La Revue socialiste N°57 - mars 2015

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la revue socialiste 57sommaire

édito- Alain Bergounioux

Leçons républicaines ......................................................................................................................................................................................................................... p. 03

le dossier - Philippe Portier

Les trois âges de la laïcité .............................................................................................................................................................................................................. p. 07

- Pierre KahnL’école et les enjeux de la laïcité aujourd’hui ............................................................................................................................................................ p. 19

- Jean-Louis SchlegelDépressions, renouveaux, tournants et tourments : l’Eglise catholique en France ........................................................ p. 29

- Abdennour BidarIslam et laïcité ............................................................................................................................................................................................................................................ p. 43

- Jean Baubérot Protestantisme et laïcité ................................................................................................................................................................................................................. p. 51

- Haïm KorsiaLa laïcité et les religions dans la France d’aujourd’hui .................................................................................................................................. p. 59

- Jean-Louis BiancoInterview : La laïcité, c’est d’abord une liberté ........................................................................................................................................................ p. 69

grand texte - Simone Weil

L’enracinement, 1943 ......................................................................................................................................................................................................................... p. 77

polémique - Jean-Paul Delahaye

Le socle avant l’école du socle ou de l’ordre logique des choses ........................................................................................................ p. 83

à propos de… Jacques Julliard, Jean-Claude Michéa, La Gauche et le Peuple, 2014

- Matthieu GuibardRevenir aux fondamentaux pour rapprocher la gauche et le peuple ........................................................................................ p. 103

- Lucie TangyRetrouver le peuple ........................................................................................................................................................................................................................... p. 107

- Jacques Julliard« C’est ce totalitarisme de la marchandise et du profit qui rend littéralement les gens fous » ....................... p. 117

actualités internationales - Jean-Jacques Kourliandsky

Brésil, Dilma Rousseff confirmée par les électeurs, mais pour quelle alternative ? .................................................... p. 125

- Monique Saliou Le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse : un bel exercice démocratique qui n’a pas clarifié l’avenir ........ p. 139

- Didier BillionQuelques réflexions sur la politique régionale de la Turquie .............................................................................................................. p. 149

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Mais elle est aussi de faire face au problème mis crument en lumière, aujourd’hui, la sécession d’une partiede la jeunesse, le plus souvent deconfession musulmane, au-delà de ladérive terroriste de quelques individus,qui n’a pas le sentiment d’appartenirréellement à ce pays et pour lesquels laRépublique et ses valeurs ne signifientrien. Le fait n’était pas méconnu, loin de là, il a même donné lieu à de nom-breuses études. Mais son caractère dra-matique lui a donné une forte intensité.

La France se retrouve ainsi face à elle-même, avec ses problèmes politiques,économiques, sociaux, culturels. Lerisque est celui d’une double radicalisa-tion, celle d’une frange minoritaire de

jeunes, pas toujours issue des cités, quitrouve dans la religion une justificationde sa révolte, et celle d’un mouvementanti-islamiste, qui ne fasse plus aucunedistinction, oublie la masse de toutescelles et tous ceux qui vivent dans unesociété qu’ils apprécient, et qui fasse le lit du Front national, orfèvre en for-mules simplistes.

Comment dénouer ce piège ? En remet-tant sur le métier nos politiques – quin’ont pas été vaines, sinon dans quelétat serait la société française ! - et enmenant un inventaire lucide. En s’inter-rogeant, tout autant, sur la manière de faire partager les valeurs de la Répu-blique, avec, au tout premier rang, la laïcité. Car, la République, c’est à la fois

A près l’émotion des journées terribles de janvier, est rapidement venu le tempsde l’action et de la réflexion. Le gouvernement a pris la mesure du caractèremultidimensionnel des problèmes que posent ces attentats à notre pays.

L’urgence, évidemment, est d’assurer la sécurité de la population. Et toute une série dedispositions et de mesures sont prises en ce sens.

Leçons républicaines

la revue socialiste 57

éditoAlain Bergounioux

Directeur de La Revue socialiste.

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Alain Bergounioux - Leçons républicaines

des institutions et des politiques ausens large d u terme, mais, égalementun état d’esprit. Montesquieu auraitparlé de la « vertu » qu’il pensait devoir

être le principe du régime républicain.Cela veut dire, simplement, que l’indi-vidu doit s’accomplir aussi dans la cité.L’intérêt général, contrairement à laconception libérale initiale, ne peut naî-tre seulement de la rencontre des inté-rêts privés et d’identités singulières. LaRépublique n’accepte pas l’idée que lasociété civile seule puisse assurer lebien commun.

A partir de là, il y a deux grands do-maines d’action. Le premier – que je nedéveloppe pas dans cet éditorial, poury revenir évidemment plus tard, dans laRevue –, concerne nos politiques pu-bliques. Même s’il faut se garder d’uneconception par trop déterministe – tous

ceux qui se pensent comme exclus neversent pas dans le terrorisme–, il estévident que les difficultés d’emploi etles ségrégations spatiales créent desconditions pour une désespérance so-ciale qui nourrit la déscolarisation et ladésocialisation. Les politiques de l’em-ploi, de l’éducation, de la ville et du lo-gement, de santé, des transports, delutte contre les discriminations, sontpour cela, décisives. Non que beaucoupn’ait pas été fait dans les décennies pré-cédentes, en termes de financement.Mais force est de constater que lamixité sociale a reculé et que les préfé-rences et les intérêts culturels et so-ciaux jouent contre. Un plus grandvolontarisme est possible, notammentpour une meilleure répartition et orga-nisation des services publics. Mais cesefforts s’inscrivent dans un temps né-cessairement long. Il est donc impor-tant, en même temps, de reconnaître etd’apporter un soutien aux centaines demilliers d’associations, médiateurs so-ciaux, animateurs sportifs ou culturels,bénévoles souvent, qui jouent un rôle-clé pour maintenir ou recréer un tissusocial. Les modalités de l’élargissementdu service civique ne sont pas encorefixées, mais il peut avoir, également,

La République, c’est à la foisdes institutions et des politiquesau sens large du terme, mais,également un état d’esprit.Montesquieu aurait parlé de la « vertu » qu’il pensaitdevoir être le principe du régime républicain.

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la revue socialiste 57Édito

une fonction réparatrice en le liant àdes formations professionnelles.

En même temps, la question du par-tage des valeurs communes est déci-sive. Les comportements individuelssont structurés, pour l’essentiel, par lesvaleurs que l’on se donne – quellesqu’elles soient – pour vivre et pour agir.Et là, nous voyons bien que les valeursrépublicaines ne sont pas comprises –voire pas connues du tout – par unepartie de la population. La législationest souvent mal interprétée. Le malen-

tendu est à son comble pour les prin-cipes de la laïcité. Elle est souvent vuecomme un athéisme et, au minimum,

comme un ensemble d’interdictionsqui ont pour finalité de nuire aux reli-gions et, aujourd’hui, surtout à l’Islam.Or, ce n’est pas son sens tel qu’il résultede plus d’un siècle de débats, depuis laRévolution française, et s’est inscritdans la loi de 1905 sur la séparation desEglises et de l’Etat. La laïcité françaisen’est pas un principe d’exclusion. Ellegarantit, au contraire, fondamentale-ment, la liberté de conscience et la liberté des cultes. Elle assure la neutra-lité de l’Etat pour donner la possibilitéd’un espace commun à tous les Fran-çais. L’histoire nationale explique les caractères pris par cette organisationdes rapports entre les religions et l’Etat.Mais la tendance est la même danstous les pays occidentaux, avec une

Là, nous voyons bien que les valeurs républicaines ne sont pas comprises - voire pasconnues du tout - par une partie de la population. La législationest souvent mal interprétée. Le malentendu est à son comblepour les principes de la laïcité. Elle est souvent vue comme unathéisme et, au minimum, commeun ensemble d’interdictions qui ontpour finalité de nuire aux religionset, aujourd’hui, surtout à l’Islam.

Il n’y a pas, aujourd’hui, la même appréciation par

les différentes religions de cecadre laïque. Cela tient,

essentiellement, à des raisonschronologiques. Il a fallu du

temps - près d’un siècle et demi -pour que l’Eglise catholique

accepte les principes de la laïcité,non sans continuer à en discuter

les caractères, notamment en matière scolaire…

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séparation, de fait, entre la politique etles religions. Il n’y a pas, aujourd’hui, lamême appréciation par les différentesreligions de ce cadre laïque. Cela tient,essentiellement, à des raisons chrono-logiques. Il a fallu du temps - près d’unsiècle et demi - pour que l’Eglise catho-lique accepte les principes de la laïcité,non sans continuer à en discuter les caractères, notamment en matière sco-laire… L’Islam est une religion plus récente dans nos sociétés, elle ne portepas la même histoire et, malgré des situations différentes, dans le temps etdans l’espace, dans le monde musul-man, elle n’a pas la tradition de séparerl’ordre religieux de l’ordre social. Lescrises actuelles de l’Islam n’arrangentrien. Pourtant, la laïcité respecte lescroyances et leur donne un cadre pourleur expression. Elle permet, de plus, etce n’est pas son moindre mérite, àtoutes les religions comme à toutes lesconvictions philosophiques, de coexis-ter pacifiquement dans une société et d’entrer dans une considération réci-proque. Cela est un acquis de civilisa-tion précieux, quand on mesure les

ravages que peuvent provoquer les fanatismes, qui n’ont pas tous une nature religieuse, le XXe siècle l’a mon-tré à grande échelle. La laïcité est unprincipe de paix. Elle ne fait qu’un avecla République.

Le dossier de la livraison de notre revueapprofondit cette question en présen-tant la situation de la laïcité française et des grandes religions qui existentdans notre pays. Il ne clôt évidemmentpas les débats – et tout particulièrementcelui qui doit porter sur la pédagogie de la laïcité. Notre conviction est que lesvaleurs républicaines sont inséparablesd’une éducation morale. Non qu’ils’agisse, dans nos sociétés modernes, de fixer des choix de vie – les individussont libres. Mais il faut expliciter, fairepartager le sens des valeurs communestelles qu’elles sont au fondement des Déclarations des Droits de l’Homme.C’est ce que savaient Condorcet, Jaurès, Mendès France et bien d’autres. Nousavons besoin d’une morale civique. Pourconserver notre héritage, nous devonssavoir le reconquérir.

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Alain Bergounioux - Leçons républicaines

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le dossier

Né avec l’entrée dans la modernité politique, quelque part autour de 1800,ce modèle général a pris, cependant, enfonction des définitions qu’ils ont don-nées de la liberté et de la neutralité, des figures diverses selon les pays. Cer-tains pays ont opté pour un modèle de séparation des institutions, commeles Etats-Unis, dès 1791 – avec le pre-mier amendement de la Constitution –ou la France en 1905, suivant, il est vrai,

des inspirations différentes. D’autresont choisi un modèle de coopérationdes ordres, en estimant, telles la Bel-

Les trois âges de la laïcité française

Philippe PortierDirecteur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (Paris-Sorbonne),

directeur du Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (EPHE-CNRS).

L a sociologie définit la laïcité comme un régime juridique dans lequel la liberté deconscience et la liberté de religion se trouvent garanties par un Etat neutre1. Cettedéfinition débouche sur une double conséquence : la laïcité ne supporte pas que

l’institution religieuse puisse vouloir, comme dans les régimes autoritaires de type théo-cratique, imposer ses normes à l’institution étatique ; elle n’admet pas, non plus, quel’institution étatique puisse vouloir, comme dans les régimes autoritaires de type séculier,soumettre la conscience croyante à son régime de vérité. Alfred Stepan a parlé à sonendroit de « twin toleration » : la laïcité, explique-t-il, articule souveraineté de la sphèrepolitique et autonomie de la sphère religieuse2.

1. Jean Baubérot, Micheline Milot, Laïcités sans frontières, Paris, Seuil, 2011.2. Alfred Stepan, « The World Religious Systems and Democracy : Crafting the Twin Tolerations », Journal of Democracy, 11, October 2000, 37-57.

Né avec l’entrée dans la modernité politique, quelquepart autour de 1800, ce modèle

général a pris, cependant, en fonction des définitions qu’ils

ont données de la liberté et de la neutralité, des figures

diverses selon les pays.

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Philippe Portier - Les trois âges de la laïcité française

gique ou l’Allemagne, que l’impératif deneutralité de l’Etat pouvait s’accommo-der d’un régime de partenariat entre lespouvoirs publics et les cultes. La France a-t-elle, au cours du XXe siècle,persisté dans son modèle initial de séparation ? Toute une littérature, sou-vent d’origine anglo-saxonne, a vouludéfendre cette interprétation pérenna-liste. On voudrait produire ici, bien plutôt, une analyse discontinuiste, enmontrant que la laïcité a connu, depuisla IIIe République, des évolutions signi-ficatives qui en ont modifié substan -tiellement l’agencement. Trois grandsschémas se sont succédé, au cours dusiècle, qui vient de s’écouler : séparatiste,jusqu’en 1960, recognitif, entre 1960 et1990, intégrationniste, depuis 1990.

SÉPARER

En 1879, lorsque les républicains accè-dent au pouvoir, la relation entre l’Etat etles cultes est régie par le « systèmeconcordataire », que caractérisent deuxtraits principaux. L’alliance des Eglises etde l’Etat, d’une part. Elle s’enracine dansle Concordat que Napoléon Bonaparteconclut avec le pape Pie VII en 1801, etdans les Articles organiques concernant

les catholiques et les protestants – réfor-més et luthériens – adoptés en 1802. Ces textes – auxquels il faut ajouter lesdécrets qui ont, en 1808 puis 1831, établile statut du culte juif – accordent auxEglises un statut d’officialité : celles-cisont reconnues au titre d’institutions dedroit public, et bénéficient, à ce titre, desubventions d’Etat. La présence descultes dans les écoles, d’autre part. Déjà,sous Napoléon 1er, les clercs pouvaientenseigner dans les écoles publiques.Leur possibilité d’action se trouve encorerenforcée par les lois Guizot de 1833 et Falloux de 1850 : non seulement elles reconnaissent la liberté d’enseignement,mais elles accordent au personnel ecclé-siastique un « pouvoir de surveillance et de contrôle » sur la totalité des écolesprimaires publiques.Or, pour les républicains, ce dispositifest inacceptable. Ils le disent déjà, par la

En 1879, lorsque les républicainsaccèdent au pouvoir, la relationentre l’Etat et les cultes est régiepar le « système concordataire »,

que caractérisent deux traitsprincipaux. L’alliance des Eglises

et de l’Etat, d’une part. La présence des cultes dans

les écoles, d’autre part.

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la revue socialiste 57le dossier

voix de Michelet et de Quinet, sous laMonarchie de Juillet. Ils le répètentconstamment ensuite, et notammentdans le programme de Belleville de1869 : il faut, contre les alliances concor-dataires, construire une politique de laséparation. Ce choix tient à l’urgence derenouer avec les grands principes de la Révolution française. Avec l’égalité,d’abord. L’ordre issu de Napoléon 1er éta-blit, en effet, une différence, injustifiableen régime moderne, entre les citoyens :elle aboutit à placer les incroyants, et

même, étant donné le poids social ducatholicisme, les fidèles des cultes mi-noritaires, dans un statut de secondezone. Ce discours met l’école au centrede ses préoccupations : on ne peut

admettre, déclarent les républicains, qu’un corps restreint de la société – lesclercs – puissent imposer sa vision dumonde aux citoyens de demain. Avec la liberté, ensuite. La nécessité derompre le lien avec les Eglises est d’autantplus impérieuse que le culte dominants’est au cours du siècle, et contrairementau pronostic de Portalis, le grand juris-consulte de l’Empire, rétracté sur une foid’intransigeance, en tout hostile aux re-quêtes des temps nouveaux. Les répu-blicains pointent, en particulier, leSyllabus de 1864, dans lequel Pie IX dénonce, comme « erreur majeure denotre temps », la proposition suivant laquelle « le Pontife Romain peut, et doitse réconcilier et transiger avec le progrès,le libéralisme et la civilisation moderne ».On n’objectera pas, comme le font les ca-tholiques de l’époque, que la séparationfait toujours cortège à l’immoralité. Atta-chés à l’idée de « morale indépendante »(« indépendante » des dogmes reli-gieux), les républicains tiennent que lesujet a dans sa conscience, « en soncœur » selon l’expression de Kant, suffi-samment de force pour découvrir la loimorale, pourvu certes que l’Etat puissel’aider à s’extraire de l’enclos des fana-tismes et des superstitions.

Pour les républicains, cedispositif est inacceptable. Ils le disent déjà, par la voix de Michelet et de Quinet, sous la Monarchie de Juillet. Ils le répètent constammentensuite, et notamment dans le programme de Belleville de 1869 : il faut, contre les alliances concordataires,construire une politique de la séparation.

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Comment construire ce modèle d’éman-cipation ? Les choses se passent endeux temps. S’opère d’abord, dès les années 1880, une séparation desEglises et de l’Ecole. Huit lois sont adop-tées, en ce sens, entre 1879 et 1886. Laloi du 28 mars 1882, portée par JulesFerry, alors ministre de l’Instruction pu-blique, est centrale dans ce schéma delaïcisation. D’une part, elle substituel’instruction civique et morale à l’ins-truction morale et religieuse, qui étaitau cœur des programmes de l’écoleconcordataire. C’est l’indication quel’éthos public n’a plus besoin de lacroyance religieuse pour se construire.D’autre part, elle abolit le droit accordéaux curés de paroisse de contrôler l’en-seignement des instituteurs. La loi Goblet du 30 octobre 1886 complète le dispositif en faisant interdiction aux clercs d’enseigner dans les écolesprimaires publiques. On ajoutera cependant que, si la République, en dis-persant les jésuites, rend son actualisa-tion plus difficile, elle ne supprime pas la liberté d’enseignement. Pour les républicains « opportunistes » qui exer-cent le pouvoir, il s’agit, au plan philo-sophique, de faire droit à la liberté de conscience, au plan politique, de

s’adapter à la culture d’un peuple qui,selon la formule de Jules Ferry, « aimela République mais fait des reposoirs ettient à ses processions ». Quelque vingt ans plus tard, la Répu-blique prononce la séparation desEglises et de l’Etat. La loi du 9 décembreintervient assez tardivement. Plusieurs

propositions avaient été faites, certes,depuis 1880. Elles avaient été rejetées.On avait argué de l’attachement du peu-ple au système concordataire, et rappeléaussi que celui-ci permettait à l’Etatd’exercer une surveillance sur les cultes.Le projet revient au premier plan audébut du XXe siècle, dans un contextemarqué, après l’affaire Dreyfus, par unegrande tension entre la puissance

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Philippe Portier - Les trois âges de la laïcité française

Le projet revient au premier planau début du XXe siècle, dans uncontexte marqué, après l’affaireDreyfus, par une grande tensionentre la puissance catholique

et le gouvernement républicain.Après un débat opposant la ligne gallicane de Combes

et la ligne libérale de Briand,c’est finalement l’épure libérale qui l’emporte.

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catholique et le gouvernement républi-cain. Après un débat opposant la lignegallicane de Combes et la ligne libéralede Briand, c’est finalement l’épure libé-rale qui l’emporte. La loi de 1905 déclarela séparation en son article 2 : « La Répu-blique ne reconnaît, ne salarie, ni nesubventionne aucun culte ». Elle la place,cependant, sous le registre de la liberté-autonomie : « La République, affirme l’article 1er, assure la liberté de conscience.Elle garantit la liberté des cultes, sous les seules restrictions édictées dans l’intérêt de l’ordre public ». Cette approche accorde aux croyants et aux Eglises qui les rassemblent une liberté très large d’expression et d’organisation,équivalente à celle des non-croyantset des associations séculières.

RECONNAÎTRE

La laïcité originelle se construit doncsur le fondement d’une dissociationforte du privé et du public. La croyancea toute latitude pour s’exprimer dans lasphère privée, et dans la société civilequi la prolonge. Elle doit, en revanche,demeurer en dehors de l’ordre étatique,

soumis quant à lui à la seule loi de laraison. Or, ce schéma d’extériorité réci-proque des sphères3 s’efface dans lesannées 1960-1970. Les frontières se fontplus poreuses : le privé se publicise,

le public se privatise. On entre alorsdans un modèle d’interaction entre lereligieux et le politique. L’obsolescence du modèle séparatisteest le fruit d’un nouveau contexte. Onassiste, d’une part, à la transformationde l’Eglise catholique. C’est contre elleque s’était mise en place la laïcité ini-tiale : on avait exclu l’Eglise de la sphèrede l’Etat, parce qu’on voyait dans son intransigeance un obstacle à l’avène-ment du règne de la liberté. Or, après la Seconde Guerre mondiale, l’Eglise entame un aggiornamento qui prive le

Ce schéma d’extérioritéréciproque des sphères s’efface

dans les années 1960-1970. Les frontières se font plus

poreuses : le privé se publicise,le public se privatise.

On entre alors dans un modèled’interaction entre

le religieux et le politique.

3. Si l’on excepte du moins la possibilité faite aux pouvoirs publics, par une modification, en 1908, de la loi de 1905, d’entreteniret de conserver les édifices du culte dont ils sont propriétaires.

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républicanisme de l’adversaire contrelequel il avait structuré son modèle.D’une part, le magistère repense sa doctrine de la relation entre l’Eglise etl’Etat. Il était attaché, jusqu’alors, auprincipe de l’Etat catholique. Il recon-naît désormais, dès 1945 au plan pra-tique, après le Concile Vatican II au planthéorique, la légitimité de la laïcité, pour peu que celle-ci soit envisagée sous leconcept d’un régime pluraliste, respec-

tueux de la liberté de conscience et dereligion. D’autre part, l’épiscopat réarti-cule sa théorie du lien entre allégeancereligieuse et appartenance citoyenne.Alors qu’hier encore, il engageait ses

fidèles à se soumettre, dans leurs enga-gements civiques, aux injonctions de la hiérarchie, il admet désormais,comme dans la déclaration de 1972Politique, Eglise et foi, l’idée de plura-

lisme en matière de choix politiques.Cette adhésion au tropisme démo-libé-ral est le premier motif du rapproche-ment des institutions : l’Eglise devient un partenaire fréquentable. On assiste, d’autre part, à la transforma-tion de l’Etat républicain lui-même. Ils’était construit, originellement, commeun strong state : absorbant en son seintoute la rationalité politique, voulantélever ses assujettis, par sa loi et sonécole, au niveau de l’universel, il avaitcoupé le lien avec la broussaille de lasociété civile. Une rupture intervientbientôt. Elle perce, dès la fin de la IVe

République, pour s’approfondir dansles années 1970. Au plan axiologique,l’Etat se fait plus perméable, alors, àl’axiomatique des droits de l’homme.Sous l’effet du droit européen, sous l’ef-fet surtout de la demande sociale, il ré-pudie son assujettissement à la raisonuniverselle pour se placer, maintenant,au service des identités subjectives. Ceprocessus, qui accorde beaucoup auxdroits culturels et religieux, se trouve

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Philippe Portier - Les trois âges de la laïcité française

L’Etat se fait plus perméable à l’axiomatique des droits de l’homme. Il répudie sonassujettissement à la raisonuniverselle pour se placer,maintenant, au service des identitéssubjectives. Ce processus, qui accorde beaucoup aux droitsculturels et religieux, se trouveaccompagnée par toute uneréflexion théorique qui vise, autour d’auteurs comme Deleuze etFoucault, à déconstruire le discourshomogénéisant des Lumières.

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accompagnée par toute une réflexionthéorique qui vise, autour d’auteurscomme Deleuze et Foucault, à décons-truire le discours homogénéisant desLumières. Au plan institu tionnel, pourdes motifs d’efficacité gestionnaire, l’Etat entreprend de coopérer avec les différentes institutions de la société,qu’il soutient d’ailleurs, désormais, deses subventions. On a pu parler, à cetégard, de l’avènement d’un modèle néo-corporatiste, où les institutions du« croire », en tant que productrices dulien et expertes du sens, sont appeléesaussi à trouver leur place.

Comment articuler la politique descultes avec cette nouvelle donne ? Onpeut reprendre ici les deux dossiersexaminés plus haut. D’abord, la ques-tion de la séparation des Eglises et del’école. La liberté de l’enseignementavait été maintenue par Jules Ferry. Il s’agissait, cependant, d’une « liberténégative », à laquelle l’Etat n’entendaitapporter aucun soutien matériel. Autournant des années 1950-1960, sous lapression des catholiques, mais avecl’approbation de l’opinion publique, eten appui sur le référentiel de la « mo-dernisation » de la gestion publique,

les choses changent. Dans le cadre denégociations avec le Saint-Siège, GuyMollet, déjà, avait envisagé de financerles écoles privées. Il reviendra à MichelDebré, sous la présidence du général de Gaulle, de faire aboutir le projet. La loi du 31 décembre 1959 établit larègle suivante : les pouvoirs publicsprendront en charge les frais de fonc-tionnement des établissements souscontrat, en reconnaissant leur « carac-tère propre », sous réserve, cependant,du respect de la liberté de consciencedes élèves. Après l’échec du projet Savary, en 1984, la gauche a, de fait, accepté cette nouvelle donne. Même ausein de l’école publique, une évolutions’est opérée. Retenons cet exemple,parmi d’autres : alors que la jurispru-dence du Conseil d’Etat avait, par l’arrêtBouteyre de 1912, fait interdiction auxétablissements d’enseignement secon-daire d’accueillir des clercs au sein deson corps professoral, il en admet do-rénavant la possibilité, depuis un avisde 1972.Ensuite, la question de la séparationdes Eglises et de l’Etat. Elle est moinshermétique, elle aussi. Sur le plan finan-cier, l’Etat entre dans une politique plussouple de financement des cultes : dès

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Philippe Portier - Les trois âges de la laïcité française

le début des années 1960, la loi donneaux collectivités publiques la possibilitéde garantir les emprunts contractés, en vue d’édification d’ouvrage, par les as-sociations cultuelles. La loi sur le mécé-nat de 1987 permet de retirer de sesimpôts un pourcentage des sommesversées à des associations cultuelles. Surle plan institutionnel, l’Etat développealors des relations quasi officielles avecles Eglises. Les Chambres les audition-nent, dorénavant, comme lors des dé-bats autour des lois sur la contraceptionet l’avortement. Des organismes paraé-tatiques, comme le Comité nationald’éthique créé par François Mitterrand,en 1983, intègrent même, parmi leursmembres statutaires, des représentantsdes « grandes familles spirituelles et phi-losophiques ». Cette reconfiguration dela délibération publique ne signale ce-pendant aucun retour à un modèle desubordination du politique à une mo-rale religieuse : elle opère, dans un cadresécularisé, comme le montre, depuis laloi Neuwirth – sur la contraception – de1967 jusqu’à la loi Taubira – sur le « ma-riage égalitaire » – de 2013, le vote deslois relatives à la libération des mœurs.

INTÉGRER

La laïcité va connaître une reconfigura-tion dans les années 1990. Son conceptest sollicité alors pour penser l’intégra-tion de la population musulmane. On lit souvent que les deux dernièresdécennies auraient, après les oublisdes Trente Glorieuses, réinstallé la politique française des cultes dans lecadre ferryste de la IIIe République.L’analyse est très discutable. A l’obser-vation, il apparaît bien plutôt que lemodèle actuel demeure attaché au paradigme de la reconnaissance, àl’instant aperçu, qu’il complète cepen-dant par un dispositif inédit de préser-vation de la cohésion sociale4.Ce troisième âge advient dans une société en mutation. C’est la scène reli-gieuse, d’abord, qui évolue. De nou-velles expressions de foi surgissent : les nouveaux mouvements religieux,auxquels sera parfois accolé le vocablede secte, mais surtout l’islam. Quatremillions de musulmans se sont, de la sorte, progressivement installés enFrance, à la faveur de l’immigration detravail des années 1950-1960, et du

4. Philippe Portier, L’Etat et la religion en France, Une sociologie historique de la laïcité, Rennes, PUR, 2015 (à paraître).

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« regroupement familial » qui l’a suivie,à partir de la fin des années 1970. Dansun premier temps, leur dessein d’entrerdans la citoyenneté s’exprime sur le fondement de requêtes universalistes : la marche des beurs de 1983, ancrée dansla revendication de droits politiques et sociaux, en témoigne. La fin des années1980 signale un changement : à l’indiffé-rence à la différence succède l’affirmationde la singularité. L’affaire des voiles en 1989, au collège de Creil, en donne unpremier témoignage, que suivront bien-tôt les demandes liées à la burqa ou auhalal. Olivier Roy a décrit ainsi cette mu-tation, qui voit l’« islam des frères » et des« fils » succéder à celui des « pères » : « Les jeunes beurs des années 1980,quand ils sortaient de leurs banlieues,revendiquaient le discours dominant

sur l’intégration, au lieu de défendreune différence […]. Ce qui est apparuplus tard, dans les années 1990, c’estun discours islamique structuré […] quifait […] l’apologie d’une différence fon-damentale, celle d’une croyance quis’exhibe sans complexe »5.La scène politique n’en reste pas in-demne. La gauche se montre, sansdoute, plus favorable à la négociation.Elle tient que ces exhibitions ont partieliée avec la liberté. Souvent, elle ajoute,en écho au discours d’un Alain Tou-raine, que leur assomption, par l’Etat,ne peut que favoriser l’intégration so-

ciale. Retenons deux exemples de cettepolitique de l’accommodement. En2003, devant la Commission Stasi, Fran-çois Hollande, alors Premier secrétaire

Ce troisième âge advient dans une société en mutation.C’est la scène religieuse,d’abord, qui évolue. De nouvelles expressions de foi surgissent : les nouveauxmouvements religieux, auxquelssera parfois accolé le vocable de secte, mais surtout l’islam.

5. Olivier Roy, La laïcité à l’épreuve de l’islam, Stock, Paris, 2005, p. 94.

La gauche se montre, sansdoute, plus favorable à la

négociation. Elle tient que cesexhibitions ont partie liée avec laliberté. Souvent, elle ajoute, enécho au discours d’un Alain

Touraine, que leur assomption,par l’Etat, ne peut que favoriser

l’intégration sociale.

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du PS, s’inscrit dans la ligne de modéra-tion qui avait été celle de Lionel Jospinen 1989, en se satisfaisant de demander,contre l’idée qui circulait alors d’une loid’interdiction du port des signes reli-gieux dans les établissements scolaires,l’adoption d’une simple charte de la laï-cité. En 2010, les parlementaires degauche, à l’exception d’une minoritéd’entre eux – Manuel Valls en fait par-tie –, choisissent de s’abstenir lors duvote de la loi sur la dissimulation du visage dans l’espace public. La droite aeu, au cours de la même période, uneattitude plus offensive, sous la pesée duFront national. C’est d’elle, d’ailleurs, quesont venues les lois de prohibition desannées 2000. Son idée est la suivante : s’il faut admettre les idiosyncrasies religieuses, c’est à condition qu’elles demeurent dans le cadre axiologique dela démocratie libérale. Le rapport deFrançois Baroin, en 2003, intitulé signi-ficativement Pour une nouvelle laïcité,consacre cette vision des choses, prépa-rée déjà, depuis les années 1990. On laretrouve dans les allocutions de JacquesChirac mais aussi, quoique avec une insistance plus lourde sur la place del’héritage chrétien dans l’identité natio-nale, dans celles de Nicolas Sarkozy.

