La Ville Mémoire

17
Enquête Paru dans le numéro 4, La ville des sciences sociales numéro 4, La ville des sciences sociales La ville-mémoire Quelques usages de La Mémoire collective de Maurice Halbwachs Sylvie Mazzella Résumé Depuis la fin des années quatre-vingt, La Mémoire collective constitue une importante source d’inspiration pour l’analyse des modes d’articulation entre configurations spatiales et temporalités urbaines. Les différentes pistes que ce texte ouvre expliquent en partie les points de vue divergents actuels, en particulier entre sociologues et historiens. Dans la ville d’Halbwachs, espace dynamique en constante transformation, la mémoire des groupes sociaux, définie comme réappropriation du passé accordée aux aspirations du présent, constitue leur mode privilégié de territorialisation. À l’opposé d’une vision terrienne de l’histoire, la mémoire collective se présente comme un des outils privilégiés de l’enquête urbaine, d’une construction de l’histoire de la ville. Abstract City as memory. Some uses of Maurice Halbwachs’ La Mémoire collective. Since the end of the 1980’s, La Mémoire collective constitutes an important source of inspiration for the analysis of modes of articulation between spatial configurations and urban temporalities. The different paths that this text opens partly explain the current divergent points of view, particularly between sociologists and historians. In Halbwachs’ city, a dynamic space in continuous change, the memory of social groups, defined as the reappropriation of the past reconciled to the aspirations of the present, constitute their priviliged way of territorialisation. As opposed to a terrestrial vision of history, collective memory appears as one of the privileged

description

La Ville Mémoire

Transcript of La Ville Mémoire

Enqute

EnquteParu dans le numro 4, La ville des sciences sociales numro 4, La ville des sciences sociales

La ville-mmoireQuelques usages de La Mmoire collective de Maurice Halbwachs Sylvie Mazzella

Rsum

Depuis la fin des annes quatre-vingt, La Mmoire collective constitue une importante source dinspiration pour lanalyse des modes darticulation entre configurations spatiales et temporalits urbaines. Les diffrentes pistes que ce texte ouvre expliquent en partie les points de vue divergents actuels, en particulier entre sociologues et historiens. Dans la ville dHalbwachs, espace dynamique en constante transformation, la mmoire des groupes sociaux, dfinie comme rappropriation du pass accorde aux aspirations du prsent, constitue leur mode privilgi de territorialisation. loppos dune vision terrienne de lhistoire, la mmoire collective se prsente comme un des outils privilgis de lenqute urbaine, dune construction de lhistoire de la ville.

Abstract

City as memory. Some uses of Maurice Halbwachs La Mmoire collective. Since the end of the 1980s, La Mmoire collective constitutes an important source of inspiration for the analysis of modes of articulation between spatial configurations and urban temporalities. The different paths that this text opens partly explain the current divergent points of view, particularly between sociologists and historians. In Halbwachs city, a dynamic space in continuous change, the memory of social groups, defined as the reappropriation of the past reconciled to the aspirations of the present, constitute their priviliged way of territorialisation. As opposed to a terrestrial vision of history, collective memory appears as one of the privileged tools of an urban inquiry, of the construction of the citys history.

Texte intgral

Maurice Halbwachs, en crivant La Mmoire collective, avait la proccupation de distinguer clairement le mtier de sociologue du mtier dhistorien1. Travailler sur la mmoire collective ctait, pour lui, crire, contre lhistoire des historiens, une histoire locale et matrielle, urbaine, hauteur des groupes. Lambition de la mmoire collective est en effet de restituer une histoire vivante, concrte et multiple, dans les interstices de lhistoire. Halbwachs jette ainsi, presque son insu, les bases dune complexification du temps historique.

La multiplicit du social partir de laquelle il pense la mmoire senracine fortement dans lobservation du milieu urbain: une des faons de comprendre cette invention de la mmoire collective est de la considrer comme un renouvellement de la notion de tradition, lie dhabitude une pense terrienne de lhistoire, en particulier une histoire du pays. La ville dHalbwachs est un espace dynamique en constante transformation, dfini comme un ensemble de territoires perus, paradoxalement, par les habitants comme stables, o senracine la mmoire des groupes. On lui doit davoir su donner, la suite de lcole de Chicago, une dfinition topographique du groupe social dans la ville et davoir li la question de lidentit collective lappropriation locale du pass.

