La Revue socialiste n°55

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    Revue

    Socialiste

    La

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    Les socialistes,

    lhistoireet la mmoire

    Juillet

    2014

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    2 Sommaire

    Edito

    Alain Bergounioux,

    Il ny a pas dimagination sans mmoire p. 5

    Perspectives

    Nolline Castagnez,

    Les socialistes, lhistoire et la mmoire p. 9

    Boris Adjemian,

    Lois mmorielles : un dbat priv de sens p. 17

    Franois Hartog,

    Lhistoire et la mmoire face au prsentisme p. 23

    Laurent Wirth,

    Lenseignement de lhistoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel p. 27

    Olivier Grenouilleau,

    Enseigner lhistoire de France p. 33

    Benjamin Stora,

    La France et son pass colonial p. 39

    Grands moments

    Jean-Numa Ducange,

    Les socialistes et la Rvolution franaise p. 47

    Vincent Duclert,

    Laffaire Dreyfus. Une mmoire en construction p. 53

    Jean Vigreux,

    Le Front populaire (1934-1938) : Histoire et Mmoires socialistes p. 65

    Gilles Vergnon,1940-1944, les socialistes entre histoire et mmoire p. 71

    Gilles Morin,

    Les socialistes et la mmoire de la rsistance p. 77

    Laurent Jalabert,

    1971, le congrs dEpinay dans la mmoire des socialistes p. 83

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    3Sommaire

    Grard Bossuat,

    Les socialistes dans la construction europenne.

    Bilan dune histoire passionne et complexe p. 87Vincent Chambarlhac,

    La deuxime gauche et lhistoire. Un usage, une ressource, un procs p. 95

    Grandes personnalits

    Frdric Cpde, Eric Lafon,

    Jaurs et Guesde, la mmoire et la trace p. 103

    Serge Berstein,Lon Blum, histoire et mmoire p. 115

    Franois Stasse,

    Pierre Mends France entre lhistoire des faits et la mmoire des valeurs p. 121

    Grand texte

    Jean Jaurs,

    Histoire socialiste de la France contemporaine, de 1789 1900 p. 129

    A propos de

    Grard Grunberg,

    Un autre regard sur Napolon p. 139

    Matthias Fekl,

    Le remde institutionnel au mal napolonien p. 145

    Lionel Jospin,

    Rponses p. 151

    Actualits internationales

    Jean-Jacques Kourliandsky,

    Que penser du Vnzula ? p. 157

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    Alain Bergouniouxest directeur deLa Revue socialiste

    Il ny a pas dimaginationsans mmoire 1

    Franois Mitterrand

    cho que rencontre aujourdhui lafigure de Jean Jaurs au-del des

    rangs socialistes tient bien sr au martyr

    qui a t le sien dans une lutte contre uneguerre qui a dpass en horreur tout cequil avait pressenti. Mais il tient aussi unenostalgie pour une politique qui ne sparaitpas comme il est souvent rappel lidalet le rel, autrement dit la pense et laction.

    Jaurs, en effet, a t un homme qui se bat pourdes ides, qui a une conception de la vie et dumonde quil veut faire partager. Anim par un idal

    rpublicain, socialiste, internationaliste dontil nisole aucune dimension , il sest battu pourtoutes les grandes causes de son temps, la journede 8 heures, les retraites ouvrires, linnocencede Dreyfus, la sparation des glises et de ltat,lcole publique, contre la peine de mort, pour lapaix, etc. Cest cette capacit dunir le court termeet le long terme, combattre dans le quotidien et agir dans lhistoire qui a fait son rayonnement.

    L Son message est dautant plus important, pour noussocialistes, que Jaurs a forg une grande part delidentit du socialisme franais contemporain,

    lunion de lide rpublicaine et de lidal socia-liste, qui a permis aux socialistes de traverser lespreuves parfois dramatiques du sicle coul (etde celui qui commence) Mais, il la fait lui-mmedans les controverses et les combats. Sa pensesest forge progressivement et son socialisme sestdfini par tapes. Il a t critiqu et contest danssa propre famille. Et il nest nul besoin de rappelerquil a t ha par la droite nationaliste et que cette

    La pense de Jaurs sest forgeprogressivement et son socialisme sest dfini

    par tapes. Il a t critiqu et contestdans sa propre famille. Et il nest nul besoin

    de rappeler quil a t ha par la droitenationaliste et que cette haine a t la causede son assassinat. Rien na donc t vident.

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    haine a t la cause de son assassinat. Rien na donct vident. Jaurs lui-mme a toujours t attentifaux changements et aux volutions du monde etde la socit pour adapter son action aux ralits.Laction de Jaurs montre que les idologies sont

    toujours structures par le type de socit danslesquelles elles oprent et les rapports qui existentavec le pouvoir.Ces rappels sur le rle de Jaurs montrent toutlintrt pour les socialistes se rapproprierleur histoire dans sa complexit. Se contenter decommmorations paresseuses ne sert pas grand-chose pour voquer quelques grandes figuresisoles de leur contexte. Pour rflchir avec utilitsur le socialisme, lessentialisme doit tre banni. Ce

    qui est suggestif est de mener une discussion histo-rique. Le socialisme est ce que les socialistes enfont. Il ny a pas de prdestination. Les idologiesfont partie de lhistoire. Cest la dialectique entreles ides et le rel qui est dcisive. Cela permet,dailleurs, dviter tout fatalisme. Cest le sens de cenumro consacr lhistoire et la mmoire. Lesarticles rassembls qui ne prtendent pas lex-haustivit sont consacrs quelques moments et quelques figures de notre histoire pour donner lop-

    portunit de rflchir au sens de notre action dansle temps. Lhistoire est faite disait dj CharlesSeignobos, lhistorien de la IIIeRpublique pourpermettre au pass de rpondre des questions quese posent les socits prsentes. Cest un exerciceintellectuel tout fait utile, dans la mesure, videm-ment, o on noublie pas ce qui se spare les ges etque lhistoire est changement.tre une grande force politique (continuer ltre)suppose, entre autres, de comprendre srieuse-

    ment son histoire et de bien dfinir ses combats.Aujourdhui, comme les contemporains de Jaurslavaient ressenti, nous vivons une nouvelle grandetransformation , avec la mondialisation des

    Il ny a pas dimagination sans mmoire

    marchs, une rvolution scientifique et technolo-gique, lenjeu cologique, les migrations internatio-nales qui entranent des mutations profondes dansla manire de produire, de travailler, de vivre, en unmot dans les relations sociales anciennes modeles

    par la socit industrielle. Le dfi est de conduireles mutations pour ne pas les subir. Les expriencespasses montrent quelles ont toujours une doubleface, elles sont porteuses de progrs comme derisques. Nous le mesurons pleinement avec lac-croissement des ingalits. Nous ne pouvons pasaccepter aujourdhui, pas plus quhier, le darwi-nisme social que porte le capitalisme. Des rglespour la mondialisation, des procdures de coop-ration entre les nations avec lacquis de lUnion

    europenne, rformer et non dtruire desnouvelles formes de solidarit sociale, ce sont destches essentielles pour un socialisme daujourdhui.La question nest plus de savoir comme elle taitpose hier et a occup des dcennies de dbatssocialistes sil faut ou non accepter un compromisentre la dmocratie et le march (cest le produitdu sicle dernier), mais elle porte sur la nature durapport des forces quimplique ce compromis et surles quilibres tenir. Notre tche est de repenser les

    bases dun rformisme consquent et de le mettreen uvre. Dans une priode de grands boulever-sements, les controverses et les interrogations sontnaturelles et elles traversent tout le socialismeeuropen. Pour redonner confiance dans laveniret renouer avec lide de progrs (qui appartient lidentit socialiste), nous devons reformuler claire-ment nos objectifs fondamentaux la lumire deschangements intervenus et des apports de lhistoire.Cest videmment plus difficile faire lorsquon

    exerce les responsabilits du pouvoir que dans unesituation dopposition. Et, pourtant, cest une tcheque les socialistes doivent mener bien pour le bienmme de leur gouvernement.

    1.Cette rflexion vient du livre dentretien, Ici et maintenant,ralis en 1980, la veille de llection prsidentielle. Laphrase complte est encore plus significative : Le monde ne commence pas avec nous. Couper ses racines pour mieuxspanouir est le geste idiot dun idiot. Il ny a pas dimagination sans mmoire. (pp. 151-152)

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    Perspectives

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    de sinterroger sur comment on crit lhistoire dusocialisme et quels usages les socialistes en font.Longtemps, lhistoire du socialisme reste lapa-

    nage de militants des fins dautoformation et depropagande, avant de basculer dans lescarcelle dela recherche universitaire qui, avec les alternancesde 1981 et 2012, na pas fini dy trouver son miel.Aprs lunit de 1905, crire leur histoire permetaux diffrentes tendances de saffirmer. AdodatCompre-Morel dirige ainsi lEncyclopdie socia-liste, syndicale et cooprative de lInternationaleouvrire (1912-1919) dans une tentative dhg-

    Nolline Castagnezest matre de confrences luniversit dOrlans

    et chercheuse associe au Centre dHistoire de Sciences Po.

    Les socialistes, lhistoire et la mmoire

    es socialistes franais se sont int-resss leur histoire bien avant les

    autres familles politiques, mais nentre-

    tiennent pas pour autant un rapport sereinavec leur pass. Certes, ils ont saisi trs ttleur propre historicit cause de la placesingulire de lHistoire dans une idologiequi se veut appele incarner lavenir delHumanit.

    Dans une apprhension linaire et dterministedu temps, Jean Jaurs fait du socialisme, la foiscomme doctrine et comme mouvement, lun des

    moteurs de lHistoire avecLHistoire socialiste de laFrance contemporaine (1789-1900), qui est conuecomme le discours scientifique des origines pardes gnrations de socialistes. Mais leur mmoiredes guerres est aussi rvlatrice de passs qui nepassent pas 1. Si avec Maurice Halbwachs, nousconsidrons la mmoire collective des socialistescomme la reprsentation quils se font de leur passen fonction de leurs besoins prsents2, il convient

    L

    Aprs lunit de 1905, crire leur histoirepermet aux diffrentes tendances de

    saffirmer. Adodat Compre-Morel dirigeainsi lEncyclopdie socialiste, syndicale

    et cooprative de lInternationale ouvrire(1912-1919) dans une tentative dhgmonieguesdiste face douard Vaillant et Jaurs.