Comment traduire dans le droit cette vision des choses ? Elle donne lieu à uneintensification des surveillances. Cer-taines visent les sectes, avec la constitu-tion du délit d’abus de faiblesse. Maisc’est surtout l’islam qu’on tente de nor-maliser. Sur ce terrain, certaines me-sures sont de reconduction. C’est le casde celles qui visent les agents du servicepublic. L’Etat leur rappelle, comme dansla Charte de la laïcité dans les servicespublics signée en avril 2007 par Domi-nique de Villepin, qu’ils se doivent à unetotale neutralité, y compris sur le planvestimentaire. D’autres mesures sontd’innovation. Elles concernent certainsusagers du service public. Notamment,les élèves de l’école publique : revenantsur la jurisprudence du Conseil d’Etatélaborée depuis 1989, la loi du 15 mars2004 leur interdit de porter, dans leursétablissements scolaires, des signes re-ligieux par lesquels ils manifesteraient,de manière ostensible, leur apparte-nance religieuse. Elles concernent aussicertains usagers de l’« espace public » :la loi du 11 octobre 2011 sanctionne, dela sorte, les femmes qui porteraient laburqa, non seulement dans les admi-nistrations, mais aussi sur la voie pu-blique, les commerces ou les salles de

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Philippe Portier - Les trois âges de la laïcité française

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spectacle. On souligne trop peu combience texte est venu modifier l’ordre symbo-lique de la laïcité, en imposant unenorme de neutralité à des acteurs et àdes lieux que l’Etat laissait, hier encore,à leur auto-détermination. La prohibi-tion n’est cependant qu’une part de lapolitique d’intégration : celle-ci s’accom-pagne aussi d’une consolidation des dis-positifs d’éducation civique et morale.Ce mouvement de disciplinarisation,auquel les socialistes ont adhéré unefois au pouvoir, n’a pas débouché sur une abolition de la politique de ladifférence. Le droit recognitif issu de la période précédente se maintient globalement, et parfois se renforce. On le voit d’abord au niveau institu-tionnel. Les pouvoirs publics suscitentdes rencontres officielles avec les res-ponsables des cultes. C’est le cas dansles collectivités locales, qui ont souventinstitué, dans leur organigramme, desdélé gations à la diversité culturelle et religieuse. C’est le cas au niveau dupouvoir central, comme l’a montré la création, en 2003, sous l’égide de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, mais selon un schéma en-gagé par Jean-Pierre Chevènement, duConseil français du culte musulman.

On le voit ensuite au plan substantiel.A bas bruit, la politique d’aide à laconstruction de lieux de culte s’est dé-veloppée. Il n’est pas de projet d’église,de synagogue, de mosquée qui ne bé-néficie, aujourd’hui, soit sous forme in-

directe – mise à disposition de terrainsous forme de bail emphytéotique –,soit directe – subventions pour les par-ties culturelles de l’édifice) –, d’un sou-tien financier des pouvoirs publics. LeConseil d’Etat a, d’ailleurs, dans plu-sieurs arrêts comme ceux du 19 juillet2011, validé ce type de pratiques. La règlementation sur les carrés confes-sionnels dans les cimetières révèle la même tendance.

A bas bruit, la politique d’aide à la construction de lieux de culte

s’est développée. Il n’est pas de projet d’église, de synagogue,

de mosquée qui ne bénéficie,aujourd’hui, soit sous formeindirecte – mise à disposition de terrain sous forme de bailemphytéotique –, soit directe –subventions pour les parties

culturelles de l’édifice –, d’un soutien financier des pouvoirs publics.

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Philippe Portier - Les trois âges de la laïcité française

Dans les jours qui ont suivi les assas-sinats de Charlie, la laïcité a étéconstamment invoquée : elle était le repère dans l’absurde. Le mot a faitconsensus, non sa signification. Cer-tains ont défendu une laïcité inclusive,attentive au pluralisme des cultures ;d’autres, une laïcité restrictive, entière-ment suspendue au primat de la rai-son. Ce débat n’a, au fond, rien pour

surprendre. Il nous ramène à l’histoire : la laïcité décrit un système visant à articuler liberté du sujet et neutralité del’Etat. Rien de plus, au fond, même enFrance. On entend la soumettre à uneontologie épaisse. C’est à tort. Commele montre l’histoire de ses formes successives, depuis 1880, elle est un principe ouvert à l’indéterminationdu débat démocratique.

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Pierre KahnUniversité de Caen Basse-Normandie.

Entre 1989, date des premières « af-faires » du foulard, et 2004, quand futvotée la loi interdisant le port de signesreligieux à l’école, le débat fit rage. Il nes’est d’ailleurs pas éteint en 2004,comme en attestent la loi de 2010 pro-hibant le voile intégral dans l’espacepublic ou encore, concernant plus pré-cisément l’école, les controverses ac-tuelles autour de la circulaire Chatel

(2012) interdisant aux « collaborateursoccasionnels » de l’enseignement pu-blic – les mères accompagnatrices desorties scolaires – l’affichage de signesreligieux.La question qui se pose est alors d’in-terpréter cette capacité qu’a la laïcité àne pas laisser s’éteindre les débatsqu’elle suscite, semble-t-il, intermina-blement. Doit-on penser que la laïcité

L’école et les enjeux de la laïcité aujourd’hui

D epuis la fin des années 1980, la laïcité à l’école est redevenue une question socia-lement vive. Des jeunes filles portant un foulard islamique dans leur collège ontdéclenché une nouvelle querelle de la laïcité, qui partageait avec celles qui

l’avaient précédée la vivacité – et sans doute les excès – de la passion, mais s’en distinguaitsur un point : il ne s’agissait plus, comme cent ans plus tôt, au moment du vote des loisFerry, d’éconduire les prétentions cléricales d’une Église catholique profondément conser-vatrice, ni, comme au temps de la loi Debré, en 1959, ou encore, au début de la décennie1980, de se colleter au problème des relations entre l’État et l’enseignement privé – majo-ritairement confessionnel –, mais de savoir comment réagir à ce qui paraissait à certains1

comme l’offensive d’un nouveau cléricalisme, la revendication inouïe d’un droit de type« communautaire » dans l’espace scolaire, autrement dit comme une subversion radicalede la laïcité à l’intérieur même de ce qui fut historiquement son « sanctuaire ».

1. Voir notamment Élisabeth Badinter, Régis Debray, Élisabeth de Fontenay, Alain Finkielkraut et Catherine Kintzler (1989). « Profs, ne capitulons pas ! », Le Nouvel Observateur, 2 novembre 1989.

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ne se sort pas des problèmes qui furentceux de ses commencements ou, aucontraire, qu’elle ne cesse de rencontrerdes difficultés nouvelles et d’avoir à répondre à des défis nouveaux ? La loi de2004 ou celle de 2010 sont-elles un rappelnécessaire des principes centenairesd’une laïcité toujours identiquement menacée, ou correspondent-elles à uneévolution de son sens ? S’agit-il, de la reprise d’un débat séculaire ou, aucontraire, d’une « nouvelle donne », avecde nouveaux enjeux et de nouvelles significations ? S’agit-il en un mot, d’unsiècle à l’autre, de la même questionlaïque ? Il n’y a pas d’autre moyen de répondre à ce type de questions que deconfronter la laïcité scolaire à son histoire.

L’ÉCOLE LAÏQUE DES ORIGINES :ENTRE COMBAT, CONCORDE

ET COMPROMIS

De 1879 à 1886, la France a vécu sept années décisives pour la laïcisation del’école, marquées, notamment – maispas seulement –, par la loi du 28 mars1882 laïcisant l’enseignement primaireen remplaçant l’instruction religieuse parl’instruction civique et la loi dite Gobletdu 30 juin 1886 laïcisant les enseignants,en refusant aux congréganistes la possi-bilité de devenir instituteurs primaires.Quel est le sens de cette œuvre de laïci-sation ? Il est profondément ambigu.D’un côté, il s’agit indéniablement, lesmesures anti-congréganistes prisesalors en attestent2, d’une œuvre de com-bat contre l’orientation cléricale et anti-républicaine de la hiérarchie catholiquequi ne ménageait pas ses attaquescontre l’école sans Dieu3. Ce combat-làprit facilement un tour « idéologique »ou « doctrinal ». Il se pensa, à bien deségards, comme le combat de la raison,

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Pierre Kahn - L’école et les enjeux de la laïcité aujourd’hui

2. Un décret du 29 mars 1879, signé Jules Ferry, prévoit l’expulsion des jésuites et un second décret daté du même jour imposeaux congrégations non autorisées de légaliser leur situation. Il en résultera la fermeture de 261 couvents et l’expulsionde 5 643 jésuites.

3. Relativement à la question de Dieu, « le silence équivaut à la négation », s’écriera Mgr Freppel, évêque et député, chef de filede l’opposition cléricale à l’Assemblée nationale (Discours à la Chambre du 21 décembre 1880). Et le Vatican mettra à l’indexquatre manuels du nouveau programme d’instruction morale civique qui fait suite à la loi du 28 mars 1882.

S’agit-il de la reprise d’un débatséculaire ou, au contraire, d’une« nouvelle donne », avec denouveaux enjeux et de nouvellessignifications ? S’agit-il, en un mot, d’un siècle à l’autre, de la même question laïque ?

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de la science, du progrès contre un cer-tain obscurantisme religieux : uneconception du monde contre une autre.Paul Bert, Marcelin Berthelot, AlbertBayet furent d’éminentes figures républi-caines de cette « philosophie » laïque, etFerry, lui-même, qui ne faisait pas mys-tère de son adhésion personnelle au po-sitivisme d’Auguste Comte, écrivait, en1875, dans une lettre à son ami Lavertu-jon : « La religion, dans son essence, estdonc frappée d’une irrémédiable déca-dence, alors que la science, reine du

monde, est la maîtresse de l’avenir »4. Mais – et là réside l’ambiguïté – la laïciténe se réduit pas à cette dimension idéo-logique ou combattante. C’est que leslois laïques se sont voulues d’emblée des

lois de liberté, garantissant, par la neu-tralité religieuse de l’institution scolaire,la liberté de conscience des familles etdes élèves. Tel est, notamment, le sens de l’article 2 de la loi du 28 mars 1882, lais-sant un jour chômé à la disposition desfamilles pour qu’elles puissent, si elles le désirent, faire donner à leurs enfantsl’instruction religieuse de leur choix. Tel est aussi le sens de la célèbre « Lettreaux instituteurs » (1883) dans laquelleFerry demande aux instituteurs à la foisd’enseigner « hardiment » la moralecommune et de ne pas empiéter sur lesconvictions privées5. La laïcité devient icinon pas un combat, mais le contraired’un combat : une œuvre profondémentunificatrice, pacificatrice, réalisant levœu émis, en 1850, par Edgar Quinet,dans le contexte des débats ouverts parle vote de la loi Falloux : l’école laïque estla seule institution à même d’enseignerau catholique l’amour du juif, au juifl’amour du catholique, au protestantl’amour du papiste et au papistel’amour du protestant ; la seule permet-tant « que ces trois ou quatre mondes,

4. Jules Ferry. « Lettre à Lavertujon », 5 octobre 1875. Citée in Jean Baubérot, Guy Gauthier, Louis Legrand et Pierre Ognier. Histoire de la laïcité, Besançon : Centre Régional de Documentation Pédagogique, p. 53.

5. Jules Ferry. « Lettre aux instituteurs » du 17 novembre 1883. In Paul Robiquet (1896). Discours et opinions de Jules Ferry.Tome 4, Paris : Armand Colin, p. 259-267.

La laïcité ne se réduit pas à cette dimension idéologique ou combattante. C’est que les loislaïques se sont voulues d’emblée des lois de liberté, garantissant, par la neutralité religieuse del’institution scolaire, la liberté deconscience des familles et des élèves.

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dont la foi est de s’exécrer mutuellement,soient réunis dans une même amitié »6. D’où le sens du compromis dont firentpreuve Jules Ferry et les républicains, etdont l’inscription dans les programmesde morale des « devoirs envers Dieu » –ils furent officiellement enseignés àl’école primaire, jusqu’en 1923 ! – ou le report sine die de l’enlèvement completdes emblèmes religieux présents dansl’espace scolaire – crucifix, statues de laVierge Marie… – sont des exemples si-gnificatifs. Les « accommodements rai-sonnables » mis en avant par la laïcitécanadienne – ou plus exactement qué-bécoise7 – sont loin d’être absents de lalaïcité française, dès sa mise en placepar Jules Ferry.La laïcité scolaire des pères fondateursfut ou se voulut donc à la fois un droità la liberté, un facteur d’union et de liensocial et une « culture », une vision pro-gressiste du monde et de la société, volontiers méfiante à l’égard du religieux.De cette ambiguïté profonde, Gambettatémoigne dans un texte dont on pourraadmirer l’habileté rhétorique : « Non,

nous ne sommes pas les ennemis de lareligion, d’aucune religion. Nous sommesau contraire, les serviteurs de la liberté deconscience, respectueux de toutes les opi-nions religieuses et philosophiques. Je nereconnais à personne le droit de choisir,au nom de l’État, entre un culte et unautre culte, entre deux formules sur l’ori-gine des mondes ou sur la fin des êtres.Je ne reconnais à personne le droit de mefaire ma philosophie ou mon idolâtrie :l’une ou l’autre ne relève que de ma rai-son ou de ma conscience ; j’ai le droit deme servir de ma raison et d’en faire unflambeau après des siècles d’ignoranceou de me laisser bercer par les mythesdes religions enfantines »8. Autrement dit, l’égalité juridique desopinions ou des croyances n’empêchepas leur inégalité philosophique et lalaïcité garantit la première dans lemême temps qu’elle autorise à se récla-mer de la seconde. Il existe donc unetension constitutive, dès l’origine, del’idée laïque. « Côté pile », la laïcité estun principe de liberté. Elle est une orga-nisation juridique et institutionnelle

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Pierre Kahn - L’école et les enjeux de la laïcité aujourd’hui

6. Edgar Quinet (2001/1850). L’Enseignement du peuple. Paris : Hachette, coll. Pluriels.7. Sur l’approche canadienne québécoise, de la laïcité, voir Jocelyn Maclure et Charles Taylor. Laïcité et liberté de conscience.Paris, La Découverte, 2010.

8. Léon Gambetta, « Discours de Romans », 18 septembre 1878. In Pierre Barral. Les Fondateurs de la IIIe République. Paris :Armand Colin, 1968, p. 181

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permettant, grâce à la neutralité del’État – et d’abord de l’École –, la liberté decroyances et d’opinions. Elle rend possi-ble la coexistence des libertés et relève,pour utiliser une terminologie emprun-tée à la philosophie politique de JohnRawls, d’un « principe de justice » neutre,par rapport aux différentes « conceptionsdu bien » particulières. « Côté face », la laïcité est une idéologie militante, une vision sinon antireligieuse, du moins anticléricale, impliquant un jugement négatif sur les croyances religieuses – « mythes des religions enfantines » op-posés au « flambeau » de la raison –. Elletend alors davantage vers une « concep-tion du bien », une spiritualité de substi-tution, concurrente de la spiritualitéreligieuse et jugée supérieure, au nom dela science, du progrès, de la raison.

L’ÉVOLUTION DE L’IDÉE LAÏQUE.VERS LA « DÉSIDÉOLOGISATION »

L’évolution de la laïcité au XXe siècle peutêtre décrite comme son inscription pro-gressive dans le droit, autrement ditcomme la disparition tendancielle de sesaspects militants et idéologiques, au pro-fit d’une conception de plus en plus uni-formément « juridique » et « libérale » –au sens de « favorable aux libertés » –. Telest déjà clairement le sens de la loi de1905, dont il faut rappeler les deux pre-miers articles, qui en énoncent les « prin-cipes » : « La République assure la libertéde conscience. Elle garantit le libre exer-cice des cultes sous les seules restrictionsédictées dans l’intérêt de l’ordre public. »(article 1) ; « La République ne reconnaît,ne salarie, ne subventionne aucun culte. »(article 2). La loi de 1905 apparaît ainsicomme une loi d’apaisement : ce que lecatholicisme perd en influence publique,il le gagne en liberté privée, et l’Église finitpar se rallier au principe de laïcité. En1925, l’assemblée des cardinaux et desarchevêques de France se prononçait en-core contre la laïcité, « contraire auxdroits formels de Dieu »9, mais en 1945,

9. Déclaration de l’Assemblée des cardinaux et archevêques de France sur les lois dites de laïcité, 10 mars 1925. In Jean Bau-bérot, Guy Gauthier, Louis Legrand et Pierre Ognier. Op. Cit. p. 219

L’égalité juridique des opinionsou des croyances n’empêche pasleur inégalité philosophique et la laïcité garantit la premièredans le même temps qu’elleautorise à se réclamer de la seconde. Il existe donc une tension constitutive, dès l’origine, de l’idée laïque.

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après que la Résistance eût fait lutter en-semble contre le nazisme « celui quicroyait au ciel et celui qui n’y croyait pas »(Aragon), l’épiscopat accepte officielle-ment la laïcité de l’État, à conditionqu’elle ne tourne pas au « laïcisme »,c’est-à-dire à la promulgation d’unesorte de philosophie d’État10. Signe duconsensus désormais réalisé autour dela laïcité : celle-ci est mentionnée dansla Constitution de la IVe République de1946 : « La France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale » (repris dans la Constitution dela Ve République, en 1958). L’idée d’un « camp » laïque opposé au « camp » clé-rical semble bien désormais appartenirau passé… à l’exception notable du

monde enseignant, historiquement at-taché à la question laïque, et qui continueà faire de la laïcité non seulement un prin-cipe juridique, mais un élément constitu-tif de son identité, une véritable culture,dont certaines organisations syndicales –comme le SNI – ou associations – commela Ligue de l’enseignement – organisentla défense et la promotion.

NOUVEAUX PROBLÈMES, NOUVEAUX DÉBATS.

VERS UNE REDÉFINITION DE LA LAÏCITE FRANÇAISE ?

Dans ces conditions, l’ère ouverte en 1989par les affaires du foulard semble bienconfronter la laïcité à des problèmes nou-veaux, dont on peut énoncer quelquesdonnées saillantes :

- la question laïque se pose à proposd’une religion « minoritaire », à faible lé-gitimité sociale ;

- les adeptes de cette religion appartien-nent massivement à des couches so-ciales « dominées » ;

- les revendications religieuses actuelles nesont pas le fait d’une institution – comme

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Pierre Kahn - L’école et les enjeux de la laïcité aujourd’hui

En 1945, après que laRésistance eût fait lutterensemble contre le nazisme « celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas »(Aragon), l’épiscopat accepteofficiellement la laïcité de l’État,à condition qu’elle ne tournepas au « laïcisme », c’est-à-direà la promulgation d’une sorte de philosophie d’État.

10. Déclaration de l’épiscopat français sur la personne humaine, la famille, la société, 13 mars 1945. In ibid., p. 272-275.

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l’Église –, mais d’individus ou de microcommunautés ;

- les revendications, dans leur forme extrême, n’ont pas pour objet une domi-nation ou un contrôle de la vie publique,mais une séparation, une exception à laloi commune. En ce sens, le commu-nautarisme religieux qui se développeau sein des sociétés occidentales ac-tuelles est différent du cléricalisme del’Église au XIXe siècle.

Mais ce qui change surtout, c’est la na-ture, la forme et le sens du débat. Auxtemps de la fondation de l’école républi-caine, et encore en 1905, au moment dela loi de Séparation des Églises et del’État, l’affrontement avait lieu entre par-

tisans et adversaires de la laïcité, ces der-niers voyant dans la laïcisation une entreprise de déchristianisation de laFrance. Or, aujourd’hui, la controversen’oppose pas la laïcité à son contraire,mais deux conceptions de la laïcité. C’estsur fond de consensus formel qu’il existeun dissensus réel : tout le monde estpour la laïcité – y compris les organisa-tions représentatives des religions pré-sentes sur le territoire français –, maispas pour la même. Refuser, comme l’ontfait, par exemple, Catherine Kintzler ouHenri Pena-Ruiz11, d’accoler un qualifica-tif à la laïcité revient à défendre uneconception de la laïcité en la posantcomme son sens « vrai » et indiscutable,c’est-à-dire à prendre parti dans ce débaten le refusant. Il faut bien pourtant qua-lifier la laïcité, puisque, par exemple, c’estau nom du « principe de laïcité » que laloi de 2004 interdit d’arborer des signesreligieux ostensibles à l’école, alors quele Conseil d’État, dans son avis de 1989faisant suite aux premières affaires dufoulard islamique et en prenant appui,notamment, sur la loi de 1905, avait,quant à lui, jugé l’expression religieuse

11. Catherine Kintzler, Penser la laïcité. Paris, Minerve, 2014. Henri Pena-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ? Paris, Gallimard, 2003,coll. Folio (voir notamment p. 127 sq).

Aujourd’hui, la controversen’oppose pas la laïcité à soncontraire, mais deux conceptionsde la laïcité. C’est sur fond de consensus formel qu’il existeun dissensus réel : tout le mondeest pour la laïcité – y compris les organisations représentativesdes religions présentes sur le territoire français –, mais pas pour la même.

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des élèves non incompatible en elle-même avec un tel principe12. Il y a diverses façons possibles de carac-tériser ces deux conceptions en présence.Laïcité « républicaine » vs laïcité « démo-cratique » (Sylvie Solère-Queval13) ; laïcité« liberté de penser » – émancipation àl’égard des dogmes ou des préjugés) vslaïcité « liberté de conscience » (Jean Bau-bérot14) ; laïcité « doctrine de conscience »visant à transformer le rapport des indi-vidus à leurs croyances vs laïcité « doc-trine de séparation » soucieuse de la seuleneutralité de l’État (Cécile Laborde15) ; laï-cité comme « état social » (laïcisation dela société civile) vs laïcité dispositif de « reconnaissance d’une liberté » (Stépha-nie Heniette-Vauchez et Vincent Valen-tin16) ; laïcité « philosophique », projetculturel global vs laïcité inscrite dans ledroit et la jurisprudence, attentive au res-pect des libertés individuelles (OlivierRoy17) ; laïcité « substantielle » promou-vant une « conception de la vie bonne »vs laïcité « procédurale » se limitant à une « conception du juste » (PierreKahn18) : à travers toutes ces dénomina-tions, c’est bien un même type d’opposi-tion qui cherche à être pensé, entre unecertaine conception de la laïcité (« répu-blicaine », « de conscience », « philoso-

phique », « substantielle »…) et une autre(« démocratique », « de séparation », « ju-ridique », « procédurale »…). Relativement à l’école, on peut développerde la façon suivante cette opposition :

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Pierre Kahn - L’école et les enjeux de la laïcité aujourd’hui

Conception de type 1 (« substantielle »)

* La neutralité laïque implique une limita-tion de l’expression religieuse dans l’espacepublic, et particulièrement à l’école.

* Les différences entre les individus doiventêtre subordonnées à des principes et desvaleurs universels qui s’enseignent, parexcellence, à l’école.

* L’école est un lieu d’égalité indifférent auxdifférences.

* Elle est une institution et pas seulement un« service public » avec des « usagers ». D’oùsa nécessaire « sanctuarisation ».

* L’école est un lieu d’émancipation par l’ins-truction. Elle doit permettre de prendredistance vis-à-vis de ses appartenances.

Conception de type 2 (« procédurale »)

* Les institutions sociales et politiques sontau service des droits et libertés individuelles.

* Les élèves ne sont pas des agents de l’État,mais des personnes particulières. Le devoirlaïque de réserve ne vaut pas pour eux.

* Certes, l’école est un lieu d’émancipation,mais celle-ci est un résultat et ne peut êtreexigée à l’entrée.

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Comment trancher dans ce débat ? L’au-teur de ces lignes penche plutôt vers le type 2 et tend à considérer, avec JeanBaubérot19, ou les auteurs d’un livre récent consacré à l’affaire Baby Loup20,que l’idée de la laïcité que traduisent leslois de 2004 et de 2010, comme la circu-laire Chatel de 2012, est moins un pro-longement ou le rappel d’un principerépublicain originaire qu’une redéfini-tion dont le risque majeur est de dé-nouer le lien que la loi de 1905 avait suconstruire entre laïcité et libertés démo-cratiques21. Le débat n’est pourtant pas clos et il nousfaut reconnaître qu’une approche trop exclusivement procéduraliste de la laïcitéa aussi ses limites. La laïcité « philoso-

phique » ou « substantielle », comme onvoudra dire, a en effet l’intérêt d’insister surune dimension à laquelle la laïcité « juri-dique » est trop souvent aveugle – ou surlaquelle elle est trop souvent muette – : laconstruction d’un monde commun, dontl’école est précisément le lieu et le moyenprivilégiés. Ne pas oublier, en somme, levieil espoir d’Edgar Quinet ; ne pas réduirel’exigence du « vivre ensemble » à laseule – et certes nécessaire – coexistencedes libertés. Comme le résume, d’une belleformule, le philosophe Philippe Foray :l’enjeu de la laïcité scolaire est de « permet-tre aux individus de ne pas se ressemblertout en les invitant à se rassembler »22. En ces termes peut être énoncé le défi actuel de la laïcité.

12. Avis du Conseil d’État, 27 novembre 1989.13. Sylvie Solère-Queval, « L’école entre République et Démocratie ». In Sylvie Solère-Queval (éd.). Les Valeurs au risque de l’école.

Villeneuve d’Ascq, presses Universitaires du Septentrion, 1999.14. Jean Baubérot, « Les mutations de la laïcité française ». In Sylvie Solère-Queval (éd.). Op. Cit, 1999.15. Cécile Laborde, Français, encore un effort pour être républicains ! Paris : Seuil, 2010, p. 65.16. Stéphanie Heniette-Vauchez et Vincent Valentin, L’Affaire Baby Loup ou la nouvelle laïcité. Issy-les Moulineaux :

LGDJ Lextenso éditions, 2014 , p. 87.17. Olivier Roy, La Laïcité face à l’islam. Paris, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2013, p. 34 sq.18. Pierre Kahn. « La laïcité est-elle une valeur ? » Spirale 2007, N° 39, p. 29-37.19. Jean Baubérot, La Laïcité falsifiée. Paris, La Découverte, 2012.20. Stéphanie Heniette-Vauchez et Vincent Valentin. Op. Cit.21. Voir Pierre Kahn, La Laïcité. Paris, Le Cavalier Bleu, 2005, coll. Idées reçues, p. 67-73.22. Philippe Foray, La Laïcité scolaire. Autonomie individuelle et apprentissage du monde commun. Berne, Peter Lang 2008 .

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Dépressions, renouveaux, tournantset tourments : l’Église catholique en France

Jean-Louis SchlegelSociologue des religions, revue Esprit.

«Q u'est-ce qu'être catholique dans la société française contemporaineet comment concilier catholicisme et laïcité ? » : telle est la questionqui m’est posée. Elle n’est simple qu’en apparence, car, pour paraphra-

ser Aristote dans sa Métaphysique, « l’être se dit de multiples façons ». Certes, detoutes les grandes religions du monde, l’Eglise catholique, avec une « représentation »unique à sa tête, le pape, lui-même sommet d’une hiérarchie très structurée et d’un « magistère » doctrinal et moral sans partage, apparaît comme l’institution mondialela plus unitaire qui soit.

Pourtant, comme aimait à dire legrand historien et sociologue, EmilePoulat, récemment décédé, le catholi-cisme aussi est un « monde », unmonde pluriel et bariolé. Une grandepluralité d’options politiques et deformes d’appartenances religieuses ycoexiste. Des différences, voire desconflits, s’expriment sur de nombreuxsujets – internes ou externes à l’Eglise.Une fois qu’on a défini la position offi-cielle de l’Eglise, on n’a donc pas toutdit. « L’être catholique dans la sociétéfrançaise contemporaine », ou ailleurs,

est donc multiple, et les rapports avecla laïcité française aussi, même si, surce dernier point, il existe aussi uneposition au moins officieuse de l’Eglisede France, représentée par la Confé-rence épiscopale. Je rappellerai, d’abord, quelques données objectives, auxquelles sontconfron tés les catholiques de tous hori-zons. J’évoquerai ensuite quelquesévolutions récentes de cette diversité,voire de ces oppositions internes. J’es-saierai, enfin, de préciser comment seconcilient, ou non, catholicisme et laïcité.

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DES CHIFFRES PEU ENCOURAGEANTS

Tout catholique qui se dit tel estaffronté, aujourd’hui, au recul quantita-tif et qualitatif de son Eglise.

- Recul en termes de pratique religieuse :seulement 4 %, environ, des catho-liques sont « pratiquants », ce motdésignant par convention la participa-tion à la messe du dimanche – ou àson anticipation, le samedi soir – ; ilssont plus nombreux – environ 8 % – sil’on admet une pratique plus occasion-nelle – une ou deux fois par mois – etsi on élargit à d’autres célébrations

que la messe du dimanche – messeen semaine, participation à des assem-blées de prière ou d’autres activités.Souvent, le « public » des messes estâgé – il tire vers le troisième ou le qua-trième âge, avec la présence dequelques rares familles dans la tren-taine et des enfants en général petits – ;les jeunes sont massivement absentsdès l’adolescence, de même que lesclasses d’âge entre 25 et 55 ans – doncles classes actives. Ce tableau doit êtrenuancé : les jeunes peuvent apparte-nir à des groupes – aumôneries decollèges et de lycée, scoutisme… – quiont leurs rythmes de pratiques et decélébrations propres. D’autre part, ilexiste, notamment dans les villes, desparoisses très vivantes qui attirenttoutes les classes d’âge, même si lesaînés restent les plus nombreux. Enfin,des rassemblements ponctuels, dejeunes, en particulier, connaissent devrais succès. Il faudrait parler aussi duregain relatif de certaines « dévotions »,comme les « nuits d’adoration », lespèlerinages, etc.

- Recul des sacrements de l’apparte-nance : baptêmes, confirmation,mariage à l’Eglise sont en diminutionconstante, de même que les inscrip-

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Seulement 4 %, environ, descatholiques sont « pratiquants »,ce mot désignant par conventionla participation à la messe du dimanche – ou à sonanticipation, le samedi soir – ; ils sont plus nombreux - environ8 % – si l’on admet une pratiqueplus occasionnelle – une oudeux fois par mois – et si onélargit à d’autres célébrationsque la messe du dimanche –messe en semaine, participationà des assemblées de prière ou d’autres activités.

