L'Amphibologie des concepts de la réflexion (M. Fichant) - versão inicial.doc

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17 L’Amphibologie des concepts de la réflexion : la fin de l’ontologie Michel Fichant, Paris Le thème de cette étude est celui de Kant et la fin de la métaphysique, pour citer le titre d’un ouvrage majeur de Gérard Lebrun 1 . La façon dont sera traitée cette question sera différente de la sienne, mais quand un congrès Kant a lieu au Brésil, et précisément à Sao Paulo, où Lebrun a longtemps enseigné, pensé et écrit, il convient de saluer la mémoire de cet historien de la philosophie à la fois original et profond. « Fin de la métaphysique » peut s’entendre de deux façons : comme l’arrêt, l’achèvement, la terminaison, d’une entreprise qui s’est dénommée « métaphysique », — mais aussi comme finalité, but ou destination de ce que, au-delà des titres, signifie essentiellement la métaphysique. Kant, comme on sait, se meut dans l’espace ouvert par cette dualité : il entendait en effet, à l’encontre de ce que voudront les positivismes, réaliser pour la première fois l’intention finale bimillénaire de la métaphysique, inscrite naturellement dans la raison humaine avant toute traduction doctrinale, mais il lui fallait en même temps, et précisément pour en établir la possibilité, dresser le constat d’échec définitif de tout ce qui s’était donné jusqu’alors dans l’histoire de la philosophie comme de la « métaphysique » 2 . - I - Il ne peut être question d’entrer ici dans le détail de tous les aspects du concept kantien de métaphysique, d’en marquer les significations diverses et d’en dégager l’unité problématique. Il suffira de rappeler d’abord le fait incontestable, et désormais peu contesté, que Kant a reçu comme tel le concept systématique de métaphysique dans la disposition pour lui historiquement déterminante qui lui avait été donnée par la doctrine scolaire de Wolff et de ses successeurs : ce qu’il appelle le « système leibnizo-wolffien » demeure la grille de lecture, même là où Kant vise nommément le seul Leibniz, y compris même lorsqu’il rétablit l’authenticité originellement leibnizienne d’une thèse contre le détournement de sa signification par Wolff (comme il le fait par exemple pour le concept de monade). 1 . Gérard Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique. Essai sur la « Critique de la faculté de juger », Armand Colin, Paris, 1970. 2 . Voir le chapitre I, intitulé « La nouvelle naissance de la métaphysique », du livre cité de Gérard Lebrun.

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L’Amphibologie des concepts de la réflexion :

la fin de l’ontologie

Michel Fichant, Paris

Le thème de cette étude est celui de Kant et la fin de la métaphysique, pour citer le

titre d’un ouvrage majeur de Gérard Lebrun1. La façon dont sera traitée cette question sera

différente de la sienne, mais quand un congrès Kant a lieu au Brésil, et précisément à Sao

Paulo, où Lebrun a longtemps enseigné, pensé et écrit, il convient de saluer la mémoire de cet

historien de la philosophie à la fois original et profond.

« Fin de la métaphysique » peut s’entendre de deux façons : comme l’arrêt,

l’achèvement, la terminaison, d’une entreprise qui s’est dénommée « métaphysique », — mais

aussi comme finalité, but ou destination de ce que, au-delà des titres, signifie essentiellement

la métaphysique. Kant, comme on sait, se meut dans l’espace ouvert par cette dualité : il

entendait en effet, à l’encontre de ce que voudront les positivismes, réaliser pour la première

fois l’intention finale bimillénaire de la métaphysique, inscrite naturellement dans la raison

humaine avant toute traduction doctrinale, mais il lui fallait en même temps, et précisément

pour en établir la possibilité, dresser le constat d’échec définitif de tout ce qui s’était donné

jusqu’alors dans l’histoire de la philosophie comme de la « métaphysique »2.

- I -

Il ne peut être question d’entrer ici dans le détail de tous les aspects du concept

kantien de métaphysique, d’en marquer les significations diverses et d’en dégager l’unité

problématique. Il suffira de rappeler d’abord le fait incontestable, et désormais peu contesté,

que Kant a reçu comme tel le concept systématique de métaphysique dans la disposition pour

lui historiquement déterminante qui lui avait été donnée par la doctrine scolaire de Wolff

et de ses successeurs : ce qu’il appelle le « système leibnizo-wolffien » demeure la grille

de lecture, même là où Kant vise nommément le seul Leibniz, y compris même lorsqu’il

rétablit l’authenticité originellement leibnizienne d’une thèse contre le détournement de sa

signification par Wolff (comme il le fait par exemple pour le concept de monade).

1. Gérard Lebrun, Kant et la fin de la métaphysique. Essai sur la « Critique de la faculté de juger », Armand Colin, Paris, 1970.2. Voir le chapitre I, intitulé « La nouvelle naissance de la métaphysique », du livre cité de Gérard Lebrun.

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Du point de vue du concept systématique de métaphysique ainsi accepté par Kant,

il n’est pas difficile de reconnaître la manière dont le plan d’exécution de la 1ère Critique

en intègre structurellement la forme : seconde partie de la Logique transcendantale, la

Dialectique transcendantale se présente comme une évaluation critique des trois disciplines

fondamentales de la metaphysica specialis, psychologie, cosmologie et théologie rationnelles.

Leur dispositif s’inscrit de lui-même dans le système complet des trois idées de la raison,

correspondant à leur tour aux trois formes élémentaires du « raisonnement de la raison »

ou de l’inférence rationnelle (Vernunftschluss). Cette observation banale reconduit à cet

autre constat : le plan architectonique de la Critique ne ménage dans son ordonnance aucun

inscription équivalente à la metaphysica generalis, philosophia prima sive ontologia. Aucune

section de la Critique n’est spécialement distinguée pour se mesurer à l’ontologie au même

titre que la Dialectique transcendantale prend en charge la psychologie, la cosmologie et

théologie3.

L’emploi du titre même d’ontologie est rare dans la Critique. Stricto sensu, il ne s’en

trouve que deux occurrences.

La première, non selon l’ordre linéaire de la pagination du livre, mais selon l’antériorité

probable de la rédaction du morceau dans la genèse de la Critique, se trouve dans

l’Architectonique de la raison pure, là où Kant expose de façon détaillée la structuration de

l’ensemble de la philosophie selon son concept scolaire (Schulbegriff), dès lors que c’est

en tout cas à un tel concept et à la rigoureuse méthode qu’il impose que sera confiée la

réalisation finale du concept mondain ou cosmique (Weltbegriff) de la philosophie (A838-9/

B866-7).

L’ontologie apparaît alors comme l’autre nom de la « philosophie transcendantale »,

constituant la première des quatre parties en lesquelles se divise la métaphysique « au

sens restreint », c’est-à-dire au sens qui correspond à la seule partie spéculative de

la « connaissance philosophique par raison pure » ; Kant soutient encore à ce moment-là

que le nom de métaphysique est de préférence approprié à cette seule partie spéculative4.

Par opposition aux trois parties suivantes, réunies sous le nom de « physiologie de la

3. Sur l’histoire de la division entre métaphysique générale et métaphysique spéciale, constitutive de la systématisation dont Kant reçoit l’héritage, on consultera toujours l’étude fondatrice d’ernst Vollrath, « Die Gliederung der metaphysik in eine Metaphysica generalis und eine Metaphysica specialis », Zeitschrift für philosophische Forschung, XVI (1962).4. « Sa partie spéculative, qui s’est appropriée au sens éminent ce nom, c’est-à-dire celle que nous nommons Métaphysique de la nature, et qui étudie a priori par concepts tout, pour autant qu’il est (et non ce qui doit être), sera divisée maintenant de la manière suivante » (A845/B873). Toutes les traductions données ici des citations de Kant sont nôtres.

