La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

305

description

La Sociologie

Transcript of La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Page 1: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1
Page 2: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Arnaud Saint-Martin

La sociologie de RobertK. Merton

Page 3: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Introduction

« Le truc (trick) difficile dans l’art et lafabrication (craft) de la science est de fairepreuve de discipline, tout en obéissant àson propre démon (daimon). »

Robert K. Merton, On the Shoulders ofGiants, préface à l’édition de 1985, p.xxiii.

Paradigme », « théories de moyenne portée »«(middle-range theories), « dysfonction sociale », «fonction manifeste » et « fonction latente », «prophétie autoréalisatrice » (self-fulfilling prophecy),« socialisation anticipatrice », « ambivalence soci-ologique », « structure d’opportunité », « effet Mat-thieu », « entretien ciblé » (focused interview), «

Page 4: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

modèlederôle » (role model), etc. : la liste estlongue des notions forgées et/ou redéfinies par lesociologue étasunien Robert King Merton(1910-2003). Elles n’ont pas été seulement in-troduites dans le vocabulaire usuel des sciences so-ciales ; certaines ont même été intégrées dans lelangage ordinaire.

Dans ses enquêtes de « sémantique sociologique», qui consistent à étudier les variations de signi-fication que les mots sont amenés à revêtir, Mer-ton a donné quelques clés pour comprendre com-ment et suivant quelles modalités des terminologiessavantes sont culturellement assimilées [Merton etWolfe, 1995] [1]. Elles désignent de cette sorte et,sous certaines conditions, contribuent à former lescontours de telle réalité sociale, qu’elles visaient audépart à approcher. Elles entrent alors dans le do-maine public de la connaissance, insinuent des re-présentations et modifient la conscience morale desacteurs. Elles agissent ici et maintenant, mais il ar-rive que l’histoire de leur invention soit oubliée.C’est le résultat de ce que Merton appelle l’« ob-

Page 5: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

litération par incorporation » : une idée est inclusedans le canon des savoirs objectifs et anonymessur la réalité, processus qui s’accompagne del’effacement de la source de sa création comme deson créateur à force d’utilisation [STSS, p. 27-28].

Le laboratoire de la vie sociale réserve des dé-couvertes inattendues. Ainsi en est-il du succès duconcept mertonien de la « prophétie autoréalisatrice». Il décrit la logique d’une prédiction qui parvientà modifier les comportements dans le sens de cequ’elle laisse présager et crée dès lors les conditionsde sa propre réalisation (cf. infra, p. 88-90). Onsait combien l’idée se présente d’elle-même pourqui entend expliquer l’emballement prétendumentirrationnel des crises boursières, entre autresphénomènes sociopsychologiques circulaires [Mer-ton, 1998]. C’est, à tout le moins, un indice de ladissémination des idées, devenues proverbiales, dusociologue new-yorkais.

Page 6: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Décoder une œuvrekaléidoscopiqueLe plan du présent ouvrage vise à faire apparaîtreau fur et à mesure les lignes directrices de la soci-ologie de Merton dans son ensemble. Le chapitreI reconstitue les étapes d’une success storyacadémique et précise un style sociologique. Lechapitre II expose la sociologie de la science deMerton. C’est un poste d’observation idéal pour sefamiliariser avec ses idées, ses stratégies théoriqueset ses modes opératoires. Enfin, les chapitres III etIV entrent dans le cœur de la machinerie théoriqueet méthodologique de Merton. Le chapitre III dé-taille les orientations épistémologiques et méthod-ologiques du « code mertonien », contenues prin-cipalement dans les sept cents pages de la troisièmeédition de son chef-d’œuvre, Social Theory andSocial Structure [STSS]. Le chapitre IV traite lesdifférents aspects de la théorie sociale de Merton :

Page 7: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l’analyse de la structure sociale, l’analyse fonction-nelle et les recherches empiriques qui « testent » cesgrilles de lecture sur la société étasunienne.

Plutôt que de présenter une « pensée » en pariantd’avance sur son unité et sa cohérence interne, lesdifférents chapitres reconstituent pas à pas une dé-marche de connaissance, en l’inscrivant dans descontextes historico-intellectuels. Cette stratégied’exposition n’est pas éloignée de la façon dontMerton concevait les vicissitudes de ses « aventures» intellectuelles (cf. chapitre I). Il nous faudra com-prendre à quels genres de problèmes Merton estconfronté à chaque instant, et les réponses qu’il ap-porte. Partir de la sociologie de la science (chapitreII) est à cet égard nécessaire, puisque c’est lepremier centre d’intérêt de l’auteur ; il n’aura decesse de le travailler. Les chapitres qui suiventreprendront de façon plus analytique ces élémentset les concepts majeurs déjà mobilisés et affûtésdans l’étude de la science, comme celui de « fonc-tion ». L’objectif est de présenter la formation dy-namique d’un réseau de concepts, jusqu’à l’ultime

Page 8: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« mise à plat » proposée dans le chapitre IV. Lesdéfinitions seront donc stabilisées à mesure quenous progresserons dans le sens de la théorisationsociologique mertonienne.

Un parti pris interprétatif maintient l’intelligibilitédu propos : une vision sociologique, un angled’approche [L. Coser, 1977, p. 577], un mode depenser sociologiquement le monde social traversentl’œuvre « kaléidoscopique » [Tabboni, 1998] deMerton. Ce point fait consensus parmi ses lecteurs.Les thèmes récurrents de l’analyse mertonienne dela structure et des mécanismes de la vie sociale sontprésents dans ses premiers travaux publiés à partirde 1935-1936, en particulier sa thèse de doctorattraitant des « aspects sociologiques » de la scien-ce anglaise du XVIIe siècle. Cette vision se mani-feste à travers l’attachement à une certaine per-spective d’analyse, par exemple la priorité donnéeaux structures sociales dans l’explication des com-portements ou l’attention portée aux effets inatten-dus de l’action. Néanmoins, nous montrerons que

Page 9: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

cela ne signifie pas que quelque chose comme une« théorie générale » soude l’ensemble.

Cette vision sociologique s’appuie sur des tech-niques et des ressources conceptuelles.Caractéristique de son style de raisonnement, letravail de « codification » consiste à déployer defaçon systématique un « ensemble ordonné et com-pact de procédures d’enquête fructueuses et les ré-sultats substantiels qui découlentdeleurutilisation»[STSS, p. 69]. Inséparablement épistémologique,méthodologique et déontologique, le procédé défin-it un assortiment de règles et de normes, les valeursd’une discipline collective de l’intelligence soci-ologique, en somme un code de conduite scien-tifique pour les sociologues professionnels, projetque nous envisagerons dans le chapitre III consacréau « code de Merton ».

On trouve donc une vision, un code, mais aussi unecertaine philosophie de la connaissance. Publié en1965, le livre On the Shoulders of Giants [OTSOG]en est le manifeste épistémologique. Il se donne à

Page 10: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

lire comme un excursus inclassable dans l’histoiredes idées (cf. chapitre III). Il en va de même desnombreuses enquêtes de sémantique sociologiquedes mots savants. Merton est passionné parl’étymologie, il accorde énormément d’importanceau travail du concept ainsi qu’aux questions styl-istiques. Cette ouverture « humaniste » du socialscientist n’est pas incidente et l’éloigne d’un posit-ivisme étroit.

Dernier élément : Merton considérait sans doutequ’il est techniquementpossibleetmêmenécessaire-defaire le départ entre les composantes idéologiqueet cognitive de la sociologie, mais cela nel’empêchait pas de dresser des diagnostics sur l’étatde la société à laquelle il appartient. Ses notes sur laplace des professions dans l’ordre social, les « dys-fonctions » organisationnelles de la bureaucratie,les discriminations à l’encontre des minorités ouencore la structure normative de la science en té-moignent (cf. chapitre IV).

Page 11: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

On dispose désormais de quelques clés. Si l’exposés’appuie sur certaines interprétations « mertonolo-giques », il propose en revanche une lecture parmid’autres possibles. L’œuvre de Merton a stimulénombre de publications : des Festschrift en sonhonneur [L. Coser, 1975 ; Gieryn, 1980], desvolumes collectifs [Calhoun, 2010 ; Cohen, 1990 ;Elkana, Szigeti et Lissauer, 2011 ; Clark, Modgil etModgil, 1990 ; Mongardini et Tabboni, 1998], desdossiers de revue [Journal of Classical Sociology,2007 ; Science in Context, 1989], des dizaines denotices dans des manuels, ainsi que des présenta-tions extensives [Crothers, 1987 ; Simonson, 2010; Sztompka, 1986] et des « portraits » parus dans lapresse généraliste, tels The New Yorker ou The NewYork Times [Cohen, 1998 ; Hunt, 1961 ; Schultz,1995]. L’ajout des centaines d’articles traitant sespropositions théoriques dans une grande variété dethèmes et sous-thèmes (science, organisation,théorie, méthodologie, déviance, profession, etc.),en plus des recherches portant sur l’histoire socialede la sociologie aux États-Unis [particulièrementCalhoun, 2007], enrichit considérablement le cor-

Page 12: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

pus. Sans compter les Robert K. Merton Papersconservés à la Rare Book & Manuscript Libraryde l’université Columbia (notés RKM Papers dansl’ouvrage), dont nous avons consulté la partie laplus utile pour affiner le portrait intellectuel du so-ciologue.

Dans la mesure du possible sont donc intégréesles références les plus pertinentes pour notre pro-pos. Les ouvrages de Piotr Sztompka et CharlesCrothers — préparés en étroite collaboration avecle premier intéressé, qui avait son mot à dire — sontà ce titre incontournables, car sérieusement argu-mentés, même si l’on peut contester certaines in-terprétations défendues, en particulier concernantle problème de la présence ou pas d’une théoriegénérale chez Merton. De même, la reconstructionproposée par Arthur Stinchcombe [1975] du « noy-au dur » de l’analyse mertonienne des conduitesindividuelles socialement structurées présentel’intérêt de révéler l’épure d’une théorie sociale (cf.infra, p. 35), d’autant plus intéressante que Mertonla trouvait convaincante. Sans entrer dans les ques-

Page 13: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tions d’exégèse qui intéressent avant tout les spé-cialistes, il sera par moments nécessaire de réviserdes interprétations tour à tour hâtives, forcées ou er-ronées. Non pas qu’il s’agisse de donner raison àMerton, en « sauvant » tel concept. Le but est derendre compte de ce que l’auteur a explicitementdit et démontré, et le simple fait de l’expliciter ànouveau permet de trancher dans des controversessouvent pleines de malentendus.

Reste à trancher une question : qu’est-ce qu’un «classique » de la sociologie étasunienne peut nousapporter aujourd’hui ? Si la politique des théoriesde moyenne portée a convaincu il y a un demi-siècle, comment résonne-t-elle dix ans après la mortde Merton ? Qu’en est-il, également, de l’actualitéde l’analyse fonctionnelle amendée par Merton ?La professionnalisation de la sociologie étasuni-enne, tant souhaitée par l’auteur, a eu pour résultatla consolidation d’une discipline sérieuse,surpeuplée, épistémologiquement standardisée,compartimentée en sous-spécialités étanches (par laforce des sections thématiques de l’American Soci-

Page 14: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ological Association) et autocentrées dans leurs ob-jets (étasuniens) [Christin et Ollion, 2012]. Com-ment dès lors envisager l’ambition toute mertoni-enne d’une « sociologie générale » (plutôt qu’une« théorie générale »), en mesure de transcender cesdivisions intellectuelles ? L’option que nous sug-gérons est de relire à nouveau frais cette œuvre,dans le but d’encourager de nouvelles appropri-ations. Nous sommes convaincu que la vision soci-ologique qu’incarne le sujet Merton est en mesurede stimuler encore l’imagination sociologique, iciet maintenant.

Notes

[1] Les références entre crochets renvoient à la bib-liographie en fin d’ouvrage. Les livres de Robert K.Merton sont identifiés par des acronymes.

Page 15: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

I. « Une vie d’étude »

e 28 avril 1994, Robert K. Merton donne une con-Lférence exceptionnelle à l'invitation de l'AmericanCouncil of Learned Societies (ACLS). Intitulée« Une vie d'étude » (« A life of learning », reprisedans OSSS [p. 339-359]), elle retrace les momentsd'une longue carrière dédiée aux sciences humaineset sociales. Déformation professionnelle oblige,Merton construit son récit réflexif en prenant soind'en dégager les enjeux sociologiques et de reprendrequelques-uns de ses thèmes et concepts favoris. Ilmet ainsi en pratique la dimension d'« auto-exempli-fication » caractéristique de la sociologie de la sci-ence et de la sociologie (de sa sociologie) : l'histoirede cette spécialité illustre en particulier les « idéessociologiques relatives à l'émergence et au dévelop-pement des spécialités scientifiques en général »[SOSEM, p. 4]. C'est pourquoi cette esquisse

Page 16: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

d'autobiographie est riche d'enseignements : sanscomporter aucune révélation ni confession et s'ilfaut naturellement la recouper avec d'autressources, elle présente l'intérêt de dévoiler Merton sevoyant en Robert K. Merton, sociologue et human-iste.

A True Yankee DoodleBabyMerton est né le 4 juillet 1910, jour de fête na-tionale, dans la ville de la Déclarationd'indépendance américaine, à huit blocsd'immeubles d'Independance Square. Il est issu d'unmilieu social modeste, celui des « pauvres mérit-ants » de la classe ouvrière massés dans les quart-iers défavorisés (les slums), insalubres et peu sûrsde South Philadelphia. Ses parents, juifs d'originerusse ukrainienne, ont émigré en Amérique en1904. Aaron Schkolnickoff, le père, alterne les

Page 17: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

petits métiers, tandis que son épouse Iva s'occupede leurs deux enfants Emma et Meyer. Les Sch-kolnickoff – après enquête de Merton, l'incertitudedemeure sur le nom, notamment la présence du suf-fixe « off » – ne vont pas à la synagogue, ils sontanarchistes et libres penseurs. Meyer est inscrit àl'école publique, gratuite et obligatoire, où il cul-tive l'anglais, au détriment du yiddish, et se voitinculquer des valeurs éloignées de l'éducation ducheder, l'école primaire traditionnelle.L'américanisation relève de l'évidence pour les en-fants Schkolnickoff.

Merton a passé son enfance dans les slums, « pr-esque au plus bas de la structure sociale » [Hunt,1961]. Il écartera a posteriori tout misérabilisme. Ildéclarera n'avoir éprouvé aucune « frustration rel-ative », en ce sens qu'il ne se percevait pas commeen manque par rapport à un « groupe de référence »qu'il se serait efforcé d'imiter, à savoir les WhiteAnglo-Saxon Protestants des quartiers aisés dePhiladelphie [OSSS, p. 346]. Il insistera à l'inversesur les opportunités culturelles et matérielles of-

Page 18: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

fertes aux démunis. Cette « structured'opportunités » (opportunity structure), c'est-à-dire la distribution des probabilités d'atteindre des« buts culturels » socialement approuvés (par ex-emple, l'idéal de la réussite individuelle), qui varieselon la position des individus et des groupes dansla structure sociale [OSSS, p. 153-154], est doncplutôt favorable aux pauvres, pour peu qu'ils per-çoivent (et soient aidés à reconnaître) l'existence deces possibilités et de ces ressources publiques of-fertes dans le village urbain.

Pendant que les bandes de gamins de son âge traîn-ent aux coins des rues, il s'initie à la musiqueclassique à l'Academy of Music et fréquente lesmusées, sans négliger la pratique obligée du base-ball. Sa mère l'emmène tôt à la bibliothèque Carne-gie du coin. Il y découvre quantité de biographies– son genre favori – et les classiques de la littérat-ure européenne. Parmi les auteurs qui le fascinent,Laurence Sterne, dont il lit avec avidité The Lifeand Opinions of Tristram Shandy, Gentleman(1759-1767). Cette œuvre classique de la littérature

Page 19: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

anglaise le marquera assez durablement pour qu'ilen adopte la lettre et l'esprit, bien plus tard, dansson étonnant opuscule On the Shoulders of Giants.A Shandean Postscript [OTSOG] (cf. chapitre iii).

L'adolescent exerce également d'autres talents.Charles Hopkins, le futur mari de sa sœur (auquelsera dédié STSS), l'initie à la prestidigitation versdix ans. Il imite le célèbre magicien Houdini et jouedes tours dans les fêtes d'anniversaire du quartier.Mais parce que son premier pseudonyme, « RobertK. Merlin », manque d'originalité, il choisit unnouveau nom de scène américanisé, « Robert KingMerton ». Il s'y habitue tellement qu'il deviendrason patronyme à vie. Comme des quotas barraientl'accès des étudiants juifs à de nombreuses uni-versités dans les années 1920 (Harvard, Columbia),Meyer Robert Schkolnickoff, qui a assimilé le mod-èle perçu du new American, décide de signer « BobMerton ». Il intègre en février 1927 le Temple Col-lege de Philadelphie sous cette identité (légalisée en1929). Pour le sociologue se racontant, c'est l'indiced'une assimilation culturelle voulue, à l'époque

Page 20: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

courante chez les immigrés juifs. Ainsi dit-il s'êtretoujours imaginé américain avant d'être juif. Endeçà de son adhésion à l'American creed (le sys-tème de valeurs des États-Unis, inscrit dans laDéclaration d'indépendance), persisteront donc lerefus de toute affiliation à une religion organiséeet, plus subtile, une ambivalence tenace vis-à-vis del'assignation – par les autres, la « société » – à sonidentité sociale originaire.

À Temple, refuge pour les déshérités méritants, ildécouvre par hasard le « domaine exotique et incer-tain » [OSSS, p. 348] de la sociologie (à l'époquetrès marquée par la philosophie sociale darwinisted'Herbert Spencer – cf. encadré 1), sous la tutelledu jeune professeur George E. Simpson. À la façondes surveys de Chicago, il apprend à recueillir desmasses de données, qui servent à alimenter la thèsede Simpson sur l'image publique des Noirs dansla presse de Philadelphie. La possibilité d'étudierdes comportements humains de façon objective etsans préjugés le passionne. Il fréquente les cerclesprogressistes de l'intelligentsia noire. Le racisme et

Page 21: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

d'autres phénomènes afférents le préoccupent, il enfera un objet d'analyse privilégié. Merton est alorsproche des idées socialistes et en phase avec lespréoccupations progressistes d'une partie des scien-ces sociales des années 1920.

Par l'entremise de son tuteur, il rencontre PitirimSorokin lors d'un congrès de l'American Sociolo-gical Society en 1930. C'est un tournant décisif,rapporté à la « longue série de rencontres fortuiteset de choix cruciaux » jalonnant sa vie [OSSS,p. 340]. Exilé russe, auteur polygraphe de grandessynthèses théoriques, Sorokin vient d'être nomméen 1930 à la direction du département de sociologierécemment créé dans la prestigieuse université deHarvard. Merton est impressionné par Contempor-ary Sociological Theories (1928), vaste synthèsethéorique du sociologue [Mullan, 1996]. Diplôméen 1931 et bénéficiant d'une bourse de la CarnegieInstitution, il intègre la première promotion du dé-partement de sociologie à Harvard et étudie sousl'autorité du professeur Sorokin.

Page 22: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

La « période magique »de HarvardLe campus de Cambridge, situé dans la banlieuechic de Boston, offre de nouvelles opportunités.Bien que sa bourse de 500 dollars annuels aug-mentée de ses vacations d'enseignement suffise àpeine pour vivre, le jeune étudiant se fond parmila jeunesse privilégiée et se lie avec les membresdu département. Merton est un transfuge de classeparmi l'élite universitaire de Harvard, qui comptedes savants aussi reconnus que le philosophe etmathématicien Alfred North Whitehead, dont il suitassidûment les cours.

La formation à Harvard se révélera déterminantepour la maturation de son programme scientifique[Nichols, 2010]. Les quelques années que durecette « période magique » [Persell, 1984] assoientsa conception de ce en quoi devrait consister

Page 23: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l'activité sociologique comme science. La sociolo-gie bourgeonne dans ce que Merton appellera un« micro-environnement intellectuel » [SOSEM,p. 76] ; cependant, elle est encore perçue commeune discipline « plébéienne » [dixit Merton, inPersell, 1984] manquant de légitimité dans l'ordreacadémique. Bien que les recherches d'Elton Mayoet de Lawrence Henderson sur l'impact du taylor-isme sur les ouvriers de l'industrie participent de lajustification de l'utilité pratique de la discipline àHarvard dans le contexte de la Grande Dépression[Buxton et Turner, 1992], c'est le départementd'économie qui prédomine et, avec lui, les doctrinesde l'économie néoclassique [Camic, 1992].

Merton se forme au côté de ses professeurs.Sorokin, son directeur de thèse, l'associe à sesrecherches macrosociologiques sur les systèmesculturels, publiées dans les quatre volumes de So-cial and Cultural Dynamics (1937-1941). Avec lephysiologiste et sociologue Lawrence Henderson, ildécouvre une nouvelle science des « systèmes so-ciaux » inspirée de Vilfredo Pareto. Au cours des

Page 24: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

séances du « cercle Pareto » qu'il organise [Heyl,1968], Henderson propose une lecture originale duTraité de sociologie générale (1916) du penseur it-alien. À des degrés variables, cet enseignement in-fluence beaucoup Merton et, parmi les sociologuesdu « cercle », Kingsley Davis, George Homans,Elton Mayo, Talcott Parsons, William Foote Whyte[Chazel, 1999 ; Isaac, 2012]. Merton découvreégalement les économistes, comme Alfred Mar-shall, l'économie politique marxiste, l'histoire de lascience, la psychanalyse, mais aussi et surtout lessociologues européens classiques : outre Pareto,Auguste Comte, Émile Durkheim et, dans unemoindre mesure, Max Weber. Suivant l'exemple deSorokin et de Parsons, il assume le rôle de passeuret cherche des « continuités » entre les diverses tra-ditions de la sociologie [L. Coser, 1975]. La so-ciologie française de l'après-Durkheim l'intéressevivement, ce dont témoigne une revue des prin-cipaux courants [Merton, 1934b]. À plusieurs re-prises, il a rappelé que Durkheim – son modèle, parson ambition scientifique comme par son style derecherche – l'a profondément influencé, dès Har-

Page 25: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

vard [Merton, 1994], et il en donne une interpréta-tion compatible avec la sociologie qu'il assimile àHarvard. Il commente De la division du travail so-cial (1893) dans l'American Journal of Sociology[Merton, 1934a] et, dans un article influent, revisitele concept d'« anomie » (cf. infra, p. 77-82) [Mer-ton, 1938a].

Encadré 1. La sociologie étasunienne dansl'entre-deux-guerres

La sociologie est constituée en discipline dès lafin du XIXe siècle aux États-Unis [Calhoun, 2007].Le département de Chicago est fondé en 1892, lescréations de chaires se multiplient ensuite(Columbia, Yale...), l'American Journal of Soci-ology voit le jour en 1895, l'American SociologicalSociety en 1905. La discipline se constitue enréférence au credo « exceptionnaliste » d'uneAmérique différente des autres nations (du « VieuxContinent »), neuve et conquérante [Ross, 1991].

Page 26: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Dans les années 1920, la discipline prospère (unecentaine de départements, des fondationsgénéreuses, par exemple les Rockefeller et Carne-gie Foundations) et demeure liée dans l'ensembleaux problématiques de la social reform et du« méliorisme ». Les sociologues investissent lesphénomènes liés à la criminalité, à l'immigration,au racisme, à la « désorganisation » sociale dansl'espace urbain – et, pour certains, réfléchissent surles moyens rationnels de les « traiter », en lien avecle travail social, dans l'intérêt et pour la « survie »de la société. La théorie évolutionniste continuede canaliser les conceptions du progrès et del'organisation sociale. Mais les spéculations d'hierlaissent place aux grandes monographies. La soci-ologie se veut scientifique, le scientisme prévaut, laculture des méthodes aussi [Platt, 1996] – à l'imagedes protocoles d'enquête utilisés à Chicago, aveccomme modèle The Polish Peasant in Europe andAmerica (1918-1920) de William I. Thomas etFlorian Znaniecki. La compétition est grande entreles départements de premier plan, principalementceux des universités de Columbia, de Chicago, du

Page 27: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Michigan, du Wisconsin et de Harvard [Steinmetz,2007]. La discipline se professionnalise, elle est di-visée et hétérogène au niveau institutionnel [Turn-er et Turner, 1990]. La sociologie de Chicago deRobert E. Park et Ernest Burgess domine toujoursau début des années 1930 [Chapoulie, 2001], maiscommence à être prise de vitesse par d'autrescentres, au premier rang desquels celui deColumbia, emmené par Robert MacIver et lesépoux Lynd – auteurs de l'importante enquête col-lective Middletown (1929) –, ou encore Wisconsin,Berkeley, Harvard. Dans l'Amérique de la GrandeDépression et du New Deal, la sociologie s'affirme,s'ajuste à la conjoncture socioéconomique via laproblématique du planning, et trouve notammentdans le culturalisme une orientation épistémolo-gique robuste [Camic, 2007].

Mais, parmi les enseignants dont il suit les cours,c'est Parsons qui exerce l'influence la plus déter-minante. Parsons est alors un jeune instructeur en

Page 28: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

économie quasi inconnu, qui se distingue par seslectures analytiques de la théorie socialeeuropéenne, qu'il a découverte durant ses études àLondres puis à Heidelberg et a contribué à import-er aux États-Unis – par exemple, il traduit en 1930L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme deMax Weber. Merton assiste à l'élaboration du chef-d'œuvre de Parsons, The Structure of Social Ac-tion (1937). Ce livre déploie sur près de huit centspages une théorie « volontariste » de l'action quirenvoie dos à dos le béhaviorisme et l'utilitarismede l'économie néoclassique, afin de prendre lamesure de la subjectivité de l'acteur, qui agit ouest amené à prendre des décisions dans une situ-ation déterminée, employant des moyens en vue deréaliser ses fins. Selon ce schéma « carrément anti-empiriste sur le plan méthodologique » [Rocher,1972, p. 30] et fondé principalement sur Weber,Durkheim, Pareto et Marshall – qui, selon l'auteur,convergeraient via le « volontarisme » de l'action –,l'action humaine forme un « système » : un acteur,individuel ou collectif, est placé dans une situation,il perçoit les conduites d'autres acteurs, dans les

Page 29: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

limites de ce qui forme son environnementphysique et symbolique-culturel (conditions del'action). Parsons insiste sur les contraintes norm-atives (règles, normes, valeurs) qui motivent ouguident (fin, but) le système d'action, et bâtit sur labase de cette unité d'analyse une théorie générale,qui puisse en somme expliquer comment l'ordre so-cial est possible – vieux problème de la philosoph-ie politique s'il en est. Cette première synthèse en-clenche de nouvelles recherches qui mèneront à laformation d'une théorie structuro-fonctionnaliste, àla suite de la publication de The Social System etToward a General Theory of Action en 1952. PourMerton, qui ne cessera de commenter l'œuvre deParsons, The Structure est le véhicule d'une « nou-velle voix sociologique » [OSSS, p. 350], et c'est enréférence critique et directe au mode de théorisationparsonien qu'il trouvera peu à peu le sien.

À l'image de l'approche parsonienne, la sociologieharvardienne se veut scientifique, théoriquementrigoureuse, et entend se distinguer de la sorte descourants dominants, du département de Chicago en

Page 30: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

particulier (cf. encadré 1). Elle attire au-delà dessociologues patentés : en plus de l'équipe composéeautour de Sorokin, de l'anthropologue W. LloydWarner et de spécialistes de l'« éthique sociale », ladiscipline est l'affaire d'historiens, d'économistes etde chercheurs des sciences de la nature [Nichols,1992]. Merton souligne combien ce micro-environ-nement fut propice à la « sérendipité » (cf. infra,p. 61), c'est-à-dire riche en opportunités fortuiteset en découvertes intellectuelles imprévues. Il ap-prend en effet à dialoguer avec d'autres disciplineslimitrophes, se convainc ainsi de l'unité de la dé-marche scientifique, tout en réfléchissant à la con-solidation d'un canon théorique et méthodologiquepour la sociologie [Isaac, 2012].

Merton s'inscrit en doctorat en 1933. Il s'intéresseà l'histoire des sciences, des inventions et des tech-niques, et, au contact d'Edwin Gay, à l'histoireéconomique en général [SOSEM, p. 63]. La scienceanglaise du XVIIe siècle est un sujet étonnant, maisen phase avec ses préoccupations. Son travail estencadré également par George Sarton, universitaire

Page 31: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

belge relativement isolé à Harvard [Reingold,1986 ; Merton et Thackray, 1972]. Sarton le guidesur les sentiers de l'histoire de la science et lui offredes conditions de travail optimales à la WidenerLibrary. Sociologue et historien de cabinet, Mertonprépare ses cours sur l'organisation sociale, lathéorie sociologique, les race relations and culturecontact [Nichols, 2010] – autant d'amorces deSTSS. Il rédige des dizaines de notes et de comptesrendus, surtout pour la revue Isis (cœur éditorial del'histoire des sciences, administré par Sarton). Lespectre de ses intérêts est étendu et révèle une im-mense curiosité, quoique dans l'ensemble il favor-ise les questions relatives à la science et à la tech-nique.

S'il s'aventure sur des terrains historiques, il n'enoublie jamais l'impératif, qu'il tient de ses tuteursà Harvard, de raisonner sous l'angle de la sociolo-gie. Il parvient ainsi à articuler des recherches em-piriques et l'esquisse de conceptualisation de pro-cessus et de mécanismes régissant la vie sociale.Sa thèse, qu'il soutient en décembre 1935 et publie

Page 32: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

dans Osiris (supplément d'Isis) en 1938 sous le titreScience, Technology and Society in Seventeenth-Century England [STS], en est l'illustration (cf.chapitre ii). Elle intègre et ouvre sur lesproblématiques autonomes, mais liées à des « con-séquences inattendues de l'action sociale intention-nelle » (cf. infra, p. 34-36), des cycles historiquesde développement des inventions et des détermin-ants de la connaissance scientifique. Des intuitionset des thèmes se forment au cours de cette expéri-ence de recherche fondatrice.

Merton est nommé instructeur en 1936, mais, fautede poste disponible dans un département où la con-currence intellectuelle et professionnelle est de plusen plus intense, il quitte Harvard en 1939. Il trouverefuge à l'université Tulane, à La Nouvelle-Orléans.Il est devenu un théoricien en vue, en particuliergrâce à ses deux essais « Les conséquences non an-ticipées de l'action sociale finalisée » [« The unanti-cipated consequences of purposive social action »,1936b] et « Structure sociale et anomie » [« Socialstructure and anomie », 1938a]. Bien qu'encore très

Page 33: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

jeune, il est nommé professeur titulaire et se voitconfier la direction du département. Dans le Sudprofond, il approfondit l'analyse des rapports entreles « races » (notamment le mariage entre Blancs etNoirs), qu'il avait étudiés avec Simpson à Temple.L'expérience est néanmoins de courte durée. Deuxans plus tard, il accepte l'offre qui lui est faite d'unposte de professeur assistant au département de so-ciologie de Columbia.

Entre Columbia et leBureau of AppliedSocial ResearchÀ peine installé à New York, Merton rencontre PaulF. Lazarsfeld. Les deux hommes formeront duranttrois décennies un « couple étrange », une « im-probable collaboration » [OSSS, p. 345]. Laz-arsfeld, mathématicien et psychologue viennois,

Page 34: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

auteur du classique Les Chômeurs de Marienthal(1933), a émigré en 1933 vers les États-Unis. Il s'estspécialisé dans l'étude des médias et vient d'obtenirun poste à Columbia en 1940. L'histoire du tandem« Lazarsfeld-Merton » et des recherches réaliséesau Bureau of Applied Social Research (BASR) estbien documentée [Glock, 1979 ; Lautman et Lécuy-er, 1998 ; Lazarsfeld, 1975 ; Martire, 2006 ; Pollak,1979]. Le cliché veut qu'une synthèse émane de larencontre d'un Lazarsfeld « empiriste » et d'un Mer-ton « théoricien ». La situation est en réalité pluscompliquée, l'un et l'autre alternant les rôles dansune relative complémentarité, au Bureau commelors des séances de leur séminaire commun au dé-partement de sociologie de Columbia.

Associé à Columbia sans en constituer un départe-ment propre, le BASR invente un nouveau typede recherche « appliquée ». Il se démarque de laconcurrence par le caractère très organisé et soph-istiqué de ses protocoles d'enquête. La pratique s'estperfectionnée pendant la guerre. Le ministère dela Guerre et l'Office of Strategic Studies (la future

Page 35: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

CIA) commandent en effet des études, dont la plusconnue demeure The American Soldier (1949), ad-ministrée par Samuel Stouffer depuis Harvard. Trèslourdes, les recherches du BASR sont collectiveset dirigées par le duo Lazarsfeld-Merton. Les« recherches administratives » portent sur dessujets aussi divers que la communication de masse,le comportement électoral, l'opinion publique, lesprofessions ou encore le marketing. Le Bureau en-chaîne vite les contrats, c'est une entreprise floris-sante. Les clients sont d'origines diverses, toutcomme leurs attentes. Depuis le New Deal, les re-sponsables politiques et les agences gouvernemen-tales ont perçu l'intérêt des études d'opinion afind'évaluer les meilleures façons de communiquerpubliquement sur les réformes et d'influer sur leschoix individuels. Quelle que soit la qualité du cli-ent, qu'il s'agisse de la promotion d'un programmepolitique ou de la vente de savonnettes, Lazarsfeldaffine les mêmes méthodes statistiques [Blondiaux,1990 ; Schudson, 2006]. Mais bien qu'« appli-quée », la science sociale pratiquée au BASR n'en apas moins des prétentions fondamentales. On peut

Page 36: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

citer l'exemple du modèle du « flux de communica-tion à deux étages » développé par Paul Lazarsfeldet Elihu Katz dans The People's Choice (1944) etles recherches sur le perfectionnement des méthod-ologies de la science sociale. Les monographiess'accumulent en série, livrant une expertise cibléesur tel phénomène (Mass Persuasion, 1946 ; Per-sonal Influence, 1955 ; The Academic Mind, 1958).

Pour sa part, Merton contribue à l'élaboration deméthodes originales et s'emploie à les intégrer àses schémas théoriques, à l'exemple de l'inventionde l'entretien ciblé dans les études de propagande(cf. chapitre iii). Au départ circonspect, c'est aucontact de Lazarsfeld qu'il réalise l'importance des« tests » et des techniques d'administration de lapreuve, et certaines de ces recherches appliquéessont reprises dans STSS [édition de 1968]. Lui quiavait l'habitude de compulser ses notes dans lasolitude de la Widener Library, le voilà au Bureau,à heures presque fixes. Il apprend à travailler enéquipe et à diriger des études durant des années,parmi lesquelles le programme de sociologie

Page 37: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

médicale, synthétisé dans The Student-Physician en1957 [SP].

Le modèle du BASR suscite l'admiration dansl'Amérique des années 1950. Le Bureau symboliseune organisation scientifique et rationnelle,l'exercice d'une influence positive dans la sociétéindustrielle, celui des experts de la chose sociale.Mais le modèle est attaqué à partir des années 1960.Les recherches lucratives des social scientists deColumbia anéantiraient l'autonomie scientifique, lasubordination du Bureau aux intérêts des grandescorporations et de l'élite politique serait douteuse.En outre, l'organisation, entre « l'entreprise com-merciale, le parti politique et l'armée » [Pollack,1979, p. 50 ; Bryant, 1989], caporaliserait l'hommede science désintéressé. Au total, le BASR est unélément structurant de l'imagerie d'une « sociologieaméricaine standard » des années 1950-1960[Mullins, 1973], qui a desservi Merton pour ce quiconcerne sa réception en France.

Page 38: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Le sociologue n'est pas dupe de l'« aliénation » etdes « frustrations » des intellectuels recrutés dansles bureaucraties gouvernementales, qu'il met enévidence dans l'article « Le rôle de l'intellectueldans la bureaucratie publique » (« Role of the in-tellectual in public bureaucracy ») [1945]. Trans-formés par l'organisation bureaucratique en techni-ciens apolitiques, les universitaires mettent leur ex-pertise au service des décideurs politiques, la sub-ordonnent à leur action, et ce faisant finissent pars'oublier comme savants [STSS, p. 261-278]. Mer-ton s'accommode des rôles, mais marque sapréférence : il est d'abord professeur d'université.Et pas n'importe où : le département de sociologiede Columbia, l'un des premiers départements créésaux États-Unis, abrité par une université presti-gieuse de l'Ivy League, demeure un grand centred'attraction intellectuelle [Steinmetz, 2007,p. 324-328].