Depuis la fin des annes quatre-vingt, un certain nombre de travaux sur la ville qui prennent en compte la dimension temporelle du groupe et du territoire, lanalyse des modes darticulation entre configurations spatiales et temporalits sociales, trouvent dans les crits de Maurice Halbwachs une source renouvele dinspiration. Il est ds lors ncessaire de revenir au texte, de prciser son contexte intellectuel, de dfinir les diffrentes pistes quil ouvre ds lorigine. Et ce, non pour en donner une version canonique, mais pour en discerner aujourdhui les diffrentes valeurs dusage et leurs enjeux. Ce rappel de la rfrence halbwachsienne veut aussi signifier que le ncessaire effort dadaptation et de rappropriation de la notion ne peut tre efficace que dans la mesure o le texte de La Mmoire collective continue de faire rsistance.

Le temps de la mmoireEn dtournant la notion psycho-physiologique de mmoire au profit de la sociologie, Maurice Halbwachs veut contribuer doter la nouvelle science de lhomme dun statut pistmologique autonome; il veut en particulier redfinir sociologiquement les catgories despace et de temps.

Halbwachs possde en effet une double ambition de continuateur de luvre de Durkheim, en particulier des Formes lmentaires de la vie religieuse (1912), et de Bergson, singulirement de Matire et Mmoire (1897). Bergson, Durkheim et Halbwachs se retrouvent pour critiquer le caractre apriorique, abstrait et universel des notions philosophiques de temps et despace. Bergson demande, dans la premire page de Matire et Mmoire, doublier, pour commencer, les discussions philosophiques, pour raisonner partir de la perception des choses2. Durkheim sattaque lui directement Kant et attribue une origine historique et sociale aux catgories universelles de temps et despace3. Quant Halbwachs, il ne dissimule pas son refus du temps abstrait des philosophes, loppos du temps rel. Cest dans cet esprit critique, propre au contexte philosophique de lpoque, quil redfinit les notions de temps et despace, en inflchissant lun par lautre lobjectivisme de Durkheim et le subjectivisme de Bergson.

Critique du temps subjectifLe modle temporel travaill par Halbwachs est celui de toute la tradition mtaphysique. Le temps est tendu entre deux ples: le temps cosmique, universel, objectif et mesurable, dans lequel nous passons, et le temps vcu, individuel et subjectif, celui qui passe en nous. La critique de ce modle se fait en deux tapes. En premier lieu, il socialise le temps individuel, le seul rel selon Bergson. Il attribue ensuite ce temps social vcu toutes les caractristiques du temps individuel bergsonien. Comme toute fonction humaine, la mmoire a pour cadre la socit, cest dans et pour la socit que lindividu se souvient. Le premier geste de La Mmoire collective est, en effet, de socialiser le temps subjectif: notre perception du temps est immerge dans le social. On admettra quil se cre une sorte de milieu artificiel, extrieur toutes penses personnelles, mais qui les enveloppe, un temps et un espace collectifs et une histoire collective. Cest dans de tels cadres que les penses des individus se rejoindraient4.

Ce temps social endosse toutes les caractristiques de la dure subjective bergsonienne, dont la principale est la multiplicit, qualitative, htrogne, altrable. Plus encore quune exprience psychologique premire, le temps est lessence variable des choses. En fait, lopposition dHalbwachs Bergson nest pas celle du collectif contre lindividuel, mais de la primaut de lun sur lautre: cest le temps collectif qui permet les dures individuelles et non linverse5.

Critique du temps socialPour Durkheim, le temps social impersonnel est, au-dessus des individus, une vritable institution. Cest le rle quil attribue au temps calendaire comme forme objective de lactivit sociale6. Pour Halbwachs, tout au contraire, le calendrier est une construction abstraite qui ne peut pas tre considre comme le temps social puisque des individus appartenant des socits diffrentes sy rfrent. Que le calendrier ait une origine religieuse historique, voil qui explique, pour Durkheim, son caractre social; voil qui confirme son aspect non collectif pour Halbwachs: il sagit dune survivance, dune vieille ide, dune tradition clate, qui a pris aujourdhui des significations trs diffrentes suivant les groupes. On voit que lanalyse diffre sur un point central: la question du temps historique. Chez Durkheim, les temps sociaux particuliers sont subsums par une institution temporelle continue, cumulatrice et homogne. Au contraire pour Halbwachs, la suite de Bergson, le temps constitue lessence variable des choses, loppos de lespace, chiffre de la stabilit. Il est multiple parce que peru diffremment par une multitude de groupes sociaux. Les groupes ne cumulent pas leur exprience au fil du temps; ils sadaptent, rsistent, et meurent. La mmoire collective est linstance qui permet au groupe de rsister malgr le temps qui passe, de se stabiliser dans la dure, une spatialisation du temps selon la formule bergsonienne. Halbwachs ne considre pas lhistoire comme dimension positive de lhumanit. Le temps de la discipline historique est reconstruit, abstrait, non sociologique: lhistoire se place hors des groupes, au-dessus deux. Il distingue ainsi la reconstruction des vnements par lhistoire de la reconstitution par la mmoire collective. Lauteur, qui vise alors principalement lhistoire institutionnelle nationale, rejette le temps historique du ct de luniversel, du temps abstrait et la mmoire collective du ct du temps vcu, du temps rel. Il nignore certes pas quau mme moment slabore une histoire nouvelle qui dfend une conception de la socit proche de la sienne il appartient au comit de rdaction des Annales dhistoire conomique et sociale ds leur fondation. Cela nempche pas quen fin de compte, dans son aspiration, lhistoire est une et quil existe fondamentalement, pour lui, deux disciplines fondes sur deux modes de temporalits diffrentes7.

