La Truculence Du Bon Gros

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LA TRUCULENCE DU BON GROS ROMAN POLICIER Michel Marteau

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L'histoire, le style, tout oscille ici entre George Chesbro et Léo Malet:Dans un Paris estival et paisible, un "privé" débutant croise, au fil de sa routine, le chemin d'un cadavre qui semble l'accuser. Afin de se disculper, il mène sa propre enquête dans une affaire qui va s'accélérer jusqu'à devenir infernale.

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LA TRUCULENCE DU BON GROS

ROMAN POLICIERMichel Marteau

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I

Aujourd'hui il fait doux.La météo devient enfin clémente. Pas trop tôt après toute cette merde.

En plus ça tombe bien, c'est bientôt les départs en vacances; les grandes migrations annuelles de notre civilisation de fin de millénaire. Finies les masses qui se déplacent pour aller faire la guerre à leurs voisins, dorénavant les grandes invasions sont pacifiques.

Mais pendant que soixante millions de Poulidors, comme le dit la chanson, partent à l'aventure loin de chez eux, les rats envahissent les villes. C'est pour eux le moment rêvé de visiter sans code d'accès, les intérieurs plus ou moins bien achalandés, des masses populaires occupées à profiter plein pot des congés payés durement acquis par les luttes de grand-papa.

Finalement on y arrive; la bonne saison.C'est à cette période que je me refais. Soyons clairs; c'est pas avec les

quelques clients que j'arrive à dégoter de temps à autre, et avec leurs

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petites affaires de mœurs que l'agence peut tourner correctement. Le terme administratif de mon activité définit d'ailleurs très bien, au propre comme au figuré, mon emploi actuel: "Agent Privé de Recherches". Depuis deux ans que j'ai ouvert mon biniou, c'est la première fois, mises à part les quelques semaines euphoriques du début, que j'entrevois mon avenir avec un peu de sérénité. Je crois que j'ai enfin trouvé de quoi faire bouillir la marmite.

Ca a commencé l'été dernier. Un voisin, est passé me voir pour proposer de garder son appart, de juin à septembre. Le but du jeu était de passer vérifier la bonne santé de l'appartement le moins régulièrement possible, ramasser le courrier, ouvrir les volets et les stores, revivifier l'atmosphère d'un peu d'air frais, arroser les divers thuyas, ficus et autres vagues fougères plus ou moins exotiques, nourrir les piafs multicolores encagés dans le salon, le poisson rouge qui évidemment a clamsé pendant la canicule du mois d'août, et caresser le hamster pour éviter qu'il ne se déprime, engoncé dans sa solitude de bestiole-peluche.

Ces quatre mois de semi-activité m'ont donné l'idée d'intensifier cette branche de mon activité. Quelques investissements supplémentaires nécessaires et plutôt malvenus financièrement ont été faits mais comme l'a sans doute dit Neil Armstrong en descendant du LEM: <<Qui ne risque rien ne risque rien>>.

Tout l'hiver j'ai distribué des prospectus, prospecté des individus et augmenté les détritus des cages d'escaliers en farcissant toutes les boîtes à lettres accessibles avec des tracts vantant les mérites de mon "équipe de première sécurité". Résultat: depuis les ponts de mai jusqu'à maintenant, j'ai bien bossé mais dorénavant je suis "overbooké", comme on dit chez les affaireux affairés, jusqu'à fin août et je terminerai en petite foulée jusqu'à fin septembre. Avec un peu de bol, une dernière vague au moment

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des fêtes de fin d'année me permettra de surfer peinard jusqu'à l'année prochaine.

Quasiment la moitié de l'année de boulot, que demander de plus?Mieux, côté risques physiques et matériels, dont on n'est jamais à l'abri

dans les filatures diverses et autres enquêtes emberlificotées, même les plus banales, je suis blindé. A part me faire griffer par un chat idiot, mordre par un chien dépressif ou me coincer le doigt dans un volet mécanique, il faut bien avouer que je suis comme dans un blockhaus.

Enfin tant mieux pour bibi, j'en ai assez chié jusqu'à présent, à croire que j'ai la poisse qui me colle comme une vieille merde sèche aux futurs pull-overs d'un cul de brebis.

Dans la semaine qui vient, sept apparts de plus à maintenir en vie. On va voir si la gestion d'un emploi du temps serré est encore dans mes cordes. C'est là que les quelques années passées comme assistant sur toutes sortes de tournages de films vont finalement s'avérer payantes. Côté démerde, c'est vrai que ça a été une bonne école. Par contre pour l'organisation, je n'ai jamais pu tester les restes, mis à part sur mon agenda pour savoir si je dois pour être efficace au maximum, passer chercher le pain avant ou après l'essence. (Ca parait idiot, mais pour résoudre cette équation à la Sherlock Holmes correctement, il faut savoir que la station-service vend du pain mais qu'il est moins bon que chez le boulanger, sans oublier que le temps c'est de l'argent et que tout plaisir aide à vivre). Si j'ajoute au rébus que mon pouvoir de décision se ballade d'un plateau à l'autre sur la balance qui me sert de signe zodiacal, on comprend alors comment l'insoluble équation peut devenir un problème philosophique vital.

Après ces quelques considérations psychiatrico-stressées, je suis presque prêt à me lever.

Putain! Le radio-réveil indique déjà sept heures et demie.

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Si je continue à lambiner, je vais réussir à être en retard dès le premier rendez-vous. Heureusement que l'arrière-boutique du magasin de prêt à porter de Véronique est petite, ainsi j'économise les pas et je gagne du temps. C'est ici que je crèche depuis que je vis seul. L'endroit n'est pas folichon mais ça pourrait être pire; un matelas couché entre les empilages du stock et une grosse valise résument mon mobilier personnel. Avec les deux Corses: Parcimonie et Circonspection; des cartons superposés jouent les casiers de rangement du siège central de mon bureau restreint. Le coin cuisine et le wc de la boutique, eux aussi généreusement prêtés par ma bienfaitrice, amènent une touche de confort pas du tout superflue. Les murs vaguement blanchis, badigeonnés vite-fait à la peinture à l'eau agrandissent la pièce à l'ambiance pré-carcérale.

Pendant un temps, j'ai aidé ma proprio dans son boulot pour rembourser mon dû envers elle, quand bien même ne fut-il que moral. Au début, sous l'égide de Hermès, saint patron des commerçants, des voyageurs et des voleurs, je l'aidais dans ses achats, allant chercher ses commandes chez ses fournisseurs parisiens du Sentier puis petit à petit, j'en vins à la remplacer de plus en plus souvent dans la boutique pour finalement travailler quasiment à mi-temps. Ici on vend des vêtements pour enfant de 0 à 8 ans. Layettes, peluches, chapeaux et ensembles coordonnés plus ou moins molletonnés, tout est là pour attirer les parents et leur entourage. C'est là, au cours de mes premières tentatives de vente jalonnées de discours ubuesques que j'ai appris qu'un bambin ne gambade pas dans l'herbe pour fêter ses six mois et qu'il va se chier dessus pendant encore un bon bout de temps. L'attente du pékin m'a offert un luxe exceptionnel aujourd'hui: le temps; le temps permettant de faire le point sur ma situation, réfléchir à mon échec sentimental et à ma future petite entreprise, apprendre quelques langues étrangères et lire tout et n'importe quoi.

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Souvent j'ai comparé Noisette, (c'est le nom de l'établissement), à un magasin de jouets pour adultes. Quel plaisir pour un mec que d'essayer et de vendre les petites voitures à rétro friction que tout môme couillu rêve de posséder. Les hommes redeviennent poupons, attendant qu'une jolie nurse vienne leur poudrer les fesses ou se revoient en culottes courtes, grappillant les fruits du jardin voisin. Les femmes, elles, entrent émerveillées, les yeux écarquillés devant tous ces vêtements qui habilleraient si bien leurs poupées d'antan. Leurs visages radieux m'ont immédiatement mis à l'aise dans ce milieu presque exclusivement féminin; une sorte d'exposition permanente dédiée à leur sourire. Bien évidemment, ces sourires ne devaient pas faire craquer le commerçant que j'étais devenu, sous peine de voir la marge bénéficiaire fondre comme beurre au soleil. Sitôt sorti de mon Disneyland, les Cendrillons locales me connaissant, m'offraient leur plus grand salut, sous l’œil inquisiteur de leur chevalier-servant et autres passants, me prenant sans doute pour un gynécologue du quartier.

Le quartier, au fait; en plein quinzième; le bout du monde pour tout parisien sensé.

Rétrograde, arriéré, aucun intérêt de flânerie ni de curiosité, le vide presque total, si ce n'est le parc André Citroën, triste à mourir pour qui supporte mal de voir cultiver l'herbe entre deux dalles de béton. Par contre, le populo local vaut le détour. Le quartier ayant été petit à petit colonisé par les Bretons qui arrivaient de chez eux directement gare Montparnasse, on se croirait par endroit en plein Finistère, entouré de femmes de marins aux traits marqués par l'air de la mer et par la gnôle du père; d'hommes au style pêcheur: casquette et pipe; d'enfants futurs marins d'eau douce aux bouilles rondes et aux cheveux raides, habillés de rayures des pieds à la tête. Sans oublier les portées de consanguins plus ou moins avoués, banales dans les campagnes et l'aristocratie aux

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mentalités clanesques et provinciales mais quasiment disparues de Paris, du fait même du mélange généralisé.

Mais je me disperse.Debout-pissou; café-lentillé; lifé-lavé; habillé-prêt, partez... paré pour

mon marathon journalier.Métro sortie place Clichy, la pendule fixe ses aiguilles sur huit heures

quinze.Premier plaisir du piéton mâle; sur les clous, une jeune femme ralentit sa

voiture pour me laisser traverser. Le sourire échangé me rappelle que la vie est belle. J'enfile la rue Caulaincourt, et le passage Depaquit me mène rue Lepic; pile sur mon premier petit protégé. Petit n'est pas le mot exact. Deux cent cinquante mètres carrés de moquette proposent déjà une certaine liberté de mouvement.

Quelques minutes pour assurer le minimum et c'est reparti.Après le rituel slalom du piéton entre les diverses crottes de chiens

rondes, longues, marrons jaunasses, chewing-gumantes ou diarrhétiques qui rappellent si intensément le savoir-vivre local, je descends les marches du podium pour aller humer l'atmosphère melliflue du métro…c'est parti pour dix minutes de rame.

Je n'ai jamais aimé vivre dans la merde.Adolescent, un jeu nous régalait, mes pôtes et moi, lors de nos ballades

rebelles. Rituellement, pas plus d'une fois par mois et très irrégulièrement pour éviter les éventuels pièges, nous organisions un "choutdechienkichi". En gros, le jeu consistait à se balader dans les rues. Lorsqu'un de nous repérait un toutou en train d'engluer ou d'inonder un trottoir, il partait en courant dans sa direction, sous l'oeil jaloux des copains se dispersant pour ne pas attirer l'attention. Arrivé à la hauteur de notre amie la bête, un shoot de rugbyman stoppait net les résidus de croquettes. C'était d'autant plus facile que les chiens prennent naturellement pour chier, la position

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d'un ballon de rugby au moment de la transformation. Evidemment, pour les mâles pissant le long d'un mur, le point d'impact était moins précis mais bien clair dans nos esprits. La position de frappe ressemblait donc alors plutôt à un tir de volée de footballeur avant-centre et agressif. Soucieux de la protection des animaux ainsi injustement corrigés, le seul endroit de tire autorisé était l'arrière de l'animal. Il fallait donc que le pigeon canidé se présentât sous le bon angle et dans une zone de combat autorisée (en gros, seuls les caniveaux trouvaient grâce à nos yeux); et c'était le cas environ neuf fois sur dix. Nous avions établi un barème pour agrémenter notre jeu, ce qui nous permettait en fonction du nombre de points établi, de gagner ou perdre la considération du reste de la bande. Plus le chien était gros, plus le risque était important de se retrouver en loose-day et plus le gain était élevé. A l'inverse, les mini-clébards ne rapportaient pas grand chose si ce n'est des crises de fou-rire. Quoi de plus drôle qu'un inconscient qui voit passer avec surprise au bout de la laisse qu'il tient d'un air détaché, l'objet de son attente en train d'effectuer un superbe vol-plané. La place de vainqueur se disputait généralement entre deux potes dont l'un, toujours doué pour les coups de pieds à, pendant un temps, fait les beaux jours de l'équipe Nationale de Rugby, sans toutefois jamais pouvoir donner la pleine mesure de son talent car comme on le sait, notre Rugby National préfère admirer les botteurs adverses plutôt que s'abaisser à marquer des points sans la flamboyance d'un hypothétique beau jeu à la main, se croyant supérieur aux autres avant chaque match et caricaturalement mauvais joueur après chaque match; quant au second, je me rappelle uniquement le surnom que nous lui avions donné à cause d'un début de calvitie et d'un accroc au coin des lèvres, résultat enfantin d'une chute de tabouret qui accrochait un éternel sourire au trait de sa bouche. Par la magie de l'adolescence avec ses jeux

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de mots sans peur et sans reproche nous l'avions surnommé Batman: <<l'homme chauve qui sourit>>.

Le principal problème de ce jeu était l'odeur de merde qu'il était difficile d'ôter de nos baskets et chaussettes. L'un de nous eut un jour l'idée de remplacer ses Stan Smith par des Rangers montantes. Moins pratiques pour s'enfuir, elles permettaient une étanchéité plus efficace. Vite adoptées, ces pompes de guerre nous donnèrent droit dans les gazettes et bars locaux, au surnom de "punks tueurs de chiens", ce qui ne manqua pas de titiller un temps les neurones des flics. Cette réputation de "tueurs" venait du fait qu'un Teckel, les glaouis éclatés, avait déposé le bilan après une de nos attaques mais ce fut en faît notre seule et unique bavure. Les autres victimes de nos attentats continuaient à promener leurs culs comme par le passé mais emmaillotés de bandages médicaux. Avec le recul, je me demande si nous n'aurions pas pu faire officieusement sponsoriser nos Rangers par les animaleries locales qui, c'est certain, avaient dû remarquer une flambée des achats de bacs à litière par les propriétaires canins soudain miraculeusement épris de propreté civique car assez vite, nous avions constaté dans les différents quartiers visés par notre gang, une nette amélioration de l'hygiène générale ainsi que du savoir-vivre des ultimes radins ou récalcitrants propriétaires de chiens qui, ne voulant pas céder à la toute nouvelle tendance hygiénique, traînaient dorénavant Médor vers le caniveau tout en scrutant les alentours, prêts à aboyer à la moindre alerte d'une attaque des "punks". Les chiens eux, plus ou moins stressés, tournaient vingt fois sur eux-mêmes avant de s'accroupir. Les mâles n'osaient même plus lever la patte contre les murs, arbres, roues de voitures ou réverbères mais allaient directement pisser accroupis dans le caniveau, prenant modèle sur les femelles.

De temps à autre, pour diversifier et agrémenter nos sorties, nous nous promenions en banlieue, sans grand résultat, tout comme en province, où

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les déjections canines sont si rares qu'une seule journée d'action passée hors de Paris nous déprimait. A l'étranger, rien à signaler non plus. (Un week-end londonien nous avait paru si long que nous avions terminé notre périple comme tout le monde: dans les pubs. Vexés d'avoir trimbalé nos écrase-merde (c'est le cas de le dire), pour rien, on s'était retrouvés vers dix heures du soir à beugler dans la rue, "overbiered" et virés d'un pub en bons froggies grossiers).

Station Fabien.Je m'évacue rapidos de cette place oppressante pour filer en direction de

la villa Bergeyre, comme si un léger vent sibérien échappé du bunker glacé aux deux parfums coco-facho, allait me congeler sur place.

<<C'est la lu-tte in-ferna-le...>>. Tout en slalomant d'une merde à l'autre, je me surprends à chantonner comme un vulgaire militant un soir de victoire électorale. Un raclement de gorge pour chasser le malaise et je recolle au peloton.

Ca grimpe sec, mais trop pressé de parvenir en haut de la cité suspendue, j'extirpe les moindres restes d'oxygène de mes poumons afin d'arriver à temps pour admirer Paris encore éclairé d'or par les premiers rayons de soleil de la journée. Là, la baraque est chouette, style maison normande de bord de mer, tout en meulières et étagée sur trois niveaux avec une terrasse surplombant la capitale. Il faudra que je me pointe un soir pour admirer le coucher de soleil qui doit pas être dégueu. J'aère un coup et ciao bella, à plus tard mon amour.

La journée passe ainsi, de place en place, de quartier en quartier, du nord au sud et du sud au nord.

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II

Tout continue de la manière la plus agréable qui soit selon le programme préétabli et ce ne sont pas les nouveaux bébés que l'on me confie jour après jour qui vont me déranger.

Non seulement les choses se passent très bien, mais en plus l'argent avancé pour mes faux frais permet d'envisager l'été d'une autre manière.

Ce midi je prends une petite heure en compagnie d'une amie de galère, ex-star'académicienne maghrébine, pour manger-bronzing une salade composée et une glace à la terrasse des Galeries, lunettes de soleil en place et, vu d'ici, la seule mosquée catholique en fond de tableau; Montmartre. Les musulmans parisiens ne s'y trompent d'ailleurs pas, qui viennent s'installer en masse à ses pieds. D'ici, la vue ressemble à la couverture des menus de chez Charly de Bab el Oued; une médina étincelante de soleil étalée en espaliers jusqu'au pied du minaret.

Vingt-deux heures, Noisette est fermé et me voilà de retour dans mon arrière boutique de secours. Comme je l'ai promis à Véronique, il faut que

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je trouve un autre logement, et aussi une voiture. Enfin le plus tard possible car comme le dit le vieil adage mésopotamien: <<Qui n'a rien ne risque rien>>.

Nouveau jour; j'ai pris mon rythme de croisière et à part l'autre crétin de clebs qui m'a mordu l'avant-bras pour fêter le passage des avions du quatorze juillet juste au-dessus de sa tête, tout va bien.

Je pense que ce soir j'irai faire un petit tour au pub. La chaleur aidant, j'aurai un alibi pour aller descendre cinq ou six Guinness bien fraîches.

Mais pour l'instant, j'ai encore du taf. Un appart rue de Phalsbourg, un autre place Monge, un loft porte Maillot et j'aurai terminé la première partie de ma journée; alors il ne restera plus qu'à revenir à la case départ pour entamer le dernier tour de tapis de la journée, pas plus compliqué mais plus fatigant qu'au Monopoly.

Je m'octroie une petite flânerie au parc Monceau avant de me jeter à nouveau dans la bataille, histoire de vérifier que les amoureux existent encore. Sans problème, ils sont tous là, comme au bon vieux temps. Alors que l'image de mon passé aussi en ruine qu'un château Cathare commence à anéantir les bienfaits du bol d'air, au détour d'un chêne au moins centenaire, une beauté aussi brune qu'elle était blonde m'intimide. Regards croisés, sourires échangés; le starter automatique étant toujours en panne, je ne sens l'accélération des battements de cœur qu'une fois presque parvenu au bout de l'allée. Trop tard! Comme une poule qui aurait trouvé un couteau, je tourne en rond dans le vide, étonné que l'amour puisse encore exister.