Page 39: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

La consolidation d'unleadership« Pour un nouvel étudiant, se remémore James S.Coleman dans des termes choisis, le système socialde Columbia ressemblait en première approche à unsystème planétaire, avec Robert K. Merton commesoleil rayonnant autour duquel tout tournait »[1990a, p. 77]. Formé à Columbia entre 1951et 1955, Coleman souligne néanmoins que lenovice ne tarde pas à reconnaître une organisationplus subtile du département, où d'autres « stars »brillent : Robert Lynd, Robert McIver, CharlesWright Mills, Theodore Abel, Kingsley Davis, Sey-mour Lipset et Herbert Hyman (en plus des coursouverts dans d'autres départements, ceux del'anthropologue-psychanalyste Abram Kardiner oudu philosophe Ernest Nagel).

Page 40: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Dans le contexte d'affirmation de la sociologieétasunienne (cf. encadré 2), l'autorité de Merton estgrandissante sur le campus de Columbia et danstout le pays. L'enseignement est un aspect essentielde son œuvre. Déjà à Harvard, puis à Tulane etsurtout à Columbia entre 1941 et 1984 – date desa retraite –, il s'est efforcé d'articuler la rechercheet l'enseignement, l'un et l'autre de ces rôles parti-cipant d'une même profession d'universitaire, sanstoutefois se confondre [Persell, 1984]. De nom-breux témoignages et une série d'enregistrementspermettent de restituer l'ambiance et la scénograph-ie des cours du sociologue [Marsh, 2010]. Lesdizaines d'étudiants inscrits à ses cours assistent àchaque fois à une performance. À la longue, Mer-ton était parvenu à affûter une technique pédago-gique très personnelle. Il a retenu la leçon de Par-sons : la stratégie consiste à produire dansl'intervalle d'un cours l'esquisse d'une théorisation,de tester sur l'auditoire des idées à peine solidifiées,avant de les couler dans le format d'une publicationécrite. C'est ce qu'il appelle la « publication orale »[Merton, 1980 ; OSSS, p. 351].

Page 41: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Les Merton Papers de la Butler Library conserventla trace des préparations. Rivé à son bureau, Mertonaccumule les notes éparses sur tel ou tel sujet (cita-tions de classiques, dépêches de journaux, défin-ition provisoire d'un concept, pensées nocturnes,etc.), les assemble selon un canevas cohérent, sedonne des lignes directrices, une problématiquepour chaque séance, en lien avec le problème occu-pant le cours entier, et progresse vers une solutionplus ou moins consistante et satisfaisante. Des lec-tures sont recommandées : Parsons, naturellement,mais aussi, cette fois dans les cours de théorie soci-ologique, Marx et Engels, et Durkheim (Le Suicide,1897, surtout). Ces textes servent de supports : nonpas le prétexte à des spéculations ou à des commen-taires érudits sur les « classiques », mais un levi-er pour faire de la théorie actuelle. En cours, laparole est contrôlée, mais le professeur s'autorisedes excursus improvisés. Car il sait que les idéesinattendues surgissent de la pensée à voix haute,dans la situation de vulnérabilité que constitue laleçon. D'une année sur l'autre, Merton martèle unpetit nombre d'idées abrégées dans le plan de cours.

Page 42: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Elles sont présentées dans les chapitres théoriqueset méthodologiques de STSS, chapitres dont le con-tenu fut à l'origine éprouvé pendant les cours. Lesessais les plus importants de Merton ont été rôdésde la sorte, de façon itérative, certains entre Har-vard et Columbia, à l'exemple de « Fonctions mani-festes et latentes », repris dans STSS (cf.chapitre iv).

Dans ses cours et les séminaires coanimés avecLazarsfeld, Merton veut donner l'exemple de larecherche en train de se faire, l'art de la sociologie.Les cours de Merton sont formateurs pour des co-hortes d'étudiants de Columbia. La liste des soci-ologues de premier plan formés plus ou moins dir-ectement par Merton est suggestive. Citons, parmises doctorants de Columbia (dans l'ordre de souten-ance de leur thèse), Philip Selznick, Seymour Lip-set, Peter et Alice Rossi, Peter Blau, Alvin Gould-ner, Norman Kaplan, Lewis et Rose Coser, DanielBell, Barney Glaser, Harriet Zuckerman, StephenCole, Cynthia Epstein, Jonathan Cole, Thomas Gi-eryn. Avec Lazarsfeld, il a également coencadré

Page 43: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

George Wise, James Coleman, David Sills, TerryClark et David Caplovitz. Merton suit des futurschercheurs qui deviennent ensuite ses collègues. Unréseau s'est ainsi formé de pairs recrutés dans lesuniversités les plus prestigieuses de la profession,grâce auxquels Merton étend son influence.

Encadré 2. Un « âge d'or » de la sociologie auxÉtats-Unis, 1945-1960

Entre 1945 et le début des années 1960, la sociolo-gie connaît un « âge d'or » aux États-Unis [Turn-er et Turner, 1990]. Avec celui de Harvard, le dé-partement de sociologie de Columbia symbolise lamontée en puissance de la discipline, dominée dansses orientations scientifiques par le structuro-fonc-tionnalisme parsonien et la psychologie socialequantitative. Des leaders recrutés dans l'entre-deux-guerres (Parsons, Merton, Lazarsfeld, SamuelStouffer...) contrôlent l'avancement de la discipline,via l'administration des départements, l'American

Page 44: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Sociological Association ou les sources de finance-ment, en constante augmentation. La sociologieétasunienne est hégémonique sur la scène interna-tionale. Selon le parsonien Bernard Barber, l'un despremiers étudiants de Merton à Harvard, trois traitscaractérisent la discipline : « Premièrement, elle estvigoureuse et croît ; deuxièmement, elle arrive àmaturité comme science ; enfin troisièmement, elleest principalement inspirée par les valeurs libéraleset les idéologies afférentes » [Barber, 1959, p. 161].La contribution « fondamentale » de Merton à lathéorie est citée en exemple par Barber, quisouligne également l'association fructueuseLazarsfeld-Merton. La confiance et l'optimismedominent parmi l'élite. Néanmoins, comme nous leconstaterons dans les chapitres iii et iv, les années1960 voient l'apparition d'une contestation de lasociologie « standard ». Amorcée par des francs-tireurs isolés de la discipline, comme CharlesWright Mills et Alvin Gouldner, la critique entendalors saper les fondements du modèle décrit parBarber.

Page 45: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

À l'exception du cercle des sociologues rassemblésvia le séminaire de sociologie de la science organiséà partir des années 1960, Merton ne désire pas con-stituer une quelconque école. S'il participe d'un col-lectif d'enseignants, d'une faculty, il ne se perçoitpas non plus comme participant d'une « école deColumbia ». Dès lors qu'il a quitté la salle de coursou l'amphithéâtre, lorsqu'il s'agit d'écrire, Mertondemeure un chercheur solitaire. Les années passéesà Harvard, sous la tutelle de l'ombrageux professeurSorokin, l'ont incité à incarner un modèle profess-oral particulier. De Sarton également, il s'est ditun « apprenti indiscipliné » [Merton, 1985]. Cole-man, dont l'imposant Foundations of Social Theory(1987) est dédié à Merton, résume dans les termessuivants son expérience à Columbia : « J'ai travailléavec Lipset, travaillé pour Lazarsfeld, et travaillépour être comme Merton » [Coleman, 1990b,p. 31]. Selon Coleman, le professeur maintient unedistance personnelle et professionnelle avec sesétudiants et collègues, et dramatise le défi que con-

Page 46: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

stitue la découverte de vérités sociologiques [Cole-man, 1990a]. D'autres témoignages confirmentl'application de Merton à jouer un rôle de modèle.Ainsi, Gieryn, assistant à partir du milieu des an-nées 1970, raconte : « Il incarnait le rôle du scienti-fique érudit, et par son exemple donnait de la sub-stance et un but à la vocation de sociologue. Mer-ton exigeait tellement de nous, autant qu'il exigeaitde lui-même – la perfection, et rien de moins » [Gi-eryn, 2004, p. 859]. Aux étudiants dociles etprompts à imiter leur maître, Merton préfère le dis-ciple à distance. Cette inclination cognitive va depair avec son approche de la théorie sociologiqueet de l'histoire des « classiques » de la pensée so-ciale (cf. chapitre iii) : l'indépendance d'esprit etle sens critique sont pour lui des remparts contrele conformisme intellectuel. Ses nombreux élèves« indisciplinés » (Gouldner, typiquement) en sontl'illustration. Bref, c'est dire que la protection duprofesseur Merton se mérite. Élitiste et attaché àl'excellence intellectuelle, il l'est assurément.

Page 47: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Outre les cours, il exerce une influence invisible,mais non moins efficace à travers son activité derelecteur. La pratique de l'editing l'occupe énormé-ment. Membre de nombreux comités éditoriaux (Is-is, Journal of Applied Behavioral Science, SocialProblems, Human Relations, Theory and Society,etc.), il relit aussi dans les coulisses. Toujours munide son implacable stylo rouge, il corrige, rectifie,amende, barre, annote les dizaines de textes – leslettres reçues n'y échappent pas non plus ! – que sesélèves et collègues lui envoient.

L'autorité intellectuelle de Merton rend d'autantplus légitime le pouvoir immense qu'il est enmesure d'exercer dans les institutions académiques.En plus des responsabilités occupées à l'universitéColumbia, il est omniprésent dans de nombreusesinstances professionnelles (par exemple àl'American Sociological Association, qu'il présideen 1957) et membre de dizaines de sociétés sav-antes ; il évalue quantité de projets et de demandesde bourses pour le compte de fondations privées(Ford, Rockefeller, Guggenheim, Carnegie, Russel

Page 48: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Sage) et gouvernementales (National ScienceFoundation) ; il participe à la fondationd'établissements aussi importants que le Center forAdvanced Study in the Behavioral Sciences (1954),à Stanford. Ces obligations se couplent à son inves-tissement de plus en plus résolu dans le domainede la sociologie de la science au milieu des années1950 (cf. chapitre ii). Leader dans les mondes sci-entifiques de l'Amérique de la guerre froide, il peutà l'occasion l'être aussi dans la sphère publique, lor-squ'il s'agit de prendre position sur un « problèmesocial » (cf. chapitre iv).

Page 49: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

A Humanistic(allyinclined) socialscientist : le style deMertonMerton, c'est un style sociologique qui s'étoffe toutau long d'une « vie d'étude ». Des traits cara-ctéristiques le distinguent, que nous passeronsmaintenant en revue.

Premier élément : Merton n'écrit pas de livres, àquelques monographies de circonstance près. Sesouvrages majeurs réunissent des textes déjà paruset réédités. Son chef-d'œuvre, Social Theory andSocial Structure [1949], en est l'accomplissement.Sous la forme de ce qu'il appelle l'« essai paradig-matique », il coule les idées élaborées dans le fluxde ses « publications orales ». En une douzaine de

Page 50: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

pages toujours très condensées, Merton s'essaie àcouvrir un domaine de savoir, de formuler de façontranchante des idées et de tracer des pistes pour lesrecherches à venir. Ces « tours de force » [Hunt,1961] ont fait son succès. C'est le cas, singulière-ment, de « Structure sociale et anomie » [« Socialstructure and anomie », 1938a, abrégé SS&A parMerton], l'un des articles les plus cités de l'histoirede la sociologie, qui a rapidement stimulé ledéveloppement des recherches sur la déviance dansles années 1940-1950 (cf. chapitre iv). Dans sonépure, le style d'exposition de l'« essai paradig-matique » tranche avec le format désormais attendude l'article scientifique et révèle le sens de l'enquêtetel que Merton l'envisage : « Conçu pour informerdes collègues scientifiques d'une contribution po-tentiellement originale à un champ de la connais-sance, l'article scientifique stylisé présente une ap-parence immaculée qui dit peu ou rien des sautsintuitifs, des faux départs, des lacunes, des ajuste-ments opportunistes et des accidents heureux quiencombraient l'enquête en réalité. Après tout,l'article scientifique n'est pas conçu comme un

Page 51: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

compte rendu clinique ou biographique de larecherche exposée. Par contraste, l'essai laisse unemarge pour des apartés et les corrélations d'ungenre qui intéresse les historiens et les sociologuesde la science, et est, en tout cas, mieux adapté àmon ingérable préférence pour la mise en relationdes aspects humanistes et scientifiques de la con-naissance sociale » [OSSS, p. 357].

L'essai prévoit donc une liberté de composition.Mais la discipline du « paradigme » – au sens,propre à Merton, d'une mise en ordre conceptuelle(cf. chapitre iii) – endigue les débordements lit-téraires. On mesure ici la distance séparant l'essaisouple et condensé de Merton des sommesthéoriques de Parsons et de Sorokin.

Deuxième trait : Merton ne sait pas mettre de pointfinal. La découverte de son œuvre peut déstabiliserle profane. Lorsque le sujet lui tient à cœur, il necesse de retravailler ses textes. L'exemple en estfourni par les changements apportés à laproblématique structurale testée dans « Structure

Page 52: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sociale et anomie », notamment les redéfinitionssuccessives du concept de l'« anomie » (cf.chapitre iv). Entre les trois éditions de STSS (1949,1957, 1968), on repère de même des modificationset des extensions. L'œuvre de Merton est un pal-impseste, laissant apparaître les réécritures et les tâ-tonnements. Ces écrits ne résument pas son trav-ail. En effet, le sociologue rechigne à publier lestextes – nombreux – qui lui paraissent inachevés.Dans les années 1960, ses proches collaborateursregrettaient qu'il laisse des manuscrits pourtant pr-esque terminés se refroidir dans ses dossiers. C'estle cas du manuscrit The Travels and Adventures ofSerendipity [TAS], corédigé avec Elinor Barber versla fin des années 1950. Il ne fut publié en itali-en en 2002 qu'après que Merton avait été convain-cu par des collègues persuasifs (la version améri-caine n'est parue qu'en 2003 à titre posthume). Ap-prochant les quatre-vingts ans, le sociologue a con-fessé son penchant pour la procrastination [Merton,1998, p. 317]. Ce complexe le poursuit durant toutesa carrière. Dans le portrait du New Yorker, il ra-tionalisait son perfectionnisme, arguant qu'il pub-

Page 53: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

liait déjà beaucoup trop [Hunt, 1961, p. 61], et in-vitait en substance les polygraphes à davantage deretenue.

Troisième trait : Merton est passionné par les mots.S'il est une matière que le sociologue affectionne,c'est bien l'étymologie. Les volumes de l'OxfordEnglish Dictionary sont à portée de main dans sonbureau. Le travail sur les mots ne relève pas dela simple érudition. Lorsqu'il parie sur la féconditéd'un mot et le transforme en concept, il en dresse leportrait-robot étymologique pour mieux en définirle sens sociologique. Chez Merton, les motscomptent donc. Il est très attentif à leur histoire sé-mantique. Il sait que les effets de sens peuvent jouerdes tours. C'est ce que Paul Lazarsfeld nomme la« ramification conceptuelle » : « Il [Merton] veutdécourager l'habitude fréquente des auteurs quiconsiste à plaquer une étiquette sur une idée, puisde laisser les choses en plan. Il est nécessaired'examiner une notion, tester des variations et desimplications, et s'appuyer sur des données em-piriques illustrant la notion d'origine » [Lazarsfeld,

Page 54: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

1975, p. 60-61]. Les mots existants, il se les ap-proprie et les reconditionne pour répondre aux be-soins de ses enquêtes. Il en crée aussi. À des finsmnémotechniques, il se plaît par exemple à inventerdes mots et des verbes à partir de ses acronymesfétiches, tel SOS (Sociology of Science), mais aussiet surtout OTSOG (On the Shoulders of Giants),qui inspire de nombreuses et improbables déclinais-ons (otsogable, otsogally, otsogory, etc.). Il esthanté par la priorité et la paternité dans les dé-couvertes scientifiques. Ses mots sont ses créatureset il en surveille les usages dès publication. Dansles années 1980-1990, il s'adonne ainsi à la sé-mantique sociologique des mots, particulièrementdes siens. Et il vit comme une consécration l'entréede la self-fulfilling prophecy dans les Supplementsde l'Oxford English Dictionary [Merton, 1998,p. 301].

Quatrième trait, plus général : Merton est soci-ologue, mais n'en reste pas moins ouvert aux hu-manités. La conférence donnée à l'ACLS confirmecette identité intellectuelle d'humanistic(ally in-

Page 55: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

clined) social scientist (« Note for the ACLSHaskins lecture », 2 janvier 1993, RKM Papers).Même lorsqu'il s'est rapproché des sciences ducomportement humain (behavioral sciences) dansles années 1950, il n'a pas abandonné sesrecherches d'histoire de la science et d'histoire desidées. On the Shoulders of Giants, qu'il considèrecomme son plus grand accomplissement, prend àcontre-pied ses collègues les plus positivistes. Lelivre est composé sous la forme d'une longue lettrede plus de trois cents pages, dans un style évoquantTristam Shandy de Sterne. Elle raconte les aven-tures de l'aphorisme : « Si j'ai vu plus loin queles autres, c'est en me tenant sur les épaules degéants. » Merton s'amuse à parodier les excès del'érudition, il embarque son lecteur, le noie dansune histoire vertigineuse et non linéaire (nous enrésumerons le propos dans le chapitre iii). DansOTSOG ou dans des essais plus concis, il laisseparaître d'interminables notes de bas de page, sat-urées de sources, de références bibliographiqueset d'explication de textes. Selon Lewis Coser, cesabondants paratextes manifestent le souci de Mer-

Page 56: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ton de placer la sociologie des États-Unis « aupremier plan de l'excellence académique » [1975,p. 89-90]. Le sociologue est capable d'essais as-cétiques comme de textes dans lesquels pointentl'ironie et le trait d'esprit. Un seul titre suffira àl'illustrer : « Avant-propos à une préface pour uneintroduction aux prolégomènes d'un discours sur uncertain sujet » [« Foreword to a preface for an in-troduction to a prolegomenon to a discourse on acertain subject », 1969]. Cette oscillation ambival-ente de la sociologie (de Merton), entre le modèledes sciences de la nature et celui des humanités,ne l'amène pas sur les pentes d'une sociologie quis'assumerait comme littéraire ; elle signifie bienplutôt une conscience des dilemmes et des incer-titudes du régime de scientificité des sciences so-ciales [STSS, p. 27-30 ; Wolfe, 1997, p. 35-36].

Une sociologie à(re)découvrir ? La

Page 57: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

réception française deMertonAu lendemain de sa mort, en février 2003, les avissont unanimes : le New York Times range Mertonparmi les « sociologues les plus influents duXXe siècle », constat réitéré par les éditorialistes,rédacteurs d'éloges et anciens collègues du mondeentier. « Classique moderne » de son vivant, Mr.Sociology (New York Times, 24 février 2003) estune figure intellectuelle consacrée aux États-Unis,le seul sociologue récipiendaire de la médaille na-tionale de la science, remise en 1994 à la Maison-Blanche par le président Bill Clinton. Il inspiredésormais le consensus, tandis que d'autres figuresde la sociologie étasunienne contemporaine, hierdominantes, sont aujourd'hui quelque peu oubliéesen comparaison, à l'image de Parsons.

Page 58: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

En revanche, l'œuvre de Merton n'a pas connu lamême fortune en France. S'agissant de sa réception,il n'est pas exagéré de parler d'un « rendez-vousmanqué » [Fabiani, 2011]. Quoique connue, sonœuvre n'a pas pesé de façon significative. Sansviser l'exhaustivité, on peut l'expliquer par une sériede facteurs socio-institutionnels, épistémologiques,culturels et politico-idéologiques.

Tout d'abord, dans le contexte de l'engouement– ambivalent, mais globalement favorable – des so-ciologues français pour la sociologie étasunienneau cours des années 1950 [Chapoulie, 1991], Mer-ton n'est pas ignoré. Une partie de la première édi-tion de Social Theory and Social Structure [parueen 1949] a été traduite par Henri Mendras, en 1953,sous le titre Éléments de méthode sociologique,puis rééditée en 1965 et 1997 – sans néanmoinstenir compte de la réédition remaniée et augmentéede STSS parue en 1957, ni celle de 1968. Le style derecherche de Merton le singularise dans l'offre sci-entifique de la sociologie des États-Unis. Il contred-it en partie la représentation peu attractive d'une so-

Page 59: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ciographie empiriste, hantée par la quantification etla survey research, un « positivisme instrumental »[Bryant, 1989]. La posture de Merton, à l'inverse,est compatible avec l'« excellence sociologique à lafrançaise » professée par Raymond Aron – le « pat-ron » de la sociologie française dans les années1960 [Joly, 2012, p. 90-98] –, à travers un travailthéorique articulé à la recherche empirique, uneperspective originale en sociologie de la connais-sance, le souci de nouer un dialogue entre la so-ciologie du Nouveau Monde et les traditionsthéoriques continentales. Il peut servir de repèrefiable, quand la sociologie française des années1950 – revenue du durkheimisme – s'abandonne àune espèce de « flottement épistémologique »[Marcel, 2010, p. 5]. Néanmoins, à l'exception d'unlivre partiellement traduit et de quelques courts art-icles, rien de plus. La sociologie mertonienne estlivrée à la portion congrue, dans une traduction« adaptée » et montée selon un « schéma ordonné »[Mendras, 1995, p. 294].

Page 60: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Bien que ses Éléments soient disponibles et rééditésencore en 1997, Merton n'est donc pas véritable-ment présent dans les débats contemporains, ou al-ors de façon souterraine. Peu de textes sont access-ibles en français, les commentaires sont allusifs àde rares exceptions près, c'est-à-dire dans les do-maines où Merton est de toute façon incontournable(la théorie, la science, les organisations, la bur-eaucratie). Cela vaut pour les années 1950 et 1960[Marcel, 2004] comme pour les décenniessuivantes, jusqu'à aujourd'hui. Associée méca-niquement au fonctionnalisme [Herpin, 1973 ;Rocher, 1972] et plus généralement à la sociologieétasunienne « dominante », la sociologie de Mertonsouffre de lectures expéditives et de labellisationspas toujours bienveillantes – mais dans unemoindre mesure que celle de Parsons, surtout aprèsles années 1980 [Chazel, 2011]. Le fait qu'il ait étéintroduit en France et travaillé surtout au prisme del'« individualisme méthodologique », par RaymondBoudon notamment (qui s'est fait le promoteur dumodèle des « effets pervers », réinterprétation duthème de la « prophétie autoréalisatrice » [Boudon,

Page 61: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

1977]) et quelques sociologues proches sur le planthéorique, comme François Bourricaud, mais aussipar le canal de la sociologie des organisations etde la « société bloquée » de Michel Crozier, toutcela a sans doute contribué à polariser des attitudesd'indifférence, de méfiance ou de rejet, à uneépoque pas si lointaine où les disputes et les quer-elles d'école divisaient la sociologie en France.

Des raccourcis identificatoires sédimentent des sig-nifications peu favorables, dans le contexte idéo-logiquement tendu de la fin des années 1960-1970[Massa, 2008]. « Robert K. Merton », c'est le« fonctionnalisme américain », soit une théoriepolitique de l'équilibre de l'ordre social libéral, lesvaleurs de l'American creed, l'expression de la« croyance naïve des plus grands sociologuesaméricains en la pérennité de leur système social »[Mallet, 1969, p. 31]. Quelques rares lecteurs ontbeau le présenter sous l'étiquette flatteuse d'un« Durkheim américain » (Bourricaud), Merton re-tient peu l'attention. Et il y a plus : à la fin des an-nées 1960, le vent tourne sur les campus aux États-

Page 62: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Unis. Le fonctionnalisme est frappé d'obsolescencepar les sociologies marxistes, critiques, « réflex-ives » et micro, tels l'interactionnisme symboliqueet l'ethnométhodologie. Toutes s'opposent àl'emprise d'une théorie qu'elles jugent chargéed'idéologie. Ces conflits se retrouvent égalementdans la sociologie française des années 1970. LeBureau of Applied Social Research fondé et dirigépar Paul Lazarsfeld à Columbia, où Merton fait of-fice de théoricien à partir de 1941, d'abord imité parles jeunes sociologues français (Boudon, Bourri-caud, Crozier, Mendras, Touraine...) qui découvrentl'Amérique durant les années 1950 [Chapoulie,2008], devient un modèle repoussoird'entreprenariat scientifique deux décennies plustard [Pollack, 1979]. La fabrication de légendes his-toriographiques participe de l'élaboration d'unstéréotype. À la fin des années 1970, la « tradition »de Chicago suscite un intérêt grandissant, occultantpeu à peu les recherches menées naguère àColumbia ou Harvard.

Page 63: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Entre autres exemples de malentendus, mention-nons la lecture, au départ peu charitable, que PierreBourdieu a faite de Merton. Elle traduit les ambi-valences et les biais interprétatifs de sa réception.Le constat dressé par Bourdieu d'une « sociologieaméricaine "officielle" [qui] ne parle en fait que dela société américaine, c'est-à-dire de l'inconscientsocial des sociologues américains » [Bourdieu,1975b, p. 20], est transposé sur le terrain de la soci-ologie mertonienne de la science. Ces analyses dufonctionnement de la « communauté scientifique »reconduiraient « en fait » l'idéologie dominante del'establishment de la « science américaine » [Bour-dieu, 1975a]. Le fonctionnalisme « modéré » deMerton se trouve coincé entre la suprathéorie par-sonienne et le positivisme instrumental de Laz-arsfeld. La « triade capitoline » symbolisant lemainstream étasunien est inventée [Calhoun et VanAntwerpen, 2007 ; Fabiani, 2011]. Mais Bourdieurévise son diagnostic à la fin des années 1980. Il re-connaît alors en Merton le fondateur d'une authen-tique sociologie de la science [Bourdieu, 1990].Quoiqu'il n'ait pas perçu la nécessité de « rompre »

Page 64: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

avec le sens commun et les catégories mentalesspontanées du monde de la science, dont Bourdieule soupçonne d'être un porte-parole de bonne etinnocente volonté, Merton aurait eu le mérited'annoncer la sociologie bourdieusienne du champscientifique. À ce changement de cap, ajoutons leserreurs de catégorisation. Dans son ultime cours auCollège de France, Bourdieu fera amende honor-able : Merton, qu'il aperçut de loin dans les années1970, incarnait pour lui l'arrogance culturelle del'élite de la côte est, le White Anglo-Saxon Protest-ant (WASP) « élégant et raffiné » [Bourdieu, 2001,p. 31-32]. Or Mr. Sociology était issu des classespopulaires, des quartiers pauvres de Philadelphie,ce que le premier intéressé se plut à rappeler enprivé à Bourdieu.

Ces méprises transatlantiques ont des effetspratiques, conformément au schème de la« prophétie autoréalisatrice » (cf. infra, p. 88-90) :c'est dit, Merton est un sociologue dominant, il in-carne le fonctionnalisme, sa sociologie, conser-vatrice comme celle de Parsons, sert le statu quo

Page 65: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

social. Ces clichés entrent dans la « définition dela situation », à savoir l'évaluation de la sociologieétasunienne par une branche de son homologuefrançaise, et finissent par créer les conditions d'unrejet plus ou moins radical, entêté ou ambigu.

Merton n'est pourtant pas absent, au moins sur lepapier. Les manuels et les cours d'introduction àla sociologie ne peuvent pas faire l'économie d'undéveloppement. Seulement, des nombreuses fa-cettes de cette œuvre, on conserve le plus visible,les notions-balises et les typologies les plus immé-diatement convertibles pour la pratique, et ce fais-ant on oublie d'investir d'autres pans, maintenusdans l'ombre. Un seul exemple : la vulgate des« théories de moyenne portée » (chapitre iii) estgénéralement galvaudée. Le concept fonctionnefaiblement, indiquant une articulation désirable dela théorie et de la recherche empirique, derrièrelaquelle chacun peut se ranger. Merton est alorsconverti en héros « modéré » d'une bonne consci-ence méthodologique. Ces appropriations mollesn'ont pourtant pas de quoi susciter le scandale. Mer-

Page 66: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ton l'a assez répété : c'est le lot des « classiques »canonisés que de stimuler les révérences pares-seuses et des usages a minima [STSS, p. 35-38].

Page 67: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

II. Le fondateur de lasociologie de la science

a sociologie de la science occupe une place par-Lticulière dans l'œuvre de Merton. Il est unanimementconsidéré comme le fondateur de cette spécialité. Ila approfondi durant toute sa carrière des problèmesqui en relevaient directement. Pour lui, la scienceagrège ce qu'il appelle des « sites de recherchestratégique ». C'est un « laboratoire » de sa sociolo-gie [Sztompka, 1986, p. 41 ; cf., en français, Dubois,1999]. Car s'intéresser au fonctionnement de la sci-ence revient à explorer une institution centrale dessociétés modernes occidentales, mais aussi à envis-ager, par effet miroir, la contribution propre de lasociologie à l'entreprise scientifique. C'est ce queMerton appelle l'auto-exemplification de la sociolo-gie de la science (elle peut s'appliquer ses propres

Page 68: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

concepts). Dans ces recherches, la thèse de doctorats'impose comme une matrice de questionnementsde Merton. Il la réévalue jusqu'à son ultime préfaceà la réédition de 2001. Elle inclut en effet lespremières formulations de l'analyse structurale etfonctionnelle ainsi que les schémas conceptuelsd'une sociologie embryonnaire de la science,développée à partir de la fin des années 1950.

La matrice de la MertonthesisMerton soutient en décembre 1935 à Harvard sathèse de doctorat intitulée « Aspects sociologiquesdu développement scientifique dans l'Angleterre duXVIIe siècle ». Elle paraît remaniée en 1938 sousle titre Science, Technology and Society inSeventeenth-Century England [STS]. Cette « œuvrede jeunesse » [STS, p. x] propose d'une part unedéfinition de l'activité scientifique comme activité

Page 69: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sociale et d'autre part une interprétation del'institutionnalisation de la science moderne.

Un exercice académiqueconséquentL'objectif liminaire de STS est d'identifier et évaluerles « facteurs sociologiques impliqués dans l'essorde la science et de la technique modernes » [STS,p. 3]. Filant la métaphore agraire, Merton se de-mande pourquoi le sol culturel de l'Angleterre duXVIIe siècle est si « fertile » pour le développe-ment et la propagation de ces sphères d'activitédifférenciées. Il s'intéresse initialement à la soci-ologie de l'invention, champ à l'époque labouré parune poignée de sociologues, parmi lesquels Willi-am Ogburn, Dorothy Thomas ou Colum Gilfillan[SOSEM, p. 18]. En 1933, il envisage d'étudier la« fréquence des inventions en fonction du milieusocial » en s'inspirant de la « méthodologiegénérale si brillamment développée par

Page 70: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Durkheim » (lettre à Pitirim Sorokin, 7 janvier1933, RKM Papers). Il se donne pour objectifd'expliquer les conditions sociales favorisant ounon l'invention, d'en révéler ainsi les aspects « soci-ologiques ».

À vingt-trois ans, Merton se met donc en quête detoutes sortes de données quantitatives (comme lesbrevets, le nombre de découvertes, les articles sav-ants, etc.) dans le but de rendre compte de la « fluc-tuation » des intérêts pour la science et la tech-nique. Il s'intéresse à un ensemble d'individus, nonpas seulement à quelques génies isolés. Il s'appuiesur une vaste documentation consultée à la WidenerLibrary de Harvard. Il exploite un échantillon de6 000 notices individuelles du Dictionary of Na-tional Biography dans le but de repérer les indicesd'une implication des membres de l'élite anglaisedans la science et la technique. Ce faisant, il con-tribue au perfectionnement de la méthode de laprosopographie, consistant à collecter de façon sys-tématique des données sociales sur un groupe définid'individus [SOSEM, p. 27-36]. Il dresse en plus

Page 71: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l'inventaire des découvertes et des inventions aumoyen du Handbuch zur Geschichte der Naturwis-senschaften und der Technik et des volumes desPhilosophical Transactions de la Royal Society,fondée en 1660. Merton travaille sur archives et ac-cumule quantité de données numériques. Les tech-niques qu'il rode nourrissent directement la soci-ologie historique de la connaissance que Sorokins'efforce de théoriser [Merton, 1935b ; Merton etSorokin, 1935a ; Dubois, 1999, p. 20-23].

La méthodologie et l'ébauche d'interprétationthéorique des phénomènes orientent le travail em-pirique. Merton s'inspire du raisonnement expéri-mental. Il élabore des hypothèses, isole des fac-teurs, en mesure le poids relatif sur son matériau.Il progresse avec prudence, critiquant les schémasexplicatifs réducteurs. Il s'écarte, d'abord, del'approche marxiste « vulgaire », illustrée par lacélèbre étude matérialiste des Principia de Newtonpar l'historien soviétique Boris Hessen (1931).Merton ne reprend cette méthode – qui rapporte lenewtonisme à l'état des rapports de production de

Page 72: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

la société anglaise de l'époque – que pour mieux enréviser le mode d'explication, qu'il juge univoque etmécanique [Mendelsohn, 1989]. S'il découvre unerelation entre les intérêts de la bourgeoisie commer-çante et le choix de problèmes technologiques pri-oritaires, il l'interprète selon un cadre théorique pluscomplexe, faisant intervenir une multiplicité de fac-teurs. Imprégné par le positivisme comtien [Cole,1992, p. 3-4], il estime en revanche que la soci-ologie n'est pas encore assez « mûre » pour envis-ager l'« histoire interne » de la science ou le « noy-au dur » des vérités scientifiques. Sans proscrirede telles explorations, Merton met la priorité surl'analyse des circonstances « externes » de l'essorde la science (cf. infra, « "Facteurs intrinsèques" et"extrinsèques" du développement de la science etde la technique », p. 36-39).

Le plan de la monographie résume une trame ex-plicative. Les trois premiers chapitres précisent leproblème du privilège culturel accordé à la sciencedans l'Angleterre du XVIIe siècle. Les troischapitres suivants, certainement les plus controver-

Page 73: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sés, envisagent la « corrélation » que Merton établitentre le puritanisme et la science. Enfin, les cinqchapitres suivants complètent l'analyse des « influ-ences extrinsèques » s'exerçant sur le progrès de lascience et le développement économique. On peutdéceler dans ces développements les bases d'unevéritable sociologie historique de l'institution scien-tifique. Merton s'emploie en effet à montrer com-ment la science constitue une « activité sociale » ré-gie par des valeurs propres et une division du trav-ail « formellement organisée » [STS, p. 225]. Plusencore, ce qu'il veut comprendre à partir d'un casparticulier, c'est l'existence même de cette activitérelativement autonome, qui suppose l'« interactionde nombreuses personnes » ; comprendre, surtout,pourquoi la culture de la science ne se produit quedans un type d'ordre social disposé à la cultiver.Non pas seulement l'effet de la société sur cette« sphère culturelle », à la façon des marxistes, maisla dépendance réciproque (suggérée par le titre dulivre, Science, Technology and Society) de la scien-ce, de la technique et de l'environnement social etculturel.

Page 74: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'institutionnalisation de lascience moderneL'enquête entend répondre à une énigme pour la so-ciologie de la connaissance : pourquoi la scienceet la technique deviennent-elles des « centresd'intérêt » (foci of interest) majeurs de l'élite dessavants (natural philosophers), surtout dans laseconde moitié du XVIIe siècle ? Les math-ématiques, la chimie, l'astronomie et les différentsdomaines de l'invention stimulent en effet nombrede gentlemen. Ils se détournent du même coup dessphères d'activité qu'ils prisaient auparavant, telsles arts, la religion, l'armée ou la marine. La sciencegagne en prestige, sa pratique est « positivementsanctionnée » dans la société. Ce constat est étayépar des statistiques descriptives en référence à unesérie d'indicateurs (nombre de notes publiées,mesures de « productivité scientifique »), qu'ils'agit donc d'interpréter. Merton traque les orienta-

Page 75: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tions privilégiées de l'intérêt à connaître, les condi-tions sociales de la motivation cognitive.