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tions au catéchisme et à la professionde foi à 12-13 ans, ce qui a forcémentun effet « boule de neige » par la suite,dans le sens d’une rupture de trans-mission : les individus concernésn’auront ni accès aux sacrements, dèsleur jeune âge, ni à la « socialisation »dans le monde des représentations et du savoir de base chrétien – prièresusuelles, images bien identifiées, etc. –,par l’inscription au catéchisme, et eux-mêmes ne transmettront plus niappartenance ni culture religieuse àleurs enfants. Cette rupture n’est pascompensée par le nombre croissantde baptêmes de jeunes et d’adultes –entre 3 000 et 4 000 par an, un chiffreen hausse constante – même si ces « conversions » constituent, en elles-mêmes, un phénomène intéressantde notre époque. Il semble que l’enter-rement à l’Eglise, longtemps constant– autour de 75 % –, fléchisse aussi désormais.

- Recul en termes de « personnel reli-gieux » : les candidats au sacerdocesont très peu nombreux, y comprispour les Ordres religieux dits « apos-toliques » (dominicains, jésuites,

franciscains…) ; la situation est pireencore pour les vocations dans la viereligieuse féminine active – autrefois,surtout, métiers d’enseignantes etd’hospitalières ou d’auxiliaires desanté –, qui semble présenter très peud’attrait pour les jeunes filles et jeunesfemmes d’aujourd’hui… Plus atti-rantes pour des jeunes catholiques :les communautés dites « nouvelles »,des créations récentes qui invententdes formules de vie communautaireet d’apostolat neuves, parfois « mixtes »,donc avec des femmes et deshommes célibataires, « consacrés »ou non, et pouvant intégrer même descouples, tous vivant en communauté,selon des formules de vie commu-nautaire diverses, ou constituées enréseaux. Trait typique d’une époque :les communautés plus ou moins « tradis » – avec retour à l’habit reli-gieux à l’ancienne et règlementsstricts1 – ont aussi plus de succès pourles entrées de jeunes. La conséquencetrès concrète, dans beaucoup de dio-cèses et de congrégations religieuses,est la gestion difficile de pyramidesdes âges, totalement inversées, donc

1. L’une des plus en vue, aujourd’hui, est la Communauté Saint-Martin, très traditionnelle - on y porte la soutane -, mais béné-ficiant d’un afflux significatif de vocations.

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la préoccupation créée, comme dansla société française, en général, par leretrait de la vie active et la fin de viedes prêtres, religieux et religieusesâgés, souvent d’une forte longévité ettrès nombreux par rapport aux géné-rations encore en activité.

- Recul des anciennes et arrivée de nouvelles générations de laïcs : alorsque les militants des mouvementsd’Action Catholique marqués par le concile Vatican II et Mai 68 pren-nent peu à peu du champ – cesmouvements eux-mêmes rassem-blant souvent des « 3e âge », bientôt

ou déjà retraités –, arrivent en forcedans les paroisses, pour en prendreles rênes, les générations nées dansles années 1970-1980, appelées par-fois « générations Jean-Paul II » et « Benoît XVI », qui non seulement n’ontpas connu le concile et les révolutionsdes années 1960, mais les rejettentparfois violemment, et s’identifient fortement aux enseignements de cesdeux papes, en matière de spiritualitéet de morale. Le clergé « jeune » qui correspond à ces années manifeste les mêmes dispositions de retour à un catholicisme plus visible et plusaffirmé, sinon plus combatif, en parti-culier dans le domaine éthique etthéologique, où les contestationsd’une période antérieure sont désor-mais exclues. Les « cathos de gauche »des années 1960-1970 n’ont pas tota-lement disparu, mais faute d’avoir putransmettre le flambeau, ils sont vieil-lissants et très minoritaires2. L’arrivéeinopinée du pape François à la tête del’Eglise leur a donné quelques motifsd’espérer, mais, pour l’instant, en toutcas, il n’a pas inversé l’orientationconservatrice de la base.

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Alors que les militants desmouvements d’Action Catholiquemarqués par le concile Vatican II et Mai 68 prennent peu à peu du champ, arrivent en force dansles paroisses, pour en prendre les rênes, les générations nées dansles années 1970-1980, appeléesparfois « générations Jean-Paul II »et « Benoît XVI », qui nonseulement n’ont pas connu le concile et les révolutions des années 1960, mais les rejettent parfois violemment.

2. Sur leur rôle hier et aujourd’hui, voir, sous la dir. de Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel, A la gauche du Christ. Les chrétiensde gauche en France de 1945 à nos jours, Seuil, 2012.

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Les tendances du moment – en 2014 –sont donc incontestablement une « droitisation » – à la fois au sens poli-tique et religieux – de l’Eglise catholique,surtout chez les jeunes catholiques3,une « droitisation » en partie conjonc-turelle – liée à l’opposition au pouvoiraujourd’hui en place –, même si elle estaussi le prolongement de vieux dissen-sus avec la gauche et de vieillescomplicités avec la droite. On com-prend que, de ce côté, contrairement àce qui se passe chez les catholiquesdits « conciliaires », le pape François etses initiatives de réforme ne consti-tuent pas sans réserve, une « bonnenouvelle », tandis que l’épiscopat français – sauf une dizaine d’évêquesengagés aux côtés de la Manif pourtous et, en général, sur les questionscontroversées de bioéthique – gardeune prudente réserve. D’autre part, les catholiques, en général, ont désor-mais le sentiment d’être minoritairesdans la société française, même s’ilsrestent très majoritaires parmi les religions, en France ; on peut ajouterqu’au-delà des chiffres, le catholicismeest aussi la religion historique de

la France, avec tous les signes et marqueurs culturels, ainsi que lesavantages symboliques que celaimplique… mais aussi les oppositions :une des plaintes récurrentes des catho-liques est d’être l’objet privilégié de ladérision religieuse dans les médias.

FIN DE LA « CIVILISATION PAROISSIALE » ET CATHOLIQUES IDENTITAIRES

Si l’on voulait résumer, par une autreentrée, les conséquences de cette situationde recul, il faudrait dire qu’on assiste à lafin de ce que les sociologues ont appeléla « civilisation paroissiale », c’est-à-direcelle de l’époque des « deux France », la catholique et la laïque, où le territoirefrançais était « quadrillé » par ses clochers – et les paroisses qu’ils signi-fiaient –, où la mairie et l’école étaientdoublées ou complétées par l’église,comme leur « autre » ou leur « pendant »naturel, pour ainsi dire. Bien-sûr, leséglises sont toujours là4, mais les prêtressont absents : il n’est pas rare qu’enmilieu rural, un curé soit « desservant »de 30 ou 40 clochers, voire plus, et beau-

3. Selon des enquêtes aux municipales de 2014, près de 30 % des jeunes catholiques auraient voté pour le Front national. 4. Les mairies aussi sont là et ouvertes, mais des écoles aussi sont fermées…

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coup de diocèses ont, du reste, réduitdrastiquement le nombre de paroisses –lesquelles ne coïncident donc plus avecla présence d’une église – et redessiné(rationalisé) la carte de leur présence surle terrain, avec une concentration desforces, de fait, dans les villes et lesbourgs les plus importants. Des restruc-turations qui – un peu comme le projetactuel de grandes régions – n’ont pas étésans susciter oppositions et méconten-tements divers. On doit, évidemment, relier le phéno-mène à la « désertification » de laFrance rurale. Mais, la fin de la « civili-sation paroissiale » a des composanteset des effets spécifiques. Par exemple,compte tenu de la structure hiérar-chique de l’Eglise catholique, les laïcs,si engagés soient-ils, souvent, ne peu-vent remplacer les prêtres – dans leursactes cultuels, en tout cas –, et donc le

culte – la messe, pour faire court – et latransmission tombent en déshérence.D’autre part, la rupture avec la traditioncatholique est amplifiée par l’absence, et donc l’invisibilité des signes catho-liques : il fut un temps, celui de la « civilisation paroissiale » précisément,où de nombreux catholiques non prati-quants ou pratiquants « saisonniers »continuaient à faire baptiser leursenfants, à les envoyer au catéchisme, àleur faire faire la profession de foi, à semarier eux-mêmes à l’église, à vouloir y être enterrés. Cette période d’« auto -matisme » religieux, dont même desanticléricaux profitaient éventuellement,est pratiquement terminée, car, alorsque l’Eglise visible – curé présent, pres-bytère ouvert, catéchisme assuré… –, il yfaudrait un « acte volontaire » dontbeaucoup sont incapables. Pour autant, l’Eglise catholique n’estpas « finie », mais il découle de cettesituation (encore) nouvelle que ceuxqui restent – dans les centres vivantsdu catholicisme, aujourd’hui avant toutsitués dans les grandes villes – prati-quent un catholicisme d’attestation et d’affirmation. Alors que les croyantsou les pratiquants « sociologiques »ont disparu, les paroissiens, tous

Si l’on voulait résumer, par uneautre entrée, les conséquences de cette situation de recul, il faudrait dire qu’on assiste à la fin de ce que les sociologuesont appelé la « civilisationparoissiale », c’est-à-dire celle de l’époque des « deux France »,la catholique et la laïque.

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« motivés » d’aujourd’hui, constituentdes communautés ferventes – liturgiques,cultuelles et même culturelles –, que d’au-cuns traitent d’« identitaires » – certainesle sont, bien-sûr, mais la généralisationest illégitime. Ces communautés vivantesrassemblent, notamment, les « généra-tions Jean-Paul II » et « Benoît XVI »évoquées plus haut, donc des généra-tions fortement identifiées autour deces papes, qu’ils ont connus, éventuel-lement, en tant que participants auxJMJ (Journées mondiales de la jeu-nesse), à partir des années 1980. Ilsentretiennent une foi « décomplexée »,pour reprendre un mot très employé àl’heure actuelle, refusant de se cacher –comme l’ont fait, selon eux, les généra-tions antérieures, celles du concileVatican, qui furent aussi, souvent, des « cathos de gauche » – et manifestant « sans complexe » leur identité. A ce titre, ces générations sont à leurmanière en phase avec le désir de visi-bilité qui agite les religions du monde,aujourd’hui. Une partie d’entre-elles a participé aux « Manifs pour tous »contre la légalisation du mariagehomosexuel (loi Taubira), mais avecdes différences : les plus radicaux rejet-tent, certes, en bloc toute idée d’union

légale entre homosexuels, mais pourbeaucoup, le grand thème mobilisateura été, plus que le mariage entre homo-sexuels, la filiation et la famille. Le « familialisme » sera probablement un étendard d’identification pour lesgénérations catholiques à venir. Unecaractéristique encore de ces généra-tions mérite d’être relevée : après l’effortdes mouvements d’Action Catholique,au XXe siècle, pour faire entrer tous lesmilieux sociaux dans l’Eglise et récipro-quement, elles appartiennent assezsensiblement aux classes aiséesmoyennes et moyennes supérieures,avec donc des niveaux d’études sou-vent élevés. Ces indications peuvent légitimementsusciter la perplexité ou confirmer lescraintes – et les fantasmes – des partis

Une caractéristique encore de cesgénérations mérite d’être relevée :

après l’effort des mouvementsd’Action Catholique, au XXe siècle,pour faire entrer tous les milieux

sociaux dans l’Eglise etréciproquement, elles appartiennent

assez sensiblement aux classesaisées moyennes et moyennes

supérieures, avec donc des niveauxd’études souvent élevés.

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et des militants de gauche, ou ceux dela laïcité. Il faut éviter, cependant, lesjugements hâtifs. S’il est évident queces « nouveaux catholiques » partici-pent de la « droitisation » de la sociétéet des réactions négatives, par rapportau pouvoir actuel – surtout après la loiTaubira –, la plupart d’entre eux appar-tiennent à la droite classique, danstoutes ses nuances, et nullement à l’ex-trême droite politique ou religieuse.Souvent, ils se veulent aussi « catho-liques sociaux ». Une fraction d’entreeux – la plus jeune – condamne sansnuances tous les libéralismes, y com-pris l’économique. D’après certainesréactions – sur les réseaux sociaux –,beaucoup sont éloignés aussi deM. Sarkozy, ou l’apprécient peu – en lejugeant notamment, il est vrai, sur sonindécision et son inconstance par rap-port au mariage pour tous.

CATHOLIQUES ET LAÏCITÉ FRANÇAISE5 : APAISEMENTS ET DIFFÉRENDS NOUVEAUX

On ne relèvera ici que quelquesaspects.

- L’Eglise catholique admet, officielle-ment, voire valorise, devant les excèsreligieux aujourd’hui – communauta-rismes, exigences de certains groupes –,la laïcité française, selon les disposi-tions de la loi de 1905, avec néanmoinsles changements législatifs intervenusdepuis, notamment ceux qui concer-nent l’enseignement privé catholique –surtout la loi Debré de 1959 : une dis-position encore et toujours trèscontestée par beaucoup de militantsde la laïcité et aussi… des catholiquestrès minoritaires. Néanmoins, l’Eglisesouhaiterait une laïcité globalementplus « positive » – un adjectif qui a ledon d’irriter le « camp laïque » –, plusouverte aux nouvelles réalités socio-politiques et religieuses. Elle parleainsi de « laïcité de coopération »,signifiant par là que dans la construc-tion quotidienne de la République,notamment sociale, l’Eglise et lescatholiques peuvent apporter et appor-tent de fait leur pierre, sans arrière-pensée. Naturellement, tous les catho-liques sont loin d’avoir intégrél’acceptation, sans arrière-pensée, dela laïcité. Ainsi, les jeunes générations

5. L’expression « laïcité française » englobe la loi de 1905, son application concrète et le combat militant pour la faire respecter.

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sont aussi ignorantes de son sens quel’ensemble des jeunes Français6 –nous revenons sur ce point en conclu-sion, ci-dessous.

- Que des catholiques, notamment dedroite, fassent une interprétation erro-née des principes et des objectifs de lalaïcité française et qu’ils souhaitent, aufond, une influence plus grande du pou-voir clérical, ou des avantages pourl’Eglise, c’est plus que probable. Mais, ils ne sont pas les seuls à mal interpréterla laïcité et la place de la religion,aujourd’hui. En sens inverse, il est, eneffet, étonnant, y compris pour la plu-part de sociologues de la religion, devoir combien une partie des militantslaïques français apprécie mal l’évolutiondu champ religieux : l’affaiblissement ducatholicisme, la fragmentation et le plu-ralisme religieux, la recomposition et ladissémination religieuses créées par lasécularisation de la société, la spécificitémais aussi le « commun » de l’islam…On a parfois l’impression – fâcheuse –que certains groupements laïques en

sont restés à 1905, avec le seul modèlecatholique en ligne de mire. Comme l’amontré l’affaire récente de la crècheenlevée du Conseil général de Vendée,après une intervention de la Libre Pen-sée devant le tribunal administratif, ils confondent traditions folkloriquesfrançaises et foi catholique, une confu-sion due, certes, à une zone grise – entre culture et culte – dans une « modernitépost-catholique », mais ils oublient quecette zone grise est difficile à gérer

6. Un exemple récent (vu sur internet) : les jeunes « cathos » de l’aumônerie universitaire de Nantes se réunissent au CROUSet chantent joyeusement avant le repas le « Benedicite » (la prière avant les repas) – sans voir à quel point ce genre de pra-tique, d’une part, déroge à la loi de 1905 et, d’autre part, comporte le risque d’imitations par des groupes aux intentionsmoins innocentes que les leurs - il apparaît, en effet, qu’ils sont plus bêtes que méchants, mais tout le monde n’est pas danscet état d’esprit…

En Allemagne, le grandphilosophe, Jürgen Habermas,pourtant un « rationaliste »,

a ouvertement posé la question,devant les « déraillements » du progrès, de la place des

traditions religieuses dans lapolitique, dans la mesure où cestraditions tiennent un discours

rationnel acceptable etcompréhensible par des lecteursmodernes non religieux. Mais cequestionnement n’a jamais eu

d’échos en France…

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pour l’Eglise, aussi. Le succès étonnantdes Manifs pour tous reflète peut-êtrebien, lui aussi, la présence latente d’uneculture catholique profonde dans laFrance sécularisée : ce serait probléma-tique, bien-sûr, pour la laïcité, s’il en étaitainsi, mais cela donne également à pen-ser qu’une modernisation à marcheforcée, au nom du « progrès » insensi-ble, précisément, à la présence refouléeou occulte du traditionnel dans lemoderne, pose elle aussi question. EnAllemagne, le grand philosophe, JürgenHabermas, pourtant un « rationaliste »,a ouvertement posé la question, devantles « déraillements » du progrès, de laplace des traditions religieuses dans lapolitique, dans la mesure où ces tradi-tions tiennent un discours rationnelacceptable et compréhensible par deslecteurs modernes non religieux. Maisce questionnement n’a jamais eud’échos en France… La gauche socialiste, surtout, donneparfois l’impression d’avoir pris actede l’affaiblissement de l’Eglise catho-lique, donc du fait que les catholiques– 4 % de pratiquants… – représententfinalement une quantité politique

négligeable et qu’elle n’aurait plus àles séduire ou à les convaincre. Mais,elle se trompe peut-être sur ce point :selon Jérôme Fourquet, de l’IFOP, le « vote catholique » déborde de loin lespratiquants et représenterait environ13-14 % des Français, en particulier,autour des thèmes de la famille etl’école7 – ce qui est donc loin d’êtrenégligeable. Et, de toute façon, du côtédes sociologues de la religion – les « experts », après tout, de la questionreligieuse – on ne table plus du tout,aujourd’hui, sur un déclin linéaire du religieux, une fois que la modernitéurbaine, industrielle, technologique,scientifique, culturelle s’est installée.Déclin oui, mais complexe et non uniforme.

- Avec la gauche socialiste surtout, cellede la tradition laïque, finalement, on peut se demander si le fossé nes’est pas creusé pour d’autres raisons.Jusque dans les années 1960, moralelaïque et morale catholiques étaientfinalement très proches, sur des sujetscomme l’avortement, le divorce etd’autres situations. Par exemple,même si le divorce était permis par la

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7. C’est probablement cette thématique qui explique le vote catholique traditionnellement à droite.

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loi, il était désapprouvé par la morale,c’était un « mal » objectif. J’ai gardé lesouvenir personnel d’une conversa-tion, autour de 1975, avec un « prof de prépa » scientifique, président de la FOL de sa ville : il déplorait vive-ment la « cohabitation juvénile » entrain de se généraliser… Qu’aurait-ildit, aujourd’hui, où l’écart « moral » estdevenu très grand ? Pour faire bref,l’Eglise a maintenu sa loi très restric-tive en tout ce qui concerne le sexuel,le conjugal, le bio-humain – de lacontraception et de l’avortement,jusqu’au mariage gay, en passant partoutes les révolutions rendues possi-bles par la génétique –, alors que lecamp laïque accepte, ou plutôt encou-rage, au nom de la liberté et del’égalité, toutes les « libérations » –sexuelles, conjugales, en début et defin de vie…Ce qui apparaît comme morale des « interdits » contre morale « libertaire »,chacune couvrant des « intérêts » pastoujours exprimés, repose, en fait, sur des présupposés profonds, selonqu’on donne la primauté à des fonde-ments basés sur les « droits naturels »de l’homme (liberté/égalité) ou surl’anthropologie, voire sur une méta-

physique de la « nature humaine ». Le non libéralisme de l’Eglise, enmatière « morale », se heurte, en toutcas, de front au libéralisme et à l’indi-vidualisme libertaire d’une partie de lagauche. L’Eglise officielle nourrit, enréalité, ce genre de pensées à l’égarddes politiques démocratiques, engénéral, qui libéralisent, à tout va, aunom de la liberté et de l’égalité… Parailleurs, alors que la gauche laïquedénonce l’attitude morale réaction-naire de l’Eglise, les catholiques lesplus identifiés – ceux dont il a été ques-tion plus haut – se réclament, de plusen plus, d’une « écologie humaine » –donc, au-delà de l’environnemental –et accusent la légèreté de la gauchesocialiste et verte – et, éventuellement,de la droite libérale –, qui ne se préoc-cupe pas des conséquences négativesdes nouveaux droits, en particulierl’abandon des plus fragiles. Si onconsidère – comme le fait le socio-logue Jean Baubérot – ces droits ou ces« lois qui permettent » comme une laï-cisation de fait de la société et duvivre-ensemble, on peut dire qu’unnouveau front de différends s’estouvert ici, qui fait comprendre aussi la méfiance actuelle des catholiques

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identifiés à l’enseignement moral del’Eglise envers la « morale laïque »8. Pour conclure, on « concilierait »volontiers laïcité et catholicisme surun point : l’ignorance prodigieuse, parles jeunes Français – pas seulementceux issus de l’immigration –, de l’uneet de l’autre, des principes de la laïcitéet des doctrines de l’Eglise. L’Eglises’emploie – très difficilement – à com-bler le fossé d’inculture religieuse. Du côté laïque aussi, on cherche àenseigner, de manière plus offensive,la laïcité et son sens. Cependant, j’y aidéjà fait allusion, on n’a pas assez prisen compte, de ce côté, les paradoxesde la sécularisation et les mutationsreligieuses qui en résultent. Long-temps, les sociologues de la religionont interprété la sécularisation comme

une perte, un recul, une défaite pour les religions, parce qu’effectivement les grandes institutions historiques –Eglises et autres –, dont l’emprise cultu-relle, morale, sociale… avait modelé laculture de pays, voire de continentsentiers, semblaient irrémédiablementreculer. Et cette conviction répondait auxobservations de terrain quantitatives –baisse de la pratique religieuse – et qua-litatives – présence de plus en plusrestreinte du religieux dans les diversdomaines de la réalité. Or, aujourd’hui,des sociologues de la religion vontjusqu’à parler de « dé-sécularisation »pour rendre compte des « retours du religieux », des retours qui sont toutsauf le retour du même ; on assiste à des recompositions considérables,des re-sacralisations diffuses ou concen-trées, des réapparitions inédites…comme si les nouvelles sociétés, technologiquement très avancées, pro-duisaient leur propre « sacré » ou leur « propre religieux », des excroissancesnon rationnelles ou différemment ration-nelles, parfois très individualistes – unsacré et un religieux qui répondent auxquestions et aux incertitudes que crée

On « concilierait » volontierslaïcité et catholicisme sur un point : l’ignoranceprodigieuse, par les jeunesFrançais - pas seulement ceux issus de l’immigration -, de l’une et de l’autre, des principes de la laïcité et des doctrines de l’Eglise.

8. Autrefois, la méfiance venait de l’enseignement d’une « morale sans Dieu », mais non pas du contenu de cette morale.

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la revue socialiste 57le dossier

la raison instrumentale dominantedans nos sociétés. Cependant, paradoxalement, les reli-gions historiques constituent alorsplutôt des pôles de rationalité, des ins-titutions capables de canaliser lereligieux sans frontières et de respecterles séparations laïques. La laïcité setrompe, par conséquent, quand sacible essentielle demeure la « neutrali-sation » des grandes religions dansl’espace public, avec lesquelles, d’ail-leurs, l’Etat peut discuter9 – parce qu’ily a des interlocuteurs légitimes. D’au-tre part, on s’égare à mon sens quand,devant l’envahissement multiforme dureligieux, on veut absolument faire dela laïcité, de manière très volontariste,une doctrine politique globale de ladémocratie, donc une philosophie et

parfois une quasi religion indépassa-ble – ce qui, on ne le voit pas assez,diminue aussi son universalité et larend inassimilable par d’autres pays.Le sociologue ne peut qu’enregistreravec préoccupation qu’en dépit du dis-cours très emphatique de la laïcitéfrançaise sur son excellence et sacapacité de promouvoir le vivre-ensemble, son image devient négativedans une partie de l’opinion publique,parce qu’elle apparaît intolérante. Ilfaudrait plutôt et constamment, face àce « nouveau religieux », redéfinir avecsimplicité et réalisme, comme la loi de1905 y invite, la nature et la cause pré-cise des frontières entre le religieux etle politique, et l’intérêt et les bienfaitspratiques indubitables, pour tous, dela séparation à la française.

9. Précisément parce qu’elle sépare fortement, la laïcité française a besoin, à mon avis, de représentants qualifiés des religionspour discuter des problèmes. Le catholicisme est, de ce point de vue, clairement représenté par la présidence de la Confé-rence nationale des évêques - cependant, du fait que les évêques ne sont pas élus par le peuple catholique, mais nomméspar Rome, des catholiques contestent cette représentativité -, l’islam est mal représenté - le Conseil Français du Culte Musul-man est élu, mais fonctionne mal -, les institutions du protestantisme et du judaïsme français, lointaines créationsnapoléoniennes, dépendent, pour une part, du rayonnement des personnalités élues à leur direction.

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Régulièrement, 1h30 de débat public autour d’un ouvragequi fait l’actualité et de son auteur(e).

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Islam et laïcité

Abdennour BidarPhilosophe, auteur de Comment sortir de la religion, La Découverte, 2012.

La civilisation de l'islam est-elle compatible avec la laïcité ? Avec la démocratie ?Avec la modernité ? Notre débat français n'a cessé de répéter ces mêmes ques-tions, depuis que le 11 septembre 2001 a installé l'islam – religion et civilisation –

en position de « Grand Autre », dont la différence avec l'Occident et ses valeurs seraittelle qu'entre eux, il ne pourrait y avoir qu'un « choc des civilisations ».

Ces questions sont toujours ainsi poséessur un fond de scepticisme, d'inquiétude,voire de défiance et d'incrédulité. On peuts'étonner de ce soupçon, dès lors que,comme le souligne Olivier Roy, l'histoirede l'Islam atteste que « dès la fin du Ie siè-cle de l'hégire, une séparation de factoentre pouvoir politique (sultans, émirs) etpouvoir religieux (…) s'est constituée etinstitutionnalisée ». Il précise, au sujet del'Etat dans la civilisation islamique, quesa nature n'est pas religieuse, mais civileet que « sa légitimité est indirectementreligieuse, dans la mesure où il assure lebien public (maslahat) permettant aucroyant de suivre sa religion » (L'échec del'islam politique, Seuil, 1992).

Les choses se compliquent, cependant,si l'on considère cette fois les représen-

tations – l'imaginaire islamique et nonplus les faits. Force est alors de consta-ter que l'islam classique, moderne etcontemporain a fait varier les formesprises par l'autorité politique sur lefond d'une représentation cardinale àvaleur de mythe fondateur : celui d'une« religion totale » exprimée par la for-mule courate « islamou dîn wa dawla »qui signifie « l'islam comme religion et Etat ». Olivier Roy souligne dans lemême ouvrage que c'est même « unlieu commun de dire que dans l'imagi-naire politique de l'islam [et plusparticulièrement dans l'imaginaire del'islam politique, cet « islamisme » quivoudrait faire de l'islam une « religiontotale »] il n'y a pas de distinction entrel'ordre du religieux et celui du politique ».Cette représentation voudrait tirer son

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fondement coranique du passagequ'on appelle communément le « ver-set des dirigeants », dans lequel la « dictée surnaturelle » de Dieu (expres-sion de Louis Massignon) auraitordonné ceci : « O vous qui croyez !Obéissez à Dieu ! Obéissez au prophèteet à ceux d'entre vous qui détiennentl'autorité » (IV, 59).

Roy explique que de ce « paradigme »d'une autorité spirituelle héritée du pro-phète par les détenteurs ultérieurs dupouvoir politique « sont issus un certainnombre de thèmes récurrents dans lapensée politique islamique. On affirme[ainsi] la non-séparation de l'espace dureligieux, du juridique et de la politique.On veut faire de la loi musulmane, lachariat, la source unique du droit, ainsique la norme des comportements indi-viduels, qu'il s'agisse du souverain oudu simple croyant. On s'interdit de défi-nir un espace politique autonome, avecses lois, son droit positif et ses valeurspropres ».

L'imaginaire musulman fut et reste lar-gement persuadé que tout chefpolitique doit, pour être légitime,régner selon le modèle mythifié du

prophète et « Au nom de Dieu » – men-tion rituelle par laquelle commencemême la nouvelle constitution tuni-sienne de 2013, alors que celle-ciambitionne d'être une exception –dans le monde musulman contempo-rain – de reconnaissance de la libertéde conscience humaine, et doncd'émancipation de l'ordre politiquehumain, par rapport à la tutelle d'unetranscendance… C'est là aussi le Coran lui-même qui est habituellementconvoqué pour cet imaginaire d'unitéet de continuité entre la souverainetédivine et la souveraineté humaine. Onse réfère ici à deux types de versets :d'abord, les versets métaphysiques quifont d'Allah (le Nom suprême de Dieuen islam) le « souverain des cieux et dela terre » (Rabbou ssamâwati wal ard,voir, par exemple, Coran, XIII, 16) ;ensuite, les versets à caractère plusexistentiel ou anthropologique qui ins-tituent l'homme comme le « khalîfat »,le Calife de Dieu sur cette même terre(voir Coran, II, 30-34), autrement dit,selon la traduction usuelle du terme,les versets qui définissent le sens de lavie humaine comme « lieutenance » dela royauté divine, régence ou adminis-tration terrestre de sa justice.

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Abdennour Bidar - Islam et laïcité

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Il y a donc l'imaginaire, d'un côté, et laréalité, de l'autre. Il y a l'imaginaire quiréfère idéalement le pouvoir temporel àun mandat du ciel et il y a la réalité dedynasties, sultanats, califats, émirats,qui ont tous institué une séparation defait avec les autorités religieuses. Ce sontbien deux choses distinctes tout au longde l'histoire de l'islam que cette existenceconjointe de deux instances de pouvoir :l'autorité politique, d'un côté, et l'autoritédes dignitaires de la religion, de l'autre.Pour assurer aux yeux d'une populationla légitimité et la majesté de son pouvoir,le chef politique prend bien soin de seréclamer systématiquement le « gardiende la religion », le « protecteur ou le com-mandeur des croyants » – et cela vautdes califats omeyyade (661-750) et abbaside (750-1258), jusqu'à l'EmpireOttoman (1299-1923). Il sait, en effet, quefaute de prendre en compte cet imagi-naire régnant, qui réclame absolumentcette référence ou déférence au sacré,son pouvoir ne se parera jamais del'aura spirituelle nécessaire pour durer –et quel pouvoir ne se soucie pas d'abordde durer, en islam et ailleurs ?

Le lien entre religion et politique relèveainsi purement et simplement d'une

stratégie de la conservation du pouvoir.C'est ce qu'illustre de manière remar-quable Makram Abbès dans sonouvrage Islam et politique à l'âge clas-sique (PUF, 2009). Il y a étudié les « Miroirs des princes », c'est-à-dire lestraités d'art de gouverner qui ont ensei-

gné leur métier aux chefs politiquesdurant la période classique de l'islam(du VIIe au XVe siècle). L'art de gouvernerthéorisé dans ces traités, appelés âdâbsultâniyya, a trois caractéristique : il est « réaliste, positif, pragmatique », autre-

Il y a donc l'imaginaire, d'un côté, et la réalité, de l'autre.