Merde! J'aurais pas dû traverser ce parc; je sens le bourdon qui rapplique avec ses ailes trop bruyantes siglées "Laurette".

Vider tête - bonjour concierge - courrier - volets - aérer - arroser - nourrir - à plus tard.

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Ventre vide.Un petit arrêt bouffaille s'impose.Une assiette turque au premier grec que j'aperçois à Saint-Michel et

motivé par l'harissa, je file à toute blinde place Monge. Une gorgée d'eau à la fontaine Wallace calme les envies de baignade.

Vite fait bien fait mais il est déjà quatorze heures. Encore la porte Maillot et tout refaire à l'envers. Ca ne va pas me faire finir tôt et bien que je passe constamment à proximité, c'est encore une fois mal barré pour la visite du Paris-Bobo-Plage-Circus. Au moins maintenant, je connais la limite de mon gagne-pain. Dix apparts, c'est le maximum possible pour un être humain normalement constitué. Si ma clientèle augmente, l'année prochaine il faudra que j'embauche. Enfin, on n'y est pas. En plus avec cette chaleur, courir à travers tout Paris finit par être vraiment épuisant.

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III

Le Kitty est presque vide ce soir. C'est bizarre par un temps pareil! Les Irlandais de la capitale ont dû aller téter au pays et les quelques frenchies habitués ont fichu le camp avec les autres, la preuve en est on ne peut plus tangible ce soir.

Les hauts tabourets alignés le long du bar de bois semblent m'aguicher pour avoir l'honneur de porter mon cul. Le choix est vite fait: face au ventilo. Le parquet en bois naturel, les boiseries qui débordent de chaque recoin, les murs crème aux motifs ondulés, les fenêtres de vitraux multicolores ajoutés à la rusticité du bar usé à force de porter les verres et les coudes, donnent à l'ensemble une touche marine, comme si en entrant ici on se préparait à appareiller sur un trois mâts en partance pour l'Irlande promise. Les yeux fermés, l'air pulsé du ventilateur donne même l'impression d'être déjà en haute mer. Au fond de la salle, deux escaliers de bois mènent à différents paliers. L'un monte à une sorte de mezzanine bordée d'une balustrade au style proche de celui d'un bastingage. L'autre

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descend vers une salle en lambris, antichambre des water-closets. Le fond du pub, le pont supérieur et la cale sont recouverts d'un éparpillement bordélique de tables basses, poufs et mini-tabourets, destinés peut-être autant à entraver les pieds qu'à soutenir des culs de verre ou de chair et les quelques lumières tamisées n'arrangent rien à l'affaire. Accroché en hauteur, le téléviseur câblé pour recevoir les images du pays a la vedette. Le barman est rivé comme les autres à l'écran, télécommande en main. Mais qu'est ce qu'il peut bien avoir à foutre du judo? Il est gaulé comme un pied de biche et qui plus est, est-ce que quelqu'un a déjà entendu parler du judo irlandais? Heureusement, la minuterie du mini-four le rappelle à l'ordre. Sans quitter l'écran des yeux, il vient me déposer le sandwich tout chaud sous le nez. J'en profite pour commander une nouvelle Guinness. Toujours la tête dans l'axe du tatami, il pompe la bière et la sert, encaisse les dix euros et réussit à rendre la monnaie sans se tromper. Epatant.

La Guinness cul-sec et c'est reparti! Il pompe, sert, encaisse et rend la monnaie sans me voir. Malgré la nuit qui tombe, il fait de plus en plus chaud. Il est temps de passer à une nouvelle Guinness. C'est à mourir de rire, pompe sert encaisse. La télé ne diffuse même plus de judo, mais ça continue; pompe sert encaisse. Sur l'écran, des types courent vaguement de travers en essayant de faire tomber les autres. Qu'est ce que c'est ce truc? J'sais pas mais en tout cas ça donne envie de pisser. Je descends du tabouret encore plus haut qu'en arrivant et m'engage dans les coursives en rebondissant sur le populo, à cause du roulis, jusqu'aux toilettes. Juste à temps! Appuyé au mur, je transvase le trop-plein d'Irlande tout en m'amusant à viser les quelques traînées de merde restées collées au fond du chiotte. Cela me permet de ne pas perdre mon temps en comblant un besoin de propreté naturel mais installe une gêne en donnant l'impression cavalière d'enculer quelqu'un à distance.

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La passe terminée, retour en salle. Evidemment mon siège est pris et c'est bien dommage parce qu'avec le tangage de plus en plus insistant, il est maintenant difficile de tenir debout sur le pont. On a dû atteindre le large pendant l'interlude. Finalement arrivé auprès du bar, je m'aggripe comme je peux. De toutes façons avec cette sale habitude de continuellement augmenter la hauteur des tabourets, ils sont devenus bien trop hauts pour moi. Penché sur le bar, je hèle le mousse pour qu'il m'en serve une. De dos, il ne m'a pas vu. Dès qu'il se retourne, je lui adresse une volée de signes cabalistiques aussi proches que possible de ceux entr'aperçus dans Flipper le dauphin. Le matelot semble enfin m'avoir remarqué. Il embarque le verre vide en m'adressant un sourire complice. Je lui réponds d'un clin d'œil accompagné d'un claquement de langue comme dans les films noirs américains des années cinquante, sûr que génétiquement il est fait pour comprendre ce genre de message. Les Irlandais ont débarqué en masse sur le nouveau monde au début du siècle et par leur force physique naturelle, ont rapidement imposé leurs claquements de langue et la pêche dans les lacs. Gagné! Il m'amène un verre plein. En ramenant la monnaie, il se penche vers moi:

-C'est votre dernier verre monsieur.Tout en disant cela, il m'adresse un clin d'œil vraiment pas discret. Il est

fou, en plus maintenant que le pub est archi-bondé!Cul-sec!J'ai une réputation à tenir moi monsieur! Quoi? Je parle trop fort? Le

type a quitté son comptoir et me prend par le bras pour sortir. T'es fou toi?! Tu manques pas d'air! Laisse tomber j'suis pas pédé, de toutes manières faut que je parte, je sors... à reculons pour éviter les arbitres. Avec cette foule, pas facile de marcher droit! Autant essayer de tuer un âne à coups de figues molles! Un vrai soir de saint Patrick... deux molosses m'attrapent par les épaules et, ça y est, je vole…cui-cui…les

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Irlandais sont cuits, me posent sur le trottoir. Le premier arbre venu me permet de larguer les surplus de bière digérée ou non, mélangée au sandwich ou non.

L'air frais aide à remettre les idées en place et je me rends bien compte que j'aurai un mal fou à rentrer chez moi, quant à trouver un taxi, couvert de vomi, en général c'est très difficile. Au moins si j'avais une voiture. Attention! Pour dormir hein, j'suis pas encore complètement fou.

Bon ben y'a plus qu'un truc à faire, c'est aller pieuter dans l'appart le plus proche. Ca tombe bien, il est juste à côté et en plus c'est un superbe endroit; vaste, sobre, moderne et classe. Pour le coup, j'vais faire des heures sup' et renforcer ma vigilance rapprochée de première sécurité, comme disait ma pub.

Bordel! L'ascenseur déconne; pourtant tout à l'heure il fonctionnait! Neuf étages! Quelle merde!

Ca y est enfin, le palier neuvième. J'en tiens une bonne moi. La clef dans la serrure et hop dodo. L'interrupteur est nase, c'est bien ma veine. Dans le noir quand on est noir, ça facilite pas. Bon tant pis, allons-y. Aïe ma tête! Qu'est-ce que c'est que ce boxon? Ils ont changé les meubles de place? Eh dis donc, toi, c'est pas le moment de faire du saut à l'élastique!

Putain ça tangue...Moquette... Rêveries...Oh mon culot ohoh ooh!

Tout en dormant, j'ai adopté la position "secouriste". En chien de fusil, sur le côté pour éviter l'étouffement des rejets intempestifs. Les stores fermés atténuent bien la lumière du jour et c'est tant mieux. Le peu de clarté de la pièce suffit déjà à me surexposer la pupille.

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Heureusement que la moquette est sombre parce que rien qu'à l'odeur, j'imagine le pire. Le vomi a dû dégouliner lentement une bonne partie de la nuit. J'essaierais bien de lever un peu la tête pour constater l'ampleur des dégâts mais j'ai le cerveau comme un caisson étanche pas étanche. Par contre mon nez fonctionne et y'a pas que du vomi dans le coin. Ma main droite tâte et me rassure, j'ai pas chié dans mon froc. J'ai le torse trempé, j'ai sué tant que ça? Quelle odeur, c'est là que ça pue! Ca pue même vraiment, ça chlingue les chiottes du lycée. Mais d'où ça peut venir? Je dois être en train de pourrir de l'intérieur et ça suinte par les seins et le nombril. Il faut absolument que je me place sur le dos pour voir ça. Allez, un petit effort. Voilà, c'est fait. Tiens, c'est quoi ces semelles? Des semelles de pompe? Au plafond? C'est de là que ça coule!

Un pendu qui se vide! J'ai plus mal à la tête et je bondis comme Johnny Weissmuller pour

éviter la panthère noire! A l'aide Tarzan; je suis dans la merde, et pas que comme un simple stercoraire de base!

Vite dessoulé vite debout, je ne comprends pas ce qui se passe. Qu'est ce qui ne va pas?

Recoller les souvenirs, rassembler ses idées, retrouver sa lucidité. Il s'agit de réfléchir fast-food; simple et rapide. Je n'arrive malgré tout pas à saisir le sens exact de la situation. C'est qui ce type? C'est moi qui l'ai accroché là-haut? Non, ça c'est sûr. Mais qui et quand? Je suis sorti de là vers vingt et une heures trente et je suis rentré au plus tard à minuit. Une petite musique ressemblant étrangement à celle de la quatrième dimension lancine entre les deux hémisphères de mon cerveau éthylicoptère. Rod Serling, la lèvre supérieure figée dans son éternel et timide sourire, va sûrement apparaître d'un moment à l'autre derrière une plante verte ou sous la semelle du pendu pour confirmer l'étrangeté de la situation.

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Le pendu, je l'avais presque oublié celui-là. Qu'en dire si ce n'est qu'il coule toujours.

Sans doute bel homme, avant. La quarantaine poivre et sel, plutôt corpulent, grand, une sorte de Clint Eastwood rond. Au-dessus de sa tête, un crochet de suspension et entre les deux, une cordelette. C'est tout. Les flics vont me prendre la tête, je le sens gros comme ma bite, d'autant qu'après vérification, aucune issue ne laisse supposer une éventuelle effraction.

A force de regarder le lustre humain, j'ai comme une vague impression de déjà vu. Les stores ouverts n'éclaircissent pas vraiment ma mémoire. Malgré ses yeux exorbités, son visage Schtroumfesque avec ses veines saillantes, la peau de son crane tendue à bloc comme siliconée au maximum par un chirurgien fou; son petit air malin me rappelle quelqu'un.

Mais oui! C'est le type de la photo, dans la chambre à coucher. Ce n'est pas grâce à lui que j'ai remarqué cette photo mais plutôt à cause de la femme qui sourit à ses côtés, poitrine en avant, sans doute surdimensionnée par l'objectif du photographe ou pour le moins Wonderbradée. Elle, je l'ai déjà vu, c'est la proprio, c'est elle qui m'a passé les clefs de l'appart lors du rendez-vous de mise au point. A les voir tous les deux ensemble en photo dans le nid nuptial, on peut imaginer qu'ils sont au moins amants, si ce n'est mariés.

Bon, c'est pas le tout de tergiverser sur le pourquoi du comment, mais il va falloir que j'aille me changer car le mélange des odeurs du pendu avec l'arôme discret mais néanmoins présent de vomi commence singulièrement à manquer de bouquet. De plus, il faut que je me décide; aller voir les flics ou prendre le maquis pour résoudre cette enquête en solitaire comme un héros de roman de gare, voire un super-héros de

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bande dessinée ou n'importe quel détective de feuilleton télé. Revaloriser mes ambitions, m'approcher du rêve, devenir un mythe!

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IV

Ca fait bien cinq fois que je lui répète <<les faits>>, comme il dit, mais soit ce flic est à refaire soit j'avais raison, je ne suis qu'au début de mes emmerdes. En plus, après vérification, ce crétin de pendu n'a jamais retourné son contrat de gardiennage. C'est vrai que le côté paperasse des choses ne me chatouille que rarement les neurones et pour le coup, j'ai eu tort. Sans contrat signé, je n'avais rien à faire chez ces gens, et encore moins à venir découvrir le cadavre de Monsieur.

A contrario, mon intuition était bonne concernant le couple de la photo, ces deux-là vivaient bien ensemble sans toutefois être mariés, comme me le confirme le planton; et bien que je n'aie eu à faire qu'à sa fiancée, l'appartement était au nom du mort.

Félix Duberthier était un homme qui avait réussi. A quarante neuf ans, ingénieur-chimiste dans un département de l'INRA (ndla: Institut National de Recherche Agronomique), il dirigeait un groupe de recherche sur la croissance des plantes céréalières en milieu aquatique, en collaboration

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directe avec l'IFREMER (ndla: Institut français de recherches pour l'exploitation de la mer). En gros, son rêve était de voir le fond des océans couvert de champs de blé qui grâce à l'effet loupe de la surface de l'eau et au sel contenu dans celle-ci, auraient permis deux récoltes par an de céréales sans apport d'engrais chimiques et pré-salées; fortes utiles pour l'élaboration des produits de quatrième gamme biologique, c'est à dire les sous-vides, dont les qualités organoleptiques laissent encore à désirer. Là, quasiment plus d'altérations par des micro-organismes d'aucune sorte, simplement grâce au sel contenu naturellement au cœur des épis mûris entre Brest et New-York. Enfin tout cela sous réserve de ma bonne compréhension de la chose scientifique, ce qui est loin d'être évident.

Bien que ses activités professionnelles lui prirent beaucoup de temps, Duberthier arrivait à être aussi conseiller nutritionnel pour une grosse firme pharmaceutique allemande, fournisseur de bon nombre de fédérations sportives françaises. De surcroît, sa concubine ne m'avait pas parue spécialement en manque.

Après huit heures et à force de subir les interrogatoires robotisés des inspecteurs, flics bas de gamme, stagiaires et commissaires blancs, noirs, jaunes, matinés, pédés, verts et variés, j'en arrive à ne plus vraiment savoir ce que je suis venu faire dans cette histoire, par contre je commence à mieux cerner la personnalité de Duberthier.

Fin d'esprit et supérieurement intelligent, c'était malgré tout un faible. Sa matière grise intéressait une nuée de ramasse-miettes que l'odeur de l'argent attirait. Des confrères jaloux espérant progresser à son contact, aux escrocs de tous poils flairant la bonne affaire, il tramait dans son sillage majestueux, une ribambelle de poissons-pilotes peu assortis à son talent. Son problème était qu'il ne savait pas dire non, il était trop gentil, ou pour penser négatif, disons qu'il était entouré de trop de requins pour pouvoir se permettre d'être aussi gentil.

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Alors que l'inspecteur me lit mes déclarations sur l'honneur, une mêlée de cinq flics stagiaires pousse tant bien que mal deux postulants taulards surexcités par je ne sais quelle drogue, ou peut-être simplement par une saturation visuelle au niveau du bleu-marine.

Malgré la pression, un des types se retourne et d'un coup de tête bien placé, éclate le nez d'un stagiaire qui va s'écrouler plus loin, anéanti. Le flic n'a pas encore atteint son point de chute que déjà le frappeur disparaît sous une marée de coups et de chemises bleues. A cette vue, le deuxième renard ne se sent plus de joie, il ouvre une large gueule et arrache la première oreille à sa portée. Deux bleus dans la sciure et ce n'est peut-être pas fini car malgré l'orage de coups qui gronde, ses pieds encore vaillants voltigent au hasard pour tenter d'approfondir les choses.

Survolté par l'ambiance, mon inspecteur-lecteur file participer à la petite sauterie mais sans faire dans la dentelle. Tout en rejoignant ses potes, il dégaine son fidèle compagnon et va écraser le bout du canon entre les deux yeux du type qui d'un seul coup s'est changé en statue de sel; aussi fixe, aussi blanc. Il flotte dans l'air comme une vague odeur de bavure que le renard n'est pas le dernier à avoir reniflé.L'inspecteur hurle:

-Maintenant tu t'allonges par terre et tu bouges plus, compris?!La vache! On se croirait dans un film américain, bien que ça ait l'air

moins vrai, un peu comme dans un film doublé; il manque une partie de l'ambiance. Pour parfaire la scène, j'essaie d'accrocher autour de moi un visage à la De Niro, une expression à la Al Pacino, une silhouette à la Ed Harris mais rien, nib, que dalle. Peut-être juste un pré-retraité avec un vague petit quelque chose de Bébel.

Un peu déçu, je regarde l'inspecteur héroïque qui revient vers moi en rengainant maladroitement son flingue. Je lui dirais bien d'aller plus

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souvent au cinéma pour apprendre l'esthétique des gestes de son métier, mais sentant bien qu'il risque de ne pas apprécier, je ferme ma gueule.

-Putain de racaille de merde! -Dit l'inspecteur en s'asseyant devant moi- Vous qui débutez dans le métier, je vais vous apprendre un truc, faites gaffe à ce genre de types, c'est des gars qui ne décident rien, ce sont juste des hommes de main ou des petits escrocs sans envergure, mais c'est eux qui vous éperonnent. Toujours prêts à faire le sale boulot. C'est pas un hasard si les nazis se servaient des droit-communs pour surveiller leurs camps. En plus il paraît qu'ils faisaient très bien leur boulot. Ce sont les pires ordures qui soient, ne baissez jamais votre garde.

J'acquiesce en signe de reconnaissance pour ce conseil si généreusement concédé, plutôt fier de la confiance dont semble me gratifier cet inspecteur, héros momentané. Profitant du semblant de brèche entrevue dans la carapace du dinosaure, je sollicite humblement une solution douce à mes problèmes et notamment de sortir de ce putain de bourbier pour que je puisse retourner vaquer à mes occupations migratoires propres à renflouer mon compte bancaire.

C'est le moment qu'il choisit pour m'adresser un large sourire et m'annoncer qu'en tant que témoin à charge, il m'est interdit de quitter Paris mais que je suis malgré tout libre de repartir car les premières recherches sur mon passé, les témoins de ma soûlographie, mon emploi du temps et le fait d'être venu spontanément déclarer le meurtre à la police me déculpabilisent sensiblement.

Je sens bien aussi que cet inspecteur semble me trouver plutôt sympathique, ce qui facilite les choses.

Est-ce que je lui rappelle sa jeunesse? Bien qu'il ne soit vraisemblablement que dans la quarantaine finissante, il a l'air désabusé mais éveillé du type qui a fini de se la jouer, rodé par tout ce qu'il a vécu. Plutôt bel homme, brun et légèrement gominé, à l'italienne, il a surtout

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une prestance que sa taille et sa carrure largement proportionnées imposent. Une alliance d'or jaune laisse imaginer une douceur familiale sans doute bien méritée.