Une approche de la structure sociale de l'action ori-ente la démonstration. Elle est énoncée de façonallusive, mais suggestive, et s'inscrit dans lesrecherches parallèles de Merton sur l'analyse fonc-tionnelle (cf. chapitre iv). L'auteur indique que lasociété anglaise constitue un « complexe social etculturel ». Des sphères d'activité y sont différen-ciées et, selon des modalités qu'il convient de spé-cifier, interdépendantes. Les intérêts – sortes dequantums d'énergie – circulent et se distribuententre ces différentes sphères structurées. Ce pro-cessus opère à la façon de vases communicants.Merton l'objective en classant les investissementsdans les « champs » de son échantillon d'individus[STS, p. 12]. Par exemple, l'augmentation des fluxd'intérêts proscience entraîne une décroissance desintérêts dirigés vers la poésie ou l'érudition human-iste. Mais ces déplacements ne sont pas irrévers-ibles et des « polymathes » peuvent s'adonner àdifférentes activités en même temps. Il identifie en

Page 76: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

outre des convergences entre les divers champs.Elles s'illustrent dans les contenus mêmes de laconnaissance, par exemple dans l'influence de la« dénotation impersonnelle » et objective de la lit-térature scientifique (symbolisée par les math-ématiques) sur l'écriture de la prose réaliste. Dupoint de vue de la justification des activités, Mertonrelève aussi dans les écrits de la seconde moitié duXVIIe siècle une forme d'utilitarisme. La médecineou les branches appliquées, comme l'astronomie denavigation, en bénéficient. Cela s'explique selon luipar le fait que la science revêt pour la bourgeois-ie montante le double intérêt de rendre raison desphénomènes de la nature et de présenter une utilitépratique. Les sociétés savantes sont le théâtre élec-tif de ces développements, et plus marginalementles universités, où des chaires de science sont peuà peu créées. Dans sa démonstration, Merton décritdonc comment la science et le rôle social qui lui estlié viennent à occuper une place dominante dans le« système social des valeurs », tout en consolidantson statut d'institution différenciée [Gieryn, 1988].

Page 77: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

La « thèse » de MertonUn nouveau constat est dressé : les héros de la sci-ence expérimentale, à l'image de Robert Boyle, sont« imprégnés » par les valeurs de l'éthique protest-ante – particulièrement du puritanisme. Merton dé-couvre au cours de sa recherche les travaux de MaxWeber et d'Ernst Troeltsch. Au détour de sa dé-monstration, il prolonge l'hypothèse d'une « cor-rélation » (qui ne constitue pas nécessairement uneexplication causale, mais fait simplement état d'unrapport entre des faits) entre le puritanisme anglaiset l'activité scientifique [STS, p. 115]. C'est ce quel'historiographie des sciences a retenu sousl'expression Merton thesis [Cohen, 1990].

Merton envisage le puritanisme (une secte parmid'autres du protestantisme) en sociologue, non pasdu seul point de vue du contenu doctrinal de lathéologie. Citant Durkheim, Alfred Radcliffe-Brown ou Bronisðaw Malinowski, il décrit une ori-entation culturelle dominante. Elle cristallise des

Page 78: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sentiments pénétrant « toutes les phases de l'actionhumaine durant la période » [STS, p. 56]. Leshommes de science croyants veulent se rendre« utiles » ici-bas pour la gloire de Dieu. Leur dé-vouement se traduit dans des activités compatiblesavec les valeurs puritaines, comme la rigueur,l'empirisme, le labeur, le libre examen, le ration-alisme. Sur la base d'un corpus de déclarations deleaders spirituels (parmi lesquels Thomas Sprat,auteur de la première History of the Royal Society,1667), Merton établit l'adéquation de l'éthique puri-taine avec l'expérience de la science. En effet,l'observation scientifique de la nature offre un moy-en ajusté à une finalité religieuse. On retrouve icil'idée de Weber d'une origine protestante de la« mobilisation méthodique de la science pour desobjectifs pratiques » [1910, réédition 1996, p. 162].Malgré les variations et les interprétations, l'ethospuritain est à même de prescrire une orientationnormative à l'activité intramondaine qu'est la scien-ce : « La science incarne des modèles de comporte-ment qui conviennent aux goûts puritains » [STS,p. 90]. Ainsi, Merton montre comment une activ-

Page 79: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ité s'institutionnalise et légitime sa pertinence so-ciale en puisant dans les répertoires d'autorités cul-turelles disponibles [Shapin, 1991].

Il pousse plus loin l'explication de la corrélationentre la science et une religion. Se référant à Pareto(lu par Henderson à Harvard), il insiste sur la forcedu « sentiment », c'est-à-dire la composante « nonlogique » (ou non rationnelle) de l'action humaine.Le sentiment agit et donne du sens (une orientation)en deçà du système social de valeurs et des croy-ances résumées sous le concept de l'ethos puritain.Ce sentiment profond, « résiduel », contraint etcause le comportement manifeste, à savoir la cul-ture de la science (i.e. elle est « rationalisée » parles croyances religieuses). Ne procédant pas selonle modèle de la cause et de l'effet, ce mécanismefondamental opère en arrière-plan et sélectivementsur un système de facteurs (parmi lesquels celui dela religion) enchevêtrés et mutuellement dépend-ants. Merton réduit donc l'institutionnalisation dela science à l'action d'une entité mentale, au de-meurant assez opaque [Shapin, 1988]. L'explication

Page 80: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

(sur laquelle le sociologue ne reviendra plus) n'enprésente pas moins l'intérêt d'épaissir le schèmewébérien de l'« affinité élective ».

Des conséquences non désiréesdu prêche puritainEn 1936, Merton publie « Les conséquences nonanticipées de l'action sociale finalisée » [« Theunanticipated consequences of purposive social ac-tion », 1936b ; repris dans OSSS, p. 173-182]. Cet« essai paradigmatique » est, chez Merton, lapremière formulation d'une approche dynamique etsystémique des structures et mécanismes de la viesociale. Il le met à profit dans l'analyse d'unphénomène contre-intuitif : les théologiens de laRéforme n'avaient pas l'intention d'encourager lapratique de la science, ils pouvaient d'ailleurs s'yopposer, à l'instar de Calvin ou de Luther, or ilsconféraient indirectement du sens ainsi qu'une lé-gitimité à la science, acquise qu'elle était à l'usage

Page 81: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

de la raison, de l'expérience et du libre examen.Aussi les germes de la sécularisation avaient-ils étésemés par ceux-là mêmes qui n'y trouvaient pas in-térêt.

Comment expliquer ce paradoxe ? Merton inter-roge dans l'article de 1936 cette gamme de con-duites humaines dirigées vers un but désirable ouun résultat « finalisé », qui néanmoins aboutissentà un effet inattendu, « non anticipé » (unanticip-ated) ou a priori non désiré. L'effet ne coïncide pasavec ce qui était attendu ou anticipé par l'acteur,hiatus que l'on observe toujours rétrospectivement.Merton souligne que ces conséquences non anti-cipées d'une action ou d'une décision – qui ont doncéchappé à l'acteur qui a agi ou pris une décision –dérivent de la conjonction de sa propre conduite« finalisée » et de la situation objective danslaquelle l'acteur se trouve, ce sur quoi il ne peutavoir totalement le contrôle. Cette configuration estcompliquée du fait que cet acteur n'est pas le seulà agir ou à prendre quelque décision. En effet, ilest pris dans un système d'interdépendance plus ou

Page 82: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

moins complexe : ses actions et décisions sont con-traintes dans une situation déterminée, de mêmeque les résultats de celles-ci peuvent affecterl'action d'autres individus engagés dans le cours del'interaction et les conséquences de cette même ac-tion.

Merton cherche ici à spécifier les opérations men-tales d'un acteur en situation de choisir entre desactions possibles (alternatives, en anglais) sociale-ment structurées et limitées [SA, p. 124]. Selon Ar-thur Stinchcombe [1975], c'est la clé de voûte de lasociologie mertonienne. Ce processus fondament-al opère à l'échelle microsociologique (cf.chapitre iv). À la suite de Max Weber, le sociologuese réfère au concept de l'« action rationnelle en fi-nalité » (soit un registre d'action qui n'épuise pas lescatégories de l'action humaine). L'acteur s'orientedans un but et choisit les moyens les plus adaptésà cet effet. Il procède en s'appuyant sur sa connais-sance de la situation et son expérience de situationsanalogues passées. Merton relève trois sourcesprivilégiées des effets non prévus : l'ignorance,

Page 83: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l'erreur et l'« impérieuse immédiateté de l'intérêt »génératrice de « biais émotionnels » [OSSS,p. 179]. Ces facteurs de « déviation » de la rational-ité de l'action finalisée ajoutent à l'incertitude danslaquelle se trouve de toute façon l'acteur – même leplus clairvoyant et informé – de pouvoir prévoir lerésultat, tel qu'il l'escompterait. Ce modèle se veutréaliste. Merton note en effet l'éventuel flou des in-tentions subjectives mêlées à des choix qui peuventse révéler peu judicieux a posteriori pour l'acteurcomme pour les observateurs. La vision instrumen-tale, intellectualiste et abstraite des homines oeco-nomici [OSSS, p. 179] achoppe ici sur les contin-gences d'une décision plus ou moins préparée.

Les actions individuelles entrent ainsi en collusiondans des situations déterminées, sur lesquellespèsent diverses contraintes. Merton distingue d'uncôté les conséquences du point de vue d'un acteur,et de l'autre les conséquences telles qu'elles seprésentent à d'autres acteurs également pris dansla situation (par des « patterns d'interaction »), parl'intermédiaire de la structure sociale, de la culture

Page 84: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ou bien encore de la « civilisation » [OSSS, p. 174].Les deux derniers termes sont empruntés à AlfredWeber. La distinction, prisée à l'époque chez les so-ciologues allemands, se veut analytique : « La civil-isation correspond au corps de savoirs pratiqueset intellectuels ainsi qu'à un ensemble de moyenstechniques pour contrôler la nature. La culture, elle,comprend les configurations historiquement sin-gulières de valeurs, de principes normatifs etd'idéaux » [Merton, 1936a, p. 110 ; STS,p. 208-209]. Merton ne la conservera pas tellequelle et, par la suite, la diluera dans la notionplus extensive de « structure culturelle » (cf.chapitre iv).

Le modèle explicatif de Merton aide ici à com-prendre comment les promoteurs de l'ethos puritain– absorbés qu'ils étaient par leur sentiment reli-gieux – n'ont pas influencé directement la méthodede la science, mais les valeurs qu'ils tenaient pourjustes ont pu en stimuler la conception en parallèle(après une période d'incubation, car cela prend dutemps) et à leur corps défendant. Il s'agit là du

Page 85: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

mécanisme « boomerang » découvert plus tôt parErnst Troeltsch [1913]. Les champs adjacents de lascience et de la technique ont été « fertilisés », etle succès de cette culture de la science a encouragéen retour (et non pas causé) le vaste mouvement desécularisation en Occident. Merton attire l'attentionsur le caractère erratique des « modes complexesd'interaction » entre le puritanisme et la pratique dela science. L'analyse des relations entre la scienceet la religion est dès lors compliquée et contreditl'historiographie traditionnelle, qui avait tendance àprendre pour acquise leur incompatibilité de nature.Elle approfondit les recherches menées pardifférents historiens qui, depuis les années 1920, ét-ablissaient des liens entre le puritanisme et la scien-ce, sans jamais les expliquer (sur les malentendusrelatifs à cette « thèse », cf. encadré 3).

« Facteurs intrinsèques » et« extrinsèques » du

Page 86: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

développement de la science etde la techniqueLes thèses sur le développement technique, passéespresque inaperçues [Zuckerman, 1989], sont toutaussi centrales dans la démonstration. Mertonsouhaite rendre compte de l'influence des intérêtsspécifiques de l'industrie, du commerce et dumonde militaire sur la définition et la sélection desproblèmes scientifiques et liés à l'élaboration detechniques. Les indices ne manquent pas del'intervention de critères et de justificationspratiques des activités savantes. Il souligne ainsique l'exploitation minière mobilise les inventeurs.La Royal Society les encourage à résoudre desproblèmes en lien avec ce secteur, à inventer parexemple des pompes toujours plus perfectionnées.Les exemples sont cités également de l'artillerie etdu problème de la longitude. Le développementéconomique est ici « connecté » à l'innovation tech-nique [STS, p. 144]. Merton insiste sur l'évaluation

Page 87: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

de l'influence de ces considérations d'utilité. Il s'agitde montrer dans quelle mesure elles ont un effet dir-ect ou indirect sur les inventions : un effet direct,d'une part, dans le sens où des problèmes scienti-fiques sont formulés en référence explicite à un be-soin ; indirect, d'autre part, lorsque des problèmesd'intérêt scientifique général revêtent égalementune utilité pratique extrascientifique – si bien queles savants, mobilisés par ces problèmes pour desraisons purement scientifiques, se montrent utilessans le percevoir ou bien à leur insu. Ainsi, les fac-teurs (sociaux, économiques, culturels, politiques)s'entremêlent, dans le contexte d'extension et de sé-curisation de marchés et donc de l'économie capit-aliste [STS, p. 183]. La science est dans la société,les hommes de science (les Denis Papin, RobertBoyle, Edmond Halley et Isaac Newton) et leurs so-ciétés savantes participent de l'évolution de celle-ci : « Ce type de contrôle sur les intérêts scienti-fiques peut être aussi exercé, quoique d'une façonqui n'est pas aussi évidente, par les forces diffuseset inorganisées affectant le savant en tant qu'il est

Page 88: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

un membre d'une collectivité avec certains intérêtsintellectuels et besoins pratiques » [STS, p. 157].

La partition opérée par Merton entre les facteurs« intrinsèques » et « extrinsèques » est la clé de ladémonstration. Le but visé est de mesurerl'influence des facteurs « externes » sur le progrèsde la science (son histoire « interne », purement in-tellectuelle). Il signale l'effet de contraintes de typemorphologique, comme la densité de population(l'augmentation des individus crée des « besoins »,donc éventuellement de nouveaux problèmes pourla recherche agraire par exemple) ou la forme etl'intensité des interactions sociales entre lesmembres des sociétés savantes (par exemple, leséchanges critiques et l'émulation entre les savantssuscitent des découvertes). Le « contexte culturel »peut se révéler également déterminant. Merton en-visage ainsi dans le chapitre xi des hypothèses surl'influence de la « base culturelle » de l'utilitarismequi « pénétra le cœur même des hypothèses scien-tifiques de l'époque » [STS, p. 216-224, 228-230].Ces conjectures demandent à être étayées, mais

Page 89: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

amorcent un début de programme de sociologie his-torique de la connaissance scientifique.

Encadré 3. Une thèse retentissante, mais pas tou-jours comprise

STS a stimulé un débat au long cours. La bibli-ographie s'y rapportant est riche de dizaines decomptes rendus, d'articles et d'ouvrages [Cohen,1990]. Merton a déploré que cette discussion sesoit presque exclusivement focalisée sur les troischapitres traitant de l'impulsion religieuse de la sci-ence, soit moins d'un tiers de l'ouvrage. L'histoiredes rapports entre la science et la religion étaitminée. Les critiques sont nourries, les malentenduspersistants. La fragilité des preuves à l'appui deshypothèses de Merton est mise en évidence, commeses courts-circuits interprétatifs. Qu'en est-il, parexemple, des progrès scientifiques dans les sociétésà dominante catholique [Heilbron, 1989] ? Pas loinde rejouer la dispute née de L'Éthique protestante

Page 90: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

et l'esprit du capitalisme, les commentateurs esti-ment que Merton simplifie la réalité sociale, cul-turelle et spirituelle du protestantisme (en son en-tier). Mais c'est la démarche sociologique de Mer-ton – l'explication par la logique des effets non an-ticipés – qui est la source de ces incompréhensions,émanant souvent d'historiens des idées [Abraham,1983].

On peut mentionner aussi le malentendu relatif à lapartition entre facteurs intrinsèques et extrinsèques.Le « jeune Merton » adhère à une certaine philo-sophie de la science pour laquelle c'est la « nature »même des problèmes qui engendre leur résolution« interne », mais pour autant il (entr)ouvre la pos-sibilité d'une étude sociologique des conditions fa-vorables à son développement. L'hypothèse « cul-turaliste » esquissée dans le chapitre xi de STSmontre que le préjugé selon lequel la sociologiemertonienne de la science ne s'est jamais intéresséeà la connaissance scientifique est erroné.

Page 91: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Il n'en reste pas moins que le postulat d'unité deméthode et d'institution de la science, accepté parses condisciples de Harvard [Barber, 1952 ; Par-sons, 1962], est désormais problématique. Peu àpeu dans les années 1970, l'hypothèse d'une con-struction sociale-culturelle-historique des frontièressociocognitives de la science s'est répandue dansles études des sciences, y compris chez les mertoni-ens [Feldhay et Elkana, 1989 ; Gieryn, 1999]. De cepoint de vue, STS présenterait le défaut d'accepterla différenciation des sciences comme déjà là, alorsqu'il s'agit d'expliquer ce même processus [Gieryn,1983]. Également, Merton projetterait une défini-tion tacite de la science – une et indivise – sur unepériode qui ignorait la catégorie [Wright, 1981].

Quel que soit le phénomène considéré, Merton rais-onne sur des données, afin de prévenir les général-isations hâtives. Par exemple, il souligne quel'accent mis sur l'utilité sociale de la science – qui aun effet positif dans l'Angleterre du XVIIe siècle –

Page 92: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

peut en revanche « freiner » les progrès scienti-fiques dans d'autres contextes socioculturels. C'estle cas de l'Amérique de la première moitié duXXe siècle, que Merton observe, dans laquellefleurit l'image d'une « science pure » qu'il faudraitprotéger des injonctions externes à l'utilité, pourqu'elle progresse en toute autonomie [STS, p. 232].Lors de la publication de STS en 1938, ces ques-tions sont en jachère, et l'idée d'une interdépend-ance entre la science et la société est peu ou pasdocumentée. C'est pourquoi le jeune sociologueénonce ses hypothèses avec précaution. Cettematrice de problématiques à traiter a eu des effets– non anticipés par Merton – sur la définition descadres épistémologiques de la sociologie et del'histoire des sciences après les années 1950. Unedes conséquences de STS a été en effet l'instaurationd'une démarcation analytique entre l'« internal-isme » et l'« externalisme » [Shapin, 1992]. Mais,surtout, Merton définit un programme de recherchepour la sociologie de la science et pose simultané-ment les jalons de son approche sociologique de lavie sociale.

Page 93: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'institutionscientifique disséquéeSTS est un premier pas dans la constitution d'unprogramme de recherche. Merton met entre paren-thèses ces recherches dans les années 1940 et n'y re-vient qu'à partir du milieu de la décennie suivante.Après avoir examiné l'institutionnalisation de lascience moderne, il s'intéresse désormais pri-oritairement au fonctionnement de la science con-temporaine comme institution.

L'ordre social et la structurenormative de la scienceDans l'article « La science et l'ordre social »[« Science and the social order », 1938b, repris inSOS, p. 254-266], Merton indique les conditionssociales à réunir pour que la science puisse se

Page 94: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

développer dans une relative autonomie. Il soulignedans son diagnostic la symbiose entre la science etun certain type d'ordre social, à savoir celui d'unesociété démocratique et « libérale » (au sens anglo-américain). Combien le contraste est grand avecla situation de la science dans l'Allemagne hitléri-enne depuis 1933 ! Inquiet comme beaucoupd'observateurs, Merton signale les « pressions » en-travant le travail des scientifiques. Se combinenten Allemagne d'une part un « sentiment non lo-gique » d'hostilité collective à l'égard de la scienceet, d'autre part, la conviction des cadres nazis queles résultats et les principes éthiques de cette en-treprise contredisent leur système de valeurs. C'estpourquoi ils encouragent l'éclosion d'une « sciencearyenne », conforme à l'antisémitisme et au racismed'État, ainsi qu'une politique anti-intellectualiste etutilitariste de la recherche. Selon Merton, cette loy-auté envers le Reich, primant sur tout, qui constitueune négation de l'indépendance professionnelle desscientifiques, est incompatible avec l'exercice de lascience.

Page 95: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Merton identifie des sources de conflit, « actives »ou « latentes » : les effets indésirables des applic-ations techniques, l'attitude sceptique des scienti-fiques qui les pousse à interroger le bien-fondéd'autres institutions telles que la religion ou encorel'ingérence des autorités religieuses, politiques ouéconomiques dans la science. La sujétion au diktatpolitique montre ainsi la vulnérabilité del'autonomie sociale de la science (comme la fragil-ité de l'ordre démocratique) forgée depuis près detrois siècles. Merton retient néanmoins que les pro-grès scientifiques ne s'accomplissent que dans unesociété où les valeurs dominantes sont congruentesavec celles de la science, c'est-à-dire une sociétédémocratique où l'universalisme, le rationalisme etla liberté ont droit de cité.

La notion d'« ethos scientifique » (forgée à partir deWeber et de William Sumner) souligne un mode dedifférenciation institutionnelle de la science. Mer-ton l'approfondit en 1942 dans un article important,d'abord intitulé « Une note sur la science et ladémocratie » puis « La structure normative de la

Page 96: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

science » [in SOS, p. 267-278]. L'ethos désigne uncomplexe de valeurs, de présuppositions, de croy-ances, de coutumes, de normes teintéesd'affectivité, supposé « contraindre » l'action del'homme de science [SOS, p. 258, 268-269]. Cetethos s'exprime sous la forme de prescriptions, pro-scriptions, préférences et permissions (les « quatreP »). Cette « structure normative » est composée dedeux types de normes. Merton distingue d'une partles normes « techniques », qui correspondent auxméthodes et aux règles « logiques » (internes) enréférence auxquelles la connaissance est élaborée etcertifiée ; et, d'autre part, des normes « morales »(i.e. éthiques) des professions scientifiques, qui dé-coulent des normes techniques. Cet ethos est fonc-tionnellement ajusté à l'objectif institutionnel de lascience, qui est d'accroître le stock de la connais-sance certifiée. Merton souligne qu'il n'est pas « co-difié » de manière explicite. Les « mœurs scienti-fiques » sont en réalité intériorisées par les indi-vidus au cours de leur socialisation et constituentleur « surmoi » (super-ego). Merton en déduitl'existence, à partir des écrits d'hommes de science

Page 97: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

dans lesquels ces valeurs sont énoncées (autobio-graphies, discours, éloges, etc.), des cas d'infractiondes normes attendues qui engendrent l'expressiond'un consensus moral, ou bien en étudiant les situ-ations où l'ethos est – comme dans l'Allemagnehitlérienne – l'objet d'attaques et d'intrusions illégit-imes.

L'ethos intègre quatre normes ou « impératifs insti-tutionnels ». Merton les rassemble sous l'acronymeà visée mnémotechnique CUDOS : communism,universalism, disinterestedness, organized skepti-cism.

Le communisme – en un sens « non technique etétendu », avertit Merton – précise que les connais-sances constituent un patrimoine d'usage partagé(et à partager), un bien public accessible à tous,à l'exemple du système cosmologique éponyme deCopernic, le « système copernicien ». Le scienti-fique contribue à l'accroissement de cet héritagede commons, en échange de quoi il est reconnupar ses pairs, au sein de ce qu'on commencera à

Page 98: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

appeler à partir des années 1950 la « communautéscientifique ». La communication entière et libredes résultats, bien qu'elle puisse être ralentie par ledésir de découvrir avant les autres, est une nécessitéfonctionnelle pour la science.

L'universalisme prescrit des critères objectifs etpréétablis pour évaluer la valeur de vérité desrecherches scientifiques. L'objectivité transcendeles particularismes et souligne le caractère imper-sonnel de la science : seule compte la pertinencecognitive d'une proposition (à prétention scienti-fique), indépendamment de l'origine sociale, reli-gieuse, nationale, etc. des scientifiques.L'institution d'un système d'évaluation en « doubleaveugle » l'atteste (tel article est évalué par des re-lecteurs anonymes). L'impératif d'une scienceouverte à tous les talents et méritocratique est ici lecorollaire de l'universalisme.

En prolongement, le désintéressement renvoiemoins à un ensemble de motivations psycholo-giques (comme la curiosité) qu'à un système de

Page 99: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

contrôle/surveillance institutionnalisé des intérêtspersonnels pour le compte exclusif de la science.Pris par la compétition pour la priorité, les hommesde science s'en remettent à la seule appréciation deleurs pairs. Une « éthique de l'intégrité » est ainsidéfinie qui commande la vérification des faits et desrésultats, ce qui explique, selon Merton, que les casde fraude soient rares (la sanction est expéditive,puisque le fraudeur est exclu de la communauté).

Le scepticisme organisé, enfin, prévoit l'usagecollégial de la critique rationnelle et l'application decritères logiques et méthodologiques dans l'étudedes faits scientifiques. Cela a pour effet d'entravertoute forme de dogmatisme ou de préjugés.

Ces quatre impératifs institutionnels, descriptifsautant que prescriptifs, ne valent pas indépendam-ment les uns des autres. Si chaque norme peut êtreréfutée individuellement, la régulation de l'activitéscientifique n'opère qu'au niveau de la structurenormative dans son ensemble. Merton indique enpremière hypothèse comment s'exerce le contrôle

Page 100: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

social dans la science par le biais d'une structurenormative spécifique.

Restructuration de l'ethosscientifique : force del'ambivalenceMerton a révisé à plusieurs reprises ce cadred'analyse [SA, p. 56-64]. Des nuances sont ap-portées par d'autres collègues. Bernard Barber[1952] ajoute par exemple de nouvelles valeurs cul-turelles étasuniennes (rationalité, individualisme,foi dans le progrès). Il montre aussi combien larésistance de scientifiques à des découvertes re-lativise la force des normes d'universalisme et duscepticisme organisé. Les scientifiques peuvent eneffet se montrer « conservateurs » [Barber, 1990].Norman Storer [1966], de son côté, signalel'existence d'arrangements pratiques avec les im-pératifs institutionnels « idéaux », s'illustrant dansla condition limite des scientifiques de l'industrie,

Page 101: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

acclimatés à des valeurs « extrascientifiques »(profit, secret industriel, etc.). De même, WarrenHagstrom [1965] ajuste le concept du contrôle so-cial interne de la science au moyen d'une théorienéo-maussienne du don de connaissances (par lesscientifiques) en échange du contre-don que con-stitue la reconnaissance (de l'institution). Cesrecherches témoignent de l'affirmation d'une soci-ologie de la science arrimée aux problématiquesmertoniennes (sur les critiques, cf. encadré 4). SiMerton [1952] pouvait déplorer la relative invisib-ilité de la spécialité au début des années 1950, elles'affirme en revanche peu à peu vers 1960 pour de-venir un front de recherches, surtout exploré depuisColumbia [Dubois, 2001].

En 1957, Merton rectifie la définition de l'ethosscientifique à partir d'une recherche portant sur leproblème des disputes de priorité dans les dé-couvertes scientifiques [SOS, p. 286-324]. Ilsouligne combien l'histoire des sciences est richede ces controverses où interviennent les intérêtspersonnels de savants aussi consacrés que Galilée,

Page 102: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Newton ou Lavoisier. Ils luttent pour faire recon-naître leur « propriété intellectuelle ». Le caractèrecollectif de la science explique en partie l'intensitéet la récurrence de ces luttes. En effet, les savantsexplorent en même temps les mêmes sujets et/oudes théories déjà investiguées dans le passé, ensorte qu'ils ont d'autant plus de chances de « dé-couvrir » simultanément. Seulement, la règle estconnue de tous : c'est toujours le premier à publierqui l'emporte. Pourquoi ces attributions de « pa-ternité » sont-elles si chargées de tension émotion-nelle ? Merton écarte les interprétations psycholo-giques en termes d'hypertrophie de l'ego oud'impureté des motivations. Il leur substitue une ex-plication sociologique : les luttes de priorité « con-stituent des réponses à ce qui est considéré commeautant de violations des normes institutionnelles dela propriété intellectuelle » [SOS, p. 293]. Il faut yvoir le jeu de la structure culturelle et normative dela science. Se voir refuser la priorité par un concur-rent suscite aussitôt le scandale chez le découvreur,qui s'estime lésé.

Page 103: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Le concept de l'ethos se complexifie. Il n'est pas ho-mogène ni consistant : des normes entrent en po-tentielle contradiction avec des contre-normes. Parexemple, les normes d'originalité et d'humilité– ajoutées au CUDOS en 1957 – créent des ten-sions dans les conduites. L'intégration normative nese réalise jamais complètement ; de là d'éventuelsécarts dans les conduites. L'originalité commandeaux scientifiques de (se) distinguer (par) leur con-tribution. Associer son nom à un théorème ou re-cevoir un prix Nobel sont autant de signes de re-connaissance et de prestige qui laissent indifférentspeu de scientifiques. Ce désir conformiste de recon-naissance fait apparaître l'action d'un « système derécompense » (reward system of science). Mérito-cratique par nécessité, la communauté scientifiquerécompense les plus talentueux et tolère dès lorsl'existence d'inégalités sociales. Merton décritl'équilibre fragile du système social de la science :si l'institution accorde trop d'importance àl'originalité, elle risque d'attiser une compétition àl'issue de laquelle les scientifiques, mus par un« zèle fanatique » (sic), peuvent se rendre vulnér-

Page 104: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ables à l'échec. Et l'auteur de conclure que « la cul-ture de la science est pathogène. Elle peut pousserles scientifiques à se sentir extrêmement préoc-cupés par la reconnaissance » [SOS, p. 323], quitteà verser dans la fraude ou le plagiat. Mertonsouligne toutefois que ces « déviations » sont rares,car la norme de désintéressement l'emporte et re-streint la tentation des scientifiques d'employer desmoyens inacceptables en vue de gagner l'estimede leurs pairs – la seule qui vaille. L'humilité tem-père en outre ces ardeurs. Elle force l'admirationet renforce l'autorité cognitive de savants voués àla science. Ainsi Merton dévoile-t-il les coulissesde la scène scientifique. Il note combien les scien-tifiques « résistent » à la révélation de sentimentsaussi inavouables que la poursuite de l'originalité.Le cas de Freud illustre ces phénomènes, lui, le« père » de la psychanalyse, le théoricien de larésistance à la psychanalyse, qui n'en résistait pasmoins au dévoilement de sa pulsion de priorité,stimulée par la compétition avec Pierre Janet not-amment.

Page 105: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Encadré 4. Critiques de l'ethos scientifique :l'organisation du scepticisme

Dans les années 1970 – période de remise en ques-tion du fonctionnalisme (cf. chapitre iv) –, des cri-tiques ont pointé des faiblesses supposées du mod-èle mertonien [Stehr, 1978]. Dans un jeu de ré-futation obstiné, de nombreux commentateurs ontmontré que tel comportement « déviant » invalidaitle pouvoir coercitif de telle norme [par exemple,Rothman, 1972]. Ian Mitroff [1974] a souligné deson côté que les normes entrent en contradictionavec un ensemble tout aussi fonctionnel de« contre-normes » (par exemple, la suspension dujugement s'oppose à de multiples biais personnels,ou le désintéressement à l'échelle de la commun-auté contredit l'intérêt spécifique à une commun-auté d'appartenance plus restreinte) ; il s'agirait làde la source de l'ambivalence éprouvée par les sci-entifiques – mais Merton n'avait pas dit autre choseet s'est agacé de la critique [SA, p. 56-64]... Des

Page 106: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

commentateurs ont par ailleurs posé la questionde la spécificité des normes de l'ethos. La normed'universalité agirait également dans la vie ordin-aire [Barnes et Dolby, 1970]. En outre, la structurenormative est-elle suffisante pour réaliserl'autonomie de la science ? Quid de la science « ap-pliquée » ? Selon Michael Mulkay [1976], la struc-ture normative constitue moins un référentiel pourorienter le comportement des scientifiques qu'une« idéologie professionnelle ». Les impératifs insti-tutionnels forment un répertoire de formulationsverbales stéréotypées émanant avant tout de l'élitescientifique, dont Merton, parce qu'il prendrait leurdiscours au pied de la lettre, ne perçoit pas sa fonc-tion de légitimation interne et externe. De plus,poursuit Mulkay [1980], Merton et ses collèguesn'étudient pas le problème de l'actualisation desrègles dans tel contexte : les normes, déjà sigénérales, donnent lieu à une grande variétéd'usages et de formulations locales. L'idée selonlaquelle la structure normative est un levierd'autonomie et de différenciation pour la science estbiaisée, selon Stuart Blume [1975]. Non seulement

Page 107: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

les mertoniens se laisseraient abuser par la « pro-pagande » autonomiste des scientifiques (étasuni-ens), mais aussi, en bons fonctionnalistes, ils con-sidéreraient le système social de la science commedéjà différencié en vertu de l'ethos, alors qu'il estperméable à l'« intrusion de préjugés, de valeurset de loyautés propres à la société environnante »[Blume, 1975, p. 16].

Les sociologues proches de Merton, à l'image deJoseph Ben-David [1971], ont prolongé l'étude del'ethos et du rôle scientifique du point de vue d'unesociologie historique comparée. Le tableau a éténuancé également par Thomas Gieryn [1983] dansla continuité de STS à travers son analyse du pro-cessus de démarcation (boundary-work) de la sci-ence moderne : l'autonomisation résulte d'un effortidéologique collectif en même temps que l'ethosest un système normatif contraignant. Si la critiques'est essoufflée dans les années 1980 à la faveurd'autres débats, la référence à l'ethos réapparaîtdepuis la fin des années 1990 [Panofsky, 2010], al-

Page 108: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ors que les constats se multiplient au sujet de laperte d'autonomie de la science contemporaine.

Peut-être la façon la plus judicieuse d'envisager laquestion aujourd'hui consiste-t-elle à replacer dansson contexte intellectuel et politique la conceptiondescriptive et prescriptive de l'ethos [Turner, 2007].Les commentateurs ont en général décontextualiséle propos pourtant engagé de Merton [Enebakk,2007 ; Mendelsohn, 1989], cherchant à réfuter tellenorme ou l'ethos en son entier. Il n'est par exemplequ'à considérer la notion de communism, qu'unBarber a préféré traduire en 1952 par celle, sup-posée plus recevable au temps du maccarthysme,de « communalisme ». Merton emprunte l'idée aumarxiste John D. Bernal qui, dans The SocialFunction of Science (1939), envisage la place de lascience dans la société : elle est communiste ou ellen'est pas. Les deux articles de 1938 et 1942 con-stituent donc une réponse « libérale », non marxisteau débat sur la vocation sociale et l'administrationcollective de la science, et ses relations avec l'ordredémocratique – débat animé à l'époque par la

Page 109: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

gauche intellectuelle en Angleterre et aux États-Unis [Hollinger, 1996]. L'argument serait donc enlui-même politique : il viserait à justifierl'autonomie et la capacité de régulation interne dela profession scientifique. Plus fondamentalement,comme le suggère Piotr Sztompka, le système de lascience est pour Merton un « micro-modèle presqueparfait du régime politique libéral-démocratique »[1986, p. 49, souligné par l'auteur].

Toujours vers la fin des années 1950, ces tensionsamènent Merton à théoriser (avec Elinor Barber)le concept de l'« ambivalence sociologique ». Ceconcept réfère à des « attentes normatives incom-patibles relatives aux attitudes, croyances et com-portements assignés à un statut (une position so-ciale) ou à un ensemble de statuts dans la société »[SA, p. 6]. Du fait de sa position sociale, le scien-tifique est balancé entre des polarités normativesqui encouragent des comportements opposés.L'ambivalence sociale s'éprouve psychologique-

Page 110: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ment (i.e. à l'échelle de la « personnalité ») sous laforme d'un conflit intérieur, mais elle est un produitdérivé de la structure sociale.

Au passage, il faut souligner que Merton considèreque la sociologie et la psychologie sont deux voiesd'interprétation spécifiques, mais complémentaires– « empiriquement connectées, mais théoriquementdistinctes » [SA, p. 7]. La réinterprétation sociolo-gique des concepts psychologiques est en elle-même une pratique heuristique qu'il exploiterégulièrement. En témoigne sa théorie du groupede référence (cf. chapitre iv), qui brouille lesfrontières entre la psychologie sociale et la sociolo-gie dans les années 1950. Quand il élabore sa théor-ie de l'ethos scientifique à Harvard, le sociologue– tout comme Mayo et Parsons – est en pleine lec-ture de la psychanalyse freudienne. Ses brouillonsde la période 1935-1939 attestent son projet tâton-nant d'accorder Freud et Durkheim (voire Marx)afin de rendre compte de l'exercice du contrôle so-cial et de l'obligation morale sur l'individu. Lathéorie freudienne du surmoi serait le « complé-

Page 111: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ment psychanalytique du concept sociologiquementdérivé de l'idéal moral » durkheimien (« Freud andDurkheim », note manuscrite, vers 1938-1939,RKM Papers). L'article « Structure sociale etanomie », élaboré au même moment, teste ces con-vergences (cf. chapitre iv). Merton conteste les in-terprétations sociopsychanalytiques d'Ernest Jonesde la dimension « asociale » de l'appareil pulsion-nel humain, qui serait à l'origine de « déviations »vis-à-vis des patterns prescriptifs de comportement– écarts « pathologiques » que le contrôle social neparviendrait pas à canaliser ou normaliser. Il montrecomment des structures sociales peuvent induireune « pression » sur les individus, les poussant às'engager dans une conduite mal « ajustée » [Mer-ton, 1938a ; cf. aussi Gitre, 2011, p. 30]. Le thèmede la complémentarité psychologie-sociologie (viale couple personnalité-structure sociale, en lienavec le culturalisme – cf. chapitre iv) n'a pas donnélieu à une théorisation achevée chez Merton. Il esten revanche structurant. La « sociologie du sub-liminal » – des conséquences non anticipées et des

Page 112: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« fonctions latentes » – en est la manifestation[Tabboni, 1998, p. 6-7].