Il y a l'imaginaire qui réfèreidéalement le pouvoir temporel à un mandat du ciel et il y a

la réalité de dynasties, sultanats,califats, émirats, qui ont tousinstitué une séparation de faitavec les autorités religieuses.

Ce sont bien deux chosesdistinctes tout au long

de l'histoire de l'islam que cette existence conjointe

de deux instances de pouvoir :l'autorité politique, d'un côté, et l'autorité des dignitaires de la religion, de l'autre.

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Abdennour Bidar - Islam et laïcité

ment dit il ne fait pas référence, de façonidéaliste ou moraliste, à une inspirationdivine qui devrait être la qualité premièredu Prince, ni à une quelconque fidélité aumodèle prophétique. Il est uniquementquestion ici de « stratégie militaire », et desdispositions à acquérir en matière de « ruse » et de « diplomatie ». Nulle traced'une doctrine théocratique ni d'unepiété qui devrait être la vertu cardinaledu dirigeant. Lorsque celui-ci affichecette piété, ou qu'il mobilise le mythe del'articulation entre son pouvoir et celuidu Prophète, c'est seulement de façonmachiavélienne – parce que ça sert lastabilité de son pouvoir, à ce moment-là.

Il n'y a eu, en Islam, que la période pre-mière dans laquelle autorité spirituelleet pouvoir temporel auraient fusionné,dans le règne devenu légendaire dessuccesseurs immédiats du ProphèteMohammed qu'on a appelés les quatre « califes bien guidés », parce que préci-sément ils ont été installés dans la figureidéale de chefs politiques inspirés, béné-ficiant encore, à titre d'héritage oud'ombre portée, de la stature du Pro-phète « prêtre et roi ». Mais, là encore, ilfaut déconstruire un mythe. C'est ce qu'atenté de faire l'égyptien, Ali Abderraziq,

en 1925, dans un livre intitulé L'islam etles fondements du pouvoir (La Décou-verte, 1994) qui lui a valu d'être déchu deson rang de mui de la grande univer-sité religieuse d'Al Azhar ! Il y explique,en effet, plusieurs choses tout à fait

impossibles à entendre pour l'imagi-naire politique de l'islam. La premièreest que « Le califat », c'est-à-dire lareprésentation du calife comme ombrede Dieu sur terre, « n'a pas été négligéeseulement par le Coran, qui ne l'amême pas évoqué, il a été ignoré toutautant par la sunna [l'exemple du pro-phète, tiré de la compilation de sesparoles et actes] qui n'en fait aucunemention ». « La preuve en est, poursuit-

Il n'y a eu, en Islam, que la périodepremière dans laquelle autoritéspirituelle et pouvoir temporel

auraient fusionné, dans le règnedevenu légendaire des successeursimmédiats du Prophète Mohammedqu'on a appelés les quatre « califes

bien guidés », parce queprécisément ils ont été installés dansla figure idéale de chefs politiquesinspirés, bénéficiant encore, à titred'héritage ou d'ombre portée, de lastature du Prophète « prêtre et roi ».

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il, que les théologiens n'ont pu produirele moindre hadith [paroles du pro-phète] dans leur argumentation sur lesujet ». Plus loin, Abderraziq ose mêmeun parallèle tout à fait inattendu : « Jésus-Christ a évoqué le gouverne-ment de César, et a ordonné de rendreà César ce qui est à César » ; or, « Leshadiths du prophète où l'on voit desallusions aux notions de califat, d'ima-mat, d'allégeance, ne signifient rien deplus que ce que le Christ a voulu direlorsqu'il a évoqué certaines disposi-tions de la loi religieuse vis-à-vis dugouvernement de César ». Il y auraitdonc, en islam, aussi, une théorie desdeux royaumes, la chariat (loi reli-gieuse) ne prétendant gouverner que lavie spirituelle de l'homme, et non pas latotalité de son existence. Ce qu'Abderra-ziq déconstruit et percute de pleinfouet, c'est la représentation de la com-munauté originelle de l'islam, commeCité politique de Médine rassembléepar un prophète roi.

Même en admettant, cependant, que le prophète ait été roi, et qu'il y ait euaussi réunion des deux royaumes dansle sceptre des quatre premiers califes « bien guidés », donc jusqu'en 661,

ensuite la séparation des pouvoirs s'est durablement installée en islam. La conduite des affaires terrestres au chef politique, la direction religieuseaux différentes classes de dignitaires,théologiens, imams, docteurs en scien -ces religieuses, etc. A cet égard, laRévolution iranienne de 1979 qui

installe au pouvoir les ayatollahs, desdignitaires religieux, introduit un facteur de nouveauté caractéristiquedu XXe siècle : comme du côté desFrères musulmans qui, dès les années1920, en Egypte, prenaient pour slogan« le Coran est notre Constitution », cetteRévolution iranienne prétend réformer

La Révolution iranienne de 1979qui installe au pouvoir

les ayatollahs, des dignitairesreligieux, introduit un facteur de nouveauté caractéristique

du XXe siècle et prétend réformerla société en renouant par-delà

les siècles avec le temps du Prophète, pendant lequel

le pouvoir politique et l'autoritéreligieuse ne faisaient qu'un. Resteà savoir ce que vaut la réactivationd'un mythe des origines comme

fondement politique.

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la société en renouant par-delà les siècles avec le temps du Prophète,pendant lequel le pouvoir politique etl'autorité religieuse ne faisaient qu'un.Reste à savoir ce que vaut la réactiva-tion d'un mythe des origines commefondement politique… Olivier Royinsiste, à cet égard, sur ce qu'il nomme« l'impossible Etat islamique » : lessources coraniques et historiques permettant de fonder un pouvoir théocratique sont tellement maigres qu'« on est frappé par la pauvreté dela réflexion islamiste sur les institu-tions politiques, alors même quel'islamisme met en avant la questiondu politique » ; et, en ce qui concernel'Iran lui-même, qui donne pourtanttoutes les apparences « que le som-met de l'institution cléricale coïncideavec celui de l'institution étatique », enréalité « derrière la rhétorique isla-miste et révolutionnaire », « le modèleiranien est en fait un modèle « laïc »,au sens où c'est l'Etat qui définit laplace du religieux, et non le religieuxqui définit celle du politique ». On estloin ici des imaginaires, islamique… etoccidental, d'un régime iranien perçucomme à contretemps de la séculari-sation du monde.

On ne peut que s'étonner, pour ledéplorer, que cet imaginaire occidentalcontinue de se laisser persuader qu'is-lam et laïcité, islam et sécularisationseraient antagonistes. Comment inter-préter, autrement, qu'une confusionentre l'imaginaire et le réel, par exem-ple, ce jugement radical de Rémi

Brague selon lequel « Pour l'islam, laséparation du politique et du religieuxn'a pas le droit d'exister. Elle est mêmechoquante, car elle passe pour unabandon de l'humain au pouvoir dumal, ou une relégation de Dieu hors de ce qui lui appartient. La cité idéaledoit être ici-bas. En principe, elle y est même déjà : c'est une Cité musul-mane » (La loi de Dieu, Gallimard,2005). Quand l'imaginaire islamiste et l'imaginaire occidental se rejoignent

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Abdennour Bidar - Islam et laïcité

Quand l'imaginaire islamiste et l'imaginaire occidental

se rejoignent pour enfermerl‘islam dans le fantasme d'unereligion foncièrement totale

(et Paul Ricœur nous disait que le faux-pas du total au totalitaire

est presque fatal), comment ne pasvoir dans le choc des civilisations

un choc des ignorances ?

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ainsi pour enfermer l‘islam dans lefantasme d'une religion foncièrementtotale (et Paul Ricœur nous disait quele faux-pas du total au totalitaire estpresque fatal), comment ne pas voirdans le choc des civilisations un chocdes ignorances ?

Ce qui est attesté historiquement enislam, c'est l'existence d'un pouvoir reli-gieux distinct du pouvoir politique.Dans le sunnisme, comme dans lechiisme, les deux grands courantsmajeurs de l'islam – selon une propor-tion actuelle de 15 % de chiites,essentiellement en Iran/Irak –, on a affaire au pouvoir à de véritablesorganisations « cléricales », si tant estque ce terme ne soit pas ici impropre.Nous l'employons malgré quelquesréserves parce que l'idée communeselon laquelle il n'y aurait pas de clergéen islam est très inexacte : il y a deschefs religieux consacrés dans leurfonction par leur parcours et leurmagistère acquis au sein de telle ou telle des écoles de droit religieux(madhhab), notamment les quatre ou cinq plus grandes : malikisme,hanafisme, hanbalisme, chaféisme,jafarisme. L'islamologue, Mohammed

Arkoun, disait fréquemment, à cetégard, que « l'islam est théologique-ment protestant et politiquementcatholique ». Si, en effet, du point de vuethéologique, chaque fidèle musulmanpeut être son propre imâm (guide de laprière ou chef spirituel), dans les faits,ce sont bien ces castes de clercs qui sesont imposées comme intercesseursentre ce fidèle et Dieu : les écoles juri-diques citées détiennent, en effet, lemonopole de l'interprétation du Coranet du hadith (la compilation desparoles du Prophète, qui instituent unmodèle de vie, la sunna).

Qu'en est-il donc, à partir de tout ce quiprécède, du rapport entre islam et laï-cité ? Le mot laïcité, lui-même, n'existepas dans le vocabulaire classique del'islam. Plusieurs néologismes ont été tentés au XXe siècle, en particuliercelui de almanat, qui vient de âlam, le monde – ce qui peut s'entendre, en français, comme désignant « lesaffaires de ce monde » par distinctionavec le religieux qui entend prendre encharge un possible salut dans l'au-delà. Au-delà de ce débat sur le motmême de laïcité, deux questions seposent finalement :

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1- Peut-on considérer l'histoire de laséparation des pouvoirs politiques etreligieux, tout au long de l'histoire del'islam, comme un fait suffisant ensoi pour attester de la possibilitéd'une laïcité qui se définit précisé-ment comme séparation ? A-t-onaffaire, cependant, dans les deux cas,à la même séparation ?

2- Comment la tutelle sur les cons -ciences exercée en islam par lescastes de clercs pourrait-elle êtrecompatible avec le droit de chaqueindividu à une véritable liberté deconscience en matière de vie spiri-tuelle – liberté de religion, et libertévis-à-vis de la religion ? N'est-ce pascette liberté personnelle qui est insti-tuée et garantie par le principe delaïcité de l'Etat ?

C'est en posant cette seconde questionque nous nous donnons le moyen derépondre à la première. La séparationdes pouvoirs historiquement présenteen islam ne suffit pas à assurer sa com-patibilité avec la laïcité. Bien que lepouvoir religieux soit séparé du pou-voir politique en islam, néanmoinsl'autorité sociale, morale, spirituelle de

ce pouvoir religieux empêche large-ment – hier comme aujourd'hui – quela conscience et la vie personnelle del'individu soient réellement autonomesdans la conduite de sa vie spirituelle ; et ce, d'autant plus que ce pouvoir desclercs sur les consciences est renforcéou relayé dans bien des sociétés et communautés musulmanes denotre temps par une « orthodoxie demasse » qui contribue à exercer sur les mœurs de chacun un redoutablecontrôle religieux. Par conséquent, en matière de compatibilité de l'islamavec la laïcité, beaucoup reste à faire.

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Abdennour Bidar - Islam et laïcité

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Protestantisme et laïcité

Jean BaubérotAncien titulaire de la chaire Histoire et sociologie de la laïcité à l’Ecole pratique des hautes études (EPHE).Auteur de Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas (éditions de la MSH), 2015.

LA CONTRIBUTION PROTESTANTEÀ LA LAÏCITÉ

L’histoire du protestantisme et celle dela laïcité sont entremêlées. Après la per-sécution qui a suivi la Révocation del’Edit de Nantes – qui, au XVIIIe siècle,apparait incongrue dans le contexteeuropéen -, les protestants obtiennentun Edit de tolérance (1787). Pour neplus considérer leurs enfants commedes « bâtards », sans reconnaitre les

pasteurs, cet Edit leur accorde la possi-bilité d’un mariage civil. Premierembryon – ambiguë – de laïcité, parrefus du pluralisme religieux. La Révo-lution va leur donner la citoyenneté(1789) et le libre-exercice du culte (1791).Beaucoup de protestants s’engagent àses côtés, mais les tentatives d’éradica-tion de la religion ne les épargnent pas.Un protestant, Boissy d’Anglas, est àl’origine de la première séparation(1795) qui n’arrive pas à instaurer une

L a grande majorité des protestants français sont regroupés dans deux ensem-bles. La Fédération protestante de France (FPF), l’organisme historique, fondé– nul hasard – en 1905, et le Conseil national des évangéliques de France (CNEF),

fondé en 2010. La FPF s’est déclarée de façon constante favorable à la laïcité. De son côté,le CNEF indique que les protestants évangéliques sont « très attachés » à « la loi de sépa-ration des Eglises et de l’Etat » et s’en montrent « extrêmement reconnaissants »1. Cetteaffirmation a surpris certains. Elle s’enracine pourtant dans la réalité historique. Pourne pas céder à la méconnaissance due au « présentisme » (François Hartog), rappelonsla participation des protestants à la construction de la laïcité. Nous verrons ensuite leurpositionnement actuel.

1. CNEF, La laïcité française, Paris, 2013.

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Jean Baubérot - Protestantisme et laïcité

pleine liberté de conscience. L’interdic-tion des cérémonies hors des édificesreligieux, par exemple, frappe particu-lièrement les protestants dont lestemples ont été détruits sous Louis XIV. La Révolution n’ayant pas appliqué sesprincipes, c’est Napoléon Bonapartequi instaure une liberté stable pour le protestantisme. Il le fait dans unelogique néo-gallicane où la religion est protégée et contrôlée. La loi du 18 Germinal An X (1802) comporte unConcordat avec Rome, où l’Eglisecatholique n’est plus religion d’Etat, etl’accompagne d’Articles Organiquesrèglementant les cultes catholiques etprotestants (luthérien et réformé). Ces

deux protestantismes deviennent des « cultes reconnus », juridiquementégaux avec le catholicisme, mais sansrespect de leurs spécificités. Ainsi, pourne pas permettre les assembléesd’évêques, les synodes, élément essen-tiel de la vie du protestantisme, ne sontpas autorisés. Malgré tout, ce statut offi-ciel lui permet de se reconstruire.Une petite minorité dynamique vacependant vivre hors de ce cadre,notamment sous l’influence du théolo-gien suisse, Alexandre Vinet. Protestantévangélique, Vinet défend, en 1826 et1839, le droit de « manifester son incré-dulité » : les « voies ennemies » de lareligion doivent pouvoir s’exprimeraussi « librement qu’elle », car « il n’y apoint de vraie foi sans conviction ni deconviction sans examen ». Vinet dis-tingue la « vérité sociale », relative etpratique, et la « vérité religieuse », abso-lue et spéculative. La séparation desdeux sphères constitue « un droit [et] un devoir ». Les Eglises officiellesprotestantes sont « l’avortement duprotestantisme » et, s’ils incitent àcroire, les pouvoirs politiques devien-nent des « spoliateurs de Dieu ».Vinet influence aussi des protestantsqui rompent avec l’évangélisme, tel

C’est Napoléon Bonaparte qui instaure une liberté stablepour le protestantisme. Il le faitdans une logique néo-gallicaneoù la religion est protégée etcontrôlée. La loi du 18 GerminalAn X (1802) comporte unConcordat avec Rome, où l’Eglise catholique n’est plusreligion d’Etat, et l’accompagned’Articles Organiquesrèglementant les cultescatholiques et protestants(luthérien et réformé).

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la revue socialiste 57le dossier

Ferdinand Buisson. Directeur de l’en-seignement primaire jusqu’en 1894, il met en œuvre la laïcisation de l’écolepublique. D’autres personnes, commelui à la frontière du protestantisme et de la libre-pensée – Félix Pécaut, Jules Steeg, Pauline Kergomard… –, participent au plus haut niveau à l’encadrement de cette école. Le pasteur évangélique, Edmond de Pres-sensé, conseille Ferry pour que lamorale laïque ne soit pas antireli-gieuse. Vers 1900, le quart desdirectrices de l’enseignement secon-daire féminin public sont protestantes,

alors que les protestants ne formentqu’1,5 % de la population. On sait l’enjeu que représente l’éducation desfemmes pour la laïcité.Les protestants ont accepté la sépara-tion sans en avoir tous été, loin de là,des militants. Certains pasteurs crai-gnent la perte du salariat de l’Etat : ils ont une famille à nourrir ! Cepen-dant, un synode réformé officieux(1902) s’affirme, unanimement favora-ble à son « principe ». Les protestantsont peur d’une séparation hostile où les« innocents » (eux !) soient aussi maltraités que les « coupables » – les catho-liques. Le projet de loi d’Emile Combesles inquiète et, sous la direction du pro-fesseur Raoul Allier – membre d’uneEglise évangélique déjà séparée del’Etat –, ils entreprennent une cam-pagne de presse dans le quotidienrépublicain Le Siècle – dirigé par deuxprotestants. Elle « va orienter les espritsvers la recherche d’une séparation(politiquement) libérale » (Jean-MarieMayeur2). Un autre protestant évan -gélique, le député radical EugèneRéveillaud, dépose une proposition deloi prise en compte par la Commission

Alexandre Vinet influence aussides protestants qui rompent avecl’évangélisme, tel FerdinandBuisson. Directeur del’enseignement primairejusqu’en 1894, il met en œuvrela laïcisation de l’écolepublique. D’autres personnes,comme lui à la frontière duprotestantisme et de la libre-pensée – Félix Pécaut, JulesSteeg, Pauline Kergomard… –,participent au plus haut niveauà l’encadrement de cette école.

2. La séparation des Eglises et de l’Etat, 2005.

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Jean Baubérot - Protestantisme et laïcité

parlementaire – que dirige Buisson.Ensuite, il s’oppose à Briand et Jaurès,lors du débat sur l’Article IV. CommeBuisson, il estime que la future loi n’apas à prendre en compte « les règlesd’organisation générale » des cultes.Cela n’est pas l’avis de Louis Méjan,autre protestant évangélique, l’un desdeux conseillers de Briand. Des person-nalités protestantes jouent donc unrôle capital dans l’élaboration de la loi.Comme l’Eglise catholique, les Eglisesprotestantes perdent tout caractère offi-ciel, mais gagnent en liberté.

LA FÉDÉRATION PROTESTANTEDE FRANCE ET LE

PROTESTANTISME HISTORIQUE

En 1990, la FPF publie, en communavec la Ligue de l’enseignement, des « Eléments de réflexion » sur la laïcité.Elle la conçoit comme « la garantie fon-damentale de la vie publique », la « possibilité pour toutes les convictionsde prendre part, dans le respect de lalégalité, à l’expression commune etdiversifiée de la culture nationale ». Elleinsiste sur le « respect de toutes les

minorités ». En 2005, la FPF réclameune modification de la loi de 1905. Ils’agit d’un « toilettage » qui ne touchepas à l’essentiel, sauf sur un point : laFPF demande que les associations cul-tuelles ne soient plus astreintes à avoir« exclusivement pour objet l’exerciced’un culte » (Article 19), mais seulementà avoir « principalement pour objet »cet exercice. Il s’agit de pouvoir intégrerles activités sociales des paroisses aubudget de ces associations et d’éviter,ainsi, pour les bénévoles qui les gèrent,des soucis administratifs. Cette revendi-cation est liée au fait que la FPF encadrela majorité des associations cultuellesdu pays – environ 2000 –, malgré la disproportion entre protestants etcatholiques3, et subit, depuis 15 ans,une interprétation dure des pouvoirspublics. Cependant, cela ouvrirait laporte à un mélange possible entre activités commerciales, culturelles etcultuelles. D’autre part, cette position aquelque peu masqué l’adhésion pro-fonde de la FPF à la laïcité. Aujourd’hui, la FPF affirme combattreune « dérive » : le glissement de la sépa-ration Eglises-Etat à une séparation

3. L’Eglise catholique, suite à son refus de la loi de 1905, bénéficie des lois de 1907-1908 et de l’accord de 1923-1924 avec lepape, qui lui permet de former des « associations diocésaines ».

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entre société et religions, ces dernières« étant alors invitées à se recroquevillerdans la sphère privée de l’intimité ».Dans une telle logique, l’égalité descitoyens ne serait plus respectée : certains seraient « exclus de l’espacepublic (…) ouvert aux militants detoutes les philosophies ». Beaucoup de protestants ont, effectivement, l’im-pression que la laïcité n’est plus celle

qu’ils ont soutenue, qu’elle prend parfois des aspects antireligieux. Parailleurs, n’étant ni majoritaires ni dan-gereux, ils estiment être moins pris enconsidération que d’autres par les pou-voirs publics. Cela contribue à faire queles luthéro-réformés d’Alsace-Mosellene souhaitent pas, majoritairement,l’abolition du droit local – ce que l’on peutregretter –, mais son évolution. Ainsi,pour ce qui les concerne, ils ont souvent

transformé le cours confessionnel dereligion en une approche plus culturelle.Au moment de la laïcisation de l’écolepublique (1882), les protestants ontremis leurs écoles à l’Etat. Ensuite, la FPF, avec la Fédération protestante del’enseignement (FPE), a toujours défendul’enseignement public. Sous la IVe Répu-blique, le président de la FPE, PaulRicœur, s’oppose aux projets de mono-pole de l’Etat sur l’école. Il propose, cequ’il appelle une « laïcité ouverte », met-tant fin au dualisme scolaire par une « nationalisation sans étatisation ». Ils’agirait d’une école laïque administréepar des représentants de l’État, des ensei-gnants et des parents d’élèves. Elle seferait l’écho des « confrontations » quiont lieu dans la société. Cette position semaintient ensuite, notamment avec lesfortes réserves à l’égard de la loi Debré(1959), un soutien à la tentative de réuni-fication souple des deux écoles par AlainSavary (1984), puis, au Rapport Debray(2002) sur l’« enseignement laïque du fait religieux », à l’école. Une désillu-sion se manifeste devant la faiblesse de sa mise en œuvre. D’une manièregénérale, on peut dire que bien des protestants sont aujourd’hui des amou-reux déçus de la laïcité.

Beaucoup de protestants ontl’impression que la laïcité n’estplus celle qu’ils ont soutenue,qu’elle prend parfois des aspectsantireligieux. Par ailleurs, n’étantni majoritaires ni dangereux, ils estiment être moins pris en considération que d’autres par les pouvoirs publics.

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Jean Baubérot - Protestantisme et laïcité

LE CONSEIL NATIONAL DES ÉVANGÉLIQUES

DE FRANCE ET LES PROTESTANTSÉVANGÉLIQUES

Le protestantisme évangélique, présenten France dès les débuts du XIXe siècle,s’est énormément développé ces der-nières décennies. En Ile-de-France, onrecense 30 lieux de cultes évangéliques,en 1950, 272, en 2001, 396, en 2009, etpresque 500, aujourd’hui. Mouvanceplus que courant structuré, l’évangé-lisme n’est pas organisé de façonunitaire. Certaines Eglises évangéliquessont membres de la FPF, d’autres adhè-rent à la FPF et au CNEF, d’autres auCNEF seul et d’autres encore ne se rattachent à aucun ensemble. Souventissues de l’immigration, les jeunesEglises évangéliques connaissent malla laïcité. Le CNEF accomplit un travailimportant pour la faire comprendre,diffuser l’état de la législation laïque,tout en se distinguant d’une laïcitéautoritaire. Pour le CNEF, la laïcité « n’apas besoin d’un qualificatif » si ellereconnait « la liberté de vivre sa foi,sereinement mais fièrement, dans lerespect des autres religions et de ceuxqui n’en n’ont pas ». Mais, les évangé-

liques étant parfois en butte à laméfiance, voire à l’hostilité de certainsagents publics, le CNEF ajoute que, sou-vent, les libertés, telle la liberté de conscience, « semblent malmenéesvoire bafouées ». Il appelle ses mem-bres « à ne pas négliger les procéduresjudiciaires quand tout autre recours est sans résultat ». Dans une brochure, le CNEF insiste sur les droits des élèveset de leurs parents à l’école publique. Ce rappel peut permettre de limiter certaines initiatives de création d’écolesprivées par des évangéliques. Sur d’autres fondements que l’Eglise catho-lique, le CNEF s’est opposé au mariagepour tous. L’accentuation de la laïcisa-tion des mœurs est un sujet sensiblepour beaucoup d’évangéliques. Un autreest de bien comprendre la distinctionentre l’espace public – où « l’évangéli -sation », dans le respect d’autrui, estpossible – et la sphère publique, reliée à la puissance publique. Ainsi, une évangélique, employée de la mairie deConflans-Sainte-Honorine, a effectuéune distribution privée auprès de sescollègues, sur le lieu et dans le temps de travail, d’un calendrier biblique.Un débat public a lieu sur la façon dont la laïcité peut permettre aux

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musulmans d’avoir des lieux de culte « décents ». Or, il existe, aujourd’hui, un« évangélisme des caves »4, avec desdifficultés considérables d’accès à l’espace, notamment pour des Eglisesafricaines, antillaises et asiatiques, dontles cadres sont peu au fait desdémarches administratives. Beaucoupont des locaux vétustes et guère auxnormes : hangars, cinémas ou bou-

tiques reconverties en églises. Diversmédias voient dans ces Eglises uneinfluence obscure et indue des Etats-Unis5, ce qui est de moins en moinsexact. C’est la capacité d’hybridation et

de réponse à des attentes diversifiéesqui font leur succès. Elles permettent àleurs membres d’inverser un doublestigmate : celui de leur différence cultu-relle et celui de leur milieu social.L’horizon national, où l’on est confrontéau chômage et aux discriminations, estrelativisé, au profit du micro-local. CesEglises sont des enclaves, îlots de joieet de ferveur où l’on vient changer demonde – à défaut de pouvoir changerle monde ! Le global se trouve égale-ment privilégié : des prédicateurs-guérisseurs de divers pays sont invités,des voyages et des opérations mission-naires ou caritatives organisés. Lespasteurs peuvent être qualifiés, enparaphrasant Max Weber, d’entrepre-neurs indépendants de biens de salut.Ils possèdent une autorité charisma-tique, et aussi assez souvent unelégitimité tribale et/ou familiale. Parfois,ils sont passés par une phase anti -cléricale, considérant le christianismecomme lié à la colonisation, avant d’enfaire une appropriation indigène.Sébastien Fath distingue quatre cas defigure, dont certains traits peuvent

Un débat public a lieu sur la façon dont la laïcité peutpermettre aux musulmans d’avoirdes lieux de culte « décents ». Or, il existe, aujourd’hui, un « évangélisme des caves »,avec des difficultés considérablesd’accès à l’espace, notammentpour des Eglises africaines,antillaises et asiatiques, dont les cadres sont peu au fait des démarches administratives.

4. Cf. S. Fath, Du ghetto au réseau, Le protestantisme évangélique en France, Genève, 2005. Le passage suivant doit beaucoupaux travaux de cet historien-sociologue.

5. Ils parlent d’ailleurs d’«évangélistes », ce qui montre la faiblesse de leur information.

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Jean Baubérot - Protestantisme et laïcité

coexister dans une église locale :1. des communautés à caractéristique

ethnique où le groupe des convertisse substitue à la tribu des ancêtres.Des Eglises chinoises regroupant desmigrants de la région Wenzhou,ainsi que des Eglises Tamoules relè-vent de ce type d’Eglises ;

2. des communautés multiethniques,contre-sociétales, qui intègrent unediversité culturelle et linguistique, etinsistent sur l’idée d’une confronta-tion spirituelle des chrétiens convertisavec le « monde » ;

3. des communautés transitionnellesqui s’impliquent dans leur environ-nement et perçoivent la cultureambiante comme une altérité à com-prendre et à évangéliser ;

4. des communautés lieux d’intégrationrapide au creuset français, qui capita-lisent un ensemble de ressourcesfacilitant l’intégration – cours de fran-çais, de maths, obtention des papierset démarches administratives, obten-tion d’un logement… – et un discoursperformatif favorisant des comporte-ments dynamiques vers la recherched’emploi et l’intégration (critique) à lasociété française.

Dans ses diverses composantes, le protestantisme français représenteaujourd’hui environ 3 % de la sociétéfrançaise. L’évolution de ses liens avecla laïcité constitue un bon observatoirede ses mutations, cette évolution est aussi un analyseur de la réalitéconcrète de la laïcité en France.

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La laïcité et les religions dans la France d’aujourd’hui.

Haïm KorsiAGrand rabbin de France et membre de l’Institut de France.

Si la loi de séparation de 1905, dontnous célébrerons, en décembre, le centdixième anniversaire, avait commeobjectif de séparer les Eglises de l’Etat,il s’agissait d’une loi de liberté qui don-nait surtout à l’Etat cette neutralité quilui permet de traiter tous les citoyensen équité. Et même si cette loi visait sur-tout l’Eglise catholique, le judaïsmen’étant qu’une sorte de dégât collatéral,la laïcité peut s’appliquer, aujourd’hui,à toutes les grandes religions présentesen France, car l’esprit de la loi est tou-jours le même. En 1905, les juifs deFrance ne se sentent pas victimes de cette république laïque, d’autant

qu’avec la défaite du camp des anti-dreyfusards, la même année, l’anti -sémitisme a disparu des discours offi -ciels. Après la Première Guerre mondiale,c’est le temps des grandes réconciliationset l’église catholique trouve enfin sesmarques dans ses rapports avec l’Etat.

S ans la laïcité, il ne serait pas possible de dialoguer sereinement entre religions enFrance, ni de faire vivre des communautés religieuses qui se retrouvent, en fait,dans la seule communauté d’espérance qui est la communauté nationale. Et ce,

d’autant que nous avons pu constater combien la France était belle lorsque, comme le11 janvier dernier, elle s’est retrouvée rassemblée, fraternelle, heureuse et digne dansl’unité de ses enfants.

En 1905, les juifs de France ne se sentent pas victimes de cette république laïque,

d’autant qu’avec la défaite du camp

des antidreyfusards, la même année,

l’antisémitisme a disparu des discours officiels.

