecture. Jtais trahi cruellement. Mais par qui ? Tiberge fut le premier qui me vint lesprit. Tratre ! disais-je, cest fait de ta vie si mes soupons se trouvent justes. Cependant je fis rflexion quil ignorait le lieu de ma demeure, et quon ne pouvait, par consquent, lavoir appris de lui. Accuser Manon, cest de quoi mon cur nosait se rendre coupable. Cette tristesse extraordinaire dont je lavais vue comme accable, ses larmes, le tendre baiser quelle mavait donn en se retirant, me paraissaient bien une nigme ; mais je me sentais port lexpliquer comme un pressentiment de notre malheur commun, et dans le temps que je me dsesprais de laccident qui marrachait elle, javais la crdulit de mimaginer quelle tait encore plus plaindre que moi. Le rsultat de ma mditation fut de me persuader que javais t aperu dans les rues de Paris par quelques personnes de connaissance, qui en avaient donn avis mon pre. Cette pense me consola. Je comptais den tre quitte pour des reproches ou pour quelques mauvais traitements, quil me faudrait essuyer de lautorit paternelle. Je rsolus de les souffrir avec patience, et de promettre tout ce quon exigerait de moi, pour me faciliter loccasion de retourner plus promptement Paris, et daller rendre la vie et la joie ma chre Manon. Nous arrivmes, en peu de temps, Saint-Denis. Mon frre, surpris de mon silence, simagina que ctait un effet de ma crainte. Il entreprit de me consoler en massurant que je navais rien redouter de la svrit de mon pre, pourvu que je fusse dispos rentrer doucement dans le devoir et mriter laffection quil avait pour moi. Il me fit passer la nuit Saint-Denis, avec la prcaution de faire coucher les trois laquais dans ma chambre. Ce qui me causa une peine sensible, fut de me voir dans la mme htellerie o je mtais arrt avec Manon, en venant dAmiens Paris. Lhte et les domestiques me reconnurent, et devinrent en mme temps la vrit de mon histoire. Jentendis dire lhte : Ah ! cest ce joli monsieur qui passait, il y a six semaines, avec une petite demoiselle quil aimait si fort. Quelle tait charmante ! Les pauvres enfants, comme ils se caressaient ! Pardi, cest dommage quon les ait spars. Je feignais de ne rien entendre, et je me laissais voir le moins quil mtait possible. Mon frre avait, Saint-Denis, une chaise deux, dans laquelle nous partmes de grand matin, et nous arrivmes chez nous le lendemain au soir. Il vit mon pre avant moi, pour le prvenir en ma faveur en lui apprenant avec quelle douceur je mtais laiss conduire, de sorte que jen fus reu

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moins durement que je ne my tais attendu. Il se contenta de me faire quelques reproches gnraux sur la faute que javais commise en mabsentant sans sa permission. Pour ce qui regardait ma matresse, il me dit que javais bien mrit ce qui venait de marriver, en me livrant une inconnue ; quil avait eu meilleure opinion de ma prudence, mais quil esprait que cette petite aventure me rendrait plus sage. Je ne pris ce discours que dans le sens qui saccordait avec mes ides. Je remerciai mon pre de la bont quil avait de me pardonner, et je lui promis de prendre une conduite plus soumise et plus rgle. Je triomphais au fond du cur, car de la manire dont les choses sarrangeaient, je ne doutais point que je neusse la libert de me drober de la maison, mme avant la fin de la nuit. On se mit table pour souper ; on me railla sur ma conqute dAmiens, et sur ma fuite avec cette fidle matresse. Je reus les coups de bonne grce. Jtais mme charm quil me ft permis de mentretenir de ce qui moccupait continuellement lesprit. Mais, quelques mots lchs par mon pre me firent prter loreille avec la dernire attention : il parla de perfidie et de service intress, rendu par Monsieur B Je demeurai interdit en lui entendant prononcer ce nom, et je le priai humblement de sexpliquer davantage. Il se tourna vers mon frre, pour lui demander sil ne mavait pas racont toute lhistoire. Mon frre lui rpondit que je lui avais paru si tranquille sur la route, quil navait pas cru que jeusse besoin de ce remde pour me gurir de ma folie. Je remarquai que mon pre balanait sil achverait de sexpliquer Je len suppliai si instamment, quil me satisfit, ou plutt, quil massassina cruellement par le plus terrible de tous les rcits. Il me demanda dabord si javais toujours eu la simplicit de croire que je fusse aim de ma matresse. Je lui dis hardiment que jen tais si sr que rien ne pouvait men donner la moindre dfiance. Ha ! ha ! ha ! scria-t-il en riant de toute sa force, cela est excellent ! Tu es une jolie dupe, et jaime te voir dans ces sentiments-l. Cest grand dommage, mon pauvre Chevalier de te faire entrer dans lOrdre de Malte, puisque tu as tant de disposition faire un mari patient et commode. Il ajouta mille railleries de cette force, sur ce quil appelait ma sottise et ma crdulit. Enfin, comme je demeurais dans le silence, il continua de me dire que, suivant le calcul quil pouvait faire du temps depuis mon dpart dAmiens, Manon mavait aim environ douze jours : car ajouta-t-il, je sais que tu partis dAmiens le 28 de lautre mois ; nous sommes au 29 du prsent ; il y en a onze que Monsieur B ma crit ; je suppose quil lui en a fallu huit pour lier une parfaite connaissance avec ta matresse ;

