L'année 1771 dans l'histoire de la pensée de Kant .02

36
H. J. De Vleeschauwer L'année 1771 dans l'histoire de la pensée de Kant (suite) In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 14 fasc. 1, 1935. pp. 49-83. Citer ce document / Cite this document : De Vleeschauwer H. J. L'année 1771 dans l'histoire de la pensée de Kant (suite). In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 14 fasc. 1, 1935. pp. 49-83. doi : 10.3406/rbph.1935.1500 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1935_num_14_1_1500

description

L'année 1771 dans l'histoire de la pensée de Kant .02.

Transcript of L'année 1771 dans l'histoire de la pensée de Kant .02

  • H. J. De Vleeschauwer

    L'anne 1771 dans l'histoire de la pense de Kant (suite)In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 14 fasc. 1, 1935. pp. 49-83.

    Citer ce document / Cite this document :

    De Vleeschauwer H. J. L'anne 1771 dans l'histoire de la pense de Kant (suite). In: Revue belge de philologie et d'histoire.Tome 14 fasc. 1, 1935. pp. 49-83.

    doi : 10.3406/rbph.1935.1500

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1935_num_14_1_1500

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_rbph_276http://dx.doi.org/10.3406/rbph.1935.1500http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1935_num_14_1_1500

  • L'ANNE 1771

    DANS L'HISTOIRE DE LA PENSE DE KANT

    (suite)

    II

    La lettre M. Herz du 21 fvrier 1772

    Si nous avions raison de chercher dans anti-idalisme, consquence dire te des jugements ports par les contemporains sur la Dissertation, l'origine et l'agent du criticisme, celui-ci doit retrouver sa formule exacte en fonction de cette mme tendance. Pour en tre certains, demandons la suite la lettre Herz de 1772, avant d'essayer la construction logique du passage de l'une l'autre. Cette lettre a t examine presque toujours sous une fausse lumire. Comme la vraie formule du criticisme, qui ne sera plus abandonne dans la suite, y prend corps pour la premire fois, on l'a toujours considre comme le terminus a quo d'une volution. Aux yeux des commentateurs, elle fait l'effet d'un dbut. Est-ce bien vrai? Dans ce cas, il faudrait y voir le rsultat et le fruit d'une intuition subite, gniale, heureuse, portant en elle les esprances les plus leves. Cependant, tel n'est pas son caractre, et nous craignons que l'on se trompe compltement sur sa signification en l'interprtant de la manire traditionnelle. L'exorde de la lettre dj, aurait pu convaincre les interprtes, qu'ils lui faisaient violence. Que dit Kant? Tout d'abord que M. Herz s'est plaint assez vivement du long silence dont Kant l'a gratifi, et, pour le ddommager, Kant lui envoie une relation assez exacte de l'histoire de sa pense depuis le jour o ils se sont quitts en

    R. B. Ph. et H. 4.

  • 50 H. J. DE VLEESCHAUWER (22)

    1770 (*). C'est par consquent, bien plutt le terme d'une pense qui est vis, que le dbut d'une pense nouvelle. La lettre marque le point o Kant est arriv, o il s'est arrt, pour repartir de plus belle. Il passe en revue divers points mmorables. Au lieu d'tre la description d'un moment exceptionnel, la lettre de 1772 achve ce que l'on peut appeler la priode de la Dissertation, tout comme elle ouvre celle du criticisme.

    Que s'est-il pass entre 1770 et 1772, d'aprs ce texte nouveau? Nous connaissons dj la premire proccupation de Kant. Il veut revoir la Dissertation. Cette opration prsente un double aspect. Elle consiste en premier lieu en une rvision du plan, partie qui correspond donc assez bien ce que Kant en avait dit, Lambert : faire des additions importantes son texte. Ensuite, la rvision comporte la confrontation de son contenu car ne l'oublions pas, la Dissertation avait, suivant l'avis mme de Kant, le caractre d'une propdeutique, comme plus tard la Critique (2) avec les diffrentes disciplines de la philosophie. Enfin, non content de confronter sa doctrine avec la philosophie, il voulait la mesurer la connaissance en gnral, ce qui veut dire tout ordre de connaissance, sensible ou intellectuel, afin de se faire une ide exacte, et de son tendue, et de ses limites (3). Notre interprtation prcdente trouve donc une confirmation gnrale dans ce raccourci historique.

    Nous savons que la Dissertation est caractrise par la distinction d'espce entre la sensibilit et l'entendement. Au

    (1) Statt aller Entschuldigung will ich Ihnen eine kleine Erzhlung von der Art der Beschfftigung meiner Gedanken geben, welene in miis- sigen Stunden bey mir den Aufschub des Briefschreibens veranlassen . Herz 21 fvrier 1772, Ak. T. X, p. 124.

    (2) Dissert, 8 et 30, Ak. T. II, p. 395 et p. 419. Cf. Kritik d. r. V. Ak. III, p. 43.

    (3) Nach Ihrer Abreise von Knigsb : sahe ich in denen Zwischenzeiten der Geschafte und der Erholungen, die ich so nthig habe, den Plan der Betrachtungen, ber die wir disputirt hatten, noch einmal an, um ihn an die gesammte Philosophie und brige Erkenntnis zu passen und dessen Ausdehnung und Schranken zu begreifen . Ak. X. p. 124.

  • (23) l'anne 1771 chez kant 5l

    moment o nous reporte la lettre, ce point de vue est pleinement conserv. Kant rappelle qu'il avait conduit assez loin cette distinction dans l'ordre moral (x). En effet, c'est depuis 1765 srement qu'il avait manifest l'intention de publier une morale (2). De mme croyait-il possder depuis longtemps les principes des sentiments et de l'esthtique. Il en avait dit un mot en 1770, et il est permis de croire que le plan entrait compltement dans celui de 1765 (3).

    Tout cela n'est donc pas bien neuf ; c'est connu depuis le 2 septembre 1770. Mais l'histoire continue. Kant prparait un travail sur les limites de la sensibilit et de l'entendement. Il conserve ici, et la chose, et le nom. Mais, en plus, il expose le plan complet de l'ouvrage. Bien que ce plan, dont nous connaissons dj la plupart des articulations, soit utile pour dterminer la place de la Critique, il nous intresse moins. Le voici :

    1) la phnomnologie en gnral ; Partie thorique > . ' 2) la mtaphysique, sa nature et sa methode.

    1) les principes gnraux des sentiments,

    Partie pratique du got et des apptits sensibles ;

    2) les premiers fondements de la morale (4). Si nous confrontons tous ces renseignements avec ceux que

    nous fournit la lettre de 1771, nous avons l'impression que tout ce que raconte ici Kant, s'est pass avant celle-ci, et par consquent que son contenu, tout ensemble avec la rflexion antiidaliste, fait l'objet des mditations de Kant entre septembre 1770 et juin 1771. Rien d'essentiel ne parat chang, ni quant l'intention, ni quant la matire.

    (1) In der nterscheidung des Sinnlichen vom Intellektualen in der Moral und denen daraus entspringenden Grundstzen hatte ich es schon vorher ziemlich weit gebracht . Ak. T. X. p. 124.

    (2) A Lambert 31 dcembre 1765 (Ak. T. X, p. 53) ; Herder 9 mai 1767 (Ak. T. X p. 71) ; Lambert 2 septembre 1770 (Ak. T. X. p. 93) ; Herz 7 juin 1771 (Ak. T. X. p. 117).

    (3) Die Prinzipien des Gefhls, des Geschmacks und der Beurtheilungs- kraft, mit ihren Wirkungen, dem Angenehmen, Schonen und Gtiten hatte ich auch schon vorlngs zu meiner ziemlichen Befriedigung entworfen... . Ak. T. X. p. 124. Cf. aussi Herz 7 juin 1771 Ak. T. X. p. 117.

    (4) Ak. T. X. p. 124.

  • 52 H. J. DE VLEESCHAUWER (24)

    Abandonnons pour quelques instants la suite immdiate du texte pour nous reporter sa partie finale. Kant donne les raisons du long silence dont son ami s'est plaint. Au milieu de la lettre il avait dit, qu'il lui fallait une tranquillit absolue, et que son travail exigeait une attention soutenue, ininterrompue, de tous moments Q). Car, rappelle-t-il la fin, il a fait l'exprience par la Dissertation, qu'on ne gagne pas le public avec des thses ngatives, mais que l'on doit construire, si on veut avoir le public pour soi. Aprs avoir abattu les illusions dogmatiques en mtaphysique, on doit rendre dogmatiquement intelligible la connaissance de l'entendement pur et en tracer les limites. C'est cela qui l'empche de rpondre des lettres amicales (2).

    Le corps de la lettre que nous venons de sauter, afin d'en finir avec les donnes externes, nous fait pntrer plus avant dans l'intimit de ses penses. Cette histoire interne a retenu justement l'attention de tous les commentateurs, vu qu'elle dcrit avec ampleur et prcision la suite de l'volution de Kant dans la dernire moiti de 1771. Il commence par poser le principe gnral du criticisme sous forme de problme. Au cours de longues mditations mtaphysiques, je me suis aperu dit-il, que l'essentiel, qui fournit apparemment la clef de tous les mystres que prsente la mtaphysique faisait dfaut. Je me demandais alors sur quel fondement repose notre reprsentation d'un objet? (3). Comment puis-je me rendre

    (1) Cf. ib. p. 127. (2) Es scheint man finde kein Gehr mit blos negativen Stzen, man muss

    an die Stelle dessen, was man niederreisst, aufbauen, oder wenigstens, wenn man das Hirngespinst weggeschaft hat, die reine Verstandeseinsicht dogmatisch begreiflich machen, und deren Grenzen zeichnen. Damit bin ich nun beschftigt und dises ist die Ursach, weswegen ich die Zwischenstun- den, die mir meine schr wandelbare Leibesbeschaffenheit zum Nachdenken erlaubt, oft wieder meinen Vorsatz der Beantwortung freundschaftlicher Briefe entziehe, und mich dem Hange meiner Gedancken berlasse . ib. p. 129.