Le laboratoire de la science : unsujet pour l'analysefonctionnelleLa sociologie de l'institution scientifique de Mertondéfinit des problèmes privilégiés. Les processus decommunication, de coopération et de compétition(les « trois C ») sont les plus visibles. Ils régissentl'organisation sociale et cognitive de la recherchescientifique, et correspondent au but institué de lascience d'accumuler des connaissances. Dans cesystème, l'ethos scientifique met en lumièrel'intersection de cette vocation culturelle et des con-duites individuelles et collectives. Les scientifiquessont tenus par cette structure normative. Merton etses collègues de Columbia vont approfondir ces as-pects sociologiques durant les années 1960 et 1970.Les objets qu'ils étudient sont autant de « tests »

Page 113: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

pour leur programme en voie de consolidation et,au-delà, l'analyse fonctionnelle prônée par Merton– sujet central du chapitre iv. Ici, la science est unsous-système social en situation d'équilibre etautonome, qui parvient à se maintenir à l'intérieurdu système social. Il s'agit donc pour le sociologue« fonctionnaliste » de repérer les fonctions que re-mplissent les « trois C » et plus généralement tousles éléments participant de la perpétuation del'institution scientifique, au fait qu'elle continue de« marcher ».

Publish or perish : la compétition incite les sci-entifiques à publier. C'est le moyen d'assurer leursuccès social dans la communauté (renommée, ob-tention de postes prestigieux, récompenses, etc.).Les flux d'articles sont canalisés par le systèmed'évaluation (referee system) de l'édition scienti-fique. Selon Merton et Harriet Zuckerman [SOS,p. 460-496], ce système vise à garantir l'évaluationde la « qualité » des contributions et à juger ainside l'application des scientifiques à honorer leur rôlede chercheur. Des lecteurs anonymes (referees) sont

Page 114: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

désignés par un comité éditorial pour statuer surla pertinence objective d'une recherche (cf. lesnormes d'universalisme et du scepticisme organ-isé). La communication opère en circuit fermé.

Ce système de communication se traduit par desformes d'organisation. La création du Science Cita-tion Index au début des années 1960 et le dévelop-pement parallèle de la scientométrie outillent lesenquêtes de l'équipe réunie autour de Merton (not-amment Harriet Zuckerman et les frères Stephenet Jonathan Cole). Ils observent des différentielsde « productivité » et de « qualité » des publica-tions (outputs de l'activité scientifique) mesurablesà partir d'indicateurs, comme le nombre d'articlespubliés, de citations des articles, la publication debrevets, etc. L'historien de la science Derek John deSolla Price [1963], proche de Merton, pense par ex-emple pouvoir objectiver la productivité des cher-cheurs par une loi de distribution mathématique.Selon ses calculs, une minorité d'entre eux signentla majeure partie des papiers et obtiennent dès lorsles meilleurs scores citationnels. Ces tableaux stat-

Page 115: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

istiques mettent en évidence des disparités entreles chercheurs. Ils révèlent aussi la structurationsociale de « collèges invisibles », c'est-à-dire desgroupes reliés par des affinités cognitives et uneémulation au-delà des appartenances institution-nelles. La coopération s'accomplit par des canauxrendus visibles par la scientométrie. Du point devue de la discipline interne à la science, le systèmede communication illustre en outre le processus desélection des différents rôles scientifiques, à savoirles rôles de chercheur, d'enseignant, d'administrat-eur et de régulateur (gate-keeper). Ces rôles for-ment un ensemble (role-set), ils sont en général en-dossés de façon séquentielle au cours de la car-rière. Ils sont à mettre en relation avec la stratific-ation par l'âge : tandis que les plus jeunes se con-centrent sur la recherche, les plus âgés, qui ont enprincipe fait leurs preuves, sont davantage occupéspar les charges administratives, la formation des fu-turs chercheurs et la régulation sociale de la com-munauté (recrutement, évaluation, etc.).

Page 116: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Le fonctionnement des systèmes de récompense etde publication révèle la stratification sociale in-terne de la communauté scientifique. En sciencecomme dans les autres sous-systèmes de la société,des inégalités sociales s'observent. La science estune profession d'élite vertébrée par une hiérarchiede type pyramidal, au sommet de laquelle culmineune « ultra-élite ». Pour Merton et ses élèves lesfrères Cole [1973], cette stratification est adaptéeà l'organisation de la science, car elle garantit leprocès de production des connaissances. Zucker-man a identifié dans Scientific Elite [1977] lescritères et modalités suivant lesquels sont dis-tribuées les récompenses scientifiques – le prix No-bel, en première ligne, mais aussi une quantité tou-jours grandissante de prix. Ces récompenses sanc-tionnent positivement la contribution cognitive etle comportement social des scientifiques, qui ontmérité leur statut.

Merton analyse l'effet de mécanismes de renforce-ment des inégalités à la lumière d'une théorie des« avantages cumulatifs ». À partir d'un

Page 117: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« théorème » tiré des évangiles (« Car à celui quia il sera donné, et il sera dans la surabondance ;mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui seraretiré », in Matthieu, 13 :12), il identifie l'« effetMatthieu » (Matthew effect). Il désigne le processuspar lequel la distribution des signes de reconnais-sance favorise les scientifiques déjà récompensés.Cela a pour conséquence de consolider leur statut,et ce processus feedback affecte en retour la strat-ification, l'organisation et la communication de larecherche scientifique [SOS, p. 439-459 ; Merton,1988]. Autrement dit, la reconnaissance scienti-fique va à la reconnaissance. Les données de Zuck-erman indiquent par exemple que le lauréat d'unprix Nobel est avantagé à vie : « modèle » (rolemodel) pour les scientifiques en bas de l'échelle, ilbénéficiera de l'estime de ses pairs les plus qualifiés(et reconnus), et l'institution lui réservera le traite-ment qu'il est désormais supposé attendre. Tandisque les scientifiques de moindre d'envergure luttentpour faire valoir l'intérêt de leurs projets auprès desagences de moyens (la National Science Founda-tion, les fondations, etc.), « le Nobel » a l'avantage

Page 118: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

de sa notoriété. Quand bien même des collègues an-onymes ou plus jeunes obtiendraient des résultatscomparables (avec des ressources matérielles et in-stitutionnelles sans comparaison), c'est toujours lescientifique le plus coté qui sera le plus cité. Lacoopération n'échappe pas non plus aux effets« dysfonctionnels » (i.e. perturbateurs) de la strati-fication des « honneurs ». Ainsi, la simple présencedu patronyme d'un scientifique nobélisé dans uneliste de cosignataires d'un article ajoute à sa visib-ilité, cela au détriment des scientifiques en recher-che (et manque) de reconnaissance. Ces derniersperçoivent une situation d'injustice en principe peuconciliable avec l'égalitarisme de l'ethos scienti-fique. Le scientifique éminent, lui, est exposé à descontraintes à la hauteur de son statut. Mais, parceque sa position lui offre des conditions matérielleset organisationnelles optimales pour réaliser des dé-couvertes, il a d'autant plus de chances de con-tribuer à l'expansion du savoir. Ces avantages (et,à l'inverse, les désavantages) se cumulent donc ets'observent à l'échelle individuelle comme à celledes organisations académiques. C'est ce qu'illustre

Page 119: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

la concentration des ressources et des membres del'élite scientifique des « centres de l'excellence sci-entifique » étasunienne.

Ces inégalités socialement structurées de distribu-tion des ressources et des conditions, engendrant« diverses probabilités pour les individus et lesgroupes d'obtenir des résultats déterminés »,expriment une structure d'opportunité [OSSS,p. 153]. L'accès aux opportunités est différentiel, ence sens que les individus y accèdent en fonction deleur position dans la hiérarchie scientifique. Cettestructure sociale définit donc des « chances » deparvenir à des fins qui, elles, sont ajustées à lastructure normative. Cela a pour effet d'amplifierles disparités. Cette analyse s'inscrit dans la théoriede la distribution des choix (possibles) en référenceà des « actions possibles socialement structurées »,dont nous préciserons la genèse et l'articulationdans le chapitre iv. Plus globalement, la sociologiemertonienne de la science souligne que l'équilibredu système est assuré, malgré des processus « dys-fonctionnels » présents à la marge (recherche

Page 120: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

frénétique de la reconnaissance, concentration despouvoirs, aléas dans la définition de la « qualité »scientifique, influence de variables extrascienti-fiques sur la production ou l'évaluation, telles quel'âge, le genre ou l'appartenance ethnique, etc.).

Encadré 5. Robert K. et Robert C. Merton, ob-servateurs participants de l'élite de la scienceétasunienne

La carrière de l'économiste Robert C. Merton, filsd'un premier mariage de Merton, illustre ces lo-giques. Il est formé aux sciences de l'ingénieur àColumbia et au California Institute of Technology,soutient en 1970 une thèse de doctorat au Mas-sachusetts Institute of Technology (MIT), sous ladirection de Paul Samuelson (prix Nobeld'économie en 1970), après quoi il enseignera auMIT puis, à partir de 1988, à Harvard. Commed'autres étudiants de Samuelson (Robert Solow,Paul Krugman, Franco Modigliani, Joseph Stiglitz),

Page 121: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Robert C. Merton recevra le prix Nobeld'économie en 1997, pour l'élaboration (avecMyron Scholes, corécipiendaire) d'une « méthoded'évaluation des instruments financiers dérivés »– en plus de nombreux prix et de doctorats honoriscausa. Robert K. et sa seconde épouse, HarrietZuckerman, assisteront naturellement à la céré-monie, à Stockholm. Comme son père, Robert C.Merton s'intéresse aux « effets inattendus » du sys-tème de récompense. Tous deux insiders de l'élitede la science étasunienne, ils mènent en communune recherche au cours des années 1980, combinantles raisonnements économiques mathématisés dufils et l'approche fonctionnaliste du père (l'article,commandé par James Coleman pour sa revue Ra-tionality and Society, n'a finalement pas été publié).Ici, ce sont à la fois la sociologie de la science et lacarrière de son fondateur qui confirment leur stat-ut commun d'« auto-exemplification » (cf. supra,p. 9).

Page 122: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

La leçon pratique à tirer de ces analyses est qu'ilconviendrait de corriger les effets non désirés dusystème de récompense, au moyen de politiquesde recherche adaptées. Ainsi Merton s'est-il autor-isé de son expertise pour conseiller les instancesgouvernementales et les grandes fondations. Descommentateurs ont néanmoins critiqué le conser-vatisme de cette sociologie, notamment ses accoint-ances supposées fonctionnelles avec le complexe« militaro-industriel » de la big science. Elle sym-boliserait la « glorification de la science comme unsystème parfaitement accordé » [Collins, 1977] etlui offrirait sur un plateau – mais non sans ambival-ence – des outils de management, tels que la scien-tométrie. Ces critiques croisent celles adressées aufonctionnalisme (cf. infra, chapitre iv, p. 100-106).

Page 123: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'institution de lasociologie de la sciencemertonienneLe programme de sociologie de la science de Mer-ton et de ses disciples s'est développé sur la based'expériences de recherche décisives. Desthématiques spécifiques se sont précisées, en relat-ive cohérence avec d'autres thèmes adjacents qu'iltraitait en parallèle, comme nous le montrerons.Mais Merton est pris de vitesse à partir des années1970, lorsque la spécialité commence à se dévelop-per véritablement – en Europe surtout. Le grandproblème vers la fin des années 1970, c'est la so-ciologie de la connaissance scientifique et ses ob-jets récurrents (émergence des disciplines, forma-tion des « paradigmes » kuhniens, ethnographie delaboratoire, etc.). Bien que les jeunes générationsde sociologues soient assez unanimes pour célébrer

Page 124: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

en Merton le « premier » sociologue de la science,les problématiques initiales de la sociologie del'institution scientifique sont reléguées au secondplan [Dubois, 2001].

Pourtant, le reproche selon lequel Merton ne seserait jamais intéressé aux contenus de la connais-sance scientifique n'est pas tout à fait fondé.Comme on l'a vu, STS livre une esquisse d'analyse« culturelle » du « noyau dur » de la science.L'étude de la sélection sociale des problèmes sci-entifiques et techniques illustre l'attention portéeà la connaissance, dont on retrouve également laprésence dans la formulation de l'ethos. L'approchequ'il propose de la sociologie de la connaissancedès le milieu des années 1930 et, un peu plus tard,la sémantique sociologique des terminologies sav-antes signalent encore cet intérêt (cf. chapitre iii).Seulement, Merton n'approfondit pas ces dévelop-pements de manière cohérente avec la sociologie del'institution scientifique. Ce n'est qu'après 1975 en-viron qu'il tente d'articuler explicitement les dimen-sions sociales et cognitives de la science [Cole et

Page 125: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Zuckerman, 1975]. Parmi les recherches engagées,Merton retrace en 1977 dans An Episodic Memoir[SOSEM] l'histoire de la sociologie de la science,situant sur un double plan social et intellectuel sapropre carrière et celles de ses proches camarades,comme Thomas Kuhn. Toujours avec Kuhn, il par-ticipe activement à l'édition-traduction anglophonede Genesis and Development of a Scientific Fact,l'ouvrage du médecin et biologiste polonais LudwikFleck [1935]. L'influence de l'épistémologie socialefleckienne en termes de « collectif de pensée »(thought-collective) est grande au début des années1980. Merton tente de l'incorporer dans des réflex-ions (non publiées, mais conservées dans sesPapers) sur le progrès en science.

Page 126: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

III. Le travailsociologique selon

Merton

es cinq chapitres composant la première partie deLSTSS (On Theoretical Sociology) livrent l'essentield'un « code » à respecter, que l'auteur reprend et af-fine depuis le milieu des années 1940. C'est en réac-tion à l'état de la discipline qu'il s'est forgé un pointde vue autonome ; en réaction notamment à Parsons,qui s'affaire alors à échafauder sa théorie générale.Le concept des « théories de moyenne portée »résume presque à lui seul la façon dont Merton con-çoit les fonctions de la théorie sociologique. Cechapitre présente donc sa « politique de la théorisa-tion ». Il précise le sens que revêt pour lui le mot« théorie », mais aussi les modalités de sa fabrica-

Page 127: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tion (craft) au regard de l'impératif, constitutif dela théorie sociologique, d'expliquer les structures etles mécanismes de la vie sociale, terrain que nousexplorerons dans le chapitre iv. Chez Merton, ladéfinition de matrices de questions, la formalisa-tion des concepts et la construction de protocolesd'enquête visent à faire progresser la connaissanced'une gamme toujours définie, mais extensible dephénomènes empiriques. C'est selon lui le chemin àemprunter pour que la sociologie confirme son stat-ut de science en devenir.

Un « marchepied »théorique pour lasociologieDans STSS comme dans les recherches « appli-quées » du BASR, Merton plaide pour la mise enœuvre d'une « politique de la théorisation », qu'il

Page 128: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

associe à un code de conduite scientifique. Cetteambition éclaire sa conception de la théorie.

Social theory, systématique ethistoire de la sociologieLa haute idée que Merton se fait de la science con-ditionne déjà sa conception de la pratique de la« théorie sociale ». C'est en effet en comparaisonavec les progrès éclatants accomplis dans les scien-ces mathématiques, physiques et biologiques – dessciences mûres, car nomologiques, cumulatives,vérifiables, etc. –, et à la lumière de la philosophiede la science (de Francis Bacon à Karl Popper),que Merton jauge les prétentions scientifiques de lasociologie. Il estime ainsi qu'elle est encore dansl'enfance, que ses résultats sont maigres. Tandis quenombre de ses contemporains aux États-Unis sefélicitent du développement de systèmes théoriquessplendides, Merton en conteste l'ambition : ils sont« scientifiquement stériles ».

Page 129: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

À Harvard puis à Columbia, le détour par la théorieest inévitable, car c'est à travers celle-ci que serévélerait le potentiel scientifique de la sociologie(cf. supra, p. 14). La vocation du sociologue seraitd'établir en théorie « des propositions logiquementinterconnectées et empiriquement confirmées con-cernant la structure de la société et ses change-ments, le comportement humain dans les limitesde la structure sociale et les conséquences de cemême comportement » [STSS, p. 70]. La « théoriesociale » désigne un ensemble défini et cohérentd'assertions se rapportant à des régularités em-piriques observables dans la société. Elle ne vautqu'en tant qu'elle rend raison de phénomènes em-piriques et stimule de futures élaborations concep-tuelles. Elle n'émerge de plus que lorsque des con-cepts sont connectés via un schéma ordonné et em-piriquement « testable » – le test est ici un critèrede scientificité. Merton goûte peu la théorie dès lorsqu'elle surplombe la réalité ou se borne à des spécu-lations creuses, de même que l'empirisme dépourvud'implication théorique lui paraît de courte vue.

Page 130: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

La façon dont le sociologue traite les auteursclassiques illustre son rapport à la théorie. Il lescommente avec respect et pondération, met en re-lief leur éventuelle clairvoyance, sans néanmoinsles sacraliser. Parce que « ce n'est pas par la répéti-tion zélée qu'on honore les pères fondateurs, maisà travers l'extension, la modification et, assezsouvent, par le rejet de quelques-uns de leurs idéeset résultats » [STSS, p. 587]. Théoriser n'équivautpas à gloser sur la tradition sociologique. C'est unechose de retracer l'histoire des théories socialesd'hier à des fins de curiosité ou d'érudition, c'enest une autre d'envisager ce que Merton appelle la« substance systématique » des théories qui serventactuellement (et pour l'instant) la recherche. Lesthéories résistant à l'épreuve de la critique concep-tuelle et des tests empiriques sont les seules utiles àl'enquête. C'est la tâche de la pensée systématiqued'extraire des pépites dans les mines de l'histoiredes idées [L. Coser, 1975] et de les adapter pour larecherche d'aujourd'hui.

Page 131: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

En outre, la pratique des « classiques » livre desenseignements sur le procès de découverte, maisaussi les anticipations, les esquisses inachevées etles redécouvertes. Il est ainsi possible de percevoirchez certains « maîtres de la pensée sociologique »(une formule récurrente chez Merton) l'amorced'une idée fondamentale et ainsi les continuitésd'une tradition intellectuelle. Par exemple, Mertonsouligne que le mécanisme de la « prophétieautoréalisatrice » avait d'abord été pressenti par uncortège d'« esprits discordants », de Bossuet àMandeville, jusqu'à Marx, Freud et William Tho-mas [STSS, p. 475] (cf. chapitre iv). L'histoire deces avancées conjointes présente ici l'intérêt moralde faire ressortir le caractère collectif et imperson-nel de l'entreprise sociologique. Elle invite àl'humilité, ce qui écorne au passage la tentationhéroïque, si présente à travers l'imagerie des « pèresfondateurs ». En outre, les « grands classiques »sont des guides dont on peut toujours apprendre.Merton souligne à l'envi ce qu'il doit aux « maîtresà distance » qu'il s'est choisis : Marx, Durkheim,Znaniecki. Plutôt que de parler d'« influences » ab-

Page 132: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

straites, il privilégie l'idée d'une construction dis-ciplinée d'un rapport à des corpus d'idées incarnéespar des auteurs. Ces références, il s'agit de les trav-ailler de manière constructive. En témoigne, not-amment, l'usage au long cours que Merton fait deDurkheim. Il en tire les éléments les plus pertinentspour nourrir son approche structurale de la vie so-ciale.

Les réflexions de Merton sur les « fonctions » (cf.infra, p. 93-94) de la théorie dans la recherche em-pirique et vice versa relèvent d'une épistémologiepratique. Elles transposent l'ethos scientifique dansle périmètre des sciences sociales. Les valeursépistémiques de l'enquête se traduisent ici en unedéontologie professionnelle. Ainsi en est-il del'appel répété à la tempérance dans le jugement, àla prudence de l'analyse, à la rigueur du concept,au contrôle par la mesure, à la sagesse méthod-ologique ou autres vertus indispensables pour quisouhaite faire œuvre de science. Ce code de con-duite s'impose de lui-même. Bien que Merton nel'exprime pas dans des termes aussi explicites, STSS

Page 133: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

est bien une défense et une illustration de ce versquoi la sociologie devrait et/ou pourrait selon luitendre. Il propose une marche à suivre. Contre lesthéoriciens « amateurs » et autres « frivolités » del'esprit de système, il suggère des ressources, desthèmes de recherche, sans pour autant déterminerune fois pour toutes un « point d'arrivée » – ty-piquement, un système théorique totalisant de la so-ciété [Turner, 2009]. Le point de vue précisé dansSTSS est en ce sens « développemental » : il captela logique de la recherche en tant qu'elle constitueun processus cognitif toujours reconfiguré par denouveaux problèmes, toujours d'être cumulatif.

Une « politique de lathéorisation sociologique » : les« théories de moyenne portée »Avec les « théories de moyenne portée », Mertondéfinit autant une alternative épistémologique à latentation du système qu'a la recherche empirique,

Page 134: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

qu'un idéal régulateur des pratiques sociologiques.La définition en annonce le programme : ces théor-ies, spécifiques ou intermédiaires, « se situententre, d'une part, les hypothèses de travail mineuresmais nécessaires qui foisonnent dans la rechercheordinaire et, de l'autre, les efforts systématiques etexclusifs de développement d'une théorie unifiéequi expliquerait toutes les uniformités observablesdu comportement social, de l'organisation socialeet du changement social » [STSS, p. 39]. Elles in-diquent une voie intermédiaire réalisant le projetd'une science progressant par l'accumulation, cri-tique et méthodique, de données empiriques. Cesdonnées sont guidées par des propositionsthéoriques, lesquelles gagnent dès lors en ro-bustesse et autorisent d'éventuelles généralisations.

Le chercheur est invité à la parcimonie sur le sentierdes théories spécifiques. Il s'agit de recueillir desdonnées sur une portion limitée de la réalité socialeet d'en inférer des interprétations tout aussi limitées.Merton donne l'exemple de théories spécifiquesqui, parce qu'elles sont adaptées à l'explication

Page 135: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

d'une gamme définie de phénomènes (la théoriecinétique des gaz ou bien, en sociologie, celles des« groupes de référence » et de la « frustration re-lative » exposées dans le chapitre iv), sont suffis-amment précises et solides pour autoriser des re-coupements, des comparaisons, bref, un début decumulativité. Elles ne sont pas dérivées de systèmesthéoriques leur préexistant ni de simples général-isations empiriques ; selon les objets et l'état de larecherche, elles procèdent par induction et déduc-tion alternativement et sans exclusive. Elles sontdes « marchepieds » pour garantir une ascensionthéorique en relative sûreté. Nullement une fin enelles-mêmes, elles rendent donc sensibles à desproblèmes analytiques et encouragent de nouvellesinvestigations. Entre autres illustrations, le conceptdes « ensembles de rôles » (role-sets) (cf.chapitre iv) est selon Merton une « image » com-mode servant à la fois à rendre compte dephénomènes observables et à figurer un type demécanisme agissant sur la structure sociale, dont lathéorie reste à affermir [STSS, p. 42-43].

Page 136: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Ces théories de moyenne portée ont pour but deproduire des résultats et d'étendre toujours plus lechamp de recherche. Piotr Sztompka [Introduction,in OSSS, p. 10] et Donald Levine [2006,p. 240-241] ont recensé dans l'œuvre de Merton unedouzaine d'axes constitutifs d'un travail théorique.Il est possible de regrouper ces recommandationsdans trois grandes rubriques :

–!stratégies heuristiques : découvrir des problèmesscientifiquement pertinents, dont il s'agit de définirle mode de traitement et d'anticiper les éventuelsdéveloppements ; reconceptualiser les idées déjàénoncées, mais insuffisamment résolues, afin deconstituer un guide d'enquête effectif ; clarifier lesdonnées agrégées sous un même concept et le form-aliser pour en faire ressortir une signification ex-plicite, dans le but d'établir des comparaisons avecd'autres phénomènes ; codifier les généralisationsempiriques dans un domaine donné et créer desconnexions avec d'autres domaines, pour suggérerce faisant des continuités entre les traditions derecherche ;

Page 137: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

–!procédés et techniques de théorisation : constru-ire des généralisations de moyenne portée appli-quées à des ensembles de phénomènes définis ;développer les analyses fonctionnelle et struc-turelle ; construire des typologies, dont l'objectifest de systématiser des types de modèles de com-portement ; mettre au point des « paradigmes » (cf.infra, p. 62) qui systématisent les concepts et lesproblèmes d'un champ d'investigation (la sociolo-gie de la science en est l'illustration) ;

–!mise en situation et orientation des théories : re-fondre la théorie en étendant les propositionsthéoriques suivant de nouvelles directions issuesdes recherches empiriques ; spécifier l'ignorance,c'est-à-dire définir ce qui est déjà connu et par con-traste ce qu'il conviendrait d'explorer ; situerl'espace théorique au sein duquel des approches en-trent en collusion, s'intègrent ou s'opposent ; re-lire les classiques pour y trouver des modèlesd'excellence intellectuelle et établir des continuitésentre les traditions de recherche.

Page 138: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Ces axes définis par Merton n'épuisent pasl'éventail des possibles théoriques, car les com-binaisons sont possibles et même inévitables. Ilsvisent à faire émerger des stratégies théoriques. Ilfaut insister ici sur le pluriel. Pour le sociologue,la tâche consiste à élaborer de manière patiente etlucide des « schèmes conceptuels ajustés pour con-solider des groupes de théories spécifiques » [STSS,p. 51]. Leur caractère heuristique peut s'éprouver :d'une part, à travers leur intégration dans des sys-tèmes théoriques plus vastes et d'ailleurs pas né-cessairement convergents (par exemple, un conceptde l'analyse fonctionnelle peut servir autant le sys-tème de pensée marxiste qu'une approche structuro-fonctionnelle à la Parsons) ; d'autre part, dans un« réseau de théories spécifiques », avec comme ré-sultat désirable une forme de généralisationthéorique, par le jeu d'une consolidation réciproquede ces théories. Merton préfère nettement laseconde option et suggère ainsi qu'une théoriegénérale n'est finalement pas hors de portée (cf.infra, p. 90, « Intermezzo. Une "théorie générale"chez Merton ? », chapitre iv).

Page 139: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'efflorescence de systèmes associés à des super-théoriciens mènerait selon Merton à la « balkan-isation » de la discipline. C'est pourquoi il seraitde bonne « politique » [STSS, p. 52] de favoriserl'expression d'une forme de « pluralismethéorique » [OSSS, p. 34-40] et un « éclectisme dis-cipliné » [SA, p. 169]. La compétition entre les ap-proches serait le signe de la vitalité d'une disciplineen plein essor. Mais qu'il y ait pluralisme ne signifiepas que tout se vaut. Merton milite pour une inté-gration progressive de théories de moyenne portée,ce qui suppose de trier entre les plus fécondes au re-gard des standards de la discipline. Et, à nouveau,le scepticisme organisé est supposé régner dansl'établissement graduel de vérités provisoires etconsensuelles.

Portée des théories spécifiquesÀ la fin des années 1960, Merton se réjouissait de laprolifération de théories spécifiques [STSS, p. 61].Entre 1940 et 1975, rappellent Robert Smith [2008,

Page 140: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

p. 247], Fabrizio Martire [2006] et Jennifer Platt[1996], le tandem Lazarsfeld-Merton explore denombreux domaines, avec le concours d'étudiants.Citons les organisations (étudiées par P. Blau), lespolitiques éducatives (J. Coleman), la sociologiepolitique (S. Lipset), la communication de masse(E. Katz) et la science (les frères Cole, H. Zucker-man). Le modèle est repris en dehors de Columbia,au risque cependant d'une routinisation de l'idéede la « portée moyenne ». S'en remettre à la poli-tique de la théorie portée par STSS, c'était, du côtédes empiristes, l'assurance de donner des gages àl'impératif de théorisation ; du côté des théoriciens,y référer immunisait contre la critique de l'excèsde théorie. L'expression « théories de moyenneportée » recèle peut-être une ambiguïté : elle peuten effet renvoyer à une gamme d'objets empiriquesde taille plus ou moins importante (la science mo-derne à l'orée du XVIIe siècle, la bureaucratiefédérale étasunienne des années 1950, etc.), à leurspropriétés, mais aussi à l'étendue de la théorie et/ou à son niveau de généralité [Sztompka, 1986,p. 109-111]. Le concept a été « incorporé », non

Page 141: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sans quelques malentendus, et Merton ne pouvaitqu'en prendre acte.

Reste que cette position mesurée a garanti pourun temps l'autorité scientifique du sociologue. Ellefrayait un chemin à côté de la théorie parsonienneet de la science sociale conçue par Lazarsfeld.À côté, et non pas « entre », car l'alternative mer-tonienne est plus qu'un exercice d'équilibrisme etde diplomatie académique coincé entre deux pôlescontraires. L'enjeu pour Merton était de faire placeà une théorie sociologique autonome à Columbia,où la concurrence était rude entre les théoriciensdes sciences sociales dans les années 1950-1960[Turner, 2009]. D'après Donald Levine [2006],Merton est resté ambivalent à l'endroit de la théoriepure. Si, pour des raisons épistémologiques fortes,il s'est gardé d'unifier une théorie sociologiquegénérale, il en a dégagé les composantes fonda-mentales – que des lecteurs attentifs ont essayé deremettre en ordre. Bien qu'il eût pour habituded'ironiser sur les inclinations théoriques les plusincontrôlables, il demeurait un « incurable théor-

Page 142: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

icien », pour lequel l'autonomie de la théorie pure,abstraite de la recherche empirique, conférait à lasociologie sa dignité scientifique.

Un triangle à parfaire :théorie, méthodologie etrecherche empiriqueMerton préconise la définition d'une méthode sci-entifique qui puisse avoir une « incidence directesur le travail analytique » [STSS, p. 140] et viceversa. Le défi consiste à enclencher des dy-namiques de recherche féconde.

Page 143: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« Codifier » la pratiqued'enquêteLa stratégie des théories de moyenne portée se ré-fracte sur les composantes théorique, méthodolo-gique et empirique de la pratique sociologique.Merton veut les réconcilier en régulant leurs in-teractions. Il part de la définition de la méthodo-logie comme ensemble de procédures utilisées partous les scientifiques – sociologues compris – dansle cours de la recherche. Il peut s'agir de la formula-tion des problèmes, des techniques de collecte desdonnées, de la conceptualisation, de l'élaborationde typologies, etc. Merton dissocie la méthodologiede la théorie : la première est un savoir comment,transversal et vide de théorie, à l'aune duquel desthéories sont constituées. Elle dégage des modesopératoires finalisés pour la logique de la dé-couverte scientifique.

Quelle est l'incidence empirique de la théorie ainsienvisagée ? La théorie est composée de concepts

Page 144: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

logiquement interconnectés. Les concepts, à leurtour, sont des « définitions (ou prescriptions) dece qu'il convient d'observer » [STSS, p. 143]. Parcequ'ils guident, voire contraignent la recherche em-pirique (par exemple, l'accumulation des donnéeset la perception de ce qui est pertinent sur le ter-rain), on comprend pourquoi leur choix est crucial.Un agencement de concepts a des chances de pro-voquer tel type de recherche empirique. L'analyseconceptuelle est donc une étape importante. Elleprocède par l'élucidation des états de chose à quoiles concepts correspondent et ainsi assure en prin-cipe une maîtrise critique de l'état du problème àtraiter.

La méthodologie aide à choisir entre les procéduresen mesure de produire de la bonne théorie. En cesens, Merton souligne l'inanité logique des inter-prétations après coup, qui plaquent des hypothèsesauxiliaires sur des observations théoriquement« nues » et créent ainsi l'illusion de « coller » àcette réalité. Or, à l'inverse, il s'agit de construireles hypothèses dans la confrontation directe à ces

Page 145: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

diverses données. La « généralisation empirique »nécessite tout autant un contrôle accru et ne sauraitse substituer à la théorie (par définition, elle de-meure empirique). Il en va de même des lois sup-posées découler d'une théorie : les critères de valid-ité demandent encore à être spécifiés et « opéra-tionnalisés » dans des recherches. Constatant l'effetdispersif et non productif des discontinuités entrela théorie et la recherche empirique, Merton plaideau total pour une connexion plus forte et intimede l'une et l'autre. Néanmoins, cette solidarité nepeut se réaliser qu'à partir du moment où « lesrecherches empiriques sont orientées vers la théor-ie, et la théorie est empiriquement vérifiable »[STSS, p. 154]. Comment dès lors procéder ? Ceprogramme « continuiste » suppose d'abord que leshypothèses initiales soient posées et que soit in-diquée leur pertinence théorique, par déduction ;ensuite, il convient de « codifier » la mise en évid-ence des généralisations empiriques et de leur éven-tuelle interconnexion.

Page 146: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

De façon symétrique, Merton s'interroge surl'apport effectif de la recherche empirique à lathéorie. Il estime en effet que « la recherche em-pirique ne se résume pas, loin de là, au rôle passifde vérifier et de contrôler la théorie, ou de con-firmer ou de réfuter des hypothèses. Jouant bienplutôt un rôle actif, elle remplit au moins quatrefonctions majeures qui contribuent au développe-ment de la théorie : elle amorce, reformule, réori-ente et clarifie la théorie » [STSS, p. 157, soulignépar l'auteur]. Ces fonctions peuvent être abrégéescomme suit :

–!la sérendipité, ou l'influence de données inatten-dues, aberrantes et stratégiques sur la constructionde théories : le mot serendipity, dont Merton a re-tracé l'histoire sémantique (cf. infra, p. 71), décritdes situations d'enquête à l'occasion desquelles sur-git une donnée imprévue, de l'ordre de l'anomalie.Cette observation fortuite n'est pas moins import-ante, puisqu'elle encourage le développement d'unenouvelle théorie à consolider ou l'extension de lathéorie initiale (naturellement, cela suppose que

Page 147: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

celle-ci soit assez « mobile » pour permettre un teldéplacement). Plutôt que de craindre l'irruptiond'un fait aberrant, Merton souligne son effet positifd'entraînement et d'exploration des possibles. Lasérendipité nourrit la curiosité du chercheur ;

–!la refonte de la théorie, ou comment des donnéesnouvelles stimulent l'élaboration d'un schème con-ceptuel : l'observation répétée de faits jusqu'alorsnégligés incite à l'extension de la théorie. Le cadreconceptuel utilisé initialement ne parvenant pas àrendre compte de façon adéquate de ces données àla marge, elles contraignent, au moins en puissance,sa reformulation ;

–!le recadrage théorique, ou comment de nouvellesméthodes empiriques réorientent les préoccupa-tions théoriques : des techniques d'enquête nou-velles sont en mesure d'engendrer des données dontle chercheur ne disposait pas jusqu'alors. Par ex-emple, les données quantitatives accumulées àl'usage de la sociologie peuvent suggérer des hypo-thèses et des pistes. Elles alimentent alors la théor-

Page 148: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ie, qui se déplace avec profit là où cet afflux dedonnées pertinentes crée les conditions d'un progrèscognitif ;

–!la clarification des concepts : les chercheurs ac-quis à l'« empirisme méthodologique » disposentpeut-être d'outils sophistiqués pour produire quant-ité de données, seulement leurs résultats de-meureront boiteux du point de vue de la théoriesociale si leurs concepts et variables ne sont pasdéfinis strictement. Il s'agit ici de rendre« opératoire » (d'opérationnaliser) la référence desconcepts à leurs « indices » observables. Par ex-emple, lorsqu'on utilise le concept de « cohésionsociale », on est censé savoir de quoi il est questiondans la réalité, c'est-à-dire les phénomènes qu'il dé-note – faute de quoi on serait aussitôt bloqué parun concept fourre-tout et flou. C'est le cas de la no-tion de « fonction » : le concept de fonction peutêtre signifié par plusieurs termes non consonants,de la même façon qu'un seul terme peut renvoyer àdifférents concepts de la fonction [STSS, p. 74-79](cf. sur ce point chapitre iv, p. 93-94). Contre

Page 149: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l'usage « frivole » et la confusion verbeuse des con-cepts [STSS, p. 74], Merton tient à trouver le motjuste et à en donner une définition la plus nette pos-sible.