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    atteint avec la monumentale Histoire gnrale dusocialisme, en 4 tomes, dirige par Jacques Droz(PUF 1972-1978). Depuis cet ge dor, les synthsesse font rares :Le long remords du pouvoir. Le partisocialiste franais 1905-1992dAlain Bergounioux

    et Grard Grunberg(1992), rdit en 2005 sous letitreLambition et le remords, affirme la dimensionrformiste du socialisme dmocratique, etLHistoiredes gauches en France, dirige par Jean-JacquesBecker et Gilles Candar (2004), embrasse au-deldu socialisme. Depuis les annes 1980, on assiste,en effet, une diffraction de lobjet au prisme dedivers courants historiographiques, dautant quilest devenu incontournable pour lhistoire imm-diate. LOffice universitaire de recherche socialiste

    (1969), la Fondation Jean Jaurs (1992) et lIns-titut Franois Mitterrand (1996), au-del de leurvocation patrimoniale, jouent un rle moteur, parla richesse de leurs archives, dans un champ derecherche qui reste fcond.Pour autant, lhistoire de la doctrine et du partinest plus un passage oblig de la formation desmilitants, voire des cadres et des lus. Et si Jean-Pierre Chevnement fait de lHistoire un enjeuvital lorsquil est ministre de lducation nationale

    en 1985, les socialistes ne semblent gure dsor-mais se soucier du dlitement de la culture histo-rique dans la formation des enseignants et de leurslves. Emports par la vague mmorielle, signalepar Pierre Nora ds le milieu des annes 19803,ils transfrent, au devoir de mmoire et auxlois mmorielles, la tche de conjurer les erreurspasses, comme lont montr les derniers dbats surla reconnaissance du gnocide armnien.

    monie guesdiste face douard Vaillant et Jaurs.Au-del, cette uvre norme la mise en rcit du passdu mouvement ouvrier, rehauss de ses exempla etmartyrs. La mthode, qui emprunte aux Positivistesle croisement des sources et leur dition critique,

    est dsormais fixe. Le contenu doit conjuguerhistoires des ides et des organisations. ce monu-ment collectif, destin aux militants, sajoutent, parla suite, des essais qui visent un plus large publiccomme en tmoignent leurs diteurs :LHistoire dumouvement ouvrier en France des origines nosjours(Aubier, 1946) de Georges Lefranc,Les socia-listes dans la Rsistance. Souvenirs et documentsdeDaniel Mayer (PUF, 1968) ou Les socialistes etlexercice du pouvoir 1944-1958de Roger Quilliot

    (Fayard, 1972). Cette dmarche, la fois historiqueet patrimoniale, perdure avec des historiens mili-tants tels que Marc Heurgon et sonHistoire du PSU(1994), Jacques Kergoat et son Histoire du partisocialiste(1997), ou le catalogue du centenaireDesPoings et des roses, le sicle des socialistes (2005).Or dans les annes 1960, un tournant pistmolo-gique se produit. En 1949, Georges Bourgin avaitdj fond lInstitut franais dhistoire sociale,mais un palier est franchi lorsquen 1959, Ernest

    Labrousse, titulaire de la chaire dhistoire cono-mique et sociale de la Sorbonne, cre la Socitdtudes jaursiennes qui, anime par MadeleineRberioux, Gilles Candar, puis Vincent Duclert,est toujours active aujourdhui. En 1960, JeanMatron fonde la revueLe Mouvement social, puis, partir de 1964, publie leDictionnaire biographiquedu mouvement ouvrier franais et, en 1966, crele Centre dhistoire du syndicalisme, aujourdhuiCentre dhistoire sociale du XXe sicle. Le socialisme

    devient ainsi un objet part entire de lhistoiresociale, comme le communisme. La bibliothquesocialiste de Maspero dite 40 volumes sur lemouvement ouvrier dans le monde sous la directionde Georges Haupt. Des thses de rfrence sontpublies : Claude Willard, Le mouvement socialisteen France (1893-1905). Les Guesdistes (1965) ;ou encore Michelle Perrot, Les ouvriers en grve,France, 1871-1890 (1973). Lapoge ditorial est

    Les socialistes, lhistoire et la mmoire

    Les socialistes, emports par la vaguemmorielle, signale par Pierre Nora ds

    le milieu des annes 1980, transfrent, au devoir de mmoire et aux lois mmorielles,

    la tche de conjurer les erreurs passes,comme lont montr les derniers dbats sur la

    reconnaissance du gnocide armnien.

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    part, les socialistes sont obsds par les fautes duncertain nombre dentre eux, lesquels ont accord les

    pleins pouvoirs Ptain le 10 juillet ou ont drivdans le vichysme, voire la collaboration. Voulantles racheter par une svre puration interne, lessocialistes se retrouvent ainsi contre-courant de lageste hroque et sacrificielle du Parti des 75 000mille fusills et donc du rsistancialisme ambiant.Au parti dpinay, laccent nest gure mis non plus,ni sur la varit de leurs engagements rsistants,ni mme sur leurs hros et martyrs lexceptionde Pierre Brossolette, lequel a chapp au parti en

    tant nationalis ds la Libration6

    . Aussi, endposant lune de ses trois roses sur la tombe deJean Moulin, le 21 mai 1981, au Panthon, Fran-ois Mitterrand veut-il rinscrire les socialistesdans lhritage de la Rsistance et rompre aveccette mmoire contrite. La reconstruction mmo-rielle par en haut du premier septennat appa-rat, nanmoins, contre temps de la mmoiresouponneuse des annes 1980-1990. Aussi, sef-frite-t-elle ds que le pass troublant du chef de

    ltat dfraye lopinion publique partir de 19947

    .Si le concept de vichysto-rsistant , invent pourlui par Jean-Pierre Azma, entre luniversit, lafidlit de Mitterrand envers Bousquet choque lesjeunes gnrations du parti. En 2005, le docu-mentaire Le sicle des socialistes dYves Jeuhan etValrie Combard privilgie encore lexpiation pluttque lexaltation des rsistants. Quant Pierre Bros-solette, lors de la sortie de sa biographie par ric

    Alors quen 2014 la France entire commmore1914, esquisser une histoire de la mmoire desguerres chez les socialistes permet de saisircomment ce trop-plein de mmoire procdedun rapport douloureux avec le pass. Force est

    de constater que, tout au long du sicle coul, lessocialistes entretiennent le remords davoir consenti la guerre de 14-18, quil sagisse de leur ralliement lUnion sacre ou, si lon en croit les historiensde Pronne, de leur participation une culture deguerre partage par lensemble des socits belli-grantes4. Ds 1919, au-del de leur pacifisme plus jamais a , ils sont pris en tau entre unedroite qui se veut patriotique par essence, et uneextrme gauche qui se dit seule rvolutionnaire. Et

    bien que les socialistes se dfinissent, eux aussi,comme marxistes et rvolutionnaires, leur rapport la violence reste problmatique. Lejus ad bellumleur permet de rallier lUnion sacre au nom de ladfense nationale, ce qui nempchera, dailleurs,jamais la droite de les accuser de trahison, commele rvle laffaire Roger Salengro. Mais ds 1915,les minoritaires pacifistes de la SFIO dnoncent cepostulat dune guerre juste en accusant de compli-cit les marchands de canons et condamnent

    la boucherie des tranches au nom du jus inbello.Larmistice sign, les majoritaires de guerreconnaissent donc un long purgatoire mmoriel, etle mythe de lassassinat de Jaurs qui aurait ruinles derniers espoirs de la gauche pacifiste sinstauredurablement. Pour autant, la question de la violence consentie ou subie par les combattants et, au-del,par les civils resurgit pendant la guerre dAlgrieet reste lancinante, comme le montre la polmiqueautour de la rhabilitation des mutins de 1917 par

    Lionel Jospin en 1998.La mmoire socialiste de la Seconde Guerremondiale se droule, quant elle, contre tempsdu roman national. Depuis la Libration, si leparti nocculte pas lengagement des siens dans laRsistance et la France libre, il ne lexploite gureen termes de propagande. Dune part, la grandedispersion des socialistes dans la Rsistance a trslongtemps rendu le phnomne peu lisible5. Dautre

    Les socialistes sont obsds par les fautesdun certain nombre dentre eux, lesquels

    ont accord les pleins pouvoirs Ptain le10 juillet ou ont driv dans le vichysme, voirela collaboration. Voulant les racheter par une

    svre puration interne, les socialistesse retrouvent ainsi contre-courant

    de la geste hroque et sacrificielle du Parti des 75 000 mille fusills et donc du

    rsistancialisme ambiant.

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    dune refondation lautre, se transmettant de gn-ration en gnration11. Ces refoulements et trous demmoire peuvent cder la place lanamnse. Ainsi,la mmoire de la Grande Guerre ressurgit sous laforme de lexprience combattante et souffrante

    sous les septennats de Mitterrand. Le prsidentlinscrit dans une mmoire communautaire paren haut , afin dexalter la rconciliation franco-allemande et la construction europenne. Qui nese souvient de Mitterrand, main dans la main avecKohl, Douaumont, en 1984 ? En cette anne decommmorations de 1914 et de 1944, le prsidentHollande sinscrit dans son sillage avec, entreautres, la crmonie mdiatise dOradour. Mais linverse, qui se souvient du rle jou par les socia-

    listes en 1944, anne de la Libration ? Quant auxgrands moments et figures, certains constituent des lieux de mmoire plus prennes que dautres.Longtemps, les socialistes ont scand Jaurs,Guesde et Blum , puis, entre 1971 et 1981, ladirection mitterrandienne a impos un Jaurs,Blum, Mitterrand . Si Jaurs et Blum jalonnent la longue marche du peuple de gauche vers lepouvoir, Franois Mitterrand doit, lui, en incarnerla fin inluctable : la victoire. Mais lors des simu-

    lations de septembre 2011 pour les primaires, sixcandidats fictifs sont proposs sans quy figure lepremier prsident socialiste : deux femmes, LouiseMichel et Ccile Brunschwig et quatre hommes,Aristide Briand, Jean Jaurs, Lon Blum et PierreMends France. Au-del du contournement du droitdinventaire, on retrouve la Commune (Michel), lesocialisme rformiste sur sa longue dure (Briand etJaurs) et le Front populaire (Blum et Mends). Lefilm de campagne de Franois Hollande au second

    tour en 2012 ne dment nullement ces choix. lheure o les mdias interrogent la nouvellequipe prsidentielle pour savoir si elle est social-dmocrate ou social-librale , o la droitereprend son antienne sur la non-crdibilit de lagauche, et o lextrme-gauche et les Verts srigenten gardiens du temple des valeurs de gauche, lessocialistes auraient tout intrt se rappropriersrieusement leur histoire. Une vulgate dcolore

    Roussel en 20118, les mdias se souviennent avectonnement quil tait socialiste ! Lamnsie dessocialistes a contamin la mmoire nationale.Puis cest la politique algrienne du gouvernementMollet et de Robert Lacoste, stigmatise dans lex-

    pression outrageante de national-molltisme 9

    ,qui transforme la SFIO de la IVe Rpublique envritable repoussoir. Depuis les congrs dAlfor-tville en 1969 et dpinay en 1971, labandon dela dnomination SFIO , la suppression de lanumrotation des congrs et ladoption de nouveauxsymboles, telle que la rose au poing, doivent faireoublier la filiation avec ce pass immdiat juginfmant10. Dsormais, les rformes du Front rpu-blicain sont au mieux minores, au pire occultes,

    dans les rcits dits historiques et ny font mmepas cho celles du Front populaire.Ainsi, les socialistes ont toujours proclam leurvolont de regarder leur histoire en face, sansjamais cesser de la reconstruire comme un miroirbris. Tout au long du XXe sicle, concurrencssur leur gauche par le PCF ou lextrme gauche,ils semblent avoir intrioris les critiques de leursadversaires et nourri une mauvaise conscience,rgulirement ravive. Pour chapper lopprobre

    davoir compt des tratres en leurs rangs, desmajoritaires de guerre en 14-18 aux nationaux-molletistes de la guerre dAlgrie, en passantpar les paul-fauristes de lOccupation, ils ont, plusieurs reprises, pratiqu une damnatio memo-riae, digne de la Rome antique o le Snat votaitune condamnation loubli post-mortem. Toutechose gale par ailleurs, cette pratique perdure

    Les socialistes, lhistoire et la mmoire

    Les socialistes ont toujours proclam leurvolont de regarder leur histoire en face,

    sans jamais cesser de la reconstruire commeun miroir bris. Tout au long duXXesicle,concurrencs sur leur gauche par le PCF ou

    lextrme gauche, ils semblent avoir intriorisles critiques de leurs adversaires et nourri une

    mauvaise conscience, rgulirement ravive.