    (3) So bemerkte ich : das mir noch etwas wesentliches mangele, welches ich bey meinen langen metaphysischen Untersuchungen, sowie andre, aus der Acht gelassen natte, und welches in der That der Schlussel zu dem gantzen Geheimnisse, der bis dahin sich selbst noch verborgene Metaphys ;

  • (25) l'anne 1771 chez kant 53

    compte de la conformit d'une reprsentation subjective son objet, qui par dfinition n'est pas cette reprsentation ? Voil le grand problme pos.

    Il expose en outre tout le conditionnement de ce problme, qui le rend paradoxal et problmatique. Cette conformit est bien explicable pour les phnomnes qui, drivs des perceptions de l'objet, gardent travers toute leur volution le caractre sensible dont s'entache leur origine. L'entendement ectype, comme il l'appelle, et qui est sensiblement le mme que l'usage logique de l'entendement dans la Dissertation, n'est nullement mystrieux. Les reprsentations sont l'effet, mdiat peut-tre, mais tout de mme l'effet de l'objet et leur relation n'est qu'un cas particulier de la relation de cause effet. De mme, le cas de l'entendement archtype ou divin est vite rgl. Puisque nous crons, dans un tel usage de l'entendement, non seulement la reprsentation mais aussi son objet, leur conformit est galement vidente pour le mme motif. Mais le problme devient prcisment embarassant, parce que notre entendement actuel ne ralise aucune de ces deux suppositions. Nos reprsentations ne sont pas dpendantes des perceptions et nous ne crons pas les objets dans la connaissance i1).

    Si nous traduisons cela en nous servant de la terminologie spciale de la Dissertation, cela veut dire que le problme ne se pose que pour l'usage rel de la raison Kant avait admis, dans cet crit, que nous avons des concepts priori, qui n'en- pruntent pas leur contenu l'exprience, qui ne sont pas des formes rceptives comme l'espace et le temps, et qui ne sont pas s sous l'impulsion ou avec la collaboration des choses (2). Les explications de 1770 taient courtes, trop courtes mme au gr de Kant, parce qu'il se contentait de les opposer ngativement aux reprsentations sensibles, en disant unique-

    ausmacht? Ich frug mich neulich selbst : auf welchen Grande beruhet die Beziehung desienigen, was man in uns Vorstellung nennt, auf den Gegen- stand? Ak. T. X. p. 124.

    (1) Cf. ib. 124-125. (2) Dissert. 6 Ak. T. II. p. 394. Cf. Herz 2! fvrier 1772 AK. T. X.

    p. 125.

  • 54 H. J. DE VLEESCHAUWER (26)

    ment que l'objet n'y avait aucune part (). Et ce coup d'il rtrospectif est rigoureusement exact. Mais le problme qu'il vient de poser dans sa gnralit devient trs ardu pour des concepts priori ainsi dfinis. Nous voulons que ces concepts reprsentent des objets, tels qu'ils sont en eux-mmes, indpendamment de leur apparition dans la sensibilit rceptive. Mais s'ils sont loigns un tel degr de l'objet, comment peuvent-ils le reprsenter, alors que l'objet n'exerce sur le sujet aucune contrainte d'affection ? Connatre les choses telles qu'elles sont, cela parat exiger inluctablement qu'elles soient donnes. Or, comment nous sont-elles donnes si nous leur dfendons de l'tre par une affection du sujet? (2). Ces concepts, rappelons-le nous, taient abstraits des fonctions intellectuelles, internes l'entendement. Alors d'o vient leur rapport ncessairement reprsentatif avec les choses qu'ils ne crent pas? Ou encore, comment les principes de la raison pure sont-ils conformes aux choses sans que la reconnaissance de cette conformit soit le rsultat de l'exprience?

    Cela est certes trange et premire vue paradoxal. Cependant Kant se l'explique au sujet des concepts mathmatiques, car l'objet mathmatique est construit, cr dans sa dfinition. Mais les concepts priori, dont il veut parler, sont d'un autre ordre. En physique et en mtaphysique, c'est l'entendement qui se forme d'une manire spontane des concepts de choses, qui, malgr la spontanit, doivent correspondre ncessairement aux choses. Il tablit les principes priori de la possibilit d'objets auxquels l'exprience doit correspondre, bien qu'ils ne soient pas forms grce l'exprience (3). Notons que c'est uniquement la solution de ce problme qui est difficile et neuve, mais que le problme en soi n'y est pas exprim pour la premire fois. Kant en convient, puisqu'il discute les solutions historiques. Ce mme problme a toujours t prsent dans l'histoire

    (1) Ich hatte mich in der dissertation damit begngt die Natur der intellektual Vorstellungen blos negativ auszudrcken : dass sie nemlich nicht modificationen der Seele durch den Gegenstand waren . ib. p. 125.

    (2) Cf. plus bas p. 40 (3) ib. AK. T. X. p. 126.

  • (27) l'anne 1771 chez kant 55

    de la philosophie. Platon, pour s'en rendre compte, s'imaginait que nous avions contempl ces concepts et leur ralit absolue dans une vie prcdente. Nous en avions alors une vue directe et maintenant une rminiscence. Cela sauve l'objectivit des concepts et principes priori. Malebranche son tour croyait que nous avons encore actuellement une intuition de ces concepts en Dieu. Crusius, au contraire, ne faisait appel aucune intuition, mais estimait que Dieu nous les avait inculqus de telle manire, qu'ils taient ncessairement conformes avec les choses en soi, parce qu'il avait cr par sa toute-puissance et les uns et les autres 1). Aucune de ces solutions ne put satisfaire Kant. Il n'indique pas les motifs pour les deux premires, mais nous sommes autoriss croire que le motif principal se trouve dans la ngation du suppos. Nous n'avons pas d'intuition intellectuelle aux yeux de Kant. Il tient l'opinion de Crusius pour la plus absurde de toutes, non seulement parce qu'elle conduit toutes les fantaisies, mais encore parce qu'elle renferme un cercle vicieux. En effet, c'est en nous basant sur la croyance dans l'objectivit de nos concepts que nous arrivons connatre l'existence et la nature de Dieu, alors que Dieu est le seul garant de objectivit des concepts et principes qui le reprsentent (2). Cependant il faut arriver absolument une sol tion, parce que la valeur de la mtaphysique en dpend. En effet, comme elle est une science qui travaille au moyen de concepts purs et que nous y attachons malgr cela une valeur objective, il est clair que son sort dpend de la solution du problme gnral dont elle n'est, somme toute, qu'un cas particulier. Mis en rapport avec le plan du projet indiqu plus haut, cela veut dire que nous ne pouvons songer dterminer la nature et les limites de la partie thorique de la philosophie sans avoir rsolu ce problme.

    Aprs avoir vu comment il pose son problme et carte les solutions qui n'ont pas l'heur de lui plaire, nous nous attendons entendre Kant exposer la sienne. Mais il s'arrte, sans donner

    (1) ib. AK. T. X. p. 126. (2) ib. AK. T. X. p. 126. Cf. Kritik d. r. V. 2 d. AK. T. III p. 128-129

    une autre objection contre l'hypothse de Crusius.

  • 56 H. J. DE VLEESCHAUWER (28)

    de motif. Ce n'est pas parce qu'il n'avait pas de solution. Il devait en avoir une, car, quelques lignes plus bas, il dclare avec une visible satisfaction, qu'il a russi dominer le problme quant l'essentiel et qu'il peut dsormais se mettre crire la Critique de la raison pure (*). Il n'est donc pas admissible de croire que Kant, au moment d'adresser Herz cette lettre, n'entrevit pas en mme temps une solution plausible des difficults du problme. Il voyait certainement s'en dessiner une dans son esprit, bien que rien ne nous autorise croire qu'il s'agisse exactement de celle qui sera dveloppe en 1781. Il se peut trs bien qu'elle ft autre. Seulement il y a une indication qui fait penser que, si la solution de 1772 n'tait pas forcment la mme que celle de la Critique, elle ne devait pas s'en carter de beaucoup, car nous voyons dans le conditionnement du problme une manifeste anticipation des donnes du problme en 1781. En effet, le 14 de l'uvre dfinitive est construit soigneusement selon le mme plan que cette lettre, ce qui nous parat un indice suffisant pour conclure qu'au moins dans ses grandes lignes, Kant tait en possession des principes qui gouvernent la clbre dduction trancendentale (2).

    Il y a plus que cela pour nous permettre de conclure de la sorte. Au lieu de continuer son raisonnement, comme l'exigeait la logique, s'il y a une logique pour le commerce pistolai- re, et de faire part Herz de sa dcouverte, il dvie vers un autre problme, connexe au prcdent, nous le voulons bien, mais qui n'est cependant pas le mme. Il n'est plus question de l'objectivit ou de l'usage rel de l'entendement, mais d'une

    (1 ) Ohne mien nun ber die gantze Reihe der bis zu dem letzten Zweck fortgesetzten Untersuchung weitlaftig hier zu erklren, kan ich sagen dass es mir, was das wesentliche meiner Absicht betrift gelungen 'sey, und ich itzo im Stande bin eine Critick der reinen Vernunft, welche die Natur der theoretischen zo wohl als practischen Erkenntnis, so fern sie blos intellek- tual ist, entlich vorzulegen wovon ich den ersten Theil, der die Quellen der Metaphysic, ihre Methode und Grentzen enthlt, zuerst und darauf die reinen principien der Sittlichkeit ausarbeiten und was den erstern betrift binnen etwa 3 Monathen herausgeben werde . A Herz 1772 AK. T. X. p. 126-127.

    (2) Kritik d. r. V. AK. III. pp. 104-106.

  • (29) l'anne 1771 chez kant 57

    liste de concepts purs dresser f1). Le problme de l'objectivit fait l'objet de la dduction transcendentale, le tableau des concepts celui de la dduction mtaphysique.