La théorie et la recherche empirique interagissentdéjà dans les faits. Tout le problème réside dansles modalités de cette interaction, que Merton veutrendre symbiotique. Cette mise en cohérence peuts'accomplir par l'intermédiaire d'un « paradigme ».Associée à Thomas Kuhn depuis la parution de sonouvrage La Structure des révolutions scientifiques(1962), la notion revêt un sens précis chez Mer-ton – qui l'a utilisée dès les années 1940 [OSSS,p. 60-62]. Au lieu de désigner un ensemble de sa-voirs et de valeurs reconnus par une communautéscientifique, le paradigme traduit ici de manièreplus restrictive le souci de codification du travailsociologique. Autrement dit, il est un outil privilé-gié de la codification, qui se présente comme l'« ar-rangement ordonné et condensé de procédures derecherche fructueuses, et les résultats substantielsrésultant de leur utilisation » [STSS, p. 69]. La co-

Page 150: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

dification par l'intermédiaire du paradigme vise àrepérer dans les recherches passées des idées à l'étatimplicite, afin d'en faire ressortir les éléments heur-istiques.

Le paradigme, comme vecteur de la codification,revêt une « valeur propédeutique » et révèle le noy-au dur « systématique » des théories. Cherchant laprécision, la concision, la rigueur logique etl'objectivité, le paradigme répondrait ainsi àl'exigence d'une « vraie science qui laisse voir seséchafaudages aussi bien que sa construction définit-ive » [STSS, p. 70]. Il fournit un tableau d'ensembledes concepts définis et liés pour les besoins del'enquête. Il catalyse en outre l'attention théoriquedu chercheur et filtre les intuitions insondables nonréférées à un paradigme explicite. L'objectif de cetinstrument de recherche est par conséquent de bâtirun édifice robuste en mesure d'accueillir de nou-veaux étages (par consolidation) et de s'étendre (parajout de nouvelles fondations). En revanche, cestechniques de construction appellent des usagesmodérés : on n'« applique » pas un paradigme

Page 151: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« sur » un objet, on le confronte à un problème, quipeut le reconfigurer en retour. Merton a précisé laportée de l'outil que constitue le paradigme à tra-vers sa tentative de codification de la recherche so-ciologique dans plusieurs domaines. C'est le cas,notamment, de la sociologie de la connaissance (cf.infra, p. 65, « Un paradigme pour la sociologie dela connaissance ») et de ses analyses fonctionnellesde la « machine politique » (cf. chapitre iv).

Un flux de découvertesfortuites : les recherches sur lapropagande au Bureau ofApplied Social ResearchMerton conçoit les recherches du BASR commeune mise à l'épreuve de la « continuité » empiriqueet théorique de la recherche sociologique. La for-mulation de la théorie des « groupes de référence »en est l'illustration [Sørenson, 1991]. Elle résulte

Page 152: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

de l'articulation progressive d'études sur la propa-gande, la communication de masse et l'opinion pub-lique. La mise au point inattendue d'une méthoded'enquête, l'« entretien ciblé » [Simonson, 2005],est une première étape de ce processus de dé-couverte.

Tandis qu'il commence à travailler à Columbia avecLazarsfeld en 1941, Merton remarque les limitesdes techniques d'entretien utilisées dans le cadred'une enquête cherchant à étudier les effets de lapropagande militaire, pour le compte de l'U.S. Of-fice of Facts and Figures de l'armée. L'équipe deLazarsfeld « teste » les réactions d'échantillonsd'auditeurs à des messages radiophoniques à viséede persuasion, dont le propos est d'accroître le sou-tien à l'effort de guerre. Les auditeurs sont invitésà presser des boutons vert (like) ou rouge (dislike),indiquant leur adhésion ou non à ces campagnesde moralisation. Parce qu'il trouve que le dispositifde Lazarsfeld et Stanton fait l'impasse sur des di-mensions cruciales de la technique de l'entretien,Merton entreprend de le perfectionner. Il introduit

Page 153: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

de nouvelles procédures dans le but de mettre enévidence, de façon contrôlée, les effets du contenudes messages et des techniques de persuasion (soitla « variable indépendante »), dans une situation destimulation artificielle et provoquée. Ce procédé apour but d'éclairer dans une situation expérimentalela « variable dépendante » que constitue la réactionde l'auditeur, c'est-à-dire la manière dont il définitla situation.

Le protocole est résumé dans The Focused Inter-view. A Manual of Problems and Procedures [FI],livre-programme que Merton publie en 1956 avecla psychosociologue Marjorie Fiske et la soci-ologue Patricia Kendall. L'ouvrage inventorie destechniques prêtes à l'emploi. Que ce soit au niveaude l'analyse de contenu préparatoire (nature exactedes stimuli encodés, anticipation sur les réactionspossibles de l'informateur, etc.) ou à celui de laconduite de l'entretien (étalonnage des questions,définition du guide d'entretien non directif,problèmes concrets dans la conduite de l'entretien,etc.), le chercheur trouve des préceptes directement

Page 154: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

convertibles dans la pratique. Dans le cadre del'entretien ciblé, les « critères » suivants guident letravail : explorer de façon extensive le « rapport »de l'auditeur au contenu, spécifier les détails dela définition de la situation, restituer l'expérienceaffective et le « contexte personnel », c'est-à-direl'équation personnelle résultant des attitudes et desvaleurs que l'auditeur importe dans la situation.

Si, dans l'ensemble, la méthode n'a été reprise parles sociologues que dans les années 1980 (sans tou-jours référer au protocole initial et à l'exposé deMerton et Kendall dans l'American Journal of So-ciology en 1946), elle a stimulé la théorie àColumbia. La méthode n'est pas formalisée pourles seules fins des sciences psychosociologiques,puisqu'elle est aussi promue pour améliorerl'efficacité de la fabrication et la communicationpublique des messages, au profit des propagand-istes de l'armée, des annonceurs et des industriesculturelles. Relevant au départ de la sociologie ap-pliquée, l'entretien ciblé a ainsi été utilisé par lesprofessionnels du marketing dès la fin des années

Page 155: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

1940 sous l'appellation, aujourd'hui vernaculaire,de méthode des focus groups [Lee, 2010]. Laméthode consiste à étudier les attitudes d'un groupede consommateurs à l'égard d'un produit qu'il s'agitde promouvoir. Elle n'a pas échappé à Merton et sescollègues : sa plasticité de conception suggérait desusages non directement prévus par les enquêteursdu BASR.

Réalisant des dizaines d'entretiens ciblés avec leséquipes du BASR, Merton saisit l'occasion de testerdes hypothèses théoriques. Entre autres résultats,mentionnons l'article « Études sur la propaganderadiophonique et cinématographique » (Studies inRadio and Film Propaganda) coécrit avec Laz-arsfeld en 1943 (et repris dans STSS), jetant lesbases d'une sociologie des phénomènes de propa-gande à partir de l'idée d'« effet boomerang ». MassPersuasion (1946) approfondit dans la fouléel'étude de la rhétorique propagandiste. Outre ces ex-périences, Merton exploite les quatre volumes del'enquête-somme de Samuel Stouffer, The Americ-an Soldier (1949). Ce sera la base empirique de la

Page 156: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

théorie du « groupe de référence », élaborée avecAlice Rossi (cf. chapitre iv). Un programme derecherche appliqué sur les médias de masse a doncété formulé au gré des opportunités d'enquête. Il in-spire des développements sur la communication demasse, mais aussi stimule la théorie sociale con-densée dans STSS [Simonson, 2005]. C'est aprèscoup que Merton a inféré de ces recherches disper-sées l'existence d'un programme cohérent et définipar des continuités d'ordre empirique et théorique.

Bien que féru de théorie, Merton s'occupe deméthodologie. Il invente et perfectionne des tech-niques très concrètes. L'usage de la prosopographieet de l'entretien ciblé en est l'exemple. Mais, dansces deux cas, le raffinement des méthodes n'est ja-mais sans arrière-pensée théorique.

Page 157: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Un paradigme pour lasociologie de laconnaissanceLe souci de constituer une discipline scientifiquetraverse le code sociologique de Merton. La co-dification d'un paradigme pour la sociologie de laconnaissance participe également de cette stratégie.Il présente in fine l'intérêt de mettre à plat les fonde-ments sociocognitifs de la sociologie.

L'introduction, puisl'« américanisation » d'undomaine de connaissanceLa sociologie de la connaissance est un sujet derecherche récurrent pour Merton, qu'il découvre dèsses études doctorales à Harvard. Élaborée princip-

Page 158: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

alement en Allemagne dans les années 1920, elleest encore confidentielle dans l'entre-deux-guerresaux États-Unis. Passeur transatlantique, Merton enrelève les thèmes et les enjeux, et ce faisant affûteun point de vue critique. Dans une lecture critiquede la sociologie de la connaissance germanophoneparue dans la revue dirigée par

George Sarton, il donne un premier aperçu destravaux d'Ernst Grünwald, de Max Scheler et deKarl Mannheim [Merton, 1937]. Il mesure leur im-portance, mais en pointe aussi les biais. Celui del'extension sémantique du mot Wissen est patent,puisqu'il réfère à la fois aux idées, croyances, opin-ions, visions du monde, etc. Il alerte également surle problème épistémologique de l'explication (so-ciologique) du développement de la connaissancescientifique, qui ne manque pas d'impliquer la ques-tion minée du relativisme. Quid en effet de la valid-ité et du contenu des idées dès lors qu'elles sonten théorie réductibles au jeu de facteurs sociocul-turels ? Merton s'interroge également sur la pos-ition de l'observateur, pris dans un raisonnement

Page 159: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

circulaire et en double bind (en toute logique, lavérité qu'il porte est aussi socialement déterminée),duquel il ne s'extrait qu'en vertu d'un subterfugerhétorique. Merton vise ici Mannheim, qui en ap-pelle au surplomb d'une « intelligentsia sans at-taches » dans Idéologie et Utopie (1929). Mertoncritique de surcroît la position défendue par Schel-er, qui postule l'existence d'« essences éternelles »,préservant ainsi de façon artificielle les connais-sances positives de toute analyse sociologique. Quecette Wissenssoziologie émane de philosophes at-tirés par la métaphysique explique selon Mertonleur peu d'empressement à s'en remettre au « test »de l'observation empirique – détour pourtant indis-pensable selon lui, car il s'agit de fonder la discip-line sur des bases scientifiques. L'examen sévèrequ'il réserve à Mannheim, dans un article paru en1941 dans le confidentiel Journal of Liberal Re-ligion [repris dans STSS, p. 543-562], dénote unecrispation inhabituelle [Sica, 2010].

Pendant la guerre, Georges Gurvitch, alors en exilaux États-Unis, commande à Merton un chapitre

Page 160: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

de synthèse sur la sociologie de la connaissance ;il veut l'insérer dans l'un des deux volumes del'ouvrage collectif Twentieth-Century Sociologyqu'il dirige avec Wilbert Moore, et qui sera publiéen 1945 [repris in SOS, p. 7-40] et traduit enfrançais deux ans plus tard. Pour le sociologue, c'estl'occasion de codifier un paradigme pour la sociolo-gie de la connaissance. L'objectif qu'il lui assigneest de « fertiliser » des recherches à venir par le bi-ais d'une clarification des résultats déjà engrangéset la normalisation des problématiques, en sorte quela spécialité se débarrasse des hypothèses fragiles etdes spéculations dogmatiques d'hier. Il passe ainsidifférentes approches au tamis d'un « modèle ana-lytique ». Outre les auteurs de langue allemande(Marx et Engels, qu'il

commente longuement, et la Wissenssoziologie), ilexamine l'approche « émanantiste » de Durkheimconcernant la genèse sociale des catégories, ex-posée dans Les Formes élémentaires de la vie re-ligieuse (1912). Il croise ensuite les analyses etles typologies de Florian Znaniecki contenues dans

Page 161: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

The Social Role of the Man of Knowledge (1940)[cf. surtout SOS, p. 41-46]. Désormais loin de Har-vard, Merton envisage de manière plus critique lasociologie de la connaissance scientifique deSorokin. Il montre que ces sociologies répondent,chacune à sa façon, à une série de questions dontil convient de préciser les tenants et aboutissants,le vocabulaire et éventuellement les impensés selonun schéma ordonné – selon les principes duparadigme. La liste de ces éléments n'est pas ex-haustive, mais elle fournit une grammaire à viséeheuristique (cf. encadré 6).

Par exemple, Merton analyse le schéma marxiste,si important pour la Wissenssoziologie. Celui-cidéfinit une « superstructure idéologique » déter-minée à chaque instant par un « mode de produc-tion », comme le capitalisme. Merton conteste aupassage la pertinence analytique de la notiond'idéologie, parce qu'elle réduirait la « sphèreidéelle » des connaissances à n'être qu'une « ex-pression » non volontaire et inconsciente des « in-térêts objectifs de classe ». C'est un point qu'il a

Page 162: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

déjà analysé dans sa thèse. Tout l'enjeu est d'expli-quer la connexion entre ce qu'il appelle la « basesociale existentielle » (i.e. les conditions sociales)et la connaissance, ce que le modèle marxiste ré-duirait par le jeu d'interprétations trop mécaniques.Plusieurs options sont concevables pour mener à bi-en une telle enquête. Merton juge naïve la théoriede la correspondance de Durkheim, car elle conçoitsans vraiment l'expliquer les catégories de penséecomme des « reflets » de certains patterns del'organisation sociale. Le schéma prévoit unedernière tâche, consistant à élucider les « fonctionssociales » des « productions mentales » sociale-ment conditionnées. Quels « besoins » satisfont-elles, par exemple ? Le sociologue parachèvel'explication par une esquisse d'analyse fonction-nelle, qu'il est alors occupé à fonder conceptuelle-ment (cf. chapitre iv).

Bien qu'un paradigme ait vocation à être testé em-piriquement, Merton le laisse reposer. Il est pris parun autre programme, pas tout à fait dans la con-tinuité. Dans l'introduction de la troisième partie de

Page 163: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

STSS intitulée « La sociologie de la connaissanceet de la communication de masse » [« The soci-ology of knowledge and mass communications »,p. 493-509], il prend position. Deux styles sontidentifiés : d'un côté (de l'Atlantique), des « vari-antes européennes » de la sociologie de la connais-sance, qui sont le fait de savants isolés qui se per-dent en d'« ingénieuses spéculations et des conclu-sions impressionnistes », vides de vérification em-pirique, sur l'effet de la société sur la connaissance.De l'autre côté, il isole les « variantes américaines »de la sociologie de la communication de masse.Des équipes de research technicians collectent desdata scientifiquement « fiables » à l'aide de tech-niques rationnelles, non plus sur la connaissance engénéral, mais sur des portions limitées de la con-naissance – opinions, information et « culture pop-ulaire ». Convaincu de la fécondité de la seconde« variante », dont il se fait le porte-parole, Mertonsouligne l'importance des études méticuleuses et fo-calisées sur un type d'opinion (politique, par ex-emple), observable via les focused interviews etles sondages. Il insiste sur la suprématie des pro-

Page 164: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tocoles expérimentaux des sociologues des États-Unis. Leur usage contrôlé permettrait par exemplede rendre compte de l'influence psychosociale fi-nalement limitée des mass media sur les citoyens,comme tend à le montrer Lazarsfeld dans ses étudessur les campagnes électorales et les critères du vote(The People's Choice, 1944 ; Personal Influence,1955). À des fins de pédagogie, mais surtout depromotion d'un modèle d'organisation du travail so-ciologique – le BASR, encore et toujours –, Mertoncodifie donc une version de la sociologie de la con-naissance qu'il estime recevable (pour le lectoratnord-américain à tout le moins), contre les excèsprésumés de théoricisme de la « traditioneuropéenne » [Sica, 2010].

Encadré 6. Questions de l'analyse sociologiquede la connaissance

1. « Où se situe la base sociale existentielledes productions mentales ? a. bases so-

Page 165: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ciales : position sociale, classe, génération,rôle professionnel, mode de production,structures de groupe (université, bureau-cratie, académies, sectes, partis politiques),"situation historique", intérêts, société, ap-partenance ethnique, mobilité sociale,structure de pouvoir, processus sociaux(compétition, conflit, etc.). b. bases cul-turelles : valeurs, ethos, climat d'opinion,Volksgeist, Zeitgeist, type de culture, men-talité culturelle, Weltanschauungen, etc.

2. Quelles productions mentales sont sociolo-giquement analysées ? a. sphères de :croyances morales, idéologies, idées,catégories de pensée, philosophie, croy-ances religieuses, normes sociales, sciencepositive, technologie, etc. b. quels aspectssont analysés : leur sélection (centresd'attention), niveau d'abstraction, présup-positions (ce qui est considéré comme unedonnée et ce qui paraît problématique),contenu conceptuel, modèles de vérifica-

Page 166: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tion, objectifs de l'activité intellectuelle,etc.

3. Comment les productions mentales sontreliées à la base existentielle ? a. relationscausales ou fonctionnelles : détermination,cause, correspondance, condition néces-saire, conditionnement, interdépendancefonctionnelle, interaction, dépendance, etc.b. relations symboliques ou organiques ousignificatives : consistance, harmonie,cohérence, unité, congruence, compatibil-ité (et antonymes) ; expression, réalisation,expression symbolique, Strukturzusam-menhang, identités structurales, connexionintime, analogies stylistiques, intégrationlogico-significative, identité de significa-tion, etc. c. termes ambigus désignant lesrelations : correspondance, reflet, lié à, enrelation étroite avec, etc.

4. Pourquoi sont-elles liées ? Fonctionsmanifestes et latentes attribuées à ces pro-ductions mentales existentiellement condi-tionnées : a. pour conserver le pouvoir,

Page 167: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

promouvoir la stabilité, une orientation,l'exploitation, cacher les relations socialesréelles, motiver, canaliser le comporte-ment, détourner la critique et les sourcesd'hostilité, rassurer, contrôler la nature, co-ordonner les relations sociales, etc.

5. Dans quelles circonstances appréhende-t-on ces relations imputées entre la base so-ciale existentielle et la connaissance ? a.théories historicistes (confinées à des so-ciétés ou des cultures particulières). b.théories analytiques générales. »

Source : SOS� [p. 13-14, souligné par l'auteur].�

Implications politiques de lasociologie de la connaissanceMerton souligne que la sociologie de la connais-sance recèle un questionnement décisif au sujet de

Page 168: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

la coexistence et des conflits entre visions dumonde. Ces divergences sont plus intenses dansles sociétés démocratiques pluralistes, où les opin-ions les plus diverses peuvent en droit s'exprimer.Merton approfondit ce thème dans une conférencepublique donnée à plusieurs reprises entre 1969et 1971, et publiée en 1972 [SOS, p. 99-136]. Ar-ticulant une typologie fine, il traite le problèmedes relations contradictoires entre les « doctrinesde la connaissance » des insiders et des outsiders.La trame d'arrière-plan dramatise les enjeux del'analyse. Merton théorise dans le contexte de trans-formation rapide des structures sociales del'Amérique des années 1960. Les perspectives se re-flètent en un jeu de miroir subtil. On est toujoursl'outsider de quelque autre groupe social. Chaquegroupe défend ainsi une vérité sociale, sa vérité (in-siderism), et, selon des modalités plus ou moinsradicales, rejette celle de l'autre. Le climat estsouvent délétère, la distance et l'ethnocentrismecognitif laissent craindre l'affrontement. La per-spective ou la vision « située » sur la société seraiten ce sens conditionnée par la position du groupe

Page 169: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

dans la structure sociale globale. On reconnaît unthème de la Wissenssoziologie. Les vérités seraient-elles réductibles et à jamais polarisées sociale-ment ? Merton se réfère à l'affirmation politique des« mouvements sociaux » des sixties, le féminisme,les droits civiques. Il cite la conviction de leursreprésentants, selon laquelle ils auraient un accèsprivilégié à « leur » vérité.

Le monde académique est gagné par ces revendic-ations cognitives et politiques. Merton mentionnel'essor de la « sociologie noire » (black sociology),dont certains représentants estiment que seuls lesintellectuels noirs ont la capacité de « compren-dre » la situation des Noirs (de l'intérieur, donc).L'élite WASP de la sociologie étasunienne est dèslors condamnée au silence. Et les différences dansles orientations normatives de renforcer les clivagessocioculturels. Merton a été très tôt confronté àces questions à Philadelphie. Son analyse des con-séquences des doctrines épistémologiques des out-siders et des insiders est tranchée. Il récuse la con-nexion mécanique entre la « base sociale existenti-

Page 170: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

elle », les sphères de croyances morales et les iden-tités sociales-culturelles. À l'aide d'une approchesociologique universaliste de la connaissance, il sepropose d'informer une meilleure compréhensiondes uns et des autres, de leurs dilemmes, mais aussides biais, des nuances et des motifs traversant cesdivisions sociocognitives. Il subsiste donc une partd'optimisme, fût-elle mesurée. Merton tient à lapossibilité d'une évaluation objective « de la sub-stance ou de la structure logique » d'un argument oud'une revendication sociale, contournant les aporiesdes Weltanschauungen irréconciliables et « chau-vinistes » (« à chacun sa vérité »), à l'encontre durelativisme cognitif [Phillips, 1974]. Il prône leconsensus par l'organisation d'un scepticisme ra-tionnel (le CUDOS en est le modèle) à l'échelle dela société civile, et plus seulement de la commun-auté scientifique.

Page 171: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Des exercices « shandéens »d'épistémologie socialeLe problème de la cumulativité du savoir occupebeaucoup Merton. C'est un aspect fondamental desa conception du travail sociologique. En té-moignent ses analyses des continuités et rupturesentre les traditions sociologiques, mais aussi sesréflexions sur l'importance de la transmission oraledes savoirs dans un contexte pédagogique, dont estissue la notion de « publication orale » (oral pub-lication) [Merton, 1980].

La transmission historique des savoirs est le moteurd'enquêtes amorcées à partir des années 1950, qu'ilrangera sous la rubrique de la « sémantique soci-ologique » [Zuckerman, 2010]. L'histoire des signi-fications assignées aux mots, concepts, théorèmes,néologismes, slogans et autres aphorismes est lamatière de ce programme de recherche au longcours [Merton, 1987]. La découverte, en elle-mêmeteintée de sérendipité, du mot énigmatique

Page 172: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

serendipity en est le point de départ [TAS ; cf. aussiChazel, 2006]. Avec Elinor Barber, il en reconstituel'histoire, depuis sa première apparition en 1754sous la plume inventive de l'écrivain britanniqueHorace Walpole (à partir du conte Les Trois Princesde Serendip paru en 1722, retraçant les aventuresde trois héros à Sérendib, l'actuel Sri Lanka, quidécouvraient des choses qu'ils ne cherchaient pas)jusqu'à l'extrême variété de ses usages ultérieursdans les arts, les humanités, puis la médecine, lessciences et les techniques. La sérendipité, dontMerton a souligné l'incidence dans la recherche em-pirique dès 1945 (il est de fait pris par/dansl'histoire), décrit une découverte fortuite résultantde l'exercice d'une « sagacité accidentelle » (cf.supra, p. 61). L'histoire de ce terme montre com-ment des significations (surtout épistémologiqueset morales) associées à celui-ci sont cultivées à tra-vers les siècles par diverses collectivités sociales.Ces contenus de sens expriment la place accordée,parfois contestée, aux hasards heureux dans lesactivités créatrices. Mais, pour Merton, ce n'est pasqu'une affaire de mots : ainsi, dans la postface de

Page 173: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l'édition posthume de 2003 de TAS (et, plus tôt,dans un chapitre de SOSEM), il met l'accent surl'influence positive de « micro-environnements in-tellectuels ». Ils garantissent une « liberté institu-tionnelle » et créent dès lors les conditions facilit-atrices de découvertes. Il l'illustre à travers la car-rière de son collègue Thomas Kuhn, passé de laphysique à l'histoire de la physique, entre les uni-versités Harvard et Stanford, véritables « centres deserendipity institutionnalisés ». Ces réflexions ali-mentent son programme (en jachère) de sociolo-gie de la connaissance scientifique, dont la ques-tion sous-jacente serait : « Quelle est l'influence desstructures sociales sur les outputs cognitifs ? »

« Si j'ai vu plus loin que les autres, c'est en me ten-ant sur les épaules de géants » (If I have seen fur-ther, it is by standing on the shoulders of giants).Cette formule, prononcée par Newton, intrigueMerton alors qu'il travaille sur la serendipity et lapriorité en sciences. D'où vient la formule, envérité ? Vers 1960, le sociologue se lance dans leprojet, imprévisible dans ses résultats, de retracer

Page 174: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

la genèse et la diffusion de la formule. Il en tirel'ouvrage On the Shoulders of Giants [OTSOG],dont nous avons déjà souligné le statut particulierdans l'œuvre de Merton. Au terme d'une recherche-collection labyrinthique de sources multiples et dis-séminées, le sociologue formé à l'histoire des scien-ces définit un corpus de citations. S'y mesurent desdizaines de nains juchés sur les épaules de géants,dans le contexte de la querelle des Anciens et desModernes au XVIIe siècle. Tirant les fils, Mertondécouvre une première formulation de l'aphorismevers 1126, par la voix du philosophe Bernard deChartres. S'ensuivent des citations ultérieures auXVIIe siècle, sous les plumes de Newton ou de Pas-cal, qui en oublient l'origine. C'est dans les « débrisde l'histoire » que Merton détecte un nouveau casd'« oblitération par incorporation ». Il raconte par lemenu comment Robert Burton, le savant humanis-te d'Oxford, attribue la paternité de la formule à unthéologien du XVe siècle, Diego de Estella, scellantla disparition mémorielle de Bernard de Chartres.

Page 175: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'acronyme OTSOG (On the Shoulders of Giants)est en lui-même un slogan. Substantivé, il qualifieun livre-palimpseste, « otsoguien ». Sa composi-tion ne suit pas une trame chronologique, la nar-ration est polyphonique et les circonvolutions in-tertextuelles évoquent Tristam Shandy. Le livre estécrit sous la forme d'une lettre interminable àl'historien Bernard Bailyn. Sans doute la lectured'OTSOG déroutera-t-elle le néophyte : les digres-sions à la Tristam Shandy s'enchaînent, le jeu avecle format épistolaire définit un rythme de lecturespasmodique, les notes de bas de page (et les notesde notes !) s'amoncellent, la fantaisie le dispute àla méditation sur les « ruines » de la connaissance.OTSOG n'est pourtant pas le caprice d'un social sci-entist nostalgique de ses années d'érudition aven-tureuse à Harvard. C'est un exercice de sociologiehistorique du savoir [OTSOG, p. 308] et un con-centré d'épistémologie sociale. En effet, Merton ydevise sur les continuités sensibles, contrariées ousouterraines entre l'« héritage culturel » et leprésent, mais aussi sur les conséquences inatten-dues de la diffusion des mots (Stand on the

Page 176: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

shoulders of giants n'est-il pas le slogan de la paged'accueil de Google Scholar ?), les ambiguïtés dansla référence à la tradition, vite contrebalancées parl'injonction à l'originalité et à la découverte. Lespersonnages d'OTSOG – Burton, Newton, Mill, En-gels, Peirce, Sarton, Freud et... Merton lui-même –sont habités par ces thèmes.

Les mots des sciences socialesMerton adore collectionner les citations. AvecDavid Sills, il répertorie par exemple plus de 2 500phrases clés dans l'ouvrage Social Science Quota-tions. Who Said What, When, and Where (1990).Pour l'admirateur de l'Oxford English Dictionary,l'attention portée à la clarification des concepts estessentielle à la « politique » de la théorisation. Maisces enquêtes présentent aussi l'intérêt de pister les« différences entre les découvertes et les prédé-couvertes, les anticipations, les pseudo-anticipa-tions et les esquisses » [Zuckerman, 2010, p. 256],phénomènes d'importance pour un chercheur préoc-

Page 177: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

cupé par la priorité [Cole et Zuckerman, 1975].Parce qu'il est rompu à la critique historique et qu'ilest sensible à la circulation sociale des idées, il ob-serve le sort de ses recherches et de celles de sesprédécesseurs. Quel que soit leur support ou lescirconstances de leur énonciation (correspondance,opuscule, conférence publique, entretien, etc.), lesmots sont propulsés et ont des effets sur diversesscènes d'usage.

Bien que la sémantique sociologique esquissée parMerton ne réfère pas à l'idée de « performativité »issue du linguistic turn (« quand dire, c'est faire »,maxime théorique du philosophe des « actes de lan-gage » John Austin), elle étudie des phénomènesanalogues. Sans cesse invité à faire retour sur sescontributions passées, Merton [1987] s'est défini unplan de travail : histoires de « théorèmes » (celuide Thomas, l'effet Matthieu, Whatever is, is pos-sible), de mots (« scientifique », « sérendipité »),de concepts (« structure d'opportunité » ou encore,comble de circularité, « idées auto-exemplifica-trices »). Il l'a assez répété dans STSS : les mots

Page 178: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

des sciences sociales peuvent aussi participer de ladéfinition des situations sociales, de même que lesgrilles d'analyse et les résultats d'enquête peuventorienter des politiques publiques. Cette efficacitépragmatique des contenus sociologiques est plusgrande dans les sociétés sensibilisées à la « culturesociologique », comme les États-Unis [Merton etWolfe, 1995]. La sémantique sociologique nedéplorera pas les éventuels contresens ou les ob-litérations publiques de la sociologie. Elle en pren-dra acte et les analysera.

Des commentateurs ont remarqué une ambivalenceau cœur de cette sociologie de la connaissance (dela sociologie). D'un côté, la division instaurée parMerton dans STSS entre l'histoire et l'approche sys-tématique de la sociologie a pu justifier la révoca-tion des « vieilleries » de l'histoire de la pensée dumonde social. De ce point de vue, l'utilisation desthéories passées ne devait se justifier qu'à partir dumoment où celles-ci présentaient un intérêt cog-nitif pour le travail des sciences sociales du mo-ment. Cette évaluation était donc « présentiste ».

Page 179: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Mais, d'un autre côté, Merton développait simul-tanément le projet bien différent d'une sémantiquesociologique, qui s'employait à restituer la genèseet les trajectoires des théories d'hier et d'aujourd'hui[Camic, 2010 ; Jones, 1983], dans le but d'expliquerles évolutions passées dans l'ordre du savoir. Lechercheur se donnerait ainsi les moyens de com-prendre les configurations intellectuelles contem-poraines qui résultent de cette histoire. Merton s'estaccommodé de cette tension. Il a travaillé ces axesde recherche sans établir de lien explicite. Mais,à mesure qu'il avançait dans sa carrière, c'est lesecond qu'il favorisait. En application du principed'« auto-exemplification », il cherchait en particuli-er à historiciser les usages dont ses propres con-cepts étaient l'objet.

Page 180: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Du métadiscours à lapratiqueEntre les professions de foi épistémologiques et lascience mertonienne en action, des écarts peuvents'observer. Merton était tiraillé entre différentes ori-entations intellectuelles qu'il s'efforçait d'articuler.L'objectif était pour lui de se choisir une directioncohérente et d'y engager ses lecteurs. Selon RandallCollins [1977, p. 150], « Merton s'est situé au car-refour d'une discipline faite d'approches s'ignorantles unes les autres, et ainsi a réussi comme personneà diriger le trafic ». Le sociologue a justifié la cri-tique rationnelle des « maîtres » de la théorie so-ciale et a promu le scepticisme organisé. Ses con-temporains l'ont pris au mot, notant diverses faillessupposées de son œuvre. Dans sa critique déjà durede la « stratégie de domination quasi consciente »du « holding intellectuel » Parsons-Merton-Laz-arsfeld, Bourdieu ajoutait : « Quant à Merton, entre

Page 181: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

les deux, il offrait de petites mises au point scol-aires, de petites synthèses simples et claires, avecses théories à moyenne portée » [Bourdieu, 1987,p. 50-51]. D'autres critiques, plus spécifiques, ontsignalé l'écart entre les prescriptions paradig-matiques et les réalisations de Merton. Sa politiquedu concept a laissé perplexes certains observateurs.La théorie du « groupe de référence » (cf.chapitre iv) ? Une « codification de trivialitésdéguisées en généralisations scientifiques », selonl'impitoyable Sorokin [1966, p. 452]. La théorie del'anomie relue par Merton ? Une suite de redéfini-tions de la notion durkheimienne visant à éradiquerles ambiguïtés initiales, mais qui entretient le « flouconceptuel » [Levine, 1985]. À l'heure descomptes, les avis divergent parmi les spécialistesquant à la fidélité de Merton à sa propre « poli-tique » du travail sociologique. Soit : « Nous avonsbeaucoup de concepts, mais peu de théories con-firmées, beaucoup de points de vue, mais peu dethéorèmes, beaucoup d'"approches", mais peud'arrivées » [STSS, p. 52]. D'après Stephen Turner[2009], l'héritage de Merton est « ambigu », chargé

Page 182: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

qu'il est d'approches dispersées et inachevées ayantdébouché, selon lui, sur peu de résultats. À quoi lesmertoniens [Crothers, 2009] rétorquent que, au lieude gloser sur les éléments du code mertonien lesplus discutables à l'aune des catégories actuelles, ilserait plus utile de réaliser sur ce corpus désormaisfini le type de codification que Merton a testé surles classiques des sciences sociales. Relire Mertondonc, pour s'enquérir des manières d'une démarchede connaissance qui a assumé et même théorisé sapropre faillibilité.

Page 183: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

IV. Les apportsthéoriques de Merton

es thèmes privilégiés ont traversé les chapitresDprécédents, il s'agit à présent de les systématiser,d'entrer au cœur de la « machine » de la sociologiede Merton. On perçoit une certaine vision de la réal-ité sociale en deçà de l'hétérogénéité des concepts,des objets de recherche et des études de cas ; parexemple, l'attention portée sur les effets non anti-cipés de l'action. Le projet d'une théorie sociologique« intégrée » et « systématique » (à la façon de Par-sons et de ses épigones, au temps du structuro-fonc-tionnalisme triomphant) lui apparaît certes hors deportée. En cela, il est cohérent avec la « politique dethéorisation » définie dans STSS. L'objectif est doncpour lui d'élaborer une « théorie sociale » qui soitempiriquement fondée et puisse progresser dans un

Page 184: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

mouvement de cumulativité critique par rapportaux développements qui la précédaient et ceuxqu'elle laisse présager. Implicite dans les dévelop-pements précédents, la définition se précise désor-mais : la « théorie sociale » renvoie chez Merton àun effort de théorisation « moins ségrégatif » quel'élaboration d'une théorie qui ne vaudrait que pourla discipline sociologique [Merton, 1994]. End'autres termes, il considère que les résultats pro-prement sociologiques gagneront à être complétéspar toutes les spécialités composant ce qu'il appellela « mosaïque des sciences du comportement hu-main » (behavioral sciences) (anthropologie,économie, histoire, science politique, linguistique,psychologie...) [Merton, 1963]. En cela, Mertonparticipe de l'entreprise d'unification scientifiqueprisée par son ex-mentor Parsons [Isaac, 2012] etles behavioral scientists dans l'après-SecondeGuerre mondiale, cependant qu'il choisit de « dis-cipliner son éclectisme » scientifique en se focalis-ant sur l'aspect sociologique, celui qu'il connaît lemieux.

Page 185: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Structures etdynamique del'organisation socialeNous assemblerons les pièces de cette théorie so-ciale à partir des « articles paradigmatiques » parusdurant la période de Harvard, notamment lespremières formulations de « Structure sociale etanomie » et « Les conséquences non anticipées del'action sociale finalisée ». Merton dégage des« continuités » entre ces fronts de recherche, ce quirévèle l'effort de théorisation de la réalité socialequ'il réalise.

Page 186: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Le paradigme « Structuresociale et anomie » (1938)Dans la seconde moitié des années 1930, Mertonenvisage les questions relatives à l'organisation so-ciale. Il affine un diagnostic des « problèmes soci-aux ». Son article « Structure sociale et anomie »[Merton, 1938a] propose un « schème concep-tuel ». Merton le corrigera à de nombreuses re-prises, au risque de compliquer l'idée originelle (cf.encadré 7). Nous synthétiserons ici la première ver-sion et nous constaterons dans les développementssuivants qu'elle annonce le schéma de l'analysefonctionnelle et, plus encore, la théorie sociale mer-tonienne.

