L’ANALYSE DE MATÉRIALITÉ : DE LA PERCEPTION À LA RÉALITÉ (AVRIL 2014)

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L’ANALYSE DE MATÉRIALITÉ : DE LA PERCEPTION À LA RÉALITÉ Comment renforcer la pertinence de sa stratégie ou de son reporting développement durable ? Alors qu’un nombre croissant d’enjeux sociaux ou environnementaux sont en lice pour figurer dans les rapports de développement durable et obtenir un peu de temps ou d’attention dans les réunions de direction, comment déterminer les sujets prioritaires ? Sans aucun doute, la « matérialité » est le concept qui monte dans les discussions sur la responsabi- lité sociale d’entreprise (RSE). Choisir c’est renoncer : les entreprises doivent être capables de sélectionner les enjeux qui méritent plus particulièrement leurs efforts, parce qu’ils sont importants aux yeux de leurs parties prenantes pour leur réussite commerciale et pour la conduite de leurs affaires quotidiennes. Les travaux de l’International Integrated Reporting Council (IIRC) et de la Global Reporting Initiative (GRI) recommandent ainsi de pratiquer une « analyse de matérialité » en amont de la publication d’informations extra-financières ; et nombre d’entreprises publient désormais dans leurs rapports de développement durable des « matrices de matérialité » représentant graphiquement les résultats de ladite analyse. Si le terme anglais de « materiality » a été traduit à l’occasion de la sortie de la version 2013 des lignes directrices de la GRI par « pertinence », les éléments de métho- dologie précis sont encore rares pour comprendre réellement comment réaliser cette analyse ou matrice de matérialité. Retour aux sources : dans les procédures d’audit financier, le seuil de matérialité est défini comme le seuil au-delà duquel des erreurs comptables peuvent avoir un impact significatif sur la vérité des comptes certifiés de l’entreprise. Transposé dans le langage de la RSE, le seuil de matérialité est celui au-delà duquel des enjeux éthiques, sociaux ou environnementaux sont jugés pertinents et significatifs pour l’entreprise, parce qu’ils ont un impact potentiellement important sur ses parties prenantes, son environnement ou sa performance économique, ou enfin parce qu’elle décide proactivement qu’ils sont importants pour sa stratégie. NOTE DE POSITION #1 // avril 2014

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Comment renforcer la pertinence de sa stratégie et de son reporting développement durable ? Alors qu’un nombre croissant d’enjeux sociaux ou environnementaux sont en lice pour figurer dans les rapports de développement durable et obtenir un peu de temps ou d’attention dans les réunions de direction, comment déterminer les sujets prioritaires ? Sans aucun doute, la « matérialité » est le concept qui monte dans les discussions sur la responsabilité sociale d’entreprise. Choisir c’est renoncer : les entreprises doivent être capables de sélectionner les enjeux qui méritent plus particulièrement leurs efforts, parce qu’ils sont importants aux yeux de leurs parties prenantes pour leur réussite commerciale et pour la conduite de leurs affaires quotidiennes. Les travaux de l’International Integrated Reporting Council (IIRC) et de la Global Reporting Initiative (GRI) recommandent ainsi de pratiquer une « analyse de matérialité » en amont de la publication d’informations extra-financières ; et nombre d’entreprises publient désormais dans leurs rapports de développement durable des « matrices de matérialité » représentant graphiquement les résultats de ladite analyse. Cette première Note de position d’Utopies est l’occasion de présenter le concept de matérialité, utilisé au départ dans le domaine financier, en proposant des repères méthodologiques et en s’appuyant sur deux études de cas et sur l’avis d’experts internationaux sur le sujets.