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    faire face aux dfis actuels. Ne serait-il pas tempsde substituer la mmoire contre lHistoire ,dnonce par Franois Bdarida12, lHistoire pourtous ?

    et quelques grandes figures riges en totems nesauraient conjurer les difficults du prsent, alorsquune histoire critique conforterait les socialistesdans leur identit et leurs capacits sadapter et

    Perspectives

    1.ric Conan et Henry Rousso, Vichy, un pass qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.2.Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mmoire, Paris, F. Alcan, 1925.3.Pierre Nora (dir.), Les lieux de mmoire, t.1, Gallimard, 1984.4.Les jalons de cette tude ont t poss, mais restent approfondir : cf. Annette Becker, La gauche et lhritagede la Grande Guerre dans Jean-Jacques Becker et Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, vol.2, Paris,ditions la Dcouverte, 2004, pp. 330-340, et Vincent Chambarlhac et Romain Ducoulombier (dir.), Les socialistesfranais et la Grande Guerre. Ministres, militants, combattants de la majorit (1914-1918), Dijon, EUD, 2008. Voir aussiNolline Castagnez, La mmoire socialiste de la Grande Guerre : un pass qui ne passe pas ? , LOURS, HS 62-63,janvier-juin 2013, p. 87-97.5.Au point que le secrtaire gnral adjoint du PS clandestin, Robert Verdier lui-mme, avoua dcouvrir son tenduelors du colloque de 1998 : Cf. Pierre Guidoni et Robert Verdier (dir.), Les socialistes en Rsistance (1940-1944), Paris,Seli Arslan, 1999.6.Cf. Jean Quellien, La mmoire de la Rsistance travers les noms de rues , dans Jean-Luc Leleu et alii, La Francependant la Seconde Guerre mondiale.Atlas historique, Paris, Fayard, 2010.7.Avec la publication de Pierre Pan, Une jeunesse franaise. Franois Mitterrand 1934-1947, Paris, Fayard, 1994.8.ric Roussel, Pierre Brossolette, Fayard/Perrin, 2011.9.Formule par Alexander Werth dans La France depuis la guerre (1944-1957), Paris, Gallimard, 1957.10.Cf. Frdric Cpde, Le poing et la rose. La saga dun logo , Vingtime sicle. Revue dHistoire, n 49, janvier-mars 1996.11.Cf. Nolline Castagnez La mmoire au service de la conqute du pouvoir , dans Nolline Castagnez et GillesMorin (dir.), Les socialistes dpinay au Panthon (1971-1981), Rennes, PUR, paratre.12.Franois Bdarida, La mmoire contre lHistoire , Esprit, juillet 1993, p. 7-13.

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    ne se prtait-il gure une rflexion distancie.La soudaine prcipitation affiche par lancienprsident de la Rpublique pour voir le Parlement

    lgifrer toute force avant le terme de son mandatna fait quembrouiller un peu plus les choses.Pour finir, la censure de la loi Boyer par le conseilconstitutionnel, le 28 fvrier 2012, a t prsentecomme une victoire sans appel par les pourfendeursdes lois dites mmorielles, les plus mdiatiquesdentre eux nhsitant pas y voir un coup darrt la sovitisation de lhistoire3, mais il nempcheque le lgislateur aura probablement se prononcerde nouveau sur des textes relatifs des enjeux

    de mmoire aussi sensibles que le sont des gno-cides ou des crimes contre lhumanit, lesclavageou la colonisation, pour ne citer que quelques casparmi les plus emblmatiques. Tentons ici dy voirplus clair en revenant sur les termes et la conduitedun dbat rest en suspens et qui, en prs dunedcennie, sest alourdi sans pour autant vritable-ment se densifier 4.Le paradoxe dune rflexion sur les lois mmorielles

    Boris Adjemianest docteur en histoire de lEHESS et de luniversit lOrientale de Naples.

    Il a rcemment critLa fanfare du Ngus. Les Armniens en Ethiopie,XIXe-XXesicle, 2013.

    Lois mmorielles : un dbat priv de sens

    a rsurgence feuilletonnesque descontroverses sur les lois mmo-

    rielles na pas encore donn lieu un dbat

    serein cest le moins que lon puisse dire ,ni mme un dbat utile, si lon considreque celui-ci devrait avoir pour vocationdclairer le jugement des citoyens sur lesrapports entre lhistoire, le politique et lammoire.

    La dernire en date de ces controverses, qui aaccompagn le vote au Parlement dune loi visant rprimer la contestation de lexistence des gno-

    cides reconnus par la loi 1

    , dite loi Boyer, a laisssans rponse la question de fond quelle soulevait,laquelle ne manque pourtant pas dintrt dans unesocit dmocratique : celle de lopportunit quil yaurait ou non lgifrer contre le ngationnisme,et plus largement de la manire dont les citoyensentendent ou non que la libert dexpression soitencadre ou limite2. Sans doute le contexte dela pr-campagne pour llection prsidentielle

    L

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    est quelle devrait, en toute rigueur, souvrir surle constat de leur inexistence. Sans que personneait ce jour song sen attribuer la paternit,lexpression lois mmorielles a rencontr unvif succs depuis quelques annes, tant dans labouche des historiens et des juristes que dans celledes responsables politiques et des journalistes. Elle

    na en revanche gure contribu la clarification dudbat, en tendant confondre des textes de lois trsdissemblables par leur contenu, leurs motivationset leur porte5. Comme le notait en 2008 le rapportde la mission dinformation de lAssemble natio-nale sur les questions mmorielles sign parson prsident de lpoque, Bernard Accoyer, leconcept de loi mmorielle est trs rcent puisquelexpression napparat quen 2005 pour dsignerrtrospectivement un ensemble de textes dont

    le plus ancien ne remonte qu 1990 6

    , faisantainsi allusion la loi Gayssot. Constatant la foca-lisation du dbat public, dans les quelques annesprcdant la conduite de la mission dinformation, sur les lois dites mmorielles , le rapportne manquait pas de remarquer quil sagissait ld un qualificatif surtout employ par leurs dtrac-teurs , ce qui ne lempchait dailleurs pas duseret dabuser lui-mme de cette notion sans en donnerune dfinition plus prcise : mme sil donne raison

    Robert Badinter, qui a dclar lors dune auditionque la loi Gayssot nest pas une loi mmorielle 7,on reste bien en peine, la lecture du rapportAccoyer, de savoir ce quest une loi mmorielle. Ilne sagit pourtant pas dune notion neutre. Sous laplume des plus minents reprsentants de lasso-ciation Libert pour lhistoire , le combat contreles lois mmorielles apparat comme un sursautface la repentance dune France soumise au

    multiculturalisme et contre toute critique qui vien-drait lzarder le prcieux difice du roman nationalen rendant audibles des communauts ou desmmoires qui lui seraient trangres8. Cette concep-tion, actuellement porte par Pierre Nora, sinscrit

    dans le prolongement des propos que le premierprsident de lassociation Libert pour lhistoire ,Ren Rmond, tenait dans un livre dentretiens paruen 2006 dans lobjectif dclar de se livrer une rtrospective des lois mmorielles (sans jamais,lui non plus, en donner de dfinition), et dans lequelles lois vises comme telles taient dlgitimes aumotif quelles tend[ai]ent riger une mmoireparticulire dicte ou impose par une faction envrit historique pour la communaut nationale ou

    pour lhumanit 9

    . La peur de lois qui divisent taitcentrale dans largumentaire de Ren Rmond, qui propos des lois de 2001 sur le gnocide armnienet sur lesclavage, sinquitait de laction duneminorit qui entend faire reprendre par la nationentire sa mmoire particulire 10, voyant dansla loi Taubira le risque dune multiplication desrevendications au sein des populations issues delimmigration , et particulirement des nouvellesgnrations qui viendraient mettre en cause le pass

    colonial de la France. Le rapport Accoyer se rangedailleurs cet avis, en affirmant que la multi-plication des lois mmorielles 11 prsente unrisque de fragilisation de la socit franaise endressant une image de notre pass qui nest pastoujours heureuse et qui peut affaiblir le senti-ment de fiert nationale . La loi Taubira sest vue

    Lois mmorielles : un dbat priv de sens

    Le concept de loi mmorielle est trs rcentpuisque lexpression napparat quen 2005

    pour dsigner rtrospectivement un ensemblede textes dont le plus ancien ne remonte qu

    1990 , faisant ainsi allusion la loi Gayssot.

    Sous la plume des plus minents reprsentantsde lassociation Libert pour lhistoire , le

    combat contre les lois mmorielles apparatcomme un sursaut face la repentance

    dune France soumise au multiculturalisme etcontre toute critique qui viendrait lzarder

    le prcieux difice du roman national enrendant audibles des communauts ou des

    mmoires qui lui seraient trangres.

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    dnonciation des lois mmorielles ne participepas uniquement dune dmarche intellectuelle,mais aussi politique. Elle est loin de faire lunani-mit chez les historiens. la suite de la clbre ptition Libert pour lhis-

    toire du 12 dcembre 2005, qui dnonait deslois indignes dun rgime dmocratique ayant restreint la libert de lhistorien et lui ayant dit, sous peine de sanctions , ce quil devait chercheret ce quil devait trouver14, lhostilit suppose deshistoriens a souvent t invoque comme un argu-ment de poids contre les lois mmorielles . Pour-tant cette ptition fut trs tardive dans une anne2005 marque par dimportantes mobilisations dela part dhistoriens, chercheurs et enseignants du

    secondaire ou du suprieur, contre larticle 4 de la loiMekachera, peru comme une injonction promou-voir le prtendu rle positif de la colonisationfranaise15. En comparaison avec lcho relatifrserv dans les mdias ces mobilisations venuesdu terrain, le retentissement de lappel Libertpour lhistoire , dont les 19 premiers signatairestaient des personnalits davantage reprsentativesde llite culturelle et acadmique franaise quede la profession historienne dans son ensemble, en

    dit long sur la faon dont fonctionnent les rela-tions de pouvoir dans le monde intellectuel fran-ais 16. La controverse sur les lois mmorielles a donc mis en vidence non seulement des clivagessociologiques lintrieur de la profession histo-rienne, mais aussi dimportants dsaccords pis-tmologiques sur la manire dont les historiens,en France, conoivent leur rle dans la cit. En seposant comme des experts du pass qui dniaient

    accorder une place de choix dans la dnonciationdes lois mmorielles , car elle tait perue parleurs contempteurs comme une condamnation delOccident et de son histoire.Cest du moins ce quedisait Ren Rmond en affirmant que lamende-

    ment controvers sur les aspects positifs de la colo-nisation de la loi Mekachera de 2005 tait enfait la riposte directe la loi Taubira de 2001.En demandant : La France doit-elle avoir hontede son pass colonial ? La colonisation naurait-elleapport que le malheur ? , il estimait que les deuxtextes taient symtriques et solidaires et quelabrogation de lun ne pouvait se faire sans cellede lautre, sauf vouloir faire un choix purementpolitique, pour ou contre la colonisation 12.