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Mais, pour le judaïsme, la laïcité allait desoi, dès le début. Symboliquement, leGrand rabbin, Zadoc Kahn, Grand rabbindu Consistoire central, à l’époque titredu Grand rabbin de France, meurt le 8décembre 1905, soit la veille de la pro-mulgation de notre loi. L’Association du rabbinat français se réunit les 12 et13 juin 1906 et remet en question leposte de Grand rabbin de France,puisque sa suprématie découlait d’uneordonnance du 25 mai 1844 qui, dansson titre II, article 38, stipulait que « le grand rabbin a droit de surveil-lance et d’admonition à l’égard de tousles ministres du culte israélite ». Or,cette ordonnance est abrogée, commele décret de 1808, la loi de 1831, par l’article 44 de la loi de 1905. Mais, finale-ment, on conserva cette mesure quifleurait bon le centralisme napoléonienet qui conservera son unité au judaïsmefrançais… ainsi que le fameux pouvoirde « surveillance et d’admonition »,repris tel quel dans L’article 28 des nou-veaux statuts de l’Union desassociationscultuelles israélites de France.

Lorsque la Première Guerre mondialeéclate, les juifs s’engagent pour payer,par le sang versé, leur dette à la France

qui leur avait donné le titre de citoyen,le 27 septembre 1791, et qui venait de les accueillir, pour ceux qui arri-vaient de l’Est. C’est l’Union sacrée queMaurice Barrès célébrait en 1917, dans Les diverses familles spirituelles de laFrance, et qui marqua tant le Grandrabbin, Jacob Kaplan. Lequel fit le choixde servir dans les tranchés, plutôt que de paraître se planquer, en étantaumônier. Si Barrès parle « du désirpassionné d’Israël de se confondredans l’âme française », toutes les reli-gions se réconcilient entre elles, ainsiqu’avec la République, dans cette fra-ternité de la souffrance et de la victoire.C’est aussi cette grande concorde quenous commémorons, en rappelant lessacrifices et l’union de la PremièreGuerre mondiale. Le 25 novembre 1918,après avoir renvoyé à Berlin le rabbinde Strasbourg, qui avait manifestementtrop bien servi l’Allemagne, entreautres, en acceptant de prêcher en alle-mand, le Grand rabbin, Alfred Lévy,écrit aux présidents des consistoires deStrasbourg, Colmar et Metz : « C’est avecune indicible joie que le Consistoire cen-tral des israélites de France renoueavec vous les liens brisés depuis qua-rante-sept ans. Si la France ne s’était

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Haïm Korsia - La laïcité et les religions dans la France d’aujourd’hui

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jamais consolée de la perte des deuxprovinces de l’Est, qui étaient sonorgueil, que dire du judaïsme français,dont l’immense majorité des fidèles estissue de l’Alsace et de la Lorraine ! »Mais, pour heureuses que furent cesprovinces de retrouver la France de l’intérieur, elles n’allèrent pas jusqu’àrenier les avantages issus du Concor-dat et des ordonnances allemandes du 19 mai 1910 et du 14 mai 1915, quidécoupaient les circonscriptions rabbi-niques. Dans l’entre-deux guerres, si la question des émigrés est présente, la question religieuse n’est plus poséeet ne fait plus débat, jusqu’aux statutsdes juifs du gouvernement de Vichy et à l’abrogation du décret Crémieux de 1870, qui avait accordé aux juifs d’Algérie la nationalité française. Le 22 octobre 1940, le Grand rabbin deFrance, Isaïe Schwartz, écrit au Chef del’Etat. « Nous ne pouvons adhérer auprincipe d’une législation raciale…Nous avons revendiqué l’égalité devantle devoir, nous l’avons appliqué dans le sacrifice. La liberté et la patrie, lesplus pures traditions françaises, nousles avons défendues de notre sang et du sang de nos enfants… A une loid’exception, nous répondrons par un

dévouement sans défaillance à laPatrie. En même temps, nous demeure-rons fidèles au culte du Dieu Un, à larévélation du Sinaï… Les Français israé-lites ont pris pour devise : Religion,Patrie. Toujours fidèles à cet idéal, nouspuiserons notre courage et notre espé-rance dans l’amour de Dieu et dans lesleçons de la Bible, source de vie spiri-tuelle du peuple français. »Pétain lui répond, en le remerciant de son esprit de sacrifice. Lors de la

discussion sur le statut en Conseil des ministres, le 1er octobre 1940, c’estPétain lui-même qui insiste pour que la justice et l’enseignement ne contien-

Lors de la discussion sur le statut en Conseil des

ministres, le 1er octobre 1940,c’est Pétain lui-même qui insiste

pour que la justice etl’enseignement ne contiennentaucun juif. Contrairement auxallégations tendancieuses de

certains, Pétain n’a pas protégéles juifs, ni même ses proches et les découvertes récentes deSerge Klarsfeld renforcent

la vision d’un homme obsédé par un antisémitisme actif.

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nent aucun juif. Contrairement aux allé-gations tendancieuses de certains,Pétain n’a pas protégé les juifs, ni mêmeses proches et les découvertes récentesde Serge Klarsfeld renforcent la visiond’un homme obsédé par un antisémi-tisme actif. Le 19 mai 1946, au cours del’Assemblée générale du Consistoire deParis, le Secrétaire général, EdmondDreyfuss clame : « Ainsi, la France quinous libéra en 1789 nous a libérés ànouveau en 1944. La France elle aussisurvit. Nous restons ses enfants, natifsou d’adoption. Nous avons repris, nousdevons reprendre, notre place à sonfoyer avec la discrétion que comman-dent la souffrance et la dignité, etcontinuer de servir. »L'essentiel est la réconciliation natio-nale, et il importe de ne pas aborder lesvérités qui scinderaient la France. Dansle procès de Pétain, pas une fois le motjuif ou israélite n’apparaît. Revenue à salaïcité qu’elle n’avait d’ailleurs jamaisformellement quittée, la France intègredans ses lois et décrets la liberté reli-gieuse contenue dans la loi. En 1963, lecalendrier des fêtes légales inclut desfêtes juives, même si une circulaire duministère de l’Education, du 20 février1953, donnait la liste des jours de fêtes

juives où, à la demande du Grand rab-bin, Jacob Kaplan, « chaque fois qu’ilsera possible », il conviendra de ne pasorganiser d’examen. C’était une ques-tion ancienne que de laïciser les joursfériés. Le député, Maurice Allard, avaitdéfendu cet amendement, en 1905,mais sans aller jusqu’à supprimer les jours de fête. Il voulait remplacer,par exemple, Noël par la célébration du solstice d’hiver, et Pâques par la fêtedu retour de la floraison de la nature. Ce ne fut pas adopté, mais la loi ne pré-cisa pas le nom des fêtes. Aujourd’hui,nous nous contentons de rajouter desjours pour les juifs, les protestants, les musulmans, les orthodoxes et lesbouddhistes. Et il ne faut pas céder à lafausse bonne idée de rendre fériés les jours de Kippour et d’Aïd el Kabîr,car ce n’est pas dans l’ordre de la culture française. Que tous les conci-toyens connaissent les temps de fêtedes uns et des autres, c’est parfait, maisque la France s’arrête de travailler ences moments serait une erreur ridicule.

L’autorisation des carrés confession-nels dans les cimetières, même si ellen’est pas clairement donnée et plutôt,n’est pas interdite, date de 1975.

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Aujourd’hui, nous devons régler d’au-tres questions qui portent sur lapermanence des concessions qui sont perpétuelles… pour seulementquelques années. Nous découvronsque des sépultures sont en déshérence,car leur ayant droit sont morts durantla Shoah, et personne ne peut se préva-loir de la responsabilité sur ces tombes.Nous sommes, selon la formulebiblique, « les gardiens de nos frères »,de ceux dont personne ne peut pluss’occuper. Cheminant, récemment, avecAnne Hidalgo, à travers les tombes ducimetière de Bagneux, je lui faisaisremarquer qu’elle et moi étions la der-nière famille de ceux qui n’en avaientplus. Et donc, nous sommes collective-ment responsables de la pérennisationde ces monuments qui font partie denotre mémoire collective.

Dans les armées, les hôpitaux et dansles prisons, il est possible d’obtenir desrepas conformes aux rites cacher. La laïcité, comprise comme l’absencede références religieuses s’estompedevant celle qui laisse la liberté à cha-cun. Le port de la Kippa et l’assiduitéscolaire, le jour du Shabbat, feront l’ob-jet de débats en différentes juridictions.

Mais, c’est le 17 décembre 2003, que le Président de la République précisaque « nul n’avait à s’excuser pour uneabsence ayant un motif religieux ».Nous sommes bien passés d’une laïciténégative à une laïcité positive, du rejetà la liberté. Pour le judaïsme, il n’y a pasd’opposition entre la laïcité française etla foi, et il s’agit pour nous plutôt dedéfendre la vision laïque de la France,c’est à dire celle qui fait sa grandeur.Oui, c’est la grandeur de la France de ne

forcer personne à faire un choix entresa foi et sa citoyenneté. C’est la vocationde la France de faire en sorte que touspuissent vivre ensemble, donnantcorps au verset du psaume 133, « Qu’ilest bon et agréable de voir des frèresrésider ensemble ». C’est l’esprit de la

C’est la grandeur de la Francede ne forcer personne à faire

un choix entre sa foi et sa citoyenneté. C’est la vocationde la France de faire en sorte

que tous puissent vivreensemble, donnant corps

au verset du psaume 133, « Qu’ilest bon et agréable de voir des

frères résider ensemble ».

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France de prôner cette diversité qui atoujours fait sa force et sa richesse, etc’est sa vocation puisque son nom enhébreu, Tsarfat, signifie le creuset danslequel l’orfèvre met ses métaux précieuxet différents pour en faire un alliage. Siun seul de ces métaux est absent, l’al-liage n’est plus le même. C’est cequ’affirme le Premier ministre, ManuelValls, lorsqu’il dit que « la France sansles juifs ne serait plus la France ».

Enfin, laissez-moi porter une espérance :celle de nous voir capables de défendre,ensemble, une vision plus juste de lasociété. J’ai le sentiment que les cultesse préoccupent plus de dialogue avec lepouvoir que de dialogue entre eux, etj’assume notre part de responsabilitéen la matière. Nous devrions passerd’un temps où, comme beaucoup, malheureusement, dans la sociétéd’aujourd’hui, nous nous demandonsce que l’Etat peut faire pour nous à untemps où nous nous dirions : que pou-vons-nous faire pour l’Etat ? Nousdevons beaucoup plus nous engagerdans la construction du corpus devaleurs qui fonde la République etnotre société d’aujourd’hui. Dans ledomaine social, caritatif, humain, pour

la proximité, le respect de la liberté, del’égalité ou de la fraternité, nous avons,toutes religions confondues, une cer-taine expertise, et pour le judaïsme,juste 3 500 ans d’expérience. Ce n’estpas négligeable. Notre apport peut sefaire sur la base d’un contrat de projet,avec le seul critère de l’intérêt public.Mais, cet intérêt public passe égale-ment par le respect du sentimentreligieux du croyant, même si, parfois,ses gestes ne rencontrent pas la com-préhension de tous.

Pour l’athée rationaliste, le geste reli-gieux du croyant se doit d’avoir uneraison logique. Si vous ne mangez pasde porc, c’est parce que, dans le désert,d’où vient votre société, cette viande seconservait très mal. Si vous faites la cir-concision, c’est pour éviter les phimosiset autres. Or, il y a un risque majeur à rationaliser l’irrationnel, c’est quelorsque la raison supposée s’écroule, larègle elle-même s’effondre. Et ceci estencore plus vrai lorsqu’il n’y a pas deraison évidente à un geste ou à un rite.Si tout geste religieux est dicté par uneraison, il n’y a plus de geste de foi,d’acte de foi qui nous engage, au-delàde notre raison, alors que toute l’idée

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de la foi d’un homme est justement dese situer dans l’au-delà du raisonnablehumain pour approcher la volonté deDieu. Etre un homme qui croit, c’estaccepter de ne baisser la tête quedevant son Créateur. Ma raison s’effacedevant la Sienne.

C’est ce retour au rite qui fait défaut àune société qui se cherche pourtant desrepères. Le rite amène du sens, c’est laclef de notre fidélité à la Loi. C’est ce quenous devons retrouver en ré-enchan-tant le sacré du rituel républicain, enredonnant à espérer par des rites par-tagés, comme nous avons su nousredresser, en défilant tous ensemble, le11 janvier dernier. J’ai à l’esprit l’exempled’un prêtre catholique de mes amis qui,

pendant le carême, engage ses fidèlesà ne pas regarder la télévision, ce quiest une forme moderne de jeûne etd’abstinence, mais, surtout, une façonde leur redonner des rites à accomplir.

Le judaïsme professe, depuis plus de 3 500 ans, qu’il ne porte que sa vérité etque les autres formes de religiosité por-tent leur part de vérité, dans la mesureoù elles ne sombrent pas dans l’idolâ-trie. Mais, l’histoire a toujours placéchaque religion dans la situation d’êtreun jour instrumentalisée par un pou-voir politique, afin d’étendre son aired’influence. La laïcité fournit, en France,la possibilité de mettre toutes les reli-gions sur le même plan et de leurpermettre, ainsi, un dialogue réel quin’aurait aucune chance d’exister, sil’une d’entre-elles avait une préémi-nence sur les autres. De ce point de vue,l'Eglise catholique de France s'est radi-calement transformée au cours descinquante dernières années, et a suivila ligne de Vatican II, et l’a bien souventdevancée, en particulier à Lyon. La révo-lution de ce concile affirmait que lesautres religions avaient leur légitimité.Mais, elle a surtout porté un regard dif-férent sur le monde et la société…

C’est ce retour au rite qui faitdéfaut à une société qui secherche pourtant des repères. Le rite amène du sens, c’est la clefde notre fidélité à la Loi. C’est ce que nous devons retrouver en ré-enchantant le sacré du rituel républicain, enredonnant à espérer par des ritespartagés, comme nous avons su nous redresser, en défilant tousensemble, le 11 janvier dernier.

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poussant les autres religions, en toutcas, en France, à faire de même, car s’iln’y a plus chez nous de religion d’Etat,nous ne pouvons pas, sous prétexted’équité, commettre une injustice histo-rique et nier à la fois la place etl’influence de l’Eglise dans l’histoire deFrance. C'était, d'ailleurs, le projet del'encyclique Fides et ratio de 1998, dedialoguer avec le monde, d’œuvrerpour plus de solidarité et de produire,ainsi, de l'unité. Si cette démarche visaitessentiellement la définition d'une nou-velle théologie, elle est plausible pourchercher une nouvelle forme de ren-contre des cultures où il ne s'agiraitplus de convertir de force, mais deconvaincre que l'idée religieuse n'estpas obligatoirement absente de notremonde matérialiste. Le temps desconversions est supplanté par celui dela discussion, du dialogue et de la com-préhension pour toutes les religions.

Cette nouvelle idée de dialogue entre les religions et même d’action inter-religieuse est l'occasion d'écrire uneautre histoire, faite de concertation, deconnaissance réelle des autres, dereconnaissance mutuelle, du souci depréserver la différence de l'autre, du

désir d'entente avec ceux qui professentune autre foi et avec ceux qui ne seretrouvent dans aucune religion, maispour qui l'homme est bien la centralitéde tout. C’est notre laïcité et nous devonsla défendre, par exemple, en étendantmon initiative de faire venir dans lesécoles juives des prêtres, des pasteurs etdes imams, afin de dialoguer avec lesélèves, et même, comme je l’ai proposéà la ministre de l’Education, Najat Vallaud-Belkacem, d’ouvrir ce projet auxécoles publiques. Loin d’être une atteinteà la laïcité, c’est un respect profond de lalettre et de l’esprit de cette loi.

Tous les jours, des textes sont débattusau Parlement ou dans les enceinteseuropéennes, pour régir notre vie dansdes domaines aussi divers et fonda-mentaux que la souffrance, l'éthique, la morale, la mort, la fin de vie, la pro-création médicale, tous sujets touchant de très près à la foi, et plus largement, àl’humain et à la société dans laquellenous voulons vivre. Nous devons pou-voir nous exprimer et faire entendre lavoix des religions dans ces débats et yapporter, si ce n’est notre foi, tout aumoins, notre connaissance de l’hommeet de ses aspirations. Il ne s’agit pas de

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créer un front des religions, ni d’affirmerque les hommes et les religions se doi-vent d’être uniformes. Bien au contraire,ils se doivent de lutter pour l’unité, cequi est l’opposé de l’uniformité. Si cettedernière vise à mettre tous les hommesdans le même moule, l’unité vise, elle, àconjuguer les différences, les forces etles faiblesses de chacun pour aller dansune direction commune.

Et oui, il y a des différences entre leshommes, et heureusement, mais cesdifférences doivent nous rendrecu-rieux, l’un de l’autre, plutôt qu’effrayé,par l’autre. Paradoxalement, le sièclepassé, avec toutes ses périodes noires,son cortège de drames et de désastres,la Shoah, fut un tournant, car il futaussi celui du dialogue, de la commu-nication et de la proximité entre leshommes. Certains croient en Dieu etnous espérons tous en l'homme. Nousfinirons par nous rencontrer, ou plutôt,par nous retrouver, et c’est finalementle projet divin qui s’accomplit lorsque,dans une laïcité bien vécue, l’hommeremplace Dieu, non pas pour le sup-planter, mais pour porter avec Lui laresponsabilité de la Création.

Paradoxalement, le siècle passé,avec toutes ses périodes noires,son cortège de drames et de désastres, la Shoah, fut un tournant, car il fut aussi celui du dialogue, de la communication et de la proximité entre les hommes.

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La laïcité, c’est d’abord une liberté.

Interview de Jean-Louis Bianco

Président de l’Observatoire national de la laïcité, placé auprès du Premier ministre.

La Revue Socialiste : Vous présidezl’Observatoire national de la laïcité,installé en 2013 par le président de la République, François Hollande.Pouvez-vous préciser sa nature, son rôle et ses fonctions ?Jean-Louis Bianco : Bien que créée parun décret de 2007 de Jacques Chirac,cette instance n’a été installée que le 8 avril 2013 par le président de la Répu-blique, François Hollande, et en pré-sence du Premier ministre, Jean-MarcAyrault, du ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, et du ministre de l’Educa-tion nationale, Vincent Peillon. L’Obser-vatoire est placé auprès du Premierministre, mais est transpartisan et indé-pendant dans l’élaboration de ses avis.Il est composé de 23 membres, son pré-sident, son rapporteur général, 10 per-sonnalités qualifiées issues d’horizonstrès divers – universitaires, associatifs, so-ciologues, philosophes… –, 4 parlemen-taires – à parité, 2 femmes, 2 hommes, 2 députés, 2 sénateurs, 2 de droite,

2 de gauche –, et 7 membres de droitqui représentent les administrations di-rectement concernées. Cette structure,légère – puisque son équipe perma-nente se réduit à trois salariés –, est sai-sie par le gouvernement pour toutequestion touchant à la laïcité, mais peutégalement s’autosaisir sur tout sujet de son choix. Nous avons déjà renduune douzaine d’avis et rapports pourrappeler, notamment, ce que la laïcitépermet et ce qu’elle interdit et indiquer,à travers trois guides pratiques, les réponses aux problématiques liées aufait religieux ou à la laïcité : « Laïcité etcollectivités locales », « Laïcité et gestiondu fait religieux dans les structuressocio-éducatives », « Gestion du fait religieux dans l’entreprise privée ».

LRS :Comment définiriez-vous simplement la laïcité ?J.-L. B. : La laïcité est trop souvent utiliséecomme « mot-valise » pour répondre àdes situations qui relèvent bien souvent

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d’une multitude de champs, tels que la situation sociale, la lutte contre les discri-minations, la sécurité publique, la mixitéscolaire, la mixité urbaine, ou l’intégration.Tous ces sujets ne sont pas directementliés à la laïcité, dont l’effectivité suppose lalutte constante contre toutes les discrimi-nations, qu’elles soient sociales ou ur-baines. Le Premier ministre, Manuel Valls,a ainsi eu raison de rappeler l’urgenced’agir en ce sens et delutter pour qu’il n’y aitplus de « ghettos ».Pour définir simple-ment la laïcité, il faut revenir à l’esprit de la loidu 9 décembre 1905 :c’est d’abord une li-berté. Celle de croire oude ne pas croire, et de l’exprimer dans leslimites de la liberté d’autrui. La laïcité n'estpas une conviction, mais le principe quiles autorise toutes. Le principe de laïcité aaussi pour conséquence la séparation del’Etat et des organisations religieuses. Decelle-ci, se déduit la neutralité de l’Etat, descollectivités et des services publics. Lesagents publics (ou assimilés) ne peuventmontrer une préférence, ou faire preuved’une attitude discriminatoire, et sontdonc neutres.

LRS :A partir des rapports déjà publiés et des travaux en coursde l’Observatoire de la laïcité,comment caractérisez-vous la situation de la laïcité, aujourd’hui, en France ? J.-L. B. : Je voudrais vous faire partagerune conviction : même si, juridiquement,la laïcité date pour l’essentiel de la loi du 9 décembre 1905, ce n’est pas une

« vieille lune » qui au-rait cessé d’être actuelle.Bien au contraire, dansnotre société actuelle,fragmentée, inquiète etangoissée, la laïcité est,plus que jamais, unprincipe décisif pourvivre ensemble. Les

drames que nous avons connus récem-ment ont été suivis d’une formidablemobilisation populaire qui s’est révéléeprofondément laïque. Nous avons vudes manifestants de toutes origines, detoutes croyances et opinions défiler en-semble pour défendre les mêmes va-leurs. C’est pour cela que j’ai pu dire quela France n’avait pas de problème avecsa laïcité. Non pas parce qu’il n’y auraitpas d’atteintes à celle-ci (il y en a), maisparce que ce principe est profondément

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Jean-Louis Bianco - La laïcité, c’est d’abord une liberté

Pour définir simplement lalaïcité, il faut revenir à l’espritde la loi du 9 décembre 1905 :c’est d’abord une liberté. Cellede croire ou de ne pas croire, et de l’exprimer dans les limitesde la liberté d’autrui. La laïcitén'est pas une conviction, mais leprincipe qui les autorise toutes.

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partagé par nos conci-toyens. Nos deux étatsdes lieux – très com-plets – et nos déplace-ments sur le terrain,toutes les semaines, leconfirment également,même si, en période decrise, il y a des replissur soi et des pressionscommunautaristes,des atteintes dont cer-taines sont plus médiatisées qu’il y aquelques années. Mais, comme je l’aiévoqué plus haut, il s’agit souvent de dif-ficultés qui ne sont pas directement liéesà la laïcité.

LRS :En quoi le principe de laïcité est-il proprement français mais aussiporte-t-il des valeurs universelles ?J.-L. B. : La laïcité donne corps au prin-cipe de citoyenneté. Les citoyens partici-pent d’une identité nationale qui n’estpas fondée sur une religion, ou sur uneidéologie, mais sur les valeurs de la République qui sont des valeurs univer-selles : en l’espèce, la Liberté de croire oude ne pas croire, l’Egalité pour tous desdroits et des devoirs, la Fraternité entretous. Cependant, c’est la France qui

a sans doute le plusthéorisé ce principe delaïcité, tant du point devue juridique, que phi-losophique. La Francea ainsi notamment développé l’idée que laliberté de consciencesupposait, nécessaire-ment, la neutralité del’Etat, pour garantirune stricte séparation

et une parfaite impartialité.

LRS :Comment appréciez-vous lesdiscussions qui ont lieu actuellementdans le débat politique français,autour de la laïcité ? Comment fairepour éviter son instrumentalisationpar l’extrême-droite ?J.-L. B. : Comme je le disais plus haut, lalaïcité apparaît souvent – et à tort –comme le remède à tous les maux de lasociété. L’utilisation du mot « laïcité », en y ajoutant des adjectifs comme « stricte » ou « de combat », par exemple,a parfois pour effet d’occulter les vérita-bles causes sociales qui mettent à malle « vivre ensemble ». Les débats entou-rant la laïcité dépassent pour une part le clivage gauche-droite et l’on retrouve

Les drames que nous avonsconnus récemment ont étésuivis d’une formidable

mobilisation populaire qui s’estrévélée profondément laïque.

Nous avons vu desmanifestants de toutes origines,de toutes croyances et opinionsdéfiler ensemble pour défendreles mêmes valeurs. C’est pourcela que j’ai pu dire que la

France n’avait pas de problèmeavec sa laïcité.

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souvent le débat quiexistait déjà en 1905entre, d’un côté, EmileCombes, Maurice Allardet Charles Chabert, et de l’autre, AristideBriand, Jean Jaurès,Francis de Pressensséet Georges Clémen-ceau - qui évoluerapendant les débats etvotera la loi. C’est bienla conception équili-brée de ces derniersqui l’a emporté contrela position antireli-gieuse des premiers. Ce parce qu’il appa-raissait qu’une position trop « dure »serait totalement contre-productive pourle « vivre ensemble ». Il nous faut donctoujours l’avoir à l’esprit et éviter de légi-timer les thèses de l’extrême-droite, ensoutenant une laïcité antireligieuse qui,pour les partisans de Marine Le Pen, signifie évidemment l’exclusion de la République des seuls musulmans, c’est-à-dire, pour eux, « des arabes ». Pour évi-ter cette instrumentalisation, je ne cessede défendre, avec beaucoup d’autres, lapédagogie de la laïcité et le dialogue.Certes, ce n’est pas incantatoire, mais,

sur le terrain, c’est effi-cace. C’est pourquoi, jeme réjouis de la miseen place de l’enseigne-ment moral et civique,de l’enseignement –transversal – laïque dufait religieux et de lamultiplication des for-mations des ensei-gnants sur la laïcité.Plus que jamais, la laï-cité doit être connue,expliquée, pratiquée etpromue.

LRS :Faut-il faire évoluer le droitconcernant la laïcité, compte tenu de ses enjeux nouveaux ?J.-L. B. : La laïcité, ce n’est pas seulementdes règles de droit, c’est un principeconstitutionnel. En réalité, le droit actuelpermet de répondre aux difficultés en-tourant la gestion du fait religieux, y com-pris dans l’entreprise privée. Mais ce droitest profondément méconnu, y comprispar certains élus. Nous avons d’ailleurspublié plusieurs guides à destination desélus, des agents publics et des différentsacteurs de terrain et qui sont très bienreçus. Ils sont disponibles gratuitement

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Jean-Louis Bianco - La laïcité, c’est d’abord une liberté

L’on retrouve souvent le débatqui existait déjà en 1905 entre,d’un côté, Emile Combes,Maurice Allard et Charles

Chabert, et de l’autre, AristideBriand, Jean Jaurès, Francisde Pressenssé et GeorgesClémenceau - qui évoluerapendant les débats et votera la loi. C’est bien la conceptionéquilibrée de ces derniers quil’a emporté contre la positionantireligieuse des premiers. Ceparce qu’il apparaissait qu’uneposition trop « dure » seraittotalement contre-productivepour le « vivre ensemble ».

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la revue socialiste 57le dossier

sur notre site Internet www.laicite.gouv.fr.Malheureusement, aucun média ne s’enest fait l’écho, ou trop peu : les solutionsintéressent moins que les problèmes. En France, on a trop souvent tendance à croire que tout se règle par la loi. À l’Observatoire, nous refusons de céder à toute « loi d’émotion » et appe-lons à la formation et la pédagogie. La loi de 1905 est une grande loi d’équili-bre qui reste d’actualité. Rappelons-nous d’Aristide Briand qui, interrogé par Charles Chabert, qui voulait impo-ser l’interdiction dansl’espace public du portde la soutane ou duvoile des religieuses, lui avait répondu qu’il « serait ridicule (…) d’im-poser par une loi quiinstaure un régime de li-berté une obligation (…)de modifier la coupe desvêtements ». Il ajoutait,avec ironie, que « l’ingéniosité combi-née des [religieux] et des tailleurs aurait tôt fait de créer un vêtementnouveau ! ». Cela est instructif au regard de notre obsession - en France,et plus précisément, en métropole - surla visibilité, en particulier vis-à-vis du

voile. Obsession qui occulte trop sou-vent le comportement - prosélyte ounon - qui, lui, doit être encadré.

LRS : Les attentats de Paris et lesdébats qui ont suivi ont-ils eu uneincidence sur les travaux del’Observatoire de la laïcité ?J.-L. B. : Les difficultés d’aujourd’hui sontcelles d’hier. Nous avions déjà relevé,comme d’autres, un certain nombre deproblèmes indirectement liés à la laïcité,comme l’absence de mixité sociale

dans certains quartierset dans certaines écoles,ce qui, de fait, favorise le communautarisme.Évidemment, le phéno-mène de radicalisationnous inquiétait depuislongtemps. Mais là en-core, cela ne relève plusde la laïcité. Néanmoins,une de nos membres,

Dounia Bouzar, travaille en lien étroit avecle ministère de l’Intérieur et la Mission interministérielle de vigilance et de luttecontre les dérives sectaires (Miviludes)sur la prévention des dérives sectairesliées à l’islam. Elle nous fait régulièrementun point sur ses travaux, d’autant que le

En France, on a tropsouvent tendance à croireque tout se règle par la loi.

À l’Observatoire, nous refusons de céder à toute « loi d’émotion » et appelons à la formationet la pédagogie. La loi de 1905 est une grande loi d’équilibre qui reste

d’actualité.

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culte musulman, lui-même, est très inquietde ce phénomène d’en-doctrinement – qui, d’ail-leurs, touche désormaisdes jeunes de toutesconfessions et de toutesorigines. Il y a aussi laquestion de l’intégrationdans le récit national des jeunes Françaisd’origines maghrébine,sub-saharienne ou desOutre-Mer. Nos pro-grammes scolaires ne traitent pas suffi-samment de toutes ces cultures et decette diversité qui ont façonné la France.Notre pays est encore présent sur les cinq continents et ne peut pas se réduire – pour caricaturer – à Clovis ou Napoléon. Quel jeune connait, parexemple, Lamine Diakhaté, Đèo Văn Tri,Pierre Savorgnan de Brazza, LéopoldSédar Senghor, Philippe Grenier, Mademba Seye ou Henry Sidambarom ?Le drame que la France a connu, débutjanvier, nous a rappelé combien il était ur-gent d’agir, y compris sur ces différentspoints que je viens d’évoquer. C’est pour-quoi l’Observatoire de la laïcité a remis auprésident de la République, au Premier

ministre et au gouverne-ment, dès le mercredi 14 janvier, 11 préconisa-tions pour la promotionde la laïcité et du « vivreensemble ». Beaucoupd’entre elles avaient déjàfait l’objet d’avis adoptésà l’unanimité par l’Ob-servatoire de la laïcité,mais nous avons appeléà une accélération dansleur mise en application.