Suite au prochain numéro. Pour l'instant il m'indique la sortie et je n'ai pas l'intention de servir plus longtemps de passe-temps administratif. Je me retrouve dans la rue vite fait, pas fâché de pouvoir balancer les bras. Comme je m'y attendais, chacun de mes pas résonne dans les semelles caoutchouteuses d'un civil tellement "civil" que mon amour-propre en prend un coup.

Ai-je l'air vraiment si con?Faudra s'y faire, va pour la ballade accompagnée. Avant de rentrer, je

vais me remettre les idées en place sur "les Champs" afin de reprendre le cours des choses en douceur. Un peu de lèche-vitrines mais le pendu est omniprésent, images-mirages sur les devantures; il est à l'intérieur des costumes trois pièces et sournoisement glissé entre deux étiquettes de soldes. Rien à faire, il me colle d'encore plus près que mon Starsky qui, carrément aimanté sans doute à cause du condensé paristico-touristique, ne décolle plus ses yeux de ma nuque. J'en suis gêné pour lui et je fais tous les efforts du monde pour éviter de croiser son regard. Après un dernier semblant de flânerie illusoire, je me pose à une terrasse née depuis peu grâce aux premiers vrais rayons du soleil.

Tout en sirotant un vin blanc, j'admire les gambettes plus ou moins mini-jupées, propres à me nettoyer le fond de l'œil, et les cambrures ondulantes qui affluent dans les parages, à l'année.

Maudite mémoire, plus je les regarde passer et plus réapparaît une silhouette familière. C'est Laurette qui rapplique à nouveau du fond de ma myopie. Pour couper court et comme tout se ligue contre mon bien-être moral, je termine mon verre cul-sec et dégage. L'autre pseudo-civil n'a

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qu'à bien s'accrocher, j'ai fini de rire et je ne me sens pas disposé à l'attendre plus longtemps.

C'était joué d'avance, au premier changement de métro, il nous joue la poule qui a couvé des canards. Je l'aperçois paniqué sur le quai. Pourtant je n'ai rien fait pour; tant pis pour lui, c'est le métier qui rentre comme on dit pour réconforter le bizut.

Les jambes coupées par une soudaine décompression nerveuse, je m'assois sur un strapontin face à une minette largement habitable, la jupe si courte qu'on lui aperçoit le moteur. A sa montre il est dix neuf heures trente. Bizarrement, elle me fait autant d'effet qu'une croix devant un mort. Le reste du trajet me permet de philosopher sur ma libido évaporée tout en matant sans aucune gêne, au risque de choquer ma partenaire de fantasme, la blanche douceur soyeuse de son entre-cuisse joliment dévoilée. Tout espoir n'est pas perdu.

A défaut de moule et par association d'idées purement misogyne, je vais me taper une douzaine d'huîtres bien laiteuses.

Pieuté sans envie de dormir, je fais tourner la matière grise pour obtenir un minimum de logique dans mon emploi du temps du lendemain. Finalement, après pas mal de mal, je me dis qu'il vaut mieux que je reprenne mon train-train.

Pour être clair; j'ai besoin d'argent.Les yeux grands ouverts, la nuit, les minutes paraissent longues. Décidé

à être frais et dispo demain, j'ingurgite une pastille de drogue autorisée, histoire de virer les résidus de vécu qui jouent au squash dans ma boîte crânienne. Je n'avais plus utilisé ces anti-suicides depuis que l'ombre de Laurette avait disparu de mon quotidien et il me semble qu'ils faisaient plus rapidement effet auparavant. Peut-être perdent-ils de leur efficacité avec le temps, ou alors c'est que l'ampleur des travaux est hors norme.

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Bien qu'assommés, mes bourreaux continuent leur match. J'ai pourtant l'impression que leur partie a dégénéré en un vague match de tennis glauque. D'un hémisphère à l'autre, Duberthier smashe sur Laurette qui retourne en lob sous les yeux d'un flic qui n'attend que la faute pour marmonner des litanies répétitives. Pour mettre un terme à leur petit jeu, j'avale un second cachet, puis un autre.

Allez, va pour quatre.Rien à faire, les sportifs s'activent toujours autant mais la partie tourne

au pugilat. Je vais me lever et sortir faire un tour dans l'espoir que les projecteurs du "Paris by night" tant réputé sauront pousser les joueurs à l'abandon. Je vais me lever et sortir faire un tour dans l'espoir que les projecteurs du Paris by night... Je vais me lever et sortir faire un tour... Je vais me lever... Je...

-Tiens, il pleut.-Allo tango zoulou!?Mes muscles ne répondent plus!-...'Rodgeur'...Qu'est ce que c'est que ce boxon? Impossible de décoller du lit. Chaque

millimètre carré de viande doit peser pas loin de sa tonne et demie.Ca caille en dedans!Au secours!Et les autres, comme amphétaminés, qui se jettent chacun leur tour

contre les parois de mon crâne à la limite de l'implosion.Johnny s'en va-t'en guerre.Johnny s'en va-t'en guerre c'est la même situation et ça court toujours

dans mon cerveau, alors que Duberthier incarcéré aime un flic pendu que Laurette braque avec une semelle de chaussure de femme aux gros seins qui vomit dans un parc à la douce lumière automnale pendant qu'un irlandais asiatique donne le départ d'une pendaison de canaris bleus

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saoulés par les lamentations névrotiques d'un inspecteur amoureux d'un cow-boy sud-américain avec qui une Laurette aux jambes sans fin s'enfuit sur le dos d'un champion du monde de laboratoi…

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V

Les rires moqueurs de Véronique, guillerette comme à son habitude, résonnent tel un hélicon s'accordant sur une grosse-caisse.

Dix heures.Dans la même position qu'hier-soir, la tête emmitouflée dans un

brouillard nauséeux, j'émerge d'autant plus rapidement que comme convenu dans nos conventions, je ne dois pas être là pendant les heures d'ouverture du magasin.

Après le minimum d'entretien, j'enfile mon Stapress tout en tentant d'extraire de la glue qui m'embaume l'haleine, un condensé rapide sur mes péripéties crimino-policières de ces derniers jours. Véro m'écoute béatement, un sourire au coin des lèvres, sûre que je déblatère pour gagner du temps. De toutes façons, si je veux conserver ma piaule, il vaut mieux que je n'en dise pas trop.

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A la première terrasse qui passe, mon fidèle civil sur les talons, je m'envoie un petit déjeuner complet, affamé par mon jeûne de la veille. Mon ventre réjouis-toi, tout ce que je gagne c'est pour toi!

Carême, kippour, ramadan; C'est dans les occasions comme celle-ci que l'on se rend compte combien il est bon de ne pas avoir de sensibilité pour le pardon doctrinal. Le principal étant de ne rien avoir à se faire pardonner; dans mon cas, la balance penche nettement en ma faveur.

Bon, c'est pas le tout mais l'heure est à l'action plutôt qu'à la réflexion. Si je veux reprendre le rythme de mes visites, j'ai intérêt à vite m'évacuer du cerveau les perturbations passagères pour retapisser les méninges en bleu azur et soleil, comme le ciel translucide de ce début de journée. Un coup d'œil pour m'assurer que Starsky a bien remarqué mon départ... Quand il réagit enfin, c'est parti pour une journée de marathon boulotique.

A quinze heures, tous les apparts visités sont intacts, rien n'a souffert. Rassuré, je rempile en sens inverse tandis qu'un SMS du poste de police de la rue de l'Etoile m'annonce l'impérieuse nécessité d'aller y montrer le bout de mon pif.

Le lendemain, tout en gagnant la station de métro la plus proche, les premiers journaux du matin affichent l'horreur. Un enfant violé, tué puis noyé a été retrouvé par hasard dans la vase d'une mare. Heureusement pour leurs lecteurs, les journalistes ont déjà quasiment arrêté un suspect!

Vingt minutes plus tard, je me retrouve devant mon inspecteur favori à discuter de tout et de rien. Je crois qu'en fait il me jauge pour me classer dans l'ordre des baratinis-meurtrum; ou non. Après m'avoir expliqué que je suis son principal indice dans l'affaire Duberthier, que l'enquête n'a pas avancé d'un pouce et qu'il en a plein le cul de la lenteur administrative, il me demande si de mon côté, quelque détail incongru me serait apparu ces

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jours derniers, soit dans ma mémoire, soit dans mon train-train quotidien. Me voyant mal entrain de critiquer son collègue suiveur, je préfère me taire bien que ce soit pourtant la seule chose qui me vienne à l'esprit.

A la fin de cette visite de routine, comme il dit, l'inspecteur Carmini me propose de passer pendant quelque temps, régulièrement, toutes les semaines, directement au commissariat principal de la rue Truffault sans que l'on ait besoin de me le demander, en me laissant droit à un joker au cas où quelque chose m'apparaîtrait suspect entre deux visites.

A peine sorti du poste, une angoisse m'enveloppe dans un brumeux nuage de non-dit; une impression floue de crainte des autres m'envahit. Une odeur de fromage m'emplit les narines alors que je me sens de plus en plus comme un morceau de gruyère coincé dans un piège et qu'autour de moi s'affairent des milliers de souris dont une seule suffirait à me transformer en ver plus tôt que prévu. Il faut bien l'admettre, j'ai la trouille. Après quelques angles de rues, je m'aperçois que mon suiveur n'est plus là; ou alors je l'ai perdu en marchant trop vite. Je retourne sur mes pas jusqu'au poste de police mais sans résultat. Comme quoi les choses sont mal faites. Au moment où sa présence aurait pu me rassurer, mon "Hombre" a disparu. Finalement, il ne me reste qu'une chose à faire: reprendre mon job et faire confiance à la police et me sortir cette hantise Scarfacienne du crâne et faire gaffe à ceux qui m'entourent et éviter la confiance et refuser les mains tendues...

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VI

A l'aube de septembre, mes petits protégés ont en grande partie retrouvé leurs propriétaires.

Août et mes visites routinières plus les entretiens météorologiques avec Carmini ont calmé mes craintes d'autant que le fait que la porte de l'ascenseur ait été bloquée lors de mon retour bourré vers l'appartement de Duberthier semble réellement poser problème à Carmini car soit j'étais tellement hors-zone que j'étais infoutu d'ouvrir cette porte, soit quelqu'un bloquait l'ascenseur et là ce serait une autre histoire car l'enquête n'a pour l'instant amené aucune suspicion de panne ou de mise hors service de l'engin par l'un quelconque des copropriétaires de l'immeuble. L'ambiance thrilleresque du début du mois s'est donc maintenant transformée en un lancinant suspense policier.

A peine arrivé dans mon carré, j'oreillette mon mp3, direction la plage Andrew Sisters pour combler une envie de bien-être Swing. D'un bout d'oreille, j'écoute la messagerie de mon portable oublié prés de mon bol

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de café du matin. Au vide impressionnant du mois d'août, à fait place un retour en fanfare des messages routiniers. On m'annonce un retour de vacances décalé, un départ annulé, un titre honorifique de <<sale privé pédé>>, une demande de rencontre pour parler de Duberthier, un...

Re-écouter le message...Effectivement, une voix de femme, <<Duberthier>>, un numéro de

téléphone, pas d'au revoir.J'appelle, une voix répond.-Allô?-Bonjour, vous m'avez laissé un message.-Merci d'avoir appelé si vite. Nous nous connaissons, je suis Anne

Rostaing, nous nous sommes rencontrés lors du rendez-vous de mise au point pour le gardiennage de l'appartement de monsieur Duberthier, fin juin.

-Je vois très bien, voulez-vous que nous fixions un rendez-vous?-Oui, quand?-Aujourd'hui?

Il doit bien être vingt heures trente; le soleil orangé de fin de journée, juste atténué par quelques rares et lents nuages bleus chauffe doucement la pointe de l'île Saint Louis. A l'heure précise, Anne Rostaing apparaît le long du pont Saint Louis. Plutôt jolie, un peu dodue dans un fuseau qui l'affine pourtant, c'est une sorte de Samantha Fox sur le retour. Lunettes noires et sourire crispé, elle s'approche franchement de moi, décidée, main tendue en avant, comme pour tout entretien de pré-embauche.

Après quelques instants, nous nous retrouvons assis l'un à côté de l'autre, sur un banc juste au bord de la Seine, seuls, loins de toute oreille étrangère.

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Anne Rostaing doit bien avoir ses quarante cinq ans mais elle a gardé un visage frais et plutôt gai. Ses lunettes ôtées me laissent tomber en admiration devant deux émeraudes pastelles cernées de nacre tandis que ses cheveux longs et blonds s'amusent à faire miroiter les reflets dorés du couchant. De plus, je ne sais si cela est lié à mon abstinence aoûtienne pour cause de surplus de travail, mais sa poitrine me paraît encore plus arrogante que sur la photo, tendant à bloc un tee-shirt débardeur dans un état proche du lait qui bout. Après avoir jusqu'ici discuté machinalement, je détourne mon regard vers l'eau sombre pour me préparer à l'écouter.

-Je vous ai contacté car la police n'arrive à rien.-Et vous croyez que je peux réellement faire mieux qu'eux?-Je ne sais pas, j'espère, vous avez découvert le corps, vous avez même

passé la nuit dans l'appartement, vous êtes donc à priori bien placé pour vous intéresser à ce meurtre.

-La police n'est pas sûre qu'il s'agisse d'un crime.-La police non, moi oui.-Comment cela?-Mon mari; nous n'étions pas mariés mais on s'y considérait; mon mari

donc, s'occupait comme vous le savez peut-être déjà, d'une firme allemande, la Ringstart.

-Il m'avait semblé comprendre que c'était plus un hobby honorifique qu'autre chose pour lui. De plus, vu l'ampleur de ses connaissances, c'est toujours intéressant pour une société de pouvoir s'enorgueillir de compter de tels membres dans ses rangs.

-Effectivement, au début c'était ça, mais petit à petit et surtout ces derniers temps, on lui demandait de plus en plus souvent des interventions. Il m'avait confié lors de nos dernières vacances, pour Pâques, que <<les Allemands>>; c'est ainsi qu'il appelait la Ringstart;

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voulaient qu'il s'implique davantage dans un nouveau programme de recherche.

-Et cela ne l'intéressait pas?-Si bien-sûr, mais le temps lui manquait et à dire vrai, il avait perdu

confiance dans les dirigeants de la Ringstart après quelques histoires pas très claires. Alors pour finir de le convaincre, on lui a proposé une grosse somme d'argent, plusieurs dizaines de milliers d'euros.

-Et il a accepté?-Non, mais il avait déjà commencé à s'occuper de ce projet, comme ça,

de loin, juste un peu, mais sans doute quand même suffisamment pour se rendre compte de certaines choses...

-C'est à dire?-Je n'en sais pas plus, il ne m'a rien dit, toujours est-il que ça l'avait

rendu nerveux. Ces derniers mois il était soucieux, tendu, vraiment pas à son habitude.

-C'est tout de même assez hasardeux comme point de départ. Une nervosité passagère et quelques doutes ne veulent pas dire grand chose, peut-être son trouble venait-il d'ailleurs, comment savoir?

-Vous croyez que je fabule?-Je ne dis pas ça, mais comment...-Cette histoire ne vous intéresse pas, c'est ça? Excusez-moi, je croyais

avoir contacté un détective, je vous aurais payé pour ça...-Mais non, attendez, vous vous emportez peut-être. Comprenez-moi,

même si je veux vous croire, qu'est-ce qui me dit que votre mari n'avait pas d'autre souci que professionnel. Il pouvait tout aussi bien avoir une liaison extra-conjugale qui l'aurait sûrement beaucoup perturbé, (mais qu'est-ce que je raconte, moi?).

Avant même d'avoir le temps de terminer ma suggestion hors-sujet, j'en reçois cinq bien claqués. Mes yeux n'ont pas fini de jouer au kaléïdoscope

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que déjà la lionne furibarde s'enfuit au loin. Sur le parapet, derrière moi, une bande de branleurs aux casquettes de Castors Juniors se fout de ma gueule, croyant sans doute à une dispute d'amoureux ou pire, sans vouloir manquer de respect à cette conne, la réprimande d'une mère à son fils. Vexé et humilié, je me casse, la tête entre les épaules, sentant venir au galop le désarroi du Looser Masqué. Sans trop réfléchir, surtout pour remotiver mes jambes évaporées, j'enfile les pavés du port Montebello. Là, doucement, parmi les flâneurs tranquilles, j'essaie de retrouver le calme positiviste du temps où les dimanches n'étaient pas encore envahis par les joggings branchés-beauf' des banlieues pizzas et où à Champigny, aller Rocker et Roller aux sons du passé entre les bancs de bois d'une guinguette stylisée US, lovée au détour d'un bras de Marne, et ou guincher façon Front Popu', allongé, le dos calé contre un arbre centenaire en écoutant un accordéon "Gabinesque" juste après avoir savouré des claquettes et avant une revigorante rasade de Luis Prima ne ressemblait pas encore à une kermesse sur chaises plastique. Plus que quelques mètres et je vais apercevoir Gene Kelly. En arrière-plan, Notre-Dame, ça y est, je revois la scène; Un Américain à Paris, Je sens que le calme revient...

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VII

Après une nuit d'un sommeil bizarrement tranquille, à six heures du matin, le réveil est d'autant plus dur que la radio annonce les massacres hors-normes de ce qui semble être un nouveau tueur en série, comme pour souhaiter aux vacanciers de retour du paradis, un atterrissage d'enfer.

Après avoir remis les idées de la veille au clair, il est déjà huit heures quand, fin prêt, je saisis le téléphone, franchement décidé à soutenir cette pauvre Anne Rostaing.

Excuses, explications, renseignements pour premiers contacts, font qu'une heure plus tard, je roule décapoté au volant d'un roadster BM' de location, Armani sur le nez et cheveux au vent, ce qui ne manque pas d'originalité pour un demi-chauve. Bien-sûr, il a fallu soudoyer la guichetière de l'agence de location car les deux cartes de crédit de première catégorie, réclamées en caution de la voiture, ne font pas encore partie de mon patrimoine. Un peu de charme, un grand sourire, un petit

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bifeton et le nom susurré d'un ex-futur beau-frère responsable d'une autre agence de la chaîne ont forcément arrangé les choses.