    De manire plus gnrale, les lois mmorielles sont devenues, pour leurs dtracteurs, le symbolede la faiblesse du politique face aux pressions decommunauts qui entendent contraindre la nation lgifrer leur avantage, cest--dire au bnficede mmoires singulires , dans un contexte poli-tique qui privilgie les identits communautaires[], la constitution des identits particulires,quelles soient ethniques, politiques ou sexuelles .Les lois de 2001 sur le gnocide armnien et sur

    la traite et lesclavage, ainsi que, aux yeux desplus jusquau-boutistes, la loi Gayssot de 1990,deviennent dans cette lecture charge des loismmorielles qui leur dnie toute porte univer-saliste, la simple expression dgosmes commu-nautaires allant ouvrir la proverbiale bote dePandore des particularismes. Il ne sagit doncaucunement dune expression neutre, mais d unconcept de combat qui ne va pas de soi 13. La

    Le rapport Accoyer affirmant que la multiplication des lois mmorielles

    prsente un risque de fragilisation de lasocit franaise en dressant une image de

    notre pass qui nest pas toujours heureuseet qui peut affaiblir le sentiment

    de fiert nationale .

    La controverse sur les lois mmorielles amis en vidence non seulement des clivagessociologiques lintrieur de la profession

    historienne, mais aussi dimportants dsaccordspistmologiques sur la manire

    dont les historiens, en France, conoiventleur rle dans la cit.

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    Lois mmorielles : un dbat priv de sens

    sy expriment encore publiquement20. Quoi quil ensoit, les retombes de la controverse relance par

    la proposition de loi Boyer se sont avres nga-tives. Elle a malheureusement conduit quelqueshistoriens, essayistes ou ditorialistes de renomqui faisaient valoir lgitimement leur opposition la proposition de loi, reprendre leur compte laremise en cause de la ralit du gnocide, en arguantque lintentionnalit du gnocide restait tablir21,comme le faisait dj Ren Rmond pour contesterle bien-fond de la loi du 29 janvier 200122, faisantainsi preuve dune mconnaissance dsinvolte des

    travaux des historiens sur ce sujet et du consensusqui se dgage depuis une vingtaine dannes parmiles spcialistes23. Paralllement, les oppositionsde principes exprimes par des personnes commeRobert Badinter et Pierre Nora ont t habilementdtournes par des groupements ouvertement nga-tionnistes, comme lors des manifestations organi-ses contre la loi Boyer avec lappui de lambassadeturque Paris le 21 janvier 2012, o les promoteursde la ngation du gnocide de 1915 se sont poss en

    dfenseurs de la libert dexpression et des idauxhrits de la France des Lumires. Il sagit donc ence sens dune dfaite lourde de consquences pourla reconnaissance du gnocide armnien24, laquellepasse sans doute davantage par une politique ambi-tieuse de soutien la recherche scientifique25que par des polmiques contre-productives o lesenjeux rels du dbat sont caricaturs au mpris delintelligence des citoyens, et o le moindre faux pas

    au politique la facult de sexprimer sur le pass eten tentant dimposer leur conception des rapportsentre le politique et lhistoire dans le dbat public,les premiers signataires de la ptition Libertpour lhistoire ont donn une illustration frap-

    pante de ce que Max Weber considrait comme unabus de pouvoir, lorsquil critiquait la propensionde nombre de ses confrres universitaires profiterde leur ascendant pour imposer leur opinion duhaut de la chaire 17. Incidemment, la confusion queles ptitionnaires ont entretenue entre les diverseslois dont ils demandaient labrogation indistincte noyant la protestation contre larticle 4 de la loiMekachera dans une dnonciation plus vaste des lois mmorielles qui mettait sur un mme plan

    lapologie de la colonisation et la condamnation duracisme, de lantismitisme, de lesclavage ou desgnocides a galement permis au gouvernementde lpoque de dsamorcer la polmique18.En revenant brivement sur le cas particulier deslois portant sur le gnocide armnien, et notammentde la loi Boyer qui visait en pnaliser la ngation,on peut sinterroger sur les enjeux politiques sous-jacents et sur les consquences de ce type de contro-verses. Il est fort possible quen dcembre 2011,

    faisant fi des conclusions du rapport Accoyer quiprnait le statu quo, lintention de flatter llec-torat armnien (dont le caractre fictif neffleurepas toujours des dcideurs politiques habitus raisonner en termes communautaires) ait t unlment dcisif de cette initiative parlementairetlguide depuis llyse. On ne peut pas exclurenon plus lhypothse que la question du gnocidearmnien ait t brandie pour remobiliser un lec-torat que des stratges ont pu croire majoritaire-

    ment hostile lentre de la Turquie musulmanedans lEurope19. linverse, il faut peut-tre liredans certaines oppositions au texte de la part deresponsables politiques franais la crainte quuntel dispositif lgislatif et pnal puisse tre un jourenvisag au sujet du gnocide des Tutsi perptr auRwanda en 1994, alors mme que la politique rwan-daise de la France a t gravement mise en cause etque des formes de dni plus ou moins sophistiques

    Il faut peut-tre lire dans certaines oppositionsau texte (sur le gnocide armnien) de la partde responsables politiques franais la craintequun tel dispositif lgislatif et pnal puisse

    tre un jour envisag au sujet du gnocide desTutsi perptr au Rwanda en 1994, alors mme

    que la politique rwandaise de la France a tgravement mise en cause et que des formes dedni plus ou moins sophistiques sy expriment

    encore publiquement.

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    membres de son gouvernement, devrait tre davan-tage rflchie que na sembl ltre la derniretentative, en faisant valoir notamment la portencessairement universaliste dune telle lgislation,sauf vouloir retomber dans une controverse gn-

    ratrice dincomprhensions et despoirs dus.

    peut tre brandi comme un nouvel argument dansles milieux ngationnistes. Une loi de pnalisationde la ngation des gnocides, si elle venait tre denouveau soumise au Parlement, comme le laissententendre les signaux envoys ces temps derniers

    par le prsident de la Rpublique ou par plusieurs

    1.Sur lhistorique de cette loi et les effets dommageables de sa formulation, lire Vincent Duclert, Faut-il une loi contrele ngationnisme du gnocide des Armniens ? Un raisonnement historien sur le tournant de 2012 , publi dans la revueen ligne Histoire@politique, no 20, mai-aot 2013 et no 21, septembre-dcembre 2013.2.Il nest pas besoin dtre un observateur particulirement perspicace pour remarquer que la rcente affaire Dieu-donn pose une question assez proche.3.Pierre Nora, Lois mmorielles : pour en finir avec ce sport lgislatif purement franais , Le Monde du 28 dcembre2011. Communiqu de lassociation Libert pour lhistoire du 29 fvrier 2012.

    4.Marc Olivier Baruch, Des lois indignes ? Les historiens, la politique et le droit, Paris, Tallandier, 2013, p. 100.5.Bien que de nombreux autres textes de lois relatifs des points dhistoire aient t adopts par le Parlement, enparticulier sous la IVeet la VeRpubliques, lexpression na t employe que pour dsigner la loi du 13 juillet 1990 tendant rprimer tout acte raciste, antismite ou xnophobe (dite loi Gayssot), la loi du 29 janvier 2001 relative la reconnaissance du gnocide armnien de 1915 , la loi du 21 mai 2001 tendant la reconnaissance de la traite et delesclavage en tant que crime contre lhumanit (dite loi Taubira) et la loi du 23 fvrier 2005 portant reconnaissancede la Nation et contribution nationale en faveur des Franais rapatris (dite loi Mekachera).6.Bernard Accoyer, Rassembler la Nation autour dune mmoire partage, Rapport dinformation sur les questionsmmorielles, Paris, Assemble nationale, novembre 2008, p. 11.7.Id., p. 26, 46.8.Voir Pierre Nora, Malaise dans lidentit historique , initialement publi dans Le Dbat, 2006/4, no 141, p. 144-148, rdit dans Pierre Nora et Franoise Chandernagor, Libert pour lhistoire, Paris, CNRS ditions, 2008.9.

    Ren Rmond (avec Franois Azouvi), Quand ltat se mle de lHistoire, Paris, Stock, 2006, p. 54.10.Id., p. 80-81. Pour un compte rendu critique plus dtaill de ce livre, voir Boris Adjemian, Quelques questions surles lois mmorielles et la demande de leur abrogation publi le 21 novembre 2007 sur le site du Comit de Vigilanceface aux Usages Publics de lHistoire (http://cvuh.blogspot.fr/2007/11/quelques-questions-sur-les-lois.html).11.Multiplication qui ne va pas de soi si lon pense, encore une fois, aux nombreuses prises de position du Parlementsur des faits historiques en France, ne serait-ce que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cf. M. O. Baruch, op.cit., p. 105-106.12.R. Rmond, op. cit., p. 33-35. Il est peu probable que cette position, bien quapparemment partage par lactuelprsident de Libert pour lhistoire, refltait celle de chacun des 19 signataires de lappel du 12 dcembre 2005, dontPierre-Vidal Naquet. Sur ces controverses, lire aussi Christine Chivallon, Lesclavage, du souvenir la mmoire. Contri-bution une anthropologie de la Carabe, Paris, Karthala, 2012, p. 55-68.13.Comme lcrivait rcemment lhistorien Nicolas Offenstadt dans Le Monde du 3 janvier 2014.14.

    Voir lexplication de texte propose par M. O. Baruch, op. cit., p. 101-169.15.Sur toute cette polmique, voir Romain Bertrand, Mmoires dempire. La controverse autour du fait colonial ,Bellecombe-en-Bauges, ditions du Croquant, 2006. Cest dans la foule de cette premire mobilisation que fut cr leComit de vigilance face aux usages publics de lhistoire (CVUH), au printemps 2005. Voir Boris Adjemian, Le dbatinachev des historiens franais sur les lois mmorielles et la pnalisation du ngationnisme : retour sur une dcenniede controverse , Revue armnienne des questions contemporaines, no 15, dcembre 2012, p. 9-34 et, dans le mmenumro, larticle de Grard Noiriel, De lhistoire-mmoire aux lois mmorielles. Note sur les usages publics de lhis-toire en France , p. 35-49.16.Grard Noiriel et Nicolas Offenstadt, Histoire et politique autour dun dbat et de certains usages , NouvellesFondations, 2006/2, no 2, p. 65-75.17.Max Weber, Le savant et le politique, Paris, 10-18, 1994 [1919], p. 102-103.