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  • 1. LANALYSE DE MATRIALIT : DE LA PERCEPTION LA RALIT Comment renforcer la pertinence de sa stratgie ou de son reporting dveloppement durable ? Alors quun nombre croissant denjeux sociaux ou environnementaux sont en lice pour figurer dans les rapports de dveloppement durable et obtenir un peu de temps ou dattention dans les runions de direction, comment dterminer les sujets prioritaires ? Sans aucun doute, la matrialit est le concept qui monte dans les discussions sur la responsabi- lit sociale dentreprise (RSE). Choisir cest renoncer : les entreprises doivent tre capables de slectionner les enjeux qui mritent plus particulirement leurs efforts, parce quils sont importants aux yeux de leurs parties prenantes pour leur russite commerciale et pour la conduite de leurs affaires quotidiennes. Les travaux de lInternational Integrated Reporting Council (IIRC) et de la Global Reporting Initiative (GRI) recommandent ainsi de pratiquer une analyse de matrialit en amont de la publication dinformations extra-financires ; et nombre dentreprises publient dsormais dans leurs rapports de dveloppement durable des matrices de matrialit reprsentant graphiquement les rsultats de ladite analyse. Si le terme anglais demateriality a t traduit loccasion de la sortie de la version 2013 des lignes directrices de la GRI par pertinence, les lments de mtho- dologie prcis sont encore rares pour comprendre rellement comment raliser cette analyse ou matrice de matrialit. Retour aux sources : dans les procdures daudit financier, le seuil de matrialit est dfini comme le seuil au-del duquel des erreurs comptables peuvent avoir un impact significatif sur la vrit des comptes certifis de lentreprise. Transpos dans le langage de la RSE, le seuil de matrialit est celui au-del duquel des enjeux thiques, sociaux ou environnementaux sont jugs pertinents et significatifs pour lentreprise, parce quils ont un impact potentiellement important sur ses parties prenantes, son environnement ou sa performance conomique, ou enfin parce quelle dcide proactivement quils sont importants pour sa stratgie. NOTE DE POSITION #1 // avril 2014

2. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 2 La srie de normes AA 1000 (relative la consultation des parties prenantes et leur implication dans la certification des enjeux pertinents pour lentreprise), dfinie par le cabinet AccountAbility depuis 2003, est sans doute celle qui a le plus travaill la promotion et la dfinition de la matrialit. Selon AA 1000, la matrialit permet de dterminer la pertinence et la porte dun enjeu pour une organisation et ses parties prenantes. Pour chacun des enjeux identifis, elle repose sur la dtermination de seuils ( partir desquels ils deviennent pertinents pour lentreprise), sur la prise en compte du point de vue des parties prenantes, et enfin sur la faon dont lentreprise sorganise pour les intgrer la conduite de ses activits court, moyen et long termes. Les lignes directrices de la Global Reporting Initiative ont de leur ct pour objectif de fournir un cadre de reporting extra-financier reconnu au niveau international. La version G4, publie en 2013, rappelle la ncessit pour les organi- sations daxer leur processus de reporting et leur rapport sur les thmes et des aspects qui : o refltent les principaux impacts conomiques, environ- nementaux et sociaux de lentreprise et de ses activits o ou influencent de manire significative les valuations et dcisions des parties prenantes Le guide de mise en uvre de la G4 insiste quant lui, dans la dfinition du processus de matrialit, sur la ncessit dinclure : o la consultation de parties prenantes et lintgration de leurs attentes ou intrts lgitimes o la prise en compte de facteurs externes (rglementations, enjeux soulevs par les pairs/concurrents, recherches et publications dexperts, etc.) et internes (risques significatifs, thmes-clefs des politiques et stratgies, attentes des salaris, actionnaires, fournisseurs, etc.) o la dtermination de seuils, qui doivent tre communiqus lexterne, partir desquels les enjeux sont considrs comme devant figurer dans le rapport. Pour lInternational Integrated Reporting Council, les seules informations pertinentes publier