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ainsi, qui te onze et huit de trente-un jours quil y a depuis le 28 dun mois jusquau 29 de lautre, reste douze, un peu plus ou moins. L-dessus, les clats de rire recommencrent. Jcoutais tout avec un saisissement de cur auquel japprhendais de ne pouvoir rsister jusqu la fin de cette triste comdie. Tu sauras donc, reprit mon pre, puisque tu lignores, que Monsieur B a gagn le cur de ta princesse, car il se moque de moi, de prtendre me persuader que cest par un zle dsintress pour mon service quil a voulu te lenlever. Cest bien dun homme tel que lui, de qui, dailleurs, je ne suis pas connu, quil faut attendre des sentiments si nobles ! Il a su delle que tu es mon fils, et pour se dlivrer de tes importunits, il ma crit le lieu de ta demeure et le dsordre o tu vivais, en me faisant entendre quil fallait main-forte pour sassurer de toi. Il sest offert de me faciliter les moyens de te saisir au collet, et cest par sa direction et celle de ta matresse mme que ton frre a trouv le moment de te prendre sans vert. Flicite-toi maintenant de la dure de ton triomphe. Tu sais vaincre assez rapidement, Chevalier ; mais tu ne sais pas conserver tes conqutes. Je neus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot mavait perc le cur Je me levai de table, et je navais pas fait quatre pas pour sortir de la salle, que je tombai sur le plancher sans sentiment et sans connaissance. On me les rappela par se prompts secours. Jouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour profrer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon pre, qui ma toujours aim tendrement, semploya avec toute son affection pour me consoler. Je lcoutais, mais sans lentendre. Je me jetai ses genoux, je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner Paris pour aller poignarder B Non, disais-je, il na pas gagn le cur de Manon, il lui a fait violence ; il la sduite par un charme ou par un poison ; il la peut-tre force brutalement. Manon maime. Ne le sais-je pas bien ? Il laura menace, le poignard la main, pour la contraindre de mabandonner. Que naura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante matresse ! dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon met trahi, et quelle et cess de maimer ! Comme je parlais toujours de retourner promptement Paris, et que je me levais mme tous moments pour cela, mon pre vit bien que, dans le transport o jtais, rien ne serait capable de marrter il me conduisit dans une chambre haute, o il laissa deux domestiques avec moi pour me garder vue. Je ne me possdais point. Jaurais donn mille vies pour tre seulement un quart dheure Paris. Je compris que, mtant dclar si ouvertement, on ne me permettrait pas aisment de sortir de ma

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chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fentres, ne voyant nulle possibilit de mchapper par cette voie, je madressai doucement mes deux domestiques. Je mengageai, par mille serments, faire un jour leur fortune, sils voulaient consentir mon vasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute esprance. Je rsolus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter quavec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture quon mapporta le lendemain. Mon pre vint me voir laprs-midi. Il eut la bont de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il mordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passrent, pendant lesquels je ne pris rien quen sa prsence et pour lui obir. Il continuait toujours de mapporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et minspirer du mpris pour linfidle Manon. Il est certain que je ne lestimais plus ; comment aurais-je estim la plus volage et la plus perfide de toutes les cratures ? Mais son image, ses traits charmants que je portais au fond du cur, y subsistaient toujours. Je le sentais bien. Je puis mourir, disais-je ; je le devrais mme, aprs tant de honte et de douleur ; mais je souffrirais mille morts sans pouvoir oublier lingrate Manon. Mon pre tait surpris de me voir toujours si fortement touch. Il me connaissait des principes dhonneur, et ne pouvant douter que sa trahison ne me la ft mpriser, il simagina que ma constance venait moins de cette passion en particulier que dun penchant gnral pour les femmes. Il sattacha tellement cette pense que, ne consultant que sa tendre affection, il vint un jour men faire louverture. Chevalier, me dit-il, jai eu dessein, jusqu prsent, de te faire porter la croix de Malte, mais je vois que tes inclinations ne sont point tournes de ce ct-l. Tu aimes les jolies femmes. Je suis davis de ten chercher une qui te plaise. Expliquemoi naturellement ce que tu penses l-dessus. Je lui rpondis que je ne mettais plus de distinction entre les femmes, et quaprs le malheur qui venait de marriver je les dtestais toutes galement. Je ten chercherai une, reprit mon pre en souriant, qui ressemblera Manon, et qui sera plus fidle. Ah ! si vous avez quelque bont pour moi, lui dis-je, cest elle quil faut me rendre. Soyez sr, mon cher pre, quelle ne ma point trahi ; elle nest pas capable dune si noire et si cruelle lchet. Cest le perfide B qui nous trompe, vous, elle et moi. Si vous saviez combien elle est tendre et sincre, si vous la connaissiez, vous laimeriez vous-mme. Vous tes un enfant, repartit mon pre. Comment pouvez-vous vous aveugler jusqu ce point, aprs ce que je vous ai racont delle ? Cest

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elle-mme qui vous a livr votre frre. Vous devriez oublier jusqu son nom, et profiter si vous tes sage, de lindulgence que jai pour vous. Je reconnaissais trop clairement quil avait raison. Ctait un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidle. Hlas ! repris-je, aprs un moment de silence, il nest que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lche de toutes les perfidies. Oui, continuaije, en versant des larmes de dpit, je vois bien que je ne suis quun enfant. Ma crdulit ne leur cotait gure tromper. Mais je sais bien ce que jai faire pour me venger. Mon pre voulut savoir quel tait mon dessein. Jirai Paris, lui dis-je, je mettrai le feu la maison de B, et je le brlerai tout vif avec la perfide Manon. Cet emportement fit rire mon pre et ne servit qu me faire garder plus troitement dans ma prison. Jy passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments ntaient quune alternative perptuelle de haine et damour, desprance ou de dsespoir, selon lide sous laquelle Manon soffrait mon esprit. Tantt je ne considrais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du dsir de la revoir ; tantt je ny apercevais quune lche et perfide matresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir. On me donna des livres, qui servirent rendre un peu de tranquillit mon me. Je relus tous mes auteurs ; jacquis de nouvelles connaissances ; je repris un got infini pour ltude. Vous verrez de quelle utilit il me fut dans la suite. Les lumires que je devais lamour me firent trouver de la clart dans quantits dendroits dHorace et de Virgile, qui mavaient paru obscurs auparavant. Je fis un commentaire amoureux sur le quatrime livre de Lnide ; je le destine voir le jour et je me flatte que le public en sera satisfait. Hlas ! disais-je en le faisant, ctait un cur tel que le mien quil fallait la fidle Didon. Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il membrassa. Je navais point encore eu de preuves de son affection qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amiti de collge, telle quelle se forme entre de jeunes gens qui sont peu prs du mme ge. Je le trouvai si chang et si form, depuis cinq ou six mois que javais passs sans le voir, que sa figure et le ton de son discours minspirrent du respect. Il me parla en conseiller sage, plutt quen ami dcole. Il plaignit lgarement o jtais tomb. Il me flicita de ma gurison, quil croyait avance ; enfin il mexhorta profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanit des plaisirs. Je le regardai avec tonnement. Il sen aperut. Mon cher Chevalier me ditil, je ne vous dis rien qui ne soit solidement vrai, et dont je ne me sois