travers le champ de la mmoire collective Halbwachs dfend une stricte sociologie du prsent, prsent entendu comme stendant sur une certaine dure, celle qui intresse la socit daujourdhui, cest--dire une dure homogne et stable de la vie dun groupe, telle que la contient la mmoire8.

La mmoire largieLorsquil conclut son tude de la mmoire collective chrtienne, Halbwachs sattache surtout rpondre Durkheim sur lorigine sociale du phnomne religieux. On voit comment sa dfinition de la mmoire collective sest singulirement largie dans une tude proprement historique: La mmoire collective chrtienne adapte chaque poque ses souvenirs [] aux exigences contemporaines du christianisme, [] ses aspirations. Seulement dans cet effort dadaptation, les hommes se heurtent la rsistance des choses [] aux vestiges matriels des croyances anciennes []. Mais, quelque poque quon envisage, lattention se porte non vers lorigine, les vnements premiers qui sont peut-tre lorigine de tout ce dveloppement, mais vers les groupes []. Dans la physionomie [] des lieux saints [] cest bien lessentiel du phnomne religieux dont ces pierres dresses et conserves par les gnrations successives des hommes permettent de retrouver les traces. Traces non pas dun tre individuel, humain ou surnaturel, mais des groupes9.

La Topographie lgendaire peut tre considre comme un texte durkheimien dans la mesure o il retrace la formation dun fait social, lhistoire de la localisation des vnements notestamentaires. Le phnomne religieux y est tudi comme un fait social dominant qui organise lespace. Lespace de la Topographie est dailleurs moins territorial que symbolique. Cest celui de la chrtient, mieux du christianisme, un espace quasi total, sur lequel une tradition en mouvement la mmoire collective trace et retrace des itinraires et des hauts lieux, la physionomie des lieux saints. Cest ce quindique J.-C.Passeron quand il crit que la dmarche dHalbwachs sinscrit dans une sociologie durkheimienne de lexploration de lamont des conduites. Il en est ainsi tant que le groupe de transformation [] peut se dfinir et se dcrire comme topographique. La Topographie est un texte durkheimien dans la mesure o il retrace la gense laborieuse dun fait social, dans la mesure surtout o la mmoire collective semble comprise comme dterminant social, comme institution durkheimienne10. Mais Halbwachs ignore lorigine de cette mmoire, ou plus exactement il lignore comme raison causale, comme forme primitive. La mmoire nest pas, comme pour Durkheim, loutil qui permet la remonte lorigine. Pour Durkheim, comme lcrit G.Namer, la mmoire de la religion doit tre renvoye une sociologie du progrs11. Pour Halbwachs au contraire, elle ne fait que rendre compte des aspirations du moment et de la rsistance des choses. En un sens, phnomne religieux et mmoire nont pas dorigine, encore moins une origine qui en serait la forme simplifie, lmentaire. En tudiant litinraire dune mmoire collective dun groupe de transformation, depuis lespace territorial vcu jusqu lespace symbolique parsem de lieux de mmoire, lauteur dcrit les changements de la mmoire dun groupe qui se dlocalise, se gnralise, suniversalise en peuple, incarn dans lglise, et devient une communaut largie, possdant une mmoire collective largie12.