dans le rapport intgr sont celles susceptibles dinfluencer lvaluation de lentreprise, de sa stratgie et de sa performance par les investisseurs. Cependant, la diffrence de la version G4 de la GRI, lIIRC ne promeut pas explicitement un dialogue direct avec les parties prenantes, mais recommande seulement de prendre en considration leurs points de vue (via leurs prises de paroles publiques, par exemple). Lanalyse de matrialit peut tre ralise de faon interne lentreprise. //EN RSUM La matrialit dfinit ce qui peut avoir un impact significatif sur une entreprise, ses activits et sa capacit crer de la valeur financire et extra-financire pour elle-mme et ses parties prenantes. Au carrefour des questions business et dveloppement durable, une analyse de matrialit doit: o Identifier les enjeux importants et pertinents pouvant avoir un impact sur la performance de lentreprise o Les hirarchiser en fonction de leur impact potentiel sur lentreprise et son cosystme I. QUE DISENT LES TEXTES DE RFRENCE ? Cette question est cruciale pour les investisseurs, qui ignorent les informations sils ne sont pas convaincus de leur matrialit. Et cest souvent le cas sur les questions sociales ou environnementales ! Du coup, si une entreprise explique en quoi un risque ou un enjeu est matriel pour ses activits, elle fait aussi acte de pdagogie sur ce sujet envers les investisseurs, en les rendant plus attentifs ces questions quand ils analysent dautres acteurs du mme secteur. Karina LITVACK, ex-Directrice de la Recherche, F&C Asset Management 3. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 3 BRITISH TELECOM (BT) : UNE APPROCHE HISTORIQUE ET INTGRE Le groupe British Telecom (BT) a longtemps t en tte des classements internationaux raliss sur les meilleurs rapports de dveloppement durable. Lun des piliers de son dispositif de reporting est une robuste analyse de matrialit de ses en- jeux, mene chaque anne depuis 2005 dans le cadre de la ralisation de son rapport dveloppement durable mais aussi du pilotage de sa stratgie sur le sujet. Lobjectif est triple : conserver un reporting concis et pertinent, articul en deux volets (un rapport synthtique dune quinzaine de pages, et un site web ddi plus complet), assurer la conformit du processus avec le standard AA 1000 AS, mais aussi piloter la stratgie dveloppement durable en cohrence avec les priorits stratgiques de lentreprise. Une premire liste de 78 enjeux est labore partir dune revue documentaire* et de la perception des parties prenantes (sondage auprs des salaris, enqutes clients, suivi du buzz mdiatique sur les thmes, etc.). La mthode suivie est ensuite compose de cinq tapes-cls : Etape 1 - Pertinence : lensemble des enjeux est confront aux quatre questions recommandes par lAA 1000 AS (voir encadr ci-dessous). Sont considrs comme pertinents tous les enjeux ayant obtenus au moins deux oui , lun pour les questions internes, lautre pour les questions externes. Etape 2 - Matrialit : les enjeux ayant pass ltape 1 sont ensuite nots de 0 5 selon quatre critres plus prcis. Etape 3 - Hirarchisation du reporting :les enjeux sont ensuite classs, sur la base de la note obtenue en tape 2, en trois catgories, en fonction de seuils quantitatifs prdtermins : o Les enjeux nayant pas obtenu de score suffisamment lev (seuils quantitatifs dtermins pour la matrialit externe et interne)ne sont pas pris en compte dans le reporting o Les enjeux avec un score moyen apparaissent uniquement sur le site internet ddi de BT o Les enjeux ayant obtenu un score lev sont publissur le site etdans le rapport synthtique II. QUELLES SONT LES MEILLEURES PRATIQUES ? Stakeholder materiality analysis 2012/13 Biodiversity Hight Hight Relevancetostakeholder Relevance to BT Environnemental management Recession Skills Governance Employee engagement Waste & recycling Digital literacy Human rights Privacy & Data Security Ethics Economic impacts Climate change Health & Safety Energy Pay & benets Customer experience Network investment R & D Risk management Child safety online Travel & transport Diversity & equality London 2012 Community & charity support Recruitment & retention Business Resillience Marketing practices Freedom of expression Ageing society Materials scarcity Low Materials