LRS :Quelle est votre appréciation sur les mesures annoncées par le gouvernement sur la laïcité ?J.-L. B. : Évidemment très positive, d’autant que la plupart de ces mesuresreprennent nos propres préconisations,adoptées par une très large majorité del’Observatoire de la laïcité. Je pense, notamment, au développement du service civique annoncé par le présidentde la République, François Hollande, au recrutement d’aumôniers musul-mans annoncé par le Premier ministre, Manuel Valls, au développement de l’enseignement laïque du fait religieux, à la création de postes de chercheurs et d’enseignants sur l’islamologie, à

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Jean-Louis Bianco - La laïcité, c’est d’abord une liberté

Il y a aussi la question de l’intégration dans le récitnational des jeunes Françaisd’origines maghrébine, sub-saharienne ou des

Outre-Mer. Nos programmesscolaires ne traitent passuffisamment de toutes cescultures et de cette diversitéqui ont façonné la France.Notre pays est encore présent

sur les cinq continents et ne peut pas se réduire –

pour caricaturer –à Clovis ou Napoléon.

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l’organisation de la journée de la laïcité,le 9 décembre de chaque année, ou à lamultiplication des formations à la laïcité,annoncée par la ministre de l’Educationnationale, de l’Enseignement supérieuret de la Recherche, Najat Vallaud-Belka-cem. Cependant, j’insiste sur la nécessitéd’assurer, au sein des programmes sco-laires, la prise en compte de toutes lescultures présentes sur le territoire de laRépublique. Nous serons, évidemment,très attentifs à l’application rapide etconcrète des mesures annoncées.

LRS :Quelle est votre analyse sur la situation de la laïcité dans l’enseignement supérieur ?J.-L. B. : L’Observatoire de la laïcité traiterade cette question avant l’été prochain etaprès l’établissement d’un premier étatdes lieux, le plus objectif et impartial pos-

sible. Nous auditionnerons, notamment,la Conférence des présidents d’université(CPU), les syndicats des enseignants etdes étudiants et les administrationsconcernées. Je précise que nous n'abor-derons pas la seule question du voile,mais celle de la gestion du fait religieux,en général, à l'université. Je rappelle queles règlements intérieurs des universitéspeuvent déjà encadrer certaines mani-festations prosélytes et le port de signesreligieux, notamment lors des examens.Par ailleurs, nous connaissons tous l’im-portance majeure de la liberté d’expres-sion, au sein des universités. Nous nesommes évidemment pas dans lamême situation qu’à l’école. En tant queprésident de l’Observatoire de la laïcité, jeme refuserai à toute polémique sur cesujet et à toute instrumentalisation à desfins stigmatisantes.

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Dans le cadre de ce numéro consacré à la religion, nous avons choisi de publier un extraitdes écrits que la philosophe chrétienne, Simone Weil, a rédigés à Londres, en 1943, alorsqu’elle exerçait dans les services de la France Libre. Simone Weil a dédié les quelques

années de sa trop courte vie à faire coïncider sa pensée et ses actes. Syndicaliste, communiste anti-stalinienne proche de Boris Souvarine, elle abandonne sa carrière d’enseignante pour devenirouvrière, chez Renault, notamment. Elle participe aux grèves de 1936 et s’engage, en Espagne,contre Franco. Résistante, d’abord, en France, puis, en Grande-Bretagne, elle décède, victime dela tuberculose. Dans le texte que nous avons choisi de publier, elle revient sur les causes de la débâ-cle de 1940. Selon elle, les Français ont été victimes de la maladie du « déracinement ». Sesconsidérations nous paraissent plus que jamais d’actualité…

CÉCILE BEAUJOUAN Rédactrice en chef de la Revue socialiste.

L’enracinement, 19431

la revue socialiste 57

grand texteSimone Weil

Philosophe (1909-1043).

1. L’enracinement ou prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain, 1949, rééd. 2014, Flammarion.

L'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu del'âme humaine. C'est un des plus difficilesà définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et natu-relle à l'existence d'une collectivité quiconserve vivants certains trésors dupassé et certains pressentiments d'avenir.Participation naturelle, c'est-à-dire ame-née automatiquement par le lieu, la nais-sance, la profession, l'entourage. Chaque

être humain a besoin d'avoir de multiplesracines. Il a besoin de recevoir la presquetotalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieuxdont il fait naturellement partie.(…)

DÉRACINEMENT OUVRIER

Il est une condition sociale entièrementsuspendue à l’argent, c’est le salariat,

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Simone Weil - L’enracinement, 1943

surtout depuis que le salaire aux piècesoblige chaque ouvrier à avoir l’attentiontoujours fixée sur le compte des sous.C’est dans cette condition sociale que la

maladie du déracinement est la plusaiguë. Bernanos a écrit que nos ouvriersne sont quand même pas des immigréscomme ceux de M. Ford. La principale dif-ficulté sociale de notre époque vient dufait qu’en un sens ils le sont. Quoique de-meurés sur place géographiquement, ilsont été moralement déracinés, exilés etadmis de nouveau, comme par tolérance,à titre de chair à travail. Le chômage est,bien entendu, un déracinement à ladeuxième puissance. Ils ne sont chez euxni dans les usines, ni dans leurs loge-ments, ni dans les partis et syndicats soi-

disant faits pour eux, ni dans les lieux deplaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ilsessayent de l’assimiler.(…)

L’effondrement subit de la France, qui asurpris tout le monde partout, a simple-ment montré à quel point le pays étaitdéraciné. Un arbre dont les racines sontpresque entièrement rongées tombe aupremier choc. Si la France a présenté unspectacle plus pénible qu’aucun autrepays d’Europe, c’est que la civilisationmoderne avec ses poisons y était instal-lée plus avant qu’ailleurs, à l’exceptionde l’Allemagne. Mais en Allemagne ledéracinement avait pris la forme agres-sive, et en France il a pris celle de la lé-thargie et de la stupeur. La différencetient à des causes plus ou moins ca-chées, mais dont on pourrait trouverquelques-unes sans doute si l’on cher-chait. Inversement, le pays qui devant lapremière vague de terreur allemandes’est de loin le mieux tenu est celui où latradition est la plus vivante et la mieuxpréservée, c’est-à-dire l’Angleterre.

En France, le déracinement de la con -dition prolétarienne avait réduit unegrande partie des ouvriers à un état de

Bernanos a écrit que nos ouvriers ne sont quand mêmepas des immigrés comme ceux de M. Ford. La principaledifficulté sociale de notre époquevient du fait qu’en un sens ils le sont. Quoique demeurés sur place géographiquement, ils ont été moralement déracinés,exilés et admis de nouveau,comme par tolérance, à titre de chair à travail.

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la revue socialiste 57GRAND TEXTE

stupeur inerte, et jeté une autre partiedans une attitude de guerre à l’égard dela société. Le même argent qui avait bru-talement coupé les racines dans les mi-lieux ouvriers les avaient rongées dansles milieux bourgeois, car la richesse estcosmopolite ; le faible attachement aupays qui pouvait y demeurer intact étaitde bien loin dépassé, surtout depuis 1936,par la peur et la haine à l’égard des ou-vriers. Les paysans étaient eux aussipresque déracinés depuis la guerre de1914, démoralisés par le rôle de chair àcanon qu’ils y avaient joué, par l’argentqui prenait dans leur vie une part tou-jours croissante, et par des contacts beau-coup trop fréquents avec la corruptiondes villes. Quant à l’intelligence, elle étaitpresque éteinte.

Cette maladie générale du pays a prisla forme d’une espèce de sommeil quiseul a empêché la guerre civile. LaFrance a haï la guerre qui menaçait del’empêcher de dormir. A moitié assom-mée par le coup terrible de mai et juin1940, elle s’est jetée dans les bras de Pétain pour pouvoir continuer à dormirdans un semblant de sécurité. Depuislors l’oppression ennemie a transforméce sommeil en un cauchemar tellement

douloureux qu’elle s’agite et attendanxieusement les secours extérieursqui l’éveilleront. Sous l’effet de la guerre,la maladie du déracinement a prisdans toute l’Europe une acuité tellequ’on peut légitimement en être épou-vanté. La seule indication qui donnequelque espoir, c’est que la souffrancea rendu un certain degré de vie à dessouvenirs naguère presque morts,comme en France ceux de 1789.(…)

Le mouvement ouvrier français issu dela Révolution a été essentiellement uncri, moins de révolte que de protesta-tion, devant la dureté impitoyable dusort à l’égard de tous les opprimés. Relativement à ce qu’on peut attendred’un mouvement collectif, il y avait encelui-là beaucoup de pureté. Il a pris finen 1914 ; depuis, il n’en est resté que deséchos ; les poisons de la société envi-ronnante ont corrompu même le sensdu malheur. Il faut tenter d’en retrouverla tradition ; mais on ne saurait souhai-ter le ressusciter. Si belle que puisse êtrel’intonation d’un cri de douleur, on ne peut souhaiter l’entendre encore ; il est plus humain de souhaiter guérirla douleur.

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La liste concrète des douleurs des ou-vriers fournit celle des choses à modifier.Il faut supprimer d’abord le choc quesubit le petit gars qui à douze ou treizeans sort de l’école et entre à l’usine. Certains ouvriers seraient tout à fait heu-reux si ce choc n’avait laissé une bles-sure toujours douloureuse ; mais ils ne

savent pas eux-mêmes que leur souf-france vient du passé. L’enfant à l’école,bon ou mauvais élève, était un être dontl’existence était reconnue, qu’on cher-chait à développer, chez qui on faisaitappel aux meilleurs sentiments. Du jourau lendemain il devient un supplémentà la machine, un peu moins qu’unechose, et on ne se soucie nullement qu’il

obéisse sous l’impulsion des mobiles lesplus bas, pourvu qu’il obéisse. La plupartdes ouvriers ont subi au moins à ce moment de leur vie cette impression dene plus exister, accompagnée d’unesorte de vertige intérieur, que les intellec-tuels ou les bourgeois, même dans lesplus grandes souffrances, ont très rare-ment l’occasion de connaître. Ce premierchoc, reçu si tôt, imprime une marqueineffaçable. Il peut rendre l’amour du travail définitivement impossible. (…)

DÉRACINEMENT PAYSAN

Le problème du déracinement paysann’est pas moins grave que celui du déra-cinement ouvrier. Quoique la maladiesoit moins avancée, elle a quelque chosed’encore plus scandaleux ; car il estcontre-nature que la terre soit cultivéepar des êtres déracinés. Il faut accorderla même attention aux deux problèmes.

Au reste il ne faut jamais donner unemarque publique d’attention aux ou-vriers sans en donner une autre symé-trique aux paysans. Car ils sont trèsombrageux, très sensibles, et toujourstourmentés par la pensée qu’on les

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Simone Weil - L’enracinement, 1943

Il faut supprimer d’abord le choc que subit le petit garsqui à douze ou treize ans sort de l’école et entre à l’usine. L’enfant à l’école, bon ou mauvais élève, était un êtredont l’existence était reconnue,qu’on cherchait à développer,chez qui on faisait appel aux meilleurs sentiments. Du jour au lendemain il devientun supplément à la machine, un peu moins qu’une chose.

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la revue socialiste 57GRAND TEXTE

oublie. Il est certain que parmi les souf-frances actuelles ils trouvent un récon-fort dans l’assurance qu’on pense à eux.Il faut avouer qu’on pense beaucoupplus à eux quand on a faim que quandon mange à discrétion ; et cela mêmeparmi les gens qui avaient cru placerleur pensée sur un plan très au-dessusde tous les besoins physiques.

Les ouvriers ont une tendance qu’il nefaut pas encourager à croire, quand onparle du peuple, qu’il doit s’agir unique-ment d’eux. Il n’y a absolument aucunmotif légitime pour cela ; à moins decompter comme tel le fait qu’ils font plusde bruit que les paysans. Ils sont arrivésà persuader sur ce point les intellectuelsqui ont une inclination vers le peuple. Il en est résulté, chez les paysans, unesorte de haine pour ce qu’on nomme enpolitique la gauche – excepté là où ilssont tombés sous l’influence commu-niste, et là où l’anticléricalisme est la pas-sion principale ; et sans doute encoredans quelques autres cas.

La division entre paysans et ouvriers, enFrance date de loin. Il y a une complaintede la fin du XIVe siècle où les paysansénumèrent, avec un accent déchirant,

les cruautés que leur font subir toutesles classes de la société, y compris les

artisans. Dans l’histoire des mouvementspopulaires en France, il n’est guère arrivé,sauf erreur, que paysans et ouvriers sesoient trouvés ensemble. Même en 1789,il s’agissait peut-être davantage d’unecoïncidence que d’autre chose. (…)

Une civilisation constituée par une spiri-tualité du travail serait le plus haut degréd’enracinement de l’homme dans l’uni-vers, par suite l’opposé de l’état où noussommes, qui consiste en un déracine-ment presque total. Elle est ainsi par nature l’aspiration qui correspond à notresouffrance.

Dans l’histoire des mouvementspopulaires en France, il n’estguère arrivé, sauf erreur, quepaysans et ouvriers se soient

trouvés ensemble. Même en 1789, il s’agissait peut-êtredavantage d’une coïncidence

que d’autre chose.

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Mais, si l’on veut, au contraire, élever leniveau général de toute la populationscolaire et gommer ainsi l’impact del’origine sociale sur les destins scolaires,notamment pour favoriser l’élargisse-ment de la base sociale de l’élite, alors ilfaut poser la question d’un socle com-mun à tous les élèves, qui soit une base,un plancher ou un tremplin permettantà tous les élèves, quelle que soit leur ori-gine sociale, d’abord, de partager uneculture commune, et de choisir, ensuite,positivement des formations diversifiées(professionnelles, technologiques ou

générales). A condition qu’on se donneles moyens pédagogiques de le mettre enœuvre, le socle commun est donc un outilessentiel pour lutter contre les inégalités

C e n’est que très récemment, avec la loi de 2005, qu’un « socle commun » à tousles élèves, à l’issue de la scolarité obligatoire, est apparu dans notre système édu-catif. Tant qu’il s’est agi de donner à l’école la charge de trier et de sélectionner, on

pouvait, par exemple, rassembler en un même collège les élèves de filières différentes – lecollège Fouchet-Capelle, de 1963 –, sans se soucier de faire du commun entre les élèves. Lesélèves étaient simplement rassemblés en un même « collège d’enseignement secondaire »(CES) non pour leur donner une « culture commune », mais pour faciliter l’orientation desmeilleurs vers la filière générale, en ne laissant échapper aucun « talent ».

Le socle avant l’école du socle ou de l’ordre logique des choses

la revue socialiste 57

polémiqueJean-Paul Delahaye

Historien des politiques scolaires et Président du Club Alain Savary.

A condition qu’on se donne lesmoyens pédagogiques de le mettre

en œuvre, le socle commun estun outil essentiel pour lutter contre

les inégalités et construire lesconditions du « vivre-ensemble »,formule qui pourrait ainsi cesserd’être convoquée mécaniquementet abstraitement dans les discours

politiques pour devenir une réalité.

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Jean-Paul Delahaye - Le socle avant l’école du socle ou de l’ordre logique des choses

et construire les conditions du « vivre-en-semble », formule qui pourrait ainsi ces-ser d’être convoquée mécaniquement etabstraitement dans les discours poli-tiques pour devenir une réalité.Pour comprendre les interrogations, « lesocle commun ne va-t-il pas entraîner unnivellement par le bas ? », voire les résis-tances. « Avec les compétences, ne soumet-on pas l’école aux entreprises ? », quesuscite encore aujourd’hui la mise enœuvre effective du socle commun, nouscroyons utile de remonter aux origines dela réflexion de la République sur un sujetessentiel pour son devenir : quels contenuspour l’enseignement obligatoire et quelleorganisation de cette école pour atteindreles objectifs de la scolarité obligatoire ?

LA QUESTION DES CONTENUSD’ENSEIGNEMENT À DISPENSER

AU COURS DE LA SCOLARITÉOBLIGATOIRE A ÉTÉ POSÉE

DEPUIS LONGTEMPS

La réponse exigeante de Condorcet.C’est Condorcet qui éclaire, le premier, lesdonnées du problème. Parce qu’il saitparfaitement que, au moment où il ré-

dige, en 1792, son projet de décret sur l’or-ganisation générale de l’instruction pu-blique, la République n’a pas encore lesmoyens d’organiser un enseignementcomplet pour tous les citoyens, il pose,d’emblée, la question de l’ampleur à don-ner à l’enseignement reçu par le peuple.Pour que cet enseignement, alors néces-sairement limité, soit utile non seulementau peuple, mais à toute la société,Condorcet pose plusieurs conditions.

Tout d’abord, l’instruction pour le peuplene saurait être une instruction au rabais.Cette instruction est une base, certes,mais une base qui suffit à la plupart descitoyens, tout en permettant l’accès à desétudes ultérieures. Il s’agit, en quelquesorte, d’un plancher et non d’un plafond :« En formant le plan de ces études,comme si elles devaient être les seules, etpour qu’elles suffisent à la généralité descitoyens, on les a cependant combinéesde manière qu’elles puissent servir debase à des études plus prolongées, et querien du temps employé à les suivre ne soitperdu pour le reste de l’instruction »1. Dans le deuxième mémoire, Condorcetrevient sur le sujet, en fixant cet objectif

1. Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (désormais CMIP), 2e mémoire, Garnier-Flammarion, 1994, p. 130.

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au premier degré d’instruction : « Le pre-mier degré d’instruction commune apour objet de mettre la généralité deshabitants d’un pays en état de connaîtreleurs droits et leurs devoirs, afin de pou-voir exercer les uns et remplir les autres,sans être obligés de recourir à une rai-son étrangère »2.Cette approche juridique de la manièredont la République institue une culturecommune à tous les citoyens nemanque évidemment pas d’intérêt. C’estune approche exigeante qui vise à ren-dre les citoyens capables de remplirtoutes les fonctions publiques qui nedoivent pas devenir des professions ré-servées à quelques-uns. C’est la troi-sième condition avancée par Condorcetpour que cette « instruction commune »,qu’il appelle de ses vœux, soit réellementle fondement de l’égalité des droits : « Lorsque la confection des lois, les tra-vaux d’administration, la fonction dejuger, deviennent des professions parti-culières réservées à ceux qui s’y sont pré-parés par des études propres à chacune,alors on ne peut plus dire qu’il règne unevéritable liberté. Il se forme nécessaire-

ment dans une nation une espèce d’aris-tocratie, non de talents et de lumières,mais de professions. […] Le pays le pluslibre est celui où un plus grand nombrede fonctions publiques peuvent êtreexercées par ceux qui n’ont reçu qu’uneinstruction commune »3. Autrement dit, si l’inégalité d’instructionest trop grande, le vivre-ensemble estimpossible : « Quand la loi a rendu tousles hommes égaux, la seule distinctionqui les partage en plusieurs classes estcelle qui naît de leur éducation ; elle netient pas seulement à la différence de lu-mières, mais à celle des opinions, desgoûts, des sentiments, qui en est la consé-quence inévitable. Le fils du riche ne serapoint de la même classe que le fils dupauvre, si aucune institution publique neles rapproche par l’instruction »4.

La réponse de Jules Ferry n’est pascelle-là. Pour les seuls enfants du peu-ple scolarisés dans l’enseignement pri-maire, il convient « d’apprendre ce qu’iln’est pas possible d’ignorer ».L’école primaire qui est mise en place, en1882, l’est pour les seuls enfants du peu-

2. Condorcet, CMIP, deuxième mémoire, op. cit., p. 109.3. Condorcet, CMIP, premier mémoire, op. cit., p. 77.4. Condorcet, CMIP, premier mémoire, op. cit., p. 64.

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ple et n’est pas destinée à modifier leshiérarchies sociales. L’horizon scolaireest volontairement limité pour la partiela plus nombreuse de la population. Lechapitre consacré à l’éducation intellec-tuelle, dans les programmes de 1882, enest une claire illustration. « L’éducationintellectuelle, telle que peut la faire l’écoleprimaire publique, est facile à caractéri-ser. Elle ne donne qu’un nombre limitéde connaissances. Mais ces connais-sances sont choisies de telle sorte, quenon seulement elles assurent à l’enfanttout le savoir pratique dont il aura be-soin dans la vie, mais encore elles agis-sent sur ses facultés, forment son esprit,le cultivent, l’étendent et constituent vrai-ment une éducation. L’idéal de l’école pri-maire n’est pas d’enseigner beaucoup,mais de bien enseigner. […] L'objet del’enseignement primaire n'est pas d’em-brasser sur les diverses matières aux-quelles il touche tout ce qu'il est possiblede savoir, mais de bien apprendre danschacune d'elles ce qu’il n’est pas permisd’ignorer »5. Pour les enfants du peuple, il s’agit à lafois d’un plancher et d’un plafond c’est-à-dire, pour filer la métaphore architec-

turale, de livrer une maison pour la vie,sorte de viatique valable une fois pourtoutes. Mais cette ambition, qui est effec-tivement et relativement limitée dansson objectif et dans les contenus desprogrammes, mais qu’il ne faut pasjuger de façon anachronique, n’en estpas moins, toutes choses égales par ail-leurs, portée par ce que l’on appellerait,aujourd’hui, une forte obligation de résultats : on doit faire réussir tous les élèves accueillis dans l’enseignementprimaire. « Quelles que soient les inéga-lités d’intelligence que présentent sesélèves, il est un minimum de connais-sances et d’aptitudes que l’enseigne-ment primaire doit communiquer, sauf des exceptions très rares, à tous lesélèves : ce niveau sera très facilement dé-passé par quelques-uns, mais, le fût-il, s'iln’est pas atteint par tout le reste de laclasse, le maître n'a pas bien compris satâche ou ne l'a pas entièrement remplie »6.Autrement dit, quand la Républiqueveut élever le niveau d’exigence pour lesenfants du peuple – et on remarquera laréférence aux « connaissances et apti-tudes » déjà présente à la fin du XIXe siè-cle –, niveau certes encore bien modeste,

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5 et 6. Arrêté du 27 juillet 1882.

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eu égard à la séparation en deux ordresdistincts de l’enseignement de l’époque –l’école du peuple séparée de l’école desbourgeois –, il devient indispensable deposer les bases d’une pédagogie de laréussite pour le plus grand nombre. Tantqu’il ne s’agit que de scolariser et de faireréussir l’élite, tant qu’on s’accommoded’une forte proportion d’illettrés, la péda-gogie ne s’impose pas. D’une certainefaçon, la pédagogie est consubstantielleau projet de démocratiser, même mo-destement, la réussite scolaire.

LA PLACE DU COLLÈGE AU CŒUR DE LA QUESTION

DE L’ORGANISATION DE L’ÉCOLEDE LA SCOLARITÉ OBLIGATOIRE

L’enseignement primaire supérieur,première « école du socle » pour les enfants des classes populaires etmoyennes ?Il est très vite apparu aux responsablesde notre pays, dès Guizot, qu’il man-quait un enseignement intermédiaireentre le primaire et le secondaire pourfaire accéder certains élèves du primaireà un niveau d’instruction supérieur.Pendant longtemps, la réponse qui a étéapportée à ce besoin identifié a été une

structure adossée au primaire, et, es-sentiellement, pour les enfants issusdes classes populaires et moyennes. Il est, en effet, intéressant de constaterque le ministre Guizot, qui met en placeles écoles primaires supérieures (EPS),les justifient, très explicitement, parl’existence d’un public scolaire spéci-fique qu’il invoque, au moment où ilprésente son projet de loi, en janvier

1832, en reconnaissant « l’existence declasses nombreuses et intéressantes àqui l’instruction primaire ne saurait suf-fire et qui ne reçoivent pas dans le sys-tème actuel l’instruction secondairedont elles ont besoin. » Il s’agit bien,alors, d’un « primaire supérieur », c’est-à-dire d’un niveau d’enseignement quioffre, dit l’exposé des motifs de la loi de1833, « une culture un peu plus élevée »que celle dispensée dans l’enseigne-ment primaire, mais surtout pas d’une

Il est très vite apparu auxresponsables de notre pays, dès Guizot, qu’il manquait

un enseignement intermédiaireentre le primaire et le secondaire

pour faire accéder certainsélèves du primaire à un niveau

d’instruction supérieur.

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scolarité secondaire qui pourrait, dit tou-jours l’exposé des motifs de la loi Guizot,donner aux élèves concernés « des goûtset des habitudes incompatibles avec lacondition modeste où il leur faudrait retomber ». Tout est dit. Cet enseigne-ment « un peu plus élevé » n’est pas unebase pour des études futures. On élève,simplement, le plafond du primaire pourune certaine catégorie d’élèves.

Avec la IIIe République, la question a été magistralement traitée par Claude Lelièvre, on assiste, d’ailleurs, à un véri-table engouement des municipalités etdes responsables républicains pour la création d’EPS, toujours dans lamême visée de formation des classesmoyennes, ces « sous-officiers de l’in-dustrie » et ces « sous-officiers de la démocratie », pour reprendre des for-mules de René Goblet, en 1886. Notrepays a donc eu, très longtemps, un sys-tème éducatif organisé par ordres, ausens de l’Ancien Régime : l’école pri-maire, pour le peuple, l’EPS, pour lescouches moyennes, et le secondaire,pour les couches sociales privilégiées,secondaire qui conserve, d’ailleurs, trèslongtemps les petites classes – le « petitlycée » – puisqu’en 1963, il y avait en-

core plus de 40 000 élèves scolarisésainsi (A. Prost).

Certes, dès le début de la IIIe Répu-blique, des voix s’élèvent pour réclamerun enseignement unique. Ainsi, dans la commission Ribot pour la réformedes lycées (1899-1902), on voit bien lesouci de mieux ajuster le primaire et le secondaire. Mais, on peut dire quel’idée d’unification du premier cycle dusecondaire vient, après la PremièreGuerre mondiale, d’un petit grouped’universitaires qui s’appelaient entreeux « les Compagnons » et qui fondent« l’Université nouvelle », en 1918. Cesuniversitaires se heurtent tout de suite,l’historien Claude Lelièvre l’a bien mon-tré, à deux catégories fort différentesd’opposants : les conservateurs qui yvoient une « formidable machine à pro-duire des malheureux » et qui parlentde « communisme intellectuel » (1925),mais également les anarcho-syndica-listes et les communistes qui s’élèventcontre l’école secondaire unique : lejournal L’Humanité estime, par exem-ple, en 1927, qu’en mettant en place uneécole rassemblant les enfants du peu-ple et ceux de la bourgeoisie, on risque« d’enlever à la classe ouvrière ses intel-

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ligences pour les mettre au service de labourgeoisie ». Il faut ajouter à ces oppo-sitions politiques le très fort clivageentre les enseignants du primaire etceux du secondaire sur cette question.

Parmi les essais de rapprochement desdeux cultures, il faut aussi relever la ten-tative d’unification d’Edouard Herriot,en 1927, et la politique qu’il qualifiaitlui-même de politique « d’amalgame »,

en tentant de fusionner diverses sec-tions des EPS et du secondaire des col-lèges et lycées et, surtout, en étendantla gratuité à tout le secondaire. Dix an-nées plus tard, les efforts de Jean Zay, en1936, sont également connus : le minis-tre du Front Populaire porte la scolarité

obligatoire à 14 ans, et tente de transfor-mer la classe de 6e en « classe d’orienta-tion », partant du principe que « lesdifférentes branches du secondaire peu-vent partir d’un tronc commun ». Le pro-jet de Jean Zay est parfaitement clair : « La classe d’orientation dont nousfîmes l’essai ouvrait l’accès de l’ensei-gnement secondaire ; c’était la nouvelle« 6e ». Les élèves de toute origine s’as-seyaient côte à côte et bénéficiaient desmêmes leçons, assurées par des maî-tres de toutes les disciplines et de tousles établissements, professeurs et insti-tuteurs, de manière que les enfantspuissent bénéficier d’une expérimenta-tion complète »7.

Le choix du collège comme « petitlycée », et non comme achèvement de la scolarité obligatoire. Sous la Ve République, trois étapes déterminentla constitution du collège que nousconnaissons aujourd’hui.La réforme Berthoin de 1959 porte l’obligation scolaire à 16 ans et crée les cycles d’observation en deux ans (6e et 5e). C’est un système compliqué,car les cycles d’observation appartien-

7. Jean Zay, Souvenirs et solitude, Julliard, 1945, p. 238.

Les efforts de Jean Zay, en1936, sont également connus :le ministre du Front Populaireporte la scolarité obligatoire à14 ans, et tente de transformerla classe de 6e en « classed’orientation », partant duprincipe que « les différentesbranches du secondaire peuventpartir d’un tronc commun ».

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nent à l’ordre du primaire, quand ils setrouvent dans les Groupes d’observa-tion dispersés (GOD) ou dans les CEG –qui se substituent, progressivement,aux Cours complémentaires, eux-mêmes héritiers des EPS –, mais quiappartiennent aussi à l’ordre du secon-daire, quand ils se situent dans les col-lèges et lycées. Chacun est encore chezsoi. Le cycle d’observation de deux ansest, en principe, destiné à « observer »les élèves pour pouvoir ensuite lesorienter, et donc changer d’établisse-ment, en fonction de leurs capacités.L’orientation scolaire fait ainsi son apparition dans le système éducatif8. Il s’agit de ne laisser échapper aucun talent, en raison de l’origine sociale.Dans le même temps, est créé le Certifi-cat d’aptitude au professorat d’ensei-gnement général de collège – les PEGC,professeurs bivalents –, en 1960, et desclasses d’accueil ou de transition pourles élèves qui n’entrent pas en 6e. Le pro-blème, c’est que le système d’orienta-tion prévu après la classe de 5e dans la réforme Berthoin ne fonctionne pascomme prévu. Les élèves sont, en

réalité, peu mobiles et demeurent leplus souvent scolarisés, à l’endroit oùils sont entrés en 6e.

La réforme Fouchet-Capelle de 1963crée le CES, véritable école moyenne dequatre années qui cohabite encore avecles CEG, dont le nombre explose sous la pression démographique du baby-boom. Trois filières sont constituées : les sections classiques, les sections modernes, les sections de transition,avec un cycle terminal pratique. Chaquefilière était prise en charge par des enseignants, en principe différents : les certifiés, les PEGC et les instituteursspécialisés, les PEGC et les certifiés. Cettestructure est donc toujours fondée surdes filières, mais le rassemblement decelles-ci, dans le même établissement,devait, en principe, permettre des pas-sages de l’une à l’autre. Par ailleurs, lesacteurs politiques de l’époque avaient,comme objectif, de supprimer rapide-ment le palier d’orientation de fin de 5e

de manière à former, ainsi, un tronccommun sur l’ensemble du collège. La coupure « du collège en deux ne

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8. Voir Jean-Michel Berthelot, Orientation formelle et processus sociétal d’orientation, L’orientation scolaire et professionnelle,1988 ; Antoine Prost, Education, société et politique, Le Seuil, Paris, 1992.