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convaincu par un srieux examen. Javais autant de penchant que vous vers la volupt, mais le Ciel mavait donn, en mme temps, du got pour la vertu. Je me suis servi de ma raison pour comparer les fruits de lune et de lautre et je nai pas tard longtemps dcouvrir leurs diffrences. Le secours du Ciel sest joint mes rflexions. Jai conu pour le monde un mpris auquel il ny a rien dgal. Devineriez-vous ce qui my retient, ajouta-t-il, et ce qui mempche de courir la solitude ? Cest uniquement la tendre amiti que jai pour vous. Je connais lexcellence de votre cur et de votre esprit ; il ny a rien de bon dont vous ne puissiez vous rendre capable. Le poison du plaisir vous a fait carter du chemin. Quelle perte pour la vertu ! Votre fuite dAmiens ma caus tant de douleur, que je nai pas got, depuis, un seul moment de satisfaction. Jugezen par les dmarches quelle ma fait faire. Il me raconta quaprs stre aperu que je lavais tromp et que jtais parti avec ma matresse, il tait mont cheval pour me suivre ; mais quayant sur lui quatre ou cinq heures davance, il lui avait t impossible de me joindre ; quil tait arriv nanmoins Saint-Denis une demi-heure aprs mon dpart ; qutant bien certain que je me serais arrt Paris, il y avait pass six semaines me chercher inutilement ; quil allait dans tous les lieux o il se flattait de pouvoir me trouver, et quun jour enfin il avait reconnu ma matresse la Comdie ; quelle y tait dans une parure si clatante quil stait imagin quelle devait cette fortune un nouvel amant ; quil avait suivi son carrosse jusqu sa maison, et quil avait appris dun domestique quelle tait entretenue par les libralits de Monsieur B Je ne marrtai point l, continua-t-il. Jy retournai le lendemain, pour apprendre delle-mme ce que vous tiez devenu ; elle me quitta brusquement, lorsquelle mentendit parler de vous, et je fus oblig de revenir en province sans aucun autre claircissement. Jy appris votre aventure et la consternation extrme quelle vous a cause ; mais je nai pas voulu vous voir, sans tre assur de vous trouver plus tranquille. Vous avez donc vu Manon, lui rpondis-je en soupirant. Hlas ! vous tes plus heureux que moi, qui suis condamn ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bont de mon caractre et sur mes inclinations, quil me fit natre ds cette premire visite, une forte envie de renoncer comme lui tous les plaisirs du sicle pour entrer dans ltat ecclsiastique. Je gotai tellement cette ide que, lorsque je me trouvai seul, je ne moccupai plus dautre chose. Je me rappelai les discours de M. lvque dAmiens, qui mavait donn le mme conseil, et les prsages heureux

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quil avait forms en ma faveur, sil marrivait dembrasser ce parti. La pit se mla aussi dans mes considrations. Je mnerai une vie sage et chrtienne, disais-je ; je moccuperai de ltude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de lamour. Je mpriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cur ne dsirera que ce quil estime, jaurai aussi peu dinquitudes que de dsirs. Je formai l-dessus, davance, un systme de vie paisible et solitaire. Jy faisais entrer une maison carte, avec un petit bois et un ruisseau deau douce au bout du jardin, une bibliothque compose de livres choisis, un petit nombre damis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modre. Jy joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son sjour Paris, et qui minformerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosit que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prtentions ne serontelles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extrmement mes inclinations. Mais, la fin dun si sage arrangement, je sentais que mon cur attendit encore quelque chose, et que, pour navoir rien dsirer dans la plus charmante solitude, il y fallait tre avec Manon. Cependant, Tiberge continuant de me rendre de frquentes visites, dans le dessein quil mavait inspir, je pris loccasion den faire louverture mon pre. Il me dclara que son intention tait de laisser ses enfants libres dans le choix de leur condition et que, de quelque manire que je voulusse disposer de moi, il ne se rserverait que le droit de maider de ses conseils. Il men donna de fort sages, qui tendaient moins me dgoter de mon projet, qu me le faire embrasser avec connaissance. Le renouvellement de lanne scolastique approchait. Je convins avec Tiberge de nous mettre ensemble au sminaire de Saint-Sulpice, lui pour achever ses tudes de thologie, et moi pour commencer les miennes. Son mrite, qui tait connu de lvque du diocse, lui fit obtenir de ce prlat un bnfice considrable avant notre dpart. Mon pre, me croyant tout fait revenu de ma passion, ne fit aucune difficult de me laisser partir. Nous arrivmes Paris. Lhabit ecclsiastique prit la place de la croix de Malte, et le nom dabb des Grieux celle de chevalier. Je mattachai ltude avec tant dapplication, que je fis des progrs extraordinaires en peu de mois. Jy employais une partie de la nuit, et je ne perdais pas un moment du jour. Ma rputation eut tant dclat, quon me flicitait dj sur les dignits que je ne pouvais manquer dobtenir, et sans lavoir sollicit, mon nom fut couch sur la feuille des bnfices. La pit ntait pas plus nglige ; javais de la ferveur