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raison pure », parce qu’elles considèrent la nature comme l’ensemble des objets donnés, la

philosophie transcendantale « considère seulement l’entendement et la raison même dans

un système de tous les concepts et principes qui se rapportent à des objets en général, sans

admettre des objets qui seraient donnés ». C’est précisément à la suite de cette caractérisation

que Kant indique entre parenthèses le titre traditionnel : Ontologia (A845-6/B873-4).

Il s’agit dans ce contexte du plan ou du projet d’une métaphysique encore à construire,

dont d’ailleurs le dispositif sera amendé quand la découverte de principes de détermination

absolument a priori de la raison pratique légitimera définitivement l’extension du nom de

métaphysique à une métaphysique des mœurs et non plus seulement de la nature. L’ontologie

peut y prendre place, dans le prolongement de la critique, qui a déjà soumis à son examen

préalable le système de tous les concepts et principes de l’entendement et de la raison ; elle

s’en distingue par le développement complet qu’elle donnerait à l’exposé de ces concepts

et principes, en fournissant par exemple le détail des concepts dérivés résultant de la

combinaison entre eux des seuls concepts élémentaires que sont les catégories et/ou de leur

association avec les intuitions pures. De là naissent les tableaux qui occupent les « manuels

ontologiques », dont la nouvelle philosophie transcendantale assurerait désormais le relais (cf.

A82/B108).

Toutefois, la reprise, sous ces nouvelles conditions architectoniques de réalisation, de

l’intitulé d’ontologie doit aussi, après l’exécution intégrale de la critique, s’entendre comme

la contrepartie d’une élimination préalable, qui a été annoncée avec quelque solennité dans

l’autre passage bien connu où le nom de l’ontologie a été cité, quelques 570 pages plus haut

dans le corps du livre. Dans le chapitre trois et dernier de l’Analytique des principes, au

terme de l’Analytique transcendantale, Kant formule une fois de plus l’important résultat

d’ensemble qui vient d’être obtenu par les développements conjoints de`l’Esthétique et de la

première partie de la Logique : que l’entendement ne peut jamais outrepasser les bornes de

la sensibilité à l’intérieur desquelles seulement des objets nous sont donnés comme objets de

l’expérience. A priori, l’entendement ne peut rien faire d’autre qu’anticiper la forme d’une

expérience possible dans sa généralité, en se fondant sur des principes qui sont simplement

ceux de l’exposition des phénomènes, ce qui vient précisément d’être complètement exécuté

dans le chapitre 2 de l’Analytique des principes. Kant ajoute alors :

… et le fier nom d’une ontologie, qui se mesure à donner des choses en général des connaissances synthétiques a priori dans une doctrine systématique […] doit laisser place au nom modeste d’une simple analytique de l’entendement pur (A246/B303).

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Le congé ainsi donné à l’ontologie traditionnelle s’accompagne d’une caractérisation

de son objet : une science proprement dite (en langage kantien : une ensemble systématique

de propositions synthétiques) des choses (Dinge, res) en tant que telles. C’est par ce même

terme que la métaphysique allemande de Wolff la désignait par son objet, antérieurement au

traité en latin qui lui donne son nom : Vernünftige Gedanken über Gott, der Welt, der Seele

des Menschen, und aller Dingen überhaupt5. En ce cas, il ne s’agit pas d’une science qui

se constituerait « sans admettre encore des objets qui seraient donnés », mais bien plutôt

d’une science qui tient l’assurance que l’entendement atteint a priori des choses qui lui sont

directement données sans la contribution de la sensibilité.

Cette signification de l’ontologie désormais condamnée est confirmée par les emplois,

eux assez fréquents, que Kant fait, de manière toujours négative, de l’adjectif « ontologique »

(ontologisch), appliqué soit à un concept, soit à une connaissance, et le plus souvent, comme

on sait, à une preuve6. Ces emplois présentent une cohérence contextuelle qui en laisse

aisément dégager le sens invariant : est « ontologique » ce qui se rapporte à des choses en tant

que telles (ou en général, überhaupt) entièrement a priori et par simple concepts, sans l’apport

de la moindre expérience. Est donc ontologique ce qui provient de la raison absolument

pure pour autant que celle-ci se rapporterait d’elle-même à des choses en tant que telles,

qui fournissent l’équivalent dans le lexique kantien de l’ens in quantum ens de la tradition

suarézienne et wolffienne7.

Arrivé à ce point, une première conclusion semble pouvoir être tirée, au moins

5. Première édition en 1720 (Reprint de l’édition de 1751, Georg Olms, Hildesheim/Zûrich/New York, 3. Nachdruck, 2003). Après un bref chapitre premier qui rappelle la proposition fondamentale de toute connaissance selon la logique (« Nous sommes conscients de nous-mêmes et d’autres choses »), la métaphysique allemande se subdivise en cinq chapitres : le chapitre 2 « Des premiers principes de notre connaissance et de toutes choses en tant que telles (überhaupt) » correspond à la Philosophia prima sive Ontologia ; le chapitre 3 équivaut à la Psychologia empirica, le chapitre 4 à la Cosmologia rationalis, le chapitre 5 à la Psychologia rationalis, enfin le chapitre 6 à la Theologia rationalis. Mais ces dénominations disciplinaires ne sont pas données aux « diverses parties de la philosophie (Weltweisheit) ». L’Avant-propos de la quatrième édition (1729) donne l’occasion à Wolff de s’expliquer sur le traitement de ces parties dans les ouvrages déjà publiés en allemand. S’agissant de ce que l’on désigne habituellement comme la « métaphysique allemande », il rappelle sommairement « ce que l’auteur a fait relativement aux premiers principes de la connaissance » (§ 2), pour mentionner que toutes les sciences en dérivent : « Qu’on mentionne seulement le concept d’une chose en général (insgemein), de quelle fécondité sera-t-il dans la doctrine de la raison (Vernunftlehre) ». Ce dernier terme ne doit pas ici être entendu comme désignant plus spécialement la logique, selon l’usage qu’instaurera Georg Friedrich Meier, mais l’ensemble des doctrines traitées par voie rationnelle.6. Equivalence reconnue d’« ontologique » à « par simples concepts » : A457/B485 ; A590/B618 ; A606/B634 ; A610/B639 — à « par simples concepts rationnels purs » : A630/B658 —à « entièrement a priori » : A590/B618 ; A605/B636 — à « faire abstraction de toute expérience » : A590/B618. 7 C’est en ce sens que la pointe de l’ontologie se confond avec l’ontothéologie (A632/B660) : par opposition à la cosmothéologie, celle-ci est l’espèce de théologie transcendantale qui « croit connaître l’existence de l’Être premier par simple concepts, sans contribution de la moindre expérience ».

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au titre d’une simple constatation : l’ontologie constitutive du système néoscolaire de

la métaphysique a été écartée par un geste simple de substitution, et l’Analytique de

l’entendement, éventuellement prolongée en philosophie transcendantale complètement

développée, en occupe désormais la place, sans qu’il ait été nécessaire de consacrer à

l’ontologie un traitement critique circonstancié comme celui auquel auront droit les trois

disciplines de la métaphysique spéciale. C’est qu’apparemment, l’âme, le monde et Dieu,

qui fournissent leur objet à ces trois sciences, sont bien des idées de la raison, inscrites

dans sa constitution originaire de pouvoir cognitif. Aucune idée au contraire ne répondrait

pareillement et au même titre à l’ens in quantum ens. Ou pour le dire autrement : aucune

catégorie de l’entendement ne répondrait à la chose en tant que telle, ni à ce qui en est

la dénomination voisine, le Gegenstand überhaupt, l’objet en tant que tel : de cet objet

quelconque nous ne pouvons rien faire d’autre que le terme général que présuppose la

distinction entre les phénomènes et les noumènes ; une fois reconnu le fondement de cette

distinction, il n’y a à connaître en général et a priori des objets que la forme sous laquelle

ils accèdent à l’expérience, comme phénomènes, dans l’usage empirique de l’entendement.