recycling Exemple de matrice de matrialit priorisant les enjeux en croisant leur pertinence pour BT et leur importance aux yeux des parties prenantes. Les quatre questions de lAA1000 : o Interne #1 : cet enjeu fait-il lobjet dune politique interne formelle (y compris couverture explicite par les procdures et codes de conduite internes) ? o Interne #2 : limpact financier potentiel de cet enjeu est-il suprieur 1 million de livres sterling ? o Externe #1 : existe-t-il un rel intrt socital pour cet enjeu ? o Externe #2 : les parties prenantes expriment-elles un intrt pour cet enjeu ? Et leur traduction en critres de matrialit pour BT : o Interne #1 : notation de 0 5 selon le niveau de couverture de lenjeu par une politique groupe/ divisions, le fait quelle soit publique ou non et le fait quun suivi de la performance existe en sus o Interne #2 : notation de 0 5 selon limpact potentiel sur 3 ans de 1m 300m o Externe #1 : notation de 0 5 selon le nombre de mentions du sujet dans une slection de journaux internationaux sur 6 mois o Externe #2 : notation de 0 5 selon le nombre de publics ayant exprim un intrt pour cet enjeu (sources : enqutes clients/salaris/fournisseurs, dialogue avec les pouvoirs publics et les investisseurs, panel consultatif) Etape 4 - Analyse et exceptions : afin dajuster le rsultat et dautoriser les exceptions (ajout ou suppression denjeux), deux revues complmentaires de la hirarchisation des enjeux issue des notations internes et externes sont menes : o Lune, en interne, par les CR Reporters (ambassadeurs RSE de BT) o Lautre, en externe, par le Leadership Panel (comit consul- tatif dexperts externes se runissant 4 5 fois par an) Etape 5 - GRI :en dernier lieu, un rapprochement entre les rsultats de lanalyse de matrialit et les indicateurs GRI permet didentifier les indicateurs qui feront finalement lobjet dun reporting. * Rapport sectoriel du GeSI - Global e-Sustainability Initiative, prcdents rapports BT, rapports des concurrents, critres pris en compte pour lvaluation du secteur par les agences de notation et indices spcialiss comme le DJSI, etc. 4. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 4 Hight Low Hight 2007 2008 2009 2010 Real-time ImportancetoMultiplestakeholder Potential impact on SAP BusinessLow Be Heard Health & Safety Digital inclusion Your matrix view Economics Environment People Energy & env. mgt solutions Sust. report & analytics sol. Customer satisfaction Employee satisfaction Ethical business Sust. supply chain solutions Sust. workforce solutions SAP GHG footprint Workforce diversity Green IT Water use Community relations Waste discharge Biodiversity Oper. risk & compliance Gov risk & compliance Financial performance Supply chain Public policy Accessibility, privacy & security Employee volunteerism Social investment SAP : UNE APPROCHE INTERACTIVE POUR DES MATRICES PLUS SUBJECTIVES Pendant plusieurs annes, SAP a ralis et publi en ligne une analyse de matrialit pour identifier ses enjeux priori- taires, les opportunits business lies et ainsi orienter sa stratgie RSE. Cette matrice tait organise sur deux axes : limportance aux yeux des parties prenantes et limpact potentiel sur la performance de SAP. Si le dtail disponible sur la mthodologie globale utilise ntait pas trs diffrenciant, SAP a innov sur la faon de prendre en considration la perception des parties prenantes, tout en capitalisant sur sa matrise des outils digitaux qui sont au cur de ses mtiers. Ainsi, en complment des moyens plus classiques de consultation (sondages auprs des salaris, participations des groupes de travail du secteur, comits dexperts, changes et road-shows avec les investisseurs, etc.), le site prsentant le rapport dveloppement durable en ligne propo- sait tous les internautes (en change dune connexion via lun des rseaux sociaux courants : Twitter, LinkedIn, etc.) de personnaliser la matrice ralise par SAP en y position- nant directement les enjeux pr-identifis en fonction de lim- portance que ces enjeux revtaient, leurs yeux, pour SAP. Si la dmarche est efficace dun point de vue pdagogique, on peut cependant regretter que le rsultat de toutes ces ma- trices nait pas t consolid ni comment, ou que les carts avec la matrice initiale de SAP naient pas t rendus