L’ambiguïté du mandat social de la psychiatrie

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Communication L’ambiguı¨te ´ du mandat social de la psychiatrie § The ambiguity of the social mandate of psychiatry § Pauline Rhenter Fe ´de ´ration de recherche en sante ´ mentale du Nord-Pas-de-Calais, 3, rue Malpart, 59000 Lille, France 1. Introduction Depuis sa naissance, la psychiatrie a cherche ´a ` inse ´ rer son discours dans la compre ´ hension globale de l’ordre social, de propositions politiques et me ˆme d’une culture. Son souci explicite d’interroger le degre ´ d’universalite ´ de ses normes a ` partir du proble `me spe ´ cifique de la maladie mentale et sa conception d’un Annales Me ´ dico-Psychologiques 172 (2014) 79–82 INFO ARTICLE Mots cle ´s : Cultures professionnelles De ´ sinstitutionalisation Mandat social Psychiatrie Keywords: Deinstitutionalization Professionnal culture Psychiatry Social mandate RE ´ SUME ´ Parce que la psychiatrie, comme toute me ´ decine, est un art, l’e ´ volution de ses hypothe `ses et de ses connaissances est tributaire de son inscription dans un contexte social inte ´ grant des jeux de pouvoir et de compe ´ tence. Historiquement, l’exigence d’autonomie de la psychiatrie est fonde ´e sur un rapport de force statutaire en faveur de la neuropsychiatrie universitaire et sur un rapport de connaissance qui trouve ses origines dans des conditions d’exercice propres a ` la pratique sectorise ´ e naissante. La querelle antipsychiatrique des anne ´ es 1960 te ´ moigne particulie ` rement bien de la tension identitaire entre jugement sur le social et de ´ fense d’une intention me ´ dicale autorisant a ` se situer en dehors du social. Aujourd’hui, la question de la sanitarisation du social met a ` l’e ´ preuve la double figure du social contre laquelle une culture commune s’est construite : celle de l’assistance asilaire satisfaisant une demande sociale d’exclusion des malades mentaux, celle de la ne ´ gation d’un statut me ´ dical de la folie empe ˆchant de restituer aux malades un espoir de gue ´ rison et d’insertion dans la communaute ´. L’e ´ mergence de la notion de souffrance psychosociale au de ´ but des anne ´ es 1990, corre ´ le ´ e avec l’e ´ volution des politiques publiques, spe ´ cialement celles dites de l’inte ´ gration et de l’insertion, ainsi que le mouvement de de ´ sinstitutionnalisation qui marque le syste ` me de soins spe ´ cialise ´ s re ´ actualisent la question lancinante du mandat social de la psychiatrie, et avec elle, celle des rapports entre cultures professionnelles « psychiatriques » et politiques de sante ´ mentale. ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. ABSTRACT Because psychiatry, like any medicine, is an art, the evolution of its assumptions and knowledge depends on its inclusion in a social context including power play and skill. Historically, the requirement of independence of psychiatry is based on a balance of power in favor of the statutory university neuropsychiatry and a report of knowledge that has its origins in exercise conditions specific to the nascent sectored practice. The Antipsychiatric quarrel of 1960s demonstrates particularly well identity tension between judgment on society and medical defence. Nowadays, the issue of social sanitarisation is testing the double figure against which the French psychiatric common culture is built: That of the asylum support meeting a social demand for exclusion of the mental illness, that the denial of a medical status of madness preventing a return to the sick hope of recovery and integration into the community. The emergence of the concept of psychosocial distress in the early 1990s, correlated with the development of public policies, especially those known as the integration and inclusion, and the deinstitutionalization movement that marks the psychiatric care system reactualize the nagging question of the social mandate of psychiatry, and with it, the relationship between professional psychiatric cultures and mental health policies. ß 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved. § Cet article se base sur l’e ´ tude du corpus le ´ gal concernant la pratique de la psychiatrie en France depuis 1838, ainsi que sur la litte ´ rature syndicale des repre ´ sentants de la profession psychiatrique (et des me ´ decins des ho ˆ pitaux) aupre `s des pouvoirs publics. Il s’appuie en outre sur l’analyse des documents produits par les diffe ´ rentes administrations concerne ´es selon les e ´ poques (hygie ` ne, justice, sante ´). Adresse e-mail : [email protected] Disponible en ligne sur ScienceDirect www.sciencedirect.com 0003-4487/$ – see front matter ß 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits re ´ serve ´s. http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.12.006