Après quelques minutes, me voilà bloqué derrière un camion d'éboueurs dans une petite rue à sens unique. Faire marche-arrière? Impossible, le populo du quartier qui part au boulot est déjà sur mes talons. Coincés derrière l'énorme broyeur, nous voilà obligés de contempler une dernière fois nos déjections de la veille, avant qu'elles ne soient carbonisées. Nos fonctionnaires pensent vraiment à nous, qui nous permettent d'écouter la radio tranquillement installés dans nos bagnoles, à la queue leu leu, les moteurs au ralenti; juste de quoi réchauffer un peu l'atmosphère encore fraîche et parfumer d'hydrocarbures les dernières senteurs de la nuit tout en admirant le travail si esthétique de ces ouvriers et le ballet des poubelles qui brinqueballent de droite et de gauche dans des claquements de mitraillette exécutant un fusillé au petit matin. Les infos égrènent les minutes de retard et diffusent des avis de bouchons. Autour de moi, tout le monde semble heureux. Au premier carrefour, chacun s'extirpe de ce bourbier pour filer vers des cieux mieux intentionnés. Malheureusement, pour moi c'est pas le bon karma. Trois rues plus tard, me voici à nouveau bloqué mais ce coup-ci, derrière un camion arroseur. Pendant que l'énorme benne traîne son cul au milieu de la rue, un pauvre type tient un tuyau d'arrosage qui sort du camion et asperge gaiement le trottoir. Ils vont réussir à me faire péter les plombs dès le matin. Harcelé par de vieux démons punkoïdes, des envies de révoltes inutiles m'envahissent. C'en est trop. Un bateau se présente. D'un coup d'accélérateur, j'accapare le trottoir, bouscule une dizaine de poubelles multicolores écologiquement disséminées le long du macadam de la "Ville Lumière", et double tout ce joli petit monde. Un passage clouté et retour à la liberté, laissant derrière moi un bas du front sur deux roues vomissant sa bêtise, sans doute vexé d'être dérangé pendant qu'il se gare sur son bout de trottoir après avoir

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dispersé le piéton à grands coups de moteur vrombissant dans un nuage d'huile cramée, être passé bien avant moi sur le passage clouté et avoir grillé trois feux rouges pour passer devant tous ces blaireaux en voiture, ce qui lui a évité le sens interdit qui rallonge son chemin, lui qui a transformé l'état d'esprit libertaire à la Easy Rider en simple "liberté pour sa gueule". Mais je m'énerve; la radio, entre deux pubs, diffuse Sugar Baby Love. La dose sirupeuse de musique au glucose fait retomber la tension d'un coup…

Les laboratoires de l'INRA me mènent, quinze minutes plus tard, à côté de Versailles, aux abords de Saint-Cyr-l'École. Malgré la proximité de la capitale, le calme tranquille et serein de la province française commence déjà à se faire sentir. Après quelques détours champêtres le long des cultures qui jouxtent les multiples bâtiments de l'institut, j'aboutis dans le fauteuil d'un proche collaborateur de Duberthier qui malgré toute sa bonne volonté ne fait pas avancer le Schmilblick. Les autres renseignements dont, volontaires, tous les plus ou moins chercheurs que je croise me gratifient ne menant pas plus loin, je me casse, pris d'une furieuse envie de conduite vrombissante. En un clin d'œil, la toute proche vallée de La Minière me fait enchaîner les lacets à une vitesse voisine de la chaise pour paralytique, loin des radars Sarkozyens. Un de ces rêves de gamin banalement classique où conduire procure un bien-être explosif dans chaque interstice cellulaire. On peut le vivre par console virtuelle interposée mais dans la réalité, sans procuration sur le destin, il s'agit de connaître ses limites et de rester à son niveau de jeu sous peine de game-over non virtuel.

La pendule intérieure du coupé affiche onze heures trente quatre. Au son d'un CD des Fleshtones, le retour me permet de savourer les joies de la conduite automobile parisienne. C'est là que l'on constate que l'option la plus vendue est l'SC; la fameuse version adaptative "Sans Clignotant"

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déclinée bien involontairement par tous les constructeurs de véhicules à deux, trois ou quatre roues, au grand dam des ingénieurs qui se creusent la tête afin d'améliorer les systèmes de sécurité, en oubliant de prendre en compte la variable "j't'emmerde" du conducteur de base. Ah! Quel plaisir de freiner pour éviter la mort insinuée par tous ces petits déboîtements sournois. Quel bonheur de se faire engueuler par le motard qui repousse les bagnoles en se donnant des airs de flic. Quelle jubilation d'être collé par un type à l'intelligence préhistorique, fou-furieux de voir une voiture le devancer et qui, pleins phares, m'inonde d'un vocabulaire gesticulant et haineux. Sa vraie victoire serait que nous nous arrêtions pour nous mettre les poings sur les "i" mais il est mal tombé. Je préfère fuir en vitesse MHD, comme une soucoupe volante Ummite qui éviterait un affrontement inutile, moi pour qui la vie est moins une guerre qu'une immense partouze sentimentale. A ma hauteur, ses yeux hirsutes me dépècent déjà; je lui fais signe de passer. Devant moi, il pile pour forcer notre étreinte. La première intersection venue me permet de déboîter, d'accélérer, de déraper et de filer hors de portée du lourdaud. Arrivé sur le périph', quelle plénitude de faire la queue derrière un provincial paumé plus attentionné à vérifier si les panneaux indicateurs sont identiques à sa carte routière qu'à mesurer la nervosité qui se faufile dans son sillage. Enfin la porte Maillot et la volupté de croiser les vrp énervés dans leurs Clio, louvoyant pour arriver les premiers à leurs cantines respectives puis l'incommensurable extase du racket maffieux des mômes tziganes ou des crapules pseudo-bancales tout droit venues des pays de l'Est qui essaient de soutirer quelques pesos aux clampins prisonniers du feu rouge. Certains plus malins tentant de faire vibrer la corde humanitaire politiquement correcte qui sommeille chez tout bon citoyen formaté, se font passer pour des SDF encore plus malheureux que les vrais. Selon la conjoncture et l'actualité, l'habitué les retrouve tantôt boiteux, tantôt

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manchots. Bien évidemment, chacun d'eux reçoit de ma part un large sourire en forme de bras d'honneur, jurant sans scrupule que ce n'est pas demain la veille qu'un de ces escrocs me verra alimenter le fond de roulement de son maquereau de parrain. En retour, les mômes relèvent les essuie-glaces du cabriolet et molardent sur le capot puis filent en courant, maudissant le salaud qui n'ayant pas participé à l'élaboration de leur chiffre d'affaire journalier, risque de leur faire perdre de la valeur à la côte de l'argus des marchands d'enfants du trafic parisien. Feu vert et c'est reparti direction l'Etoile, juste pour se défouler, foncer dans la fourmilière et zigzaguer comme sur un circuit de kart. L'avenue Kléber pour admirer vite fait la Tour Eiffel vue du Troca mais entre les Vélibs sans pistes cyclables et les voies de bus sans bus, le plaisir est vite gâché par les règles de circulation imposées par l'exquis Mao local qui (et ce serait bien là sa seule excuse) a dû embaucher Jerry Lewis comme conseillé à la circulation. Y'a pas à dire, Paris se ringardise par la manipulation citoyennisante des esprits bien-pensants vers un tiers-mondisme élitiste, navrant et béat, en décalage complet avec le monde évolué des civilisations à la pointe des avancées humaines et dont le nec plus ultra de la finesse intellectuelle se résume à circuler sur deux roues au milieu des bagnoles, risquant sa vie ou pour le moins ses jambes, à chaque mètre de bitume; sans aucun respect des pauvres piétons qui doivent s'accommoder de tous ces jolis engins harmonieusement abandonnés le long des trottoirs; et cela tout en respirant à pleins poumons les gaz d'échappement que n'auraient renié ni Halle Berry lors de sa tentative de suicide aux émanations de sa Porsche, ni les concepteurs des camps de la mort. Mais peut-être l'ignoble intention inavouée de la manœuvre n'est-elle que l'épuration d'une génération d'idiots, à moins que ce ne soit que pure bêtise ou simple amateurisme. Allô Houston, on a un problème! Je m'échauffe, je m'échauffe! Pour calmer la machine et finir en beauté, je

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me fais "les Champs" jusqu'à la Concorde et retour, histoire de faire le canard car après tout c'est pas tous les jours que je roule en décapotable.

La savonnette revenue dans son box sans une égratignure, je rends leur première visite de la journée à mes trois petits protégés, avec un peu de retard il est vrai.

A force de glander dans les rues pour laisser le temps aux appartements de simuler la vie, je termine finalement ma deuxième tournée sur le tard. La nuit plutôt douce me tente et pousse à rentrer à pied. Après avoir rejoint la toute proche place de l'Alma et admiré le seul bel immeuble de l'endroit, du plus pur style "Jenesékoi", je dirige mes clapes vers les quais pour regagner mon chez-moi.

Arrivé dans ma zone de reconnaissance, au détour d'une rue autorisant le regard furtif j'aperçois, pas très loin dans mon sillage, devinez qui? Mon Starsky adoré. Il doit commencer à prendre du métier car pour la première fois de notre courte vie commune, je viens de ne le remarquer qu'à l'instant. L'envie de lui courir dans les bras pour le féliciter et lui montrer ma joie de me savoir à nouveau esclave de son regard inquisiteur et protecteur traverse mon esprit enfantin, mais l'adulte me conseille de garder mes distances, pour une relation fiable et durable.

Trente secondes plus tard, en même temps que la serrure blindée de la porte de l'arrière-boutique, la porte d'entrée de l'immeuble s'ouvre derrière moi, faisant apparaître trois skinheads aux visages africanisés par des bas noirs, qui se jettent sur ma pauvre carcasse déjà engourdie par l'approche du lit. En moins de deux, je me trouve projeté à l'intérieur du magasin, un type sur le râble, tête en avant. Le mur d'en face ne m'avait jamais semblé aussi proche, et c'est à demi assommé que j'aperçois près de moi le pistolet étiqueteur de la boutique, sans doute entraîné ici lors de mon entrée en fanfare. Alors qu'un coup de latte vient gentiment me masser l'estomac, je lance mon bras dans la direction de la poinçonneuse. Sitôt en

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main, j'applique sur le bras du gaillard qui me relève par l'épaule, l'aiguillon de l'engin et d'un coup de gâchette, lui glisse sous la peau l'une de ces petites languettes de plastique tant appréciées par les ciseaux circonciseurs des jolies vendeuses de prêt-à-porter. Titillé par les grognements de son pote, un gars surgit de derrière lui pour me décocher une baffe propre à me zapper la tête. Je vais enfin savoir si mes sept années de suées martiales ont servi à quelque-chose. Oui! Le coup est paré de l'avant-bras, sans problème, alors qu'avant même que je réalise, des réflexes de combat me reviennent automatiquement. Déjà en appui sur mes deux jambes, mon bras étiqueteur vient se ficher entre les deux yeux du type aussi surpris que moi. La petite tige blanche et la perle de sang qui lui jaillissent du crâne attestent de la portée du coup. Pour le moment, il sait plus où il campe, ce qui devrait me soulager quelques instants. A peine debout, le troisième homme me bondit dessus. Flexion des genoux, simulation de coup de poing porté au tibia et remontée dans le mouvement, poing opposé en première ligne. Son nez explose comme une vieille pomme. C'est maître Wong qui serait content s'il me voyait! Le premier étiqueté, déjà de retour, me tombe à nouveau dessus. Je l'assomme d'un atémi du coude en pleine poire. Enfin presque! Un peu loupé, mon coup permet au gus de m'attraper le bras pour le tordre comme une vulgaire guimauve. Le coco au nez atomisé se relève aussi sec et me balance un poing en béton, direct à la rate. Une envie de vomir m'envahit la pointe des cheveux en descendant petit à petit aux genoux qui ont vite fait de flotter sur un coussin de vapeurs nauséeuses. Le troisième larron, sûr de lui, prend son élan et tel Malcom Mac Dowell dans Orange Mécanique, m'explose les roubignoles d'un coup de rotule Zidanesque. Les jointures lâchent sans attendre et me laissent tomber comme une masse. Un dernier violent coup de pied dans la tronche me fait passer de l'état foggy à l'état groggy. Comateux, j'aperçois par l'encoignure de la

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porte, les trois types se défoulant sur la marchandise du magasin, saccageant tout, déchirant sauvagement les dors-biens et autres sur-pyjamas. Son oeuvre terminée, un des Pied-Nickelés m'attrape par le colbac et me lance un: <<Que ça te serve de leçon, sale fouille-merde>> embaumé d'une forte haleine de fauve.

Fondu au noir.

Après l'hôpital et tout le tintouin, je me retrouve à nouveau assis devant Carmini, un impressionnant oeil au beurre noir en plus. Les choses paraissent claires; ma visite à l'INRA a gêné quelqu'un. Mais qui?

-Avant toute chose, je voudrais vous poser une question, inspecteur.-Oui?-Pourquoi votre fileur n'est pas intervenu lorsque les trois types m'ont

attaqué?-Quel fileur?-Oh arrêtez, je l'ai repéré depuis le premier jour; il aurait au moins pu

tenir le rôle du passant qui dérange l'agresseur.-Je vous assure, vous n'étiez pas suivi ces derniers temps. Un de mes

hommes a été sur vos talons pendant trois jours après le crime de Duberthier et depuis plus rien.

-Et pourtant j'ai aperçu un jeune type hier soir, juste avant l'agression, le même que celui que j'avais remarqué et pris pour un flic... Peut-être votre suiveur l'avait-il vu lors de ma filature?

-Effectivement, un homme payé par la société Ringstart vous a suivi quelques temps. Nous nous en étions rendus compte bien évidemment, mais renseignements pris, rien d'illégal n'est apparu dans cette filature privée. Il s'agirait d'un simple moyen de se rassurer pour les membres du conseil décisionnaire de la Ringstart, après la mort de Duberthier. Savoir si vous étiez dans le coup...

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-Et pour hier-soir?-C'est plus délicat, il est vrai. Si cela peut vous rassurer, un collègue est

déjà sur le coup.-Je vais faire un saut à la Ringstart.-Laissez plutôt faire la police.Malgré ma gueule de violences policières, la grimace de désapprobation

a bien été lisible car il ajoute aussitôt: -Enfin, faites comme vous voulez, c'est votre vie, pas la mienne après

tout, mais pas de bêtise mon vieux, ne vous mettez pas dans votre tort, l'affaire n'étant pas encore élucidée, vous risqueriez de devenir le suspect numéro un.

-Anne Rostaing m'a payé pour trouver, ce n'est donc plus seulement une question d'honneur.

A la sortie du commissariat, les regards inquisiteurs questionnent; bavure ou malfrat? Un peu gêné par tant d'attention, je me voile d'un revers de col de veste tel le Fantôme de l'Opéra et me replonge dans l'anonymat piétonnier après ces quelques secondes où, comme monté sur un piédestal, j'étais devenu un héros des temps modernes pour journalistes ragoteurs.

Après ma première tournée de garde, en retard comme si ça devait devenir une habitude et quelques stations de métro plus tard, face au building de la Ringstart tout proche de chez feu Duberthier, je me concentre avant l'entrée dans la cage aux fauves. Je ne sais si c'est le style de l'architecture ou le fait que ce soit une société allemande, mais l'immeuble me fait absolument penser à Métropolis.

Joli décor.A l'accueil, deux hôtesses décoratives accompagnées d'un molosse

prognathe ayant l'air d'avoir le cerveau sur liste rouge, tous blonds comme

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les blés et aux yeux si aryens que l'on croirait des présentateurs télé, me sourient sans réussir à cacher complètement leur gêne devant ma tête de demi-éclipse. L'homme et demi aux dents trop mises en évidence par un sourire forcé est si contracté, prêt à me bondir sur le coin de la gueule qu'il me semble entendre ses muscles crisser et craquer comme habité tout entier par l'esprit du "Petit Dragon".

Hilde, comme l'indique la plaque d'identification accrochée bien en évidence sur son cœur, ayant ma préférence, c'est à elle que je m'adresserai.

-Bonjour, Monsieur Nebelkraut, s'il vous plaît.-De la part de qui?(Qu'est-ce que ça peut te foutre pétasse?)-C'est personnel.La belle Hilde décroche un combiné, tapote son standard et me répond

après quelques instants: -Désolée, il est absent pour le moment.(Ach, za zent lé voutage dé gueul!)-Essayez à nouveau, s'il vous plaît, et dites que c'est de la part de Félix

Duberthier.Grâce à cette formule magique, Sésame s'ouvre. Le colosse au doux

prénom de Hans m'accompagne jusqu'à la salle du trésor.L'intérieur de l'édifice est décevant, fonctionnel. Josef Nebelkraut, le

dirigeant local de la Ringstart, semble parfaitement intégré au décor. Son air bonasse accentue encore le sentiment de bonne foi bienfaisante du fourbe. Une fois les lamentations sur le triste sort du pauvre Duberthier terminées, j'ai droit aux litanies sur l'honnête société qu'il représente, dans un monde de requins ne rêvant qu'à faire du fric, au lieu de penser au bien-être de l'humanité par les progrès de la science. Quant à parler de Duberthier, il le connaissait mal. A part à l'occasion de quelques rares

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cocktails, il ne lui avait pas souvent parlé. De toutes façons, les activités de la Ringstart ne l'intéressaient pas beaucoup. Il ne s'impliquait donc que très peu.

-Mais justement, il semblerait que ces derniers temps on lui ait demandé de façon appuyée de prendre une plus grande part dans un projet, et cela semblait le gêner?

Mais il n'en a jamais entendu parler, pas au courant. Et moi dans tout ça, comment est-ce que je vais? Ca a dû me faire un choc de trouver le corps; d'autant qu'on lui a raconté les conditions de la découverte, plutôt traumatisantes. Tout en me raccompagnant vers la sortie, Nebelkraut tente de me noyer sous un flot de bons sentiments, destinés à m'empêcher d'en placer une. Arrivé à la porte, sentant déjà presque le souffle viril du bel Hans dans mon cou, c'est l'ultime instant qui pourra faire basculer cet entretien de l'inutile vers l'utile. Stoppant l'avancée de Nebelkraut vers la poignée d'un ferme revers de main, j'arrête net le débit du magnéto sur pattes. Les yeux azurs de Herr Josef me regardent stupéfaits, guettant mon premier mouvement de lèvres.

-Avant de partir, il faut tout de même que je vous précise deux ou trois petites choses. Primo, Duberthier ne s'est pas suicidé, j'en ai la conviction bien que la police semble pour le moment négliger cette hypothèse. Secondo, la Ringstart a proposé une forte somme d'argent à Duberthier pour qu'il accepte de participer à un programme de recherche plutôt louche. Si vous n'êtes pas au courant, c'est qu'il y a un bon coup de ménage à faire dans votre belle société. Tercio, le jour de sa mort, Duberthier était en vacances sur la côte Normande et c'est pour affaires qu'il a effectué ce saut de puce sur Paris or ce rendez-vous a eu lieu avec un membre de votre société.

-Qui?

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-Ca c'est mon joker mon vieux, je le garde pour la fine bouche. (D'autant plus que comme c'est du pipeau, j'aurais bien du mal à lui filer le renseignement).

Sans attendre plus de réaction de Nebelkraut un brin désorienté, j'ouvre moi-même la porte et sors, aussitôt enquillé par le "Musclor" teuton. Devant son insistance à m'empêcher de glander dans le décor afin de mieux cerner le paysage, je file droit, les yeux écarquillés au maximum pour tenter malgré tout d'entr'apercevoir quelque chose d'intéressant.

Auto-guidé par Hans, je me retrouve dehors sans m'en rendre compte, le trottoir menant mes pas vers le kitty, tout proche.