L’invalidation de son usage transcendantal délivrerait en elle-même et sans autre formalité

l’acte de décès de l’ontologie traditionnelle.

- II -

Pouvons-nous en rester à cette constatation ? Il le faudrait sans doute si, à la dernière

ligne du chapitre 3 de l’Analytique des principes, Kant estimait avoir alors suffisamment

retardé l’ultime moment de séjour dans la sécurité du pays de l’entendement, décrit comme

une île aux contours bien tracés, avant de s’aventurer sur l’océan immense et tempétueux

des apparences, comme il l’a annoncé de façon imagée au début du même chapitre qui vaut

comme conclusion générale de la Logique de la vérité (A235-6/B294-5).

Pourtant Kant paraît ici saisi d’un nouveau scrupule qui retarde encore l’embarquement

vers la pleine mer de la Dialectique transcendantale. Dans la composition du texte, ce

scrupule se marque par l’ajout d’un appendice, celui auquel est donné le titre complet

d’Amphibologie des concepts de la réflexion par la confusion de l’usage empirique de

l’entendement avec son usage transcendantal. Cet appendice, pièce rajoutée sans trouver

exactement son inscription systématique dans les divisions méthodiques de la Critique,

fournit à tout le moins l’indice que, contrairement à ce qui pouvait paraître, tout n’a pas

encore été dit, tous les comptes n’ont pas été faits. Et cela va même au point qu’un nouveau

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scrupule viendra encore surajouter un appendice à l’appendice, dans un morceau sans

titre distinctif, nouvelle pièce présentée comme le correctif ultime d’un oubli : à la fin de

l’Amphibologie des concepts de la réflexion, Kant insère encore deux pages sur la division de

l’objet, non plus en phénomène et en noumène, mais en Quelque chose et Rien.

La caractère décousu et répétitif de la rédaction de l’Amphibologie des concepts de

la réflexion a été souvent remarqué. L’incertitude du statut du texte comme appendice, à la

jointure de l’Analytique et de la Dialectique, a été commentée, tout comme l’a été l’étrangeté

de l’excursus où figure la table du Rien.

Il convient cependant de remarquer à ce sujet qu’au § 39 des Prolégomènes, Kant

a proposé une lecture qui rétablit une certaine cohérence formelle de ces éléments

apparemment disparates entre eux et avec le plan général de la Critique. Kant met en

évidence ce que l’on pourrait appeler le pouvoir d’induction systématique du système des

catégories, qui les habilite à fournir un fil conducteur assuré à tout examen métaphysique.

C’est ainsi qu’a été garantie de la complétude de la table des principes de l’entendement.

Même, ajoute Kant, l’une des divisions métaphysiques les plus abstraites, celle des acceptions

du Quelque chose et du Rien, y a trouvé son compte. Enfin, si les concepts de la réflexion

s’ordonnent eux aussi selon la table des catégories, cela a précisément pour avantage de

permettre du même coup de les dissocier des catégories elles-mêmes, et d’empêcher de mêler

indûment les uns aux autres comme cela arrive dans l’ontologie. « Ma division méthodique

m’a permis de les sortir de cette confusion » (AK IV, 326), qui mélangeait indûment des

concepts d’objet qui ont une fonction de connexion (catégories) avec des concepts de

comparaison dont l’application n’est que subjective et porte sur des concepts déjà formés et

non sur les objets eux-mêmes. Par exemple, identité et différence ne sont pas des concepts

directement applicables à des objets, ce sont des concepts secondaires qui servent à comparer

entre eux des concepts sous leur aspect subjectif de représentations. Ces remarques de Kant

peuvent suggérer que le vice de l’ontologie consisterait en ceci : pour se donner l’illusion

d’atteindre des choses dans un usage de l’entendement non astreint aux bornes de la

sensibilité, elle confondrait deux ordres de concepts, les uns objectifs, les autres subjectifs,

dans une indistinction de leur niveau d’élaboration, et c’est cela qui conduirait à

l’amphibologie. Il faudra revenir sur cette suggestive indication de Kant. Il faut retenir de ce

passage intéressant des Prolégomènes que dans l’Amphibologie des concepts de la réflexion

comme dans le passage terminal sur Quelque chose et Rien, il s’agit bien, aux dires mêmes de

Kant, de l’ontologie.

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Pour déterminer plus précisément le sens dans lequel l’ontologie est ici concernée, il

faut préciser deux points déjà remarqués, concernant la situation et la composition du texte.

a/ Quant à sa place, l’appendice que constitue l’Amphibologie des concepts de la

réflexion apparaît d’abord comme un prolongement direct du chapitre 3 de l’Analytique des

principes, traitant du fondement de la distinction des objets en général en phénomènes et

noumènes : l’amphibologie témoigne de ce qui se passe lorsque cette distinction est oubliée,

soit au profit du seul objet de l’entendement — tel serait la thèse du « système intellectuel du

monde » édifié par Leibniz, soit au bénéfice du seul objet des sens — et ce serait l’antithèse

de Locke, selon un schéma d’opposition dont on pourrait montrer ce qu’il doit et aussi apporte

en retour à la lecture des Nouveaux Essais sur l’entendement humain.

Un terme doit particulièrement retenir notre attention dans le titre complet de

l’Amphibologie des concepts de la réflexion : c’est celui d’« usage » (Gebrauch) ou plutôt

d’« usage de l’entendement » (Verstandesgebrauch). La non-distinction entre l’objet comme

phénomène et l’objet comme noumène résulte d’une confusion qui affecte l’usage de

l’entendement, dans l’indifférenciation de son usage empirique et de son usage

transcendantal. Cette notion d’usage est centrale dans tout le développement du chapitre 3,

avec celles de sens (Sinn) ou signification (Bedeutung) et de contenu (Inhalt) d’un concept.

Mais il se trouve qu’elle a été déjà mentionnée à un point caractéristique de la composition de

la Critique, dans les toutes dernières lignes de l’Analytique des concepts, à la fin de la

Déduction transcendantale des catégories suivant le texte de la seconde édition. Kant observe

ici qu’il a recouru jusqu’à ce moment à la numérotation des paragraphes (qui est une

innovation de la réécriture de B) et qu’il va maintenant abandonner ce procédé au profit d’une

rédaction suivie ; il en donne une raison qui n’est pas que de forme : jusqu’ici « nous avions

affaire aux concepts élémentaires, maintenant nous allons en rendre manifeste l’usage »

(B169)8. Cet usage, pour le dire vite, consiste dans la formation du jugement, pour autant que

celui-ci consiste moins dans la représentation d’un rapport entre deux concepts considérés

comme représentations que dans la position de la validité objective du rapport entre ce qui est

représenté par ces concepts, validité elle-même fondée sur l’unité nécessaire de l’aperception

(cf. § 19 de la Déduction transcendantale B). La numérotation des paragraphes, de 1 à 27,

court ainsi des premières lignes de l’Esthétique transcendantale jusqu’à la conclusion de la

8 . La portée de cette remarque apparemment secondaire de Kant pour l’intelligence de la structure de la Critique a été soulignée par Heidegger au § 13 de sa Phänomenologische Interpretation von Kants Kritik deer reinen Vernunft, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1977 (Gesamtausgabe, Bd. 25).