    Nous comprenons comment la dviation dans le raisonnement a du se produire. Elle n'a pas eu lieu uniquement au moment d'crire cette lettre, mais elle a d se produire galement dans le cours de ses mditations sur le problme de l'objectivit de la mtaphysique. Celle-ci tait une ontologie. Or, Kant essaie de grouper, de schmatiser ses problmes, ce qui peut se faire en tablissant un ordre systmatique dans les concepts priori, qui constituent l'unique objet de cette science. Ces concepts ne sont pas tous du mme ordre ; ils sont hirarchiss. Il y en a d'originaires et il y en a de drivs. Les concepts originaires sont appeles des catgories. Il n'avait rien inventer dans ce domaine, car l'ontologie tait traditionnellement articule selon les catgories de la substance et de ses accidents. Et c'est ainsi qu'il est tomb sur Aristote et sur son groupement des concepts purs, l'ontologie tant divise selon les catgories aristotliciennes.

    Toutefois, il a ne objection srieuse lever contre le procd pripatticien. Kant lui reproche d'avoir ralis son groupement sans aucun ordre et de l'avoir ralis au petit bonheur. Plus tard il mettra en lumire en quelle mesure ce procd s'oppose la certitude de possder la totalit des concepts priori (2), mais dans la lettre il ne mentionnera rien de pareil. Or, le caractre d'tre rigoureusement complet n'est assur que si la raison mme et non le hasard de la rencontre prside

    (1) Indem ich auf ' olche Weise die Quellen der Intellectualen Erkent- nis suchte. ohne die man die Natur und Grentzen der metaphysic nicht bestimmen kan, brachte ich dise Wissenschaft in wesentlich unterschie- dene Abtheilungen und suchte die transcendentalphilosophie, nemlich aile Begriffe der gantzlich reinen Vernunft, in eine gewisse Zahl von cate- gorien zu bringen, aber nicht wie Aristoteles, der sie so, wie er sie fand, in seinen 10 praedicamenten aufs blosse Ungefehr neben einander setzte ; sondern so wie sie sich selbst durch einige wenige Grundgesetze des Ver- standes von selbst in classen eintheilen . A Herz21 fvr. 1772 AK. T. X. p. 126.

    (2) Krltik. d. r. V. AK. T. III, pp. 93-94 ; cf. ib. p. 84 e. a.

  • 58 H. J. DE VLEESCHAUWE R (30)

    au groupement, et Kant s'est mis la recherche du principe conducteur qui conditionne la systmatisation categoriale. Dans la Critique, ce principe est unique : la rductibilit des catgories des formes judicatives 1). Ici, ils ne sont pas nombreux, mais il y en a tout de mme plusieurs. C'tait une trs vieille ide de Kant. Il avait souhait dj une liste des concepts inanalysables, le synonyme prcritique des catgories (2). Il avait esquiss une apparence de liste dans la Dissertation de 1770 (3) : il en entreprit srieusement l'excution en 1772 comme notre lettre le prouve ; on ne sait exactement quand elle fut acheve. Les Reflexionen et Lse Bltter renferment un grand nombre d'essais incomplets ; quelques uns d'entre eux datent de la fin des annes soixante-dix, d'o l'on peut conclure que le problme n'a pas t si facilement excutable qu'il voulait bien le croire en 1772 (4). Mais n'oublions pas, ce problme n'est pas le problme de l'objectivit. Dans la Critique, il en sera une condition ncessaire, prliminaire, mais il ne se confond pas avec lui. Et ce n'est que juste. Car la systmatisation projete ne peut jamais conduire au del du contenu formel de l'entendement et ne peut donc jamais embrasser le rapport de ce contenu formel avec l'objet. Cependant, sa prsence, en quelque sorte solidaire avec le problme de l'objectivit, aussi bien ici que dans la Critique, nous semble prouver que la solution que Kant retient par devers lui dans cette lettre, ne pourrait pas avoir t trs loigne de celle de la Critique.

    Tels sont les renseignements que nous procure la clbre lettre Herz du 21 fvrier 1772. Ils dpassent de beaucoup, aussi bien en quantit qu'en porte, ceux qui nous ont t conservs dans les sources indirectes. Grce cette lettre nous pouvons nous faire une ide approchante de l'origine du criticisme. Sans elle, nous ttonnerions dans le vide et tout essai de reconstruction serait assurment artificiel. Nous sommes maintenant

    (1) Kritik d. r. V. AK. T. III, p. 92. (2) Kant : Deutlichkeit (1763) AK. T. II, 281. (3) Dissert. 8 AK. T. II. p. 395. (4) Cf. Erdmann. Reflexionen Kanis. T. IL pp. 149-258 (Reflex. 479-

    920).

  • (31) l'anne 1771 chez kant 59

    en possession des lments qui nous serviront tenter une nouvelle explication de l'origine du criticisme. Il s'agit de combler le vide entre la Dissertation et la lettre de 1772, non plus, comme ce fut le cas jusqu'ici, en rassemblant les contours d'ordre historique qui encadrent la pense de Kant, mais en essayant de voir, par le dedans, comment la position du problme dcoule logiquement des antcdents que nous connaissons maintenant.

    III.

    Le Passage de la Dissertation la Lettre Herz du 21 fvrier 1772.

    1.

    La Dfense contre V Idalisme.

    La reconstruction de la dfense de Kant contre les objections d'idalisme est la partie la plus agrable de ntre tche, parce que nous avons l'avantage de pouvoir nous baser sur des textes absolument authentiques et complets. Il faut croire que Kant avait trouv une issue aux difficults de Lambert au moment d'adresser Herz la lettre du 7 juin 1771. Autrement il se serait bien gard de croire, qu'il avait dpass les obstacles qui s'opposaient la confection de son ouvrage projet depuis 1770. Notons cependant qu'on s'attendait voir figurer, dans ce message, une indication sur le point qui devait intresser son ami. N'tait-il pas occup un travail o il dveloppe les ides du matre? N'avait-il pas entendu peu prs la mme chose de la bouche de Mendelssohn et ne s'tait-il pas empress de le mander Kant quelques jours aprs (x)? Kant reparlera de ces difficults en 1772 (2), puis en 1781, pour rappeler qu'il en a fait justice telle page de la Critique (3).

    (1) A Kant II septembre 1770 AK. T. X. p. 96. (2) A Herz 21 fvrier 1772 AK. T. X, p. 128-129. (3) A Bernouilli 16 novembre 1781 AK. T. X. p. 259.

  • 60 H. J. DE VLEESCHAUWER (32)

    Lambert, Sulzer et Mendelssohn n'admettent point l'idalit du temps. Seul le premier donnait quelque dveloppement son objection. Nous la connaissons dj. Puisque le temps et le changement sont troitement solidaires, l'idalit du temps entrane l'idalit du changement, ce qui est absurde (*). Vers la fin de 1771, Schultze, le futur commentateur de la Critique, que Kant appelait le meilleur esprit philosophique de la Prusse Orientale, et qui fut certainement un des premiers artisans de la renomme de Kant en Allemagne (2), tait venu rejoindre les trois autres dans la critique de la doctrine du temps (3). C'est en rappelant son intervention, que Kant arrive discuter le raisonnement de Lambert dans la lettre de 1772. Kant mne la discussion en la transposant sur le plan de l'espace. Si on admet le raisonnement de Lambert, on doit admettre aussi le suivant : selon le tmoignage de nos sens, les corps sont rels ; or, les corps ne sont possibles que par la condition de l'espace ; donc l'espace est objectif et rel. Cependant personne ne l'admet et la raison en est bien claire. C'est que tout le monde voit trs manifestement qu'on ne peut pas conclure de la ralit des reprsentations celle des objets, condition bien entendu

    (1) Aile Vernderungen sind an die Zeit gebunden und lassen sich ohne Zeit nicht gedenken. Sind die Vernderungen real, so ist die Zeit real, was sie auch immer seyn mag. Ist die Zeit nicht real, so ist auch keine Vern- derung real. Es ducht mich aber doch, dass auch selbst ein Idaliste wenig- stens in seinen Vorstellungen Vernderungen, wie anfangen und aufhren derselben zugeben muss, das wirklich vorgeht und existirt. Und damit kann die Zeit nicht als etwas nicht reaies angesehen werden . A Kant 13 octobre 1770. AK. T. X. p. 102.

    (2) der beste philosophische Kopf, den ich in unsrer Gegend kenne . A Herz 21 fvrier 1772 AK. T. X. p. 128. Schultze fut plus tard l'auteur du commentaire de Ja Critique qui a contribu si efficacement propager le criticisme : Erlauterungen iiber Herrn Prof. Kants Kritik d. r. V. Ko nigsberg 1784, rd. Hafferberg, Iena 1898. Il publia plus tard : Prfung der Kantischen Kritik d. r. V. 2 vol Franckfort et Leipzig 1789-1792. Kant revient son compte rendu de la Dissertation dans une lettre du 3 aot 1781 (AK. T. X. p. 257) pour lui offrir un exemplaire d'hommage de la Critique.

    (3) Dans un compte rendu pour les Knigsbergische gelehrten und po- litischen Zeitungen n 94 et 95 (pp. 369-371 et 373-375) 1771. Cf. Vaihin- ger Kommentar T. II. p. 401.

  • (33) l'anne 1771 chez kant 61

    qu'il s'agisse de choses externes. Mais on hsite dans le cas du sens interne, parce que l'existence de la pense et celle du moi paraissent tre identiques. Je ne pense pas mon tat interne sous la forme du temps ; ds lors la forme de la sensibilit interne ne me donne aucunement les phnomnes de changement. Ces derniers sont donc indiscutablement rels condition de comprendre par l, qu'une ralit leur correspond. Je ne puis pas mme dire que le phnomne interne change, car comment observerais-je le changement, s'il n'apparat point dans la sensibilit interne Q-).