visibles. //NOTRE AVIS Dans la pratique (les tudes de cas ci-dessus) comme du point de vue thorique (textes de rfrence), lanalyse de matrialit recouvre une diversit dobjectifs, de mthodes et donc de rsultats. Cette diversit peut engendrer un risque dopacit et mme menacer la crdibilit dune dmarche RSE dans la mesure o cette analyse oriente souvent les actions des entreprises aussi bien que leur reporting. La complexit lie aux approches quantitatives ne peut tre un argument recevable pour justifier des approximations mthodologiques. Exercice fondateur et engageant pour lentreprise qui sy prte, lanalyse de matrialit appelle une mthodologie transparente sur les parti-pris, opposable, adapte aux objectifs, aux moyens et la taille de lentreprise. 5. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 5 1.QUEL QUE SOIT LOBJECTIF DE LANALYSE DE MATRIALIT, ASSUMER SA PORTE STRATGIQUE On la vu, une analyse de matrialit, et sa publication ventuelle sous forme de matrice, peut tre utilise par une entreprise des fins trs diffrentes : structurer les orientations de la stratgie (business et RSE), organiser le contenu dun rapport (intgr ou non) en identifiant les enjeux prioritaires prendre en compte dans le reporting, ou encore se confor- mer aux lignes directrices internationalement reconnues de reporting (GRI G4, recommandations de lIIRC, loi Grenelle 2 en France). Naturellement, lobjectif initial peut faire varier assez signifi- cativement la mthode dlaboration, les moyens mobiliss et la transparence dont lorganisation fera preuve. Alors quune analyse sur les orientations stratgiques pourra dvelopper des sujets potentiellement confidentiels (notamment spcifica- tion et montant estim des risques ou des opportunits lis certains enjeux), une matrice oriente reporting devra sap- puyer sur la dfinition de seuils permettant de rendre compte de lanalyse sans dvoiler dans le dtail ses composantes stratgiques. De mme, si lanalyse de matrialit est utilise comme un outil stratgique interne, ce que recommande lAA 1000, la question se posera de savoir comment sont impli- ques les directions internes dans son laboration puis sa rvision, et comment elle est ensuite utilise dans les proces- sus de prise de dcision ( tous les niveaux de lentreprise). Enfin, une analyse vise stratgique pourra tre labore au niveau du groupe, puis dcline par mtier ou zone gographique pour pouvoir orienter plus oprationnellement la priorisation des actions car limportance des enjeux pour les parties prenantes peut logiquement varier en fonc- tion des activits considres (pour des groupes diversifis) et des pays ou rgions (en fonction des priorits locales et du contexte local sur certains sujets ainsi limpact sur leau aura plus dimportance aux yeux des parties prenantes dans un pays fort stress hydrique ou ayant connu rcemment une pollution industrielle importante). Dans tous les cas, initier une analyse de matrialit est en soi un exercice porte stratgique : mme si elle est initialement ralise des fins de communication externe, sa publication engage lentreprise, de sorte que son laboration et sa validation risquent fort de gnrer des discussions au plus haut niveau sur la ralit de tel enjeu ou limportance de tel autre et ce nest pas la moindre de ses vertus. III. MATRIALIT : COMMENT CONSTRUIRE LA CRDIBILIT ? La raison de mener une analyse de matrialit peut tre de vouloir cocher la case correspondante dans la liste GRI, mais cette analyse pose quand mme une question plus fondamentale, comme dailleurs le reporting intgr : est-ce que les liens sont bien faits, en amont, entre les enjeux RSE, ma stratgie RSE, mon dispositif de reporting et ma stratgie business plus classique ? Chris TUPPEN, fondateur Advancing Sustainability Ltd, ex-directeur Dveloppement Durable de BT condition dtre mene avec une double exigence : crdibilit et rigueur mthodologique dune part, lisibilit et pdagogie pour les parties prenantes dautre part, lanalyse de matrialit prsente lintrt douvrir la voie une comprhension plus fine de linteraction des enjeux de dveloppement durable avec le modle conomique, et de leur traduction en rels risques et opportunits pour lentreprise. 6. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 6 2. TABLIR UNE PREMIRE LISTE LARGE DENJEUX NON-PRIORISS Lidentification des enjeux pertinents ncessite de partir dune liste assez large, allant du transversal (ex. enjeux RH pertinents pour tout type dentreprise) au spcifique (ex. enjeux lis telle matire premire utilise dans une indus- trie donne). Le recensement des enjeux valuer peut tre effectu partir des sources suivantes : 1. Revues de presse gnraliste et spcialise RSE 2. Recommandations gnrales et supplments sectoriels de la GRI, critres sectoriels des agences de notation extra- financires 3. Revue des rapports et prises de parole des concurrents ou acteurs majeurs du secteur 4. Prises de position internes, notamment dans les politiques caractre stratgique 5. Risques identifis en interne et thmes-clefs des orienta- tions stratgiques de lentreprise 6. Thmes des campagnes menes par des ONG visant lentreprise et son secteur (ou des secteurs proches) 7. volutions rglementaires et grands codes de conduite inter- nationaux (ex. Objectifs du Millnaire, Global Compact) 8. Rsultats des enqutes quantitatives et qualitatives menes auprs des parties prenantes, si disponibles 9. Avis dun comit de Parties Prenantes, le cas chant La liste ainsi obtenue peut tre assez impressionnante (et dpasser la centaine denjeux). Un premier travail de slec- tion simpose alors : il peut tre ralis laide dune classi- fication/hirarchisation raisonne (dire dexpert), que nous recommandons de faire valider par la direction gnrale, qui doit porter et assumer cette premire slection, traduisant ainsi les orientations stratgiques de lorganisation. 3. DFINIR LA MTHODOLOGIE DVALUATION DES ENJEUX Une fois les enjeux recenss, il faut ensuite les valuer pour pouvoir les discriminer en fonction de leur importance relative pour lentreprise et ses parties prenantes, puis dter- miner des seuils, afin de les catgoriser comme pertinents ou non. On la vu, lanalyse de matrialit consiste principalement croiser limportance interne des enjeux et leur impor- tance externe, conformment aux quatre questions-clefs de lAA 1000 (voir ltude de cas sur British Telecom) et aux recommandations de la GRI sur la constitution dune matrice de matrialit (rendant compte graphiquement de lanalyse mene sur les deux volets). Mais les textes de rfrence, sils sont prolixes sur lintrt pour lentreprise de raliser une ana- lyse de matrialit, ne sont pas trs prcis sur les mthodolo- gies, critres et sources dinformation utiliser pour valuer limportance des enjeux, tant en interne quen externe. En pratique, chaque entreprise se trouve, selon ses objectifs et ses moyens, confronte la ncessit dlaborer sa mtho- dologie propre de hirarchisation et de notation des enjeux, qui reflte sa culture, sa vision et limportance de lexercice ses yeux. Ce qui importera donc sera que lentreprise fasse preuve de transparence sur ses choix mthodologiques et sur les critres utiliss pour dterminer limportance des enjeux, pour elle et pour les parties prenantes - idalement en tendant la transparence aux dilemmes rencontrs durant lanalyse. Par exemple, lchelle de temps prise en compte par lentreprise pour valuer limportance des enjeux sur ses rsultats futurs mritera dtre prcise. Vous pouvez utiliser le test de matrialit pour dterminer ce quil faut inclure dans le rapport, ce qui est dj une bonne utilisation de loutil - mais ne pas utiliser les conclusions pour dterminer ce qui devrait tre intgr la stratgie de dveloppement durable est une occasion manque. Chris TUPPEN, fondateur Advancing Sustainability Ltd, ex-directeur Dveloppement Durable de BT 7. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 7 Concrtement, plusieurs approches peuvent tre utilises, et le cas chant combines, pour traduire lanalyse des enjeux en chelles de notation permettant de situer ces enjeux sur les deux axes dune matrice de matrialit lobjectif tant toujours de parvenir des seuils de matrialit qui non seulement refltent la vision et la culture de lentreprise, mais soient aussi objectivables et opposables, voire suffisamment robustes pour pouvoir, un jour, donner lieu vrification externe. APPROCHE QUANTITATIVE : elle concerne principa- lement les impacts quantifiables sur les rsultats de lentre- prise, sur ses cots dapprovisionnement, de production ou de