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Déduction des catégories : les concepts élémentaires jusqu’ici recensés et justifiés doivent

donc s’entendre au sens large, englobant à la fois les intuitions pures de la sensibilité et les

concepts proprement dit purs de l’entendement : leur usage consiste précisément dans leur

conjonction, le jugement proprement dit au sens transcendantal recouvrant toujours la liaison

d’un concept à une intuition, c’est-à-dire, s’agissant des concepts purs, dans leur

sensibilisation (Versinnlichung) elle aussi pure dans le schématisme transcendantal, condition

de leur rapport apriorique à un objet. L’Analytique des principes dans son ensemble est ainsi

la théorie de l’usage de l’entendement dans son application à la sensibilité, pour autant que

cette application donne lieu à un traitement transcendantal. C’est la raison pour laquelle, selon

un détail de composition qui n’a pas été assez remarqué, les intitulés des trois chapitres

constitutifs de la seconde partie de l’Analytique subordonnent le titre d’« Analytique des

principes » à celui de « Doctrine transcendantale de la faculté de juger » (respectivement en

A137/B176, A148/B187 et A235/B294). « Doctrine » (Doktrin) ici, et non plus

seulement « Critique ». Cela doit se comprendre en référence à la distinction inaugurale des

deux titres (A11/B25), assignant à la Critique la justification préalable, dans une

propédeutique, d’un pouvoir de connaître à qui pourra ensuite être confié avec assurance la

réalisation d’une Doctrine dans un système qui lui procure son extension légitime.

L’Analytique des principes constitue, au-delà de cette opposition introductive, le lieu où le

moment critique se dépasse de lui-même en Doctrine : avec l’usage de l’entendement et

l’application pure du concept au cas ou à l’objet, il y a, à l’intérieur même de la disposition de

la Critique, quelque chose qui engage déjà l’extension de la connaissance a priori du côté de

l’horizon unique qui est le sien, la nature comme ensemble des objets de l’expérience

possible. C’est parce qu’elle ouvre cette extension doctrinale que l’Analytique de

l’entendement peut se substituer à l’ontologie traditionnelle, et du même coup préparer à une

ontologie nouvelle.

Selon cet axe de lecture, on dira que le chapitre 1 de l’Analytique des principes expose

la méthode pure de l’usage empirique de l’entendement dans le schématisme (les règles de

la Versinnlichung), le chapitre 2 déploie dans la table des principes le tableau systématique

complet de la partie pure de l’usage empirique de l’entendement, enfin le chapitre 3 s’attache

spécialement à thématiser pour lui-même l’usage empirique de l’entendement au travers de la

mise en place de la distinction de l’objet en général en phénomène et en noumène.

C’est l’occasion pour Kant d’y exposer de façon explicite ce que l’on peut appeler

sa théorie de la signification (Bedeutung). Par Bedeutung ou Sinn (que Kant ne différencie

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pas) d’un concept, il entend la relation du concept à l’objet9. Plus précisément, un concept

requiert deux composantes : une forme logique de la pensée, et un contenu (Inhalt) qui est

ce qui, dans le concept, en plus de la fonction logique, le pourvoit d’une signification (A239/

B298). L’usage (Gebrauch) d’un concept se réalise par son application dans un jugement10 :

or celle-ci suppose toujours remplies « les conditions formelles de la subsomption d’un objet

sous le concept » (A248/B305), ce qui permet de lui assigner une signification. L’usage

consiste à mettre le concept en rapport à des objets susceptibles d’être donnés (angebliche).

Or, le résultat essentiel de tout ce qui précède est bien que les conditions formelles de la

subsomption d’un objet sont celles de la sensibilité. Procurer une signification à un concept,

c’est donc le rendre sensible (sinnlich machen) en le rapportant à « un objet lui correspondant

dans l’intuition » (A240/B299). En dernière analyse, on dira que la signification vient au

concept de la source extra-conceptuelle de l’intuition, et comme celle-ci ne peut être pour

nous que sensible, avoir un sens pour un concept, c’est référer au sensible : un concept qui ne

serait pas rendu sinnlich serait sinnlos, parce que vide de contenu11. Même en mathématiques,

souligne Kant, la signification d’un concept tient à la capacité de l’exposer dans les

phénomènes, objets empiriques (A239-40/B298-9). Tel est donc le résultat global de la partie

positive de la Critique, encore une fois elliptiquement formulé par Kant :

Entendement et sensibilité ne peuvent chez nous déterminer des objets que dans leur liaison. Si nous les séparons, nous avons des intuition sans concepts ou des concepts sans intuitions, mais dans les deux cas des représentations que nous ne pouvons rapporter à aucun objet déterminé (A258/B314).

Quant aux concepts purs de l’entendement ou catégories, et à leur usage, il en résulte

cette conséquence remarquable : séparées de l’intuition, les catégories ont une « signification

moindre » que les formes sensibles pures « par lesquelles au moins un objet est donné » ;

comme formes de pensée coupées de l’intuition, les catégories ne sont plus qu’un pouvoir de

liaison du divers sans divers, qui dès lors « ne signifie absolument rien(gar nichts bedeutet) »

(B306). Le point qui resterait à déterminer est celui de savoir comment peut se produire

l’illusion inverse : que les catégories signifient plus que les seules formes de l’intuition, au

point qu’elles pourraient même signifier quelque chose, c’est-à-dire se rapporter à un objet,

par elles-mêmes. Cette illusion prend précisément la forme d’une amphibologie qui porte, non

9. « … signification, c’est-à-dire rapport à l’objet (Bedeutung, d.i. Beziehung aufs Objekt) » : A241/B300.10. « Des concepts l’entendement ne peut faire aucun autre usage que celui où il juge par leur entremise » (A68/B93).11. « On exige de rendre sensible un concept abstrait, c’est-à-dire de présenter dans l’intuition un objet lui correspondant, parce que, sans cet objet, le concept demeurerait (comme on dit) privé de sens, c’est-à-dire sans signification » : A240/B299.

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sur les catégories elles-mêmes, mais sur les concepts de la réflexion indûment mélangés avec

les catégories.

b/ S’agissant maintenant de la composition de l’appendice lui-même, il est aisé d’y

reconnaître trois sections distinguées par la typographie. On les désignera comme A, B et C :

A (= A260-8/B316-24) dégage de la notion de réflexion logique, qui est une

comparaison entre des concepts en vue de les disposer à la forme d’un jugement, celle de

réflexion transcendantale, qui subordonne la simple comparaison à l’assignation des sources

des concepts comparés soit dans l’entendement, soit dans la sensibilité ; A expose ensuite le

système des concepts de la réflexion dont les oppositions deux à deux s’ordonnent suivant les

quatre moments de la table des catégories.

C’est seulement avec B (= A268-80/B324-36), et sous l’intitulé de Remarque sur

l’Amphibologie des concepts de la réflexion, qu’est expliqué en quoi justement consiste une

amphibologie transcendantale dans la confusion de l’objet pur de l’entendement avec le

phénomène ; la philosophie de Leibniz fait l’objet d’une reconstruction systématique de ses

thèses fondamentales, grâce à l’avantage inattendu que comporte la Table des concepts de la

réflexion « de mettre sous les yeux le caractère distinctif de son concept doctrinal dans toutes

ses parties ainsi que le motif conducteur de cette façon particulière de penser » (A270/B326).

La troisième section C (= A280-9/B336-46) intervient enfin, séparée

typographiquement de la précédente par trois étoiles. Elle s’attache à dégager la cause de

l’amphibologie dans une mésinterprétation du principe logique du Dictum de Omni et nullo, et

la cause de cette cause12.