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Annales Medico-Psychologiques 172 (2014) 79–82

Disponible en ligne sur

ScienceDirectwww.sciencedirect.com

Communication

L’ambiguıte du mandat social de la psy

chiatrie§

The ambiguity of the social mandate of psychiatry§

Pauline Rhenter

Federation de recherche en sante mentale du Nord-Pas-de-Calais, 3, rue Malpart, 59000 Lille, France

I N F O A R T I C L E

Mots cles :

Cultures professionnelles

Desinstitutionalisation

Mandat social

Psychiatrie

Keywords:

Deinstitutionalization

Professionnal culture

Psychiatry

Social mandate

R E S U M E

Parce que la psychiatrie, comme toute medecine, est un art, l’evolution de ses hypotheses et de ses

connaissances est tributaire de son inscription dans un contexte social integrant des jeux de pouvoir et

de competence. Historiquement, l’exigence d’autonomie de la psychiatrie est fondee sur un rapport de

force statutaire en faveur de la neuropsychiatrie universitaire et sur un rapport de connaissance qui

trouve ses origines dans des conditions d’exercice propres a la pratique sectorisee naissante. La querelle

antipsychiatrique des annees 1960 temoigne particulierement bien de la tension identitaire entre

jugement sur le social et defense d’une intention medicale autorisant a se situer en dehors du social.

Aujourd’hui, la question de la sanitarisation du social met a l’epreuve la double figure du social contre

laquelle une culture commune s’est construite : celle de l’assistance asilaire satisfaisant une demande

sociale d’exclusion des malades mentaux, celle de la negation d’un statut medical de la folie empechant

de restituer aux malades un espoir de guerison et d’insertion dans la communaute. L’emergence de la

notion de souffrance psychosociale au debut des annees 1990, correlee avec l’evolution des politiques

publiques, specialement celles dites de l’integration et de l’insertion, ainsi que le mouvement de

desinstitutionnalisation qui marque le systeme de soins specialises reactualisent la question lancinante

du mandat social de la psychiatrie, et avec elle, celle des rapports entre cultures professionnelles

« psychiatriques » et politiques de sante mentale.

� 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

A B S T R A C T

Because psychiatry, like any medicine, is an art, the evolution of its assumptions and knowledge depends

on its inclusion in a social context including power play and skill. Historically, the requirement of

independence of psychiatry is based on a balance of power in favor of the statutory university

neuropsychiatry and a report of knowledge that has its origins in exercise conditions specific to the

nascent sectored practice. The Antipsychiatric quarrel of 1960s demonstrates particularly well identity

tension between judgment on society and medical defence. Nowadays, the issue of social sanitarisation

is testing the double figure against which the French psychiatric common culture is built: That of the

asylum support meeting a social demand for exclusion of the mental illness, that the denial of a medical

status of madness preventing a return to the sick hope of recovery and integration into the community.

The emergence of the concept of psychosocial distress in the early 1990s, correlated with the

development of public policies, especially those known as the integration and inclusion, and the

deinstitutionalization movement that marks the psychiatric care system reactualize the nagging

question of the social mandate of psychiatry, and with it, the relationship between professional

psychiatric cultures and mental health policies.

� 2013 Elsevier Masson SAS. All rights reserved.

§ Cet article se base sur l’etude du corpus legal concernant la pratique de la

psychiatrie en France depuis 1838, ainsi que sur la litterature syndicale des

representants de la profession psychiatrique (et des medecins des hopitaux) aupres

des pouvoirs publics. Il s’appuie en outre sur l’analyse des documents produits par

les differentes administrations concernees selon les epoques (hygiene, justice,

sante).