Ce que dcrit Halbwachs cest la formation dune mmoire collective institutionnelle. Dans La Topographie lgendaire, lanalyse passe du groupe menac au groupe dominant, dun espace territorial un espace symbolique, fictif. Le groupe social naffirme plus sa conscience de soi en sappuyant sur lespace matriel, il affirme son autorit par son emprise sur un espace total quil marque en des lieux choisis. Le groupe dessine son itinraire sur lespace gomtrique et de fait devient topographe. Lauteur finit par opposer deux mmoires: celle affective, floue et fluctuante, des groupes locaux (les groupes territorialiss tels que les dcrivait La Mmoire collective) quil nomme les traditions locales, et celle rflchie, cohrente, dogmatique, de la communaut chrtienne en son ensemble, qui dtermine lespace de la tradition13. Lopposition de ces deux mmoires, comme leur coexistence, prsage de la diversit de lusage actuel de la notion de mmoire collective.

La mmoire des historiensLhistoire, en son sens institutionnel, en mme temps quelle se pose en gardienne des mmoires collectives, a toujours eu pour souci de les unifier, de rduire la multiplicit des groupes une vision univoque du pass. Lhistoire est une rectification de la mmoire, voire sa nantisation. Au cur de lhistoire travaille un criticisme destructeur de mmoire, crit P.Nora14. Lhistoriographie franaise en particulier, depuis le xvie sicle, et plus particulirement la fin du xixe, sest prsente comme un hymne collectif la gloire de la nation. La contestation de cette mmoire unitaire sest produite deux niveaux, pistmologique et social15. Dune part, par la recherche dune nouvelle histoire attentive aux variations de perspectives, la multiplicit des rythmes temporels et des approches problmatiques. Dautre part, par lanalyse de multiples mmoires de groupes sociaux minoritaires ou domins (classe ouvrire, minorits rgionales ou culturelles etc.) dont lambition est daccder la reconnaissance institutionnelle. Il y avait autrefois une histoire nationale et des mmoires particulires; il y a aujourdhui une mmoire nationale mais dont lunit est faite dune revendication [] en permanente dmultiplication et recherche de cohsion16. Dans ce contexte, on comprend que des historiens aient trouv dans la mmoire collective dHalbwachs un outil de travail appropri. Les fables de la mmoire de L.Valensi, tude sur quatre sicles des variations littraires du rcit dune bataille chez les vainqueurs et les vaincus, retient explicitement dHalbwachs les variations de la mmoire telles quelles sobservent dans La Topographie lgendaire, les transformations du souvenir, les affabulations, accordes aux aspirations des groupes et du moment17. Les lieux de mmoire, runis par P.Nora, sont une tentative, entre histoire et mmoire, pour saisir la multiplicit historiographique et sociale des symboles nationaux. la solidarit du pass et de lavenir (la nation comme hritage et la nation comme projet) sest substitue la solidarit du prsent et de la mmoire. Mais pour P.Nora la mmoire est moins loutil danalyse dune socit en crise perptuelle, en transformation constante, que le signe dune crise de lhistoire18.

Les historiens ont donc fini par reprendre un concept qui avait t labor contre eux en transfrant ltude de la nation un concept cr pour ltude de la socit urbaine.

Les temporalits urbainesCest un autre courant de recherches qui a ramen Halbwachs sur son terrain urbain. Dans un cadre interdisciplinaire, la plupart des auteurs qui linvoquent, depuis la fin des annes quatre-vingt, sintressent aux temporalits urbaines19. Quils soient attentifs la morphologie urbaine, aux groupes et leurs territoires, ou aux flux migratoires, ils empruntent lauteur de La Mmoire collective lide de dcalage temporel entre le groupe et son espace, du fait mme de son inscription dans un territoire en transformation. Cest ce titre que la notion de rsistance forge par Halbwachs sert de rfrence aujourdhui. Il est bon den rappeler le cadre.

La notion de rsistanceM.Halbwachs nonce lide que le fondement de la mmoire collective se trouve dans sa projection dans des espaces concrets, que les pierres sont indissociables des formes de mmorisation et des reprsentations qui agissent sur la ville. Notons que tous les groupements sociaux se constituent sur une base spatiale, mme ceux qui en apparence font abstraction du lieu quils occupent20. Un groupe li son espace le transforme son image en mme temps quil sy plie et sadapte. Certes lespace est apparemment stable mais quatre types de processus viennent le former.