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pour tous les exercices. Tiberge tait charm de ce quil regardait comme son ouvrage, et je lai vu plusieurs fois rpandre des larmes, en sapplaudissant de ce quil nommait ma conversion. Que les rsolutions humaines soient sujettes changer, cest ce qui ne ma jamais caus dtonnement ; une passion les fait natre, une autre passion peut les dtruire ; mais quand je pense la saintet de celles qui mavaient conduit Saint-Sulpice et la joie intrieure que le Ciel my faisait goter en les excutant, je suis effray de la facilit avec laquelle jai pu les rompre. Sil est vrai que les secours clestes sont tous moments dune force gale celle des passions. Quon mexplique donc par quel funeste ascendant on se trouve emport tout dun coup loin de son devoir sans se trouver capable de la moindre rsistance, et sans ressentir le moindre remords. Je me croyais absolument dlivr des faiblesses de lamour. Il me semblait que jaurais prfr la lecture dune page de saint Augustin, ou un quart dheure de mditation chrtienne, tous les plaisirs des sens, sans excepter ceux qui mauraient t offerts par Manon. Cependant, un instant malheureux me fit retomber dans le prcipice, et ma chute fut dautant plus irrparable que, me trouvant tout dun coup au mme degr de profondeur do jtais sorti, les nouveaux dsordres o je tombai me portrent bien plus loin vers le fond de labme. Javais pass prs dun an Paris, sans minformer des affaires de Manon. Il men avait dabord cot beaucoup pour me faire cette violence ; mais les conseils toujours prsents de Tiberge, et mes propres rflexions, mavaient fait obtenir la victoire. Les derniers mois staient couls si tranquillement que je me croyais sur le point doublier ternellement cette charmante et perfide crature. Le temps arriva auquel je devais soutenir un exercice public dans lcole de Thologie. Je fis prier plusieurs personnes de considration de mhonorer de leur prsence. Mon nom fut ainsi rpandu dans tous les quartiers de Paris : il alla jusquaux oreilles de mon infidle. Elle ne le reconnut pas avec certitude sous le titre dabb ; mais un reste de curiosit, ou peut-tre quelque repentir de mavoir trahi ce nai jamais pu dmler lequel de ces deux sentiments lui fit prendre intrt un nom si semblable au mien ; elle vint en Sorbonne avec quelques autres dames. Elle fut prsente mon exercice, et sans doute quelle eut peu de peine me remettre. Je neus pas la moindre connaissance de cette visite. On sait quil y a, dans ces lieux, des cabinets particuliers pour les dames, o elles sont caches derrire une jalousie. Je retournai Saint-Sulpice, couvert de gloire et charg de compliments. Il tait six heures du soir. On vint mavertir, un moment aprs mon retour, quune dame demandait me voir Jallai

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au parloir sur-le-champ. Dieux ! quelle apparition surprenante ! jy trouvai Manon. Ctait elle, mais plus aimable et plus brillante que je ne lavais jamais vue. Elle tait dans sa dix-huitime anne. Ses charmes surpassaient tout ce quon peut dcrire. Ctait un air si fin, si doux, si engageant, lair de lAmour mme. Toute sa figure me parut un enchantement. Je demeurai interdit sa vue, et ne pouvant conjecturer quel tait le dessein de cette visite, jattendais, les yeux baisss et avec tremblement, quelle sexpliqut. Son embarras fut, pendant quelque temps, gal au mien, mais, voyant que mon silence continuait, elle mit la main devant ses yeux, pour cacher quelques larmes. Elle me dit, dun ton timide, quelle confessait que son infidlit mritait ma haine ; mais que, sil tait vrai que jeusse jamais eu quelque tendresse pour elle, il y avait eu, aussi, bien de la duret laisser passer deux ans sans prendre soin de minformer de son sort, et quil y en avait beaucoup encore la voir dans ltat o elle tait en ma prsence, sans lui dire une parole. Le dsordre de mon me, en lcoutant, ne saurait tre exprim. Elle sassit. Je demeurai debout, le corps demi tourn, nosant lenvisager directement. Je commenai plusieurs fois une rponse, que je neus pas la force dachever. Enfin, je fis un effort pour mcrier douloureusement : Perfide Manon ! Ah ! perfide ! perfide ! Elle me rpta, en pleurant chaudes larmes, quelle ne prtendait point justifier sa perfidie. Que prtendez-vous donc ? mcriai-je encore. Je prtends mourir rpondit-elle, si vous ne me rendez votre cur, sans lequel il est impossible que je vive. Demande donc ma vie, infidle ! repris-je en versant moi-mme des pleurs, que je mefforai en vain de retenir. Demande ma vie, qui est lunique chose qui me reste te sacrifier ; car mon cur na jamais cess dtre toi. peine eus-je achev ces derniers mots, quelle se leva avec transport pour venir membrasser. Elle maccabla de mille caresses passionnes. Elle mappela par tous les noms que lamour invente pour exprimer ses plus vives tendresses. Je ny rpondais encore quavec langueur. Quel passage, en effet, de la situation tranquille o javais t, aux mouvements tumultueux que je sentais renatre ! Jen tais pouvant. Je frmissais, comme il arrive lorsquon se trouve la nuit dans une campagne carte : on se croit transport dans un nouvel ordre de choses ; on y est saisi dune horreur secrte, dont on ne se remet quaprs avoir considr longtemps tous les environs. Nous nous assmes lun prs de lautre. Je pris ses mains dans les miennes. Ah ! Manon, lui dis-je en la regardant dun il triste, je ne mtais pas attendu la noire trahison dont vous avez pay mon amour.