Pompe, sert, encaisse. Le barman a changé mais à l'image de son collègue de l'autre soir, il rend la monnaie tout en discutant avec un pote, émigré comme lui, venu s'échouer sur ce bar pour la soirée, dans l'attente nostalgique d'un prochain retour au pays. Ici, ma tête transformée n'attire pas particulièrement l'attention. Situation plutôt anodine pour les habitués du lieu, flegme britannique ou effet de l'alcool qui déforme déjà la réalité des contours? Le câble propose un match de football Gaélique, lequel n'échauffe pas spécialement les quelques esprits embrumés. L'enjeu de ce match doit être nul car en général, une rencontre de cette sorte de rugby pratiqué par des footballeurs soudain devenus fous, déchaîne les foules autochtones, en perfusion directe avec leurs racines.

La bière devrait me remonter car cette petite entrevue style partie d'échecs m'a liquéfié. Je n'ai jamais été un fervent amateur des tensions relationnelles et je serais plutôt une sorte de réincarnation de Zelig au quotidien, (le drôle d'homme-caméléon insinué par Woody Allen), préférant m'adapter que lutter. De plus, mes fichus doutes me reprennent. Et si Anne Rostaing se plantait avec ses affirmations à la con? En plus moi qui en rajoute en me disant convaincu qu'il s'agit d'un meurtre. Le

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bouquet étant quand même de parler du fameux rendez-vous d'affaires. Si la Ringstart n'a rien à voir dans cette histoire, je vais avoir l'air malin.

Après une "half pinte of Guinness" dans l'atmosphère chaleureuse du pub, cette fin d'après-midi me paraît un peu plus douce et propice à un aller-retour rapide dans mes appartements gagne-pain, afin d'éviter que tout ce qui vit ne crève de faim. Ensuite, la soirée ne sera sans doute pas trop longue pour remettre en ordre mon chez-moi chez Véro.

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VIII

Comme c'était à prévoir, ma logeuse n'a pas apprécié la petite surprise et malgré toute l'affection qu'elle a pour moi, me demande instamment de m'éjecter de chez elle pour sauvegarder son commerce. Il faut bien admettre qu'un magasin de vêtements pour enfants se doit plus de ressembler à une "maison de Mickey" qu'à la petite boutique des horreurs mais mon présent tendrait plutôt vers Tex Avery que vers Walt Disney. Malgré tout, le sursis quémandé m'est accordé jusqu'à la fin du mois, par pure considération amicale face à ma tronche défaite.

Pour rattraper le tout-en-un de la veille, je commence ma tournée beaucoup plus tôt qu'à l'habitude, bien décidé à passer plus de temps dans chaque appartement.

Vers dix heures, mon dernier rendez-vous de la matinée doit être un charmant petit ex-atelier de peintre où j'aime me rendre. Perdu au fond d'une petite allée de gravillons bordée d'arbres, ses immenses baies vitrées dégagent une belle vue sur l'Est parisien. En cette fin d'été, les quelques

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fleurs subsistant le long du chemin odorent l'endroit de leurs doux parfums concentrés par les dernières chaleurs. La petite fenêtre de la cuisine laisse deviner un intérieur chaleureux au travers de ses petits carreaux biseautés dont l'un est cassé...

-Dont l'un est cassé?Ah, j'y suis, cela doit encore être une blague de ces petits chenapans qui

passent leur temps à faire des bêtises dans ce quartier. Tout de même, ils y sont allés un peu fort cette fois-ci car la fenêtre est même ouverte.

Qu'est-ce que je disais tout à l'heure? Fini Disney, bonjour Avery!Je me précipite à l'intérieur tout en faisant bien gaffe de ne pas me

prendre les pieds dans Mistinguette, la ronronnante petite chatte qui vient chaque fois m'emberlificoter les pinceaux bien affectueusement, mais ce ne devrait pas être le cas pour cette fois... Juste devant mon nez, le corps éventré de l'animal pendouille au bout d'une corde à linge nouée au plafonnier de l'entrée. Heureusement que le sol est en carrelage, je pourrai toujours nettoyer facilement et dire que la bestiole a fait une fugue. Au bout de la queue de Mistinguette, une petite note humoristique tente de me dicter la conduite à suivre dorénavant. Les quelques mots: <<A qui le tour?>> griffonnés sur le papier signent à la pointe du stylo, un geste qui veut dire Ringstart.

Rassuré sur la pertinence de mon intox dans le bureau de Nebelkraut, la logique voudrait que j'attende là mais la réalité rame à contre-sens. Un appel d'Anne Rostaing me replonge dans le grand bain. Elle a quelque-chose d'extrêmement important à me communiquer. Rendez-vous est pris, accompagné de mes recommandations de discrétion, dans deux heures au dernier étage de la Tour Eiffel.

Sans arrière-crainte de devenir si rapidement une victime, je file à la Tour très en avance car sensible aux charmes de la Dame de Fer

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parisienne, je me sens tout chose à la simple idée d'aller à nouveau lui monter dessus.

A ses pieds, son éblouissante hauteur encore accentuée par ses courbes douces et souples m'emporte d'ores et déjà dans un incontrôlable vertige de bonheur. Sous son centre creux, entre ses piliers écartés, j'aime tournoyer lentement pour admirer le relief de ses entrailles enchevêtrées, inébranlables et accueillantes. Un peu moins rassuré pendant l'attente de l'ascenseur, les sueurs de l'extase à venir me prennent, faisant frissonner le dos et serrer les fesses comme au premier jour. Après quelques mètres d'élévation, mes muscles fourmillent comme rongés de l'intérieur. Un coup d'œil circulaire sur les toits ensoleillés de la capitale modère le bouillon. Arpentés ça et là par quelques visiteurs inconscients de l'improbable danger qui me hante, les escaliers attisent la furieuse envie de tester en vrai, les lois de la pesanteur. Le dos bien collé à la paroi du fond, je respire profondément pour regonfler la bouée cartésienne qui me semble submergée par la marée noire des pulsions trouillophobiques. Un doux bien-être surnage bientôt, apparu grâce au courage qui fait surmonter la peur et aussi par l'approche rassurante du premier étage. La pause s'impose.

D'ici, Paris est beau. Le Trocadéro déploie ses ailes enveloppantes autour de ses jardins, les Invalides jouent les basiliques orientales, le casino géant étire son tapis vert sur le Champ de Mars jusqu'à l'Ecole Militaire; la cheminée Montparnasse en toile de fond. L'interlude touristique terminé, je me résous à reprendre ma route vers le septième ciel, un peu penaud malgré tout d'avoir eu l'idée de donner rendez-vous dans un tel endroit. Mais déjà l'ascenseur arrive, ouvrant ses portes sur une cohorte débordante de japonais voyageurs puis le flot inverse me pousse au fond de l'engin, collé à la vitre. A peine le décollage amorcé, je sens mon palpitant démarrer à son tour. Plus les toits s'éloignent et plus la

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panique me gagne. Tant bien que mal je me retourne, en nage, déclenchant les rires moqueurs de deux adolescentes à peine pubères. C'est à cet instant que je réalise mon erreur; je ne suis encore jamais venu ici tout seul. Il y avait toujours eu d'habitude, les mains sécurisantes de mes parents, les rires distrayants des copains ou la douce main apaisante de Laurette. A la limite de la nausée, les yeux clos, j'essaie d'oublier le vide juste là, dans mon dos, prêt à m'accueillir si la vitre retrouvant soudainement sa fragilité de sable venait à voler en éclat. Je savais bien que la Tour valait pour moi tous les plus vertigineux grand-huit du monde mais aujourd'hui, elle me joue le grand jeu.

Le deuxième étage passe sans s'arrêter.Nos relations amoureuses, mademoiselle Eiffel et moi, prennent un tour

nouveau. A ses habituelles voluptés frissonnantes, la demoiselle substitue cette fois une éprouvante séance sado-maso. Sa cuirasse de fers entrecroisés ne m'avait jamais parue aussi violente. Autour de moi, les regards figés de mes compagnons de galère semblent me transpercer gaiement pour mieux admirer le néant. Au-dessus de nos têtes, la longue hampe traverse une légère brume alors que je me sens comme un vulgaire spermatozoïde en fin de vie testiculaire. Le troisième étage turgescent sur fond de ciel bleu-roi approche maintenant à tout berzingue. Crispé, castré, j'attends affolé l'instant où la Tour va balancer son chargement dans les airs, m'éjaculer comme un vulgaire microbe.

Mais non, l'ascenseur ralentit pour stopper sa course dans les entrailles du monstre. Comme un peu saoulé je m'évacue, porté par la masse.

Un peu loin du bord pour apprécier le paysage je glisse, scotché aux parois centrales. Un rapide coup d'oeil aux relais de télévision me rend encore plus claire la proximité du ciel… et du vide en dessous! Les deux gamines de l'ascenseur gambadent et sautillent sereinement, hilares à la vue du teint d'aspirine qui poind sous le masque de Zorro. Petit à petit,

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l'habitude engendrant un début de confiance, j'aggripe le garde-fou pour profiter du spectacle. L'air frisquet à cette altitude augmente le tremblement nerveux qui me secoue les vertèbres. Après trois tours de palier, les ex-bureaux exiguës de Monsieur Eiffel détaillés sous tous les angles, Anne Rostaing apparaît au milieu d'une giclée d'Anglais dénaturés par la hauteur.

Persuadé que l'apparence fraîche et assurée de ma cliente provient de ses lunettes de soleil, je chausse les miennes vite fait pour cacher son inquiétude et mes cocards. Une fois expédiés les formules de politesse de rigueur et le rapport sur les premiers résultats de mon enquête, elle m'indique un nom: <<Hesselmann>>, qui serait probablement un chercheur impliqué dans les programmes officieux de la Ringstart. Ce nom avait émergé de ses souvenirs lorsqu'en rangeant des affaires personnelles de son mari, la jeune femme était tombée sur un bout de papier griffonné comportant le nom du chercheur et son téléphone personnel, ce qui lui avait rappelé un certain appel téléphonique après lequel son mari lui avait paru particulièrement nerveux. Des mots comme "éthique", "argent", "dopant" et quelques vagues réminiscences de noms plus techniques avaient alors afflués aux abords de sa mémoire.

Noyé dans les verres fumés de la belle Anne et m'abreuvant des quelques informations qu'elle distille, mon vertige a maintenant presque disparu. Une fois le monologue terminé, nous nous tournons tous deux face au vide, accoudés sur la rambarde, silencieux, histoire d'être bien sûrs que nous avons tout dit.

Au revoir et dernières recommandations effectués, mademoiselle Rostaing part en premier. Le regard errant, perdu sur la cité Lilliputienne, j'essaie de raccorder ce nouveau nom à l'ancienne trame de mon enquête, en vain. Une petite visite à ce Hesselmann semble s'imposer.

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D'un pas maintenant plus confiant, je fais un dernier tour d'étage et descends par l'ascenseur suivant.

Après plusieurs tentatives infructueuses, c'est seulement vers vingt et une heures que j'arrive à joindre Hesselmann. Son enthousiasme à me raccrocher au nez semble plutôt de bon augure pour la suite de mes recherches.

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IX

Arc-bouté sur le dos ruisselant d'Anne Rostaing, je lape les quelques gouttelettes de sueur tiède que nos ébats ont fait dégouliner et s'accumuler dans un petit creux de son dos. Ma main gauche cramponnée à sa hanche conserve un rythme et une pression aux lents va-et-vient pendant que l'autre vagabonde sur sa lourde poitrine sur-tendue, descend doucement le long de son ventre moite, emprunte le chemin des dames et tente de surexciter ma jolie complice. Comme pour confirmer le bien-fondé de ma démarche, les petits cris de contentement d'Anne se transforment lentement en feulements de plus en plus sourds, extirpés chaque fois plus profondément de sa divine poitrine. Sans comprendre comment, je me retrouve à califourchon sur le buste de Miss Rostaing, la bite fermement maintenue entre ses deux seins plus gonflés que jamais. Me sentant proche de l'assaut final, ma main droite bondit vers le sexe de ma cliente pour qu'elle m'accompagne tant bien que mal dans l'extase mais achoppe sur la tête de Véronique qui, sans doute arrivée à l'improviste, termine

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Anne à grands coups de langue. Surdimensionné par tant de sensualité, j'explose dans les draps sans me rendre vraiment compte de ce qui arrive. L'humidité froide aidant, les brumes du sommeil se dissipent, laissant la conscience reprendre le dessus pour permettre de réaliser, seul au fond de mon lit, la déprimante vérité.

Il vaudrait mieux que j'arrive à me sortir Laurette du crâne, son absence omniprésente envahissant comme une armée d'occupation le moindre neurone romantiquement assoupi. Résultat: un an et demi sans lavage en profondeur, tout juste quelques lessives à la main de façon à éviter que le matériel ne se purge lui-même comme il vient de le faire. Ceci dit, il faut reconnaître que malgré la désagréable flaque de sperme froid du réveil, les sensations éprouvées lors de ces virées fantasmatiques ne peuvent qu'attiser l'envie d'y revenir tant elles sont fortes par rapport à la déjà très agréable réalité. Finalement c'est plutôt rassurant car j'avais cru un moment devoir faire une croix sur ma libido décatie. Plus d'envie de baiser et plus que l'érection du matin pour preuve de virilité font vite douter un homme fragilisé.

Fi de ces considérations sexualifrustrées et après les quelques ablutions de rigueur, un nouvel appel à Hesselmann se conclut comme le précédent, dès mes premiers mots:...tuut...tuut...tuut...

A onze heures et des poussières, je passe à nouveau l'intimidante grille de la Ringstart. Par chance, mes copains sont là; Hilde, Hans et une petite nouvelle flavesque répondant au doux prénom de Gül. Hilde, souriante et engageante, m'a reconnu au premier coup d'oeil grâce à mon déguisement qui, bien qu'atténué par les couches nocturnes de pommade décongestionnante, n'en est pas moins encore présent.

-Bonjour jolie Hilde, comment allez-vous?

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Tout d'abord gênée par une telle familiarité, elle se reprend très vite pour noyer mon outrecuidance latine dans un grand sourire parfumé menthol d'où s'échappe un amical:

-Vous désirez?-Monsieur Hesselmann, s'il vous plaît.

Elle tapote...-Ca ne répond pas.-Il m'attend.-Hans va vous accompagner.Plus confiant que lors de notre première rencontre, j'ai même

l'impression que Hans a envie de me parler. J'en profite pour engager la conversation, parler de la pluie et du beau temps et le questionner sur l'ambiance de travail dans cette société. Je n'ai droit en retour qu'à quelques borborygmes bourrus, montrant que j'avais mal ressenti la chose.

Après une fin de parcours silencieuse, nous arrivons devant le bureau d'Hesselmann, Friedrich de son prénom, comme l'indique la plaque apposée près de la porte de son bureau. Hans frappe, on répond, il me fait signe d'attendre puis entre, ressort et me laisse entrer à mon tour.

Hesselmann est un homme petit, sec, la cinquantaine, chercheur mais sans lunettes et sans mèches ébouriffées. Au contraire, ses cheveux à l'allure grasse sont raides et bien peignés, en une espèce de coupe démodée terminée sur le devant par une longue mèche plaquée sur son front dégarni. Son visage semble immédiatement mentir, comme s'il voulait cacher quelque chose, peut-être à cause d'un "manque" visible comme le nez au milieu de la figure. Et c'est bien là que justement se fait ressentir ce fameux "manque". Si une petite moustache étroite venait s'implanter sournoisement sous ce nez plutôt long, Hesselmann ressemblerait à s'y méprendre à... Non, c'est trop facile; un allemand, une vague ressemblance et me voilà pris dans la tourmente des préjugés que

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doit absolument refuser tout bon enquêteur comme nous l'a appris Sir Alfred Hitchcock.

Le bureau n'a rien à voir avec celui de Nebelkraut. Plus petit, il est rempli d'un embrouillamini d'objets d'études diverses; tubes à essais, boites médicamenteuses entamées, papiers entassés, dossiers non classés, toute la panoplie du vrai technicien fureteur et savant. Les reconnaissances accrochées aux murs le confirment d'ailleurs. Diplômes, récompenses, certificats, tous encadrés, repoussent la surcharge du décor jusque sur le haut des murs.

-Nous avions rendez-vous, monsieur?-Heu, non, pas vraiment...-Cela m'étonnait aussi, je n'avais rien noté sur mon agenda.-J'essaie de vous parler depuis deux jours au téléphone.-Ah c'est vous? ...Sans attendre, il bondit sur son interphone et réclame Hans de toute

urgence....vous ne manquez pas de culot, mon collègue Nebelkraut vous a déjà

reçu, je crois, je n'ai donc rien de plus à vous dire.-Mais pourquoi vous énerver comme ça cher monsieur, je ne suis là que

pour une petite visite de curiosité, simplement pour me rendre compte si vous en savez ou non davantage que votre patron sur la mort de Duberthier?

-Pour qui vous prenez-vous, petit con, la police a déjà fait son enquête, c'est une affaire réglée, le professeur Duberthier s'est suicidé.

-Pas si sûr, pas si sûr (tout en m'approchant de lui) mon intuition me dit que Duberthier n'est pas revenu de vacances pour jouer les plafonniers. Il est mort car on l'a tué, sans doute pour de l'argent et par quelqu'un qui pourrait être de la Ringstart (je pose mon joker) saviez-vous que le jour de

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sa mort, Félix Duberthier avait rendez-vous avec une personne de chez vous?

C'est le moment que choisit Hans pour faire irruption dans la pièce, sans frapper.

-Ach, Hans, débaradsez-moi dé zett merde, dit-il dans un souffle de soulagement irrité faisant ressortir cette pointe d'accent allemand hilarant si bénéfique aux histoires drôles teutonnes et qu'aimait tellement parodier Maupassant.

-Ché t'emmerde gonard! -Pensais-je-L'énorme paluche du géant m'attrape par l'encolure pour me soulever

dans les airs. Hans m'entraîne comme un pantin désarticulé, la tête dans les épaules, direction la sortie. J'ai juste le temps pour maintenir la pression sur Hesselmann de lui balancer un <<A bientôt>> étranglé. Comme dans un jeu vidéo, je traverse les couloirs de la Ringstart en apesanteur, à toute vitesse, grâce à l'aide démesurée de mon garde du corps. L'assurant de ma bonne volonté, je tente de convaincre Rambo de me laisser continuer seul la balade mais il reste muet et d'un coup d'oeil en coin j'aperçois à sa mine qu'il vaut mieux que je n'insiste pas trop si je veux conserver toutes mes dents. Accroché à ma patère ambulante, je traverse les locaux de la société, humilié comme une fripouille moyenâgeuse par les présomptions accusatrices des chefs, sous-chefs, assistants-chefs, stagiaires-chefs et chefs de personne, tentant de reconnaître le personnage mystère caché derrière le masque. Sans doute pour éviter la mauvaise publicité, Hans ne me fait pas traverser le hall d'entrée mais me balance sans ménagement sur le trottoir par une porte donnant dans une ruelle un peu à l'écart.

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Tout en passant faire un <<coucou>> amical à Véronique, je constate que ma petite visite a déjà fait le tour du voisinage car un appel de Carmini me convoque dare-dare dans son bureau.