En premier lieu, le temps initial de linstallation et de ladaptation. Cest le temps fondateur de lemplacement o se cre ladhrence du groupe sa place, o prend forme limage stable du lieu21.

loppos logique et chronologique, se situe la forme de la disparition du groupe: tape finale dune inadaptation du groupe social, de la persistance de formes socio-spatiales dpasses: Il en est ainsi [] de tous les modes dactivits un peu anciens, qui nont gure leur place dans les cits modernes. Ils [] disparatraient sans doute sils ne sattachaient obstinment aux lieux qui leur taient autrefois rservs. Ils disparaissent finalement pour ne laisser que vestiges matriels, lots archaques, reliquats de leur obstination.

La troisime forme est la seule bnficier chez Halbwachs du terme de transformation. Elle emprunte G.Simmel sa conception de la modernit. Si les groupes ont besoin dun temps dadaptation, et sont vous terme linadaptation, cest quil existe un temps qui les dpasse, les enveloppe; le temps inluctable de la modernisation, des grands courants, le temps vnementiel des accidents et des catastrophes, des incendies et des invasions, des dmolitions et des reconstructions: le temps de lhistoire. Les grandes transformations sont une sorte de fond sonore qui naffecte que peu, ou rarement, la vie des groupes: Les habitants se trouvent porter une attention trs ingale ce que nous appelons laspect matriel de la cit, mais le plus grand nombre sans doute serait plus sensible la disparition de telle rue, de tel btiment, de telle maison, quaux vnements nationaux, religieux, politiques les plus graves22.

De la rencontre entre ce temps historique de la modernit, des accidents, et le temps immobile des choses matrielles nat la quatrime forme de la transformation chez Halbwachs, la plus novatrice et la plus fconde: la rsistance du groupe aux forces de changement. En effet, si les villes se transforment au cours de leur histoire, les habitudes locales rsistent aux forces qui tendent les transformer et qui les troublent et les dconcertent. Les groupes laissent des traces, des survivances, de leur existence rvolue. Ce sont ces traces qui expliquent la permanence de formes urbaines anciennes.

Ainsi sexplique que la ville ne soit pas quune simple partition cartographique de territoires collectifs, mais une superposition de plans en constant rajustement. Halbwachs construit ainsi une paisseur historique de la ville. Il jette les bases dune histoire sociale urbaine.

Contemporanit urbaineCest cette leon du texte dHalbwachs que privilgie le groupe de recherches sur les temps des villes, autour de M.Roncayolo et B.Lepetit, ou les chercheurs du CRESAL sur la trace urbaine23. Prolongeant lanalyse dHalbwachs puis celle de lhistorien J.-C.Perrot sur la permanence des villes24, B.Lepetit parle de rgression linfini des processus dadaptation et de rsistance des groupes qui fait de la ville le lieu dun processus permanent de rlaboration. M.Roncayolo a insist sur le fait que les villes sont moins des idaux-types ville baroque, haussmannienne, industrielle que des composs. La ville est un constant dcalage entre espace rel et espace projet. Il a pris le cas marseillais comme un laboratoire des ruptures et dplacements de valeurs qui sont lexpression et la modalit du changement urbain. Ces besoins et ces anticipations [] sexpriment travers des schmas et des contradictions situs dans lespace, alors mme quils contribuent en assurer la modification ou le dpassement. Ainsi Halbwachs a-t-il dfini [] un temps urbain25.

Plus que de surimposition, de superposition ou de marquage, le territoire urbain est fait de remplois, dune mise au prsent des formes anciennes: La configuration de la ville, note B.Lepetit, rsulte de lenchanement de lensemble des configurations prcdentes. On passe dune sociologie des groupes urbains une histoire des modalits dappropriation sociale de la forme urbaine. Les travaux de B.Lepetit font le pont entre lHalbwachs de lcole de Chicago et celui de la mmoire, et se rclament la fois de la sociologie urbaine de La Mmoire collective et de lapproche historique de La Topographie lgendaire. Lepetit sappuie pour cela chez Halbwachs, non sur lidentit prenne dun groupe travers lhistoire la communaut chrtienne , mais sur lexemple de lvolution de la morphologie dune cit, celle de Jrusalem, reconstruite par les Croiss partir de limage biblique quils en avaient. Au-del de cet exemple, lefficacit de la mmoire collective tient dans sa capacit lier spatial et temporel, problmatiser la ville comme objet dhistoire, quitte devoir repenser lune et lautre26.