L'idée princeps de « Structure sociale et anomie »est qu'il s'agit d'examiner les « sources sociocul-turelles de déviations dans le comportement ».Merton se démarque du dogme selon lequel ces« dysfonctionnements » de la société (crime, dé-linquance, maladies mentales, etc.) résulteraient

Page 187: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

d'impulsions biologiques antisociales et mentale-ment pathologiques, résistant donc au contrôle so-cial. Les diverses catégories de « déviance » et decomportements non conformistes observables chezcertains individus résultent, sous certaines condi-tions, de la « pression » exercée par les structuressociales [Merton, 1938a, p. 672]. Les déviationsconstituent une « réponse normale » à des situ-ations et circonstances qui exposent à ces écarts à lanorme. La normalité correspond au comportementapprouvé par une « matrice sociale et culturelle ».Merton introduit une distinction analytique entre,d'un côté, les « buts, fins et intérêts culturellementdéfinis » et, d'un autre côté, les « modes de réal-isation » (ou normes) limitant ces buts – sous laforme de prescriptions, de préférences, de permis-sions et de proscriptions [STSS, p. 187]. Ces deux« phases » de la structure culturelle opèrent en-semble. Dans les situations idéales d'équilibre entrecelles-ci, les individus respectent des « procé-dures » licites leur ouvrant idéalement l'opportunitéd'accéder à des buts culturellement acceptables et/ou valorisés.

Page 188: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Merton raisonne à partir du cas de la cultureétasunienne. Après d'autres, il note l'importance ac-cordée à la richesse, à la fortune ou à la prospéritématérielle. Cette pression est si forte qu'elle produitdes comportements non conformes. Lorsquel'intégration des deux « phases » de la structure cul-turelle est instable, que les buts l'emportent sur lesnormes institutionnelles, une contradiction inten-able surgit en effet. Tous les moyens peuvent de-venir bons (ou adaptés) pour parvenir à un seul etmême registre de fins, dans une société où le de-gré d'intégration est faible. Merton cite le cas d'AlCapone. Gangster ayant prospéré à Chicago dur-ant la Prohibition, il est l'un des hommes les plusriches de la ville et réussit un temps à se donnerles apparences de la respectabilité mondaine mal-gré ses crimes en série ; puis vient sa condamna-tion pour fraude fiscale en 1931, suivie d'une chuteà la mesure de son ascension. Si le psychiatre peutdéceler une forme d'hubris chez Capone, Mertoninsiste sur la « genèse sociale » de ce type de com-portement déviant.

Page 189: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Il élabore une typologie des « modes d'adaptation »ou de réponse à partir des deux « phases » de lastructure sociale (cf. tableau 1, où « + » signifiel'acceptation des buts culturels, « » le refus, et« 8 » le refus et l'adoption de nouveaux buts). Cesajustements ne sont pas exclusifs, les individuspouvant alterner entre les modes selon les circon-stances. Le conformisme (adaptation I) assure lapersévérance de l'ordre social, c'est un comporte-ment « modal » devant le contrôle social, le pluscommun – et le moins problématique du point devue sociologique. Le comportement d'évasion (re-treatism) (IV) est plus rare, selon Merton, et secaractérise par un refus total du modèle culturel.Parce qu'un individu est dans la situation de ne pas/plus pouvoir accéder aux moyens adaptés aux finsauxquelles il avait été pourtant préparé, il se trouvedans un état de conflit mental. Il est frustré autantque résigné, et se met en dehors de la société (con-formiste), sans disparaître de la structure sociale.

Les autres types II, III et V sont plus fréquents etapparaissent dans d'autres circonstances. L'innova-

Page 190: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tion (II) place l'observateur dans l'inconfort mor-al, puisque le modèle culturel est sauvegardé etmême complètement assimilé par des individus so-cialisés qui recourent à des moyens illégitimes (ouillicites) pour l'atteindre. Merton cite la criminalitéet les entorses à la loi des « cols blancs » et deshommes d'affaires, attirés qu'ils sont par l'appât desdollars dans une société compétitive – ou encore, àla limite de l'innovation, la carrière en « ascensionet déclin » d'un Capone. Le ritualisme (III) instaureles moyens en valeurs (ou fins). Il encourage descomportements en phase avec les buts privilégiésde la société, mais sans espoir de vraiment les at-teindre. Merton évoque le statut de l'employé debureau hyperconformé à la rationalité procéduraleet aux règles de l'organisation bureaucratique. En-fin, la rébellion (V) ne reconnaît ni les buts ni lesmoyens de la structure sociale et culturelle, et ensuggère une nouvelle.

Page 191: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

- Tableau 1. Typologie des modes d'adaptation

Source : STSS [p. 194].�

Ces « ajustements » individuels sont contraints del'extérieur, par l'état de la structure. La situation estcaractérisée par deux paramètres : premièrement,« certaines valeurs conventionnelles de la culture et[la position dans] la structure de classe impliqu[e]ntun accès différentiel aux opportunités » d'atteindrelégitimement les buts culturels [Merton, 1938a,p. 679, souligné par l'auteur]. Deuxièmement etdans la continuité, malgré l'emprise des idéologiesde la société de classes ouverte (open-class) et duself-made man (incarné par le milliardaire AndrewCarnegie), les individus structurellement désavant-agés (niveau de la structure sociale), qui n'ont pas

Page 192: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

accès aux moyens licites, mais adhèrent aux valeursdu « rêve américain » (niveau de la structure cul-turelle), se tournent de façon prévisible vers des« expédients plus efficaces », comme le crime.L'environnement socioculturel des États-Unispousse ce processus à ses extrémités, car il instituepeu de buts culturels désirables supposés valoirpour l'ensemble de la population. Or Merton notequ'il subsiste des différentiels d'accès à cette réus-site selon les classes malgré l'égalitarisme affiché[Merton, 1938a, p. 680]. Il prend appui sur les ré-sultats de Middletown (la community studyclassique de Robert et Helen Lynd) pour souligner(en 1938 comme dans les remaniements successifsde « Structure sociale et anomie ») que la stratific-ation sociale de la société étasunienne a tendance àse rigidifier, au sens où la mobilité sociale diminue.

Encadré 7. « Social structure and anomie », oules dilemmes de l'innovation conceptuelle

Page 193: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Le succès de « Structure sociale et anomie » [Mer-ton, 1938a] est immense. L'article est l'un des pluscités de la sociologie et de la criminologie [S. Cole,1975 ; Nichols, 2010]. On aura reconnu quelquesthèmes exposés précédemment, comme la structured'opportunité différentielle. Merton a appliqué ceschème conceptuel sur les déviances dansl'institution scientifique. En revanche, l'auteur a étéamené à le remanier. Il a cherché des indicateursde l'anomie, précisé le thème du succès dans laculture américaine, souligné les variations interin-dividuelles dans l'assimilation et la socialisation àla structure culturelle, amplifié la vision dynamiquede l'adaptation des comportements aux structuressociales (et vice versa) [STSS, p. 215-248].

Stimulant les recherches sur la déviance, il a permisl'éclosion d'approches contradictoires. Citons, ensociologie, la « théorie de l'étiquetage » proposéepar Howard Becker dans Outsiders (1963), qui sub-stitue à l'analyse structurale de la pression une ap-proche interactionniste des logiques de labellisationdes personnes perçues comme « déviantes ». Sur le

Page 194: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

plan conceptuel, nombreux ont été les lecteurs du-bitatifs vis-à-vis de la définition que Merton donnede l'anomie. Dans des analyses extrêmement in-formées des diverses versions du paradigme« Structure sociale et anomie », Philippe Besnard[1978] a frappé d'inanité l'usage de l'anomie etl'ensemble de l'appareil catégoriel de Merton.Parmi les critiques de ce qu'il juge comme unéchec, Besnard souligne que : 1) le modèle souffrede sérieuses confusions dans les définitions etd'approximations analytiques (l'usage élastique del'anomie en serait l'indice) ; 2) la typologie estfruste et simplifie à l'excès les situations ; 3) lesmécanismes sont mal spécifiés (il y aurait « adapt-ation », mais à quoi ?) ; 4) enfin, des implicitesidéologiques conservateurs se logeraient dans lesconstats les plus objectivés (par exemple, l'apathierelative des classes moyennes). Ces critiquessévères notent la difficulté éprouvée par Merton àconsolider son paradigme, alors que certaines deses bases étaient fragiles ou à tout le moins en défi-cit d'articulation théorique.

Page 195: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Merton tire une leçon de cette analyse : le manquede coordination des moyens et des buts – ici, la« pression » sur la régulation des comportementsconformes – mène à l'« anomie » ou au « chaos cul-turel ». La notion est tirée du Suicide de Durkheim(1897) pour signifier la dissociation des structuressociale et culturelle. Les sociétés « stables », maisouvertes au changement, à l'image de l'Amérique,pourraient connaître cette situation. La pression del'ambition de « réussir », source culturelle de ladéviance, constitue donc un effet non prévu d'unAmerican creed criminogène. Bien que le contextede l'analyse soit daté, Merton place quelques no-tions clés qu'il précisera dans le cadre du« paradigme de l'anomie » [Cullen et Messner,2007].

Page 196: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Une batterie de concepts pouranalyser la structure socialeMerton souligne que la structure culturelle fait semouvoir la « machine sociale », mais ne s'attardeguère sur sa formation et ses effets retours. Lesvaleurs sont en général déjà là ou en coursd'intériorisation, unifiées sous la bannière étoiléedu « rêve américain ». Son approche de la structuresociale est en revanche plus sophistiquée [Crothers,1987]. La théorie (de moyenne portée) du « groupede référence » définit un vocabulaire analytique àl'échelle structurale de l'analyse [STS, p. 279-440].À la fin des années 1940 et au cours de la décenniequi suit, Merton accumule les clarifications, lescritériologies et les typologies. Il se fonde notam-ment sur les données de The American Soldier, quidocumentent les attitudes et les comportements dessoldats mobilisés pendant la Seconde Guerre mon-diale. Ces masses de données ayant été interprétéesdu point de vue psychologique et psychosociolo-

Page 197: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

gique, Merton veut les « retraiter » sur des basespurement sociologiques. Nous condenserons ici – àla façon d'un paradigme mertonien – les élémentsles plus saillants de cette problématique de la struc-ture sociale (les italiques signalent une notion im-portante du dispositif théorique).

Théorie du groupe de référence. – Le concept de« groupe de référence » est introduit en 1942 parHerbert Hymans (collègue de Merton à Columbia)pour décrire le processus par lequel un individus'identifie ou se compare à un groupe (famille,groupe d'âge, profession, etc.). Le groupe deréférence peut être positif ou négatif, attracteur ourepoussoir. L'individu, en tout cas, se fondera surce qu'il suppose constituer les normes et les valeursdu groupe de référence, c'est-à-dire une base decomparaison. La comparaison peut se polariser surun ou plusieurs groupes de référence. Ce dernierconcept est à distinguer des concepts de grouped'appartenance (en-groupe, in-group) et de groupede non-appartenance (hors-groupe, out-group),selon la distinction établie par William Sumner.

Page 198: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

La notion psychologique de « frustration relative »,pivot des analyses de The American Soldier, décritune gamme de situations où un individu (un soldatmobilisé), comparant son sort à celui d'autrescadres de référence (par exemple, d'autres soldatsqu'il estime plus avantagés en termesd'avancement), se perçoit comme lésé ou en déficit.Il cherche des similarités ou des différences etévalue dans quelle mesure la situation qui est lasienne est juste (i.e. conforme aux droits, devoirset privilèges qu'il peut attendre). C'est la fonctioncomparative du groupe de référence. Merton cher-che des régularités dans les comportements et ladifférenciation des groupes.

La notion de groupe caractérise un ensembled'individus placés dans une situation d'interactionrelativement stable. Ce critère objectif est complétépar des critères subjectifs d'appartenance (senti-ment d'appartenance, définition du membre pard'autres membres ou non-membres). Les membresdu groupe d'appartenance ont la capacité de définirl'éligibilité (ou non) de prétendants, l'affiliation

Page 199: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

variant selon que le groupe est formel ou informel(l'accès y est plus ou moins codé), ouvert ou fermé.Loin d'être statique, le schéma prévoit la modific-ation potentielle des frontières et de la composi-tion des groupes selon des situations spécifiques.Merton se livre à une classification non exhaustive(!) de vingt-six propriétés des groupes, parmilesquelles le degré de précision des définitions so-ciales des membres du groupe, le niveaud'engagement des membres, la durée de la particip-ation ou adhésion, la taille absolue du groupe ou deses parties, son degré d'ouverture et de différenci-ation sociale, etc. [STSS, p. 364-378]. L'objectif dece vocabulaire analytique est de fournir un cadre dedescription du processus par lequel les « formes so-ciales » que constituent les groupes se maintiennent(ou pas) et, partant, d'étudier le rapport individu-groupe, suivant la trame des « formes sociales » deGeorg Simmel, très cité dans ces essais.

Pour Merton, l'inventaire de ces critères a pour util-ité d'amorcer le travail d'exploration théorique despropriétés objectives décelables dans les données,

Page 200: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

en complément de la description de groupes em-piriques. L'analyste doit se rendre attentif aux vari-ations et aux formations composites. Par exemple,un individu peut appartenir de fait à un groupe (re-ligieux, professionnel, syndical...) sans pour autantle considérer comme groupe de référence. Il estgénéralement pris dans plusieurs en-groupes etpeut, de façon sélective, cumuler les groupes deréférence (positifs et/ou négatifs). Les régularitésdans la conformation à un groupe de référenceaident également à comprendre la logique du non-conformisme, qui constitue un type d'allégeance àun groupe de référence plus ou moins éloigné eten déviance par rapport au groupe de référence at-tendu, en tout cas désirable pour l'individu en rup-ture de ban et s'exposant en conséquence à dessanctions négatives (le conformiste, en revanche,sera dûment récompensé pour sa loyauté). Quoiquel'individu anticonformiste suscite des sentimentsmêlés chez les conformistes : lorsqu'il s'agit not-amment de leaders idéologiques qui dévoilent desdysfonctions ou des incohérences de la structureculturelle du groupe dont ils sont issus, ils portent

Page 201: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

la contradiction et une volonté de changement, etpeuvent dès lors annoncer les conformismes de de-main. La théorie du groupe de référence incorporede fait une approche de la mobilité sociale, portantl'attention sur l'accession désirée d'un individu austatut de membre d'un nouveau grouped'appartenance. La socialisation anticipatricedécrit l'adoption des comportements attendus d'ungroupe de référence positif (pas encore atteint). Le« tropisme » du hors-groupe (son pouvoird'attraction) est tel qu'il favorise un conformismeanticipateur.

La théorie du groupe de référence s'intéresse aussiaux individus de référence qui constituent un mod-èle de rôle (leader politique, parent, célébrité, etc.).Des individus s'y identifient, cherchent à leurressembler, à travers le comportement ou laréférence à des valeurs et des attitudes manifestes.Cela renvoie au problème du leadership et del'exercice de la légitimité dans la dynamique degroupe. Comment s'exerce l'influence ? Dansquelles sphères ? Qu'elle soit locale ou cosmopolite

Page 202: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

(centrée sur des sujets plus ou moins distants desinfluencés), monomorphe ou polymorphe (plus oumoins spécialisée), l'influence est un processus in-teractionnel selon Merton [STSS, p. 441-474].L'autorité d'un leader d'opinion suppose en effetune structure relationnelle (un acteur influent et desinfluencés qui consentent à obéir) et l'action effect-ive d'une organisation standardisée, à savoir le sys-tème de la communication de masse.

Complexité de la structure sociale : ensembles derôles et ensembles de statuts. – Merton a étudié cesmécanismes d'acceptation des valeurs du groupe deréférence dans des enquêtes collectives portant surla socialisation à la profession de médecin [SP].L'étudiant en médecine acquiert de façon sélectiveau cours de son apprentissage les valeurs, attitudes,savoirs et compétences de sa profession (deréférence), en d'autres termes, la culture unifiée dugroupe auquel il appartiendra au terme de soncursus. Dans la faculté de médecine, il s'initie à desrôles sociaux afférents au statut social de médecin,il apprend à envisager son rapport à ses collègues

Page 203: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

et ses patients. Il peut se comparer au groupe deréférence des docteurs en médecine (i.e. fonctionnormative du groupe de référence). La socialisationforme ainsi une identité socioprofessionnelle :l'individu finit par agir, penser et se penser (self-image) comme un médecin. Elle prépare à la re-sponsabilité (spécifiée dans un code déontologique)et au privilège social du médecin, attaché à une or-ganisation sociale (l'hôpital) dont, d'un point de vuefonctionnaliste, la fonction sociale est de soignerdes maladies dysfonctionnelles pour le système so-cial, parce qu'elles empêchent les individus souf-frants d'accomplir leurs rôles ordinaires [SP,p. 4-5]. Ces études nourrissent le programme desociologie des professions de Merton à Columbiadans les années 1950. Les professions, particulière-ment les professions « établies » (avec la médecineet le droit en référence), forment des « noyaux sig-nificatifs dans l'organisation de la société » [SP,p. 36 ; Champy, 2009].

La socialisation anticipatrice est fonctionnelle pourle hors-groupe en passe d'intégrer le nouveau

Page 204: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

membre (ce groupe deviendra donc un grouped'appartenance), dysfonctionnelle pour le groupequi en est amputé (qui deviendra un hors-groupe).Ce processus n'est pas toujours sans heurts ni di-lemmes. Merton dépeint les situations de passagecontrariées, celles des transfuges, des « renégats »,des « traîtres à leur classe », etc., qui sont causéespar ces mobilités dans la structure sociale. Con-séquence d'une position structurellement inconfort-able, il arrive que les sentiments à l'égard du hors-groupe vers lequel tend l'individu soient contra-dictoires et ambivalents. L'individu en mobilité so-ciale ascendante peut être rejeté par son grouped'appartenance d'origine (il en devient un non-membre), qui exigeait de lui une loyauté sans faille.

La structure sociale est la matrice de ces mouve-ments. Le concept de structure sociale désigne lesensembles de rôles (role-sets) et les ensembles destatuts (status-sets). Rôle et statut (status) ont étéconceptualisés par Ralph Linton, notamment dansThe Study of Man (1936) (traduit en 1968 sous letitre De l'homme), ils forment le lexique de base du

Page 205: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

culturalisme. Le statut renvoie à une position oc-cupée par un individu dans le système social, tandisque le rôle décrit les comportements attendus, cul-turellement modelés et associés à cette même posi-tion. Chaque individu tend à occuper plusieurs stat-uts et donc accomplit (perform) une multiplicité derôles afférents. À travers des activités « standard-isées », il réalise ce que la société attend de lui.Merton complique le schéma de Linton : plutôt qued'associer un unique rôle à un statut, il part del'hypothèse heuristique que chaque statut prévoit unensemble de rôles. Par exemple, un enseignant ac-complit un rôle d'instructeur dans la salle de cours,mais peut également assumer une charge de dir-ecteur d'école ou encore siéger dans un syndicatd'enseignants, tout cela en vertu du statut qu'il oc-cupe. Mais, parce qu'un individu occupe en outreune multiplicité de statuts (pour reprendrel'exemple de STSS, p. 423 : enseignante, épouse,mère, catholique, républicaine, etc.), Merton pro-pose le concept d'ensemble de statuts, chacun étantdéfini à un moment t par un ensemble de rôles.Comme un individu est amené à occuper des statuts

Page 206: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

différents au cours du temps, Merton identifie ausurplus des séquences d'ensembles de statuts etd'ensembles de rôles. Il approfondira dans les an-nées 1980 cette idée en exploitant le concept des« durées socialement attendues » [OSSS,p. 162-169].

Structure bureaucratique de la personnalité. – Lesrecherches de Merton sur la structure bureau-cratique offrent un condensé de son orientationstructurale [STSS, p. 249-260]. Elles ajoutent égale-ment une nouvelle pièce : la personnalité. La défin-ition que Merton donne de la bureaucratie publiquecoïncide avec l'idéal-type fourni par Weber. Les ca-ractéristiques en sont prévisibles. Dans son épure,la bureaucratie constitue une organisation sociale,rationnelle et formaliste, instituée en adéquationfonctionnelle avec des objectifs prédéfinis. Cettestructure reconduit une hiérarchie de statuts asso-ciés à des rôles précis et prescrit des normes decomportement, des obligations et des droits. Les in-dividus qui occupent les positions structurellementdisponibles endossent un ensemble de rôles, et leur

Page 207: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

action est contrainte par la position relative au seinde la structure hiérarchique. Dès lors, l'autorité etles chaînes de décision ne découlent pas de la per-sonne endossant le rôle, mais du statut occupé. Lor-sque l'administration opère sans heurts, elles'emploie à honorer les buts qu'elle s'est fixés àl'aune de procédures techniques choisies pour leurefficacité.

Merton cherche les incidences de cette structuresur la personnalité des employés. À nouveau, onretrouve la problématique culturaliste du façonne-ment culturel et institutionnel de « personnalités debase » chère à Kardiner et Linton. La structure ex-erce ici une pression sur le « bureaucrate ». Laroutine favorise une « psychose professionnelle »(John Dewey) et le ritualisme déjà identifié dansle paradigme « Structure sociale et anomie ». Lesmoyens de l'organisation deviennent des fins,l'action est procédurale à l'excès, la discipline sus-cite des comportements rigides. Ces sources struc-turelles de l'hyperconformisme [STSS, p. 254],produits de l'organisation, peuvent se révéler dys-

Page 208: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

fonctionnelles, car l'inefficacité résulte tendanci-ellement de la visée d'efficacité. Merton observeque les employés perdent leur capacité d'adaptationet fuient la compétition qui caractérise d'autres sec-teurs d'activité. La dépersonnalisation des relationsest un autre mécanisme. Il est demandé à l'employéd'identifier sa propre personnalité à une imperson-nalité de référence : il représente la structure qui lefaçonne. Il rencontre alors les difficultés de devoirtraiter avec impersonnalité les bénéficiaires des ser-vices qu'il est supposé honorer, bénéficiaires qui nemanqueront pas de déplorer le manque d'humanitédu « bureaucrate ». Ainsi, la bureaucratie engendredes structures de relation potentiellement conflic-tuelles.

Cette analyse laisse apparaître une critique socialeimplicite, qui pouvait trouver un écho dans les an-nées 1940-1950. Mais, au-delà de cette caractérisa-tion, on trouve aussi l'intuition d'une connexionentre la structure culturelle et la structure socialepar le truchement de la personnalité, qui forme unenouvelle échelle d'analyse. C'est la « nature psycho-

Page 209: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

logique des institutions sociales » qu'il convient icid'explorer [Merton, 1953]. Cette intuition de Mer-ton reste cependant à l'état de friche.

Caprices de la structure et« perversités de la logiquesociale »En conclusion de l'article « Les conséquences nonanticipées de l'action sociale finalisée » [1936b],Merton souligne l'attention qu'il faudrait porter auxchangements socioculturels. L'analyse fonction-nelle serait en mesure de les explorer. Il prévoitl'existence d'un processus psychosocial dont les ef-fets sont inattendus et surtout contre-productifs.Cette « prophétie autodestructrice » désigne la con-séquence paradoxale d'une prédiction qui ne seréalise pas dans l'avenir parce qu'elle est devenueun élément de la situation et donc a modifié les con-ditions initiales. Esquissé dans l'Amérique du NewDeal, ce schéma récuse l'optimisme porté par les ré-

Page 210: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

formes du social planning, non pour en saper lesfondements normatifs (l'objectif ne présente aucunintérêt sociologique), mais afin de dévoiler l'abîmeentre les buts subjectivement visés et les con-séquences objectives des actions spécifiques. Cesdernières s'inscrivent dans une structure socialecomplexe et peuvent se ramifier dans des « sphèresd'activité adjacentes » (cf. supra, chapitre ii).

Merton tient un processus fondamental. Il le préciseen 1948 dans un nouvel essai, présentant cette foisla « prophétie autoréalisatrice » (self-fulfillingprophecy) [STSS, p. 475-490]. Il complète lecanevas de 1936 à partir de ce qu'il nomme le« théorème » de William I. Thomas (à partir dela notion de « définition de la situation » proposéeen 1923 par le sociologue dans The UnadjustedGirl), d'après lequel, « lorsque les hommes défin-issent certaines situations comme réelles, elles sontréelles dans leurs conséquences ». En d'autres ter-mes, les individus agissent dans une situation don-née en référence à des paramètres objectifs, maisaussi en fonction de la signification que celle-ci re-

Page 211: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

vêt pour eux. Merton l'illustre par le cas, devenucélèbre, d'une rumeur au sujet de l'insolvabilitéprésumée d'une banque (la crise de 1929 est en toilede fond). Cette prédiction, en vérité non fondée, apour effet nocif de provoquer la panique de la clien-tèle. Les porteurs, se passant le mot, se précipitentau guichet afin de retirer leurs économies et entraîn-ent ainsi la faillite de la banque. Ils ont envisagé lasituation comme « réelle », ils ont douté de la fiab-ilité de l'établissement, dans l'ignorance des inform-ations qui auraient pu les convaincre de sa stabil-ité financière. La rumeur a créé les conditions d'uneimprobable banqueroute.

La prophétie autoréalisatrice opère dès lors que desprédictions, croyances et attentes deviennent deséléments moteurs dans la dynamique d'une situ-ation, jusque dans ses conséquences. Le processuss'enclenche sur la base d'une définition fausse dela situation et engendre un comportement nouveau,en sorte que la situation change pour épouser lescontours de la prévision. Merton étend le procès àtoutes les « sphères de l'expérience humaine ». Il le

Page 212: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

montre à partir du cas des conflits interraciaux enAmérique. Des honnêtes citoyens blancs, tolérantset bien intentionnés, peuvent perpétuer publique-ment des préjugés négatifs vis-à-vis des Noirs.Dans les années 1940, des syndicats refusent (en-core) d'intégrer des travailleurs noirs parce queleurs représentants blancs considèrent qu'ils onttendance à casser les grèves et donc desservent laclasse ouvrière. Les syndicalistes blancs réalisentdonc les faits qu'ils craignent de voir se réaliser :c'est parce qu'ils sont exclus des syndicats que lesouvriers noirs brisent les grèves. Ici comme dansd'autres situations où le préjugé et le stéréotypel'emportent, la rationalité du processus échappe auxprotagonistes, et c'est pourquoi il risque de toujoursse répéter. Les attitudes réciproques des groupesdoivent être examinées. Les groupesd'appartenance dominants (les Américains WASP)exigent des hors-groupes (Merton cite le cas desNoirs, des Juifs et des Japonais) d'adhérer auxvertus qu'ils prônent, sans pour autant leur accorderla possibilité de devenir un des leurs en casd'adhésion conforme. Pire, les vertus de l'en-groupe

Page 213: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

deviennent des vices dès lors qu'elles sont en-dossées par les hors-groupes. Les dominantss'affairent à conserver « intact un système de strat-ification sociale et de pouvoir social » [STSS,p. 483]. Les comportements d'évitement, de déni,de fuite ou d'autoglorification, auxquels s'adonnentles hors-groupes sujets à cette emprise, constituentdonc des réponses attendues.

Merton considère pourtant qu'il est possibled'enrayer les « perversités de la logique sociale »[STSS, p. 477], pour peu qu'on dispose du bon dia-gnostic. En principe, il suffirait d'interroger le bien-fondé de la définition fallacieuse de la situationpour que le « cercle tragique, souvent vicieux »[STSS, p. 478] des croyances erronées se brise delui-même. Mais ce n'est pas qu'une question debonne volonté ou de bons sentiments. La simplerévélation de la vérité n'efface pas des préjugés ten-aces. En théorie, la connaissance sociologique aideà vaincre cette « tragicomédie désolante » [STSS,p. 489], car elle montre comment ces phénomènesrésultent de la « structure modifiable de la société »

Page 214: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

[STSS, p. 489]. Merton plaide pour une action « ad-ministrative et institutionnelle » sur les processuspsychosociaux à l'origine des infériorités perçuesdes hors-groupes, que les membres de l'en-groupeont intérêt à naturaliser. Parce que ces prophéties demalheur « n'opèrent qu'en l'absence de contrôles in-stitutionnels délibérés » [STSS, p. 490]. Merton citel'exemple d'un projet de logement provoquant laproximité sociospatiale de populations blanche etnoire, dont il a résulté une coexistence pacifique,hors de tout « préjugé ethnique ». Nous entronsdans les années 1950, les États-Unis sont tout-puis-sants : Merton est convaincu de la « capacité hu-maine à contrôler la société ». Dans le laboratoire-monde du sociologue, une seule expériencefructueuse prouve la possibilité de changements ef-fectifs.

L'attention aiguë de Merton aux effets en boucle(looping effects) révèle une sensibilité à l'ironie,à la circularité, à l'incongruité, à la complexité etau paradoxe de la conduite humaine [Sztompka,1986, p. 253]. Les choses ne sont pas ce que vous

Page 215: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

croyez qu'elles sont en réalité, le résultat de vosactions a des chances d'aller contre votre volonté,les vices peuvent devenir des vertus (et vice versa).L'ironie, ici, suppose la présence d'un observateurdétaché qui ne s'en laisse pas conter et qui connaîtle fonctionnement manifeste et latent de la machinesociale [Schneider, 1975]. L'effet Matthieu et lathéorie des avantages et des désavantages cumu-latifs qu'il exemplifie en sont une autre illustrationdans le champ de la science. Merton cherche desmécanismes assurant la maintenance et/ou la trans-formation des structures socio-institutionnelles etdes hiérarchies sociales.

Ces recherches académiques entrent en résonanceavec des enjeux politiques. L'Amérique de l'après-guerre est confrontée aux dilemmes du leadership àl'échelle du globe. Les « paraboles sociologiques »de Merton, comme celle de la prophétie autoréal-isatrice, peuvent être lues comme autant de leçonsde sagesse sociologique d'un « prophète » préoc-cupé par les résultats de l'action sociale [Jaworski,1990], dans la tradition de la philosophie morale

Page 216: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« conséquentialiste ». Ces enseignements d'uneautorité en la matière sont adressés aux leadersde l'establishment politique. Les concepts de Mer-ton seraient des leviers pour agir sur les rouagesde la « machine » sociale de la démocratie libéraleétasunienne, ses inerties comme ses pannes. Maisc'est une chose d'enrichir le stock de concepts àvaleur ajoutée politique, c'en est une autre de des-cendre dans l'arène. Merton considère que ces dia-gnostics « à froid » ont d'autant plus de chancesd'être crédibles et audibles pour celui qui les reçoitqu'il est détaché du bouillonnement politico-idéo-logique (cf. infra, p. 100, « Sauver l'analyse fonc-tionnelle ? Théorie et politique »).

Page 217: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Intermezzo. Une« théorie générale »chez Merton ?C'est peu de dire que « même la structure socialela plus apparemment simple est extrêmement com-plexe » [STSS, p. 424]. Le monde social tel queMerton l'ausculte consiste en un agencement decontraintes et d'orientations normatives culturelle-ment façonnées. L'individu, comme projeté dans lastructure sociale, gère l'articulation de ces réalités.C'est en cela que Merton se perçoit dans la con-tinuité de Marx et Durkheim, à travers une orienta-tion structurale (qu'il distingue du courant « struc-turaliste » bourgeonnant en France à partir des an-nées 1950 [SA, p. 121]) centrée sur les « condi-tions » ou les « contraintes structurelles » [Croth-ers, 1987, p. 77-78 ; Mullan, 1996, p. 305-306]. Ilest à noter en revanche que, à l'échelle macroso-

Page 218: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ciale, l'approche demeure en jachère. La notion de« classe sociale » joue parfois en arrière-plan, maiselle est diluée dans la conception américano-centrée d'une pyramide composée de stratesdéfinies surtout par le niveau de vie, dont la mo-bilité sociale est le centre d'intérêt privilégié [Cuin,1993 ; Massa, 2008]. Pour illustrer la relative in-différence de Merton au registre macro, on peutmentionner la partition analytique, mais peu ap-profondie (faite dans STSS) entre les groupes, lescatégories sociales (agrégats de statuts sociaux,dont les occupants n'interagissent pas et sont doncassemblés seulement en vertu de caractéristiquesobjectives) et les collectivités (agrégats d'individusliés par des valeurs communes et une même obliga-tion morale à répondre aux attentes associées à desrôles sociaux).

Chez Merton, un ordre et une harmonie immanentssous-tendent cette matrice socioculturelle, mais ceséquilibres transitoires sont contrebalancés parl'instabilité qu'engendrent les tensions, les pres-sions, les conflits, ainsi que les ambivalences struc-

Page 219: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

turelles [Erikson, 1997]. Ce sont là autant demécanismes structuraux qui animent la « machinesociale ». La métaphore de l'aventure, si présentechez Merton, décrit à l'échelle micro la situation desindividus qui « doivent s'orienter selon des normesmultiples, incompatibles et contradictoires » [R.Coser, 1975, p. 239]. Piotr Sztompka qualifiejustement de « réalisme structural » cette visiond'un ordre sui generis, dynamique et supra-indi-viduel des structures de la société, qui définit unsystème de relations et de positions régi par desrégularités et des propriétés émergentes, contrel'atomisation prônée par l'« individualisme méthod-ologique » [OSSS, p. 9].

Mais, alors, Merton est-il l'auteur d'une théorie so-ciologique générale ? Les avis divergent et révèlentla plasticité des appropriations de la sociologiemertonienne. Dans son Intellectual Profile [1986],Sztompka ne doute pas un instant de l'existenced'une telle ambition chez le social theorist. Lathéorie est déjà là, systématique et articulée, et iln'est plus qu'à la remettre d'aplomb du point de vue

Page 220: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

révisé du « néofonctionnalisme ». Crothers [1987,2004] est plus prudent. Il envisage les pièces dis-persées d'un puzzle. L'interprétation microsociolo-gique de Stinchcombe [1975], qui met en lumièrela solidité du schème des « opportunités sociale-ment structurées », offre une clé pour les partisansde la thèse d'une unité latente de l'œuvre (cf. supra,p. 35). Le thème de l'ironie est également unrévélateur de la « vision sociologique » de Merton[Erikson, 1997]. À l'inverse, d'autres lecteursdéplorent l'absence d'une théorie systématique de lasociété, pourtant à portée de main [Bierstedt, 1981 ;Sorokin, 1966].

Les reconstructions rationnelles et sélectives cher-chent la « substance systématique » dans ce pal-impseste. Du seul point de vue de la théorie so-ciologique, c'est de bonne méthode. Seulement, leprojet mertonien d'une théorie sociale résiste à cesinterprétations. Comme les critiques de « la » soci-ologie de Merton, elles la considèrent comme unbloc homogène et figé. Or cette œuvre représenteplus de soixante-dix années de travail : des intu-

Page 221: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

itions fortes et des rectifications, un work in pro-gress. Il est indéniable qu'un mode opératoire, unstyle conceptuel et une vision émergent dès Har-vard. Mais c'est une chose de découvrir la persist-ance de trames d'analyse, c'en est une autre d'en in-férer l'autonomie d'une théorie générale de la so-ciété. Trop de blancs et de silences émaillent deséléments de la théorie sociale mertonienne (cf. in-fra, p. 106, « Et pourtant elle marche »).

Tout se passe comme si Merton déléguait à sesdisciples le soin de produire une hypothétiquecohérence théorique d'ensemble, qu'il renâclait àélaborer. L'ultime synthèse qu'il propose del'analyse structurale en 1975 le suggère. Il déclarese réjouir d'avoir trouvé en Stinchcombe le « dé-couvreur » de la cohérence latente de sa théorie àl'échelle micro. En toute conséquence, Merton con-tinue de mettre en pratique le credo des théories demoyenne portée. Il développe un réseau de théor-ies, dont la convergence n'est pas formulée a priori,et poursuit cette « politique » dans les années1970-1980, à distance des théories intégratives (les

Page 222: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

prétendants se bousculent : Pierre Bourdieu,Anthony Giddens, Jürgen Habermas, Niklas Luh-mann...). S'il est impressionné par l'ambition sys-tématique d'un James Coleman, Merton préfèreconsolider des théories spécifiques et laisser à plustard (ou à d'autres) la tâche de les connecterrigoureusement.