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Il vous tait bien facile de tromper un cur dont vous tiez la souveraine absolue, et qui mettait toute sa flicit vous plaire et vous obir. Dites-moi maintenant si vous en avez trouv daussi tendres et daussi soumis. Non, non, la Nature nen fait gure de la mme trempe que le mien. Dites-moi, du moins, si vous lavez quelquefois regrett. Quel fond dois-je faire sur ce retour de bont qui vous ramne aujourdhui pour le consoler ? Je ne vois que trop que vous tes plus charmante que jamais ; mais au nom de toutes les peines que jai souffertes pour vous, belle Manon, dites-moi si vous serez plus fidle. Elle me rpondit des choses si touchantes sur son repentir et elle sengagea la fidlit par tant de protestations et de serments, quelle mattendrit un degr inexprimable. Chre Manon ! lui dis-je, avec un mlange profane dexpressions amoureuses et thologiques, tu es trop adorable pour une crature. Je me sens le cur emport par une dlectation victorieuse. Tout ce quon dit de la libert Saint-Sulpice est une chimre. Je vais perdre ma fortune et ma rputation pour toi, je le prvois bien ; je lis ma destine dans tes beaux yeux ; mais de quelles pertes ne serai-je pas consol par ton amour ! Les faveurs de la fortune ne me touchent point ; la gloire me parat une fume ; tous mes projets de vie ecclsiastique taient de folles imaginations ; enfin tous les biens diffrents de ceux que jespre avec toi sont des biens mprisables, puisquils ne sauraient tenir un moment, dans mon cur contre un seul de tes regards. En lui promettant nanmoins un oubli gnral de ses fautes, je voulus tre inform de quelle manire elle stait laiss sduire par B Elle mapprit que, layant vue sa fentre, il tait devenu passionn pour elle ; quil avait fait sa dclaration en fermier gnral, cest--dire en lui marquant dans une lettre que le payement serait proportionn aux faveurs ; quelle avait capitul dabord, mais sans autre dessein que de tirer de lui quelque somme considrable qui pt servir nous faire vivre commodment ; quil lavait blouie par de si magnifiques promesses, quelle stait laiss branler par degrs ; que je devais juger pourtant de ses remords par la douleur dont elle mavait laiss voir des tmoignages, la veille de notre sparation ; que, malgr lopulence dans laquelle il lavait entretenue, elle navait jamais got de bonheur avec lui, non seulement parce quelle ny trouvait point, me dit-elle, la dlicatesse de mes sentiments et lagrment de mes manires, mais parce quau milieu mme des plaisirs quil lui procurait sans cesse, elle portait, au fond du cur le souvenir de mon amour et le remords de son infidlit. Elle me parla de Tiberge et de la confusion extrme que sa visite lui avait cause.

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Un coup dpe dans le cur ajouta-t-elle, maurait moins mu le sang. Je lui tournai le dos, sans pouvoir soutenir un moment sa prsence. Elle continua de me raconter par quels moyens elle avait t instruite de mon sjour Paris, du changement de ma condition, et de mes exercices de Sorbonne. Elle massura quelle avait t si agite, pendant la dispute, quelle avait eu beaucoup de peine, non seulement retenir ses larmes, mais ses gmissements mmes et ses cris, qui avaient t plus dune fois sur le point dclater. Enfin, elle me dit quelle tait sortie de ce lieu la dernire, pour cacher son dsordre, et que, ne suivant que le mouvement de son cur et limptuosit de ses dsirs, elle tait venue droit au sminaire, avec la rsolution dy mourir si elle ne me trouvait pas dispos lui pardonner. O trouver un barbare quun repentir si vif et si tendre net pas touch ? Pour moi, je sentis, dans ce moment, que jaurais sacrifi pour Manon tous les vchs du monde chrtien. Je lui demandai quel nouvel ordre elle jugeait propos de mettre dans nos affaires. Elle me dit quil fallait sur-le-champ sortir du sminaire, et remettre nous arranger dans un lieu plus sr. Je consentis toutes ses volonts sans rplique. Elle entra dans son carrosse, pour aller mattendre au coin de la rue. Je mchappai un moment aprs, sans tre aperu du portier. Je montai avec elle. Nous passmes la friperie. Je repris les galons et lpe. Manon fournit aux frais, car jtais sans un sou ; et dans la crainte que je ne trouvasse de lobstacle ma sortie de Saint-Sulpice, elle navait pas voulu que je retournasse un moment ma chambre pour y prendre mon argent. Mon trsor dailleurs, tait mdiocre, et elle assez riche des libralits de B pour mpriser ce quelle me faisait abandonner. Nous confrmes, chez le fripier mme, sur le parti que nous allions prendre. Pour me faire valoir davantage le sacrifice quelle me faisait de B, elle rsolut de ne pas garder avec lui le moindre mnagement. Je veux lui laisser ses meubles, me dit-elle, ils sont lui ; mais jemporterai, comme de justice, les bijoux et prs de soixante mille francs que jai tirs de lui depuis deux ans. Je ne lui ai donn nul pouvoir sur moi, ajouta-t-elle ; ainsi nous pouvons demeurer sans crainte Paris, en prenant une maison commode o nous vivrons heureusement. Je lui reprsentai que, sil ny avait point de pril pour elle, il y en avait beaucoup pour moi, qui ne manquerais point tt ou tard dtre reconnu, et qui serais continuellement expos au malheur que javais dj essuy. Elle me fit entendre quelle aurait du regret quitter Paris. Je craignais tant de la chagriner quil ny avait point de hasards, que je ne mprisasse pour lui plaire ; cependant, nous trouvmes un temprament raisonnable, qui fut de louer une maison