    Vaihinger, qui tudia spcialement cette question propos du passage correspondant de la Critique, ne manque pas de faire observer justement que Kant ne fait ici que rpter exactement ce que Lambert avait voulu dire, notamment que le changement dans la doctrine kantienne ne peut prtendre qu' une ralit phnomnale, que les choses changeantes ne nous sont pas accessibles dans leur tre vritable, mais uniquement travers le sens interne et sa forme temporelle. La riposte de Kant n'en pouvait tre une pour Lambert, qui, tant mort en 1777, n'a plus eu l'occasion de prendre connaissance de celle de la Critique (2). Kant y ajoute une autre considration. De l'idalit du temps on ne peut pas conclure que, dans le monde en soi, indpendant de l'espace et du temps, tout est ncessairement immuable. Dans ce monde en soi, rien n'est changeant ni immuable. Pourquoi ? Parce que le concept d'immutabilit, aussi bien que celui du temps, est un concept form base du

    (1) Der Schlussel zu dieser Schwierigkeit liegt hierinn. Es ist kein Zweifel, dass ich nicht meinen eignen Zustand unter der Form der Zeit gedenken soite und dass also die Form der innern Sinnlichkeit mir nicht die Erscheinung von Vernderungen gebe. Dass nun Vernderungen etwas wirkliches seyen, leugne ich eben so wenig, als das Krper etwas wirkliches sind, ob ich gleich darunter nur verstehe, dass etwas wirkliches der Erscheinung correspondire. Ich kan nicht einmal sagen : die innere Erscheinung verndere sich, denn wodurch wolte ich dise Vernderung beobachten. wenn sie meinen innern Sinne nicht erschiene . A Herz 21 fvrier 1772 AK T. X. p. 129.

    (2) Vaihinger, Kommentar T. II, pp. 399-410. Voir le texte p. 402.

  • 62 H. J. DE VLEESCHAUWER (34)

    temps et ne peut tre appliqu ds lors un monde considr en soi, en dehors du temps Q).

    Rien ne nous indique mieux combien grande a t l'impression laisse par cette objection dans l'esprit de Kant que de voir qu'il lui a consacr un paragraphe spcial dans la Critique (2). Il l'introduit ainsi : J'ai reu de la part d'hommes perspicaces une objection, formule avec une si grande unanimit, que j'en ai conclu qu'elle vient spontanment dans l'esprit des lecteurs qui ne sont habitus ces considrations (3). C'est assurment le fidle cho de l'tat pass que nous entendons l, et il nous confirme dans notre opinion concernant son importance primordiale. Le raisonnement que Kant y dveloppe ne diffre pas essentiellement de la forme prcdente, part que la considration sur le caractre immuable du monde en soi n'est plus mentionne. Il accepte le raisonnement de Lambert et de Schul- tze. Doit-on conclure de l qu'il a remarqu lui-mme le caractre peu probant de sa rponse de 1772? Assurment non, car l'explication dont s'accompagne cette acceptation prouve qu'il n'en est rien. Le temps est assurment rel, mais comme la forme du sens interne. Sa ralit est donc subjective. C'est ainsi que j'ai une reprsentation relle du temps et de mes diverses dterminations dans le temps, de manire que le temps est rel non de la manire d'un objet, mais comme la reprsentation du moi considr comme un objet. Le concept du temps n'est donc pas inhrent aux objets, mais inhrent au sujet qui les intuitionne par lui (4).

    De mme que dans la lettre Herz, il revient dans la Critique

    (1) A Herz 21 fvrier 1772 AK. T. X. p. 129. Vaihinger rappelle ce propos que cette rplique fait songer un mode de penser cher Kant dans la Dialectique, cf. Vaihinger Kommentar T. II. p. 402.

    (2) Kritik der V. AK. T. III, p. 61-63. (3) Cf, ib. p. 62. (4) Ich gebe das ganze Argument zu. Die Zeit ist allerdings etwas

    Wirkliches, nmentlich die wirkliche Form der inneren Anschauung. Sie hat also subjective Realitt in Ansehung der inneren Erfahrung, d. i. ich habe wirklich die Vorstellung von der Zeit und meiner Bestimmungen in ihr. Sie ist also wirklich nicht als Object, sondern als die Vorstellung meiner Selbst als Objects anzuschen. Kritik d. r. V. Ak. III. p. 62.

  • (35) l'anne 1771 chez kant 63

    l'explication du scepticisme que l'on montre vis vis de sa doctrine du temps. Ce scepticisme est provoqu par le danger d'idalisme, auquel on se sent mais tort expos avec l'affirmation de l'idalit du temps. La philosophie a affermi dj suffisamment le sens critique pour que tout le monde soit maintenant convaincu que l'existence des choses en soi, externes, est, rigoureusement parlant, indmontrable. Mais ceux qui sont convaincus de cela dans l'ordre externe ne le sont plus dans l'ordre interne, parce que l'existence de la chose interne ou du moi est claire, immdiate, indubitable. Seulement, dit Kant, ces philosophes oublient que le monde externe et le monde interne prsentent toujours deux faces distinctes, qu'il importe de ne pas confondre : une fois ils sont considrs eux- mmes comme objets, et l'autre fois ils sont considrs dans leur rapport avec l'intuition, dont la forme ncessaire ne rside pas dans les objets en soi, mais dans le sujet connaissant. Sous ce rapport, la doctrine de l'espace et celle du temps mon trent une solidarit parfaite. Les particularits de l'une se transmettent ncessairement l'autre (1).

    Dans les deux cas, Kant tente de rfuter l'objection de Lambert en invoquant la ralit phnomnale des lments sensibles. Cette ralit prouve d'une part l'existence de la chose en soi, mais ne garantit pas la reprsentation de l'essence de cette chose, parce que la dtermination du phnomne drive de la forme subjective de la sensibilit et non des objets eux-mmes. Ce rsultat est en tout point conforme la doctrine exprime dans la Dissertation (2). Il n'y a donc pas lieu de considrer, dans cette rfutation, un rel progrs vers la doctrine de l'objectivit. Cependant elle a jou un rle considrable dans la rflexion kantienne de cette poque.

    Quelle signification attribuer cette rflexion ? Le temps est objectif et rel, parce qu'il est la forme ncessaire de l'intuition des objets. C'est l 'objet-phnomne ou l'objet donn, qui inclut dans ses conditions ncessaires la certitude d'un correspondant

    (1) Kritik d. r. V. AK. III, p. 62-63. Cf. Vaihinger Kommentar T. II. pp. 405-406.

    (2) Dissert. II AK. T. II. p. 397. Cf. supra p. 5-6.

  • 64 H. J. DE VLEESCHAUWER (36)

    en soi, c. . d. d'une existence en soi, mais dont l'essence n'est dtermine que par rapport l'intuition et non par rapport un en soi . Supposant que l'objet n'tait pas donn, la certitude d'un correspondant en soi disparat son tour, et s'il tait malgr cela reprsent de quelque faon que ce soit, cela reviendrait dire que sa matire aussi bien que sa forme seraient subjectives. Il ne correspondrait certainement pas notre intuition qui n'est que rceptive. Mais en tout cas il n'aurait aucun rapport avec une chose en soi et serait purement idal.

    Ce fut l sans aucun doute la premire dmarche que les circonstances rclamrent de Kant en 1771, et c'est par l qu'il a t amen diriger sa pense dans un autre sens. Oblig retourner ses ides de faon les rendre invulnrables du ct de l'idalisme subjectif, il ne perdra jamais de vue le rapport de l'l 'ment formel avec l'objet (*). La situation de l'objet dans la discussion critique est omniprsente. Et cela nous explique, comment la reprise du problme de la connaissance intellectuelle ou de la mtaphysique l'a conduit tout naturellement au problme de 1772. C'est ce qu'il nous faut montrer encore.

    2.

    La Mtaphysique de 1772.

    Reprenons la question ds l'origine. Avant l'affaire de l'idalisme, Kant avait d'autres intentions, notamment la rvision complte de la Dissertation. Nous avons vu que le programme, abstraction faite de l'extension du plan que comportait le projet, affichait deux points : 1) la rvision" de la propdeutique (de la Dissertation proprement dite), base sur le principe de la dictinction spcifique de la sensibilit et de l'entendement, et 2) la dtermination de la nature, des limites et de la mthode mtaphysiques. Voyons ce que ces deux points sont devenus au courant de l'anne 1771.

    Quant la propdeutique, nous voyons comment elle prend doucement, sans en avoir l'air, un principe conducteur tout

    (1) C. le texte cit p. 17.

  • (37) l'anne 1771 chez kant C5

    diffrent de celui de la Dissertation. J'en ai dj parl plus haut (!). Le grand principe critique de la Dissertation tait celui-ci : viter la contamination de l'entendement par la sensibilit, qui aurait pour consquence immdiate de rendre in- possible toute mtaphysique transcendente (2). Le but du principe tait manifestement de sauver tout prix la possibilit de connatre au moyen de concepts priori, les choses telles qu'elles sont. En cela Kant rejoignait, sans le savoir, le rationalisme cartsien avec son idal de la science priori. Or, il n'est plus question en 1771 de ce principe. Nous avons vu comment il a du cder la place un autre qui nous oblige distinguer entre le subjectif et l'objectif, non seulement dans l'ordre de la sensibilit pour lequel Kant l'avait plus ou moins observ dans la Dissertation, mais aussi dans l'ordre intellectuel o il n'avait pas t si scrupuleux. Quel est le sens cach de ce changement de principes? C'est que l'objection de Lambert a port ses effets. Elle opra non seulement par voie directe, c. . d. par l'effort ncessaire sa rfutation, comme Kant le dit au dbut de la lettre de 1771, mais encore indirectement. Il la maintient constamment devant ses yeux pendant qu'il revoit son ouvrage. Kant avoue cela au mme endroit. Le problme de la Dissertation dans sa pregnance ne concerne pas en ordre principal l'opposition objectif-subjectif, mais concerne l'opposition formes sensibles-formes intellectuelles (3). Or, la question de l'objet de connaissance fut mise en vidence grce la critique dirige par Lambert contre l'idalit du temps. La nouvelle antithse, qui ne va plus quitter le pont de commandement du criticisme, est immdiatement drive de cette critique. Malgr son fond dsagrable, celle-ci a t pour Kant la felix culpa , puisqu'elle lui a permis de retrouver la base unique o il allait pouvoir instaurer un habitus philosophique nouveau.

    (1) Cf. le texte cit p. 17 (2> Dissert. 23 AK. T. X. p. 411 : Sensitivae cognitionis cum intellec-

    tuaii contagium . (3) Toute la Dissertation est en effet commande par le 3. AK. T. II.

    p. 392. R. B. Ph. et H. 5.