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    18.Grard Noiriel, art. cit., p. 48.19.Raymond Kvorkian, Enjeux politiques et rpercussions internationales dune loi pnalisant le dni de gnocide ,Revue armnienne des questions contemporaines, no 15, p. 75-85.20.Jean-Pierre Chrtien, Le droit la recherche sur les gnocides et sur les ngationnismes , Revue armnienne desquestions contemporaines, no 15, p. 87-93.21.Notamment Jean Daniel dans ses ditoriaux Le gnocide, les historiens et la presse , Le Nouvel Observateur du

    20 dcembre 2011 et Les nues de 2012 , Le Nouvel Observateur du 5 janvier 2012.22.R. Rmond, op. cit., p. 30-31 et 79-80.23.Voir Raymond Kvorkian, Un bref tour dhorizon des recherches historiques sur le gnocide des Armniens :sources, mthodes, acquis et perspectives , tudes armniennes contemporaines, no 1, p 61-74.24.Comme le faisaient remarquer lhistorien Vincent Duclert et le philosophe Michel Marian lors dune table ronde ausige de la Ligue des droits de lhomme co-organise par Gilles Manceron, Emmanuel Naquet et Boris Adjemian et sou-tenue par la LDH, le CVUH et lUGAB. Voir Boris Adjemian, La connaissance du gnocide des Armniens. Les enjeuxen France dune loi de pnalisation : retour sur la journe dtudes du 27 avril 2013 , tudes armniennes contempo-raines, no 1, septembre 2013, p. 99-114.25.Comme le souligne justement Vincent Duclert, art. cit. Cest galement ce que demandait la ptition dhistoriensspcialistes du sujet parue dans Libration du 25 janvier 2012, sous le titre Appel pour lHistoire du gnocide desArmniens .

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    quelque chose a chang dans nos rapports autemps. Le patrimoine est port par lmotion2.Lidentit est devenue une inquitude : comment la

    faire reconnatre, comment la dfendre, commentla retrouver ? quelle mmoire faire appel pourdevenir ce que je suis, jtais ou devrais tre ? tantbien entendu que, dans tous les cas, cette iden-tit est, dans une large mesure, une reconstruc-tion imaginaire. Plus largement, la monte de lathmatique de lidentit va de pair avec des incerti-tudes sur lavenir. Au cur de tous ces mots dordre

    Franois Hartogest historien, directeur dtudes lEHESS.

    Il est notamment lauteur de Croire en lhistoire, Flammar ion, 2013.

    Lhistoire et la mmoireface au prsentisme

    es conditions de lexercice du mtierdhistorien ont chang et changent

    rapidement sous nos yeux. Depuis un bon

    quart de sicle, on a parl de crise delhistoire, ou dhistoire dsoriente .La monte du contemporain ou du prsent a t le premier trait marquantde cette conjoncture, qui sest traduite aussipar lmergence du phnomne mmorieldans notre espace public. Depuis lors, lammoire est peu peu devenue le terme derfrence, le nom le plus englobant, bouscu-lant lhistoire, la contestant, voire la rempla-

    ant, au nom de sa puissance dattestationet de sa force motionnelle1. Aujourdhui,un homme politique parlera plus volontiersde mmoire que dhistoire. Mais de quellemmoire sagit-il ?

    Avec elle et lui faisant cortge, se sont imposs lepatrimoine, la commmoration, ainsi que liden-tit : ce sont autant de signes qui indiquent que

    L

    Lidentit est devenue une inquitude :comment la faire reconnatre, comment ladfendre, comment la retrouver ? quelle

    mmoire faire appel pour devenir ce que jesuis, jtais ou devrais tre ? tant bien

    entendu que, dans tous les cas, cette identit est, dans une large mesure,

    une reconstruction imaginaire.

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    Lhistoire et la mmoire face au prsentisme

    pass venait de loin, de plus en plus loin (lpoquede lapparition des premiers hominids na cess dereculer). Confronts ces bouleversements de nosrepres (rappelons que la chronologie des 6 000 ans

    de la Bible a plus ou moins tenu le coup jusquauXVIIIesicle), nous sommes tents de dire stop, deprner un retour en arrire, de retrouver des paradisperdus. Lindustrie des loisirs a immdiatementsaisi le parti quelle pouvait tirer des les paradi-siaques et autres territoires vierges, o le vacancierachte, pour une semaine ou deux, des expriencesbien calibres de dclration programme. Quantau pass historique, on tend le traiter ou le grer en des lieux prcis (les tribunaux), et au

    moyen dactions spcifiques (les politiques mmo-rielles). Soit au prsent et pour le prsent : sous lau-torit de la mmoire. Alors quon ne sait plus trop cequil convient dentendre par lhistoire , qui a tla grande croyance des temps modernes4.La singularit du rgime prsentiste tient ce quilny a finalement plus que du prsent : le prsentne voit rien au-del de lui-mme. Il sagit dunprsent, la fois extrmement tendu et continuel-lement remis en question puisque nous le vivons

    sur le rythme de linstant et de lobsolescenceimmdiate de cet instant. Chacun le vit dans sonquotidien, personnel comme professionnel. Dansce rgime-l, on ne sait plus quoi faire du passpuisquon ne le voit mme plus, et lon ne sait plusquoi faire de lavenir quon ne voit pas davantage.Son fonctionnement est illustr par le temps mdia-tique, o chaque matin et dsormais, avec les fluxdInternet o, en continu, chaque instant chasse

    des annes 1980, court une mme mise en questiondu futur : dvident quil tait jusqualors, il devientproblmatique, et amne, presque par substitution,la monte du prsent.Do, pour finir, lhypothse prsentiste. Ce que

    jai appel prsentisme se dfinit dabord, de faoncontrastive, par rapport au futurisme , dont taitporteur le temps moderne et au passisme dutemps davant, celui davant 1789, celui que jenomme lancien rgime dhistoricit3. Si lancienrgime dhistoricit se marquait par la prdo-minance de la catgorie du pass, et si le rgimemoderne confrait le premier rle la catgoriedu futur, le rgime prsentiste est celui o la cat-gorie du prsent vient dominer. Ce qui veut dire

    que, en un sens, il ny a plus que du prsent : unesorte de prsent perptuel. Dans lancien rgimedhistoricit, les acteurs avaient, certes, leurprsent, vivaient dans ce prsent, essayaient dele comprendre et de le matriser. Mais pour syreprer, ils commenaient par regarder du ct dupass, avec lide quil tait porteur dintelligibilit,dexemples, de leons. Dans le rgime futuriste, ourgime moderne, cest linverse : on regarde du ctdu futur, cest lui qui claire et explique, cest vers

    lui quil faut aller au plus vite. Ce qui a des rper-cussions sur les faons de percevoir et de vivre leprsent, comme sur la manire denvisager le pass,puisque cette lumire du futur guide les choix dece quil faut retenir et de ce quon peut abandonner,oublier. Lhistorien peut voir quelle histoire est crire.Dsormais, le futur nest plus conu comme ind-finiment ouvert, mais, tout au contraire, commede plus en plus contraint, sinon ferm. On pense

    aussitt au rchauffement climatique, aux dchetsnuclaires, aux modifications du vivant, etc. Nousdcouvrons, de faon de plus en plus acclre etde plus en plus prcise, que le futur, non seulementstend de plus en plus loin devant nous, mais quece que nous faisons ou ne faisons pas aujourdhuia des incidences sur ce futur si lointain quil nereprsente rien lchelle dune vie humaine. Danslautre sens, vers lamont, nous avons appris que le

    La singularit du rgime prsentiste tient cequil ny a finalement plus que du prsent :

    le prsent ne voit rien au-delde lui-mme. Il sagit dun prsent, la fois

    extrmement tendu et continuellementremis en question puisque nous le vivons sur

    le rythme de linstant et de lobsolescenceimmdiate de cet instant.

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    ont t assassins par les nazis. Au dpart, il ne saitrien de plus.On touche l un lment fondamental pourcomprendre ce qui sest opr dans notre rapportau temps. La prise de conscience de ce qua pu

    reprsenter lextermination voulue et organisede six millions de personnes et tout ce que ledploiement dun tel crime a impliqu, de procheen proche, jusquaux dcisions individuelles lesplus minuscules (voir, ne pas voir, faire comme sion ne voyait pas, etc.) , a laiss bante la questionde lhumanit de lhomme. La monte des interroga-tions a t telle que lide mme dun temps fonci-rement progressif, tourn vers lavenir, sest peu peu vide de son sens ou a achev de sabmer, si

    lon reconnat que tout a commenc avec la GrandeGuerre, qui, en cette anne du centenaire, faitbeaucoup crire et beaucoup parler.Les survivants ont navigu douloureusement entreoubli et oubli impossible ( On veut oublier, maison ne doit pas oublier, on ne peut pas oublier ,dclare Daniel Mendelsohn une survivante). Lesgnrations daprs ont de plus en plus fortementcherch savoir et se donner une mmoire de cequelles navaient qu peine ou pas du tout connu.

    La catastrophe de lextermination nest, coup sr,pas lexplication unique des changements profondsde nos rapports au temps, mais elle a atteint, si jepuis dire, le cur du temps moderne et du conceptdHistoire qui allait avec. Mais de cela, il nousa fallu un demi-sicle pour prendre pleinementconscience, la Guerre froide ayant eu un puissanteffet retardateur.La mmoire ne peut occuper la place qui estou tait celle de lhistoire. Une place, coup sr,

    lautre , on va chercher le pass et le futur donton a besoin. Dun mot, le problme soulev par ceprsentisme, cest quon ne sait plus comment arti-culer pass, prsent et futur. Parler de prsentismenimplique en rien de se placer dans un registre qui

    serait celui de la nostalgie (dun rgime antrieurmeilleur), pas plus que dans celui de la dnonciationet pas davantage dans celui dun simple acquiesce-ment lordre prsent du temps. Parler dun prsentomniprsent ne dispense pas, au contraire, de sin-terroger sur des sorties possibles du prsentisme.Dans un monde domin par le prsentisme, lhis-torien a une place aux cts de ceux que CharlesPguy nommait les guetteurs du prsent : plusque jamais.