Son élève Lewis Coser [1975] l'a comparé à unrenard, évoquant la parabole d'Isaiah Berlin : « Si lerenard sait beaucoup de choses, le hérisson n'en saitqu'une, mais importante. » L'ingéniosité, le sens del'opportunité et la versatilité de Merton, musardantentre les sites de recherche privilégiés, accumulantles prises et s'efforçant de discipliner son éclec-tisme – et sa procrastination –, versus l'ambitiondroite et monocentrée des hérissons – celle d'unParsons ou d'un Sorokin. Cela n'empêche pas lerenard mertonien de rester fidèle à une liste dechoses importantes, qui sont autant de balises pourses « aventures ».

Page 223: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'analyse fonctionnelleen sociologieL'exposé de l'analyse fonctionnelle achève laprésentation de la sociologie de Merton. Le chapitreclassique « Fonctions manifestes et latentes » deSTSS nous offre une trame pour suivre les méandresd'un raisonnement élaboré vers 1935 et stabilisé aumilieu des années 1970.

Réviser et codifier par leparadigmeAlors qu'il élabore le paradigme des « con-séquences non anticipées », Merton esquisse desinterprétations fonctionnelles de la vie sociale. Lapremière version de « Structure sociale et anomie »explique la persistance de l'idéologie de la sociétéouverte par sa capacité à « remplir encore une fonc-

Page 224: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tion utile de maintien du statu quo » [Merton,1938a, p. 679]. Cette hypothèse complète l'analysedes modes d'ajustement à l'American creed. Merton« publie oralement » ses premières idées dans sescours et, ensuite, les rassemblera dans lesdifférentes versions de « Fonctions manifestes etlatentes ».

Étudiant des phénomènes empiriques selon uneperspective fonctionnelle, il perçoit l'utilité de codi-fier un nouveau paradigme. Il commence par clari-fier la signification du terme « fonction ». Commecelui-ci signifie des réalités très différentes dans lelangage ordinaire (la fonction renvoie tour à tourà la profession, à l'office d'un fonctionnaire ou, defaçon plus univoque, à la fonction mathématique),une définition qui convienne à l'analyse fonction-nelle en sociologie est selon Merton souhaitable. Ilrappelle que, dans les sciences humaines et socialesémergées au cours du XIXe siècle, notamment chezAuguste Comte, Herbert Spencer ou ÉmileDurkheim, la notion de fonction sociale a étéélaborée en analogie au modèle de l'organisme bio-

Page 225: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

logique et, plus marginalement, à celui, mécaniste,qui percera plus tard dans l'œuvre de Parsons etd'autres sociologues fonctionnalistes. Selonl'anthropologue Radcliffe-Brown, lecteur desRègles de la méthode sociologique (1895) deDurkheim et principal propagateur de ce modèleavec Malinowski et Evans-Pritchard, la fonction so-ciale désigne le « rôle que joue dans la vie socialeprise comme un tout » une activité récurrente, telleune cérémonie funéraire ou la punition d'un crime,et par conséquent sa « contribution au maintien dela continuité structurale [de la société] » [cité inSTSS, p. 76]. La fonction connote donc un proces-sus par lequel un « item social ou culturel » con-tribue à l'adaptation d'un système social. Le sys-tème, ici, est le cadre de référence de la fonction.De l'organicisme biologique, cette conception tireun type plus ou moins explicite de finalisme,puisque les institutions sociales opèrent à la façond'organes assurant la survie du corps (social), quitend de la sorte à une forme d'équilibre [Coenen-Huther, 1984, p. 19].

Page 226: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Merton révise cette définition en affinant la notionde fonction. Selon son schéma, celle-ci « réfère auxconséquences objectives observables » [STSS,p. 78, souligné par l'auteur] d'un item « standard-isé », c'est-à-dire « modelé » (patterned) et répétitif[STSS, p. 104]. La stratégie « paradigmatique » dusociologue consiste à utiliser certaines propositionsdéjà formulées par ses prédécesseurs et à les mettreen ordre, en évacuant ce qu'il considère commeautant de limites. Il identifie ainsi dans la littératurefonctionnaliste trois « postulats » avec lesquels ilconvient de rompre :

–!postulat d'unité fonctionnelle de la société : Mer-ton repère dans la théorie de Radcliffe-Brownl'hypothèse d'un « système social total » caractérisépar une « unité fonctionnelle » (une formed'harmonie et de consistance internes), qui n'est pasgênée par les perturbations l'affectant. Toutefois,s'il est possible qu'une société manifeste un degréaussi élevé d'intégration de l'ensemble de ses com-posantes (fonctionnellement ajustées à l'unité,donc), en revanche, dans les systèmes étendus,

Page 227: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

complexes et très différenciés, ces mécanismes so-ciaux n'opèrent plus d'une façon aussi mécanique.Selon Merton, l'analyse de la « fonctiond'intégration » de la religion, inspirée des Formesélémentaires de la vie religieuse (1912) deDurkheim, illustre de telles réductions. Une reli-gion sera fonctionnelle pour certains groupes quiéprouveront un sentiment d'appartenance et decohésion parce qu'ils y croient. Mais, selon la per-spective de groupes n'adhérant pas à ces valeursultimes fournies par cette religion, ce processusd'intégration et de régulation interne apparaîtracomme dysfonctionnel (la dysfonction renvoie àn'importe quel « processus qui mine la stabilité oula survie d'un système social » [OSSS, p. 96]).L'étude de l'organisation des sociétés multiconfes-sionnelles montre que l'extension de la fonctiond'intégration au système complet – une hypothèseélaborée à partir des sociétés « primitives » – poseproblème. Afin d'éviter les généralisations hâtives,Merton propose de spécifier la « fonctionnalité » detel item (croyance, activité, etc.) pour tel type destructure sociale à déterminer [STSS, p. 84]. Ainsi

Page 228: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

donc, l'analyse fonctionnelle gagne à raisonner parcas ;

–!postulat d'un fonctionnalisme universel : dans lesécrits de Malinowski, Merton repère le postulatselon lequel toute forme sociale ou culturelle ét-ablie renferme des fonctions positives (i.e. adaptat-ives) pour la survie du système dans son intégral-ité. Bien qu'elle ait permis une rupture opportuneavec l'anthropologie évolutionniste, cette focalisa-tion sur les seules fonctions positives transformeune imputation formulée au conditionnel (un itempourrait être fonctionnel) en règle indiscutable (unitem est fonctionnel). C'est pourquoi Merton con-seille plutôt de mesurer la « somme nette des con-séquences fonctionnelles » des éléments analysés[STSS, p. 85] ;

–!postulat de nécessité : le dernier postulat d'unenécessité fonctionnelle de tel item à l'organisationsociale paraît plus ambigu. L'exemple de la religionest toujours cité. Sans religion supposée garantirl'adoption collective de valeurs et de buts culturels,

Page 229: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

point de salut pour la société ? Deux assertions sontimpliquées ici : d'une part, le caractère irremplaç-able de certaines fonctions, le fait qu'il existeraitdonc des « préconditions fonctionnelles néces-saires » pour qu'une société persévère (à la façon del'organisme biologique) ; d'autre part, il est entenduque « certaines formes sociales ou culturelles sontindispensables pour réaliser chacune de ces fonc-tions » [STSS, p. 87, souligné par l'auteur]. Or, làaussi, on s'interdit d'examiner empiriquement desstructures sociales et des formes culturelles « al-ternatives » qui pourraient dans certaines circon-stances honorer ces fonctions. Merton recommandedonc de chercher des « alternatives », des « équi-valents », des « substituts » fonctionnels. De tellesorte qu'il soit possible d'éviter des connexions dutype : « Le puritanisme était indispensable à l'essorde la science. » Il faut plutôt dire : il est historique-ment avéré que l'éthique puritaine a constitué unstimulant crucial, ce qui n'équivaut pas à dire qu'ilétait indispensable [STS, p. xl].

Page 230: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

L'analyste est incité à la prudence. Des biaisthéoriques sont logés au cœur de l'analyse fonc-tionnelle. Merton s'emploie également à en révélerles attendus idéologiques. Il part d'une épistémolo-gie universaliste (cf. chapitre iii) qui stipule qu'ilest possible et surtout nécessaire de dépouiller lesprocédés d'analyse des significations idéologiquesque ceux-ci peuvent véhiculer. Il rassemble une col-lection hétéroclite d'interprétations idéologiquespour en montrer les chausse-trappes et les rac-courcis [STSS, p. 91-96]. Il identifie le présupposérépandu selon lequel l'analyse fonctionnelle relèved'une idéologie conservatrice ou réactionnaire. Elledéfendrait de façon plus ou moins affichée le statuquo. Postuler par exemple la nécessité de la fonc-tion de la religion reviendrait à en justifierl'existence. Mais, pour Merton, la neutralité idéolo-gique intrinsèque du schème de l'analyse fonction-nelle serait attestée par l'existence d'usages « radi-caux ». Il cite à cet effet les analyses marxistes de lareligion comme « opium des masses ». L'idéologieest une sorte de pente de la démonstration fonction-nelle. Elle apparaît sous la forme d'une évaluation

Page 231: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

normative s'appuyant sur un « cadre analytique »neutre. Merton estime que l'irruption de cet en-gagement idéologique s'oppose à l'usage scienti-fique de l'analyse fonctionnelle. Il définit contrecela un guide de « procédures », visant à assurerune sorte de prophylaxie idéologique (cf. en-cadré 8).

Tests de l'analyse fonctionnelleMerton propose une revue des problèmes les pluscritiques et définit un guide d'analyse de l'analysefonctionnelle. L'encadré 8 ci-après condensel'ensemble de ses propositions. Il opère une distinc-tion cruciale entre les « fonctions manifestes » etles « fonctions latentes ». C'est selon lui une innov-ation conceptuelle et le moyen de réviser l'analysefonctionnelle pour les recherches à venir.

Merton cherche à mettre au jour des processus lat-ents ou d'arrière-plan qui échappent à une « entité »quelconque (personne, sous-groupe, système so-

Page 232: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

cial), dans le prolongement d'une tradition qui va deFrancis Bacon à Sigmund Freud. Il veut dissiper laconfusion entre les motivations subjectives du com-portement social et ses conséquences objectives ob-servables. Selon son schéma, les fonctions mani-festes sont visées par ces « entités » en tant qu'ellescontribuent à l'ajustement du système ; les fonc-tions latentes, en revanche, ne sont pas volontairesni perçues, mais ne participent pas moins del'adaptation du même système.

La liste des cas à l'appui de ce schème conceptuelest longue. Merton cite, par exemple, le schèmede la consommation ostentatoire analysé par Thor-stein Veblen dans sa Théorie de la classe de loisir(1899). Le but manifeste de l'achat de biens estde satisfaire des besoins perçus comme tels par lesconsommateurs. Les biens sont adaptés à des us-ages explicites, la consommation est sa propre fin(« une automobile sert à aller d'un point a vers unpoint b »). Mais Veblen va au-delà de ces signi-fications « naïves ». Il montre comment ces com-portements ont pour résultat d'« intensifier ou de

Page 233: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

réaffirmer le statut social » [STSS, p. 123] (« unebelle Cadillac peut en imposer dans le quartier »).D'où le paradoxe : les gens achètent des biens chersnon pas en raison de leur qualité supérieure, maisparce qu'ils sont chers. La cherté est donc l'étalonde la réputation sociale. Bref, si les dispositionssubjectives à considérer l'utilité et le potentiel desatisfaction d'un besoin entrent manifestement enligne de compte, elles ne suffisent pas à rendreintelligibles les modes de consommation. RelisantVeblen, Merton n'est pas à une ironie près : ce pat-tern, autrefois latent, est désormais connu de tousles Américains. Sans le théoriser, hélas, le soci-ologue est ici confronté au problème de la trans-formation d'une fonction latente (acheter un bienpermet aux individus de réaffirmer leur statut so-cial) en une fonction manifeste (on achète un bienen fonction de son utilité immédiate), qui croise ce-lui de l'incorporation socioculturelle des sciencessociales.

Page 234: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Encadré 8. Une check-list pour l'analyse fonc-tionnelle

Merton spécifie un ensemble de questions pertin-entes pour le paradigme de l'analyse fonctionnelle(AF) [STSS, p. 104-108]. Il aligne les concepts clésselon un schéma cohérent et précise des indications.L'ensemble peut être résumé comme suit à partirdu paradigme et des arguments exposés par Mertondans la suite de l'article « Fonctions manifestes etlatentes » :

1. Item(s) auxquels une fonction est assignée.Toutes les données peuvent être soumisesà l'AF, à ceci près que l'élément – qui faitproblème – doit être « standardisé » (i.e.structuré et récurrent). Cela comprend lesrôles sociaux, les patterns institutionnels,les émotions culturellement modelées, lesprocessus sociaux, les normes, la structuresociale, etc.

Page 235: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

2. Concepts de dispositions subjectives (mo-tifs, fins), en tant qu'elles sont à distinguerde leurs conséquences objectives.

3. Conséquences objectives (fonctions, dys-fonctions). Les fonctions sont les con-séquences observables qui assurentl'adaptation (ou ajustement) d'un système(les dysfonctions, elles, l'affaiblissent). Unitem peut simultanément engendrer desconséquences fonctionnelles et dysfonc-tionnelles, ce qui suppose du point de vuede l'observateur d'évaluer la somme nettedes conséquences agrégées. Il convient defaire la part entre les fonctions manifesteset les fonctions latentes.

4. Unités desservies par une fonction. Enraison de l'amphibologie des conséquences(fonctionnelles ou dysfonctionnelles, c'estselon), il est nécessaire de spécifier un en-semble d'unités affectées par celles-ci (non

Page 236: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

pas une seule, encore moins la macro-unité« société »). La description des

patterns doit être la plus complète possible.

5. Exigences fonctionnelles (besoins, prére-quis) du système considéré. Il faut isolerdes exigences universelles ou bien spéci-fiques, et écarter les explications tautolo-giques ou post factum.

6. Mécanismes sociaux – et non pas psycho-logiques – par lesquels les fonctions sontremplies. L'AF requiert des comptes rendus« concrets et détaillés » des modalitéssuivant lesquelles les mécanismes sociaux(et psychosociaux) opèrent.

7. Chercher des alternatives fonctionnelles(équivalents ou substituts fonctionnels) àpartir d'une gamme de variations possiblesd'items substituables.

Page 237: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

8. La recherche des alternatives fonction-nelles est limitée par un contexte structurel(ou de contraintes structurelles) qu'il s'agitde mettre en évidence.

9. Concepts de dynamique et de changement.Par tendance focalisée sur la statique etl'équilibre de la structure sociale, l'AFprend (et doit prendre) aussi en charge sestransformations et déséquilibres. Leconcept de dysfonctions, notamment, a vo-cation à analyser les instabilités et les ten-sions du système.

10. Validation de l'AF. Afin de vérifier la per-tinence d'une AF, les procédures et la lo-gique d'élucidation doivent être contrôléesempiriquement. Le résultat gagnera égale-ment en solidité au moyen d'une analysecomparée des autres systèmes sociaux quel'on pourrait soumettre à l'AF.

Page 238: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

11. Implications idéologiques de l'AF. La val-idation requiert en outre d'identifier unepossible « teinte » (tinge) idéologique. Leparadigme de la sociologie de la connais-sance (cf. encadré 6) peut y aider, en situantla position sociale et les hypothèses par-ticulières du « sociologue fonctionnal-iste ».

Merton souligne le gain cognitif du paradigme« Fonctions manifestes et latentes ». Les comporte-ments apparemment irrationnels (superstitions, ma-gie, tradition, etc.) pourraient s'interpréter. Lescérémonies de la pluie des Hopis (l'item qu'il s'agitd'interpréter) peuvent ne pas atteindre leur objectifvisé, mais elles exaucent la fonction latente de don-ner au groupe l'occasion de rassembler sesmembres autour d'une activité commune et, parconséquent, d'assurer sa continuité morale [STSS,p. 118]. En d'autres termes, les cérémonies sontfonctionnelles pour le groupe. La découverte de ces

Page 239: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

fonctions latentes (soit une classe des conséquencesnon intentionnelles) constitue pour Merton une« contribution majeure » de la sociologie. Ellesrévèlent des paradoxes ignorés du sens commun(et pour cause, les acteurs ne saisissent que lesconséquences manifestes), et ainsi la complexitédes affaires humaines. L'analyse sociologiquesouhaitée par Merton, selon laquelle « la vie socialen'est pas aussi simple qu'il y paraît », se substituedès lors aux jugements moraux naïfs et péremp-toires. Le cadre d'interprétation ironique de Mertondes « fonctions latentes » est donc un « mode deconnaissance sociologique », un levier pour la lo-gique de la découverte et la formulation deproblèmes [Brown, 1977].

Son étude des « machines politiques » aux États-Unis exemplifie le paradigme [STSS, p. 125-136].Ce système (le bossism) viole les normes du droitet de la morale politique publiquement reçues, maisn'en est pas moins une pièce de la culture politiquedes États-Unis. Les machines cherchent à s'attacherà des « clientèles » afin de remporter des élections.

Page 240: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

En échange de soutiens, elles distribuent par ex-emple des emplois publics. Elles sont très enra-cinées dans les quartiers, personnalisent les liensavec les clients, dont il s'agit de connaître lamoindre des exigences. Si ce type d'organisationclientéliste « quasi féodale » persiste sur le mo-ment, c'est qu'il remplit des fonctions sociales qued'autres structures ne parviennent pas à satisfaire.Le contexte structurel de la constitution politiquefreine légalement la centralisation des pouvoirs. Ilfavorise une forme de dispersion, qui affectel'efficacité du leadership et la coordination del'action des institutions politiques. Dans ce cas, leboss et ses associés prennent sciemment le relaisdes administrations publiques et répondent aux be-soins de sous-groupes « oubliés ». L'alternative of-ficieuse du bossism est donc la conséquence des« défaillances fonctionnelles » de la structure offi-cielle.

Les fonctions latentes des machines attesteraientleur « efficacité ». Par exemple, les machines « hu-manisent » les rapports avec la clientèle des classes

Page 241: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

démunies des slums – à distance des organisationsgouvernementales, légalistes et froides, qui pour-raient remplir ces fonctions sociales. Les bossessont impliqués dans une économie « illégitime »,faite entre autres de crime organisé, de proxénét-isme, de trafic de drogue, de corruption ou de rack-et – qui satisfait aussi les besoins de clientèles cap-tives. Mais, simultanément, ils servent l'économie« légitime » de nombreux secteurs, fournissant despasse-droits et facilitant l'activité licite des busi-nessmen. Quelle que soit la légalité de ces activités,Merton montre qu'elles consistent à chaque fois àdistribuer des biens et des services, qu'il convientdès lors d'en examiner la logique, en dehors detoute considération morale. Mais les machines poli-tiques constituent aussi une opportunité de mobilitésociale pour les plus défavorisés, qui y font carrièreet en tirent une situation matérielle avantageuse.Elles remplissent une fonction sociale latente et,selon le schéma de « Structure sociale et anomie »,encouragent donc un mode d'adaptation « innov-ant ».

Page 242: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Le système est donc très ancré et les gens les plushonnêtes peuvent s'en accommoder. En toute neut-ralité, le sociologue fonctionnaliste ne voit aucunparadoxe dans ces faits de structure. Et Mertond'avertir en conclusion les réformateurs et les spé-cialistes du social engineering que l'élimination dubossism suppose l'invention d'une structure altern-ative (d'un substitut fonctionnel) en mesured'assurer avec autant d'efficacité les mêmes fonc-tions sociales. En d'autres termes, de briser la solid-arité entre la structure et la fonction qu'elle satisfait.

Sauver l'analyse fonctionnelle ?Théorie et politiqueLa sociologie fonctionnaliste s'essouffle au coursdes années 1960, après avoir dominé la périodede l'après-guerre. Merton, représentant l'establish-ment, est emporté par ce mouvement de contesta-tion. Les débats portent sur l'épistémologie du rais-onnement fonctionnel, mais aussi sur les valeurs

Page 243: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

et les usages politiques de la sociologie. Ils con-fondent la théorie et la politique – crime de lèse-méthode, d'après le « code théorique » de Merton.

Critiques de l'analyse fonctionnelle : jeter le bébéavec l'eau du bain ? – Jusque dans les années 1970,Merton a ajusté ses premières intuitions analytiquesdans un système conceptuel singulièrement résist-ant. En 1975, il publie « L'analyse structurale ensociologie » [repris in SA, p. 109-144]. Il se livreà d'ultimes ajustements théoriques. Sous le labelde l'analyse structurale, Merton s'emploie à lier lesthéories de moyenne portée qu'il a échafaudéesdepuis les années 1930. Mais, alors que les par-tisans de l'analyse fonctionnelle avaient tendanceà en faire l'alpha et l'oméga de la sociologie vingtans plus tôt, il choisit désormais de la normalisercomme mode d'analyse parmi d'autres. Il insiste parexemple sur les affinités entre l'analyse fonction-nelle et les interprétations interactionnistes, et, alorsque les approches critiques ont le vent en poupe surles campus, affiche la continuité entre sa sociologieet Marx (cf. le développement suivant).

Page 244: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Cette révision ad hoc de Merton a été lue parcetains comme une « capitulation » [Turner, 2009].Les critiques de la stratégie théorique de Mertonportent sur le problème des conditions d'applicationet celui, lié, du statut explicatif de l'analyse fonc-tionnelle. Les concepts de « Structure sociale etanomie » (cf. encadré 7), de la théorie du groupede référence ou de « Fonctions manifestes et lat-entes » seraient si flous que leur pouvoir explicatifen serait aussitôt amoindri [Besnard, 1978]. Les in-terprétations fonctionnelles, loin d'être explicatives,constitueraient une manière astucieuse de décrirele réel : un discours ni vrai ni faux, à peine plaus-ible, « édifiant » dans le meilleur des cas [Elster,1990]. Si la seule tâche incombant à l'analyste estde découvrir dans quelle mesure une gamme defaits sociaux a des « conséquences » pour d'autresfaits sociaux [Mulkay, 1971], qu'un élément seraitutile ou optimal pour la persistance du système, al-ors l'explication par les conséquences est tautolo-gique et n'apporte rien. Identifier la fonction d'unphénomène, ce n'est pas l'expliquer : l'observateurmertonien repère après coup comment une fonction

Page 245: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

opère et contribue peu ou prou à l'équilibre du sys-tème (fût-il précaire), sans pour autant éclairerpourquoi une réponse (le bossism) a fini pars'imposer [Coenen-Huther, 1984, p. 80]. Encorefaut-il en chercher la « cause efficiente », c'est-à-dire expliquer son apparition, comme le suggéraitDurkheim dans Les Règles de la méthode sociolo-gique (1894). Merton en est pourtant conscient lor-squ'il définit le paradigme « Fonctions manifesteset latentes », mais n'échappe pas toujours auxchausse-trappes de l'analyse fonctionnelle quand ils'agit d'expliquer des phénomènes empiriques.

En outre, le philosophe de Columbia Ernest Nagel[1956] a souligné que le paradigme mertonien estfragile car il repose sur des présupposés discut-ables. D'une part, la distinction entre les fonctionsmanifestes et latentes serait insuffisamment déter-minée du point de vue de la logique de l'explication.Elle réintroduit maladroitement le savoir et les in-tentions des individus dans un schéma théoriquequi pouvait en faire l'économie. Il n'est qu'à relirel'analyse de la « machine politique », dont on peine

Page 246: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

en effet à distinguer entre ce qui relève de la fonc-tionnalité manifeste et ce qui tient de la fonction-nalité latente. D'autre part, et peut-être à son corpsdéfendant, l'analyse véhicule une forme de téléo-logie, parce qu'elle postule implicitement un étatd'équilibre du système, sans pour autant spécifier nipourquoi ni comment cet état devrait prédominer.

Cette analyse est prolongée par Colin Campbell[1982] dans un bilan critique. Il remarque l'écartentre la citation souvent élogieuse de « Fonctionsmanifestes et latentes » dans les manuels et les us-ages concrets qui en sont faits. Le paradigmen'aurait pas eu l'effet heuristique escompté. La dif-ficile maniabilité des concepts de fonctions mani-festes et latentes fournit une explication. SelonCampbell, l'objectif de clarification visé par la di-chotomie a en réalité contribué à obscurcir davant-age le cadre de l'analyse fonctionnelle. À nouveau,la définition de la fonction manifeste est vague, elleenglobe trop (dispositions

Page 247: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

subjectives, intentions, désirs, etc., qui varient endegré d'intensité, de conscience ou d'incertitude) etembrume ce qui relève de l'intention subjective, desconséquences anticipées de l'action projetée et desmotifs des acteurs impliqués [Giddens, 1990].

La validité de l'interprétation ainsi que la positiondu point de vue de l'observateur posent égalementproblème. L'imputation d'une fonction latente est lefruit de la sagacité de l'analyste, qui saurait fairela part entre le manifeste et le latent. Il le feraitd'ailleurs avec une clairvoyance supérieure à cellede l'homme de la rue, trop naïf pour détecter lesconséquences latentes qui sont censées lui échap-per. Ces pensées perspicaces restent à prouver etsurtout exposent l'observateur à la mystificationd'un raisonnement aboutissant à des vérités « pro-fondes » [Campbell, 1982]. Ce commentaire vautpour l'attribution ex post et non problématiqued'une intention et/ou d'une anticipation d'un résultatdésiré. Elle présume beaucoup quant à la capacitéde l'acteur de reconnaître qu'il accomplit (ou con-tribue à satisfaire) une fonction « utile » au système

Page 248: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

et qu'il en perçoit la fonctionnalité. La mise en équi-valence de la fonction (manifeste) et de l'intention,et le flou de la division entre l'intentionnel et le non-intentionnel entretiennent un halo d'équivocités,dont Merton ne s'extrait qu'au prix de redéfinitionsbyzantines. Tout se passe comme si, dans un gestedurkheimien, il voulait se passer des dispositionssubjectives et privilégier un seul élément de la pairemanifeste/latent. Le domaine des fonctions latentesdevient ainsi le domaine de la sociologie. Quoi qu'ilen soit, ces failles révèlent la difficulté d'intégrerde façon conséquente une théorie de l'action et unethéorie de type fonctionnaliste.

Cela dit, la logique d'explication par les fonctionset/ou les conséquences, dont on sait maintenantqu'elle ne résume pas la palette de ressources cog-nitives à disposition du sociologue, n'en constituepas moins un recours profitable. Elle révèle des po-tentiels d'intelligibilité. Du point de vue de l'histoiredes sciences sociales, elle a rendu visibles des op-portunités et des limitations pour la théorie sociale[Crothers, 1987, p. 76]. Mais qu'en est-il de la ver-

Page 249: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sion proposée par Merton ? Quand bien même lesfondations de « Fonctions manifestes et latentes »ont été fragilisées, il reste un essai paradigmatiqueà bien des égards. Un essai, parce qu'il assumaitsa perfectibilité. Un « essai paradigmatique », en-suite, dans le sens où il symbolise les ambiguïtéset singulièrement les difficultés constitutives del'exercice de codification.

Épistémologie et politique de la sociologie entemps de « crise ». – En comparaison, les aporieslogiques de l'analyse fonctionnelle retiennent bienmoins l'attention critique que ses attendus politico-idéologiques. Conservatrice, l'analyse fonction-nelle ? Après 1968, le débat se politise. L'histoireest bien documentée [Calhoun et Van Antwerpen,2007 ; Herpin et Jonas, 2011]. Les diagnostics de« crise », déjà présents dans les années 1950,gagnent en intensité. Le « fonctionnalisme » devi-ent un anathème, le fonds d'un establishmentacadémique – la « sociologie de papa ». Lesgénérations entrées sur les campus à l'époque desmouvements sociaux, dans les années 1960, ne

Page 250: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

peuvent plus souffrir cette idéologie conservatriceretraitée sous les dehors de la science « neutre ».Les circonvolutions mertoniennes achoppent sur lesarguments clivants. Le choix s'impose entre le con-servatisme ou le radicalisme, le statu quo ou la ré-volution.

Dans The Coming Crisis of Western Sociology[1970], Alvin Gouldner enfonce le clou etn'épargne pas son ancien maître. Il critique les fonc-tionnalistes qui s'imaginent indépendants de toutengagement moral ou politique (value-free).Quoique moins chargé idéologiquement que lestructuro-fonctionnalisme parsonien, le paradigme« Fonctions manifestes et latentes » véhiculeraitmalgré tout des valeurs conservatrices. Une fonc-tion latente des théories de moyenne portée seraitde renforcer la croyance dans la neutralité. PourGouldner, le conservatisme – associé donc à cettepolitique de la connaissance –, c'est « une réticenceà s'engager dans la contestation ou la critique et unevolonté simultanée d'aider à résoudre les problèmessociaux dans le cadre du statu quo » [Gouldner,

Page 251: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

1970, p. 336]. La sociologie de Merton serait-elleintrinsèquement conservatrice ?

L'épistémologie de Merton dresse un cordonsanitaire entre la science et la politique. Cela dit, lesociologue n'est pas sans savoir qu'il donne une vis-ion des structures de maintien et de transformationde l'ordre social, et qu'en conséquence cette visionsociologique revêt un intérêt politique, fût-il latent.Cette vision, il l'arrime à Marx et à Durkheim. Lesconcepts de « contradiction » et de dysfonction aid-eraient à saisir le point fondamental que les « struc-tures sociales engendrent du conflit » [SA, p. 124]dans un système social. Ces contradictionss'expriment à l'échelle microsociale, via les couplesde polarités contraires ou incompatibles de la struc-ture normative, avec laquelle est amené à s'accorderl'individu [SA, p. 125]. Levant le soupçon du con-servatisme, Merton souligne que l'examen ana-lytique des contradictions du système procède d'unelogique autonome, située dans un « univers de dis-cours différent de celui des jugements moraux »[OSSS, p. 99].

Page 252: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Mais, bien qu'il s'efforce d'immuniser l'analyse so-ciologique des jugements de valeur, ses choix desterminologies laissent par endroit transparaître unrapport situé à l'objet. Le sociologue était trop at-tentif à la sémantique des mots pour ne pas en per-cevoir les résonances et connotations idéologiques.Le concept même de la « déviance » est chargéd'implicites, et davantage encore lorsqu'il est ap-pliqué à la théorie du groupe de référence. Mertonrelève les dilemmes de l'ascension sociale, par ex-emple la situation de l'individu en désir d'élévationqui sape la cohésion interne de son grouped'appartenance en se référant à un hors-groupesupérieur : la socialisation anticipatrice est dès lorsune forme de « déviance » et le présage d'une« trahison » – du moins s'il finit par quitter sessemblables. D'autres termes (la « suradaptation »ou le « non-conformisme ») recèlent des significa-tions ambiguës. Comme le souligne Patrick Massa,« le vocabulaire même semble le placer du côté descontempteurs du transfuge. Comment ne pas ad-mettre que, aussi neutre soit-il dans son esprit, leterme de "déviance" risque d'être interprété dans

Page 253: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

un sens péjoratif ? » [Massa, 2008, p. 187]. Lui-même transfuge, Merton semble ne pas cautionnerces phénomènes. En revanche, son discours incor-pore des significations culturelles que sa prétentionà la neutralité et à l'objectivité ne parvient pas àéliminer.

Selon Loïc Wacquant, il subsisterait une « affinitéélective entre l'image de la société que projettentles travaux de Merton, qui est celle d'un mondeunifié autour de valeurs communes, où dominationet exploitation ont une place à tout le moinspériphérique, et la vision dominante de l'ordre so-cial bureaucratique qui se met en place outre-At-lantique après la guerre » [Wacquant, 1988, p. 526].Affinité, donc, plutôt que rapport de déterminationinféré par les approches critiques de la sociologiefonctionnaliste. Contrairement aux sociologues quine dissimulent pas leur adhésion à l'Americancreed, ses analyses n'ont pas de visée apologétique.Il utilise souvent la métaphore médicale – crypto-fonctionnaliste – de la « thérapie » pour qualifierle traitement des problèmes sociaux. Toujours dans

Page 254: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ses termes, les diagnostics ont des « implications »pour d'éventuelles politiques gouvernementales,visant à corriger un problème social (discrimina-tion, préjudice ethnique, accès barré à diverses op-portunités, etc.). Justifiant une division du travailentre les sciences sociales « pures » et « appli-quées » [Merton, 1971], il se placerait volontiersdans la position du professeur dispensant excathedra ses diagnostics théoriques et techniquessur les (dys)fonctionnements de la société (désor-ganisation sociale et déviance, surtout), devant unparterre de futurs praticiens. Détaché, donc, de parsa position dans le système social, mais pas moinsimpliqué de fait. Les « vérités sociologiques nerendent pas les hommes instantanément libres »[Merton, 1971, p. 807], mais les spécialistes desproblèmes sociaux, en soutenant leur appropriationsociale, sont en mesure d'apporter une contributionpositive – en particulier sous la forme d'une con-science accrue des « perversités de la logique so-ciale ». Ni fataliste ni optimiste, la « perspectivesociologique a le mérite [...] de laisser une placesubstantielle aux hommes-faisant-leur-histoire fu-

Page 255: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ture tout en évitant l'utopisme-qui-subjugue, par lareconnaissance que les degrés de liberté dont dis-posent les hommes dans cette tâche sont diverse-ment et parfois sévèrement limités par les condi-tions objectives posées par la nature, la société et laculture » [Merton, 1971, p. 809]. Observateur cli-nique, « Merton a [ainsi] rempli une fonctionprophétique dans la sociologie de l'après-guerre,donnant à la fois des avertissements face àl'effondrement sociétal et de l'espoir dans un fonc-tionnement providentiel du système social, quiserait précisément accordé par l'expertise des scien-ces sociales » [Jaworski, 1990, p. 214].

Entre les années 1930 et les années 1950, le libéral-isme de Merton s'est déplacé de la gauche vers lecentre, sans que sa « foi sceptique dans l'enquêterationnelle et la science » ne s'érode [Simonson,2010, p. 135]. Dans le fond, l'approche relève d'unpositivisme sceptique. Positiviste car Merton restepersuadé que le sociologue est mieux informé queles autres sur les structures sociales et les crisesqu'elles connaissent ; en revanche, il reconnaît que

Page 256: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

celui-ci n'est pas nécessairement mieux armé pourles affronter. Diagnostiquer n'est pas pronostiquer,en effet. Son détachement axiologique et idéolo-gique dérive de la conception qu'il est parvenu àimposer de l'entreprise scientifique. L'ethos scien-tifique devait pouvoir s'appliquer aussi à la pro-fession de sociologue. Dans les années 1950-1960,Merton est actif dans la défense d'une certaine vis-ion de la discipline [Haney, 2008, p. 41-44]. Lesthéories de moyenne portée et la batterie de con-cepts à visée heuristique pouvaient constituer unterritoire cognitif propre pour les sociologues. Ilsdevaient le cultiver en toute indépendance. Ils'agissait de mettre à distance les pressions nonscientifiques et extrascientifiques, surtout idéolo-giques [Hollinger, 1996]. De préserver l'autonomiedes universitaires, menacée au temps du mac-carthysme. Dans un jeu d'équilibre, ces théoriesdevaient aussi servir à légitimer publiquement lavocation scientifique de la sociologie, en concur-rence avec d'autres disciplines comme la psycholo-gie ou l'économie. Elles visaient aussi à pacifier uneprofession rendue vulnérable par un mouvement de

Page 257: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

« balkanisation » interne des styles et des groupesde recherche [SOS, p. 47-69]. Avant de refaire lemonde, estimait par conséquent Merton, les soci-ologues devaient d'abord apprendre à vivre en-semble dans le leur, bâtir une communauté scienti-fique et travailler à l'accumulation de vérités – pri-orité absolue, s'il en est.

Et pourtant elle marcheLes traits saillants de la théorie sociale sont àprésent explicités. Prenant Merton au mot, nousavons insisté sur le non-achèvement de cet en-semble de théories spécifiques. L'ensemble deschapitres peuvent être mis en perspective seloncette trame : la biographie et le chapitre ii ont livréà l'état elliptique les concepts et les problèmes lesplus récurrents, que les chapitres suivants ont or-donnés. Les commentaires critiques résumés dansle dernier développement laissent apparaître desdifficultés. Merton n'y était pas indifférent et a tenté

Page 258: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

d'y répondre, sans toujours convaincre. L'exigencedes critiques était proportionnée à l'ambition del'auteur. Émanant souvent de hérissons travailléspar l'idéal de la complétude théorique, ces critiquesbutaient sur les théories mobiles d'un renard vac-ciné contre l'esprit de système.