La notion halbwachsienne de traces urbaines a t particulirement actualise par les chercheurs du CRESAL qui en dressent une typologie. La coexistence dlments matriels dpoques diffrentes lintrieur dun quartier tmoigne de diffrentes logiques de prsence. Certains lments sont actifs, dautres passifs. Cette anthropologie urbaine tente de concilier la recherche de documents une archologie urbaine et lexamen des principes de perception et dinterprtation des lments matriels de la ville. On a pu montrer, par exemple, dans un travail prcdent, comment la figure du chantier qui caractrise depuis bientt trente ans le quartier Belsunce dans le centre ancien de Marseille, avec palissades, grues et terrains vagues, tait la fois revendique par linstitution politique qui y voit la visibilisation de ses efforts dradication dune population stigmatise, et par certaines familles maghrbines, anciennement implantes, qui y puisent une croyance en la revalorisation de leur territoire.

Sur le mme terrain, A.Tarrius, tudiant la logique de territorialisation des groupes de migrants, dfinit le territoire urbain non comme une forme spatiale mais comme un temps social27. Enfonant le coin des divergences entre La Mmoire collective et La Topographie lgendaire l o B.Lepetit tente de les rduire, il affirme: Nous ne pouvons nous satisfaire seulement dune vision historique des villes. M.Halbwachs aprs stre puis relever, des annes durant, les morphologies urbaines dcouvrait lessentialit de la mmoire collective, puis, dans les derniers mois de son existence, la capacit des groupes sociaux remodeler par la dsignation les formes de leur environnement pour maintenir la fidlit identitaire28. Lintrt de la recherche de Tarrius semble moins se situer dans la qualit de lespace, territoire circulatoire qui associe lespace migratoire et celui de lordre marchand, que dans le renversement doptique qui consiste traiter un groupe, les migrants maghrbins, jusque-l considr domin dans lespace urbain, comme dominant dans lespace transnational. Cest en ce sens quil a raison de se rclamer de lHalbwachs de La Topographie, dont on a vu quelle dcrivait, en fin de compte, la mmoire institutionnelle dun groupe hgmonique, qui marque de son emprise un territoire fictif, virtuel.

Le rapport entre histoire nationale et sociologie urbaine que tentait dtablir de manire simplifie M.Halbwachs, est ainsi repos de manire intra-nationale par une histoire de la morphologie urbaine et extra-nationale par une histoire des mouvements migratoires. A.Tarrius pourrait reprendre laffirmation de B.Lepetit selon laquelle la question clef de la citoyennet est celle de larticulation entre les lieux et les communauts, entre lieux rels et lieux fictifs29. Lespace fictif cest lespace du rseau que le groupe emporte avec lui dans ses migrations et quil reconstitue l o il se pose.

Lexemple marseillais est de ce point de vue significatif. Ce qui est nomm quartier arabe, au cur de la ville, est considr par les uns comme le ghetto dune communaut minoritaire domine, par les autres comme lieu de passage et objet deffacement de la mmoire par les politiques urbaines (. Temime), ou encore comme nud urbain dun rseau marchand international, un territoire virtuel, dplaable (A. Tarrius). Une attention plus prcise aux discours de la territorialisation des habitants immigrs, permet de reprer non seulement leur attachement aux transformations du lieu juges valorisantes quoique destines le plus souvent les invisibiliser, mais aussi une revendication du pass bourgeois du quartier (architecture bourgeoise du xviiie dappartements rhabilits quils occupent, relais des postes du xviiie class monument historique abritant la mosque principale de Marseille). Le thme de lintgration est particulirement rvlateur des qualits heuristiques de la mmoire collective en ce quil pose abruptement la fois les questions de ladaptation dun groupe urbain son lieu, de larticulation entre territoire rel et territoire fictif, et de lappartenance nationale, la nation comme sol des anctres ou comme mmoire partage (R. Park).

On entrevoit, dune manire plus gnrale, comment une dmarche anthropologique de recueil de la mmoire collective urbaine, du discours de lappropriation du pass local vcu et non vcu, permet de rinterprter lhistoire dun lieu en prenant en compte le rcit des diffrents groupes sociaux, menacs ou dominants, qui loccupent.

La plupart des auteurs franais se rfrant M.Halbwachs insistent sur la ncessit actuelle de partir des atomes lmentaires, des groupes, des trajectoires individuelles et socitales. Cest en effet dans les interstices de lhistoire que M.Halbwachs crait sa sociologie de la mmoire. nouveau, aujourdhui, le lieu du dbat est dans les interstices spatiaux et sociaux (A. Tarrius). Cest dans la crise des grands modles explicatifs que la problmatique de la mmoire rapparat, crise de lhistoire morale et politique autrefois, crise de lhistoire socio-conomique aujourdhui. Lappel la mmoire est suivant les auteurs, le signe dune crise provisoire de lidentit politique nationale (un moment-mmoire), loutil appropri de la crise permanente des villes ou, pour ceux plus optimistes qui croient en la sortie de la crise, une des cls de comprhension des temporalits sociales multiples.