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dans quelque village voisin de Paris, do il nous serait ais daller la ville lorsque le plaisir ou le besoin nous y appellerait. Nous choismes Chaillot, qui nen est pas loign. Manon retourna sur-le-champ chez elle. Jallai lattendre la petite porte du jardin des Tuileries. Elle revint une heure aprs, dans un carrosse de louage, avec une fille qui la servait, et quelques malles o ses habits et tout ce quelle avait de prcieux tait renferm. Nous ne tardmes point gagner Chaillot. Nous logemes la premire nuit lauberge, pour nous donner le temps de chercher une maison, ou du moins un appartement commode. Nous en trouvmes, ds le lendemain, un de notre got. Mon bonheur me parut dabord tabli dune manire inbranlable. Manon tait la douceur et la complaisance mme. Elle avait pour moi des attentions si dlicates, que je me crus trop parfaitement ddommag de toutes mes peines. Comme nous avions acquis tous deux un peu dexprience, nous raisonnmes sur la solidit de notre fortune. Soixante mille francs, qui faisaient le fond de nos richesses, ntaient pas une somme qui pt stendre autant que le cours dune longue vie. Nous ntions pas disposs dailleurs resserrer trop notre dpense. La premire vertu de Manon, non plus que la mienne, ntait pas lconomie. Voici le plan que je me proposai : Soixante mille francs, lui dis-je, peuvent nous soutenir pendant dix ans. Deux mille cus nous suffiront chaque anne, si nous continuons de vivre Chaillot. Nous y mnerons une vie honnte, mais simple. Notre unique dpense sera pour lentretien dun carrosse, et pour les spectacles. Nous nous rglerons. Vous aimez lOpra : nous irons deux fois la semaine. Pour le jeu, nous nous bornerons tellement que nos pertes ne passeront jamais deux pistoles. Il est impossible que, dans lespace de dix ans, il narrive point de changement dans ma famille ; mon pre est g, il peut mourir. Je me trouverai du bien, et nous serons alors au-dessus de toutes nos autres craintes. Cet arrangement net pas t la plus folle action de ma vie, si nous eussions t assez sages pour nous y assujettir constamment. Mais nos rsolutions ne durrent gure plus dun mois. Manon tait passionne pour le plaisir ; je ltais pour elle. Il nous naissait, tous moments, de nouvelles occasions de dpense ; et loin de regretter les sommes quelle employait quelquefois avec profusion, je fus le premier lui procurer tout ce que je croyais propre lui plaire. Notre demeure de Chaillot commena mme lui devenir charge. Lhiver approchait ; tout le monde retournait la ville, et la campagne devenait dserte. Elle me proposa de

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reprendre une maison Paris. Je ny consentis point ; mais, pour la satisfaire en quelque chose, je lui dis que nous pouvions y louer un appartement meubl, et que nous y passerions la nuit lorsquil nous arriverait de quitter trop tard lassemble o nous allions plusieurs fois la semaine, car lincommodit de revenir si tard Chaillot tait le prtexte quelle apportait pour le vouloir quitter. Nous nous donnmes ainsi deux logements, lun la ville, et lautre la campagne. Ce changement mit bientt le dernier dsordre dans nos affaires, en faisant natre deux aventures qui causrent notre ruine. Manon avait un frre, qui tait garde du corps. Il se trouva malheureusement log, Paris, dans la mme rue que nous. Il reconnut sa sur, en la voyant le matin sa fentre. Il accourut aussitt chez nous. Ctait un homme brutal et sans principes dhonneur. Il entra dans notre chambre en jurant horriblement, et comme il savait une partie des aventures de sa sur, il laccabla dinjures et de reproches. Jtais sorti un moment auparavant, ce qui fut sans doute un bonheur pour lui ou pour moi, qui ntais rien moins que dispos souffrir une insulte. Je ne retournai au logis quaprs son dpart. La tristesse de Manon me fit juger quil stait pass quelque chose dextraordinaire. Elle me raconta la scne fcheuse quelle venait dessuyer et les menaces brutales de son frre. Jen eus tant de ressentiment, que jeusse couru sur-le-champ la vengeance si elle ne met arrt par ses larmes. Pendant que je mentretenais avec elle de cette aventure, le garde du corps rentra dans la chambre o nous tions, sans stre fait annoncer. Je ne laurais pas reu aussi civilement que je fis si je leusse connu ; mais, nous ayant salus dun air riant, il eut le temps de dire Manon quil venait lui faire des excuses de son comportement ; quil lavait crue dans le dsordre, et que cette opinion avait allum sa colre ; mais que, stant inform qui jtais, dun de nos domestiques, il avait appris de moi des choses si avantageuses, quelles lui faisaient dsirer de bien vivre avec nous. Quoique cette information, qui lui venait dun de mes laquais, et quelque chose de bizarre et de choquant, je reus son compliment avec honntet. Je crus faire plaisir Manon. Elle paraissait charme de le voir port se rconcilier. Nous le retnmes dner. Il se rendit, en peu de moments, si familier que nous ayant entendus parler de notre retour Chaillot, il voulut absolument nous tenir compagnie. Il fallut lui donner une place dans notre carrosse. Ce fut une prise de possession, car il saccoutuma bientt nous voir avec tant de plaisir quil fit sa maison de la ntre et quil se rendit le matre, en quelque sorte, de tout ce qui nous appartenait. Il mappelait son frre, et sous prtexte de la libert fraternelle, il se mit sur le pied damener tous ses amis