    Faudrait-il alors conclure que la mmoire (nouvellemanire) et le prsentisme sont intrinsquementlis ? Si les deux vont de pair, la mmoire ne serduit nullement au prsentisme, mais il nest demmoire quau prsent. Elle est vocation, convo-cation, surgissement dun lment du pass dans leprsent et, dabord, son usage. Quel lment, etpourquoi tel moment plutt qu tel autre ? Cest ltoute la question. Mais cette opration mmoriellepermet aussi dchapper au seul prsent, celui

    du prsentisme, pour faire advenir des momentsdu pass, demeurs comme on dit, en souffrance,oublis, si lon veut, mais dun type doubli particu-lier. Puisque de ces vnements, de ces situations,de ces personnages, je nai aucun souvenir direct,ne les ayant pas moi-mme connus. Au mieuxquelques traces incertaines. Il sagit donc dunemmoire qui na rien voir avec la mmoire involon-taire (proustienne) ; elle est, au contraire, volontaire,enqutrice, archivistique : historienne, ainsi que la

    qualifie Pierre Nora. Elle est la mmoire quon napas, mais elle rpond une forme, plus ou moinssourde, dinsistance du pass. Combien denqutes,combien duvres littraires sont-elles construitesselon ce schma, depuis les premiers romans dePatrick Modiano, jusqu ce livre magnifique quesont Les Disparus (2007) de Daniel Mendelsohn,rcit dune enqute sur des parents quil na pasconnus. Originaires dune petite ville de Galicie, ils

    La catastrophe de lextermination nest, coupsr, pas lexplication unique des changements

    profonds de nos rapports au temps,mais elle a atteint, si je puis dire, le cur du

    temps moderne et du concept dHistoirequi allait avec.

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    Lhistoire et la mmoire face au prsentisme

    de mmoire. Cest considrable. Reste une diff-rence entre ce qutaient lhistoire et la mmoire :leur rapport au futur. Lhistoire, celle du conceptmoderne dhistoire, voyait le pass la lumiredu futur. La mmoire voit le pass la lumire du

    prsent. Cest l une diffrence majeure de pointde vue, quil ne sagit pas de juger, mais quil estprfrable de mesurer. Elle est bien la marque dunchangement dpoque.

    mais pas la mme. Tout un ensemble dopra-tions relve dsormais de sa comptence ou de sonmagistre : les rapports au pass en gnral, et,plus spcifiquement, le vaste domaine des crimes,rcents ou moins rcents, qui ont t perptrs, la

    place reconnue aux tmoins, lcoute les victimes,la rparation, quand cest possible, des torts subis,le vote de lois mmorielles , la mise en uvre de politiques de la mmoire , la gestion du devoir

    1.Christophe Prochasson, Lempire des motions, Les historiens dans la mle, Paris, ditions Demopolis, 2008.2. Voir motions patrimoniales, sous la direction de Daniel Fabre, Paris, ditions de la Maison des sciences delhomme, 2013.3.Franois Hartog, Rgimes dhistoricit, Prsentisme et Expriences du temps, Paris, Points-Seuil , 2012.4.Franois Hartog, Croire en lhistoire, Paris, Flammarion, 2013.

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    Les sujets de polmiques nont pas manqu depuis.Elles ont concern la conception de lenseignementde lhistoire de faon globale : la crise conscutive

    ladoption des programmes dit Haby a clat augrand jour en 1979 avec un article dAlain Decauxpubli dans le Figaro Magazine2et annonc sur lapage de couverture de faon tonitruante : Parents,on nenseigne plus lhistoire vos enfants . Elle apris rapidement un tour politique : Michel Debrinspira une proposition de loi sur lenseignementde lhistoire3 et organisa en collaboration avec lesrdactions dHistoria et dHistoriens et Gographesun colloque sur lenseignement de lhistoire la

    Laurent Wirtha prsid les groupes dexperts qui ont rdig les programmes actuels du collge et du lyce.

    Lenseignement de lhistoire de France.Un sujet chaud, un enjeu essentiel

    histoire est une passion franaise,son enseignement aussi, comme le

    montrent les polmiques rcurrentes autour

    des manuels dhistoire, souvent confondusavec les programmes. Ces polmiques sontparticulirement vives lorsquil sagit delenseignement de lhistoire nationale. Quepeut tre et que devrait tre cet enseigne-ment en ce dbut du XXIesicle, alors queplus dun sicle nous spare de lpoque deLavisse, un sicle marqu par des boulever-sements considrables et des changementsprofonds de notre socit mais aussi du

    monde.

    Ce genre de polmiques nest pas un phno-mne nouveau : dj au dbut du sicle dernier, la querelle des manuels qui culmina entre 1908et 1910, vit des familles catholiques et lpiscopatdnoncer violemment coup de ptitions et delettres pastorales le caractre jug anticlrical decertains manuels destins lenseignement public1.

    L

    Ladoption des programmes dit Haby aclat au grand jour en 1979 avec un article

    dAlain Decaux publi dans le Figaro Magazineet annonc sur la page de couverture de faon

    tonitruante : Parents, on nenseigne pluslhistoire vos enfants .

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    jeunesse 4. Le dbat, relay par les mdias et lespolitiques se prolongea au dbut des annes 1980et franchit le cap de lalternance : Max Gallo, en tantque porte-parole du gouvernement fit part le 31 mai1983 de linquitude exprime par le prsident

    Mitterrand en Conseil des ministres devant lescarences de lenseignement de lhistoire . Dautrespolmiques se sont dclenches dans les annessuivantes.Elles ont t dautant plus vives lorsquelles sesont focalises sur lenseignement de lhistoire deFrance. Certains exemples plus rcents sont signi-ficatifs : Au sujet de la guerre dAlgrie en 2000-2001 :

    le problme de lutilisation de la torture par

    larme franaise est lorigine dune controversequi a atteint par ricochet lenseignement. Lejournal Le Mondea lanc le dbat en publiant,le 20 juin 2000, le rcit par Louisette Ighilahrizde la torture quelle a subie, mettant en cause laresponsabilit des gnraux Massu et Bigeard.Bigeard nia farouchement mais Massu reconnutdans une interview la pratique de la torture.La polmique fut son comble aprs la publi-cation en mai 2001 dun ouvrage5 dans lequel

    son auteur, le gnral Aussaresses, justifia cettepratique. Elle stendit lenseignement, lesmdias relayant lide fausse selon laquelle laguerre dAlgrie, pourtant prsente depuis long-temps dans les programmes6, ne serait toujourspas enseigne.

    Au sujet de la colonisation franaise en 2005 :larticle 4 de la loi de fvrier 2005, prescrivantlenseignement des aspects positifs de la colo-nisation , dclencha une controverse alors que la

    mme anne une autre polmique enfla autour dela question de lenseignement de la traite ngrireet de lesclavage.

    Mais cest dans les annes 2009-2012, que desattaques contre les nouveaux manuels dhistoire,conformes aux programmes de collge adopts en2008, rvlrent ce que devrait tre, selon certains,lenseignement de lhistoire de France. Le fait queces attaques aient t conscutives au dbat

    sur lidentit nationale, lanc sous la prsidencede Nicolas Sarkozy, amne se poser la questiondun terrain qui aurait pu leur tre particulirementfavorable.Langle dattaque a t la soit disant disparition de

    Louis XIV et de Napolon des manuels, grandshommes dont la place aurait t sacrifie afindintroduire de lhistoire africaine. Une ptition,intitule notre histoire, cest notre avenir , futlance sur Internet. Loffensive trouva son porte-voix mdiatique en la personne de Dimitri Casali.Un temps professeur dhistoire, ce dernier se recon-vertit dans lcriture douvrages de vulgarisationsublimant lhistoire de France et ses grandes figureset dnonant la repentance 7. Il sest spcialis

    galement, la tte de lassociation Historock ,dans la production de concerts rock historiques ,notamment la gloire de Napolon. On peut dplorerquune maison ddition comme Armand Colin aitpu lui confier en 2013 le soin de prolonger le manuelde Lavisse8. En fait lvacuation de Louis XIV etde Napolon des programmes relevait du fantasmevoire de lintoxication. Louis XIV est bien prsentdans les programmes et les manuels de cinquime etNapolon dans ceux de quatrime. Mais la rumeur

    tait lance et de nombreux mdias lont colporte,sans prendre la peine de vrifier leurs sources.Le Figaro magazine titra en page de couverture Cette histoire de France quon nenseigne plus vous enfants 9 et, un an plus tard, Qui veutcasser lhistoire de France10. On retrouvait parmiles signataires des diffrents articles de ces deuxnumros Dimitri Casali, Jean-Christian Petitfils,Max Gallo et Jean Svillia11. Dautres journaux et

    Lenseignement de lhistoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel

    Langle dattaque a t la soit disantdisparition de Louis XIV et de Napolon desmanuels, grands hommes dont la place

    aurait t sacrifie afin dintroduire delhistoire africaine. Une ptition, intitule

    notre histoire, cest notre avenir ,fut lance sur Internet.

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    magazines reprirent ce thme, notamment Valeursactuelles,Le Figaro, Aujourdhui en France. Lactedaccusation salourdit : ainsiLe Figaroaccusa aussiles manuels et les programmes doublier les hrosde 14-18, entendant par hros non pas les poilus

    mais les marchaux, commencer par Ptain12

    .Certaines chanes de tlvision ne furent pas enreste et offrirent des tribunes mdiatiques complai-santes ceux qui dveloppaient ces accusations,sans accorder de vritable droit de rponse. Toutcela a ouvert les vannes dattaques violentes surInternet13. Jtais lgamment qualifi de salopequi veut bannir du collge Louis XIV et Napolon ,dsign la vindicte comme un de ces juifs quicontrlent les ministres , fonctionnaire merce-

    naire du mondialisme juif , tratre, destructeurde lidentit nationale , franc-maon . Par mafaute, les petits coliers franais allaient pouvoirscrier nos anctres les Wolofs . Les nouveauxprogrammes taient qualifis de basse manuvrevisant dsintgrer, culpabiliser et dtruire lesFranais, en comptant sur limmigration de massepour dtruire toute identit nationale avec laide delislam. On pouvait y lire aussi quon se fout delAfrique subsaharienne dont les contributions

    lhistoire de lhumanit sont nulles On recon-nat l le vocabulaire et les accents racistes et anti-smites de lextrme droite.Cette conception dune histoire passionne de laFrance est aux antipodes de ce que doit tre lhis-toire et son enseignement. Sil est souhaitable quele public et les lves se passionnent pour lhistoirede France, il serait catastrophique que son criture

    et son enseignement obissent une telle passionqui constitue un danger pour la Rpublique etles liberts. Il faut empcher ces falsificateurs defaire main basse sur lenseignement de lhistoire deFrance. On peut et on doit leur opposer une concep-

    tion radicalement oppose de lenseignement decette histoire, qui ne soit pas mue par la passionidentitaire et le rejet de lautre, mais qui procdede la raison, de lesprit critique et de louverture laltrit.Cet enseignement doit tre fond sur lac-quisition et la matrise de repres chronologiquesqui ont jalonn notre histoire, mais cette acquisitionne vaut que si le sens de ces repres est clairementmis en vidence14. Le 14 juillet par exemple doittre remis en perspective, la fois vocation de la

    prise de la Bastille en 1789 et de la fte de la Fd-ration en 1790, dans lesprit de la loi de 1880 quila institu comme fte nationale. Ces repres indis-pensables doivent avoir une cohrence et servir desupport la comprhension dvolutions majeuresqua connues notre pays : ainsi le reprage dv-nements significatifs de la construction de ltatau Moyen-ge, de laffirmation de la monarchieabsolue sous Louis XIV et de la fondation duneFrance nouvelle pendant la Rvolution et lEmpire

    peuvent servir de support la comprhension dela construction progressive de ltat. Labsence decertains repres dans les programmes de collge apu donner lieu controverse. On peut en citer unexemple assez significatif : celui du baptme deClovis. Lattaque qui a port sur labsence de cerepre est connote idologiquement : cette vacua-tion aurait t dlibre pour gommer la dimensionchrtienne de lhistoire de la France, fille anede lglise . Le problme est que les historiens

    ne peuvent pas dater prcisment cet vnement, une dizaine dannes prs, et surtout que son rcit aune dimension lgendaire, Grgoire de Tours ayanttranspos la conversion de Constantin, Clotildeprenant la place dHlne et la bataille de Tolbiacremplaant celle du Pont Milvius Si on avaitinscrit ce repre encore aurait-il fallu en donner sonvritable sens : ce baptme a une dimension pluspolitique que religieuse.