Adresse e-mail : [email protected]

0003-4487/$ – see front matter � 2013 Elsevier Masson SAS. Tous droits reserves.

http://dx.doi.org/10.1016/j.amp.2013.12.006

1. Introduction

Depuis sa naissance, la psychiatrie a cherche a inserer sondiscours dans la comprehension globale de l’ordre social, depropositions politiques et meme d’une culture. Son souci explicited’interroger le degre d’universalite de ses normes a partir duprobleme specifique de la maladie mentale et sa conception d’un

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1 Nous reprenons ici a notre compte les acquis de l’analyse d’Albert Ogien, qui

pose « la question du rapport de la finalite supposee de l’activite psychiatrique aux

conditions effectives de l’accomplissement pratique d’une intervention en

psychiatrie » [4].2 La loi de 1838 marque effectivement l’avenement d’un reseau asilaire construit

en marge du dispositif des hopitaux publics gere au niveau communal alors que

l’asile depend directement de l’Etat. Les alienistes sont exclus de l’Universite, plutot

marquee par la neuro-psychiatrie. L’etude de la lutte pour l’extension de l’acces au

Certificat de neuropsychiatrie puis de psychiatrie met en evidence la defense

syndicale d’une specificite de l’activite psychiatrique basee sur une clinique

pouvant etre acquise en differents lieux d’exercice.3 Les medecins des hopitaux psychiatriques sont fonctionnaires d’Etat en raison

de leur recrutement par un concours national institue au debut du XXe siecle. Jusqu’a

la fin des annees 1960 subsiste encore un statut exorbitant pour les medecins des

hopitaux psychiatriques, statut concu par les praticiens comme un obstacle au

developpement du secteur. Finalement, les medecins des hopitaux psychiatriques

obtiendront gain de cause avec la reforme du service public hospitalier du 31 juillet

1968. Le cumul des fonctions de medecin et de directeur hospitalier est interdit en

1974.

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espace public comme celui a partir duquel doivent etre pensees lapertinence et la legitimite d’une pratique soignante nous ontinterpellee.

2. Le droit comme enjeu pour la profession psychiatrique

L’article 64 du code penal de 1810 d’apres lequel « Il n’y a nicrime ni delit lorsque le prevenu etait en etat de demence au tempsde l’action. . . » ainsi que son environnement procedural ont fondela psychiatrie [5]. La loi du 30 juin 1838, en creant un lieu exterieurau social, a donne a cette derniere la charge d’organiser un espacetechnique qui a ete le creuset d’experiences et de recherchestheoriques sur la maladie mentale. Cet espace s’est progressive-ment modifie et au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lesinitiatives psychiatriques visant a redonner au malade sescapacites sociales ont constitue autant d’adresses a penserautrement la profession. Le statut du malade (ses incapacitesjuridiques) comme celui du psychiatre (sa « capacite » technique)sont aussi devenus les lieux de l’interrogation sur les deficits dudroit commun lui-meme. La pensee professionnelle a ainsi debordele cadre du metier de psychiatre pour porter des estimations et desjugements sur l’ordre politique et social. Incorporant de nouvellesressources telles que la psychanalyse ou la phenomenologie, lapsychiatrie y a trouve les motifs de nouvelles experiences dont lavalidite locale se voulait porteuse d’une valeur generale dereforme. Dans le meme temps, le droit et la pensee du droit sontdevenus un enjeu de la profession psychiatrique exercant dans leshopitaux psychiatriques.

Concernant l’aspect penal, la psychiatrie a acquis un espace delegitimite avec le code napoleonien de 1810, espace de non-application de la responsabilite penale. Des lors, les categoriesjuridiques et medicales de la folie sont entrees en dialogue pendantpres de 150 ans : la validation juridique de l’evolution nosogra-phique psychiatrique debouche progressivement sur l’institutiond’un pouvoir medical en matiere d’attenuation des peinesprononcees a l’egard des malades mentaux accuses. Mais unetension va naıtre d’exigences contradictoires portees par lesmedecins des hopitaux psychiatriques au lendemain de la SecondeGuerre mondiale. Ainsi, la critique de l’article 64 du code penal,forgee a l’aune d’une episteme psychiatrique nouvelle, soucieusede restituer au malade mental une responsabilite penale jugeetherapeutique, entre en dissonance avec la defense professionnelled’une expertise medicale historiquement fondatrice d’unecompetence legitime.

Au debut des annees 1990, le code penal maintient le casd’irresponsabilite penale du malade mental mais y ajoute celui dela responsabilite attenuee, en cas de discernement altere del’accuse au moment des faits. En pratique, ce droit, qui semblait a

priori valider une jurisprudence etablie depuis le debut duXX

e siecle, assorti des textes reglementaires d’interpretation etconjugue au developpement des soins psychiatriques aux detenus,debouche sur une transformation de la peine, d’une determinationquantitative a une definition qualitative. Le droit penal inaugure encela un paradigme medico-judiciaire inedit qui substitue al’alternative « soigner ou punir » la conjugaison « soigner etpunir ». Du meme coup, le debat psychiatrique sur la responsabilitepenale change de nature : il passe d’une reflexion theorique sur lebien-fonde de la peine a un questionnement sur la faisabilitepratique du soin en milieu penitentiaire.