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dans notre maison de Chaillot, et de les y traiter nos dpens. Il se fit habiller magnifiquement nos frais. Il nous engagea mme payer toutes ses dettes. Je fermais les yeux sur cette tyrannie, pour ne pas dplaire Manon, jusqu feindre de ne pas mapercevoir quil tirait delle, de temps en temps, des sommes considrables. Il est vrai, qutant grand joueur il avait la fidlit de lui en remettre une partie lorsque la fortune le favorisait ; mais la ntre tait trop mdiocre pour fournir longtemps des dpenses si peu modres. Jtais sur le point de mexpliquer fortement avec lui, pour nous dlivrer de ses importunits, lorsquun funeste accident mpargna cette peine, en nous en causant une autre qui nous abma sans ressource. Nous tions demeurs un jour Paris, pour y coucher comme il nous arrivait fort souvent. La servante, qui restait seule Chaillot dans ces occasions, vint mavertir, le matin, que le feu avait pris, pendant la nuit, dans ma maison, et quon avait eu beaucoup de difficult lteindre. Je lui demandai si nos meubles avaient souffert quelque dommage ; elle me rpondit quil y avait eu une si grande confusion, cause par la multitude dtrangers qui taient venus au secours, quelle ne pouvait tre assure de rien. Je tremblai pour notre argent, qui tait renferm dans une petite caisse. Je me rendis promptement Chaillot. Diligence inutile ; la caisse avait dj disparu. Jprouvai alors quon peut aimer largent sans tre avare. Cette perte me pntra dune si vive douleur que jen pensai perdre la raison. Je compris tout dun coup quels nouveaux malheurs jallais me trouver expos ; lindigence tait le moindre. Je connaissais Manon ; je navais dj que trop prouv que, quelque fidle et quelque attache quelle me ft dans la bonne fortune, il ne fallait pas compter sur elle dans la misre. Elle aimait trop labondance et les plaisirs pour me les sacrifier : Je la perdrai, mcriai-je. Malheureux Chevalier tu vas donc perdre encore tout ce que tu aimes ! Cette pense me jeta dans un trouble si affreux, que je balanai, pendant quelques moments, si je ne ferais pas mieux de finir tous mes maux par la mort. Cependant, je conservai assez de prsence desprit pour vouloir examiner auparavant sil ne me restait nulle ressource. Le Ciel me fit natre une ide, qui arrta mon dsespoir. Je crus quil ne me serait pas impossible de cacher notre perte Manon, et que, par industrie ou par quelque faveur du hasard, je pourrais fournir assez honntement son entretien pour lempcher de sentir la ncessit. Jai compt, disais-je pour me consoler que vingt mille cus nous suffiraient pendant dix ans. Supposons que les dix ans soient couls, et que nul des changements que jesprais ne soit arriv dans ma famille. Quel parti prendrais-je ? Je ne le sais pas trop bien, mais, ce que je

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ferais alors, qui mempche de le faire aujourdhui ? Combien de personnes vivent Paris, qui nont ni mon esprit, ni mes qualits naturelles, et qui doivent nanmoins leur entretien leurs talents, tels quils les ont ! La Providence, ajoutais-je, en rflchissant sur les diffrents tats de la vie, na-t-elle pas arrang les choses fort sagement ? La plupart des grands et des riches sont des sots : cela est clair qui connat un peu le monde. Or il y a l-dedans une justice admirable : sils joignaient lesprit aux richesses, ils seraient trop heureux, et le reste des hommes trop misrable. Les qualits du corps et de lme sont accordes ceux-ci, comme des moyens pour se tirer de l misre et de la pauvret. Les uns prennent part aux richesses des grands en servant leurs plaisirs : ils en font des dupes ; dautres servent leur instruction : ils tchent den faire dhonntes gens ; il est rare, la vrit, quils y russissent, mais ce nest pas l le but de la divine Sagesse : ils tirent toujours un fruit de leurs besoins, qui est de vivre aux dpens de ceux quils instruisent, et de quelque faon quon le prenne, cest un fond excellent de revenu pour les petits, que la sottise des riches et des grands. Ces penses me remirent un peu le cur et la tte. Je rsolus dabord daller consulter M. Lescaut, frre de Manon. Il connaissait parfaitement Paris, et je navais eu que trop doccasions de reconnatre que ce ntait ni de son bien ni de la paye du roi quil tirait son plus clair revenu. Il me restait peine vingt pistoles qui staient trouves heureusement dans ma poche. Je lui montrai ma bourse, en lui expliquant mon malheur et mes craintes, et je lui demandai sil y avait pour moi un parti choisir entre celui de mourir de faim, ou de me casser la tte de dsespoir. Il me rpondit que se casser la tte tait la ressource des sots ; pour mourir de faim, quil y avait quantit de gens desprit qui sy voyaient rduits, quand ils ne voulaient pas faire usage de leurs talents ; que ctait moi dexaminer de quoi jtais capable ; quil massurait de son secours et de ses conseils dans toutes mes entreprises. Cela est bien vague, monsieur Lescaut, lui dis-je ; mes besoins demanderaient un remde plus prsent, car que voulez-vous que je dise Manon ? A propos de Manon, reprit-il, quest-ce qui vous embarrasse ? Navez-vous pas toujours, avec elle, de quoi finir vos inquitudes quand vous le voudrez ? Une fille comme elle devrait nous entretenir vous, elle et moi. Il me coupa la rponse que cette impertinence mritait, pour continuer de me dire quil me garantissait avant le soir mille cus partager entre nous, si je voulais suivre son conseil ; quil connaissait un seigneur si libral sur le chapitre des plaisirs, quil tait sr que mille cus ne lui coteraient rien pour obtenir les faveurs dune fille telle que