  • 66 H. J. DE VLEESCHAUWER (38)

    Le cas de la mtaphysique est plus compliqu. Selon la Dissertation, c'est la science des choses en soi par concepts rationnels. L'entendement, l'organe unique de la mtaphysique, avait un double usage. L'usage logique consistait dans le susception des phnomnes particuliers sous des phnomnes plus gnraux et sous des lois naturelles. L'objet tant phnomne, sa connaissance reste dfinitivement phnomnale, jusqu'au bout, parce qu'elle fut telle son origine. Tel est le cas p. ex. de la gomtrie (1). L'autre usage, l'usage rel confre des dterminations ontologiques des choses en soi au moyen de concepts priori, qui sont des abstractions des lois fonctionnelles de l'entendement, telles que la cause, la substance, la possibilit, la ncessit, etc. bref, en un mot, les futures catgories (2).

    Kant doit revoir tout cela pour mener bonne fin son dessein. Et que devient cette thse dans l'aspect nouveau, qui caractrise la pense de Kant ? Il ne s'carte en rien de sa conception, selon laquelle l'entendement possde, l'instar de la sensibilit, une srie de concepts formels, de prcipits de fonctions de l'esprit. Arriv l'usage logique de ces concepts, il n'y trouve pas grand chose changer. Car il n'est pas devenu plus problmatique cause des nouvelles conceptions nes dans l'entretemps. Il trouve le moyen d'y appliquer le principe gnral du trait sur les limites de la sensibilit et de l'entendement c. . d. la sparation de l'lment formel-subjectif de l'lment matriel-objectif. L'objet dans l'usage logique est nettement dfinissable; c'est l'objet-phnomne donn par la perception et recouvert par les principes subjectifs de l'espace et du temps, et par les principes intellectuels. Rien n'empche de sparer ici, dans toute la rigueur dsirable, les formes subjectives et l'objet. Car les formes subjectives n'y dterminent que des phnomnes. Elles garantissent l'existence d'un objet en soi, et elle garantissent la nature phnomnale, c. . d. considre par rapport l'intuition et le concept. Il ne semble pas qu'un problme non rationnellement soluble subsiste au fond d'un pareil usage des concepts formels de l'entendement (2).

    (1) Dissert. 5. AK. T. II. pp. 393-394. (2) Dissert. 6 et 8. AK. T. II. p. 394 et pp. 395-396.

  • (39) l'anne 1771 chez kant 67

    Aussitt que nous nous demandons quel sens revt, dans le courant de 1771, l'usage logique de la raison, nous ne pouvons manquer d'apercevoir comment Kant rsout directement une des alternatives poses par la lettre de 1772 (x). Si la reprsentation, dit-il, ne renferme que la manire selon laquelle le sujet est affect par l'objet, elle doit tre absolument conforme cet objet, tout comme un effet est toujours dit tre conforme sa cause. Les reprsentations passives ou sensibles ont un rapport dterminable avec un objet, et les principes qui sont emprunts la nature de l'esprit ont une valeur incontestable pour toutes choses, pour autant toutefois que celles-ci sont des objets des sens (2). Ces deux doctrines se recouvrent entirement et il n'y a pas entre elles de dissonance. La rvision de l'usage logique de l'entendement conduit donc Kant laisser subsister ce qu'il avait enseign en 1770, mais le regarder sous le jour d'un autre principe conducteur. Grce ce principe conducteur, la thse de l'usage logique s'avrait susceptible d'tre immdiatement rattache au problme de l'objectivit, qui va rsulter de la considration de l'usage rel de l'entendement.

    Dans usus realis nous dterminons ontologiquement par concepts purs, priori les tres en soi tels qu'ils sont en dehors de tout rapport sensible, c. . d. en tant qu'ils ne nous sont pas donns. Voil en gros le point de vue de la Dissertation (3). Quelle impression dut faire cette doctrine sur l'esprit de Kant une fois qu'elle tait confronte avec le nouveau principe de 1771 (la distinction du subjectif et de l'objectif)?

    (1) C'est le sens de la rponse l'objection de Lambert-Schultze de 1772. AK. T. X. p. 128-129.

    (2) Enthlt die Vorstellung nur die Art, wie das Subject von dem Ge- genstande afficirt wird, so ists leicht einzusehen, wie er diesem als eine Wirkung seiner Ursache gemss sey und wie diese Bestimmung unsres Gemths etwas vorstellen d. i. einen Gegenstand haben knne. Die passive oder sinnliche Vorstellungen haben also eine begreiffliche Beziehung auf Gegenstnde, und die Grundstze, welche aus der Natur unsrer Seele entlehnt werden, haben eine begreiffliche Gltigkeit vor alle Dinge in so fern sie Gegenstnde der Sinnen seyn sollen . A Herz 21 fvrier 1772 AK. T. X. pp. 124-125.

    (3) Dissert. 4 et 6. AK. T. II. p. 392 et p. 391.

  • 68 H. J. DE VLEESCHAUWER (40)

    Les concepts purs, priori sont des formes et par consquent des lments subjectifs de l'entendement. Les formes sont manifestement idales parce qu'elles sont subjectives. Or, l'objet de la mtaphysique, science du mtasensible, o se pratique couramment usus realis , ne peut tre donn, parce que donner un objet se fait par l'affection d'un sujet ou d'une facult rceptive. Ds lors l'objet mtasensible ne peut tre considr comme la cause, mme comme la cause partielle de la reprsentation, et il est clair, dans ce cas, que les concepts qui l'expriment, ne peuvent avoir t emprunts l'exprience, et ne peuvent tre abstraits de nos perceptions des choses. De cette faon ils furent dfinis ngativement par la Dissertation. Ils n'taient pas des modifications de l'esprit causes par l'objet (*). Les formes subjectives en question et les objets que la mtaphysique prtend reprsenter ne se rencontrent en aucun endroit et sont incommensurables. Alors devait ncessairement se poser leur gard la question de 1772. Car Kant a d se demander comment de telles reprsentations de choses en soi peuvent chapper l'objection de Lambert, tendue au domaine de notre entendement discursif. Car, remarquons le, ce n'est plus seulement la connaissabilit de la nature ou de l'essence qui est en pril, mais (elle de l'existence est entrane vers la mme irralit. Cette premire rflexion sur l'usage rel de l'entendement a amen de cette manire l un autre passage de la lettre de 1772, en apportant une deuxime alternative dans la dissociation du problme critique en ses lments subalternes. Le passage de 1770 1772 apparat ici, en effet, aussi simple que logique. Concentr sur le problme de l'objet, Kant n'avait qu' poser la question au sujet de usus realis pour remarquer le caractre radicalement inadquat de la Dissertation et pour s'apercevoir du mme coup que la validit de l'usage rel faiblit, jusqu' disparatre, par suite de l'absence d'une donne approprie. Connatre les choses en soi au moyen de concepts parat impraticable, parce que la connaissance objective est par dfinition la reprsentation d'un objet et le seul

    (1) A Herz, 21 fvrier 1772 AK. T. X. p. 125.

  • (41) l'anne 1771 chez kant 69

    objet vrifiable se restreint au phnomne. L'objet en soi, l'objet de la mtaphysique ontologique, devient un gros problme.

    Mditant sur le problme de la mtaphysique, Kant garde toujours devant les yeux l'objection obsdante de l'idalisme. Il sait que l'idalisme s'tend non seulement l'essence, mais aussi l'existence des objets du connatre, et il connat assez l'histoire de la philosophie pour savoir de quelle manire les idalistes tchent de se rendre compte de la position rationnelle des objets. C'est ainsi qu'il est amen considrer l'autre alternative, dont la lettre de 1772 fait mention. Cette alternative a revtu un double aspect : la forme de l'intellect archtype et celle de la construction mathmatique. La doctrine de l'intellect archtype est une thse thologique plutt que philosophique. Elle signifie que Dieu a cr les tres en se reprsentant leurs types spirituels. Les tres sont crs par leur reprsentation dans l'intellect divin. Appliqu l'intelligence humaine, l'esprit cre son objet exactement de la mme manire que Dieu a cr les tres en se les reprsentant. Le problme critique serait facilement rsolu dans ce cas. Les objets seraient ncessairement conformes leurs reprsentations et vice-versa ; ils correspondraient avec elles et ces dernires auraient un rapport ncessaire avec eux parce qu'ils seraient les effets directs des reprsentations, ou des types intellectuels (x). Kant incorpore dans sa lettre de 1772 cette solution, qui, pour me servir de termes employs dans les Traiime propos d'autres choses, n'est pas adquate ni accessible l'intelligence humaine (2).

    Le procd constructif des mathmatiques est un lment srieux dans la prsente discussion. L'objet mathmatique n'a

    (1) Eben so la valeur objective est claire wenn das, was in uns Vorstellung heisst, in Ansehung des objects activ wre, d. i. wann dadurch selbst der Gegenstand hervorgebracht wrde, wie man sich die gttliche Erkenntnisse als die Urbilder der Sachen vorstellet, so wrde auch die Con- formitt derselben mit den objecten verstanden werden knnen . AK. T. X. p. 125.

    (2) Trame eines Geistersehers (1766) AK. T. II. p. 367.

  • 70 L. J. DE VLEESCHAUWER (42)

    pas de ralit subsistante dans le sens ordinaire du mot. Il est cr dans la dfinition et malgr cela, peut-tre cause de cela, les mathmatiques jouissent d'une situation prfrentielle, qui ne se borne pas aux mathmatiques pures, mais qui s'tend en quelque sorte jusqu' leur application dans les sciences relles ou physiques. On peut dire, sans exagration, que la gomtrie a engendr au moins partiellement la Dissertation, car l'antinomie entre l'espace gomtrique absolu et l'espace physique relatif fut une des oppositions permanentes dans la priode prcritique et comme tel un ferment toujours agissant, ds que Kant se voit oblig d'abandonner certaines opinions qui lui furent chres ds le dbut de sa carrire (1). Rien de plus logique alors que le problme mathmatique soit remont la surface, une fois que Lambert avait agit le spectre de l'idalisme. Car les mathmatiques sont des disciplines idales dont les objets sont construits par l'esprit. Kant s'en explique en 1772 en rsumant probablement dans une phrase concise ses propres mditations des mois passs. Les objets mathmatiques sont des grandeurs et ils ne sont reprsents comme grandeurs que parce qu'ils doivent leur origine au procd constructif de l'esprit. Les concepts mathmathiques ont un objet, mais cet objet n'est pas donn ; il est construit ou cr par l'esprit. Ds lors les concepts mathmatiques sont ncessairement conformes leurs objets, parce que concept et objet ne sont qu'un (2).