S’agissant de l’aspect civil du statut du malade, les medecins deshopitaux psychiatriques revendiquent depuis 1945 un regimecommun de protection des biens. Cette exigence est justifiee parune contradiction entre un regime d’incapacite civile dependant del’hospitalisation en milieu specialise consacre par la loi de 1838 etl’evolution de l’episteme psychiatrique d’apres-guerre. La loi du3 janvier 1968 repond aux attentes psychiatriques puisqu’elle

integre le malade mental a un droit des incapables majeurs quidesolidarise la tutelle aux biens tant de l’hospitalisation que de laspecificite du trouble psychique.

La troisieme bataille juridique menee par les medecins s’estadressee au dernier signe d’un droit exorbitant : celui du statut dumedecin des hopitaux psychiatriques. Les revendications seportent sur plusieurs fronts : celui de la reconnaissance de lapsychiatrie comme specialite autonome, dont la clinique se forgedans les hopitaux psychiatriques, celui de l’egalite statutaire entretous les psychiatres, ou qu’ils exercent. Au centre de cette lutte,l’exigence d’une parite repond a une double preoccupation : lareconnaissance officielle d’une competence propre aux medecinsdes hopitaux psychiatriques, distincte de la neurologie et d’egalevaleur a celle des psychiatres travaillant hors cadre, la defensed’une specificite de la pratique psychiatrique intra- et extra-hospitaliere publique1. La doctrine de secteur intervient alors dansces revendications a titre de justification premiere : c’est parce quel’Universite ne connaıtrait pas les transformations liees audesalienisme qu’elle pratiquerait une autre psychiatrie que danset autour des hopitaux specialises2 ; c’est parce que le maintiend’un statut specialement attache a un hopital (celui de fonction-naire et celui de medecin-directeur) et non a un service public depsychiatrie entraverait le developpement du secteur que ladefonctionnarisation et l’abolition du statut de medecin-directeursont reclamees3. On notera ici que l’exigence d’autonomie de lapsychiatrie n’est pas seulement fondee sur un rapport de forcestatutaire en faveur de la neuropsychiatrie universitaire : elle l’estaussi sur un rapport de connaissance. Ainsi, au fur et a mesure queles sciences humaines deviennent des ressources pour lesmedecins des hopitaux psychiatriques, la reticence psychiatriquea etre associee a la neurologie dans les specialites universitairestrouve des fondements theoriques venant s’ajouter aux motifsd’une lutte centree sur des enjeux de territoire et de competence.

3. L’idee de secteur, ambivalence des developpementspratiques

La prise de conscience psychiatrique de la responsabilite del’asile dans la chronicisation des malades mentaux, largementconditionnee par la guerre, mais egalement pressentie dans lesquelques experiences plus anciennes d’ouverture des services, aproduit « l’idee du secteur ». A partir de la, le secteur devait etre leprincipe d’une ethique, tout autant qu’un mode d’organisation dessoins.

L’idee de « secteur » est fondee sur des motifs therapeutiquesqui puisent leur origine dans des experiences issues des conditionsde la guerre, elles-memes productrices d’une theorie de lapratique connue sous le nom de psychotherapie institutionnelle.La distinction entre l’etablissement et l’institutionnel fonde la

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possibilite d’une critique de l’assistance formulee a l’encontre despratiques asilaires d’avant-guerre.

Dans sa definition pauvre, la despecification territoriale de lapsychiatrie designe le processus par lequel l’exercice de lapsychiatrie se voit progressivement desolidarise du lieu uniquede l’asile. Dans sa definition dynamique, elle repond a un objectif deprise en charge du malade dans et avec son milieu social. Cettedefinition implique donc une topographie mais ne s’y reduit pas : la« psychiatrie de secteur » est pensee par ses pionniers selon uneperspective essentiellement fonctionnelle : il s’agit de restituer aupatient une vie collective dans et au-dela de l’institution asilaire.En tant qu’organisation, le secteur implique la diversification deslieux de soins, notamment par le developpement de l’extra-hospitalier ; en tant que posture, il doit exclure tout a la fois unesimple gestion du social et une stricte disparition des murs del’asile.