On remarquera que, si les trois composantes textuelles A, B et C ont chacune leur thème

distinctif, elles comportent aussi un élément commun et répétitif dans la constante reprise

en variation du thème qu’apporte la restitutions des thèses considérées comme constitutives

du système de Leibniz : celles-ci sont déjà mentionnées dès la section A à l’appui de la

présentation des concepts de la réflexion, et elles le sont à nouveau dans la section C, où la

mise au jour de la cause de l’amphibologie est présentée comme la méprise qui a égaré « l’un

des plus perspicaces de tous les philosophes » ((A280/B336). Toutefois, les commentaires

se sont surtout attachés jusqu’à présent aux seules sections A et B. La section A a été

privilégiée quand on s’est principalement soucié d’identifier les sens multiples de la notion

12. Et vient encore à la suite de C, après une nouvelle séparation marquée par trois étoiles, le complément de trois pages exposant « la distinction d’un objet, qu’il soit Quelque chose ou Rien, suivant l’ordre et l’indication des catégories » (A290/B346).

17

de réflexion chez Kant et de construire leur possible unité problématique. L’interprétation

s’est concentrée sur les sections A et B quand elle s’est intéressée surtout au rapport de Kant

à Leibniz et au degré de fidélité textuelle et de pertinence doctrinale de la reconstruction

présentée par Kant, soit relativement aux écrits de Leibniz qui pouvaient lui être accessibles,

soit même en référence à la connaissance incomparablement plus étendue que nous en avons

aujourd’hui. De fait, la troisième section C est davantage restée en dehors de l’attention des

commentateurs, comme si elle n’ajoutait qu’une répétition superflue à ce qui la précède. C’est

elle pourtant qui permet de saisir au plus profond l’intention de Kant dans l’Amphibologie

des concepts de la réflexion et de reconnaître complètement l’inscription de ce passage dans

l’histoire de la métaphysique. La suite de notre étude va donc s’attacher à distinguer son

apport essentiel.

- III -

Dans une belle étude, Rudolf Malter avait remarquablement mis en évidence le lien qui

unit le thème des réflexions logique et transcendantale et la détermination par Kant du lieu de

la Critique de la raison pure dans l’histoire de la philosophie13.

Avec sa suite, on reconnaîtra que la critique de Kant, en s’attaquant au « Lehrbegriff »

du mode proprement leibnizien de pensée, atteignait aussi « l’édifice doctrinal leibnizo-

wolffien », et portait par la même occasions sur ce que l’apport propre de Wolff avait

d’original et de neuf par rapport à la source leibnizienne. Elle touchait enfin la tradition

bimillénaire de la philosophie occidentale, dont le chapitre de l’Amphibologie constitue en

son centre une critique globale. Ainsi Kant ouvrait-il à la philosophie de l’avenir. Ce sont là

quelques formules saillantes tirées de l’article convaincant de Rudolf Malter.

Il semble possible aujourd’hui de préciser et de compléter cette analyse, en

identifiant dans l’horizon peut-être trop vaste de l’histoire bimillénaire de la métaphysique

un moment très déterminé, auquel l’Amphibologie des concepts de la réflexion apporte une

réplique décisive : le moment qui a été celui, à l’âge classique, de la constitution de

l’ontologie sous sa dénomination propre. Les études menés depuis plus d’une vingtaine

d’années ont mis en évidence comment le vocable d’ontologie s’est peu à peu dégagé de ses

premières tentatives d’utilisation pour devenir chez Wolff l’autre nom de la philosophie

13 « Logische und transzendentale Reflexion. Zur Kants Bestimmuumg des philosophiegeschichtlichen Ortes der Kritik der reinen Vernunft », Revue Internationale de Philosophie, 35 (1981). Du même auteur, on lira aussi « reflexionsbegriff. Gedanken zu einer schwierigen Begriffsgattung und zu einem unausgeführten Lehrstück der Kritik der reinen Vedrnunft », Philosophia naturalis, 19 (1982).

17

première14. A partir de Suarez, et de sa conception de l’ens nominaliter sumptum comme

essentia realis, elle-même entendue au sens de la realitas objectiva, la science de l’étant dans

son sens le plus universel est devenue peu à peu la science de l’intelligible ou du cogitable

(cogitabile)15 : la transposition de l’ens inquantum ens en cogitabile a proposé à la science

transcendantale l’objet en général comme le référent de toute possibilité de pensée ou de toute

pensée simplement possible16. Il n’est pas possible d’entrer ici dans les détail de cette histoire,

qui passe par Clauberg17, et qui est aussi à l’arrière-plan des tentatives leibniziennes

d’instauration d’une Scientia generalis. Dans l’unique texte connu à ce jour où il emploie le

titre d’ontologie, Leibniz définit celle-ci dans une formule célèbre comme « scientia de

Aliquo et Nihilo, de Ente et non-Ente, de Re et modo rei, de Substantia et Accidente ». Il en

fait alors une composante parmi d’autres de la Scientia generalis définie elle-même comme

traitant « de Cogitabili in universum », dans une extension bien plus vaste que celle de la

seule logique 18. Cette définition de l’ontologie, dans un texte publié pour la première fois

seulement en 1903, esquisse le programme qui sera réalisé par Wolff. Les fragments

aujourd’hui connus grâce aux plus récents progrès de l’édition permettent d’observer

comment Leibniz, en construisant les chaînes de définitions des notions les plus primitives et

générales, identifie constamment l’étant au cogitable, quitte à préciser : l’étant est ce qui est

distinctement cogitable. Ainsi Leibniz prend-il place, dans des travaux restés inconnus de

14. Sur cette histoire, cf. toujours les deux articles de José Ferrater Mora : « The Origins and Early History of the Concept “Ontology“ ine the Seventeenth and Eighteenth Centuries », American Philosophical Society Year Book 1962, George H. Buchanan, Philadelphia, 1963, et « On the Early History of “Ontology“ », Philosophy and Phenomenological Research, 1963. 15. Cette perspective a été ouverte et explorée par Jean-François Courtine, Suarez et le système de la métaphysique, Presses Universitaires de France, Paris, 1990. En montrant comment, par l’effet d’une substitution souterraine à l’ens inquantum ens, le cogitabile ou l’intelligibile quatenus intelligibile n’ont été reconnus explicitement comme objets principaux de la métaphysique qu’avec Clemens Timpler et avec Goclenius, Courtine établit cependant que l’horizon où s’opère cette substitution est bien celui dégagé par Suarez avec sa conception de l’ens nominaliter sumptum, entendu comme essentia realis dont l’entité est déterminée par la seule « cogitabilité ».16. Sur l’origine scotiste de cette problématique , cf. Rolf Darge, « Erste Philosophie als Transzendentalwissenschaft gemäß Duns Scotus : Seinswissenschaft oder Onto-Logik? », Philosophisches Jahrbuch, 111 (2004) S. 43-61.17. Cf. les deux contributions de Jean Ecole, « La place de la Metaphysica de Ente, quae rectius Ontosophia dans l’histoire de l’ontologie et sa réception chez Christian Wolff », et de Vincent Carraud, « L’ontologie peut-elle être cartésienne ? », in Th. Verbeek (éd.), Johannes Clauberg (1622-1665) and Cartesian Philosophy in the seventeenth Century, Dordrecht-Boston-London, Kluwer, 1999.18 Introductio ad encyclopaediam arcanam, dans Opuscules et fragments inédits, publiés par Louis Couturat, Felix Alcan, Paris, 1903, p. 512. Le morceau figure désormais dans l’édition monumentale des Sämtliche Schriften und Biefe, hrsg. von der Berlin-Brandenburgischen Akademie des Wissenschaften un der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Akademie Verlag, Berlin, 1999, VI. Reihe, Band 4, p. 527. On rappellera l’article classique de Wolfgang Hübener, « Scientia de Aliquo et Nihilo. Die historischen Vorraussetzungen von Leibniz’ Ontologiebegriff », in Denken in Schatten des Nihilismus. Festschrift für Wilhelm Weischedel zum 70. Geburtstag, hrsg. von A. Schwan, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, 1975.

17

Wolff comme de Kant, dans cette histoire longtemps inapparente, où l’ontologie a fini par

s’identifier à la doctrine du cogitable ou de l’intelligible en tant que tel, dès lors qu’il suffit à

la position de l’étant de pouvoir être pensé, dans l’acception la plus universelle de la

cogitatio.