Un Mac Do plus tard, dans les locaux de la police, rien ne va plus. Carmini furibard m'annonce que Nebelkraut s'est plaint au nom de la Ringstart pour un harcèlement illégal de ma part et demande l'intervention de la police afin de faire cesser mon petit jeu. Les investigations policières n'ayant rien donné, Carmini me demande d'arrêter cette enquête immédiatement sans quoi il sera dans l'obligation d'intervenir. Pour la bonne bouche, il tient tout de même à me rappeler qu'aucun indice ne laisse supposer un crime. Aucune effraction, aucune empreinte suspecte pas plus que de traces de pas, aucun résidu caché dans la moquette si ce n'est mon vomi et qui plus est, l'autopsie du cadavre n'a dévoilé aucune autre lésion que celles dues à la pendaison. On n'a pas plus décelé la moindre trace de produit illicite, quel qu'il soit, dans le corps.

Officieusement, l'inspecteur m'informe que je prends de gros risques en me mêlant de cette affaire car l'enquête faite par ses services, même si elle n'a abouti à rien de précis, a tout de même montré que certaines personnes employées par la Ringstart n'étaient pas des plus scrupuleuses, comme ce Hesselmann par exemple qui, admirateur des expérimentations nazies, a déjà été sanctionné par un tribunal Berlinois pour "traitements hors-normes envers des animaux dans le but de recherches scientifiques". De plus, de nombreuses plaintes de la concurrence sembleraient insinuer que des groupuscules violents prêteraient leurs talents pour appuyer certaines causes, comme j'en ai probablement déjà fait l'expérience. Enfin, malgré toute sa bonne volonté, il ne pourra plus rien faire pour moi lorsque son supérieur, le commissaire Laurent lui demandera d'agir.

-Je vous comprends inspecteur, mais j'en suis arrivé à un point où je dois continuer même si cela doit me mener à la certitude que je me suis

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trompé. Anne Rostaing attend beaucoup de moi et le comportement des personnes que je rencontre à la Ringstart me pousse vraiment à croire qu'il y a quelque chose à découvrir derrière la mascarade. C'est pourquoi malgré toute l'estime que j'ai pour vous, il faut que je vous dise que je n'ai pas l'intention d'obtempérer si facilement aux ordres de Nebelkraut. Je vais continuer mon enquête.

-Réfléchissez bien; peut-être votre vie vaut-elle plus que ça.-Rassurez-vous inspecteur, elle n'en vaut pas plus, vraiment pas plus.-C'est vous qui voyez.Malgré ses tentatives de sauvetage, je vois bien que Carmini approuve

mon comportement dans son for intérieur. Sans doute a t-il connu lui aussi ce genre de période où la seule issue de secours est la fuite en avant pour éviter la chute au fond du gouffre.

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X

Le lendemain de la veille, je vais traîner mes guêtres aux alentours de la Ringstart pour tenter de mieux cerner le terrain. J'essaie de dénicher les portes dérobées, les failles de leurs défenses, mon but étant de pénétrer à l'intérieur à la dérobée, de nuit de préférence, pour espérer dénicher un signe extérieur de bassesse.

Hier soir, une fois ma tournée effectuée, je suis revenu en planque devant cet immeuble et j'ai constaté que sur le coup des dix-neuf heures, une fois les bureaux vides, Hilde et les autres échangent leur place à l'accueil avec le gardien de nuit. Aussitôt, il enclenche le système de sécurité mais le coupe une heure et demie plus tard pour le personnel de nettoyage qui arrive à son tour et ne ressort que trois heures après. Donc pendant ces trois heures, les locaux quasiment déserts ne sont pas sous alarme. Au suivi des mouvements intérieurs, j'ai cru comprendre que le nettoyage des bureaux commençait par le haut du bâtiment pour se finir dans le hall d'entrée. Le but du jeu pour moi est donc plutôt simple: entrer

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sans me faire remarquer et éviter de croiser l'équipe de nettoyage. Si cela fonctionne, je peux espérer deux bonnes heures pour folâtrer peinard dans les dessous intimes de Fräulein Ringstart.

Aucune porte isolée et ouvrable n'étant proposée pour faciliter la tâche, même dans les parkings en sous-sol, il va falloir réviser la technique et prier Dieu. Pourtant le manège d'hier soir se reproduit à l'identique, toujours aussi tentant. Ce serait bien le diable si... Mais au bout d'une demi-heure; miracle! La solution apparaît, trop belle pour être vraie. Alors que les épousseteurs et autres techniciens de surfaces horizontales ou verticales s'affairent au dernier étage, le gardien de nuit quitte sa place pour reparaître quelques instants plus tard, une grande cruche d'eau à la main. Un tempérament sans doute sentimental le pousse à s'occuper des quelques fleurs et plantes grasses qui tentent d'orner les recoins du hall d'entrée et va me permettre de faire mon boulot. Pour remercier le saint-homme, je vais descendre une Guinness en son honneur au Kitty.

Le surlendemain de la veille, aux aguets près de la porte d'entrée, j'attends impatiemment le rituel attendu de l'arrosage des fleurs. Quand enfin il est temps, je bondis silencieusement et file me planquer derrière un bout de mur. Le gardien affairé et concentré sur sa cruche pour éviter d'en renverser le contenu, me frôle sans même m'imaginer. A l'aise Blaise, j'encadre le premier couloir puis un second jusqu'à l'escalier de service qui me mène sans risque majeur jusqu'au bureau de Nebelkraut. Après un petit quart d'heure de recherches infructueuses, je débarrasse silencieusement le plancher, direction Herr Friedrich Hesselmanns Büro via l'escalier de service. Sans plus de problème. A l'écoute des bruits du couloir, je passe une bonne demi-heure à chercher, feuilleter, zieuter et photographier sur GSM tout ce qui semble intéressant. Mes fouilles terminées, c'est au moment où j'ouvre la porte que je me retrouve face à une parodie d'Ella Fitzgerald lookée Tiers-monde, aussi surprise que moi.

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Distrait par mes recherches, j'ai délaissé le côté auditif du job, d'où cette situation plutôt embarrassante. Si je m'appelais Clyde Barrow, je me devrais de supprimer ce témoin gênant mais mon réflexe est plutôt de fiche le camp le plus vite possible, le palpitant frénétique. Comme dans le pire des fantasmes, autant je m'étais imaginé le côté "Jamesbondien" de l'affaire autant j'avais inconsciemment occulté l'éventualité d'être surpris en flagrant délit inavouable. Face à l'imprévu, une seule solution dans le cas présent, bousculer et courir en direction de la sortie la plus proche, celle par où Hans m'a viré si délicatement. J'ai immédiatement la certitude que la similitude Parodie-Fitzgerald s'arrête au physique. Les hurlements sur-aigus et vaguement créoles déchirent le silence des couloirs vides. Aussitôt, comme par enchantement, des têtes apparaissent à chaque porte, comme des champignons dans une forêt magique. D'autant plus magique que tous les champignons sont noirs. Bien décidé à m'enfuir, me voilà entraîné dans un gigantesque gymkhana, slalomant entre les arbres d'une forêt d'ébène aux senteurs exotiques. Obligé d'écarter les bras entrecroisés qui comme les branches de cette forêt surréaliste tentent de stopper ma course, je réussis à gagner une issue de secours, m'arrachant tel Rahan, des lianes qui commençaient à m'enserrer de trop près. Le déboulé de l'escalier se faisant sans encombre, je me retrouve une demi-seconde plus tard dans le couloir désert du rez-de-chaussée. A peine le temps de décalquer les alentours que déjà j'entends les cris guerriers de mes poursuivants, horde surgie d'un autre monde. Des images de machettes, de corps éventrés, bras arrachés et têtes coupées, rémanentes d'une visite à un ami travaillant au service photo de l'A.F.P (Agence France Presse) et qui m'avait montré des clichés censurés à la suite des massacres du Rwanda, viennent titiller mon stress aux aguets. La porte de survie resituée dans ma mémoire, je m'élance dans sa direction quand apparaît au bout du couloir, le gardien de nuit. Attiré par les cris, il se pointe face à

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moi, dans une position mitigée entre celle du gardien de but au moment du penalty et Kojak, brandissant devant lui une matraque électrique. L'envie de me barrer de là, saturée par la panique naissante, laisse pronostiquer un choc terrible. Le type m'attend, immobile, figé de peur ou très sûr de lui. La rencontre devenant maintenant inéluctable, Cerbère allume sa matraque, faisant crépiter entre les deux électrodes, un arc électrique bleuté. Deux solutions: lui plonger dessus pour tenter de le prendre de vitesse et l'écraser contre le mur avec un risque important d'électrocution ou bien... le surprendre. Tête en avant, je chute en roulé sur l'épaule, une sorte de galipette sans les mains puis je continue le mouvement d'avancée en m'appuyant sur les bras, jambe droite raide comme le fer, projetée en avant, le talon agressif. L'estomac du youyou supportant mal un tel régime après le civet de lapin-pommes-vapeur que lui avait amoureusement concocté sa femme et dont il s'est envoyé deux belles plâtrées, le pauvre homme se casse en deux comme un bout de bois mort, les mains sur le ventre. Pâlot, il me laisse tout juste le temps de me relever avant de vomir le civet en question. Je n'aurais jamais cru pouvoir caser un jour cette technique de Vo-Vietnam qui m'avait toujours parue folklorique à l'entraînement... mais pas le temps d'admirer le résultat car au bout du couloir, les premiers techniciens de surface pointent leur nez. En fait, ils sont beaucoup moins énervés que je l'avais imaginé. Groupés derrière la porte entrouverte, ils m'observent en attendant que je bouge. Les occidentaux voient dans les arts martiaux un moyen d'être prêt au combat, au cas où. Pour les orientaux c'est un moyen d'être prêt à ne pas combattre. Chez eux, le vainqueur est celui qui peut éviter l'affrontement. De façon à ne pas tenter le diable trop longtemps, j'utilise donc le plus efficace des arts martiaux: la course à pieds.

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Revenu chez moi au plus vite, je passe la nuit à disséquer ma cueillette. A coup de Bluetooth, je duplique les photos du GSM vers mon ordi portable et visionne tout ça de plus près.

A deux heures trente-sept du matin, apparaissent sous mes yeux éberlués, les méandres cachés d'une affaire de dopage international qui vraisemblablement se serait terminée pour la Ringstart par le gain d'un pactole directement issu des J.O de Pékin. Bien que les mots restent flous, le doute n'est pas permis. Il paraît évident que la bonne affaire proposée à Duberthier était en rapport avec cette histoire. Pas la peine de dire que l'embouteillage ainsi créé entre mes deux oreilles m'empêche passablement de dormir comme si mes jambes pressées de m'emmener annoncer ces trouvailles à Carmini tournaient à vide en attendant l'embrayage du réveil.

Debout tôt, évidemment, je pars m'enfiler une noisette au troquet du coin pour faire accélérer la pendule dans l'attente de l'ouverture du commissariat mais à peine la porte de l'immeuble passée, deux balaises bodybuildés et costumés Men in black surgissent d'une longue limousine noire et m'entraînent à reculons sans que je puisse rien faire, les pieds à cinquante centimètres du sol. En une fraction de seconde, je suis à nouveau devant ma porte mais en sens inverse, sommé d'ouvrir. Aussitôt à l'intérieur:

-Où sont-ils, dit le plus grand des géants.-Qui?-Te fous pas de ma gueule.

Pour appuyer ses propos, il m'assomme presque d'un revers de la main.Preuve étant faite de la justesse de mes déductions, je ne me sens pas

d'humeur à lâcher le morceau. Le plus petit des deux mariolles a déjà commencé à tout retourner. Pauvre Véro. Mais déjà son oeil s'éclaire, il a trouvé le portable.

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-Vous arrivez trop tard, j'ai tout envoyé par mel à la police dès hier soir, dommage pour vous, dis-je d'un ton de vieux roublard en priant pour qu'ils ne remarquent pas la connexion internet inexistante.

J'ai dû être convainquant car le fouineur s'arrête illico tandis que l'autre augmente la pression de sa main sur mon bras.

-Dommage pour nous mais tant pis pour toi, on t'emmène.Dans le mouvement, me revoilà entraîné dans les airs et projeté dans la voiture, aussitôt suivi par mes deux acolytes et par un troisième surhomme qui s'était posté devant la porte de l'immeuble pour superviser les alentours. A peine assis, nous démarrons en trombe, la joyeuse bande encore augmentée de deux autres membres tous fringués Boss. Celui assis sur la banquette en face de moi a la mine patibulaire du gros bras chef.

-Vous avez trouvé quelque chose?Mes anges gardiens montrent l'ordinateur, ce qui entraîne l'énorme

paluche du meneur de jeu haut dans les airs pour finir par venir s'écraser droit sur ma gueule. La claque m'estourbit direct.

Cut.

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XI

Le retour à la vie me donne à penser que la baffe m'a chamboulé la cervelle. Dans un large couloir aseptisé, je me vois dans les bras d'un gigantesque mastodonte, porté comme un bébé. Mes premiers efforts pour m'extirper de son étreinte ne donnant rien, je tente une vague galipette arrière qui me propulse hors d'atteinte du monstre. C'est alors que je constate la présence du reste de l'équipe: un mec et deux nanas, plus baraqués les uns que les autres. Ma petite taille relative me permet de me faufiler entre mes adversaires comme aux plus beaux jours de ma jeunesse rugbystique, bientôt poursuivi par la mini-meute des sportifs bodybuildés nippés moule-burnes et marcels. L'odeur que je n'avais pas réussi à analyser tout de suite me fait maintenant penser à celle d'une salle de gym. Un mélange de transpiration et d'onguents musculaires. Presque arrivé au bout du couloir, à deux doigts de l'issue de secours, la tiède senteur devient plus présente pendant une fraction de seconde. Sans avoir le temps de comprendre, une de mes poursuivantes m'aggripe et se pend à

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mon cou. Un atémis au foie la fait lâcher prise mais le retard ainsi concédé aux trois autres est fatal à la réussite du projet. Les coups volent bas, surtout lorsque mes deux poursuivants s'écroulent l'un après l'autre, les pendantes explosées grâce à deux coups directs facilités par la mise en évidence si prononcée du point d'impact. C'est le moment que choisit la seconde Aphrodite pour balancer ses jambes autour de mon cou. Catcheuse, elle m'expédie au tapis dans un roulé-boulé incontrôlable. Aussitôt au sol, l'étreinte des cuisses reprend de plus belle. Si elle était plus tendre, je lui proposerais bien de garder la position pour faire plus ample connaissance mais ses muscles durs comme l'acier laissent présager d'autres plaisirs. Le souffle court, j'aperçois les trois anges de la vengeance qui se relèvent et arment leurs tirs. Deux shoots dans les valseuses plus un dans l'estomac m'envoient à nouveau dans les limbes nauséeuses du K.O.

Le réveil se fait cette fois dans une pièce toute blanche. Pas très loin, Hesselmann s'affaire au milieu d'ustensiles plus ou moins agressifs et de toutes tailles. Je ressens tout à coup le stress de la souris de laboratoire. Il faut dire que mes poignets et chevilles liés aux coins de la table n'arrangent rien à l'affaire. Le chercheur s'apercevant de mon réveil s'approche de moi, enjoué.

-Bienvenue dans mon laboratoire privé, cher monsieur. J'ai attendu votre réveil pour que vous puissiez profiter pleinement des réjouissances. Alors, vous sentez-vous prêt?

-Détachez-moi, Hesselmann!-Cette réponse me suffit amplement, jeune homme. Ah, j'oubliais, si

vous voulez crier allez-y sans crainte, l'endroit est parfaitement insonorisé. De plus, les cris de mes cobayes me sont d'un grand aide dans mes expériences, ils me permettent de vérifier la qualité de mes interventions.

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Tout en terminant son speech, Hesselmann est retourné préparer ses ustensiles comme un boucher préparant sa batterie de cuisine pour découper un porc.

-Qu'est-ce que vous me voulez?-Oh rien, juste vous utiliser.-Si vous voulez savoir quelque chose...-Je n'ai besoin d'aucun renseignement, je sais déjà tout.-C'est vous qui avez tué Duberthier n'est ce pas?-Allons, allons, détendez-vous.-Vous êtes dingue Hesselmann.-Si cela peut vous faire plaisir.-Mais dites-moi au moins ce que vous attendez de moi, qu'est-ce que je

peux faire pour que vous acceptiez de me libérer?-Absolument rien, je vous l'ai déjà dit. Que ce soit vous ou un autre ne

changera rien à mon expérience, seules vos réactions physiques m'intéressent. Si en plus, je peux me débarrasser de vous par la même occasion, que demander de plus? Vous savez, il est difficile de trouver des cobayes autres que des souris de nos jours. Les temps sont durs pour les gens comme moi; les génies inconnus à cause de la petitesse des hommes complètement inconscients du grand ordre naturel qui les domine.

Pris d'une panique soudaine face à ce monstre, je me débats pour me détacher mais ça semble sans espoir, les liens sont solides. Je ne m'étais pas encore rendu compte que je suis à poil, sans aucune défense, livré à la folie d'un malade mental.

Déjà prêt, le chercheur revient vers moi, une seringue à la main.-Qu'est-ce que c'est Hesselmann?! Arrêtez, je vous en supplie!! Puis se penchant à mon oreille;

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-Vous ne sentirez rien, vous verrez, juste une petite surprise. Coopérez avec moi, il faut bien que la science progresse. Au moins votre petite vie de merde aura t'elle servi à quelque chose.

-Vous parlez comme un nazi, Hesselmann.-Ils ont fait de belles choses, c'est vrai, mais les temps ont changé. Ne

vous en faites pas, vous ne souffrirez pas... Personnellement je le regrette croyez le bien mais je n'ai pas le temps de m'amuser. Pourtant, imaginez un peu; vos genoux enserrés dans des tubes de béton qui en séchant se rétracterait et ferait éclater les articulations ou le supplice de la goutte d'eau que j'ai encore amélioré en mélangeant l'eau à quinze pour cent d'une huile de ma composition, ce qui allonge la durée du supplice d'environ trente-cinq virgule trois pour cent...

Tout en décrivant ses horreurs, l'homme s'est relevé pour me fixer au plus profond des yeux comme Don Juan tentant de séduire une proie. C'est clair, le malade prend son pied en racontant des monstruosités dignes d'un aliéné. Bien que ses descriptions semblent surréalistes, la précision dont il saupoudre ses paroles laisse penser qu'il a bel et bien expérimenté ces tortures.

...Et que diriez-vous si je vous allongeais sur un grillage, juste au-dessus d'une plantation, non pas de bambous mais de rosiers taillés en pointe. La pousse du rosier est plus lente que celle du bambou et en plus les épines...hum...quel plaisir...

Il a fermé les yeux pour encore mieux savourer les raffinements proposés.

...enfin, oublions tout ceci et revenons à nos moutons.Sans plus dire un mot, il me saisit le bras et pique sans aucune

hésitation. La seringue plantée sans ménagement me fait hurler autant que la peur panique qui me reprend. Petit à petit je me calme; est-ce la mort qui rôde? Mes yeux s'embrument; sont-ce les limbes du ciel? Tiens, Jésus;

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bonjour monsieur Dieu, ou Saint Pierre peut-être? Que vous êtes joli que vous me semblez beau, sans mentir si votre ramage se rapporte à votre plumage... mon cerveau s'évanouit.