Dans un certain sens, au-del des questions disciplinaires et de lorganisation institutionnelle du champ des connaissances, lenjeu de la mmoire collective reste le mme que du temps de M.Halbwachs: raffirmer lopposition entre temporalit historique et temporalit sociologique. Et ce, non pour tablir la supriorit de lune sur lautre, mais pour claircir une confrontation estompe par une pratique interdisciplinaire. Il sagit moins dopposer deux temps quoique se remarquent les difficults dune histoire du prsent ou dune sociologie du pass que deux temporalits. Une qui privilgie le lien envers les hommes du pass et prend appui sur un espace terrien o senracinent lorigine et la dette envers les morts dici les anctres , une autre qui privilgie le lien entre les hommes daujourdhui et prend appui sur un espace en transformation la ville , o sexacerbe lobligation du prsent, jusque dans lappropriation du pass, pour saisir le processus contradictoire de lenracinement urbain.

Notes

1. M.Halbwachs, La Mmoire collective [1950], Paris, Presses universitaires de France, 1968, rassemble des notes crites dans les annes quarante. Ce projet suit donc Les cadres sociaux de la mmoire, Paris, F.Alcan, 1925, et La Topographie lgendaire des vangiles en Terre Sainte. tude de mmoire collective [1941], Paris, Presses universitaires de France, 1972, consacr la mmoire collective de la communaut chrtienne.

2. On verra que lcueil de tout idalisme est l dans ce passage de lordre qui nous apparat dans la perception lordre qui nous russit dans la science ou, sil sagit de lidalisme kantien, dans le passage de la sensibilit lentendement, note H.Bergson, Matire et Mmoire [1897], Paris, Presses universitaires de France, 1993, p.255.

3. Sur le contexte intellectuel et social o se dveloppe la sociologie durkheimienne, cf. J.-C.Chamboredon, mile Durkheim: le social, objet de science. Du moral au politique?, Critique, 445-446, 1984, p.461-497.

4. M.Halbwachs, La Mmoire collective, op. cit., p.45.

5. Ibid., Critique du subjectivisme bergsonien, p.87-92.

6. Un calendrier exprime le rythme et lactivit collective en mme temps quil a pour fonction den assurer la rgularit []. Ce nest pas mon temps qui est ainsi organis; cest le temps tel quil est objectivement pens par tous les hommes dune mme civilisation, .Durkheim, Les formes lmentaires de la vie religieuse [1912], Paris, Presses universitaires de France, 1968, p.14-15.

7. Dans le compte rendu quil donne, ds 1925, des Cadres sociaux de la mmoire, M.Bloch exige une meilleure historisation de la notion de mmoire collective: Une partie au moins des phnomnes que nous dsignons ainsi sont tout simplement des faits de transmission de gnration en gnration. Il suggre aussi le thme dune histoire des erreurs de la mmoire collective qui permettent de rinterprter rgulirement le rcit biblique, thme repris onze ans aprs par Halbwachs dans la Topographie lgendaire des vangiles. Bloch rclame ce que Halbwachs dplore: lhistoire comme rectification de la mmoire. (Mmoire collective, tradition et coutume, Revue de Synthse historique, 118-120,1925, p.73-83).

8. Conformment la pense de Bergson, la dure halbwachsienne se dfinit moins par la succession que par la coexistence du pass et du prsent. Cest lutilit de la situation prsente, note ainsi G.Deleuze, qui cre le mouvement, le moteur, qui slectionne le niveau de pass et lactualise pour quil prsente sa face utile. (Le Bergsonisme, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p.58-69.)

9. M.Halbwachs, La Topographie lgendaire, op. cit., p.164.

10. J.-C.Passeron, Le raisonnement sociologique. Lespace non-popprien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991, p.77.

11. G.Namer, postface de la rdition des Cadres sociaux de la mmoire, Paris, Albin Michel, 1994, p.303.

12. Il y eut une priode o la communaut chrtienne ntait pas reconnue officiellement, o elle tait combattue et perscute []. Limage des lieux saints est demeure dans la mmoire des groupes chrtiens, et surtout dune glise largie qui gagnait en tendue et en consistance. (La Topographie lgendaire, op. cit., p.127-128.)