    Il faut empcher ces falsificateurs de fairemain basse sur lenseignement de lhistoirede France. On peut et on doit leur opposer

    une conception radicalement oppose delenseignement de cette histoire, qui ne soit

    pas mue par la passion identitaire et le rejetde lautre, mais qui procde de la raison, delesprit critique et de louverture laltrit.

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    Lenseignement de lhistoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel

    Pendant la Seconde Guerre mondiale lhonneur dela France a t sauv par la Rsistance et la FranceLibre, mais cela ne doit pas occulter la collabo-ration du Rgime de Vichy et sa complicit activedans la solution finale .

    La mythification peut aussi passer par lhrosationdes grandes figures de notre histoire. Les auteursdes attaques contre les programmes dnonant lasoit disant vacuation de Louis XIV et de Napolonont de ce point de vue une vision de ces personnagesfonde essentiellement sur leur gloire militaire etleurs conqutes, juges positivement, abstractionfaite des malheurs de la guerre. Ils ne retiennentaucun aspect ngatif de leurs rgnes respectifs. Poureux la figure du Roi Soleil clipse totalement la vie

    de vingt millions de Franais18

    de mme que celle delempereur fait passer la trappe celle dune popu-lation forte de trente millions dhabitants. Commele fait remarquer Jol Cornette, loccasion de lardition du classique de Pierre Goubert en 201019,cet ouvrage a permis de faire avancer la connais-sance non seulement de Louis XIV mais aussi deshumbles et des misrables qui ont droit, autant queles puissants, au travail et aux dcouvertes des cher-cheurs . Lenseignement de lhistoire de France ne

    doit pas se limiter une galerie de grandes figuresmais doit intgrer lhistoire sociale dans toutes sesdimensions. La vie des sujets de Louis XIV et celledes Franais sous le Premier Empire sont des objetsdtude aussi dignes dintrt que celle des puis-sants. De mme, si lon voque la Premire Guerremondiale, dont le centenaire est commmor cetteanne, on ne saurait se limiter parler des mar-chaux. Les vrais hros de ce conflit ne sont-ils pas

    Ce mythe nous amne une seconde considrationconcernant dune faon gnrale lenseignementde lhistoire de France : il doit se dgager de toutetendance une mythification mue par une passionidentitaire ou idologique. Il doit obir aux rglesde la raison et de lesprit critique. Lhistoire deFrance doit tre prsente avec ses ombres et ses

    lumires. Cest un bloc comme le disait Clemen-ceau de la Rvolution15. On ne doit pas la dformerni y oprer un tri au gr de ses prfrences idolo-giques. Certains, souvent les mmes, sont enclins sublimer les Rois qui ont fait la France , lesracines chrtiennes et la fille ane de lglise , trouver des mrites au rgime de Vichy. Dautresau contraire exaltent la France des rvolutions.Dans lenseignement de lhistoire, une dmarche deraison et de vrit doit lemporter sur les passions et

    les idologies. Toutes les poques doivent tre envi-sages avec lesprit critique inhrent au processusde vrit historique. Les rois ont fait la France, ontuvr la construction de ltat moderne et ils nousont lgu un patrimoine dont Versailles est un desfleurons, mais cela ne doit pas occulter les duresconditions de vie de la grande majorit des Fran-ais, les injustices et la cascade de mpris 16quicaractrisaient la socit sous lAncien Rgime. Lechristianisme nous a lgu aussi un patrimoine,

    notamment ce blanc-manteau dglises 17

    , maiscela ne doit pas occulter linquisition, le massacrede la Saint-Barthlemy et la chasse aux hrtiqueset aux sorcires. La Rvolution nous a donn laDclaration des droits de lhomme et du citoyen,mais cela ne doit pas occulter la Terreur et les viola-tions de ces droits par notre Rpublique elle-mme,par exemple du fait des violences coloniales ou de lapratique de la torture pendant la guerre dAlgrie.

    Lhistoire de France doit tre prsente avecses ombres et ses lumires. Cest un bloc comme le disait Clemenceau de la Rvolution.

    On ne doit pas la dformer ni y oprer un tri augr de ses prfrences idologiques.

    Lenseignement de lhistoire de France ne doitpas se limiter une galerie de grandes figuresmais doit intgrer lhistoire sociale dans toutesses dimensions. La vie des sujets de Louis XIV

    et celle des Franais sous le Premier Empiresont des objets dtude aussi dignes dintrt

    que celle des puissants.

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    ont marqu la socit franaise contemporaine. Iltait incontournable dans cette mesure dintgrerlhistoire de limmigration dans les programmes etcest maintenant chose faite au collge comme aulyce. Louverture laltrit signifie galement que,

    si lhistoire de France doit avoir une place de choix,cette place ne doit pas tre exclusive. Tradition-nellement les programmes dhistoire du primairetaient ancrs dans le national et ceux du secon-daire plus ouverts lhistoire de lEurope et dumonde. Ctait dj le cas dans les programmes dela fin du XIXesicle. La construction europenne etla mondialisation rendent une telle ouverture dau-tant plus ncessaire. Linscription de notre histoiredans un contexte plus large est de nature la rendre

    plus intelligible.Ainsi, un enseignement de lhistoire de France,fond sur lacquisition de repres solides, laraison, la rflexion, lesprit critique et louverture lautre, constitue un levier essentiel pour formerdes citoyens clairs, citoyens franais, mais aussieuropens capables de comprendre le monde duXXIesicle et den tre des acteurs part entire.

    plutt les poilus, et la France aurait-elle pu tenirsans le travail des femmes et des travailleurs dontnombre venaient des colonies ?Ce recours aux travailleurs, mais aussi aux combat-tants originaires des colonies amne un autre point

    important prendre en compte pour enseigner lhis-toire de France. Cet enseignement doit tre ouvert laltrit. Lidentit de la France est, et a toujourst ouverte. La volont dexclusion caractristiquedu rgime de Vichy a t ce point de vue une excep-tion. La population franaise sest construite au grdes migrations travers les sicles et le droit du solexistait sous lAncien Rgime. Les flux migratoires

    Lidentit de la France est, et a toujours touverte. Les flux migratoires ont marqu

    la socit franaise contemporaine. Il taitincontournable dans cette mesure dintgrer

    lhistoire de limmigration dans les programmeset cest maintenant chose faite au collge

    comme au lyce.

    1.Patrick Garcia et Jean Leduc, Lenseignement de lhistoire en France de lAncien Rgime nos jours,Armand Colin,2003, P. 142 et suivantes2.Figaro Magazine, 20 octobre 19793.Voir ce texte dans Historiens et Gographes n 279 (juin-juillet 1980)4.Voir les Actes dans le n spcial 281 dHistoriens et Gographes(novembre 1980)5.Services spciaux : Algrie 1955-1957, mon tmoignage sur la torture, Perrin 20016.Depuis 1969 dans le programme de 3eet 1982 dans celui de terminale.7.LAltermanuel dHistoire de France, dition Perrin, 2011 ; LHistoire de France interdite. Pourquoi ne sommes-nousplus fiers de notre histoire ? JC Latts, 2012.8.Ernest Lavisse et Dimitri Casali, Histoire de France de la Gaule nos jours,Armand Colin, 20139.

    Numro du 27 aot 201110.Numro du 24 au 24 aot 201211.Dont Perrin a publi en 2013 une Histoire passionne de la France,titre qui a le mrite dannoncer la couleur. Cestune vision sublime de lhistoire de France, surtout celle de la France monarchique et fille ane de lglise qui setermine sur une apologie du mouvement contre la loi autorisant le mariage homosexuel.12.Le Figarodu 27 aot 2012.13. Ces attaques se sont dveloppes notamment sur http://la-valise-ou-le-cercueil.over-blog.com. Voir le siteFdesouche.com, autant de noms significatifs14.Les programmes actuels du primaire et du collge prvoient explicitement lacquisition de nombreux repres etlpreuve du diplme national du brevet comporte une vrification de lacquisition de ces repres. Les textes de cesprogrammes sont consultables sur le site Eduscol.education.fr.

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    32 Lenseignement de lhistoire de France. Un sujet chaud, un enjeu essentiel

    15.Dans son discours la Chambre des dputs du 29 janvier 1891.16.Pierre Goubert, LAncien Rgime,Armand Colin 197317.Pour reprendre lexpression du moine chroniqueur Raoul Glaber (985-1047)18.Pierre Goubert, Louis XIV et vingt millions de Franais,rdit en 2010 dans la collection pluriel.19.LHistoiren 356 de septembre 2010, page 96

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    concerne lexistence de lacunes chez nos lves :connaissances en archipels, repres chronologiquesbrouills, concepts mal appropris, difficile matrise

    de ce qui passe par lcrit. Un second est relatif laplace et limage dune discipline qui intresse etpassionne, mais parat moins scientifique queles sciences dures et moins directement utile que les langues vivantes. Limpression de rptitiondomine aussi (en partie parce que lon revient surles mmes thmes, notamment parce que lon tienttoute la chronologie jusquen 3eet que lon recom-mence au lyce), ainsi que celle dun enseignementncessitant plus la mmorisation que la rflexion.

    Le pass tant forcment clos, on pense aussi tropfacilement que la connaissance historique seraitstatique. Troisime point, lorsque lon valorise lhis-toire, cest parfois pour de mauvaises raisons, parceque lon pense quelle permettrait dexpliquer leprsent, ce qui, si cela tait vrai, conduirait dniertout rle aux acteurs du jeu historique. Si lhistoirea une utilit, en tant que discipline de culture gn-rale, cest quelle ncessite une gymnastique intel-

    Olivier Grenouilleauest professeur dhistoire Sciences-Po Paris.

    Enseigner lhistoire de France

    flchir lenseignement de lhistoirede France, au primaire et au secon-

    daire, implique tout dabord de partir dun

    tat des lieux et dune rflexion sur ce quepeut tre lhistoire lcole. Car, spcifique,lhistoire de France est avant tout histoire.Nous verrons ensuite comment elle pour-rait tre dcline, avant dinsister sur le faitquelle a sans doute tout gagner en jouantsur les multiples articulations avec dautresdomaines de lhistoire et dautres enseigne-ments et disciplines.