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XIII

Un doigt dans l'oeil me fait sortir de ma torpeur. Hesselmann me soulève une paupière pour voir l'état de la pupille. Il sourit et semble satisfait. Il sort de la pièce en sifflotant. Je ne sais pas combien de temps je suis resté allongé sur cette table mais je ne sens plus aucun de mes membres sans doute complètement ankylosés. Et si l'autre dingue me les avait coupés?! Incapable de prononcer un mot, la langue en béton, je ne peux que regarder mon bourreau sortir de la salle. Vite, bouger un doigt, un pied! Ne pas se laisser déborder par les images qui se cognent aux portes de ma lucidité retrouvée! Boxing Helena n'était qu'un fantasme et Johnny Bonham revenu de la guerre disait que de toute façon on arrive à ressentir un membre coupé comme s'il était toujours là. Le meilleur moyen de m'en rendre compte serait de lever la tête pour voir les choses en face mais le seul fait d'y penser laisse prendre conscience de la raideur de mon cou. Pour couronner le tout, j'ai bien l'impression d'avoir paumé une lentille de contact. Me voilà semi-malvoyant. J'ai beau cligner des

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yeux, rien n'y fait, il n'en reste bien qu'une. J'attends qu'elle s'humidifie un peu afin de chasser l'espèce de brouillard sale qui la couvre. Bien qu'il y ait longtemps que ça me démange, je pense que là c'est décidé; si je m'en sors, je file direct chez l'ophtalmo pour me faire raboter les yeux à coups de Laser et entrer de plain-pied dans le vingt-et-unième siècle. Un effort Herculéen permet à mon oeil de prendre le minimum de hauteur pour apercevoir le bout de mes orteils. Ils semblent bien là mais le reste du spectacle n'est pas des plus rassurant. Mon corps tout entier semble couvert de poils. Il n'a tout de même pas pu me greffer la tête sur un corps de singe?! Ce doit être une hallucination, un effet secondaire de son produit de malheur.

Après avoir mariné dans mon jus un bon quart d'heure, la porte du labo s'ouvre laissant apparaître un Hesselmann tout sourire.

-Ah mon cher ami, vous voilà de retour parmi nous, vous êtes splendide.-Que m'avez-vous fait?!-Je vais vous montrer, c'est fantastique.Tout en s'approchant de moi, il décroche un miroir pendu au mur et

vient le coller, victorieux, devant mes yeux éberlués. Des cheveux! partout des cheveux et des poils! Le dingue a réussi là où tous les produits miracles ont échoué.

-Vous avez vu? -Dit-il, pas peu fier de lui--Espèce de malade!-Vous n'aimez pas?-Combien de temps est-ce que j'ai dormi?-Vous ne dormiez pas, je vous ai mis en état d'hibernation artificielle.

Vous êtes resté dans cet état un peu moins de six jours. Cinq jours, vingt et une heures et cinquante huit minutes pour être précis. Votre réveil physiologique a eu lieu il y a quatre heures, trois heures trente avant que vous ne vous en rendiez compte.

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-Six jours? -Dis-je complètement déboussolé--Six jours. Et pendant ce laps de temps, je me suis permis de vous

réserver une petite surprise...A cet instant, un des matons sportifs entre dans la salle sans prévenir.

L'occasion était inespérée, je me mets à hurler.-S'il vous plaît! Aidez-moi! Votre patron est fou, il....-Taisez-vous imbécile! -Ordonne Hesselmann- Ce que vous faites ne

sert à rien, il n'écoute que ma voix, vos jérémiades ne l'intéressent même pas.

Vu la réaction robotique du type, je ne peux que constater l'évidence.-Il est drogué?-Juste sous influence, mais ce serait trop long à vous expliquer, revenons

à nos moutons...-Tout va bien professeur? -Dit le type, sortant subitement de sa

léthargie--Tout va bien, faites ce que vous êtes venu faire et sortez -Puis il se

tourne à nouveau vers moi- Je vous parlais donc d'une petite surprise; elle vous plaira, j'en suis sûr.

-Qu'est-ce que c'est?-Surprise. A bientôt -dit-il en s'en allant guilleret-L'enfoiré en a dit juste assez pour me torturer un peu plus et maintenant

il se barre.-Professeur, vous ne pouvez pas me laisser ainsi, couvert de poils.-Ne vous tracassez pas pour ça, ils ne vous dérangeront bientôt plus.-Si vous me tuez, vous n'arrangerez pas vos affaires Hesselmann. La

police me recherchera, peut-être a t'elle même déjà commencé. Depuis l'affaire Duberthier je dois leur rendre régulièrement des comptes, mon absence va les alarmer tôt ou tard...

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-Tôt ou tard ils chercheront et ne trouveront rien. Votre corps va se décomposer si rapidement et en si petites particules qu'il ne restera aucune trace de votre minable vie.

-Vous délirez, ce n'est pas si facile que ça de faire disparaître un corps.-Et tous ces poils, vous aviez déjà vu ça? Et Duberthier tué sans trace,

vous aviez déjà vu ça?... (Je sens que je vais avoir droit à des aveux complets; pourvu que Carmini soit planqué derrière la porte et entende tout pour mettre fin à ce cauchemar)... Grâce à mes recherches, j'ai mis au point une multitude de produits permettant de contrôler le comportement humain. Mais la grande nouveauté que l'on me doit est la disparition totale des traces dans l'organisme. Duberthier a été poussé au suicide par quelques grammes d'un de mes produits. Le plus difficile aura été de le verser dans son drink sans qu'il s'en rende compte. Résultat: aucune trace. Avez-vous entendu parler du GHB? La "drogue du violeur"; elle permet de contrôler une personne sans qu'elle s'en rende compte. Mon produit est une sorte de dérivé du GHB, complètement indécelable après ingestion, génial non? Et encore plus fort, aux derniers jeux olympiques des dizaines de sportifs ont utilisé mes produits. En avez vous entendu parler? Pas du tout, ils étaient totalement introuvables... et aussi pas très efficaces. C'est pour ça que ce stupide Duberthier est mort. Je lui avais demandé de collaborer à mes recherches pour qu'il m'apporte ses connaissances concernant l'augmentation artificielle du rendement énergétique de différentes fibres. Il a tout d'abord accepté mais a pris peur lorsque j'ai commencé à l'entretenir des différents contacts que j'avais au sein de certaines fédérations sportives en vue des Jeux Olympiques de Pékin. Un jour il m'aurait dénoncé. C'est dommage car sans lui les résultats sont encore très faibles et donc les rentrées d'argent difficiles. Or de l'argent il m'en faut énormément pour pousser plus loin ces recherches. Personne n'a été interpellé avec des produits interdits car personne ne les a transportés.

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Vous ne devez pas non plus connaître la biologie numérique? Un chercheur français, Jacques Ebéniste; ça vous dit quelque chose? Non pas, bien sûr. Cet homme a découvert il y a quelque temps déjà que l'eau peut mémoriser le signal électromagnétique des molécules et se transformer en principe actif. C'est un peu le système de base de l'homéopathie par exemple mais là où ce scientifique est devenu génial, c'est lorsqu'il a numérisé ces signaux moléculaires pour les transmettre au bout du monde via le téléphone ou même internet. Il ne restait plus au receveur qu'à décoder le message et il obtenait le produit initial. C'est ce procédé que j'ai utilisé. Le problème est qu'à ma modeste échelle, tout cela coûte très cher. A l'heure qu'il est, je ne sais pas combien de temps encore je pourrai continuer mes recherches, si importantes pour l'humanité tout entière...

C'est à peine vraisemblable. Tellement ce type croit à ce qu'il dit, j'ai vu ses yeux s'emplir de buée face à son échec redouté, ses mains se crisper de douleur, ses narines se dilater. Malgré tout le dramatique de la situation, le bon mot de Barbey d'Aurevilly au sujet de Zola revient à ma mémoire; j'ai devant moi: <<un Michel-Ange de la crotte>>.

... à tout à l'heure -Dit-il-Et il file comme un rat, sans doute au bord des larmes et plein de haine.Aussitôt la porte refermée, je me débats sans résultat pour desserrer les

liens faits de grosses lanières de caoutchouc. Les poils coincés et enroulés d'un côté, solidement enracinés de l'autre, s'agrippent des deux bouts comme pour tester le degré d'élasticité des lanières par rapport à la peau humaine. Il ne leur manque qu'un paramètre: la douleur qui pourrait bien faire que je m'arrache la peau plutôt que de supporter cette douleur plus longtemps. Aux alentours, rien qui puisse m'aider, pas la moindre babiole coupante à portée de main par contre tous ces poils commencent à me tenir plus que chaud. La sueur qui dégouline les colle sur ma peau qui me chatouille un peu partout.

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A peu près une heure plus tard, resté seul au centre d'un terrifiant silence, l'ouverture de la porte me fait sursauter. Hesselmann reparaît, son fidèle rictus au coin des lèvres. Après s'être arrêté comme pour créer une haie d'honneur à lui tout seul, il m'annonce:

-La surprise!Qu'est-ce que ce fichu dingue a bien pu imaginer? Les quelques

secondes qui précèdent l'entrée de la fameuse surprise me semblent interminables. J'aimerais bien accélérer les choses et pourtant plus elles évoluent et plus ma position devient critique. On peut même dire que cette surprise devrait m'être fatale. Encore quelques fractions de seconde et entrera...

(A suivre)

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XIV

Ouverture au noir.Anne Rostaing apparaît dans un lamé noir scintillant moulant ses formes

au plus près, ses longs cheveux blonds défrisés et plaqués dans une coupe à la Lauren Bacall. On aurait pu rejouer un vieux film noir mais pour l'heure je ressemble moins à Bogey qu'aux Dupond et Dupont dans Tintin au pays de l'or noir. A première vue, ma commanditaire a eu droit au traitement esclavagiste d'Hesselmann. Ses yeux bougent mais semblent ne rien voir comme sous hypnose.

-Belle surprise n'est-ce pas? -Lance un Hesselmann tout content de la réussite de son effet- Pour vous, on peut même dire qu'elle est d'une beauté mortelle, l'ange de la mort!

Heureux comme un gamin, le chercheur rigole sans retenue. Derrière Anne, deux mastodontes suivent au cas où. Après les avoir fait sortir, le professeur s'approche de moi, Lauren Rostaing au bras.

-Pourquoi l'avez vous amenée ici? -Dis-je- Juste pour cette mascarade?

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-Quelle mascarade? Vous devriez plutôt vous sentir honoré que je prenne tellement soin de vous. J'aurais pu vous éliminer depuis déjà un certain temps, vous balayer comme une vulgaire mouche!... (Là, je sens qu'il s'énerve)... allez, puisque vous le prenez comme cela ne perdons plus de temps!

Il file à son plan de travail et sort un flacon d'un tiroir. Pendant qu'il fait lentement passer le liquide translucide dans une seringue, j'essaie d'attirer l'attention de mademoiselle Rostaing, pour le moins stoïque.

-Ca ne sert à rien, je vous l'ai déjà expliqué. Cette jeune femme ne s'intéresse plus qu'à ma seule voix d'ailleurs qu'est-ce qui pourrait bien l'intéresser plus que mes paroles si merveilleusement pures. -il éclate de rire- Vous aimez quand je dis ce genre de choses n'est-ce pas? -il rit à nouveau-.

Le transvasement terminé, Hesselmann revient vers nous la seringue à la main et la confie à Anne plus inconsciente que jamais.

-Eh bien adieu "James Bond". Anne, piquez je vous prie.Sans le moindre soubresaut de doute, Anne s'avance doucement dans un

calme tout hypnotique.-Non Hesselmann arrêtez-là! Ne faites pas ça!Rien n'y fait, Anne est maintenant dangereusement proche. Les

méninges en ébullition malgré l'engourdissement de l'hibernation, je regarde Anne s'approcher, la dévisage tentant de trouver une solution dans ses yeux vides; essayer de supprimer l'emprise hypnotique d'Hesselmann; entrer dans ce cerveau pour en prendre les commandes mais la froideur pointue de l'aiguille enfonce déjà l'inexorable réalité à l'intérieur de mon avant-bras.

-Anne, arrêtez-vous! Je vous en supplie écoutez-moi! Félix n'est pas mort -le pouce fatidique a marqué un temps d'arrêt- Félix est vivant Anne!

Elle s'est arrêtée net, l'esprit brouillé par cette nouvelle information.

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-Qu'est-ce que vous faites? -hurle Hesselmann fou de rage- C'est moi votre maître, écoutez-moi Anne! Appuyez immédiatement sur cette seringue!

-Non Anne -Dis-je pour bloquer le petit coup de pression du pouce prêt à obtempérer- croyez-moi, je peux vous amener près de votre mari, il n'est pas mort, je sais où il se trouve.

-Ne l'écoutez pas, il ment, agissez maintenant c'est un ordre!-Je vous assure Anne, vous me connaissez, vous me faites confiance,

croyez-moi Félix est bien vivant.N'y tenant plus, Hesselmann vient vers nous pour abréger sa petite mise

en scène et finir le boulot lui-même.Sûr de moi, je reprends de plus belle: -Félix n'est pas encore mort, Anne. Cette ordure a essayé de le tuer mais

si vous m'aidez nous pourrons peut-être arriver à temps pour le sauver.A peine ma phrase terminée, Hesselmann attrape le bras de la jeune

femme pour lui prendre la seringue mais après un premier geste de recul, la main de l'infirmière occasionnelle revient à la charge piquant au hasard tout en appuyant sur la seringue. Le produit miracle asperge les alentours en un jet désordonné pour finalement venir terminer sa course dans la main virevoltante de Hesselmann. L'effet immédiat est de stopper net la colère du chercheur. Il regarde calmement sa main, éberlué, tentant d'évaluer la vérité puis nous dévisage lentement l'un après l'autre pour s'assurer que nous avons bien tous vu la même chose. Quand enfin il réalise ce que Anne et moi n'imaginons même pas, il hurle comme un porc qu'on égorge et s'écroule au sol. Oh rage, oh désespoir, oh grotesque ennemi! Se tenant fermement le poignet du coté piqué pour faire garrot, il est soudain pris de soubresauts nerveux comme si un fauve le dévorait férocement de l'intérieur. Sans attendre, je demande à Anne de me détacher, ce qu'elle entreprend immédiatement. Petit à petit, elle semble

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retrouver sa lucidité ce qui, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ne lui est pas bénéfique. La vue d'un homme-singe est un choc trop intense pour ses sens à demi-ensommeillés et à peine m'a t'elle délié un bras qu'elle s'effondre à côté d'un Hesselmann toujours aussi agité, sans connaissance. De ma main bientôt libre, je détache difficilement mes membres ankylosés par la longue attente. C'est seulement après beaucoup d'efforts que je parviens enfin à les libérer complètement. Dès que je me redresse, je sens mon cerveau qui se déconnecte. Trou noir, vertige, nausée, rien ne va plus. Le régime de castor de l'autre dingue m'a affaibli à l'extrême. Il va vraiment falloir que je prenne sur moi si je veux m'extirper vivant d'ici. Comme le disait Maître Wong: <<la force vient de l'intérieur, pas des muscles. Qu'est-ce qui fait que la maman soulève un arbre pour sauver son enfant écrasé? A-t-elle plus de force que toi? Sans doute pas mais sans le savoir elle utilise sa force intérieure>>. Je l'ai déjà ressentie une ou deux fois pendant des entraînements martiaux mais sans jamais avoir vraiment à l'utiliser alors aujourd'hui on va vérifier si ça marche. Poser un pied à terre peut paraître banal mais pour l'instant chaque muscle en mouvement souligne son travail par une intense brûlure. La première jambe touchant le sol semble ne plus savoir comment se positionner. La sensation de fourmillement est si intense que l'unique réaction possible est de revenir à la position de départ, allongé sur la table et de secouer doucement les jambes pour activer la circulation sanguine. Je surveille Hesselmann au cas où l'envie de revenir à la charge le prendrait bien qu'il ne paraisse pas dans la possibilité de faire grand-chose. Les secousses se sont arrêtées et il gît au sol sans vie, flasque, les mirettes écarquillées et le visage déformé par un affreux rictus de douleur. Peut-être pris d'un haut-le-cœur au moment ultime, sa langue démesurément étirée est restée raide et tendue hors de sa bouche affreusement et largement ouverte. Par plaques, sa peau commence à

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cloquer et se décoller. En fait il semble peler, comme saisi par un coup de soleil soudain. Fou mais pas idiot, le chercheur avait raison; son produit accélère bien la décomposition des corps. C'est à peine croyable sauf pour l'odeur qui, elle, ne permet aucun doute; ce type est en train de pourrir de l'intérieur à la vitesse grand "V". Après quelques instants de concentration et de respirations profonde, les sensations tactiles redevenues acceptables, je rassemble les forces cachées dans mon esprit, me lève et emporte la Belle au Bois Dormant vers une autre planète que celle des singes. Le premier seuil passé, je me trouve face à deux montagnes de muscles en train de se faire gonfler les biscotos à grands coups de trainers. Revenus de leur surprise, ils se lancent à la poursuite du monstre. Pas de bol pour eux, j'ai déjà franchi la seconde porte et les enferme à double-tour. A pas de loup, j'avance en suivant le couloir qui devrait me mener vers la liberté. Par les quelques portes entrebâillées de-ci de-là, je n'entrevois aucune âme qui vive. Anne commence doucement à revenir à elle. Je n'ose imaginer sa réaction lorsqu'elle se verra emmenée dans les bras de King-Kong. Je m'engouffre dans une petite pièce vide à l'abri des oreilles indiscrètes. Allongée par terre, ma protégée s'éveille calmement, ma main solidement appuyée sur sa bouche afin d'éviter les éventuelles effusions de joie trop bruyantes. Bien m'en a pris car malgré ce barrage, une suggestion d'effroi étouffé résonne entre les cordes vocales et les poumons de la pauvre jeune femme complètement terrorisée.

<<Anne, c'est moi, -dis-je tout bas- vous me reconnaissez? Souvenez-vous>>.

Ces jolis yeux qui exprimaient l'effroi, montrent maintenant l'inquiétude puis l'interrogation et finalement la concentration. A force de scruter mon regard, je sens que petit à petit elle consent à voir ce qu'elle voit. Ma main desserre son emprise laissant se faufiler un petit <<couic>> de décompression.

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-C'est vous? -Dit Anne déjà convaincue de la réponse- que vous est-il arrivé?