    Le vrai problme de 1772 ne concerne donc pas les mathmatiques. On a cru pouvoir lire juste titre, dans la lettre en ques-

    (1) Dj dans la Monadologia physica (1755) AK. T. I. p. 478-482, il y a opposition entre les deux conceptions de l'espace. Elle y provoque les premires antinomies . Mais c'est avant tout dans le petit crit Vom den ersten Grunde des Unterschiedes der Gegenden im Raume (1768) que cette opposition est remarquable. Cet crit montre prcisment le rle jou par cette opposition, qui conduit la distinction spcifique des facults de connaissance dans la Dissertation.

    (2) In der Mathematic geht dises an : weil die objecte vor uns nur dadurch Grossen sind und als Grossen vorgestellet werden, dass wir ihre Vorstellung erzeugen knnen, indem wir Eines etlichmal nehmen. Daher die Begriffe der Grossen selbstthtig seyn und ihre Grundstze a priori knnen ausgemacht werden. AK. T. X. p. 125-126,

  • (43) l'anne 1771 chez kabt 71

    tion, que Kant avait rsolu le problme physico-mtaphysique avec la mme vidence qu'il avait rsolu le problme des mathmatiques dans la Dissertation. Sciences de qualit, voil comment il appelle les premires en 1772. Une chose tait vidente, mme en supposant Kant engag compltement ce qui ne fut le cas aucun moment de son volution dans le rationalisme wolfien, c'est que l'objet mtasensible de la mtaphysique existe en soi et n'est donc pas cr ou construit dans le processus cognitif. Il n'est pas l'effet d'une activit cognitive. On ne peut pas faire appel une construction semblable celle des mathmatiques, prcisment parce que l'objet mtaphysique est une existence en soi, tant donn le ralisme foncier de la pense de Kant. Il est donc par dfinition tranger l'esprit. Qu'en est-il rsult immdiatement ds que Kant a prsent le problme dans ces termes? Rien de moins que la volatilisation de l' usus realis une fois qu'il fut mesur au principe de 1771 (distinction du subjectif-formel et de l'objectif- matriel), et l'impossibilit pour lui d'chapper l'objection d'idalisme, si on le mesure l'ide de Lambert. L'objet mtaphysique existe en soi ; les concepts mtaphysiques ne sont pas emprunts l'exprience ; ce sont plutt les reprsentations de l'activit intellectuelle et doivent nanmoins, pour que la mtaphysique puisse tre considre comme une science objective, exprimer des dterminations ontologiques des choses existantes en soi, non dans leurs apparences sensibles, mais dans leur essence retire derrire la surface qu'elles montrent nos sens. Les deux lments indispensables ne semblent pas impossibles et la connaissance des choses en soi au moyen de concepts une gageure. Par cette considration Kant prpare le terrain pour la rduction de tout usage de l'entendement l'usage logique et par ricochet pour sa thorie sur le caractre problmatique et limitatif de la mtaphysique du mtasensible.

    Jusqu' prsent le problme n'est que pos. Plac devant la dualit intenable dans la caractristique de la connaissance mtaphysique, Kant aura srement fait une petite incursion dans l'histoire de la philosophie, afin de chercher dans le pass

  • 72 H. J. DE VLEESCHAUWER (44)

    l'lment qui lui permettra de sortir du prsent tat. Cette supposition ne semble pas gratuite, puisque la lettre de 1772 en a gard le souvenir et en a conserv l'essentiel. D'ailleurs c'est le moment o l'histoire de la philosophie a pris quelque importance aux yeux de Kant, et o il a du s'en occuper avec une plus grande intensit par devoir professionnel. Ce contact plus troit avec l'histoire philosophique avait commenc en ralit quelques annes plus tt. Il avait ouvert en 1768 pour la premire fois un cours public d'encyclopdie de la philosophie (*), dont une partie tait rserve l'histoire. Il avait pris comme base le manuel de Feder (2). Arnoldt nous assure, en s' appuyant sur les actes de l'universit de Knigsberg, que Kant a donn ce cours plusieurs reprises, et presque sans intervalle jusqu'en 1772 (3). M. Wundt, qui, sur la foi de ce fait, rattache la Dissertation de 1770 des influences classiques de la philosophie grecque (4), fait observer qu'aprs 1772 le cours devient de plus en plus rare pour disparatre compltement du programme aprs 1781. Il parait donc difficile de nier que Kant ait nourri cette poque une certaine curiosit historique. Ce cours d'encyclopdie et peut-tre aussi la rdition de l'histoire de la philosophie de Brcker (5) au moment o l'intrt pour l'histoire se fit jour petit petit, mesure que le rationalisme du Sicle des Lumires dcline, est certainement venu point en 1771, lorsque Kant cherchait le moyen efficace d'viter l'idalisme subjectif et qu'il s'efforait de donner son principe de la distinction entre le subjectif et l'objectif une tendue universelle. C'est alors que, revisant ses ides sur usus realis de l'entendement, et ressentant l'inluctabilit de devoir abandonner cette doctrine, il fit le tour des systmes philosophiques.

    (1) Arnoldt, Kritische Exkurse d. Schndrffer T. V. p. 214. (2) Feder (J. G. H.) Grundriss der philosophischen Wissenschaften. Co-

    bourg, 1767. (3) II a fait ce cours six fois de 1768 1772. Cf. Arnoldt 1. cit. pp. 214,

    218, 219, 221, 231, 233. Puis aprs 1772 encore quatre fois, cf. Arnoldt p. 240, 245, 253, 262. Depuis 1782 ce cours disparat compltement des actes.

    (4) Wundt. op. cit. pp. 161-164. (5) Brucker (J.). Historia critica philosophiae a mundi incunabilis ad

    nostram usque aetatem deducta. 6 vol. 2 d. Leipzig 1766-1767,

  • (45) l'anne 1771 chez kant 73

    Les lates et surtout Platon l'ont frapp Q) ; le cas de Male- branche n'est pas difficile expliquer de mme que celui de Cu- sius (2). Presque dans toutes les uvres prcritiques il y a des allusions ces deux penseurs. Malgr l'intrt assez vif que Kant montra tout coup pour le pass philosophique de l'Europe, nous avons fait observer que, s'il explique les choses naturellement, il n'est cependant pas absolument indispensable pour se rendre compte de la lettre de 1772 et pour reconstruire sa pense en 1771.

    Les deux premiers, Platon et Malebranche sont intrinscis- tes, c. . d. ils estiment que la connaissance de l'objet mtasen- sible est fonde dans nos facults de connaissance mmes. Selon eux, notre entendement serait intuitif par rapport ces objets ; il connatrait immdiatement le mtasensible par le souvenir direct de son intuition en Dieu, soit par l'intuition permanente et encore actuelle des principes des choses en Dieu. Il tait arbitraire aux yeux de Kant de nous pourvoir d'une intuition intellectuelle. Nous n'avons qu'un entendement discursif. Du ct du platonisme et du noplatonisme mystique, chrtien il ne trouva rien d'utile pour la solution de son problme. Crusius tait extrinsciste. Le problme est insoluble par la force des facteurs en prsence : objet et entendement. Nos concepts purs reprsentent le mtasensible qui n'est pas donn. S'ils le reprsentent et encore d'une manire ncessairement conforme, ce n'est pas par la force des concepts ou par la force de l'objet mtasensible, mais c'est la suite d'un facteur externe, notamment grce une prordination divine, qui a cr les concepts et les principes priori de telle manire qu'ils sont ncessairement correspondant l'autre moiti de la cration, celle des choses en soi. Kant ne pt s'empcher de voir tout l'illusoire du raisonnement crusen. Nous en avons donn plus haut les raisons (3).

    Le voil une deuxime fois face face avec son problme de

    (1) II cite les Elates dj dans la Dissert. 12 AK. T. II. p. 398. (2) Malebranche est souvent cit dans les uvres de Kant. Cf. p. ex.

    Nova Dilucidatio (1755) AK. T. I. p. 415 : Dissert. 22 AK. T. II. p. 410. (3) AK. T. X. p. 126.

  • 74 H. J. DE VLEESCHAUWER (46)

    la mtaphysique ou de usus realis de l'entendement. Le vritable fond du problme fut nglig par les philosophes. Les mtaphysiciens tendance raliste le rsolvaient en transformant le concept pur en un concept empirique. Cela Kant ne peut l'admettre aucun prix. Ceux tendance idaliste nous accordent gratuitement une facult de connaissance injustifiable ou nous retirent tout le bnfice de la correspondance en faisant d'elle l'effet de l'tre suprme. Dans aucune doctrine il ne voyait le problme pos dans les seuls termes qui lui paraissaient sortir de toute ncessit de la rflexion critique. Et il se trouvait, aprs avoir consult vainement l'histoire, devant l'nigme de la correspondance des concepts formels de l'entendement avec l'objet qu'ils doivent reprsenter. L'objection d'idalisme dut donc avoir pour rsultat logique la ruine invitable de usus realis ou, en d'autres mots, de la mtaphysique transcendente. Devant une telle constatation, Kant ne put s'empcher de reconnatre que tout son bel effort n'avait servi rien, et qu'il en tait exactement au mme point qu'en 1766. Le rle traditionnel de la mtaphysique, c. . d. la recherche des proprits mtasensibles des choses ou des dterminations ontologiques des tres, est inadquat l'esprit humain (x). Kant n'avait pris cong d'elle qu' contrecur, et pas avant de s'tre rappel qu'il lui avait donn une autre tche : la dlimitation de la raison humaine. Elle est bien plus modeste celle-l ; nos prtentions ne sont pas aussi hautes, mais la dlimitation permettait toutefois un exercice fructueux pour l'apprciation de notre connaissance. Bien que le nouvel objet de la mtaphysique lui ft familier depuis des annes et pt la rigueur nous expliquer le moment de mauvaise humeur dont Friedlnder s'est fait l'cho, la lettre de 1772 ne semble pas rsulter d'un pareil scepticisme mtaphysique. Avait-il pouss dj si loin les choses pour remarquer que l'usage moral peut remplacer l'usage rel et apercevait-il dans le lointain les grandes thses mtaphysiques postes, tel de fidles vigies, aux portes du monde des valeurs ? Nous ne le savons pas. Mais une

    (1) Trame eines Geistersehers AK. T. II. p. 367.