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Manon. Je larrtai. Javais meilleure opinion de vous, lui rpondis-je ; je mtais figur que le motif que vous aviez eu, pour maccorder votre amiti, tait un sentiment tout oppos celui o vous tes maintenant. Il me confessa impudemment quil avait toujours pens de mme, et que, sa sur ayant une fois viol les lois de son sexe, quoique en faveur de lhomme quil aimait le plus, il ne stait rconcili avec elle que dans lesprance de tirer parti de sa mauvaise conduite. Il me fut ais de juger que jusqualors nous avions t ses dupes. Quelque motion nanmoins que ce discours met cause, le besoin que javais de lui mobligea de rpondre, en riant, que son conseil tait une dernire ressource quil fallait remettre lextrmit. Je le priai de mouvrir quelque autre voie. Il me proposa de profiter de ma jeunesse et de la figure avantageuse que javais reue de la nature, pour me mettre en liaison avec quelque dame vieille et librale. Je ne gotai pas non plus ce parti, qui maurait rendu infidle Manon. Je lui parlai du jeu, comme du moyen le plus facile, et le plus convenable ma situation. Il me dit que le jeu, la vrit, tait une ressource, mais que cela demandait dtre expliqu ; quentreprendre de jouer simplement, avec les esprances communes, ctait le vrai moyen dachever ma perte ; que de prtendre exercer seul, et sans tre soutenu, les petits moyens quun habile homme emploie pour corriger la fortune, tait un mtier trop dangereux ; quil y avait une troisime voie, qui tait celle de lassociation, mais que ma jeunesse lui faisait craindre que messieurs les Confdrs ne me jugeassent point encore les qualits propres la Ligue. Il me promit nanmoins ses bons offices auprs deux ; et ce que je naurais pas attendu de lui, il moffrit quelque argent, lorsque je me trouverais press du besoin. Lunique grce que je lui demandai, dans les circonstances, fut de ne rien apprendre Manon de la perte que javais faite, et du sujet de notre conversation. Je sortis de chez lui, moins satisfait encore que je ny tais entr ; je me repentis mme de lui avoir confi mon secret. Il navait rien fait, pour moi, que je neusse pu obtenir de mme sans cette ouverture, et je craignais mortellement quil ne manqut la promesse quil mavait faite de ne rien dcouvrir Manon. Javais lieu dapprhender aussi, par la dclaration de ses sentiments, quil ne formt le dessein de tirer parti delle, suivant ses propres termes, en lenlevant de mes mains, ou, du moins, en lui conseillant de me quitter pour sattacher quelque amant plus riche et plus heureux. Je fis l-dessus mille rflexions, qui naboutirent qu me tourmenter et renouveler le dsespoir o javais t le matin. Il me vint plusieurs fois lesprit dcrire mon pre, et de feindre une nouvelle

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conversion, pour obtenir de lui quelque secours dargent ; mais je me rappelai aussitt que, malgr toute sa bont, il mavait resserr six mois dans une troite prison, pour ma premire faute ; jtais bien sr quaprs un clat tel que lavait d causer ma fuite de Saint-Sulpice, il me traiterait beaucoup plus rigoureusement. Enfin, cette confusion de penses en produisit une qui remit le calme tout dun coup dans mon esprit, et que je mtonnai de navoir pas eue plus tt, ce fut de recourir mon ami Tiberge, dans lequel jtais bien certain de retrouver toujours le mme fond de zle et damiti. Rien nest plus admirable, et ne fait plus dhonneur la vertu, que la confiance avec laquelle on sadresse aux personnes dont on connat parfaitement la probit. On sent quil ny a point de risque courir. Si elles ne sont pas toujours en tat doffrir du secours, on est sr quon en obtiendra du moins de la bont et de la compassion. Le cur, qui se ferme avec tant de soin au reste des hommes, souvre naturellement en leur prsence, comme une fleur spanouit la lumire du soleil, dont elle nattend quune douce influence. Je regardai comme un effet de la protection du Ciel de mtre souvenu si propos de Tiberge, et je rsolus de chercher les moyens de le voir avant la fin du jour. Je retournai sur-le-champ au logis, pour lui crire un mot, et lui marquer un lieu propre notre entretien. Je lui recommandais le silence et la discrtion, comme un des plus importants services quil pt me rendre dans la situation de mes affaires. La joie que lesprance de le voir minspirait effaa les traces du chagrin que Manon naurait pas manqu dapercevoir sur mon visage. Je lui parlai de notre malheur de Chaillot comme dune bagatelle qui ne devait pas lalarmer ; et Paris tant le lieu du monde o elle se voyait avec le plus de plaisir elle ne fut pas fche de mentendre dire quil tait propos dy demeurer jusqu ce quon et rpar Chaillot quelques lgers effets de lincendie. Une heure aprs, je reus la rponse de Tiberge, qui me promettait de se rendre au lieu de lassignation. Jy courus avec impatience. Je sentais nanmoins quelque honte daller paratre aux yeux dun ami, dont la seule prsence devait tre un reproche de mes dsordres, mais lopinion que javais de la bont de son cur et lintrt de Manon soutinrent ma hardiesse. Je lavais pri de se trouver au jardin du Palais-Royal. Il y tait avant moi. Il vint membrasser, aussitt quil meut aperu. Il me tint serr longtemps entre ses bras, et je sentis mon visage mouill de ses larmes. Je lui dis que je ne me prsentais lui quavec confusion, et que je portais dans le cur un vif sentiment de mon ingratitude ; que la premire chose dont je le conjurais tait de mapprendre sil mtait encore permis de le

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regarder comme mon ami, aprs avoir mrit si justement de perdre son estime et son affection. Il me rpondit, du ton le plus tendre, que rien ntait capable de le faire renoncer cette qualit ; que mes malheurs mmes, et si je lui permettais de le dire, mes fautes et mes dsordres, avaient redoubl sa tendresse pour moi ; mais que ctait une tendresse mle de la plus vive douleur, telle quon la sent pour une personne chre, quon voit toucher sa perte sans pouvoir la secourir. Nous nous assmes sur un banc. Hlas ! lui dis-je, avec un soupir parti du fond du cur votre compassion doit tre excessive, mon cher Tiberge ; si vous massurez quelle est gale mes peines. Jai honte de vous les laisser voir, car je confesse que la cause nen est pas glorieuse, mais leffet en est si triste quil nest pas besoin de maimer autant que vous faites pour en tre attendri. Il me demanda, comme une marque damiti, de lui raconter sans dguisement ce qui mtait arriv depuis mon dpart de Saint-Sulpice.