La manière dont Kant identifie, en deçà des effets de l’amphibologie dans la formation

du système intellectuel du monde de Leibniz, la cause de cette méprise, et ensuite, plus

radicalement encore, la cause de cette cause, permet de soutenir que c’est précisément cette

histoire-là de l’ontologie qui trouve sa fin dans cette partie de la Critique de la raison pure.

a/ Kant attribue la cause de l’amphibologie à une méprise dans l’usage du principe

logique du Dictum de omni et nullo : dans sa formulation incontestable, celui-ci stipule

que « ce qui convient ou contredit universellement à un concept, convient aussi ou contredit

à tout le particulier qui est contenu sous ce concept » (A280-1/B337). L’erreur consisterait à

renverser la formulation de ce principe pour lui faire dire que « ce qui n’est pas contenu dans

un concept n’est pas non plus contenu dans les concepts particuliers qui qui se trouvent sous

lui ». L’absurdité tient à ceci, qui est du reste un pur truisme, que les concepts particuliers le

sont précisément pour cette bonne raison « qu’ils contiennent en eux davantage que ce qui

est contenu dans le concept général ». Il est évidemment stupéfiant de lire sous la plume de

Kant que ce serait l’ignorance d’une telle trivialité logique qui aurait égaré un logicien comme

Leibniz !

Mais c’est que Kant s’exprime ici d’une manière très insuffisante dont les dernières

lignes de cette même section C confirmeront le sens dans lequel il convient de la compléter et

rectifier. La correction requise est du reste déjà très clairement indiquée dans l’interprétation

que Kant fournit tout aussitôt du principe leibnizien de l’identité des indiscernables comme

premier exemple de la méprise qu’il attribue à Leibniz (au titre des concepts de la réflexion

identité et différence). La formule malencontreuse faussement tirée du Dictum a d’abord été

donnée comme s’il s’agissait seulement d’un rapport logique entre un concept plus général

et un concept plus particulier qui lui est subordonné. Dans une logique de l’intension, un

concept particulier contient assurément en lui davantage de contenu conceptuel — Kant dit :

de caractères (Merkmale, notae) — que le concept général qu’il particularise. Seulement, il

doit s’agir ici de tout autre chose que d’une simple comparaison entre concepts, qui resterait

l’affaire de la seule réflexion logique : il s’agit d’un défaut de la réflexion transcendantale,

dont l’omission dissimule le résultat essentiel de la théorie de la signification. Car l’opération

17

de subsomption ne consiste pas uniquement à poser le respectus logicus d’un concept

avec un autre concept, elle est aussi plus essentiellement la mise en rapport d’un concept

quel qu’il soit avec un objet. Kant ne formalise pas la différence entre ces deux sortes de

subsomption, mais sa présupposition est pourtant essentielle à la réalisation d’une logique

transcendantale. C’est ainsi qu’en renouvelant sa critique du principe des indiscernables,

il reformule en des termes différents la méprise originelle de l’amphibologie : selon cette

nouvelle formulation, il faut attribuer plutôt à Leibniz d’avoir supposé que « si une certaine

différence ne se trouve pas dans le concept d’une chose en général, elle ne se trouve pas non

plus dans les choses mêmes qui tombent sous ce concept » (toujours A281/B337, à l’alinéa

suivant). Il ne s’agit donc plus de la relation d’un concept à un concept, mais de son rapport

à une chose en général, que l’entendement croit ainsi se donner comme objet. En d’autres

termes, pour Leibniz, toutes les différences des choses seraient de nature conceptuelle ou

des différences spécifiques contenues dans le concept de chaque chose prise jusque dans son

identité individuelle.

En ce sens, Kant vise juste, et plus juste qu’il ne pouvait en avoir l’attestation textuelle

d’après ce qu’il connaissait directement de Leibniz. Kant ne connaissait bien sûr ni le

Discours de métaphysique ni la Correspondance de Leibniz avec Arnauld (publiés l’un et

l’autre la première fois en 1839), ni aucun des textes dans lesquels Leibniz a développé

la conception de l’individualité dont le principe des indiscernables est rigoureusement le

corollaire. Comme on sait, cette conception repose sur la constitution de la notion individuelle

complète, donnée dans le concept qui contient tous les prédicats vrais d’une chose singulière

ou substance individuelle. C’est pourquoi Leibniz soutient que, puisqu’il y a des concepts

individuels, propres à cette chose-ci (à son haeccéité), dont ils expriment toute la nature, et à

elle seule, l’individu est espèce dernière19.

19. Cf. entre autres, Discours de métaphysique, art. VIII et IX : « Nous pouvons dire que la nature d’une substance individuelle ou d’un être complet est d’avoir une notion si accomplie, qu’elle soit suffisante à comprendre et à en faire déduire tous les prédicats du sujet à qui cette notion est attribuée. […] Dieu voyant la notion individuelle ou hecceïté d’Alexandre, y voit en même temps le fondement et la raison de tous les prédicats qui se peuvent dire de lui véritablement […] Il s’ensuit de cela plusieurs paradoxes considérables ; comme entre autres qu’il n’est pas vrai que deux substances se ressemblent entièrement et soient différentes solo numero, et que ce que saint Thomas assure sur ce point des anges ou intelligences (quod ibi omne individuum sit species infima) est vrai de toutes les substances. » La formule de saint Thomas d’Aquin (Somme de Théologie, I, Question 50, ad 4c) est constamment invoquée par Leibniz à l’appui du principe de l’identité des indiscernables, en vertu duquel deux choses distinctes doivent être différenciées par des caractères internes, et non seulement par la position relative ou le nombre ; comme tel, le principe vaut à la fois pour les substances individuelles, ou pour les monades, comme il vaut pour les phénomènes réels. Ainsi, deux œufs, ou deux feuilles d’arbre, ne sont jamais identiques : « Si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux et (en un mot) indistinguables par eux-mêmes, il n’y aurait point de principe d’individuation ; et même j’ose dire qu’il n’y aurait point de distinction individuelle ou de différents individus à cette condition » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, II, xxvii, § 3).

17

A cette proposition leibnizienne est frontalement opposée la thèse logique kantienne

constamment réaffirmée : il n’y a pas d’espèce dernière, tout concept, si particularisé soit-il,

reste un concept général qui peut encore et toujours être spécifié en concepts plus particuliers,

sans que la spécification parvienne jamais à un concept individuel20. Il n’y a de représentation

individuelle qu’extra-conceptuelle, dans et par l’intuition21, dont c’est, avec l’immédiateté

du rapport à l’objet, la caractéristique propre (repraesentatio singularis). Par conséquent,

les différences ultimes qui singularisent les choses ne procèdent jamais du concept, mais

seulement des conditions formelles de l’intuition, lesquelles sont aussi, nous l’avons vu, les

conditions de la subsomption d’un objet sous un concept et de la signification de ce concept.

Mais l’omission de la réflexion transcendantale a précisément pour effet de dissimuler la

différence principielle de la sensibilité avec la pensée, et d’accréditer à tort le pouvoir dont

disposerait l’entendement de se donner la chose même dans la simple forme du concept.

b/ La cause de la cause de l’amphibologie.