C’est seulement a partir de 1960 que la consecration juridiquedu secteur s’amorce. Mais dans les annees 1980, alors que lesecteur connaıt ses premiers developpements concrets, la critiqued’un neo-alienisme hors les murs de l’asile emerge dans le mondepsychiatrique. Aujourd’hui encore, la doctrine de secteur continued’etre la reference des psychiatres mais son application a plutotconforte la geographie asilaire. Ainsi, renforcee par la situationalarmante de la demographie medicale en termes de repartition, lasectorisation augmente le risque d’une partition entre unepsychiatrie de relegation rurale et une psychiatrie urbaine plusouverte sur la communaute. Les chiffres de 70 000 et de 210 000(par secteur adulte et par secteur infanto-juvenile) apparaissentcomme contraignants parce qu’ils conduisent a considerer commesemblables tous les individus sans consideration de leur age, deleur sexe et de toutes leurs caracteristiques sociales et epidemio-logiques. Cette vision egalitariste pouvait se comprendre a la findes annees 1950 mais, depuis 1970, la repartition et la compositionde la population francaise ont connu des mutations sans precedent,si ce n’est l’exode rural qui avait modifie les equilibres internes auxdepartements, avec un renforcement frequent des villes chefs-lieux de prefecture et/ou de sous-prefecture. Le paysage profes-sionnel a egalement considerablement evolue, qu’il s’agisse desmetiers ou des techniques de soins [6].

4. Extension du champ de la sante mentale et fonctionnormative de la psychiatrie

Aujourd’hui, la sante mentale s’apparente a un champd’intervention plus large que celui des soins psychiatriques sousl’effet de plusieurs evolutions : une crise professionnelle visibledepuis les annees 1990 dans le monde de l’action sociale butant surdes modes d’intervention classiques convoquant des competencespsychologiques ou psychiatriques4, un processus de territorialisa-tion des politiques de sante, assorti de la problematisation de laprecarite en termes sanitaires et une reconnaissance des droits etde la participation des usagers aux systemes de sante, ainsi quecelle des personnes atteintes de handicap psychique a la defense dedroits et a l’elaboration de solutions d’accompagnement oud’entraide5.

Le champ de la sante mentale inclut donc la prevention et lapromotion de la sante mentale (il s’agit d’agir sur les determinantsde la sante mentale) en faisant appel a des acteurs autres quemedicaux et celui de l’inclusion sociale et citoyenne des personnes

4 Le rapport Strohl-Lazarus ouvre un nouvel horizon pour l’action publique en

pointant en premier lieu le « malaise des intervenants de premiere ligne » (medecins

generalistes, professionnels de l’insertion, enseignants, missions locales. . .) face a

une souffrance psychosociale dont les contours s’averent incertains [3].5 Loi du 4 mars 2002 sur les droits des patients et la qualite du systeme de sante.

Loi du 11 fevrier 2005 pour l’egalite des droits et des chances, la participation et la

citoyennete des personnes handicapees.

en situation de handicap psychique. Une telle evolution tend abrouiller les frontieres entre des champs de competence differents.Les multiples acceptions de l’expression « souffrance psychique »en temoignent : tantot mobilisee pour prendre en compte unhandicap, destigmatiser la maladie psychiatrique ou viser unesouffrance psychosociale distincte de la pathologie, elle provoquesouvent la crainte des professionnels de la psychiatrie publique devoir la maladie reduite a un handicap social et le psychiatre a unefonction sociale. Toutefois, la resistance a une certaine forme derequisition de la psychiatrie pour une gestion du social demeureambivalente.