-Vous ne vous souvenez de rien?-Non, euh, si, vous avez dit que Félix n'est pas mort, que l'on peut

encore le sauver.-Et quoi d'autre?-Rien.(C'est bien ma veine, elle a tout oublié sauf ça)-Anne.-Oui?-J'ai menti.-Comment-ça?-J'ai menti pour votre mari, il est bel et bien mort, on ne peut plus rien

pour lui. J'ai dit ça pour vous faire réagir, vous étiez sous l'emprise hypnotique d'Hesselmann, il fallait un choc pour vous en défaire. Vous alliez m'assassiner et dans ces cas là on ne réfléchit plus vraiment, on agit. Je suis désolé Anne, je ne voulais pas vous blesser davantage mais...La claque balancée plus vite que l'éclair vient couper net mes piteuses excuses. Bien que cette fois-ci elle soit justifiée, je constate que dorénavant il faudra que je me méfie des gifles que mademoiselle Rostaing semble apprécier tout particulièrement. Finalement les poils ont du bon car ils ont amorti le choc. Malheureusement, la nature féminine étant ce qu'elle est, la demoiselle me fait bientôt regretter d'être velu car elle s'accroche à tous les poils passant à sa portée comme aux cheveux d'une copine d'école. Je bloque ses mains pour qu'elle arrête ce qui l'entraîne dans une crise de larmes nerveuses. Cherchant sans doute une protection provisoire, elle se blottit contre ma fourrure, la tête enfouie dans les poils. J'ai la douce impression de sentir les lèvres d'Anne me suçoter le ventre à moins que ce ne soient ses larmes qui me chatouillent.

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Mais non, son visage remonte le long de mon corps, sa langue sortie frôlant ma peau. Comment puis-je l'exciter dans un tel état? Je sais bien que les odeurs corporelles titillent les sens des sexes opposés et mon pelage bien que récent a dû retenir une bonne dose de douces fragrances naturelles mais tout de même! Peut-être cette attirance soudaine provient-elle des drogues que m'a injectées Hesselmann? Peut-être ma peau dégage-t-elle une substance aphrodisiaque? Comment savoir? Ou s'agit-il d'un effet secondaire suite aux traitements que le chercheur a pu lui administrer à elle aussi? Tout en continuant de se relever, Anne me pousse, m'obligeant à m'asseoir contre le mur. Debout devant moi, elle remonte sa robe jusqu'au nombril; pas de culotte. Impossible de puiser en moi la volonté qui en temps normal m'empêcherait de profiter de la situation. L'animalité primaire du mâle de base prend le dessus. J'admire béatement la houppette qui apparaît devant moi et y dépose un tendre baiser. Malgré la précarité de la situation, je sens mes poils s'écarter pour laisser passer Charles Le Chauve qui lui, oh surprise, l'est resté, chauve! Tout naturellement, Anne s'accroupit sur moi. Un vieux réflexe me fait porter la main à la poche de mon...? Pas de pantalon... pas de poches... pas de capotes; il est de toutes façons déjà presque trop tard. Les doux coulissements de nos corps devraient faire tout oublier, mais la vue de mes mains simiesques sur les hanches de ma partenaire pour la soutenir dans ses activités me donne envie d'éclater de rire. Et si je lui faisais un môme; un chimpanzé, et si quelqu'un nous surprenait? Zoophilie anthropoïde; mais déjà je sens Anne s'envoler doucement, sa langue se fraye un chemin dans la fourrure pour repérer ma bouche. Je lui offre mes lèvres de barbu. Le souffle chaud et puissant de Anne fait frémir mon pelage. Ses halètements augmentent et s'intensifient. De mon côté j'ai pris un peu de retard dû à mes vagabondages badins. La tête rejetée en arrière et les mains fermement agrippées derrière ma nuque, Anne semble

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s'approcher du cinq ou sixième ciel. Encore suffisamment consciente, elle retient ses cris pour éviter d'ameuter nos éventuels poursuivants. Excité par cette situation et par l'entrain dont fait preuve ma coéquipière, je suis emporté vers ce tourbillon d'adrénaline qui fait escalader quatre à quatre les dernières marches du grand escalier. Nos doux coulissements du début sont maintenant devenus nettement plus vigoureux. Alors que je remue comme je peux pour offrir le maximum de ma personnalité, Anne active sa croupe au grand galop. Même retenus au maximum, nos râles emplissent l'atmosphère de crainte qui, il n'y a pas cinq minutes, accompagnait notre fuite. Comme par magie nos ascenseurs respectifs arrivent synchrones. Ils nous déposent l'un et l'autre au septième étage exactement au même moment ce qui, il faut bien le dire, n'était pas joué d'avance. Comme d'habitude j'expérimente le théorème qui veut qu'une extase simultanée ne soit par multipliée par deux mais élevée à la puissance deux. Derniers glissements ravis, derniers soubresauts de plaisir, dernier frisson, dernier regard de l'âme dans les yeux de l'autre et l'excitation disparaît avec le premier sourire de reconnaissance, aussi vite qu'elle était apparue. Seules la transpiration qui suinte sous les poils et les crampes de ma compagne nous rappellent nos ébats empressés.

Anne semble avoir repris ses esprits et commence seulement maintenant à se rendre compte de ce qui vient de se passer. Prévoyant la claque habituelle je prépare mon bras pour barrer l'éventuel assaut mais non, rien ne vient. Elle se relève doucement, les yeux écarquillés puis une fois debout se retourne, peut-être honteuse ou tout simplement pour éviter d'avoir plus longtemps en face d'elle la preuve flagrante et répugnante de ce qu'elle ressent au fond de son ventre. A mon tour je me lève, lentement pour ne pas l'effrayer, et vais jeter un coup d'oeil dans le couloir par la porte entrebâillée; la voie est libre, plus de temps à perdre. Les martèlements sourds des deux colosses contre la porte capitonnée de la

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salle de gym résonnent dans le couloir. Je me tourne vers Anne et lui tends la main.

-Venez, nous devons partir d'ici immédiatement.La jeune femme attrape la main tendue et suit sans broncher. Anne s'est

déchaussée pour courir sans risque quant à moi... tout en avançant je me surprends à marcher courbé en avant un peu comme si, bêtement, je pensais que ça atténuerait le bruit ou permettrait d'être moins vu. Une mini-panique me prend lorsque je me dis que c'est peut-être tout simplement la suite logique de la transformation en Koko primitif. Mon cerveau doit lui aussi suivre l'évolution rétroactive de mon être vers son enfer futur. Il ne reste plus qu'à souhaiter que la conscience s'évanouisse pour éviter de trop se rendre compte de la déchéance lorsque mon QI oscillera, dans le meilleur des cas, aux alentours de celui de Cheeta et que je considèrerai Rahan comme un poète majeur, Conan comme un prix Nobel de la paix et Tarzan comme un philosophe grec.

Fondu enchaîné.

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XV

Il semble qu'en fait nous soyons dans les méandres souterrains du bâtiment. De couloirs en couloirs et d'escaliers en escaliers, nous retrouvons de l'assurance car l'immeuble semble calme. Anne s'est rechaussée... pas moi. Son lamé l'oblige à trottiner, ce qui produit ce léger cliquetis des escarpins sautillant sur le sol; doux bruit qui rythme en menuet le cœur de l'homme comme le ferait un joli moineau de paradis. Mais quelle heure peut-il bien être pour que les locaux soient vides à ce point? Pas de pendule, aucune fenêtre, rien ne permet de nous recaler sur l'espace-temps universel. Nous sommes encore dans les étages inférieurs mais bientôt le rez-de-chaussée avec ses vitres sans tain nous donnera des signes. Par une porte entr'ouverte j'aperçois une pendulette sur un bureau. Les gros chiffres blancs de l'horloge electronico-plastoque indiquent sept heures quarante huit. La luminosité qui point par un tout petit vasistas éclaircissant le fond de la pièce ne dit malheureusement pas s'il s'agit du matin ou du soir. Anne suit toujours, consciencieusement, sans mot dire.

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Après encore quelques couloirs, le hall est en vue. Il va falloir faire gaffe au gardien mais pour l'instant tout va bien. Personne... personne... non, personne en vue. Plus que l'entrée à traverser, la porte à ouvrir et à nous la liberté, l'égalité et la fraternité.

C'est juste en arrivant devant la grande porte vitrée que je recolle enfin l'espace-temps en question. Il est huit heures du matin et les premiers employés de la Ringstart, agglutinés derrière la porte, attendent l'ouverture des gâches électriques. Les cris d'une brunette boulotte qui vient de m'apercevoir me rappellent ma nature simiesque. Anne me sourit comme un zombie. Rien à espérer de ce côté-là. Apeuré comme l'animal que je suis devenu, je ne vois qu'une solution pour l'instant: la fuite. La fuite pour aller crever dans ma tanière. Je lâche la main de Anne et d'un bond, file à travers le hall. Les cris ont attiré le gardien qui, debout devant moi, veut me bloquer le passage. Sans vraiment comprendre ce que je fais, je me vois lui sauter dessus, pieds en avant sur le thorax ce qui propulse le pauvre type contre le mur. Ce coup-ci, pas de civet à vomir mais le coup du lapin l'assomme raide. Après un roulé-boulé digne de chez Zavatta, je me retrouve face au couloir vide. La voie est libre. L'escalier grimpé quatre à quatre, me voilà sur le toit de la Ringstart. Les autres immeubles ne sont pas assez proches pour me permettre de les accrocher. Un saut serait suicidaire. La fuite semble impossible. Je pourrais essayer de descendre le long de la façade du bâtiment mais la hauteur vertigineuse de l'édifice m'impose de ne pas m'approcher du bord du toit sous peine de ne pouvoir retenir l'envie de sauter dans le vide. Pourtant ce serait peut-être la meilleure solution; finir éclaté sur le bitume sans plus de crainte du regard des autres sans plus avoir à aimer ou haïr, juste pour participer à la grande partouze finale où tous les atomes se diluent et se mélangent.

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Pour l'instant je m'accroupis, le dos bloqué contre une évacuation de vmc car il faut me calmer et réfléchir Pentium-Inside si je veux essayer de m'en sortir au mieux. Déjà j'entends des pas dans l'escalier. Je me précipite vers l'accès et repousse la porte juste au moment où celle-ci commence à s'ouvrir. Un bruit de dégringolade me laisse à penser qu'un délai supplémentaire m'est accordé.

J'ai beau faire et refaire le tour du toit, je ne vois pas de solution alors qu'en bas la foule s'agglutine. Aïe! Quelque chose m'a piqué à l'omoplate. Personne n'est pourtant entré sur le toit, je l'aurais vu. La tête me tourne. Tiens, voilà le gardien qui débarque arme au poing. C'est étrange mais je m'en fous complètement, surtout préoccupé à conserver mon équilibre. Je titube sur le rebord du toit. De l'autre côté de la rue, sur un immeuble voisin, un type semble armé d'un fusil à lunette. En me voyant chanceler, il est venu à découvert. Ca doit être lui, la piqûre. Il faut que je m'éloigne au maximum du vide. Je vais m'écrouler, je ne sens plus mes jambes, juste les tempes qui cognent, juste la décharge électrique tirée par le gardien qui me transperce les muscles de la cuisse avant de perdre connaissance.

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XVI

Au travers du brouillard qui embrume la lumière laiteuse et cotonneuse qui m'entoure, je crois distinguer des murs blancs... ou jaunes, une petite télé accrochée au plafond, personne, un fauteuil de repos beige, une table de chevet blanche, vide, le bout d'un lit d'hôpital où il semble logique que je sois allongé et d'où sort un pied, mon pied, toujours aussi poilu. Je sors les mains de sous le drap et me rends tout de suite compte que mon problème est loin d'être résolu. L'ambiance quasi-monacale me donne une idée; pourquoi ne pas partir en Inde et devenir Bramati; ces moines indiens jusqu'auboutistes qui se baladent à poil à longueur de vie après s'être fait arracher les cheveux. Evidemment la tache semble un peu démesurée et le risque d'être pris pour le Yeti ou je ne sais quelle créature cryptozoologique pourrait m'amener à être surtout béni à coups de matraques par les populations effrayées…

Réfléchissons à d'autres solutions moins risquées…

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XVII

Comme je n'ai pas le droit de sortir et que la fenêtre de ma chambre a été obturée pour <<préserver les regards>>, comme m'a dit un interne du service de nuit, les journées sont forcément un peu longues et j'ai le moral à la cave. Le mp3 et la pile de Balzacs amenés par Véro aide a passer le temps. J'en avais bien besoin depuis que les médecins m'ont fait comprendre que pour l'instant ils cherchent et... ne voient pas du tout quoi faire. Je me demande si la Sécu' va prendre en charge les lames de rasoir et les cinquante bombes épilatoires mensuelles qui vont m'être nécessaires pour retrouver un semblant de vie normale. Ou alors je vais partir sur une île déserte, celle qui a juste un cocotier au milieu, où je serai seul, loin des humains. J'y emmènerai juste du miel, de la myrrhe et de l'ambre, mon mp3, l'ampli et les enceintes, mes films cultes avec le lecteur dvd et la télé, un groupe électrogène solaire pour faire fonctionner tout ça puis quelques caisses de whisky et un frigidaire pour les glaçons... Il faut que je me calme, ça va s'arranger! C'est le genre de situation tellement

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incrédible que ça n'arrive que dans les films ou dans les livres! C'est l'art et la manière de recréer un personnage de fiction!

<<And now ladies and gentlemen for the first time on your screen: Le Gorille, without Roger Hanin! Oh purééée, ta mèèère, c'est ta sœur qui nique le Gorille…>>.

Sans frapper, entre Nebelkraut. Il est d'abord un peu gêné; je le mets à l'aise. Il s'excuse pour son manque de clairvoyance quant au comportement d'Hesselmann, se dit désolé pour moi, (il a l'air sincère) et se barre.

Comme après chaque visite, j'ai la désagréable sensation que l'on vient me voir moins par courtoisie que pour voir "la bête". Une fois la visite au zoo terminée, ils vont se détendre devant une bonne bière et se foutre de ma gueule.

A la télé, j'apprends en vrac qu'après s'être mangées entre elles et être devenues folles pour cause de rentabilité, des vaches britanniques attrapent maintenant la fièvre aphteuse tandis que des piafs ont la grippe et qu'une expérience sociologique vient de démontrer que les critères de beauté d'une population humaine donnée sont basés sur la moyenne des caractéristiques des visages croisés au quotidien par cette population. L'étude affirme que des personnes qui vivent dans un même endroit ressortent des portraits-robots similaires quant à l'apparence de leur idéal esthétique. Ca aide à comprendre le choix de notre nouveau Président de la République qui fait succéder à la tigresse Cécilia, la féline Carla. Encore plus étonnant: les stars du cinéma, de la télévision, les top modèles ou les chanteurs les plus en vue ont systématiquement des critères communs à ces portraits-robots moyens… rien sur les poilus…

Je zappe la gamme pour chercher un documentaire sur nos amis à quatre mains.

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Déjà dix jours que je suis là, toujours sans résultat.Véronique est allée déposer mon GSM à la police comme je le lui avais

demandé afin qu'ils puissent analyser les documents mémorisés.Une info repérée dans une revue de vulgarisation scientifique me frappe:

pour la première fois dans l'histoire, de la matière a été téléportée avec succès d'un point à un autre. A quand les téléportations à la Startrek permettant à Hesselmann d'aller lui-même livrer ses trouvailles au gré de sa folie?

Carmini est passé me voir hier car Hesselmann ayant complètement disparu de la circulation, certains se demandent si ça ne serait pas moi qui l'aurais mangé. Quant à ma version des faits, elle est dure à croire même pour Carmini qui m'a conseillé d'attaquer la Ringstart en justice si je veux être crédible. Là où tout le monde est d'accord, c'est que maintenant j'ai des poils et qu'avant je n'en avais pas. Autre nouvelle du front; Anne Rostaing ne s'est toujours pas remise de la série de chocs psychologiques.

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Elle est enfermée quelque-part en maison de repos, (il n'a pas voulu me dire laquelle pour la protéger au cas où...) et elle ne semble pas prête d'en sortir.

Pour ma part, afin d'assurer le relais du boulot, j'ai contacté un ami de confiance revenu de vacances récemment et pointant régulièrement au chomdu entre deux petits boulots plus ou moins rémunérateurs, de manière qu'il effectue à ma place les visites de la poignée d'apparts encore sous mon aile.

L'action des semaines passées m'ayant quelque peu éloigné du nerf de la guerre, voici enfin le calme nécessaire à la mise à jour des notes de frais, encaissements divers et paperasses administratives permettant de faire bouillir la marmite.

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C'est décidé, si je m'en sors je ne chierai plus que de la qualité. Je vais me mettre au Bio histoire d'éviter que les arômes, colorants, antioxygènes, hydrogénés ou non, conservateurs et autres OGM ne me déclenchent une de ces allergies ou je ne sais quelle autre cochonnerie statistiquement "acceptable", propice à faire repousser tous ces foutus poils monstrueux.

Plus j'y réfléchis et plus je trouve ça con de mourir à notre époque; tout est de plus en plus intéressant contrairement au passé où les choses évoluaient si lentement que personne ne s'en apercevait.

On frappe.Hans le gigantesque apparaît. Contrairement à ma première impression,

il n'est pas venu pour me tuer. Assis près de moi, il semble à l'aise et nous discutons une petite heure de tout et de rien. Moi qui croyais qu'il avait reçu sa connerie un jour de double ration, je m'étais trompé.

En fin de journée, Carmini est de retour dans ma cage. Il semblerait que l'on ait retrouvé des traces d'Hesselmann dans des particules en

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suspension dans l'air. Le labo est en train de comparer les codes génétiques.

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Fin octobre.Mon pelage se clarsème nettement. Ma calvitie réapparaît. Dès que

possible, je me rase le crâne.Ce matin, Hilde, ma standardiste préférée, est passée me voir pour la

troisième fois cette semaine. Comme on avait parlé films, elle m'a amené des numéros de l'Avant-Scène du cinéma. Cette fille est vraiment gentille et tellement jolie… mais gardons la tête froide en ayant bien présente la mise en garde Stendhalienne: <<La beauté n'est que la promesse du bonheur>>.

Carmini est revenu ce midi afin de m'annoncer que le laboratoire a terminé ses analyses. L'ADN des grains de poussière est bien celui d'Hesselmann. Les enquêteurs ont entrepris de vider l'air de la pièce où s'est décomposé le chercheur et les résultats sont frappants: en passant l'air dans un compteur à particules, on en a trouvé une concentration énorme dont quarante-neuf pour cent pourraient provenir d'Hesselmann.

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La décomposition du scientifique a été tellement réussie qu'il s'est littéralement vaporisé. Il aurait pu se vanter d'avoir inventé le premier homme en spray; facile à transporter, facile à ranger dans un sac à main.

Quand on n'a pas la tête disposée à réfléchir, lire un scénario peut-être aussi chiant et inutile que lire du théâtre ou des textes de chansons.

Hilde m'envahit l'esprit. Je sens les effets de la plus douce des drogues dures autorisée par la loi qui réapparaissent sournoisement. Après ces quelques temps de sevrage qui m'ont tout d'abord mené proche de l'Ultima Thule à cause de l'arrêt trop brutal de la perfusion d'hormones de bonheur, la nouvelle dépendance indique clairement qu'il y a risque de rechute. Déjà le monde semble différent, plus beau. Petit à petit, je sens que mon angle de vision retrouve de l'amplitude et que la plénitude mystique de l'Amour ravive mes sens sclérosés. Hilde est sur les photos des magazines, dans les feuilletons et les jeux télévisés, on parle d'elle à la radio, même certaines infirmières me la rappellent. Il faut que je téléphone à la Ringstart.

Dès que j'irai mieux, je vais aller voir mes parents.

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THEND

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