Ce serait précisément aussi par la même voie que l’entendement serait conduit à

l’erreur ontologique. Traduite dans les termes de la théorie kantienne de la signification,

elle pourrait être formulée précisément : l’ens inquantum ens, qui n’est rien d’autre que « le

concept entièrement imdéterminé d’un être d’entendement (Verstandeswesen) comme un

Quelque chose en général en dehors de notre sensibilité » est pris indûment pour « un concept

déterminé d’un être que nous pourrions connaître par l’entendement d’une certaine façon »

(B308).22

De ce point de vue, le dernier paragraphe de l’appendice sur les concepts de la réflexion

apporte un éclaircissement essentiel qui n’a pas assez retenu l’attention, en raison de sa

localisation marginale et de son caractère apparemment répétitif. La faute qui conduit

20. Cf. Logique (Jäsche), § 11, Remarque (AK IX, 97-98). On rappellera ici la célère image qui, dans la Critique de la raison pure, sensibilise le « principe de spécification » : chaque concept est comme un « point de vue » possédant un « horizon », à l’intérieur duquel une infinité de points déterminent d’autres horizons d’extension moindre, sans qu’on parvienne jamais à un point ultime qui n’aurait plus d’horizon ou dont l’horizon serait d’extension nulle (A658/B687).21. Logique, § 15, Remarque (AK IX, 99). Sur l’ensemble de la question, cf. Jules Vuillemin, « Reflexionen über Kants Logik », Kantstudien, 52, Heft 3 (1960/1961).22 « Une équivoque se montre d’emblée, qui peut occasionner un gros malentendu : comme l’entendement, quand il nomme phénomène un objet sous un certain rapport, se fait simultanément en dehors de ce rapport encore une représentation d’un objet en lui-même, et se figure pour cela qu’il pourrait aussi se faire des concepts d’un tel objet, et, puisque l’entendement ne livre aucun autre concept que les catégories, l’objet sous la deuxième signification devrait pouvoir être du moins pensé par l’entremise de ces purs concepts de l’entendement ; mais il est par là conduit à prendre le concept entièrement indéterminé d’un être d’entendement (Verstandeswesen), tenu pour un Quelque chose comme tel en dehors de notre sensibilité, pour un concept déterminé d’un être qui pourrait être connu d’une certaine manière par l’entendement » (B307-8).

17

l’entendement « à l’encontre de sa destination » à un usage transcendantal consiste en ceci :

les objets, c’est-à-dire les intuitions possibles, devraient se régler d’après des concepts,

alors qu’en vérité c’est l’inverse : ce sont les concepts qui doivent se régler sur les intuitions

possibles qui seules leur confèrent une validité objective23. Le rapport ainsi inversé, Kant

le désigne par l’expression « se régler sur … », sich richten nach. Or cette même formule

verbale intervient de manière insistante dans un passage que tous les lecteurs de la Critique

ont en tête, dans les lignes bien connues de la Préface à la seconde édition qui mettent

en place l’hypothèse dite copernicienne. La formule de la supposition préalable, dont la

confirmation par la Critique toute entière va permettre de fonder enfin la métaphysique au-

delà de tous les échecs passés, utilise exactement six fois la même locution, en lui conférant

une fonction systématique (B xvi-xviii). Elle y recourt deux fois , dans la généralité de la

formulation, pour le rapport de la connaissance à l’objet, puis, en spécifiant les composantes

de la connaissance, deux fois encore pour le rapport de l’intuition à l’objet et enfin deux fois

pour celui du concept à l’objet. Dans chacun de ces dédoublements, l’alternative consiste à

renverser la direction du rapport de sorte que l’objet se règle désormais sur la connaissance,

comme objet des sens sur l’intuition, et comme objet donné de l’expérience sur les concepts.

L’emploi de la même formule « sich richten nach … » dans le dernier paragraphe de

la section C de l’ Amphibologie permet d’aller plus loin, en corrigeant l’impression que

pourrait donner le texte de la Préface d’une simple juxtaposition dans la connaissance de

l’intuition et du concept, voire d’une superposition des concepts sur l’intuition. En vérité,

l’accomplissement de la révolution copernicienne dévoile que, si les objets doivent se régler

sur la connaissance, celle-ci elle-même requiert que les concepts se règlent sur les intuitions.

La soumission de l’objet à la connaissance, c’est aussi la soumission de la pensée à l’intuition.

Ainsi retrouve-t-on tout près de la fin de l’Analytique l’équivalent de la formule inaugurale

qui a déterminé l’orientation de la Critique de la raison pure dès la première phrase de

l’Esthétique transcendantale : l’intuition, la seule manière par laquelle une connaissance

puisse se rapporter immédiatement à des objets, est, pour la pensée, le but auquel elle

23 L’erreur, exactement formulée, consiste à penser que « les objets, c’est-à-dire, les intuitions possibles, doivent se régler sur les concepts, mais non les concepts sur des intuitions possibles (comme ce sur quoi seulement repose leur validité objective) » (A289/B345).

17

s’ordonne comme moyen24.

Mais Kant va plus loin, puisque, dans les toutes dernières lignes, il découvre la cause

de l’erreur qui renverse au profit du concept la détermination exclusive de l’objet. Si la

méprise sur le Dictum de Omni et Nullo est la cause de l’amphibologie, nous atteignons plus

radicalement encore la cause de cette cause. Il faut citer ici intégralement le texte :

L’aperception et avec elle la pensée précède toute mise en ordre (Anordnung) déterminée possible des représentations. Nous pensons ainsi Quelque chose en général, et d’un côté nous le déterminons de manière sensible, mais nous distinguons pourtant l’objet général et représenté in abstraco de cette manière de l’intuitionner ; il nous reste alors une manière de le déterminer simplement par la pensée, qui est bien une simple forme logique sans contenu, mais nous paraît cependant être une manière suivant laquelle l’objet existe en soi (Noumenon), sans regarder à l’intuition qui est bornée à nos sens (A289/B345-6).

Lignes remarquables en effet, puisque Kant y esquisse la genèse transcendantale

du noumène et de l’illusion qui consiste à l’admettre en un sens positif comme l’objet

que le pensée pourrait atteindre d’elle-même en faisant abstraction de l’intuition. Cette

illusion est possible en raison de l’antécédence du Je pense, dans l’unité originaire de

l’aperception ou conscience de soi. Mais que le Je pense doive pouvoir accompagner toutes

les représentations ne suffit pas à lui accorder un objet positif : la condition nécessaire est

radicalement insuffisante, et ne s’accomplit véritablement que dans sa subordination à une

autre nécessité, celle que prescrit à la pensée l’intuition. Cet argument ruine l’ontologie

de l’ens comme cogitabile. En effet, le « noumène » est bien dans le lexique de Kant la

traduction ou la transposition du cogitable. En déterminant son objet, l’étant comme tel, par

le cogitable, l’ontologie traditionnelle s’est faite illusoirement science du noumène en son

sens positif. Toute pensée est bien pensée de Quelque chose, mais d’un Quelque chose qui,

sans plus, est tout autant Rien, au sens du premier titre de la Table des significations du Rien

(Nichts) : « l’objet d’un concept auquel ne correspond aucune intuition donnable » (A290/

B347). L’ontologie de l’étant cogitable s’avère précisément ceci : le commentaire exorbitant

d’un « concept vide sans objet », un discours sur Rien.

24 « De quelque manière et par quelque moyen qu’une connaissance puisse toujours se rapporter à des objets, la manière par laquelle elle se rapporte à ceux-ci immédiatement, et au but de laquelle toute pensée tend comme un moyen, est l’intuition […] Toute pensée, que ce soit tout droit (directement) ou par détours (indirectement) par le moyen de certains caractères, doit se rapporter en fin de compte à des intuitions, et donc, chez nous, à la sensibilité, parce qu’aucun objet ne peut nous être donné d’une autre façon » (A19/B33). Rappelons la prescription de Heidegger à propos de cette formule : se l’enfoncer dans la tête à coup de marteau ! (cf. Kant und das Problem der Metaphysik, § 4, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1990, p. 21 (Gesamtausgabe, Bd. 5) et Phänomenologische Interpretation von Kants Kritik deer reinen Vernunft, Klostermann, Frankfurt-am-Main, 1977, p. 84 (Gesamtausgabe, Bd. 25).