L’interpellation du psychiatre dans le champ social interroge safonction normative (plan ethique) et la constitution de son savoirde reference (plan clinique) dans le meme temps6. En 1966 deja,lors des Journees psychiatriques, les medecins des hopitauxtombaient d’accord sur l’idee que l’action d’une « equipe psychia-trique qui se veut responsable de la sante mentale d’un certainterritoire » doit se situer « au niveau d’une certaine action sur lesstructures sociales ». Aujourd’hui, c’est la responsabilite de la santementale sur un territoire qui fait l’objet d’une dispute : ainsi, al’heure ou l’on sait que les inegalites sociales et economiquespesent lourdement sur les inegalites de sante et de recours auxsoins7, les services de psychiatrie vivent tres souvent lessollicitations exterieures (services sociaux, bailleurs, elus, etc.)comme une tentative d’absorption de la psychiatrie dans le social,mettant a mal leur identite de soignants et leur competence.Certains services tentent dans ce contexte d’elaborer des solutions,comme autant de moyens de retrouver une non-exteriorite tant aleur savoir qu’a la societe dans laquelle ils s’inscrivent.

Depuis plusieurs decennies, l’heteronomie de la psychiatriepublique par rapport a d’autres champs non medicaux, etnotamment celui de l’aide sociale, produit toujours le meme typede controverses et revele les ambiguıtes de sa fonction normative.En effet, que l’on se trouve en presence d’une loi de 1975 sur lehandicap ou dans le contexte actuel d’un decloisonnementinstitutionnel entre les champs du soin et de l’action sociale, lesenjeux sont identiques d’apres ce groupe professionnel : preservera l’endroit du malade une intention medicale de guerison, prevenirles effets d’un statut figeant son etat, conserver un discoursdebordant le lieu specifique de sa prise en charge pour s’adresserau pouvoir politique et a la societe.

Les combats psychiatriques syndicaux des annees 1950 a1990 ont temoigne de la liberation des potentialites du savoir etd’une parole s’autorisant a deborder son milieu pour s’adresser a lasociete et a ses representants politiques. Une culture profession-nelle du cote de la place occupee par la psychiatrie dans unensemble sociopolitique [1] s’est formee autour d’une demande dejuridicite : celle d’un droit commun pour le malade et sonpsychiatre, droit commun generant son propre milieu, le secteur.Mais la psychiatrie publique s’est risquee, a partir de sa theorie dela pratique, a faire « jouer ses categories de comprehension nonplus dans son champ propre, mais dans l’espace des normessociales » [2]. Des lors, l’inscription dans le droit positif d’exigencestherapeutiques a debouche sur l’heteronomie de la psychiatriepublique par rapport a d’autres champs, non medicaux. Untiraillement identitaire est ainsi mis au jour : lorsque la psychiatriese risque a formuler ses attentes dans un langage juridique porteurd’un discours sur le social, elle renacle a fonctionner comme unesimple technique ; lorsque son savoir est requis pour une gestiondu social, elle replie son discours sur sa specificite medicale.

6 La definition des corps intermediaires d’Emile Durkheim s’integre ici dans

l’hypothese de Everett Hugues : d’apres nous, la culture professionnelle, c’est ce qui

permet la non-exteriorite des membres d’une profession tant a son savoir qu’a la

societe dans laquelle ils s’inscrivent [7].7 Cf. le programme de recherche lance par l’Inserm a partir de 1993.

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Declaration d’interets

L’auteur declare ne pas avoir de conflits d’interets en relationavec cet article.

References

[1] Everett H. The making of a physician (1955). In: Chapoulie JM, editor. Le regardsociologique. Essais choisis. Editions de l’EHESS; Coll. Recherches d’histoire etde sciences sociales; 1996 [116].

[2] Jacques Michel J. Par-dela la loi du 30 juin 1838 : la rationalite juridique. InfoPsychiatr 1988;64:783–92.

[3] Lazarus A, Strohl H. Une souffrance qu’on ne peut plus cacher. Rapport dugroupe de travail « ville, sante mentale, precarite et exclusion sociale »,delegation interministerielle a la ville et au developpement social urbain,delegation interministerielle au RMI. Paris: La Documentation francaise;1995 .

[4] Ogien A. Le raisonnement psychiatrique. Paris: Librairie des Meridiens Klinck-sieck; Coll. Reponses sociologiques; 1989: 20–6.

[5] Rappart P. Rapport de medecine legale du Congres de psychiatrie et de neu-rologie de langue francaise. LXXXVIIIe session. Paris: Masson; 1990: 159.

[6] Rapport du seminaire ville et sante mentale. Universite Diderot (Paris 7) ;delegation interministerielle a la ville: 33–4.

[7] Rhenter P. De l’institutionnel au contractuel : psychiatrie publique et politiquesde sante mentale, 1945–2003,[These] 2, Lyon: Universite Lyon; 2004.