  • (47) l'anne 1771 chez kant 75

    chose parat certaine : c'est que Kant, malgr que la mtaphysique thorique sonbra dans l'aventure, ne tenta pas de refaire l'exprience de 1766, mais se montra au contraire assez optimiste quant au sens gnral de sa marche critique.

    Nous avons deux choses montrer pour nous fixer au sujet le de la signification de la lettre de 1772 et pour nous fixer, parle fait mme, au sujet de ses proccupations dans la dernire moiti de 1771. Tout d'abord il nous incombe de montrer la possibilit, mais l'invraisemblance que Kant ait repris le problme mtaphysique dans le sens d'une dlimitation de l'entendement ; ensuite qu'il est infiniment plus probable qu'il s'est dcid reprendre le problme dans toute sa gnralit.

    Kant pouvait-il aboutir au fameux problme de 1772 en partant, instruit naturellement par les acquisitions de 1769- 1770, du rle de la mtaphysique tel qu'il l'avait arrt dans le chapitre final des Trame ? A cette question notre rponse ne peut tre qu'affirmative, en raisonnant de la manire suivante. Pour viter l'idalisme, il faut que toute connaissance prtention objective ait un rapport dterminable avec les choses. Or, pouvons-nous connatre par concepts purs le monde des choses en soi, comme l'exige la mtaphysique? Y a-t-il un usus realis de l'entendement dont la ralit n'est pas chimrique? La rponse cette question a d tre inconditionnellement non, puisque le sens de leur rapport n'est pas rationnellement dterminable. Dans ce cas, Kant aurait reconnu dans toute son ampleur la lacune dont il parle Herz, mais sans possder de quoi la combler. En effet, la lettre, de 1772, comme nous l'avons dit prcdemment, ne renferme pas de solution positive du problme de l'objectivit ; elle ne renferme que l'affirmation de l'avoir dpass. Au lieu de s'en tenir ce problme, Kant a pass la classification des concepts purs ou aux catgories, et il ajoute ce propos qu'on peut par l dterminer la nature et les limites de la mtaphysique (!).

    Au lieu d'une solution franche du problme en question nous avons ici celle d'un problme auxiliaire. Malgr ce caractre auxiliaire, cette solution conduit bon terme une recher-

    (1) AK. T. X. p. 126.

  • 76 H. J. DE VLEESCHAUWER (48)

    che plus haute, longtemps poursuivie par Kant. Depuis 1766 il songe une science des limites de la raison. Dans la Dissertation il n'en est pas question, parce qu'il y a compltement abandonn le point de vue prcdent au sujet de la mtaphysique. Maintenant l'objection de Lambert a mis l'avant plan le problme de l'objectivit. Il entrane avec soi la ruine des belles esprances de sa Dissertation inaugurale, et voil que reparat aprs un intervalle de plus de cinq ans, la limitation non plus de la raison humaine, mais de la mtaphysique. Il est vraisemblable que le texte cit, sous ses vagues expressions, dissimule deux choses: d'abord, que Kant s'est vu contraint de rfrner les prtentions de la mtaphysique dans le sens indiqu plusieurs fois ci-dessus, par le refus d'un usus realis ; ensuite que cette restriction va de pair avec une classification complte et systmatique des concepts purs. Le sens d'une telle classification est clair. Comme ces concepts purs sont le contenu formel de la raison, il est vident que celui qui en possderait le relev complet possde en mme temps tout le champ d'exercice de la raison (1). Si l'on possde en outre leur ordre systmatique, on connat par le fait mme l'organisation de l'entendement, et on peut dire alors en une certaine mesure qu'on aura dtermin ou dlimit la raison humaine (2). Mais il est beaucoup moins vident qu'on puisse rsoudre par l le problme de l'obje tivit.

    Cette classification fait plutt l'effet d'appartenir une autre ligne de pense que celle de notre problme. Si cela est vrai, cette ligne ne peut tre que celle que nous venons d'indiquer : la justification de la mtaphysique non comme la science du monde en soi, mais comme la science de la raison. Au surplus, si la lettre de 1772 est le prodrome de la Critique et il en est ainsi incontestablement on se rappellera que l'cho de cette position du problme auxiliaire n'est pas tranger la Critique. L' usus realis est devenu l'usage problmatique de

    (1) II le dit dans Kritik d. r. V. Denn der Verstand ist durch gedachte Fanktionen vllig erschpft, und sein Vermogen dadurch gnzlich ausge- messen . AK. T. III, p. 92. (2) Kritik d. r. V. AK. T. III. p. 83.

  • (49) l'anne 1771 chez kant 77

    la raison ; la mtaphysique, considre sous un de ses aspects, est la science rgulatrice de la raison, qui lui fixe des limites. Il n'est donc nullement impossible que Kant ait dirig sa pense, ne ft-ce que par moments, de ce ct l.

    Seulement il n'est pas probable que cette direction a t la principale. Car une telle conception de la mtaphysique est la consquence directe d'un scepticisme dans le pouvoir de la raison. Peut-on, en effet, tenir pour vraisembable que cette ide- l lui est souvent passe par la tte, il est certain que Kant ne l'a gure retenue. Il n'y a en tout cas aucune expression d'un scepticisme mme mitig dans les lettres de 1771 et de 1772. En outre, du dfaut de solution au problme principal dans la lettre de 1772 on ne peut rien conclure. Toute la lettre est imprgne d'optimisme ; elle ressemble plutt un cri de joie de quelqu'un qui a fait une importante dcouverte. Kant en a fait une et elle met fin ses propres malheurs en mtaphysique. On ne peut s'expliquer cette lettre avec l'ide que c'est l l'aveu de quelqu'un qui voit s'envoler le dernier espoir de produire quelque chose dans un domaine qui lui a toujours tenu cur, dans une uvre dont on s'est une fois, au milieu d'un sarcasme mphistoflique, dclar amoureux (1). En troisime lieu la lettre en question n'est pas une lettre ordinaire ; c'est un petit trait ; c'est un raisonnement dans sa partie la plus importante. Or, la marche du raisonnement montre clairement comment le problme de la limitation de la raison est entirement clips par le prestige, par le mirage du grand problme voqu, celui de l'objectivit. La classification du contenu formel de l'intelligence est accessoire. Nous n'ignorons pas que son importance grandit avec le temps, que dans la Critique elle est un chanon indispensable, que dans la Prface des Metaphysische Anf angs- grnde der Naturwissenschaft elle est monte jusqu' devenir le problme ' avec l'Esthtique transcendentale (2).

    (1) Trame e. Geistersehers (1766) : Die Metaphysik in welche ich das Schicksal habe, verliebt zu sein, ob ich mich gleich von ihr nur selten einige Gunstbezeugungen riihmen kann . AK. T. II. p. 397.

    (2) Metaph. Anfangsgrnde der Naturwissenschaft. Vorrede AK. T. IV pp. 474-476 note.

  • 78 H. J. DE VLEESCHAUWER (50)

    Tel n'est cependant pas le point de vue de 1772, si les mots ont un sens psychologique. Au surplus, l'ouvrage auquel il va se mettre d'un cur joyeux ne semble pas avoir subi des modifications sensibles, si ce n'est que par le principe qui servira de guide. Mais ce principe prcisment travaille dans le sens de l'objectivit, non dans celui de la classification. Non, nous ne pouvons croire une rdition de 1766, pas mme une rdition trs mitige d'aprs les nouvelles acquisitions dues aux mditations sur l'espace.

    Il ne nous reste plus qu'une solution dans ce cas. C'est que Kant a repris la Dissertation non pour la confirmer simplement mais, au contraire, pour la contredire en grande partie. Il laisse subsister le ct sensible, hors d'atteinte dsormais de l'objection de Lambert, mais il se voit oblig de remettre la connaissance intellectuelle sur le mtier. La peur de l'idalisme lui a fait dcouvrir qu'il avait fait preuve dans ce domaine d'un ralisme outrancier. L'objection de Lambert a eu donc l'effet contraire qu'on pouvait en attendre. Elle a consolid d'abord l'idalisme transcendental de la sensibilit par l'laboration plus rigoureuse de son ralisme empirique et elle a provoqu la chute du ralisme dans le domaine intellectuel, qui sera ramen un idalisme transcendental en tout point conforme celui de la sensibilit. En effet, telle qu'elle tait dans la Dissertation, la doctrine de l'entendement est devenue intenable. Une fois examine sous la lumire du principe des rapports de l'objectif et du subjectif, sa rvision s'imposait inluctablement. D'autre part il reste pour tout et toujours l'idalisme subjectif viter. Que les concepts intellectuels connaissent les choses de quelque manire que ce soit, rien n'est plus certain ; la mtaphysique doit pouvoir prtendre une certaine objectivit, mme au prix d'une autre conception de cette science. C'est ce quoi Kant se rsoud.

    Depuis 1770, peut tre ds 1766, il a reconnu qu'en toute connaissance, on doit distinguer deux parties, une matire et une forme (*). De quel ct chercher le fondement de l'objec-

    (1) Dissert. 4 AK. T. II. p. 392. Depuis 1766, c. . d. depuis la lettre de Lambert date du 3 fvrier 1766. AK. T. X. p. 61.