17

- IV -

Nous pouvons maintenant revenir au constat initial et tenter de répondre à la question :

pourquoi la critique de la métaphysique générale ou ontologie ne trouve-t-elle pas dans le

dispositif architectonique de la Critique de la raison pure une inscription équivalente au

traitement circonstancié et systématique de la métaphysique spéciale dans la Dialectique

transcendantale ? On se bornera pour conclure à deux remarques sur ce point.

a/ Le Moi, le Monde, Dieu, répondent, en deçà du traitement doctrinal qu’en déploie

la métaphysique dans son concept scolaire, à des idées de la raison. Dans ces idées, la raison

exprime un intérêt fondamental, inscrit naturellement dans la destination de l’homme25.

L’illusion ici est naturelle et essentiellement inévitable, et c’est aussi pourquoi il faut,

en défaisant les concepts et les preuves de la métaphysique instituée, faire droit à cette

destination. La Dialectique transcendantale doit s’acquitter de cette tâche pour indiquer le

sens nouveau dans lequel l’intérêt de la raison pourra être satisfait du point de vue pratique.

Ce dont s’occupe l’ontologie, toutes choses en général ou l’ens inquantum ens,

ne répond pas à une idée de la raison, mais est seulement la marque d’une erreur de

l’entendement, sous la forme d’une interprétation erronée de l’antériorité de la pensée dans

l’ordre subjectif des représentations en nous. Cette erreur dans l’exécution du concept

scolaire de la métaphysique ne repose sur aucun intérêt identifiable dans le concept mondain

(cosmique) de la philosophie. L’amphibolie qui en résulte n’est ni naturelle, ni inévitable :

elle est une méprise de l’Ecole. Ainsi pourrait-on appliquer éminemment à tout le discours

ontologique ce que Kant dit spécialement de la preuve ontologique : cela « n’apporte quelque

chose de nourrissant ni pour l’entendement naturel et sain, ni pour l’étude suivant la règle

scolaire » (A604/B632).

b/ La correction de cette erreur relèverait de ce que Kant appelle, reprenant une fois

encore le vocabulaire aristotélicien en le détournant, une « Topique transcendantale » : celle-

ci assigne à chaque concept, suivant la diversité de son usage, son lieu transcendantal, c’est-

à-dire sa provenance soit dans la sensibilité, soit dans l’entendement pur (A268/B324). C’est

par défaut d’une telle Topique que se produit l’amphibologie des concepts de la réflexion, et

que Leibniz a été conduit à édifier un « système intellectuel du monde » :

Ou plutôt croyait-il connaître la constitution interne des choses, en comparant tous les objets seulement avec l’entendement et avec les concepts formels abstraits de sa pensée (A270/B326).

25. Il s’agit en cela de l’ancrage de la metaphysica specialis dans une metaphysica naturalis, relevant d’une disposition naturelle de l’homme (B21), que Kant souligne dans la note infrapaginale ajoutée dans la deuxième édition, en B 395.

17

Remarquons au passage que ces derniers mots décrivent assez bien ce que Leibniz

fait dans les tables définitionnelles des notions fondamentales, Quelque chose-Rien, Etant-

non Etant, Pensable, Possible-Impossible, Sustance, Perception, Sens, etc., préparatoires à

la Science générale, que nous connaissons aujourd’hui par les progrès les plus récents de

l’édition26. Le point est plutôt celui-ci : Kant mentionne la topique transcendantale dans ce

seul passage de la Critique, c’est-à-dire dans une « Remarque » à un « Appendice », plutôt

comme le nom d’une tâche à accomplir que comme celui d’une composante doctrinale de la

logique transcendantale. Cette situation peut suggérer une sorte de fiction, dont l’objet serait

d’éclairer a contrario la situation réelle : à supposer que Kant ait voulu réserver à l’ontologie

dans le plan de la logique transcendantale un traitement similaire à celui qui est accordé

à la psychologie, la cosmologie, la théologie, il aurait pu compliquer son plan en insérant

entre l’Analytique et la Dialectique une partie spéciale qui aurait porté le titre distinctif

de « Topique transcendantale ». Mais justement, il ne l’a pas fait, pour la raison déjà dite,

mais aussi pour une autre : c’est que, à ce point du développement de la Critique, la tâche

de la topique transcendantale est en réalité déjà accomplie ; elle l’a été conjointement par la

constitution de l’Esthétique et de l’Analytique transcendantales : chacune a, pour son propre

compte, identifié ce qu’il y a de pur ou d’a priori dans le lieu de la sensibilité et dans celui

de l’entendement. « Topique transcendantale » est donc la dénomination transversale sous

laquelle s’unissent les résultats des expositions métaphysiques et transcendantales de l’espace

et du temps d’une part, de la déduction métaphysique et transcendantale des catégories d’autre

part ; mais elle n’instaure pas un domaine spécifique qui appellerait une composante spéciale

de l’ouvrage.

Faisant le partage pour ainsi dire local entre la sensibilité et l’entendement, l’intuition

et la pensée, la Topique a été ainsi le moyen de la destruction tacite de l’ontologie telle

qu’elle s’était préparée jusqu’à Wolff et définitivement constituée avec lui. Cela supposait

évidemment que la pensée au sens de Kant ne comportât plus l’universalité de la cogitatio qui

soutient la notion classique du cogitable dans son équivalence, selon la formule d’un Clemens

Timpler, avec l’ens in tota latitudine sumptum27. L’interprétation classique de la cogitatio

26. Voir les textes désormais rassemblés dans le Tome 4 de la Série VI des Sämtliche Schriften und Biefe, hrsg. von der Berlin-Brandenburgischen Akademie des Wissenschaften un der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, Akademie Verlag, Berlin, 1999. Le premier volume (4A), contient de nombreuses ébauches plus ou moins développées de Leibniz, dont beaucoup constituaient le matériau encore inédit de l’article de Heinrich Schepers, « Leibnz’ Arbeiten zu einer Reformation der Kategorien », Zeitschrift für philosophische Forschung, 20 (1966). 27. Sur Timpler, cf. Jean-François Courtine, op.cit, p. 418sq.

17

incluait dans son extension, à la manière cartésienne, les idées des sens et de l’imagination.

C’est sur ce fond commun que Leibniz introduisait dans le champ du cogitable les degrés

continus et graduels de la plus ou moins grande distinction des notions et des connaissances,

et fondait là-dessus sa propre topique des caractères ontologiques de l’étant. On sait assez

que Kant a reproché à Leibniz d’avoir en cela méconnu la différence radicale entre la pensée,

action de l’entendement, et l’intuition, qui ne peut avoir son site que dans une sensibilité

qui borne et soutient la pensée du dehors. L’extériorité de l’intuition sensible à la pensée, en

brisant l’horizon universel d’accès à l’objet en général par la seule cogitabilité, défait dans

son principe le cadre de l’ontologie traditionnelle. Si d’elle-même la pensée n’est pensée

de rien, tant que la référence à quelque chose ne lui est pas fournie sous l’astreinte de la

sensibilité, alors en effet Kant achevait l’époque ultime de cette sorte-là de métaphysique :

mais il ne le pouvait qu’en laissant transparaître, en dehors de toute transmission littérale

identifiable, combien il en restait essentiellement dépendant. L’ontologie attendue de l’objet

comme phénomène est ainsi restée chez lui confiée à une métaphysique de la nature, adoptant

la forme de positivité des principes mathématiques de la philosophie naturelle de l’époque.

Mais en même temps, Kant léguait à sa postérité la tâche d’un ontologie du phénomène

assumant jusqu’au bout et plus radicalement le renversement de prééminence au profit de

l’intuition. C’est là une autre histoire : mais, Janus bifrons, Kant est aussi, pour nous, à son

commencement.