distribution, etc. Cette approche supposera souvent de croiser lanalyse de matrialit avec lanalyse des risques ralise pour le document de rfrence, et aussi dimpliquer assez fortement les directions financires, juridiques, et de la stratgie. Lapproche quantitative peut aussi concerner len- semble des enqutes ou sondages menes auprs des par- ties prenantes, qui auraient intgr des questions sur leurs attentes des enjeux sociaux et environnementaux prioritaires. //NOTRE AVIS Comme vu dans lexemple de British Telecom, il est judicieux dexploiter les lments quantitatifs existants en interne (valuations financires des risques) ou pour les parties prenantes (enqutes dopinion, tudes de clientle, couverture mdiatique). Il est cependant peu probable que tous les enjeux RSE de lentreprise puissent faire lobjet dune telle valuation quantitative directe. APPROCHE QUALITATIVE : elle sert, par exemple, valuer le niveau de prise en compte dun enjeu par len- treprise, par le secteur / les concurrents, ou encore par les parties prenantes / ONG. Une approche consiste dfinir des questions fermes, dont les rponses servent dfinir des seuils quantitatifs (ex. nombre de oui ou chelle de valeurs correspondant des situations prcisment dcrites) pour construire des rgles dvaluation objectives et repro- ductibles : Exemple sur la prise en compte de lenjeu en interne : lenjeu fait-il lobjet dune politique spcifique en interne (ou est-il cit dans les codes de conduite existants) ? Cela est-il fait au niveau du groupe ou au niveau des divisions/pays pour le cas o lenjeu se joue au niveau local (ex. stress hydrique, impact sur leau) ? Existe-t-il des procdures daudits de conformit cette politique ? La performance sur cet enjeu fait-elle lobjet dun reporting externe transparent ? Exemple sur la prise en compte dun enjeu par les parties prenantes : lenjeu est-il cit dans la stratgie et les rapports de dveloppement durable des concurrents ? Est- il pris en compte par les agences de notation extra-financire dans leur valuation du secteur ? Revient-il dans les articles de la presse internationale sur le secteur ? A-t-il dj fait lobjet dune campagne dONG sur lentreprise ou le secteur ? //NOTRE AVIS Cette approche peut savrer particulirement pertinente dans les cas o la matrice est ralise exclusivement en interne par lentreprise, sans prise en compte directe de lavis des parties prenantes externes. Elle permet en effet dobjectiver une notation qui sinon pourrait paratre trop subjective. APPROCHE HYBRIDE : la ncessit de parvenir des chelles de valeur peut justifier dtablir des grilles de critres hybrides, fondes sur une approche essentiellement quali- tative mais aboutissant nanmoins une valuation quanti- fie de limpact potentiel des enjeux sur le chiffre daffaire. Concrtement, un grand nombre dentreprises laborant leur matrice de matrialit choisissent cette option, pour des raisons de ressources internes (humaines et financires) limites consacrer lanalyse. Du coup, elles mnent, pour le volet externe notamment, une srie (couramment 10 30) dinterviews auprs de parties prenantes ou dexperts ayant une vision transversale des attentes des parties prenantes : ces entretiens sont mens avec une grille dvaluation et de priorisation des enjeux, pouvant dboucher sur des seuils et une notation des enjeux. //NOTRE AVIS Certaines entreprises font le choix de cette approche sur les deux dimensions internes et externes, avec une grille dvaluation des enjeux identique et commune. Des interviews menes auprs des parties prenantes internes pertinentes (direction gnrale, direction financire, direction des risques, actionnaires-clefs, etc.) produisent alors les notes reporter sur laxe importance pour lentreprise et dautres interviews menes auprs de parties prenantes externes donnent celles reporter sur laxe importance pour les parties prenantes. Il faut faire trs attention aux chiffres. Oui, les analystes adorent les chiffres. Mais, quelques exceptions prs, les enjeux socitaux et sociaux sont avant tout qualitatifs. On peut essayer de les traduire en quantitatif, mais il y aura toujours des limites. Karina LITVACK, ex-Directrice de la Recherche, F&C Asset Management 8. // avril 2014 // note de position // LANALYSE DE MATRIALIT 8 o A