    Il nous faut partir des lves daujourdhui, tels quilssont, et non pas de ceux que lon imagine tre ouque lon souhaiterait avoir. Or si de nombreux pointsapparaissent minemment positifs (les lves, lesparents et la socit globale reconnaissent gnra-lement limportance de lhistoire), des motifs din-quitude existent, quil nous faut regarder en facepour progresser.Un premier, rvl par des tudes officielles,

    R

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    Enseigner lhistoire de France

    les savoirs, et parce que lhistoire nest elle-mmeque lorsquelle est incarne. Enfin, elle est unediscipline de culture gnrale : parce quelle parti-cipe dune culture commune permettant de vivreensemble ; parce quelle permet la connaissance

    et lappropriation de repres qui, au-del de leurdimension historique, sont devenus patrimoniaux(monuments, ides, valeurs, faits, uvres litt-raires ou artistiques) ; parce quelle ncessite unerflexion contribuant la formation intellectuelle delindividu et quelle lui permet, par le dtour de ladimension exotique du pass, de mieux comprendrele prsent.Voil, mon sens, ce quil faut avoir lesprit avantmme de commencer sintresser lobjet spci-

    fique histoire de France. Ceci dit, cet objet estactuellement la fois fortement prsent et claire-ment dispers dans nos programmes. Prsent caril y est abord travers nombre de thmatiquesessentielles comme lhistoire de nos rpubliques,des conflits mondiaux, et, plus gnralement, delhistoire politique, sociale et culturelle des XIXeet XXe sicles. Les autres priodes apparaissentgalement, bien videmment, mais plus la faveurde focus sur des thmatiques comme celles de la

    Renaissance, de la marche vers labsolutisme ouencore des Lumires. Ceci conduit des absences,quil est facile de qualifier doublis ou docculta-tions, ouvrant ainsi de faux dbats souvent bienmanichens. Car il manque et manquera toujoursbeaucoup de choses dans les programmes dhis-toire, tout simplement parce que lon ne peut pastout y dire. La question de la dispersion est sansdoute plus proccupante. Non pas quil soit nces-saire de consacrer, chaque anne, de longs dve-

    loppements cette histoire spcifique, mais parce

    lectuelle permettant, en shabituant dcrypter lepass, de mieux analyser le prsent. Lhistoire nestpas la mmoire, elle nexpliquepas le prsent, maispermet de mieux le comprendre. Enfin, nos lvesmanquent pour la plupart de culture gnrale histo-

    rique. lexception de ceux pour lesquels elle estpartie intgrante du patrimoine familial, elle nepeut tre fournie que par lcole.Aussi lhistoire enseigne lcole doit-elle tre la fois porteuse de sens et de repres chronolo-giques, patrimoniaux et idels. Donner du sens auxchoses ne veut pas dire orienter la rflexion ilfaut au contraire d-essentialiser les objets histo-riques. Cela signifie donner voir et comprendreen dmontant les logiques des acteurs du pass

    sans jamais donner limpression que le rsultatfinal tait inluctable. Paralllement, lhistoiretant ltude des hommes dans le pass, il faut lvidence des repres chronologiques et patrimo-niaux, connus et appropris, dont le sens, au-delde la date, soit compris. Enfin, la dimension scien-tifique de lhistoire enseigne doit tre assume :mise en vidence de problmes, tablissement deproblmatiques, tude critique de sources varieset croises, comparaisons, explicitation de lappa-

    reil mthodologique utilis, prsentation des zonesde certitude, des objets de dbat et de leurs volu-tions. Le tout afin de montrer que les regards etles connaissances historiques voluent, sans pourautant prter le flanc des drives qui conduiraient douter de tout. Paralllement, lhistoire enseignedoit tre sensible, cest--dire non pas motionnellemais donner voir, couter, mesurer Parceque cela permet aux lves de mieux sapproprier

    Sans doute faut-il commencer trs tt, ds leCM1 (voire avant), un moment o lhistoireenseigne doit tre sans doute plus sensible

    encore, en essayant de marier le national et leglobal, quitte dbuter par le local.

    Si lhistoire a une utilit, en tant quediscipline de culture gnrale, cest quelle

    ncessite une gymnastique intellectuellepermettant, en shabituant dcrypter le

    pass, de mieux analyser le prsent. Lhistoirenest pas la mmoire, elle nexpliquepas le

    prsent, mais permet de mieux le comprendre.

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    quau passage : les Gaulois au moment dtudierlempire romain et la romanisation, ou bien uneseigneurie locale loccasion dun cours sur lOcci-

    dent mdival. En posant un petit nombre de jalonspermettant une approche cohrente de lhistoireen gnral, le collge permettra ensuite de mieuxcomprendre lobjet spcifique histoire de France ;notamment si, chaque fois que cela est possible,on tente dclairer des thmatiques plus larges partir de lhistoire nationale (la Rvolution franaisedans lhistoire des rvolutions du XVIIIesicle parexemple). On peut ainsi penser, condition dima-giner un enseignement dont les bnfices puissent

    tre cumulatifs, qu lissue du collge un enfantdevra tre capable de dresser deux frises chronolo-giques continues porteuses de repres idels : lunerelative aux quatre grandes priodes de lhistoire,lautre lhistoire de France.Forts de ces acquis, avec des lves dune plusgrande maturit, le lyce doit permettre daller plusloin. Une anne entire pourrait tre consacre ltude de lhistoire de France dans son ensemble.Fidle une dmarche en entonnoir faisant progres-

    sivement passer du proche au lointain, je seraisenclin penser que lanne de Seconde pourraitpermettre cette prise de recul synthtique, avantque nos lves sorientent vers lhistoire de lEurope(Premire) et du monde (Terminale). Une anneentire peut paratre beaucoup. Cela ne permettrapas, cependant, dviter des choix. Quels quilspuissent tre, on ne peut faire lconomie de quelquesgrands moments : aborder la question des origines

    quil faut cette histoire, comme toute autre,sinon un fil directeur (ce qui renvoie la ques-tion fort dbattue des limites videntes du romannational traditionnel et de la ncessit ou non delui en adjoindre un plus moderne ce que quoi

    je ne suis personnellement pas favorable, lhistoirenayant pas besoin de romans, quels quils soient)du moins une cohrence densemble, un droul,une trame relativement dense, partir de laquelletout lve, futur citoyen, pourra faire son miel. Cestautour dune charpente que lon construit son toit.Sans doute faut-il commencer trs tt, ds le CM1(voire avant), un moment o lhistoire ensei-gne doit tre sans doute plus sensible encore, enessayant de marier le national et le global, quitte

    dbuter par le local. savoir donner voir tout lafois un aperu des grandes tapes de lhistoire dumonde, de linvention de la vie aujourdhui (avec,sous-jacente, lide en quoi la vie des hommes a-t-elle t ou non change ? ) et commencer faireprendre conscience de ce qua t et ce quest laFrance (le territoire, les grands bouleversements,les ides, les hommes et les femmes qui ont fait laFrance). Tout la fois afin que les enfants puissentdj commencer voir comment lhistoire de leur

    nation sinsre dans une histoire plus vaste, et rci-proquement. Mme sil est ce niveau plus questiondveil que de connaissances historiques prcisessans doute conviendrait-il dassocier des dates, desvnements et des personnages des ides. Ici,comme dans les autres classes, le chronologiquene soppose pas au thmatique ; ils se compltent.Lassociation de thmes peu nombreux et dunpetit nombre de repres chronologiques, idels etpatrimoniaux porteurs de sens (choisis parce quils

    correspondent de grandes articulations du cours)peuvent figurer sur une frise chronologique laboreprogressivement au cours de chaque anne, contri-buant la cohrence de lensemble.Si lon estime, comme je le crois, quil faut ensuite,selon les mmes principes, que nos lves puissentavoir un aperu des quatre grandes priodes delhistoire (ancienne, mdivale, moderne et contem-poraine), lhistoire de France ne pourra tre aborde

    Une anne entire pourrait tre consacre ltude de lhistoire de France dans son

    ensemble. Fidle une dmarche en entonnoirfaisant progressivement passer du proche au

    lointain, je serais enclin penser que lanne deSeconde pourrait permettre cette prise de reculsynthtique, avant que nos lves sorientent

    vers lhistoire de lEurope (Premire)et du monde (Terminale).

  • 8/12/2019 La Revue socialiste n55

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    LAREVUESOCIALISTEN 55 -JUILLET2014

    Enseigner lhistoire de France

    Ce constant va-et-vient entre le cadre national,les quatre grandes priodes de lhistoire, lhis-toire de lEurope et celle du monde ( mettre ellesaussi en relief lors de ltude des quatre priodes)sexplique aussi par une conviction : cest dans le

    rapport lautre que lon peut mieux apprendre se comprendre soi-mme. Notre histoire nationaleprendra dautant plus de sens quelle pourra treremise en contexte, au sein de cadres gographiqueset temporels plus vastes. Inversement, une initiation lhistoire en gnral, ou bien celle de lEuropeet du monde en particulier, naurait aucun sens sinos lves navaient pas aussi, une connaissancesuffisante de lhistoire de France. Voil pourquoi ilest inutile dopposer histoire de France, histoire de

    lEurope et histoire du monde. Il faut essayer de lesmarier, tout comme lhistoire enseigne doit tre la fois sensible, porteuse de sens et dune logiquescientifique.Ce que lon conoit bien snonce clairement et lesmots pour le dire arrivent aisment, nous indiqueBoileau. Bien concevoir implique de relier les chosesentre elles, car cest du lien que provient le sens.Plus lhistoire de France sera mise en relations avecdautres composantes de lhistoire et dautres disci-

    plines, et plus elle sera potentiellement porteuse dersultats en termes de mmorisation, dapprofondis-sements et dappropriations.Parmi ces autres disci-plines la gographie apparat en premire position.La France ce sont des hommes, mais cest aussiune gographie, des territoires et des frontiresmouvantes. Braudel et dautres historiens de sagnration aimaient dire quils avaient commenc comprendre lhistoire de France en y voyageant,parfois bicyclette. Auparavant, Vidal de la Blache

    nous montrait, avec son possibilisme , commentlhomme et la nature staient maris pour produireune France, celle quil pouvait voir, son poque.Elle nest plus, aujourdhui, mais les histoires deFrance (celles des petites patries ayant contribu faire la grande nation , une poque o lesidentits taient penses comme cumulatives) onttoujours des gographies. Il existe une gohistoire.Il peut tre utile, non pas forcment pour lhistorien,

    de lhistoire de France jusquen 987 (en insistant surlide de brassage des peuples et des ides) ; sinter-roger sur les caractres et le legs de presque milleans de monarchie (la construction dun territoireavec ses frontires y compris outre-mer et ses

    provinces ; le passage du roi fodal au roi absolu,du domaine royal la gense de ltat-nation) ;rflchir lempreinte rvolutionnaire (des annes1780 aux annes 1880, voire jusqu aujourdhui, enFrance et au dehors) ainsi quaux expriences rpu-blicaines (de 1792 aujourdhui). Le tout en prenanten compte dimensions intrieures et extrieures (laplace et le rle de la France en Europe et dans lemonde), en ne se cantonnant pas dan