  • (51) l'anne 1771 chez kant 79

    tivit de l'entendement? Le ct de la forme ne prsente rien de mystrieux. L'entendement possde des concepts formels comme la sensibilit des intuitions priori d'espace et de temps. Ces concepts par consquent sont abstraits des fonctions de l'entendement. Ils sont subjectivement ncessaires en ce sens qu'on ne peut rien connatre que par eux, car ils sont les conditions dynamiques du connatre intellectuel mme. Rien ne peut tre connu qu' condition d'tre conforme ces concepts fonctionnels. De l dcoule une proprit lourde de consquences. Comme fonction intellectuelle, le concept pur ne peut tre abstrait des choses. En 1764 et 1766 Kant avait cru pouvoir le constater dans l'exprience sous le nom de concepts inanalysables (), mais depuis qu'il avait dcouvert en 1770 des reprsentations formelles priori, cela n'tait plus permis. Le concept pur priori n'est aucunement empirique.

    Cependant le problme de l'objectivit avait montr que la proprit d'tre objectif est attache au rapport d'une reprsentation avec la chose, son application des choses, qui, par dfinition, ne sont pas le sujet. En d'autres mots, l'objectivit est attache au fait que des reprsentations formelles s'appliquent une matire, un contenu de choses. Or, pour la connaissance intellectuelle, la question est trs embarrassante. Dans le sens ordinaire des mots, en effet, les objets de l'intelligence, c. . d. les choses telles qu'elles sont, ne nous sont pas donnes. Nous disons que les choses sont donnes quand elles nous affectent. Or, l'affection a lieu invariablement dans la sensibilit, dans les formes de l'espace et du temps. Alors les choses ne nous sont pas donnes avec les dterminations ontologiques propres, mais avec les dterminations subjectives imposes par les formes de la rception sensible, de sorte que l'objet en soi n'est jamais donn ; ce sont uniquement ses phnomnes sensibles qui peuvent y prtendre. Les choses en

    (1) Deutlickhkeit (1763) AK. T. II. p. 286 : Ebenso in der Metaphysik : suchet durch sichere innere Erfahrung, d. i. ein unmittelbares augenschein- liches Bewusstsein diej enige Merkmale auf, die gewiss im Begriffe von irgend einer allgemeinen Beschaffenheit liegen, und ob ihr gleich das ganze Wesen der Sache nicht kennet, so knnt ihr euch doch derselben sicher bedienen, um vieles in dem Dinge daraus herzuleiten .

  • 80 H. J. DE VLEESCHAUWER (52)

    soi nous devraient tre donnes par un autre moyen que l'affection sensible, mais on cherche vainement comment cela serait possible. Ds lors les concepts purs, qui, semble-t-il, ne pourraient avoir comme matire objective les choses en soi, n'ont pas de matire du tout et tout leur contenu se rduit exprimer le dynamisme de l'intelligence sous une de ces formes possibles. Ce sont des concepts vides, de pures reprsentations subjectives. Ils ne reprsentent d'eux mmes aucun objet et malgr leur caractre de ncessit subjective, ils ne peuvent prtendre l'objectivit ncessaire, parce qu'ils n'en remplissent pas les conditions requises. C'est dire que le problme tait compliqu dsesprer.

    C'est en effet, comme dit Kant, l'essentiel qui manque. Voil une science, la mtaphysique, qui prtend tre la science des choses en soi, et qui travaille avec des concepts purs. Cette science peut prtendre une ncessit subjective absolue. Soit, puisque les concepts sont subjectivement ncessaires. Mais apparemment elle ne peut tre une science objective des choses. Il y a l une disproportion entre ses prtentions et sa nature. Il y a l un mystre qui n'est pas ngligeable Q). C'est prcisment ce que Kant n'avait jamais compris entre 1755 et 1771. D'une part, il avait cru avec Wolf, que la ncessit subjective de la raison tait en mme temps le signe invincible de la ncessit objective par suite du dogme rationaliste formul lapidairement par Spinoza : ordo et connexio idearum sunt or- do et connexio rerum . D'autre part, quelques annes aprs, sous l'influence d'un courant empiriste, d Hume ou pas, peu importe, il croyait que la mtaphysique devait se rsoudre abandonner le rle ternel qu'elle s'tait arrog, pour se confiner dans celui plus modeste d'tre une analytique de la raison. Mais aucun moment Kant ne s'tait pos la question

    (1) Les 13 et 14 de la Critique, construits sur le mme patron que la lettre de 1772, donne le commentaire de cela AK. T. III, p. 102 : Daher zeigt sien hier eine schwierigkeit, die wir im Felde der Sinnlichkeit nicht antrafen, wie nmlich subjective Bedingungen des Denkens sollten objective Gltigkeit haben d. i. Bedingungen der Mglichkeit aller Erkenntnis der Gegestn4e abgeben .

  • (53) l'anne 1771 chez kant 81

    savoir : comment une science, forme de concepts formels et prtention objective, est-elle possible sous le double aspect impos par l'intersection de divers courants de mditations en 1771?

    C'est l tout le problme de la Critique. La solution de ce problme en 1781 est pense en fonction de la positio quaes- tionis que nous venons d'esquisser. Une science objective, de choses en soi est inpensable. Elle est impossible. Il n'y a de science vritable que des phnomnes. Le seul usage lgitime de l'entendement est l'usage logique. Seulement ne nous trompons pas. L'usage logique n'est plus celui de 1770. Il continue sans doute rsider dans un travail de l'entendement sur les phnomnes. Mais ce travail n'est plus analytique. Il est au contraire synthtique. Il pense l'objet correspondant aux phnomnes.

    N'y est-il rien rest dans l'uvre dfinitive de l'usage rel de l'entendement, qui a fait tous les frais des nouvelles recherches entreprises depuis l'anne 1770? Il en est rest quelque chose assurment. Sans doute, les concepts formels appels dsormais les catgories, n'expriment plus les dterminations ontologiques des choses, mais ils expriment les fonctions synthtiques, constitutives de l'objet des phnomnes et cela sous le nom de catgories. Dans l'usage rel, ils prennent le nom d'ides. Ces ides ne reprsentent pas des choses en soi, mais elles expriment les fonctions synthtiques rgulatrices de l'exprience.

    O en tait Kant en 1772 dans ce domaine? Aucun document ne nous l'apprend avec prcision. Il est prudent de convenir de notre ignorance. Le Duisburgsche Nachlass dont les fragments datent presque tous des environ de 1775, renferme les lments essentiels de la solution critique dfinitive. Mais il y a entre l'poque que nous tudions, dont le terminus ad quem est le dbut de l'anne 1772, et celle du Nachlass (1775) une marge apprciable de trois ans, et ce fut un intervalle de rflexion intense et trs probablement de progrs sensible. N'en concluons donc rien. Il tmoignerait d'une tmrit excessive de voir dans la lettre de 1772 plus qu'une magnifique position

    R. B. Ph. et H. 6.

  • 82 H. J. DE VLEESCHAUWER (54)

    d'un problme trs beau mais droutant. Kant envisageait une solution. Sans que l'tat de notre documentation change considrablement, nous ne saurions y rpondre.

    Qu'on nous permette la fin de ces pages de marquer ce qu'elles signifient et ce qu'elles ne veulent pas signifier. Nous avons voulu montrer, encore que nous n'en parlons que pour la premire fois, que le problme de 1772 n'a pas le sens d'une rvolution dans l'histoire du criticisme. Il est l'achvement d'une pense mthodiquement conduite. Toutes les prtendues rvolutions dans la carrire de Kant s'vanouissent ds qu'on manipule leur dossier complet. Cette volution prend sa source dans la Dissertation. Kant y tait d'ailleurs oblig, puisqu'il devait en protger une partie essentielle contre une objection, impressionnante par le nombre et par la qualit de ceux qui l'noncrent. L'unanimit des censeurs, bienvaillants et comptents, lui a rvl immdiatement le danger auquel sa pense tait expose : l'idalisme. L'idalisme ctoyait ses ides, parce qu'elles se groupaient comme en un faisceau sous le guide de la subjectivit et de l'idalit des formes cognitives. Dsireux de re viser la Dissertation ds le lendemain de sa dfense, de l'augmenter, de la corriger et d'en appliquer les principes toutes les disciplines philosophiques, il se laisse conduire dans sa rflexion par la sollicitude anti-idaliste, occasionne par la critique de ses amis. Celle-ci le dcide d'changer le principe conducteur de la Dissertation contre celui de la lettre de 1771. Le principe de la Dissertation consiste viter la contamination de l'entendement par la sensibilit ; celui de 1771, au contraire, consiste distinguer trs soigneusement entre le ct formel et le ct matriel entre le sujet et l'objet dans tout ordre de connaissance. Venu la rvision totale de la Dissertation et l'excution de son plan, qui devait donner cette uvre une extension plus grande, il constate que le ct subjectif est compltement assur et qu'il ne demande en ralite aucune modification de principe, mais il constate avec stupeur que le

  • (55) l'anne 1771 chez kant 83

    contenu matriel et objectif se volatilise sous sa main. Kant se trouve devant l'alternative cruelle : abandonner la mtaphysique, qui lui est chre depuis le dbut de ses tudes ou poursuivre une uvre laquelle il ne voit pas d'issue. Kant n'a rien abandonn dans sa vie et il n'abandonnera pas la mtaphysique. Il poursuit donc malgr tout. Il fait le tour de toutes les solutions que renseigne l'histoire de la philosophie pour autant qu'elle lui est accessible. Aucune solution ne parat satisfaisante, parce qu'aucun systme n'a pos le problme de l'objectivit dans les termes qui lui semblent les seuls possibles. Et enfin, c'est l'cho d'une dernire tentative, dcisive celle-l probablement, que nous entendons dans la lettre Herz de 1772, o il pose le problme dans des termes, qui sont depuis lors la seule faon de poser la question mmorable : Sur quels fondements repose le rapport de nos reprsentations avec leurs objets?

    Gand H. J. De Vleeschauwer.

    InformationsAutres contributions de H. J. De VleeschauwerCet article est cit par :Rpertoire bibliographique. In: Revue no-scolastique de philosophie. 38 anne, Deuxime srie, N46, 1935. pp. 35-74.

    Pagination4950515253545556575859606162636465666768697071727374757677787980818283

    PlanLa lettre M. Herz du 21 fvrier 1772Le Passage de la Dissertation la Lettre Herz du 21 fvrier 1772La Dfense contre l'IdalismeLa Mtaphysique de 1772