Mais alors, pourquoi la théorie sociale de Mertoncontinue-t-elle de stimuler nombre de chercheurs ?Arthur Stinchcombe en a cité quatre qualités, quiexpliquent selon lui pourquoi celle-ci « marche » :l'élégance, la puissance ou la fécondité, l'économieet la précision [Stinchcombe, 1975, p. 26-31]. Sansque cela confine au paradoxe, elle marche aussiparce qu'elle assume ses zones d'ignorance. ChezMerton, on ne trouvera pas de diagnostic unifiésur le devenir des sociétés contemporaines [Gid-dens, 1990]. Il est prolixe lorsqu'il s'agit de dis-séquer le fonctionnement de la société étasunienne,mais ne dit rien ou si peu sur celui d'autres sociétés.Sa notion d'« ignorance spécifique » rationalise lesblancs et les points aveugles d'une théorie socialequi se sait limitée, et avance par sauts qualitatifs

Page 259: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

et incréments de savoir [OSSS, p. 54-55]. Merton aainsi dégagé l'architecture et les modes de fonction-nement du système, tout en reconnaissant que desingrédients composant la matière du social ne s'ylaissaient pas (encore) prendre.

Page 260: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Conclusion

« Je ne peux m'empêcher de vous écrireun mot au sujet de votre "post-scriptumshandéen" – ce merveilleux livre OTSOG,que j'ai lu avec admiration et le plus granddes plaisirs. [...] Permettez-moi de passersur l'adéquation esthétiquement réjouis-sante entre votre style, le but et l'esprit,sans parler non plus du portrait amusantque vous faites de certains aspects du com-portement académique. [...] [Vous faitespreuve d'une] conscience profonde de cequi fait de l'histoire ce qu'elle est. La façondont vous montrez le ridicule du discourssur les "influences", votre manièred'approcher vos sujets, votre amour insist-ant de la digression, l'impression que vousdonnez que cette matière est inépuisable, et

Page 261: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

tout au long du livre votre souci des dis-continuités et des possibilités qui ne seréalisèrent pas : tout cela ne peut quefaire justice à l'étoffe dont l'histoire esttissée [...]. Je suis fortement impressionnépar votre fantaisie (whimsicality) – cettefaçon de serpenter et de s'accrocher surles noms, lieux et traits épars, qui, si jene me trompe, sont autant de signes ex-térieurs d'une mélancolie très enracinée,le genre de mélancolie qui va de pair avecla sagesse. [...] Je vous suis très recon-naissant pour ce livre (qui, je crois, risqued'être mal compris, pour dire le moins,par la plupart des sociologues). »

Lettre de Siegfried Kracauer à RobertK. Merton,�� 16 mars 1966 (MertonPapers).

ne longue lettre d'un admirateur perspicaceUd'OTSOG, donc, pour retrouver le style mertonien.Le philosophe Siegfried Kracauer saisit le genre

Page 262: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

d'aventure qui fait le délice du renard « otsoguien ».Nous nous sommes efforcé d'en respecter la lettreet le mood, sans verser dans la célébration d'unmaître-de-la-théorie-sociale. Il s'est agi d'introduireune théorie sociale en mouvement, en dialogueavec d'autres théories, d'hier et de son temps ; unethéorie sociale confrontée à des problèmes datés,mais dont il est possible d'extraire la sève « sys-tématique » pour une ouverture contemporaine.

Nous ne l'avons pas caché : c'est une lecture pos-sible des aventures de Merton, qui ne rend pascompte de toutes les sinuosités et de la densitéde son sujet. Et pour preuve : des recherches nonpubliées (conservées aux archives de ColumbiaUniversity) ou parues dans des revues confidenti-elles n'ont pas été citées ; les usages, les commen-taires et parfois les débats suscités par certainespercées conceptuelles ont été résumés à l'essentiel(la bibliographie offre quelques références afin destimuler la sérendipité) ; des ramifications in-soupçonnées de l'œuvre n'ont pas même été traitées.Mais au moins avons-nous (re)découvert dans

Page 263: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

l'intervalle les étapes d'exploration d'une « vied'étude » inscrite dans des « micro-environnementsintellectuels » et, plus largement, le contexte so-cioculturel des États-Unis. La vue d'ensemble offredes prises pour réévaluer une œuvre qui ne se laissepas enfermer dans la seule rubrique du « fonction-nalisme » (et des « -ismes » en général).

Lire Merton, c'est se confronter à une gamme depratiques de connaissance qui, à l'âge des biblio-thèques numériques, de la fragmentation des sa-voirs et de l'organisation compartimentée de larecherche, peut paraître au novice surannée, pittor-esque, étrange ou déroutante. L'analyse structuraleen est un aspect important, s'articulant à d'autres as-pects moins connus du style sociologique de Mer-ton. Un autre admirateur d'OTSOG, l'historien dessciences et paléontologue Stephen Jay Gould, in-terprète ce tour de force comme l'expression de larésistance d'un « idéal du polymathe », du savanthumaniste dévoré par la libido sciendi, contrel'étroitesse du bureaucrate et de l'ignorant [Gould,1990, p. 46]. OTSOG serait le manifeste du « savoir

Page 264: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

comme amusement sublime (sublime fun) », « unesorte de livre sacré, et sa devise est la joie du rire »[1990, p. 46]. Lire en ce sens Merton – et pas sim-plement OTSOG –, c'est consentir à l'effort des dé-couvertes qui en demandent beaucoup, savoir per-cevoir les continuités dans toutes les régions de laconnaissance, ne pas s'en tenir à la seule sociologie(qui ne peut pas tout) ; c'est encore savoir alternerentre l'ascèse des élaborations de l'analyse fonction-nelle et la joie procurée par l'interprétation contre-intuitive des paradoxes et des discontinuités. C'est,en outre, se laisser dominer par l'impression queces aventures n'ont pas de fin, que leur matière estvirtuellement inépuisable, et qu'elles nous dépas-sent. C'est, last but not least, reconnaître en toutehumilité – et, s'il le faut, en toute autodérision – sapetitesse devant les grandeurs incalculables qui ja-lonnent l'histoire du savoir.

Page 265: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Bibliographie

Œuvres de Robert K. Merton

• La liste ci-dessous n'est pas exhaustive. Onpourra se reporter à la bibliographie établiepar Maritsa Poros et Elizabeth Needham,« Writings of Robert K. Merton », SocialStudies of Science, vol. 34, no 6, 2004,p. 863-878.

• Ouvrages cités

◦ [1938], Science, Technology andSociety in Seventeenth-CenturyEngland, Howard Fertig, Inc., NewYork, 2001 (STS).

◦ [1949], Social Theory and SocialStructure, The Free Press, New

Page 266: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

York, 1957 puis 1968, 3e éd.(STSS). Traduit en français parHenri Mendras sous le titre Élé-ments de méthode sociologique,Plon, Paris, 1953. 2e édition sousle titre Éléments de théorie et deméthode sociologique, Plon, Paris,1965. Dernière édition ArmandColin, Paris, 1997.

◦ [1956], The Focused Interview.A Manual of Problems and Pro-cedures (avec Fiske M. et Kend-all P. L.), The Free Press, NewYork, 1990 (FI).

◦ [1957], The Student-Physician. In-troductory Studies in the Soci-ology of Medical Education (dir.,avec Reader G. G. et Kendall P.L.), Harvard University Press,Cambridge (SP).

◦ [1965], On the Shoulders of Gi-ants. A Shandean Postscript. ThePost-Italianate Edition, University

Page 267: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

of Chicago Press, Chicago, 1993(OTSOG).

◦ [1973], The Sociology of Science.Theoretical and Empirical Invest-igations, University of ChicagoPress, Chicago (SOS).

◦ [1976], Sociological Ambivalen-ce, The Free Press, New York(SA).

◦ [1977], The Sociology of Science.An Episodic Memoir, Universityof Southern Illinois Press, Car-bondale (SOSEM).

◦ [1996], Robert K. Merton. On So-cial Structure and Science (éditépar Sztompka P.), University ofChicago Press, Chicago (OSSS).

◦ [2003], The Travels and Adven-tures of Serendipity. A Study inSociological Semantics and theSociology of Science (avecBarber E.), Princeton UniversityPress, Princeton (TAS).

Page 268: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

• Articles

◦ [1934a], « Durkheim's Division ofLabor in Society », AmericanJournal of Sociology, vol. 40, no 3,p. 319-328.

◦ [1934b], « Recent French soci-ology », Social Forces, vol. 12,no 4, p. 537-545.

◦ [1935a], « The course of Arabianintellectual development,700-1300 A.D. » (avecSorokin P.), Isis, vol. 22, no 2,p. 516-524.

◦ [1935b], « Fluctuations in the rateof industrial invention », QuarterlyJournal of Economics, vol. 49,no 3, p. 454-470.

◦ [1936a], « Civilization and cul-ture », Sociology and Social Re-search, vol. 21, no 2, p. 103-113.

Page 269: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ [1936b], « The unanticipated con-sequences of purposive social ac-tion », American SociologicalReview, vol. 1, no 6, p. 894-904.

◦ [1937], « The sociology of know-ledge », Isis, vol. 27, no 3,p. 493-503.

◦ [1938a], « Social structure andanomie », American SociologicalReview, vol. 3, no 5, p. 672-682(SS&A).

◦ [1938b], « Science and the socialorder », Philosophy of Science,vol. 5, no 3, juillet, p. 321-337.

◦ [1945], « Role of the intellectualin public bureaucracy », SocialForces, vol. 23, no 4, mai,p. 405-415.

◦ [1952], « Foreword », inBarber B., Science and the SocialOrder, The Free Press, Glencoe,p. xi-xxiii.

Page 270: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ [1953], « Foreword », in Gerth H.et Mills C. W. [1953], Characterand Social Structure. The Psycho-logy of Social Institutions, Har-court, Brace & World, New York,p. vii-ix.

◦ [1963], « The mosaic of the be-havioral sciences », in Berelson B.(dir.), The Behavioral SciencesToday, Basic Books, New York,p. 247-272.

◦ [1969], « Foreword to a prefacefor an introduction to a proleg-omenon to a discourse on a certainsubject », The American Sociolo-gist, vol. 4, no 2, p. 99.

◦ [1971], « Social problems and so-ciological theory », in Merton R.K. et Nisbet R. (dir.), Contempor-ary Social Problems, HarcourtBrace Jovanovich, New York,p. 793-845.

Page 271: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ [1972], « On discipline building :the paradoxes of Georges Sarton »(avec Thackray A.), Isis, vol. 63,no 4, p. 470-486.

◦ [1980], « On the oral transmissionof knowledge », in Merton R. K.et White Riley M. (dir.), Sociolo-gical Traditions from Generationto Generation. Glimpses of theAmerican Experience, Ablex Pub-lishing Corp., Norwood, p. 1-35.

◦ [1985], « George Sarton : episodicrecollections by an unruly appren-tice », Isis, vol. 76, no 4,p. 470-486.

◦ [1987], « Three fragments from asociologist's notebooks : establish-ing the phenomenon, specified ig-norance and strategic research ma-terials », Annual Review of Soci-ology, vol. 13, p. 1-29.

◦ [1988], « The Matthew effect inscience, II : Cumulative advantage

Page 272: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

and the symbolism of intellectualproperty », Isis, vol. 79, no 4,p. 606-623.

◦ [1994], « Durkheim's Division ofLabor in Society : a sexagenarianpostscript », Sociological Forum,vol. 9, no 1, p. 27-36.

◦ [1995], « The cultural and socialincorporation of sociologicalknowledge » (avec Wolfe A.), TheAmerican Sociologist, vol. 26,no 3, p. 15-38.

◦ [1998], « Unanticipated conse-quences and kindred sociologicalideas : a personal gloss », inMongardini C. et Tabboni S. (dir.),Robert K. Merton and Contempor-ary Sociology, Transaction Pub-lishers, New Brunswick,p. 295-318.

Page 273: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

• Autres références citées

◦ Abraham G. [1983], « Misunder-standing the Merton thesis : aboundary dispute between historyand sociology », Isis, vol. 74, no 3,p. 368-387.

◦ Barber B. [1952], Science and theSocial Order, The Free Press,Glencoe.

◦ [1959], « American sociology inits social context », Transactionsof the Fourth World Congress ofSociology, Londres, vol. 1,p. 161-175.

◦ [1990], Social Studies of Science,Transaction Publishers, NewBrunswick.

◦ Barnes B. et Dolby R. G. A.[1970], « The scientific ethos : adeviant viewpoint », European

Page 274: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Journal of Sociology, vol. 11, no 1,p. 3-25.

◦ Ben-David J. [1971], The Scient-ist's Role in Society. A Compar-ative Study, Prentice-Hall, Engle-wood Cliffs.

◦ Besnard P. [1978], « Merton à larecherche de l'anomie », Revuefrançaise de sociologie, vol. 19,no 1, p. 3-38.

◦ Bierstedt R. [1981], American So-ciological Theory. A Critical His-tory, Academic Press, New York.

◦ Blondiaux L. [1990], « Paul F.Lazarsfeld (1901-1976) et JeanStoetzel (1910-1987) et les sond-ages d'opinion : genèse d'un dis-cours scientifique », Mots, no 23,p. 5-23.

◦ Blume S. [1975], « D'une per-spective "extrinsèque" en sociolo-gie de la science », Sociologie etSociétés, vol. 7, no 1, p. 9-28.

Page 275: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Boudon R. [1977], Effets perverset ordre social, PUF, Paris.

◦ Bourdieu P. [1975a], « La spéci-ficité du champ scientifique et lesconditions sociales du progrès dela raison », Sociologie et Sociétés,vol. 7, no 1, p. 91-118.

◦ [1975b], « Structures sociales etstructures de perception du mondesocial », Actes de la recherche ensciences sociales, vol. 1, no 1-2,p. 18-20.

◦ [1987], Choses dites, Minuit, Par-is.

◦ [1990], « Animadversiones inMertonem », in Clark J.,Modgil C. et Modgil S. (dir.),Robert K. Merton. Consensus andControversy, Falmer, Londres,p. 297-301. Repris in Raisonspratiques, Seuil, Paris, 1994,p. 91-97.

Page 276: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ [2001], Science de la science etréflexivité, Raisons d'agir, Paris.

◦ Brown R. [1977], A Poetic for So-ciology. Toward a Logic Discov-ery for the Human Sciences, Cam-bridge University Press, NewYork.

◦ Bryant C. [1989], « Le positivismeinstrumental dans la sociologieaméricaine », Actes de la recher-che en sciences sociales, no 78,p. 64-74.

◦ Buxton W. et Turner S. [1992],« From education to expertise : so-ciology as a "profession" », in Hal-liday T. et Janowitz M. (dir.), Soci-ology and its Publics. The Formsand Fates of Disciplinary Organiz-ation, University of Chicago Press,Chicago, p. 373-407.

◦ Calhoun C. (dir.) [2007], Soci-ology in America. A History,

Page 277: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

University of Chicago Press, Ch-icago.(dir.) [2010], Robert K. Merton.Sociology of Science and Soci-ology as Science, ColumbiaUniversity Press, New York.

◦ Calhoun C. et Van Antwerpen J.[2007], « Orthodoxy, heterodoxy,and hierarchy : "mainstream" soci-ology and its challengers », in Cal-houn C. (dir.), Sociology in Amer-ica. A History, University of Ch-icago Press, Chicago, p. 367-410.

◦ Camic C. [1992], « Reputationand predecessor selection : Par-sons and the Institutionalists »,American Sociological Review,vol. 57, no 4, p. 421-445.

◦ [2007], « On edge : sociology dur-ing the Great Depression and theNew Deal », in Calhoun C. (dir.),Sociology in America. A History,

Page 278: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

University of Chicago Press, Ch-icago, p. 225-280.

◦ [2010], « How Merton sociolo-gizes the history of ideas », inCalhoun C. (dir.), Robert K. Mer-ton. Sociology of Science and So-ciology as Science, ColumbiaUniversity Press, New York,p. 273-296.

◦ Campbell C. [1982], « A dubiousdistinction ? An inquiry into thevalue and use of Merton's conceptsof manifest and latent function »,American Sociological Review,vol. 47, no 1, p. 29-44.

◦ Champy F. [2009], La Sociologiedes professions, PUF, Paris.

◦ Chapoulie J.-M. [1991], « Laseconde fondation de la sociologiefrançaise, les États-Unis et laclasse ouvrière », Revue françaisede sociologie, vol. 32, no 3,p. 321-364.

Page 279: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ [2001], La Tradition sociologiquede Chicago, 1892-1961, Seuil,Paris.

◦ [2008], « Malentendus transat-lantiques. La tradition de Chicago,Park et la sociologie française »,L'Homme, no 187-188,p. 223-246.

◦ Chazel F. [1999], « L'entrée dePareto dans la sociologie améri-caine et son appropriation sélect-ive par Talcott Parsons et GeorgeHomans », in Bouvier A. (dir.),Pareto aujourd'hui, PUF, Paris,p. 131-154.

◦ [2006], « Merton et la serendipity :à propos d'une publication ré-cente », Revue d'histoire des sci-ences humaines, no 14,p. 209-217.

◦ [2011], La Sociologie analytiquede Talcott Parsons, Presses uni-

Page 280: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

versitaires de Paris-Sorbonne, Par-is.

◦ Christin A. et Ollion E. [2012], LaSociologie aux États-Unis au-jourd'hui, La Découverte,« Repères », Paris.

◦ Clark J., Modgil C. et Modgil S.(dir.) [1990], Robert K. Merton.Consensus and Controversy,Falmer, Londres.

◦ Coenen-Huther J. [1984], LeFonctionnalisme en sociologie : etaprès ?, Éditions de l'université deBruxelles, Bruxelles.

◦ Cohen B. [1990], « The impact ofthe Merton thesis », in Cohen B.(dir.), Puritanism and the Rise ofModern Science. The MertonThesis, Rutgers University Press,New Brunswick, p. 1-111.

◦ Cohen P. [1998], « Patriarch of so-ciology sees his insights become

Page 281: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

just what everyone knows », TheNew York Times, 31 octobre.

◦ Cole S. [1975], « The growth ofscientific knowledge : theories ofdeviance as a case study », inCoser L. (dir.), The Idea of SocialStructure. Papers in Honor ofRobert K. Merton, Harcourt BraceJovanovich, New York,p. 175-220.

◦ [1992], Making Science. BetweenNature and Society, HarvardUniversity Press, Cambridge.

◦ Cole J. et Cole S. [1973], SocialStratification in Science,University of Chicago Press, Ch-icago.

◦ Cole J. et Zuckerman H. [1975],« The emergence of a speciality :the self-exemplifying case of thesociology of science », in Coser L.(dir.), The Idea of Social Structure.Papers in Honor of Robert K. Mer-

Page 282: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ton, Harcourt Brace Jovanovich,New York, p. 139-174.

◦ Coleman J. S. [1990a],« Columbia in the 1950s », in Ber-ger B. (dir.), Authors of Their OwnLives. Intellectual Autobiograph-ies by Twenty American Sociolo-gists, University of CaliforniaPress, Berkeley, p. 75-103.

◦ [1990b], « Robert K. Merton asteacher », in Clark J., Modgil C. etModgil S. (dir.), Robert K. Mer-ton. Consensus and Controversy,Falmer, Londres, p. 25-32.

◦ Collins R. [1977], « Compte rendude L. Coser, The Idea of SocialStructure. Papers in Honor ofRobert K. Merton », Contempor-ary Sociology, vol. 6, no 2,p. 150-154.

◦ Coser L. (dir.) [1975], The Idea ofSocial Structure. Papers in Honor

Page 283: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

of Robert K. Merton, HarcourtBrace Jovanovich, New York.

◦ [1975], « Merton and theEuropean sociological tradition »,in Coser L. (dir.), The Idea of So-cial Structure. Papers in Honor ofRobert K. Merton, Harcourt BraceJovanovich, New York, p. 85-100.

◦ [1977], Masters of SociologicalThought, Harcourt Brace Jovan-ovich, New York.

◦ Coser R. [1975], « The complexityof roles as a seedbed of individualautonomy », in Coser L. (dir.), TheIdea of Social Structure. Papers inHonor of Robert K. Merton, Har-court Brace Jovanovich, NewYork, p. 237-263.

◦ Crothers J. [1987], Robert K. Mer-ton, Ellis Horwood, Chichester.

◦ [2004], « Merton as a general the-orist : structures, choices, mechan-isms, and consequences », The

Page 284: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

American Sociologist, vol. 35,no 3, p. 23-36.

◦ [2009], « Merton's flawed and in-complete methodological pro-gram : response to Stephen Turn-er », Philosophy of the SocialSciences, vol. 39, no 2,p. 272-283.

◦ Cuin C.-H. [1993], Les Soci-ologues et la mobilité sociale,PUF, Paris.

◦ Cullen F. et Messner S. [2007],« The making of criminology re-visited : an oral history of Merton'sanomie paradigm », TheoreticalCriminology, vol. 11, no 1,p. 5-37.

◦ Dubois M. [1999], Introduction àla sociologie des sciences et desconnaissances scientifiques, PUF,Paris.

◦ [2001], La Nouvelle Sociologiedes sciences, PUF, Paris.

Page 285: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Elkana Y., Szigeti A. et Lis-sauer G. (dir.) [2011], Conceptsand the Social Order. RobertK. Merton and the Future of So-ciology, Central EuropeanUniversity Press, Budapest.

◦ Elster J. [1990], « Merton's func-tionalism and the unintended con-sequences of action », in Clark J.,Modgil C. et Modgil S. (dir.),Robert K. Merton. Consensus andControversy, Falmer, Londres,p. 129-135.

◦ Enebakk V. [2007], « The threeMerton thesis », Journal of Clas-sical Sociology, vol. 7, no 2,p. 221-238.

◦ Erikson K. [1997], « Introduc-tion », Sociological Visions, Row-man & Littlefield, Lanham,p. 219-224.

◦ Fabiani J.-L. [2011], « R. K. Mer-ton in France : Foucault, Bourdieu,

Page 286: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

Latour and the invention of main-stream sociology in Paris », inElkana Y., Szigeti A. et Lis-sauer G. (dir.), Concepts and theSocial Order. Robert K. Mertonand the Future of Sociology, Cen-tral European University Press,Budapest, p. 29-44.

◦ Feldhay R. et Elkana Y. [1989],« Editors' introduction », Sciencein Context, vol. 3, no 1, p. 3-8.

◦ Fleck F. [1935], Genesis andDevelopment of a Scientific Fact(édité par T. J. Trenn et R.K. Merton, traduit par F. Bradleyet T. J. Trenn, avant-propos de T.S. Kuhn), University of ChicagoPress, Chicago, 1979.

◦ Giddens A. [1990], « R. K. Mer-ton on structural analysis », inClark J., Modgil C. et Modgil S.(dir.), Robert K. Merton. Con-

Page 287: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sensus and Controversy, Falmer,Londres, p. 97-110.

◦ Gieryn T. (dir.) [1980], Scienceand Social Structure. A Festschriftfor Robert K. Merton, New YorkAcademy of Sciences, New York.

◦ [1983], « Boundary-work and thedemarcation of science from non-science : strains and

◦ interests in professional ideologiesof scientists », American Sociolo-gical Review, vol. 48, p. 781-795.

◦ [1988], « Distancing science fromreligion in seventeenth-centuryEngland », Isis, vol. 79, no 4,p. 582-593.

◦ [1999], Cultural Boundaries ofScience. Credibility on the Line,University of Chicago Press, Ch-icago.

◦ [2004], « Merton, teacher », SocialStudies of Science, vol. 34, no 6,p. 859-861.

Page 288: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Gitre E. [2011], « The Great Es-cape : World War II, Neo-Freudi-anism, and the origins of U.S. psy-chocultural analysis », Journal ofthe History of the BehavioralSciences, vol. 47, no 1, p. 18-43.

◦ Glock C. [1979], « Organizationalinnovation for social science re-search and training », in Mer-ton R. K., Coleman J. S. etRossi P. H. (dir.), Qualitative andQuantitative Social Research.Papers in Honor of Paul F. Laz-arsfeld, The Free Press, New York,p. 23-36.

◦ Gould S. J. [1990], « Polishedpebbles, pretty shells : an appre-ciation of OTSOG », in Clark J.,Modgil C. et Modgil S. (dir.),Robert K. Merton. Consensus andControversy, Falmer, Londres,p. 35-47.

Page 289: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Gouldner A. [1970], The ComingCrisis of Western Sociology,Heinemann, Londres.

◦ Hagstrom W. [1965], The Scientif-ic Community, Basic Books, NewYork.

◦ Haney D. P. [2008], The Americ-anization of Social Science. Intel-lectuals and Public Responsibilityin the Postwar United States,Temple University Press, Phil-adelphie.

◦ Heilbron J. L. [1989], « Sciencein the church », Science in Con-text, vol. 3, no 1, p. 9-28.

◦ Herpin N. [1973], Les Sociologuesaméricains et le siècle, PUF, Paris.

◦ Herpin N. et Jonas N. [2011], LaSociologie américaine. Contro-verses et innovations, La Dé-couverte, « Grands Repères/Guides », Paris.

Page 290: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Heyl B. S. [1968], « The Harvard"Pareto circle" », Journal of theHistory of Behavioral Sciences,vol. 4, no 4, p. 316-334.

◦ Hollinger D. [1996], Science,Jews, and Secular Culture. Studiesin Mid-Twentieth-Century Amer-ican Intellectual History, PrincetonUniversity Press, Princeton.

◦ Hunt M. [1961], « How does itcome to be so ? », The New York-er, 28 janvier, p. 39-63.

◦ Isaac J. [2012], Working Know-ledge. Making the HumanSciences from Parsons to Kuhn,Harvard University Press, Cam-bridge.

◦ Jaworski G. D. [1990], « RobertK. Merton as postwar prophet »,The American Sociologist,vol. 21, no 3, p. 209-216.

◦ Joly M. [2012], Devenir NorbertElias. Histoire croisée d'un proces-

Page 291: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

sus de reconnaissance scienti-fique : la réception française, Fa-yard, Paris.

◦ Jones R. A. [1983], « The newhistory of sociology », AnnualReview of Sociology, vol. 9,p. 447-469.

◦ Journal of Classical Sociology[2007], vol. 7, no 2, juillet.

◦ Lautman J. et Lécuyer B.-P.[1998], Paul Lazarsfeld(1901-1976). La sociologie de Vi-enne à New York, L'Harmattan,Paris.

◦ Lazarsfeld P. [1975], « Workingwith Merton », in Coser L. (dir.),The Idea of Social Structure.Papers in Honor of Robert K. Mer-ton, Harcourt Brace Jovanovich,New York, p. 35-66.

◦ Lee R. [2010], « The secret life offocus groups : Robert Merton andthe diffusion of a research meth-

Page 292: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

od », American Sociologist,vol. 41, no 2, p. 115-141.

◦ Levine D. [1985], The Flight fromAmbiguity. Essays in Social andCultural Theory, University of Ch-icago Press, Chicago.

◦ [2006], « Merton's ambivalencetowards autonomous theory – andours », Canadian Journal of Soci-ology, vol. 31, no 2, p. 235-243.

◦ Mallet S. [1969], La NouvelleClasse ouvrière, Seuil, Paris.

◦ Marcel J.-C. [2004], « Une récep-tion de la sociologie américaine enFrance (1945-1960) », Revued'histoire des sciences humaines,no 11, p. 45-68.

◦ [2010], Éléments pour une analysede la réception de la sociologieaméricaine en France(1945-1959), mémoire pourl'habilitation à diriger des

Page 293: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

recherches, université de Paris-Sorbonne, Paris.

◦ Marsh R. [2010], « Merton's soci-ology 215-216 course », TheAmerican Sociologist, vol. 41,no 2, p. 99-114.

◦ Martire F. [2006], Come nasce ecome cresce una scuolasociolo-gica. Merton, Lazarsfeld e il Bur-eau, Bonanno Editore, Rome.

◦ Massa P. [2008], « La sociologieaméricaine : sociodicée ou sciencecritique ? Le cas de la mobilité so-ciale ascendante », Revued'histoire des sciences humaines,no 19, p. 161-196.

◦ Mendelsohn E. [1989], « RobertK. Merton : the celebration anddefense of science », Science inContext, vol. 3, no 1, p. 269-289.

◦ Mendras H. [1995], Comment de-venir sociologue. Souvenirs d'unvieux mandarin, Actes Sud, Arles.

Page 294: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Mitroff I. [1974], « Norms andcounter-norms in a select group ofthe Apollo Moon scientists : a casestudy of the ambivalence of sci-entists », American SociologicalReview, vol. 39, no 4, p. 579-595.

◦ Mongardini C. et Tabboni S. (dir.)[1998], Robert K. Merton andContemporary Sociology, Trans-action Publishers, New Brun-swick.

◦ Mulkay M. [1971], Functionalism,Exchange and TheoreticalStrategy, Routledge & KeaganPaul, Londres.

◦ [1976], « Norms and ideology »,Social Science Information,vol. 15, no 4-5, p. 637-656.

◦ [1980], « Interpretation and theuse of rules : the case of the normsof science », in Gieryn T. (dir.),Science and Social Structure.A Festschrift for Robert K. Mer-

Page 295: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

ton, New York Academy ofSciences, New York, p. 111-125.

◦ Mullan B. [1996], « Interviewwith Robert K. Merton », Sociolo-gists on Sociology, Avebury,Aldershot.

◦ Mullins N. [1973], Theories andTheory Groups in ContemporaryAmerican Sociology, Harper &Row, New York.

◦ Nagel E. [1956], Logic WithoutPhysics. And Other Essays on thePhilosophy of Science, The FreePress, Glencoe.

◦ Nichols L. [1992], « The estab-lishment of sociology at Harvard :a case of organizational ambival-ence and scientific vulnerability »,in Elliott C. A. et Rossiter M. W.(dir.), Science at HarvardUniversity. Historical Perspect-ives, Lehigh University Press,Bethlehem, p. 191-222.

Page 296: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ [2010], « Merton as Harvard so-ciologist : engagement, thematiccontinuities, and institutional link-ages », Journal of the History ofthe Behavioral Sciences, vol. 46,no 1, p. 72-95.

◦ Panofsky A. [2010], « A criticalreconsideration of the ethos andautonomy of science », in Cal-houn C. (dir.), Robert K. Merton.Sociology of Science and Soci-ology as Science, ColumbiaUniversity Press, New York,p. 141-163.

◦ Parsons T. [1962], « The institu-tionalization of scientific investig-ation », in Barber B. et Hirsch W.(dir.), The Sociology of Science,The Free Press, Glencoe, p. 7-15.

◦ Persell C. H. [1984], « An inter-view with Robert K. Merton »,Teaching Sociology, vol. 11, no 4,p. 355-386.

Page 297: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Phillips D. [1974], « Epistemo-logy and the sociology of know-ledge : the contributions of Man-nheim, Mills, and Merton », The-ory and Society, vol. 1, no 1,p. 59-88.

◦ Platt J. [1996], A History of Soci-ological Research Methods inAmerica, 1920-1960, CambridgeUniversity Press, Cambridge.

◦ Pollack M. [1979], « Paul F. Laz-arsfeld, fondateur d'une multina-tionale scientifique », Actes de larecherche en sciences sociales,no 25, p. 45-59.

◦ Price D. J. de Solla [1963], LittleScience, Big Science, ColumbiaUniversity Press, New York.

◦ Reingold N. [1986], « History ofscience today, 1. Uniformity ashidden diversity of history of sci-ence in the United States,1920-1940 », The British Journal

Page 298: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

for the History of Science, vol. 19,no 3, p. 243-262.

◦ Rocher G. [1972], Talcott Parsonset la sociologie américaine, PUF,Paris.

◦ Ross D. [1991], The Origins ofAmerican Social Science, Cam-bridge University Press, Cam-bridge.

◦ Rothman R. [1972], « A dissent-ing view on the scientific ethos »,The British Journal of Sociology,vol. 23, no 1, p. 102-108.

◦ Schneider L. [1975], « Ironic per-spective and sociologicalthought », in Coser L. (dir.), TheIdea of Social Structure. Papers inHonor of Robert K. Merton, Har-court Brace Jovanovich, NewYork, p. 323-337.

◦ Schudson M. [2006], « The troub-ling equivalence of citizen andconsumer », The Annals of the

Page 299: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

American Academy of Politicaland Social Science, no 608,p. 193-204.

◦ Schultz R. [1995], « The improb-able adventures of an Americanscholar », Temple Review, vol. 47,no 1, p. 8-13.

◦ Science in Context [1989], vol. 3,no 1, mars.

◦ Shapin S. [1988], « Understandingthe Merton thesis », Isis, vol. 79,no 4, p. 594-605.

◦ [1991], « "A scholar and a gentle-man" : the problematic identity ofthe scientific practitioner in earlymodern England », History ofScience, vol. 29, p. 279-327.

◦ [1992], « Discipline and bound-ing : the history and sociology ofscience as seen through theexternalism-internalism debate »,History of Science, vol. 30,p. 333-369.

Page 300: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Sica A. [2010], « Merton, Man-nheim, and the sociology of know-ledge », in Coser L. (dir.), TheIdea of Social Structure. Papers inHonor of Robert K. Merton, Har-court Brace Jovanovich, NewYork, p. 164-181.

◦ Simonson P. [2005], « Theserendipity of Merton's commu-nication research », InternationalJournal of Public Opinion Re-search, vol. 17, no 3, p. 277-297.

◦ [2010], Refiguring Mass Commu-nication. A History, University ofIllinois Press, Urbana.

◦ Smith R. [2008], Cumulative So-cial Inquiry. Transforming Noveltyinto Innovation, Guilford Press,New York.

◦ Sørenson A. [1991], « Merton andmethodology », Contemporary So-ciology, vol. 20, no 4, p. 516-519.

Page 301: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Sorokin P. [1966], SociologicalTheories of Today, Harper & Row,New York.

◦ Stehr N. [1978], « The ethos ofscience revisited : social and cog-nitive norms », in Gaston J. (dir.),Sociology of Science, Jossey-BassPublishers, San Francisco,p. 172-196.

◦ Steinmetz G. [2007], « Americansociology before and after WorldWar II : the (temporary) settlingof a disciplinary field », in Cal-houn C. (dir.), Sociology in Amer-ica. A History, University of Ch-icago Press, Chicago, p. 314-366.

◦ Stinchcombe A. [1975], « Mer-ton's theory of social structure »,in Coser L. (dir.), The Idea of So-cial Structure. Papers in Honor ofRobert K. Merton, Harcourt BraceJovanovich, New York, p. 11-33.

Page 302: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

◦ Storer N. [1966], The Social Sys-tem of Science, Holt, Rinehart &Winston, New York.

◦ Sztompka P. [1986], RobertK. Merton. An Intellectual Profile,St. Martin's Press, New York.

◦ Tabboni S. [1998], « Introduc-tion », in Mongardini C. et Tab-boni S. (dir.), Robert K. Mertonand Contemporary Sociology,Transaction Publishers, NewBrunswick, p. 1-20.

◦ Troeltsch E. [1913], Protestant-isme et modernité, Gallimard, Par-is, 1991.

◦ Turner S. [2007], « Merton's"norms" in political and intellec-tual context », Journal of ClassicalSociology, vol. 7, no 2,p. 161-178.

◦ [2009], « Many approaches, butfew arrivals Merton and theColumbia model of theory con-

Page 303: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

struction », Philosophy of the So-cial Sciences, vol. 39, no 2,p. 174-211.

◦ Turner S. et Turner J. [1990], TheImpossible Science. An Institu-tional Analysis of American Soci-ology, Sage, Newbury Park.

◦ Wacquant L. J. D. [1988],« Compte rendu de P. Sztompka,Robert K. Merton. An IntellectualProfile », Revue française de soci-ologie, vol. 29, no 3, p. 523-527.

◦ Weber M. [1910], « Réponse fi-nale aux critiques », rééditée inSociologie des religions, Galli-mard, Paris, 1996.

◦ Wolfe A. [1997], « The two facesof social science », in Erikson K.(dir.), Sociological Visions, Row-man & Littlefield, Lanham,p. 31-56.

◦ Wright P. [1981], « On the bound-aries of science in seventeenth-

Page 304: La Sociologie de Robert k Mert Saint Martin Arnaud 1

century England », in Mendel-sohn E. et Elkana Y. (dir.) [1981],Science and Cultures, Reidel, Bo-ston, p. 77-100.

◦ Zuckerman H. [1977], ScientificElite. Nobel Laureates in the Un-ited States, Transaction Publishers,New Brunswick.

◦ [1989], « The other Merton thes-is », Science in Context, vol. 3,no 1, p. 239-267.

◦ [2010], « On sociological se-mantics as an evolving researchprogram », in Calhoun C. (dir.),Robert K. Merton. Sociology ofScience and Sociology as Science,Columbia University Press, NewYork, p. 253-272.