13. G.Namer, analysant le texte des Cadres sociaux de la mmoire, oppose lui aussi deux mmoires, mais sensiblement diffrentes, dun ct une mmoire fidle la tradition quelle regarde et de lautre une raison attentive tant aux valeurs du monde prsent quaux dterminations de ce prsent (op. cit.).14. Tel est le srieux de lhistoire: elle se propose de raconter les civilisations du pass et non de sauver la mmoire des individus, crit aussi P.Veyne. La position morale de lhistorien est-elle implique par le devoir de mmoire, la dette envers les morts o P.Ricur situe la raison historienne, ou bien excentre par un scepticisme critique, par lexotisme des faits historiques dont parle P.Veyne?

15. Cf. les remarques de N.Wachtel, History and Memory. Introduction, History and Anthropology, II, 1986, p.207-224. Remarquons ici que cest avec lintroduction, dans les annes soixante-dix, des archives orales, que les historiens en France se mettent lire lHalbwachs de La Topographie lgendaire et de La Mmoire collective.16. P.Nora, Les lieux de mmoire, t.III, Les France, 3, De larchive lemblme, Paris, Gallimard, 1992, p.1009.

17. Pour L.Valensi, le modle halbwachsien est littraire non seulement parce que le matriau est textuel rcits de voyages mdivaux pour Halbwachs, chroniques ou pomes pour Valensi , mais parce quil sagit de comprendre les reprsentations collectives de chaque poque comme une rcriture de lhistoire. Les exercices de style de Queneau sont un des modles des Fables de la mmoire, Paris, Seuil, 1992.

18. Sur lactualit du dbat, cf. L.Valensi, Histoire nationale, histoire monumentale, et F.Hartog, Temps et histoire, Annales HSS, L, 1995, p.1271-1277, 1219-1236; G.Noiriel, Sur la crise de lhistoire, Paris, Belin, 1996.

19. M.Roncayolo souligne la ncessaire interdisciplinarit des recherches sur la ville, une ville aux temporalits multiples, dans ses dveloppements jamais achevs: la ville comme crise et provisoire et permanente, comme histoire sans fin, Le Courrier du CNRS, 81, 1994, p.7.

20. M.Halbwachs, Lespace fictif, in La Mmoire collective, op. cit., p.140-145.

21. Ibid., p.139.

22. Ibid., p.134.

23. B.Lepetit, Les temps des villes. Bilan dun programme de recherche, Paris, Plan urbain, 1993. D.Colson, J.Nizey et J.Roux, Un quartier dans le temps, Paris, Plan urbain, 1993. Ces auteurs sinspirent dHalbwachs et aussi de la rflexion de P.Ricur sur la trace comme effet-signe. Entre lempreinte laisse ici et maintenant et lvnement rvolu, la trace, synthse de deux temporalits contradictoires, condense les problmes de la construction historique. P.Ricur, Temps et rcit, t.III, Paris, Seuil, 1985, p.217-227.

24. J.-C.Perrot, Gense dune ville moderne: Caen au xviiie sicle, Paris-La Haye, Mouton, 1975; cf. en particulier p.553: Les maisons anciennes et les ateliers, plus encore les difices publics, les voies et les places fossilisent, pour de longues priodes, des usages, des activits mourantes dont il faut saccommoder malgr le prsent. La trame urbaine possde ainsi une faible viscosit et si quelques quartiers en leur ensemble drivent dun faonnement homogne et chronologiquement plat, le centre des villes est presque toujours un conservatoire temporel. Les traces, sur le sol, de lactivit et de lappropriation humaines y sont peut-tre plus durables qu la campagne o lon connat la lourde permanence des champs de nos pays dOccident. Premire habitude cologique des disparus, la ville faonne la nature des vivants.

25. M.Roncayolo, Les grammaires dune ville. Essai sur la gense des structures urbaines Marseille, Paris, d. de lEHESS, 1996, p.58.

26. B.Lepetit, Le prsent de lhistoire, in B.Lepetit, ed., Les formes de lexprience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p.273-298.

27. A.Tarrius, Arabes de France dans lconomie mondiale souterraine, La Tour dAigues, d. de lAube, 1995. Dans la mme perspective, cf. le dernier ouvrage de M.Roncayolo, Marseille, les territoires du temps, Paris, ditions locales de France, 1996.

28. A.Tarrius, Les fourmis dEurope. Migrants riches, migrants pauvres et nouvelles villes internationales, Paris, LHarmattan, 1992.

29. B.Lepetit, Les temps des villes, op. cit.

Haut du formulaire