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constituait donc qu’un compromis tran-sitoire, destiné à rassurer les défenseursdu latin qui constituait les principauxopposants à l’idée de tronc commun, laréponse à leurs objections résidant pré-cisément dans la brièveté de ce tronccommun des programmes »9. Commeon le sait, il faudra attendre plus detrente ans et le milieu des années 1990pour voir disparaître le palier de fin de5e, ce qui en dit long sur la difficulté deconcevoir un collège ayant sa person-nalité propre. Pourtant, on sait, dès1963, et le conseiller pour l’éducation duGénéral de Gaulle, Jacques Narbonne,l’a écrit de façon très nette, que l’entréeen 6e de collège ne réussira qu’à « lacondition que ce ne soit pas, pour tous,la 6e traditionnelle des lycées »10. C’estpourtant bien ce qui a été fait quand, àla rentrée de 1977, commence à se met-tre en place le « tronc commun de for-mation »11 à l’entrée, en 6e.

La réforme Haby de 1975 crée le Col-lège que nous connaissons aujourd’huipar unification des CES et des CEG et

supprime les filières. La formule finale-ment retenue en France, en 1975, à sa-voir un collège davantage « secondaireinférieur », un collège « petit lycée », ensomme, plutôt qu’un « primaire supé-rieur » qui se serait situé dans la lo-gique de la continuité de la scolaritéobligatoire, a permis de vaincre les ré-

sistances de l’enseignement secondairegénéral, traditionnellement malthusienet élitiste, mais n’a certainement pas été

9. Maryse Hénoque, André Legrand, L’évaluation de l’orientation à la fin du collège et au lycée, Rêves et réalités de l’orientation,Rapport établi à la demande du Haut Conseil de l’évaluation de l’école, mars 2004.

10. Jacques Narbonne, De Gaulle et l’éducation : une rencontre manquée, Denoël, 1995, p. 53.11. Circulaire n° 77-011 du 5 janvier 1977, B.O. du 27 janvier 1977.

La formule finalement retenue en France, en 1975, à savoir

un collège davantage « secondaireinférieur », un collège « petit lycée »,en somme, plutôt qu’un « primairesupérieur » qui se serait situé dans

la logique de la continuité de la scolarité obligatoire, a permis

de vaincre les résistances de l’enseignement secondairegénéral, traditionnellementmalthusien et élitiste, mais

n’a certainement pas été le moyen le plus efficace de construire

une école moyenne pour tous.

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le moyen le plus efficace de construireune école moyenne pour tous, prolon-gement de l’école primaire et achève-ment de la scolarité obligatoire. D’unecertaine manière, le collège unique payeencore, aujourd’hui, ce vice de forme ini-tial. Et son histoire est ainsi, en grandepartie, l’histoire de l’accueil et de la ges-tion de l’hétérogénéité des élèves dansle premier cycle de l’enseignement se-condaire, jusque-là habitué à recevoirune partie seulement de la jeunesse.

LES POINTS DE BLOCAGE QUIONT, JUSQU’AUJOURD’HUI,FREINÉ LA MISE EN PLACE

DU SOCLE COMMUN

Le problème, finalement, c’est quelorsqu’on ne retient, dans le tronc com-mun du collège, que les contenus prépa-rant à l’enseignement général du lycée, ilne s’agit pas vraiment d’un tronc com-mun et on ne construit pas l’écolemoyenne pour tous. On fait, au contraire,constater à une partie des collégiens, cequ’ils font d’ailleurs très vite, que le collègequi les accueille n’a pas été pensé poureux. L’exemple de ce qui est arrivé à l’en-seignement du travail manuel, qui a dis-paru du tronc commun, car considéré

comme inutile au lycée général, en estune illustration parlante. Le ministère re-connaît, d’ailleurs, très tôt qu’on « ne peut

faire entrer l’ensemble des élèves dans un système fermé de normes qui neconviennent qu’à une partie d’entre eux »(rapport Legrand, 1982). En 1985, le minis-tère considère même que la réalisationde l’objectif du collège unique, appeléalors le « collège de la réussite », nécessite« une révision des contenus d’enseigne-ment » et un effort « pour préciser les ob-jectifs du collège et les connaissances quetout collégien doit avoir assimilées » (cir-culaire du 8 janvier 1985). Il s’agit d’un «noyau commun de connaissances », pre-mière allusion à ce qu’on nomme, au-jourd’hui, le socle commun.

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Lorsqu’on ne retient, dans le tronc commun du collège,

que les contenus préparant àl’enseignement général du lycée,

il ne s’agit pas vraiment d’un tronccommun et on ne construit pas

l’école moyenne pour tous. On fait, au contraire, constater

à une partie des collégiens, ce qu’ils font d’ailleurs très vite, que le collège qui les accueille

n’a pas été pensé pour eux.

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L’article 9 de la loi du 23 avril 2005d’orientation et de programme pourl’avenir de l’école a tranché en faveurd’un socle qui doit être un fond com-mun, un plancher, pour tous. Il a, eneffet, arrêté le principe d’un socle com-mun de connaissances et de compé-tences, en précisant que « la scolaritéobligatoire doit au moins garantir àchaque élève les moyens nécessaires àl’acquisition d’un socle commun consti-tué d’un ensemble de connaissances etde compétences qu’il est indispensablede maîtriser pour accomplir avec suc-cès sa scolarité, poursuivre sa forma-tion, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en so-ciété ». L’annexe du décret du 11 juillet2006 précise, avec des accents ferrystes,que le socle « détermine ce que nul n’estcensé ignorer en fin de scolarité obliga-toire sous peine de se trouver margina-lisé. L’école doit offrir, par ailleurs, àchacun les moyens de développertoutes ses facultés ». Le socle communde connaissances et de compétences aété confirmé dans la loi d’orientation etde programmation pour la refondationde l’école de la République du 8 juillet2013, sous l’appellation « socle com-mun de connaissances, de compé-

tences et de culture », nous y revien-drons. Pour sa mise en œuvre effective,il faudra dépasser les difficultés qui ontrendu particulièrement difficile l’accep-tation du socle de 2005.

Les difficultés rencontrées pour inté-grer la notion de compétences dans lesparcours de formation, au sein du sys-tème éducatif français. Notre histoirecollective est culturellement tournéevers la seule – et certes indispensable -transmission des connaissances. Nosprogrammes scolaires sont conçus decette façon, nos corps d’inspection sontorganisés autour des disciplines sco-laires, nous avons longtemps recrutédes enseignants sur leurs savoirs aca -démiques, en leur faisant faire, auconcours, des leçons devant des adultes,et finalement assez peu en vérifiant leurscompétences pédagogiques. Or, pourévaluer les compétences dans le cadredu socle commun, il faut, par exemple,créer dans les classes des situations pédagogiques permettant de vérifierque les connaissances acquises sont,d’une part, pérennes et, d’autre part,qu’elles peuvent être réutilisées dansd’autres conditions que les conditionsscolaires. C’est cela une compétence.

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Et cela demande, osons utiliser des motsqui sont devenus des mots grossiers,pour certains, des compétences pédago-giques, et pas seulement académiques.

Un manque d’articulation entre lesocle commun et les programmes. S’ila permis une avancée certaine dansl’acculturation du système éducatiffrançais à l’idée de socle, le texte de 2006 n’est pas exempt de reproches.D’une part, la relation socle/program -mes est insuffisante, les enseignants du premier degré, notamment, l’ont dit nettement dans la consultation de l’automne 2013 sur les actuels pro-grammes du primaire. Le socle a pu également être perçu comme unprogramme-bis, voire, pour certains,comme un sous-programme. Dans undocument de juin 2014, le CSP constateque « l’architecture du socle est appa-rue hétérogène, certains « piliers »s’identifiant à une discipline, d’autres aucontraire mêlant des domaines nom-breux, et certains (compétences 6 et 7)ayant un statut peu clair. Cela a nourriun sentiment de traitement inégal desdifférents champs disciplinaires ; la relation entre connaissances et compé-tences a semblé peu claire, et la triparti-

tion en connaissances/capacités/atti-tudes, à l’intérieur de chaque grandecompétence, est souvent peu convain-cante ; ce flottement a été accentué pardes procédures d’évaluation trop com-plexes : le LPC (Livret personnel de com-pétences) induisant une conceptionéclatée et techniciste des compétenceset concurrent du brevet des collèges ».

Quand on analyse les programmes actuels du collège, écrits en 2008, on estfondé à se poser quelques questions.Pour des programmes de sciences, notamment de mathématiques, sou-cieux de l’articulation avec les enseigne-ments reçus à l’école primaire, mêlantsoigneusement ce qui relève du socle,ce qui s’en démarque, et ce qui relèved’un approfondissement – 49 occur-rences du socle dans le texte des pro-grammes de mathématiques –, on a aussi un programme de français écrit au même moment mais qui, aprèsquelques rares allusions au socle dansson préambule – 5 occurrences du mot –, n’y revient plus jamais, ensuite.On a donc laissé aux enseignants defrançais de collège le soin de conduireeux-mêmes un travail particulièrementdélicat : mettre en articulation le socle

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et les programmes et préparer avecleurs collègues des autres disciplinesles évaluations nécessairement collec-tives des compétences du socle. Est-ilbesoin de dire que si le socle communde connaissances, de compétences etde culture n’a pas de réalité dans la sco-larité obligatoire, parce que déconnectédes programmes d’enseignement, une« école du socle » perdrait l’essentiel deson intérêt. Le piège serait de mobiliserles énergies sur la structure, « l’école dusocle », sans se soucier de l’effectivité dela mise en place du socle lui-même.

L’insuffisance de la formation initialeet continue des enseignants. Suppri-mer la formation professionnelle ini-tiale des enseignants et mettre à mal laformation continue, comme cela a été le

cas avant 2012, n’a évidemment pas étéla meilleure manière de faire compren-dre et de mettre en vigueur le change-ment majeur que représente le soclecommun. Car, on ne peut accueillir tousles élèves au cours de la scolarité obli-gatoire, et, a fortiori, au collège, desélèves qui sont différents et hétéro-gènes, qu’en mettant en face de cesélèves des compétences professoralesdiversifiées et complémentaires. Devantl’échec insupportable des élèves en diffi-culté et devant le désarroi bien compré-hensible de certains enseignants, latentation est toujours grande de ne rienchanger à l’organisation actuelle de l’en-seignement, et de mettre en place desdispositifs dérogatoires pour certainsélèves, rarement des enfants de cadressupérieurs et d’enseignants, des dispo-sitifs, bien-sûr, toujours « exceptionnelset provisoires », mais qui se transfor-ment à chaque fois en structures pé-rennes de relégation.

UNE CHANCE HISTORIQUE

Vers un nouveau socle commun deconnaissances, de compétences et deculture. La loi du 8 juillet 2013 confirme,dans son article 13, l’existence d’un

Supprimer la formationprofessionnelle initiale des enseignants et mettre à malla formation continue, commecela a été le cas avant 2012, n’a évidemment pas été la meilleure manière de fairecomprendre et de mettre en vigueur le changementmajeur que représente le socle commun.

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socle commun comme principe orga-nisateur de la scolarité obligatoire : « la scolarité obligatoire doit garantir à

chaque élève les moyens nécessaires àl'acquisition d'un socle commun deconnaissances, de compétences et deculture, auquel contribue l'ensembledes enseignements dispensés au coursde la scolarité ». En octobre 2013, Vin-cent Peillon, ministre de l’Education na-tionale, a saisi le Conseil supérieur desprogrammes (CSP), afin qu’il réexaminesa conception et ses composantes pouren faire un « socle commun de connais-sances, de compétences et de culture ».La commande du ministre est claire : « Le législateur a confirmé l’existenced’un socle commun : la scolarité obliga-toire doit garantir les moyens néces-saires à l’acquisition de ce socleconstituant la culture commune detous les jeunes et favorisant la pour-

suite d’études secondaires, quellesqu’elles soient. Toutefois, sa mise enœuvre n’a pas été satis faisante. Vousdevrez réexaminer sa conception et ses composantes dans le respect desobjectifs définis par la loi : le socle doitpermettre la poursuite d’études, laconstruction d’un avenir personnel etprofessionnel et préparer à l’exercice dela citoyenneté. Je souhaite que votre ré-flexion sur le socle prenne en compte lanécessaire articulation entre le socle etles programmes de l’école et du collège,les seconds devant constituer la décli-naison du premier ». Le Conseil supérieur a rendu public unprojet de socle commun, en juin 2014,en expliquant que « le projet de socle deconnaissances, de compétences et deculture, proposé par le Conseil supé-rieur des programmes, soumis main-tenant à consultation, n'est pas unsimple toilettage du socle de 2006. Il seveut un projet global de formation pourtous les élèves dans le cadre de la sco-larité obligatoire. Il constitue donc uncadre général qui donne forme, sens etcohérence à l'ensemble des program -mes. Il constitue une matrice qui de-vrait permettre d'écrire et d'enseignerdes programmes plus soucieux des

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En octobre 2013, Vincent Peillon,ministre de l’Education nationale,a saisi le Conseil supérieur desprogrammes (CSP), afin qu’ilréexamine sa conception et sescomposantes pour en faire un « socle commun de connaissances,de compétences et de culture ».

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la revue socialiste 57Polémique

élèves réels, plus en prise sur la réalitéde la classe et l'expérience enseignante,mais aussi plus mobilisateurs, plus for-mateurs, et plus enrichissants pourtous. Il s'agit donc bien de définir uneculture commune capable de concerneret d'inclure tous les élèves, fondée sur laconnaissance et l'action, soucieuse dela recherche critique des vérités démon-trées et faisant accéder chaque élève àla liberté de penser et d'agir pour parti-ciper à la vie de la Cité. Ce socle peutsans doute être encore amélioré grâceà l'apport de chacun. C'est le but de cetteconsultation ».

La Direction générale de l’enseigne-ment scolaire a organisé une consulta-tion de tous les personnels sur le projetde socle du CSP12. Sans entrer dans le détail d’un texte sur lequel la ministrede l’Education nationale de l’ensei -gnement supérieur et de la recherche,Najat Vallaud-Belkacem, n’a pas encorefait connaître ses arbitrages et qui n’estdonc pas définitif, il peut être intéres-sant de rendre compte de cette consul-tation et de quelques avis émis par

les enseignants. Pour la majorité des personnels qui ont participé à laconsultation, le projet de socle proposeune approche du binôme « connais-sances/compétences » qui est jugéeéquilibrée et qui apporte une clarifica-tion de la notion de « compétences », en contexte scolaire. En revanche, la « culture commune », mise en avantdans le projet, est jugée insuffisam-ment explicite. Le manque de lisibilitédu projet de socle commun pour les fa-milles et son manque de clarté pour lespersonnels, sont largement soulignés.

Mais, on voit aussi que la mise enœuvre du projet de socle commun estjugée délicate par manque d’opération-nalité du texte ; cela explique l’expres-sion particulièrement forte d’un besoind’accompagnement – sous la forme deressources ou de formations. L’opéra-tionnalité du projet est d’autant plusquestionnée que les projets de pro-grammes, qui doivent traduire le soclecommun en enseignements, ne sontpas encore connus. Le besoin de cohé-rence absolue entre le socle commun et

12. http://eduscol.education.fr/consultation-nationale-socle-commun-2014-2015. Nous utilisons ici la synthèse réalisée par laDGESCO.

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les futurs programmes est largementsouligné. En ce qui concerne la valida-tion du socle commun, deux choses res-sortent clairement : elle doit se faire à chaque fin de cycle ; elle ne doit pas se faire au niveau de chaque item dechacun des objectifs de connaissanceset de compétences, témoignant ainsidu large rejet, par les personnels, du « Livret personnel de compétences ».Les modalités de validation finale dusocle commun et de l’obtention du diplôme de fin de scolarité obligatoirefont débat : validation finale du socledonnant lieu ou non à des épreuves nationales terminales anonymes, vali-dation finale du socle entraînant automa-tiquement ou non l’obtention du diplômede fin de scolarité obligatoire, disparitionou non des épreuves écrites du Diplômenational du brevet (DNB)… autant dequestions qui restent à trancher.

Une articulation école-collège renduepossible grâce à un nouveau cycled’enseignement. La fracture historiqueentre le collège et l’école primaire faitque la France a non seulement conçuun système qui contraint les élèves à effectuer leur parcours de scolaritéobligatoire dans deux établissements

successifs et radicalement différents,mais elle l’a fait en transférant, dans la deuxième partie de la scolarité obli-gatoire, un modèle d’enseignement secondaire, ne pouvant convenir qu’àune partie des élèves. Dans ces condi-tions, on ne peut être surpris que la fameuse « liaison CM2-6e» soit devenueun marronnier des circulaires de ren-trée, sorte de figure imposée aux rédac-teurs des textes ministériels. Depuisplus de trente ans, pratiquement toutesles circulaires de rentrée demandent, en effet, aux acteurs locaux de « renfor-cer » la liaison CM2-6e, de « lier » l’écoleet le collège, deux niveaux d’enseigne-

ment confrontés depuis 1975 à unedouble difficulté : comment assurer àtous les élèves une continuité dans unescolarité obligatoire coupée en deux ni-veaux d’enseignement aussi différents,et comment faire entrer tous les élèvesdans des classes hétérogènes d’un col-lège unique demeuré trop uniforme ?

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Jean-Paul Delahaye - Le socle avant l’école du socle ou de l’ordre logique des choses

Depuis plus de trente ans,pratiquement toutes

les circulaires de rentréedemandent aux acteurs locaux

de « renforcer » la liaison CM2-6e, de « lier » l’école et le collège.

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la revue socialiste 57Polémique

Parce qu’à l’heure du socle commun deconnaissances et de compétences, lemaintien de cette fracture est devenude moins en moins compréhensible, laloi du 8 juillet 2013 a prévu une nouvelleconfiguration des cycles, au cours de lascolarité obligatoire. Le décret du 24 juil-let 2013 a organisé, après le cycle del'école maternelle, les neuf niveaux del'école élémentaire et du collège en troiscycles, d'une durée de trois ans chacun :le cycle des apprentissages fondamen-taux (CP, CE1, CE2), le cycle de consolida-tion (CM1, CM2, 6e) et le cycle desapprofondissements (5e, 4e, 3e). Commele précise Vincent Peillon au Présidentdu Conseil supérieur des programmes,en décembre 2013, « la déclinaison pé-dagogique de cetteorganisation trien-nale est essentielle : elle doit garantirl'acquisition du socle et favoriser l'arti-culation école-collège, en assurant unevéritable progressivité des appren-tissages13 depuis le cours préparatoirejusqu'à la fin du collège ».L’école et le collège ne se confondentpas, et il n’est pas question de seconda-riser le CM2, en en faisant une sorte de« 7e », pas plus qu’il n’est question de

primariser la 6e en en faisant une sortede « CM3 ». L’objectif est clairement deconcevoir une meilleure progressivitédes apprentissages.

Faire vivre le socle. C’est sans doute Phi-lippe Meirieu qui explique le mieux lesenjeux actuels, s’agissant du socle com-mun. En soi, le socle n’est rien sans l’ef-fort pédagogique qui doit l’accompagnerpour qu’il permette, c’est son objectif,d’améliorer les connaissances et com-pétences des élèves. C’est ce que le cher-cheur exprime très bien en indiquantque « le socle est un tableau de bordmais n’est pas le moteur des apprentis-sages. Pour employer une métaphore –facile mais parlante – le socle est un « ta-bleau de bord », mais il ne peut, enaucun cas, se substituer au « moteur ».Les objectifs du socle explicitent les ob-jectifs que les élèves doivent atteindre ;ils ne décrivent nullement ce qui est susceptible de les mobiliser. Pas plus,d’ailleurs, qu’ils ne dispensent d’une réflexion inventive de la part des maîtressur les voies – les médiations et les mé-thodes – qui permettent cette mobilisa-tion et l’engagement actif dans

13. En gras dans le texte.

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l’apprentissage. En d’autres termes, si lesocle renvoie à une demande sociale –légitime – de la société envers son école, il ne répond pas à l’urgence anthropolo-gique à laquelle notre École est au-jourd’hui confrontée. En effet, à l’époquedu « capitalisme pulsionnel », quand lamachinerie publicitaire et médiatiqueexhorte nos enfants, sur tous les écrans

possibles, au passage à l’acte immédiatet systématique, quand nos élèves sontmassivement poussés à « prendre leurpied plutôt qu’à se prendre la tête », leproblème majeur des enseignants estbien de les mobiliser sur les savoirs, deleur transmettre le désir d’apprendre etde leur faire découvrir la joie – conta-gieuse - de comprendre »14.

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Jean-Paul Delahaye - Le socle avant l’école du socle ou de l’ordre logique des choses

14. Communication de Philippe Meirieu, lors des « Controverses de Descartes », 15 novembre 2014.

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Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combats sont d’aborddes combats d’idées.

Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons mis en place une rubrique,intitulée « A propos de… » entièrement consacrée à un livre.

Cette rubrique se structure ainsi :• une note de lecture présente de manière synthétique l’ouvrage en question ;• puis, nous demandons à une ou des personnalités – intellectuels, politiques, etc. – de réagir à l’ouvrage ;• enfin, l’auteur de l’ouvrage peut à son tour répondre, et conclure, au moins provisoirement, le débat.Nous nous attachons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encore en devenir,français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant des idées fortes et des analysesnouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessaire rénovation intellectuelle de la gauchefrançaise.

Réactions de :

Mathieu GUIBARDEnseignant à Paris-Dauphine.

Lucie TANGYDocteure en lettres modernes, membre du comité de rédaction de la revue de sciences humaines Tracés.

Réponse de :

Jacques JULLIARDJournaliste et essayiste.

Nous avons retenu

la revue socialiste 57

à propos de…

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Les témoignages de politologues, de sociologues, d’universitaires, d’intellectuels et de responsables politiques

sur les droites, les populismes, en France et en Europe, le « déclinisme », le « déclassement » et ses conséquences,

la sociologie électorale…

http://www.parti-socialiste.fr/dossier/le-kiosque

UN TRAVAIL DE CARACTÉRISATION ET D’ANALYSE CRITIQUE DE LA DROITE,

DE L’EXTRÊME DROITE ET DE LA DROITE EXTRÊME

UNE PUBLICATION GRATUITEet en ligne sur le site du Parti socialiste

dirigée par Alain Bergounioux, directeur aux études auprès du Premier Secrétaire, et

élaborée par le Service Veille-Riposte du Parti socialiste.

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Les deux auteurs voient dans les diffi-cultés de la gauche à répondre au développement du capitalisme finan-cier mondialisé et de son corollaire, unesociété toujours plus libérale et indivi-dualiste, la cause principale de sa déconnexion avec le peuple. L’atomisa-tion de la société et la destruction des solidarités, au profit de la logiquecontractuelle plongent les couches populaires, émiettées face à un pouvoirfinancier abstrait, et non plus, commeautrefois, unies contre une grandebourgeoisie dominante et visible, dansun profond désarroi.

Paradoxalement, alors que c’est au-jourd’hui que la crise du capitalisme estla plus visible, la gauche qui incarnaitla critique de ce système, se serait ma-joritairement convertie au libéralisme.Plutôt que de répondre aux déstabilisa-tions des couches populaires, elle a, dumême coup, cessé de porter les grandsrécits fédérateurs qui permettaient detracer un avenir commun. La gauche secontenterait, aujourd’hui, de la seuledéfense des droits de l’homme, compa-tible avec le capitalisme libéral. PourJacques Julliard, « la question socialecède discrètement la place à la double

D ans La Gauche et le Peuple, l’historien, Jacques Julliard, et le philosophe, Jean-Claude Michéa, déploient tout le potentiel dialectique de l’échange épistolaire pouridentifier les raisons de la rupture actuelle, notamment, depuis 2002, entre

la gauche et le peuple et tenter d’y apporter des réponses. Pour Jean-Claude Michéa, le pointde départ de cette réflexion est ce qu’il estime être le paradoxe des démocraties modernes :« le peuple n’y est plus considéré comme la solution. Il est devenu le problème ».

Revenir aux fondamentaux pour rapprocher la gauche et le peuple

Réaction de Mathieu GuibarD

Enseignant à Paris-Dauphine.

la revue socialiste 57À propos de…

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Mathieu Guibard - Revenir aux fondamentaux pour rapprocher la gauche et le peuple

question sociétalo-ethnique que posel’immigration », et la gauche serait partieà la recherche d’un « peuple de remplace-ment », plus conforme à sa « nouvelledoxa, comme si elle était incapable denourrir deux idées à la fois » – la questionsociale et celle des discriminations.Conséquence directe de ce phénomène,les classes populaires, et notammentcelles qui sont reléguées dans des terri-toires déclassés, ruraux et périurbains,moins visibles que les banlieues desgrandes villes, se sentent abandonnéespar la gauche. Dans cette « conjoncturepopuliste », elles s’unissent dans une « majorité de refus » et constituent une « ressource électorale » rendue disponiblepar la gauche, au profit du Front national.Pour renouer le lien entre la gauche et lepeuple, Jacques Julliard et Jean-ClaudeMichéa proposent de revenir aux fonda-

mentaux du socialisme et principale-ment à une critique constructive du ca-pitalisme. Cette critique doit s’articulerautour de trois idées. Premièrement, lalogique d’accumulation infinie du capi-tal va inéluctablement, comme l’a ana-lysé Marx et, d’une certaine manière,plus récemment, Thomas Piketty, ren-contrer ses propres limites : malgré « l’élargissement continuel de la sphèredu marché » et le développement du cré-dit, la concentration croissante des ri-chesses dans un petit nombre de mainsaboutit à l’assèchement de la demandesolvable. La crise des subprimes en adonné un premier aperçu. Deuxième-ment, la production et la consommationse heurteront bientôt à l’épuisement desressources écologiques. Enfin, en accor-dant une place démesurée à l’argent – àla « valeur d’échange » –, l’économie financière déshumanise les peuples etse heurte ainsi à une limite morale.Les deux auteurs plaident pour un renouvellement du socialisme sur unebase morale – et non moralisante. Il s’agitde transformer la « révolte morale »spontanée des couches populaires faceaux excès du capitalisme en un mouve-ment politique profond. Plutôt que defaire table rase, ils recommandent de

La gauche se contenterait,aujourd’hui, de la seule défense des droits de l’homme,compatible avec le capitalismelibéral. Pour Jacques Julliard, « la question sociale cèdediscrètement la place à la doublequestion sociétalo-ethnique que pose l’immigration ».

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prendre appui sur ce qu’Orwell appelaitla common decency – c’est-à-dire lescomportements non-marchands –, ins-pirée par la logique du don – résuméepar Marcel Mauss par le triptyque « donner, recevoir et rendre » –, encoretrès présente dans les relations de voisinage ou d’amitié. Autrement dit,faire primer la confiance sur le calcul et le contrat. Ni se passer du peuple, ni le changer. La lucidité de l’analyse de Jacques Jul-liard et Jean-Claude Michéa et la jus-tesse de leur critique du rapport actuelde la gauche au peuple font de la lec-ture de leurs lettres un exercice stimu-lant pour la pensée d’un militantsocialiste. Ces lettres permettent d’y voirplus clair et de replacer notre époque,dont l’observation est souvent écraséepar l’immédiateté et l’accélération du

temps médiatico-politique, dans uneperspective historique de long terme,celle de la construction du mouvementsocialiste. Après avoir refermé LaGauche et le Peuple, trois questionsplus critiques méritent néanmoinsd’être posées aux auteurs. Premièrement, quelles solutions pré-cises Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa entendent-ils proposer pour renouer concrètement un lien fort etdurable entre la gauche et le peuple ? A l’issue des deux dernières lettres, quiabordent ce sujet, le lecteur peut setrouver un peu frustré devant la miseen avant d’idées fortes – le don, la com-mon decency, la planification démocra-tique – qui ne sont pas accompagnéesd’exemples ou d’indications pour leurmise en œuvre. Il ne revient certes pasà un historien et à un philosophe deproposer un programme de réformes,ni de céder à la tentation technocra-tique, mais il aurait été encore plus sti-mulant, pour un lecteur militant, d’avoirdavantage de détails, notamment sur leprojet de Jacques Julliard : que signifie,concrètement, associer la « planificationdémocratique » de Saint-Simon et la « libre association » de Proudhon ? Comment réaliser le contrôle du capital

la revue socialiste 57À propos de…

Il s’agit de transformer la « révolte morale » spontanéedes couches populaires face aux excès du capitalisme en un mouvement politique profond.Plutôt que de faire table rase, ils recommandent de prendreappui sur ce qu’Orwell appelaitla common decency.

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et du crédit et comment remettre encause la logique marchande ?Deuxièmement, pourquoi les auteurs,et notamment Jacques Julliard, sem-blent-ils faire un lien direct, presque un « raccourci », entre la notion contes-table de « heurts civilisationnels », le « métissage accéléré auquel les popu-lations autochtones de la vieille Europene sont pas préparées », le « dynami-tage de la famille traditionnelle » et « lamontée de l’extrême droite, à l’échelledu continent tout entier » ? Pourtant,dans le reste de l’ouvrage, ils tendentjustement à montrer que la croissancedu FN est davantage le résultat d’unsentiment d’abandon par la gauche des couches populaires face aux réels « effets dévastateurs » du capitalismeque sont l’atomisation, l’individualismeet la contractualisation. Le repli sur soi,la peur de l’étranger, de l’immigré peu-vent être, pour une partie de ces classespopulaires, la conséquence de cetabandon, mais non la cause premièrede leur vote pour l’extrême droite. C’estce que montre la nouvelle stratégieélectorale du FN dans les anciens bas-tions socialistes et communistes duNord et de l’Est de la France, centrée sur

un discours souverainiste, antiélitiste,et, parfois, presque anticapitaliste, maisbeaucoup plus rarement xénophobeou s’appuyant sur une rhétorique du « choc des civilisations ». Enfin, pourquoi Jacques Julliard et Jean-Claude Michéa n’ont-ils pas étendu leurréflexion au-delà du seul cadre français ?Le périmètre initial de l’échange épisto-laire porte avant tout sur la France,mais l’analyse de l’état du lien entre lagauche et le peuple, dans d’autres payseuropéens, aurait pu enrichir l’ouvrage,à la fois dans sa dimension critique etdans sa dimension prospective. D’uncôté, si l’on poursuit la logique défen-due par les deux auteurs, la faiblesseactuelle des partis sociaux-démocratesallemands et britanniques s’expliquepeut-être par leur conversion au libéra-lisme de type « Troisième Voie » à l’époquede Schröder et de Blair qui aurait provo-qué leur déconnexion avec les couchespopulaires se sentant « trahies ». Cette logique permet-elle d’interpréter, d’unautre côté, les succès concomitants,dans des pays marqués par les poli-tiques d’austérité, de nouveaux partisde gauche – Syriza en Grèce, Podemosen Espagne ?