lheure o le principe du comply or explain* est soutenu tant dans les standards internationaux que dans le dispositif rglementaire franais en matire de reporting, le concept de matrialit pose la question essentielle de la faon dont lentreprise justifie ses partis-pris sur les enjeux jugs importants et pertinents pour la bonne conduite de ses activits ou pour ses parties prenantes ; mme si lobjec- tif initial est le reporting, une matrice de matrialit a une porte stratgique, car elle engage lentreprise - a fortiori si elle doit tre communique en externe ! o Les quantifications sont ncessaires mais pas toujours pos- sibles sur lensemble des enjeux : un enjeu ne pouvant tre quantifi peut tout autant tre matriel. o Comme toujours, lexercice de reporting est un levier ou un prtexte pour travailler sur la stratgie : dans lidal, la matrice de matrialit doit donc tre labore, discute et valide avec limplication de la direction de lentreprise. o Si lanalyse de matrialit se gnralise tant dans la dfi- nition des stratgies que dans le reporting, il est bien pos- sible quelle finisse par enrichir lanalyse classique des risques en mettant en lumire des enjeux sociaux ou envi- ronnementaux mal identifis ou valus en amont. Rappe- lons que lvaluation de limpact des risques sur les rsultats reste encore une science inexacte : ainsi, les risques lis aux subprimes et au fait que des prts immobiliers taient consentis des populations la limite de la solvabilit, ce qui reprsentait une relle bombe retardement sociale, ntaient pas spcifiquement mentionns dans les documents de rfrence des banques avant le sisme qua connu le secteur sur le sujet De mme, les risques lis aux forages offshore taient valus de manire bien infrieure ce qui sest finalement produit pour BP aprs lexplosion de la plateforme Deepwater Horizon et la mare noire dans le Golfe du Mexique : cest dailleurs ce qui a conduit le fonds de pension des employs de ltat de New-York poursuivre le groupe, accus davoir tromp les investis- seurs sur ses procdures de scurit et sa capacit faire face de manire satisfaisante de tels vnements. o En pratique, la reprsentation statique de la matrialit sur deux axes est restrictive : comme souvent sur les questions de dveloppement durable, lintgration de la dimension temporelle, notamment, fait dfaut. Limportance relative des enjeux nest pas statique mais dynamique, et un enjeu jug non-prioritaire hier autrement qu long-terme peut devenir sujet de crise potentielle court-terme en cas dattaque concurrentielle, de scandale mdiatique ou dvolution rglementaire ! o Si la matrice de matrialit est utilise en interne, pour orienter laction, il sera utile de la dcliner au niveau des divisions/activits ou des pays/rgions dans lesquels len- treprise est implante, car limportance relative dun enjeu varie avec les activits et naturellement le contexte local (ex. stress hydrique, corruption, scandale rcent sur un concurrent ou controverse mdiatique sur le secteur, etc.). Il sera galement ncessaire de mettre en place une procdure de rvision ou de mise jour permettant justement dappr- hender le caractre dynamique de lvolution des enjeux. o Enfin, pour garantir la pertinence et la reconnaissance publique de lexercice, la mthodologie utilise doit toujours tre comprhensible, opposable, reproductible et transparente : la simple communication dune matrice, sans explication sur la faon dont elle a t obtenue, les choix oprs et les dilemmes rencontrs nest pas forcment facteur de crdibilit. EN CONCLUSION //RESSOURCES o GRI G4 : Principes de reporting et Guide de mise en uvre , 2013 o AA 1000 : AA1000 Assurance Standard 2008, AccountAbility, 2003 ; Redefining Materiality II, AccountAbility, 2013 o IIRC : The International Framework, publi en dcembre 2013 ; Materiality, Background Paper for , AICPA, 2013 LANALYSE DE MATRIALIT entre perception et ralit Note de position dUtopies #1 Contributeurs : Patrick Jolivet, Elisabeth Laville, Sophie Nguyen Buu Cuong Informations : [email protected] * Se conformer ou sexpliquer : principe qui demande aux entreprises de se conformer, dans leur reporting, aux informations listes dans les standards faisant rfrence (comply) et de se justifier (explain) lorsquune information nest pas communique