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Mathieu Guibard - Revenir aux fondamentaux pour rapprocher la gauche et le peuple

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la revue socialiste 57À propos de…

Pour Jacques Julliard, « le grand fait poli-tique et social du XIXe siècle » (p. 12) estl’alliance nouée entre le mouvement pro-létaire socialiste et la gauche bourgeoise,républicaine et libérale. Cette alliance,issue de la Révolution « bourgeoise » de1789 – spécificité française – s’est faitepour partie autour d’une croyance parta-gée dans l'idéologie du Progrès héritéedes Lumières, et, en particulier, dans « leseffets libérateurs escomptés » de l’indus-trie, « du progrès technique et du machi-nisme » (p. 15), dont devait naturellementdécouler le progrès économique, socialet, finalement moral, de l’humanité. Cette

alliance politique et culturelle – à défautd’être sociale2 – sera, cependant, partiel-lement fragilisée au début du XXe siècle

C‘est une controverse historique qui est à l’origine du dialogue épistolaire entretenupar Jean-Claude Michéa et Jacques Julliard, controverse que l’historien présenteainsi : « Quand le peuple et la gauche ont-ils été unis ? (…) Vous pensez que c'est

au XXe siècle, moi je pense que c'est au XIXe siècle. » (p. 11)1.

Retrouver le peuple

Réaction de Lucie Tangy

Docteure en lettres modernes, membre du comité de rédaction de la revue de sciences humaines Tracés.

1. Plusieurs passages sont consacrés à la définition du terme « peuple », problématique dans la mesure où il peut renvoyer :1) à la population dans sa totalité, 2) à l’ensemble des classes populaires – aujourd’hui très hétérogènes –, 3) à une classeunique « consciente d’exister en tant que classe » (p. 66). Sans rendre compte ici du débat sur la polysémie du terme, nousl’utiliserons dans le deuxième sens, qui est celui qui intéresse finalement Julliard et Michéa.

2. Il faudra attendre le XXe siècle pour que de véritables législations sociales se mettent en place et que se pose politiquementla question d’un meilleur partage des fruits de la croissance.

Pour Jacques Julliard, « le grand fait politique et social

du XIXe siècle » (p. 12) estl’alliance nouée entre le

mouvement prolétaire socialiste etla gauche bourgeoise, républicaine

et libérale. Cette alliance, issue de la Révolution « bourgeoise » de 1789 – spécificité française –

s’est faite pour partie autour d’unecroyance partagée dans l'idéologiedu Progrès héritée des Lumières.

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par l’affirmation du syndicalisme révo-lutionnaire, d’une part, et par le commu-nisme né de la Révolution russe de 1917,d’autre part – partiellement, seulement,car cette alliance a continué de s’incar-ner dans des formes historiques – duFront populaire à la gauche plurielle deLionel Jospin –, et que le syndicalismed’inspiration anarchiste n’a pas réussi à remettre en cause l’adhésion de la majorité de la classe ouvrière à la Répu-blique et au progrès.

Jean-Claude Michéa, au contraire, défendl’idée d’une alliance dès le départ contre-nature entre le socialisme originel et lagauche bourgeoise progressiste, fruitd’un compromis conjoncturel opéré lorsde l’affaire Dreyfus. Repartant des trois

forces issues de la Révolution françaiseet de la Révolution industrielle, Michéaconsidère que les « Bleus », la gauche li-

bérale qui se définissait par son combatcontre les résurgences de l’Ancien ré-gime et les « Rouges » qui, contraire-ment à cette dernière, trouvaient d’abordleur raison d’être dans la remise encause radicale du système capitaliste,ont choisi, alors, dans une situation politique exceptionnelle, de passer un « pacte de défense républicaine » (p. 41)contre les « Blancs », forces de réactioncléricales et monarchistes. Michéa jugeque le socialisme original s’est dissousdans cette alliance, pensée comme provi-soire, mais devenue définitive, marquantainsi la naissance d’une nouvelle gauche,principalement caractérisée par la luttedu « nouveau » contre « l’ancien », aupoint de « recouvrir entièrement jusqu'ausouvenir de l'antagonisme originel entreles « Rouges » et les « Bleus » » (p. 41), an-tagonisme qui caractérise, pour lui, l’his-toire politique du XIXe siècle. Au cours del’échange, cependant, Michéa reconnaîtque les socialistes et les libéraux parta-geaient un attachement fort aux libertésfondamentales et à l’idéal républicainissus des Lumières. Il reste que pour luicette alliance était avant tout défensive,légitimée politiquement par le seul com-bat contre un ennemi commun. Michéarécuse donc avec virulence la vision

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Lucie Tangy - Retrouver le peuple

Jean-Claude Michéa défendl’idée d’une alliance dès le départcontre-nature entre le socialismeoriginel et la gauche bourgeoiseprogressiste, fruit d’uncompromis conjoncturel opéré lors de l’affaire Dreyfus.

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la revue socialiste 57À propos de…

duale selon laquelle le clivage politiqueissu de la Révolution française oppose,depuis lors, de manière permanente etunivoque, la gauche, partisane du pro-grès et du « mouvement », et la droite,partisane de la « réaction » et de l’ordreancien. Ce clivage a empêché selon lui « toute possibilité de critiquer de façonréellement cohérente la grande entre-prise capitaliste, fondée sur les principesmêmes de l'économie politique des Lumières » (p. 33). De cette premièrecontroverse – qui ne se résout jamaisentièrement au fil des lettres, même sichacun fait des concessions à l’autre –découle un certain nombre de débatssur lesquels nous allons insister, car cesont eux qui constituent, pour les socia-listes, aujourd’hui, des objets de ré-flexion et d’interpellation.

Le premier débat, de nature philoso-phique, concerne l'idéologie du progrès.Michéa assimile, dans ce livre commedans ses ouvrages antérieurs, la philo-sophie du progrès et ce qu’il appelle le « libéralisme dogmatique », tous deuxportés essentiellement selon lui, depuisla fin du XVIIIe siècle, par la bourgeoisieet non par le peuple. Toute contestationdu système libéral et capitaliste, dans un

contexte de raréfaction des ressourcesnaturelles et de péril écologique, ne peutpasser que par l’abandon de la notionde progrès, ainsi que par une « sortieprogressive et civilisée du monde de lacroissance » (p. 174). Jacques Julliard, aucontraire, conteste la réduction du pro-grès au libéralisme, dangereuse car elle« déconsidère le progrès aux yeux detous ceux qui récusent le libéralisme »,mais également l’opposition schéma-tique suggérée par Michéa entre unebourgeoisie univoquement acquise auprogrès et un « peuple » qui, lui, seraitmajoritairement – pour le meilleur etpour le pire – du côté de la tradition. PourJulliard, pour qui le progrès n’est ni bonni mauvais en soit – seuls ses usages lesont –, il n’y a pas « de tâche intellectuelleet politique plus urgente que de réconci-lier le progrès scientifique avec la justicesociale, selon le schéma du XIXe siècle »(p. 83), l’union du progrès et de la justiceétant, pour lui, au fondement de l’idée degauche. Le progrès doit, cependant, être« organisé » et repensé pour servir leplus grand nombre (p. 255). Ce débatrenvoie au rapport que nous, socialistes,devons entretenir au progrès. Plutôt quele refuser, comme le suggère Michéa, nedoit-on pas le redéfinir, non seulement

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en prenant conscience de ses limites etde ses excès, mais aussi par sa réinven-tion, au-delà du seul horizon capitaliste,comme le suggère Julliard ?

Le second questionnement concerne lanature du libéralisme, ses différentesformes et le rapport qu’elles entretien-nent entre elles. Julliard et Michéa s’ac-cordent sur un point fondamental :l’idéologie libérale issue des Lumières

est intimement liée au système capita-liste, qui est devenu, aujourd’hui, un « fait social total » (p. 94), c’est-à-dire qu’il ne concerne pas seulement leséchanges marchands, mais tous les aspects de la vie. Michéa va plus loinquand il refuse, avec force, de distinguerle libéralisme économique du libéra-

lisme culturel et moral. Pour lui, l'écono-mie de marché mondialisée, d’une part,et l'extension infinie des droits et des « modes de vie », d’autre part, concomi-tants d’un point de vue historique, ontles mêmes fondements philosophiques– et les mêmes effets délétères – : un Etatneutre, qui refuse de s’immiscer dans lelibre jeu du marché, comme de prescrirela moindre norme de vie particulière, et son corollaire, une société d’individusatomisés, principalement guidés parleur intérêt. Cette gouvernance libéraleest assurée par les « deux mécanismesanonymes et impersonnels » que sont « le Marché autorégulé et le Droit abs-trait » (p. 214). C’est ainsi que pour Michéa la gauche contemporaine, ayantfait triompher sa composante libéraleau détriment de sa composante socia-liste, a progressivement substitué à lalutte contre « l’exploitation de l’hommepar l’homme », ce qu’il appelle, non sansintention polémique, « la lutte contretoutes les discriminations ».L’analyse de Julliard, sur ce dernier point,est très proche de celle de Michéa. Julliard affirme que la défense descouches populaires a été délaissée, depuis les années 1970, au profit de nou-veaux mouvements portant les revendi-

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Lucie Tangy - Retrouver le peuple

Julliard et Michéa s’accordentsur un point fondamental :l’idéologie libérale issue des Lumières est intimement liée au système capitaliste, qui est devenu, aujourd’hui, un « fait social total », c’est-à-dire qu’il ne concerne pas seulementles échanges marchands, maistous les aspects de la vie.

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la revue socialiste 57À propos de…

cations de « minorités » dominées –femmes, homosexuels, communautésrégionales, religieuses ou ethniques : « Le peuple est-il en train de disparaîtrepour céder la place aux communautés ? »(p. 139) s’interroge ainsi l’historien3. Cettesubstitution de luttes fondées sur lesdroits de l’homme et le culte libéral de

la « différence », à la traditionnelle « luttedes classes » expliquerait le sentimentd’abandon très fort des classes popu-laires, alors même qu’elles subissent, de plein fouet, les effets de la crise et de

la mondialisation. Les deux penseurs seretrouvent pleinement sur l’analyse,dans la lignée des travaux de ChristopheGuilluy, d’une fracture grandissante entreune France « métropolitaine », qui béné-ficie de la mondialisation, et une France« périphérique », invisible, qui nourrit le vote frontiste. Pour Julliard, commepour Michéa, c’est l’idéologie libéralepost-moderne et ses valeurs de mobilitéet d’ouverture – qui rabat de manièreunivoque le besoin de reconnaissanceet de protection du peuple sur le « replisur soi » et la « peur de l’autre » – quiempêche la formation de tout grandrécit collectif capable de fédérer lesclasses populaires.Par-delà l’intérêt réel de ces analysespour comprendre la désaffection d’unepartie de l’électorat populaire, à l’en -contre de la gauche, aujourd’hui, elles posent, néanmoins, certains problèmeset ouvrent des interrogations pour lagauche, aujourd’hui. Le combat socialpour améliorer les conditions de vie des catégories populaires est-il inconci-liable avec la conquête de nouveaux

3. Il considère également que dans ce processus, c’est la question de l’immigration, et plus spécifiquement des « banlieues »,nouvel objet de focalisation des élites politiques et médiatiques, qui a pris le devant de la scène, car elle permettait d’apporterune dimension sociale à ces nouvelles revendications.

Julliard affirme que la défensedes couches populaires a étédélaissée, depuis les années 1970,au profit de nouveauxmouvements portant lesrevendications de « minorités »dominées - femmes, homosexuels,communautés régionales,religieuses ou ethniques : « Le peuple est-il en train de disparaître pour céder la place aux communautés ? ».

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Lucie Tangy - Retrouver le peuple

droits, en particulier pour les minorités,comme le suggère Michéa ? Julliardconsidère, au contraire, que « quellesque soient leurs origines communes »,libéralisme économique et libéralismepolitique – et culturel – peuvent être « dissociés dans la réalité » (p. 263) etqu’il convient d’accorder à ce dernierune valeur propre qui doit être défenduecomme telle. Pour le dire simplement,

il est possible de lutter contre les excèsdu libéralisme économique, sans renon-cer aux progrès des droits et à l’évolutiondes mœurs. En outre, contre Michéa, Julliard appelle à revaloriser le libéra-lisme comme doctrine universaliste qui,loin de nourrir les logiques individua-listes et identitaires, peut, au contraire,endiguer le « sectarisme communau-taire » (p. 264). De l’héritage du libéra-lisme, complexe et multiple, à nous,aujourd’hui, de porter politiquement cequi peut nous unir contre ce qui nous di-

vise. Il est fort à parier qu’une gauchemoderne doit travailler, d’une part, à ren-dre toujours plus réel son idéal de justiceet de redistribution sociales, et répondre,d’autre part, aux revendications démo-cratiques et « sociétales » quand ellessont légitimes. Il est certain que la sup-posée opposition entre le social et le so-ciétal doit être clairement repensée,aujourd’hui, pour être mieux articulée.L’objectif est de pouvoir mener les com-bats de front, sans en privilégier un audétriment de l’autre.

Le troisième débat, que l’on peut quali-fier d’anthropologique, concerne l'exis-tence et les modalités de la « commondecency ». Par cette notion empruntée àGeorges Orwell – « common » signifiantà la fois « commun » et « ordinaire » –,Michéa désigne l’ensemble des capaci-tés morales qui sont, pour lui, au fonde-ment du lien social – et non le calcul etl’intérêt comme le suppose le libéra-lisme – et dont les catégories populaires,non perverties par l’argent et le pouvoir,seraient davantage pourvues. Julliard nepartage pas cet optimisme anthropolo-gique. Pour lui, la « common decency »supposée du peuple, fragilisée par l’idéo-logie de la réussite, à tout prix, et par le

Contre Michéa, Julliard appelleà revaloriser le libéralismecomme doctrine universalistequi, loin de nourrir les logiquesindividualistes et identitaires,peut, au contraire, endiguer le « sectarisme communautaire ».

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la revue socialiste 57À propos de…

sentiment communautaire, est moinsune donnée intangible qu’un possible àréaliser, moins un « modèle » qu’un « défi ». En outre, il s’interroge sur la ca-pacité de la « common decency », quirégit, en premier lieu, les relations pri-vées, à s’appliquer à la sphère collectiveet publique. Les deux penseurs s’accor-dent, cependant – c’est l’un des pointsfondamentaux de l’ouvrage et une desleçons que nous devons en tirer –, sur lanécessité de réaffirmer la dimensionmorale du socialisme, qui ne peut êtreréduit à ses aspects économique, socialou juridique. Rénover le socialisme nepourra passer que par la réinvention desa dimension morale4.

La dernière interrogation renvoie à laforme de société socialiste à laquelle ilest possible d'aspirer. Pour Michéa, lagauche moderne, parce qu’elle est issuede l’alliance ambigüe précédemmentévoquée, a renoncé aux idéaux fonda-teurs du socialisme. Tout reste donc àfaire. Cependant, Michéa distingue deux

types de projets antagonistes, qui ont co-existé, dès l’origine, dans l’histoire du so-cialisme. D’un côté, dans la lignée deMarx et de Saint Simon, un socialismefondé sur la mise en avant d’un hommenouveau, et qui est souvent allé de pairavec l’intégration dialectique au projetsocialiste de la société capitaliste indus-trielle, avec un Etat centralisateur fort etde grands ensembles industriels, géréscollectivement. De l’autre, dans la lignéede Proudhon, du syndicalisme anar-chiste et des populistes russes, un socia-lisme fondé sur l’autonomie locale, ladémocratie directe, de petites unités de production qui fonctionnent selon la« logique de l’esprit mutualiste et coopé-ratif » (p. 166) et qui, au lieu de rejeter lesanciennes solidarités, s’appuie sur elles,ainsi que sur la petite propriété privée.Pour Michéa, « une société socialiste dé-cente – loin d’impliquer la fabricationpréalable, et forcément autoritaire, d’un homme nouveau » – doit toujours« prendre appui au contraire sur un certain nombre de ressources morales

4. A contrario, les deux auteurs s’accordent pour pointer les limites morales de l’émancipation libérale, qui s’accompagne tou-jours de nouvelles formes d’asservissement. Michéa prend ainsi l’exemple de la presse féminine, qui, tout en participant aumouvement de libération des femmes, du joug patriarcal traditionnel, a encouragé, en même temps, leur « soumissionparallèle au règne de la Marchandise et de la Mode » (p. 90). Les progrès humains portés par le libéralisme sont donc tou-jours compensés par « des progrès parallèles de l’individualisme narcissique et de l’aliénation consumériste. » (p. 91)

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et culturelles déjà existantes » (p. 230).Seul ce type de socialisme pourrait, au-jourd’hui, selon lui, fédérer les classes po-pulaires et moyennes, encore attachéesaux liens et aux logiques traditionnelles.

Se pose alors la question d’un socialisme« réactionnaire », comme le suggèrentles détracteurs de Michéa. Michéa et Jul-liard s’accordent, en effet, pour affirmerque le système libéral s’est construit, dèsl’origine, et jusqu’à aujourd’hui, sur ladestruction des relations non contrac-tuelles, familiales, de voisinage, corpora-tistes – qui, certes, faisaient peser descontraintes sur l’individu –, tandis qu'àl'inverse le socialisme originel trouvait

l’une de ses sources dans « les traditionsde secours mutuel propres à l’anciencompagnonnage ouvrier ». Pour Michéa,le socialisme est donc né sous le signed'un paradoxe : « D'un côté, il apparaît in-contestablement comme l'un des héri-tiers les plus légitimes de la philosophiedes Lumières et de la Révolution fran-çaise – dans la mesure où il en reprendclairement à son compte le souci égali-taire et l'idée qu'un projet d'émancipationvéritable n'a de sens que s'il s'inscrit sousdes fins universelles. Mais, de l'autre, il re-présente également la critique la plus ra-dicale et la plus cohérente de ce nouveaumonde libéral et industriel (…) dont lesprincipes constitutifs se fondent, par unecurieuse ironie de l'histoire, sur le mêmehéritage philosophique » (p. 51-52). PourMichéa, c’est donc cette idéologie mêmequ’il faut récuser, aujourd’hui, parcequ’elle est indissociable d’un système capitaliste, à la fois total et mondial, et qui montre, aujourd’hui, ses limites –économiques, sociales, écologiques,mais aussi culturelles et morales.Si leurs constats se recoupent en partie,l’analyse de Julliard diffère en réalité de celle de Michéa. L’historien n’appellepas à la remise en cause radicale du libéralisme, dont il reconnaît clairement

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Pour Michéa, « une sociétésocialiste décente – loind’impliquer la fabricationpréalable, et forcément autoritaire,d’un homme nouveau » – doittoujours « prendre appui aucontraire sur un certain nombre de ressources morales et culturellesdéjà existantes ». Seul ce type de socialisme pourrait, aujourd’hui,selon lui, fédérer les classespopulaires et moyennes, encore attachées aux liens et aux logiques traditionnelles.

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la revue socialiste 57À propos de…

les apports, y compris d’un point de vueéconomique. Plutôt que de suivre Michéa, qui assimile libéralisme, capi-talisme et même société industrielle, ausein d’un même modèle qu’il faut rejeter, ne doit-on pas suivre Julliardquand il considère que le problème estmoins la pensée libérale ou la société industrielle que la domination absoluedu « néo-capitalisme » financier, « patri-monial et actionnarial » (p. 286) sur le capitalisme industriel ? L’historienconsidère, cependant, qu’il faut passerprogressivement du combat réformiste– faire disparaître les excès de notre sys-tème – à l’idée – « utopiste » et non ré-volutionnaire – « de changer la logiquemême de ce système » (p. 312). Qu’en-tend-il par là ? Selon quelles modalités et temporalité ? Les pistes concrètes ou-vertes par l’historien doivent égalementêtre interrogées. La réforme du capita-lisme financier ne doit-elle passer quepar une profonde réorganisation de laconsommation et de ce qui la condi-tionne (à savoir pour Julliard les salaires– qui doivent être augmentés en mêmetemps que la productivité – et l’emploi –avec, notamment, la réduction du tempsde travail) ? Ne doit-elle pas prendreaussi la forme d’une relance de la

machine productive, et, en particulier,de notre industrie, qui doit profiter de l’impératif de transition écologiqueet énergétique pour se moderniser et

innover ? En outre, récusant ainsi l’oppo-sition entre un socialisme « étatiste » etun socialisme « autonomiste », Julliardaffirme que la « libre association » et la « planification démocratique » doiventse soutenir plutôt que se combattre (p. 255). Comment les mettre en œuvre,ainsi que la « réappropriation du capitalpar le peuple » (p. 306) appelée de sesvœux par l’historien ? Par ailleurs, dénonçant, comme Michéa, la « profes-sionnalisation » de la vie politique, prin-cipale cause du fossé qui se creuseentre la population et ses représentants,il préconise trois mesures qui permet-tront au peuple de se « réapproprier »

Ne doit-on pas suivre Julliardquand il considère que

le problème est moins la penséelibérale ou la société industrielle

que la domination absolue du « néo-capitalisme »

financier, « patrimonial et actionnarial »

sur le capitalisme industriel ?

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la vie politique, dont il faut interroger lafaisabilité et le réel apport, en termes dedémocratie : le tirage au sort dans cer-tains cas définis ; des primaires pour désigner les candidats aux élections quine soient pas organisées par les partiseux-mêmes ; la non-rééligibilité des élus.Julliard conclut en appelant à une nou-velle alliance entre les couches popu-laires et la bourgeoisie démocrate,autour du combat pour les salaires, de la réorientation du progrès vers des « objectifs socialement utiles » et de lamaîtrise du capitalisme financier.

Ce dialogue passionnant nous invite à repenser en profondeur l’idéologie libérale et individualiste – source de valeurs précieuses, mais aussi de cer-taines dérives contemporaines – pourmieux s’en ressaisir, au profit de l’ambi-tion émancipatrice première du socia-lisme. Cela suppose d’attaquer, plusfrontalement, la dimension financièreet spéculative du capitalisme et de redéfinir le progrès à l’aune des nou-veaux défis. C’est à ce prix que nouspourrons rénover le socialisme sansperdre de vue ses idéaux fondateurs.

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la revue socialiste 57À propos de…

C’est pourquoi j’ai choisi de confronternotre débat aux événements qui sesont produits en début d’année, avecle massacre perpétré contre la rédac-tion de Charlie Hebdo et du magasincasher de Vincennes. Ces événementsne portent pas encore de nom, mais ilsconstituent à la fois un révélateur, unaccélérateur et peut-être un tournant.J’y ajouterai, au moins à titre de contre-exemple, l’ensemble des manifesta-tions qui se sont déroulées l’an dernierà propos du mariage pour tous. Il vasans dire que, sollicité par la rédactionde La Revue socialiste, je ne parle qu’enmon nom personnel, sachant bien quemon ami, Jean-Claude Michéa, tantôt

applaudirait, tantôt objecterait à mesremarques.La première de ces remarques, qui vade soi, mais que les politiques ont ten-dance à oublier dans le quotidien, c’estque ce peuple existe. Il ne se confondni avec la population, au sens démo-graphique, ni avec le corps électoral,au sens politique, ni avec le prolétariat,au sens social, ni même avec la foule,celle du métro à six heures du soir. Ilest pluriel et pluriclassiste. Il représentela grande majorité de la population,comme le Tiers-Etat de Sieyès, à la veillede la Révolution. Sa composition estvariable. Pour mériter son nom, il estnécessaire qu’il dépasse les conditions

L aissez-moi, en commençant, remercier nos deux critiques de la qualité de leurs ana-lyses et de la pertinence de leurs questions : pour des auteurs, c’est toujours unbonheur d’être soumis à un examen lucide et de bonne foi. A plusieurs reprises, les

problèmes soulevés dépassent le cadre strict de nos échanges de lettres ; ils s’inscrivent dansce grand examen de conscience auquel chacun de nous, qu’il se réclame de la gauche strictosenso, des forces populaires, voire de la philosophie du Progrès, est aujourd’hui invité parles événements eux-mêmes.

« C’est ce totalitarisme de la marchandise et du profit qui rend littéralement les gens fous »

Réponse de Jacques Julliard Journaliste et essayiste.

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proprement politiciennes : le peuplen’est ni de droite, ni de gauche. En cesens, les grandes mobilisations de la « manif pour tous » n’étaient pas, mal-gré leur nombre, le peuple ; mais la Fêtede L’Huma ne l’est pas non plus. Le peu-

ple qui n’existe que pour autant qu’ilse manifeste – ne parle-t-on pas en pa-reil cas de « manifestation » ? –, c’estune foule à laquelle chacun se sent ap-partenir de droit, sans exclusive, ras-semblée pour défendre un objectif ap-partenant à la communauté nationaletoute entière, et, le plus souvent, essen-tiel à la définition même de cette com-munauté. C’est ainsi que les manifes-tants du 11 janvier 2015 se sont

spontanément réappropriés des sym-boles qui, sans s’identifier à l’objetmême de la manifestation – la protes-tation contre la tuerie –, l’impliquaientnécessairement dans son objet : le dra-peau tricolore, la Marseillaise, les crisde « Vive la France ! ». Le peuple, c’estdonc une foule qui se sent, à un moment donné, dépositaire de la volonté générale, et reconnue commetelle par l’ensemble de la population.Peut-être n’est-ce là qu’un moment de grâce et d’exception, tel qu’il abolitprovisoirement toute autre représen-tation nationale. C’est pourquoi les élus« se joignant à lui », comme on dit, nesauraient, en aucun cas, se substituerà lui, comme ils le font dans le quoti-dien. Le peuple, c’est donc la populationrecouvrant sa souveraineté pour un objet bien défini.

C’est pourquoi le peuple, comme lesoutient Jean-Claude Michéa, s’inspi-rant de George Orwell, est nécessaire-ment moral, au sens le plus élevé dece terme. Il défend des valeurs collec-tives incontestables. Certes, chaque foisqu’il prend la forme de la foule et de lamanifestation, le peuple peut se mon-trer injuste, violent, irrationnel : une

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J. Julliard - « C’est ce totalitarisme de la marchandise et du profit qui rend littéralement les gens fous »

Ce peuple existe. Il ne seconfond ni avec la population,au sens démographique, ni avec le corps électoral, au sens politique, ni avec le prolétariat, au sens social, ni même avec la foule, celle du métro à six heures du soir. Il est pluriel et pluriclassiste. Il représente la grande majoritéde la population, comme le Tiers-Etat de Sieyès, à la veille de la Révolution.

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la revue socialiste 57À propos de…

foule ne raisonne pas, et on ne peut laraisonner. Elle peut même devenir unechose terrifiante et barbare : les régimestotalitaires ont souvent spéculé sur cecaractère. Mais le peuple, quand on lelaisse se déployer seul, se préoccupeavant tout des valeurs et refuse qu’onles subordonne à des considérationsd’opportunité. Au sens de Max Weber,le peuple est wertrational, c’est-à-diretenant de la rationalité axiologique, et non zweckrational, c ’est-à-dire tenant de la rationalité instrumentale,à l’image des politiques.

Que nous ont apprises les grandes manifestations du 11 janvier ? Que la flamme républicaine est toujours vivante sous la cendre, mais que l’idéo-logie républicaine a bien du mal à laréanimer. Il n’a pas fallu de longs dis-cours pour convaincre les Français quela liberté d’expression était menacée, nide longues exhortations pour les inciterà la défendre. Eux si souvent critiques àl’égard des médias dans leur ensemble,eux si peu nombreux à se reconnaîtredans l’esprit de Charlie Hebdo, sontspontanément descendus dans la ruepour la défendre. En vérité, ils n’étaientpas plus Charlie que les étudiants de

1968 n’étaient des juifs allemands. Mais,ils savaient bien que pour les assassins,tout homme libre était identifié à Charlie.Il en va de même du patriotisme, commeje l’ai déjà suggéré. Dans ce public où la composante bobo était forte, le patrio-tisme n’est pas une valeur souvent revendiquée dans le quotidien : paradoxed’une valeur communément perçuecomme plutôt de droite, et soudainementrécupérée par le peuple tout entier, y com-pris dans sa composante de gauche.

Pourquoi ces paradoxes ? Parce que, siles valeurs de la République sont bienvivantes dans le cœur du peuple, ellesne sont plus, aujourd’hui, en état de secréter l’idéologie capable de les met-tre en œuvre. Longtemps, la Républiquefut une idéologie ; elle fut même sa propre idéologie. Tel n’est plus au-jourd’hui le cas : ni l’Ecole, ni la société,ni l’Europe ne sont garantes de nos

Que nous ont apprises les grandes manifestations

du 11 janvier ? Que la flammerépublicaine est toujours

vivante sous la cendre, mais que l’idéologie républicaine a bien du mal à la réanimer.

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croyances collectives. L’Ecole a été ga-gnée par le consumérisme ; la sociétébaigne dans le consumérisme ; l’Eu-rope est à sont tour porteuse de ceconsumérisme. Tels sont les effets, auxyeux de Jean-Claude Michéa, du libéra-lisme, à la fois politique et économique,qui plonge ses racines très loin, jusquedans le terreau des Lumières. Pour mapart, je ne suis pas disposé à faire aucapitalisme le cadeau de l’idée du libé-ralisme et de tout ce qui va avec lui. Ala lumière de ce que nous venons devivre, je suis plus que jamais convaincuque le libéralisme est partie intégrantedu patrimoine de la gauche, et j’oseraile dire, du peuple lui-même.

Mais laissons cette querelle qui portesur les mots ; même si, comme on sait,le choix des mots comporte des enjeuxqui ne sont pas que terminologiques.Il reste que lui et moi sommes d’accordpour considérer que la généralisationà toute la société de l’esprit mercantileporte en germe la fin de cette société.On ne peut vivre très longtemps dansune société pour laquelle on n’accep-terait en aucun cas de mourir. Le germede mort de nos sociétés n’est pas,comme le croyait Marx, la baisse ten-

dancielle du taux de profit, mais labaisse tendancielle de l’attachementaux valeurs communes. Le capitalismeglobalisé, à la différence de celui qui l’aprécédé, ne laisse rien subsister desformes anciennes de la civilisation.Certes, ses mérites sont immenses, leplus grand d’entre eux étant de faire re-culer la misère et la faim dans des pro-portions inconnues jusqu’à lui. Mais,ce progrès de la civilisation, s’accom-pagne d’un véritable holocauste cultu-rel et moral ; c’est pourquoi il nous fautprocéder à son endroit, avec la mêmeingratitude, dont lui-même a faitpreuve envers les stades antérieurs dudéveloppement. Et, surtout, il a conta-miné toutes les formes jusqu’alors nonmercantiles de la civilisation : l’art, lejeu, la science, les relations sociales.C’est ce totalitarisme de la marchandiseet du profit qui rend littéralement lesgens fous, et les empêche de profiterdes nouvelles formes d’émancipationque la science et la technique mettentà leur profit.

Reconnaissons que la tâche de lagauche, dans un tel contexte, n’est pasfacile : ou bien elle s’arc-boute sur desformes radicales de résistance au chan-

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la revue socialiste 57À propos de…

gement, et perd toute chance d’en mo-difier le cours ; ou bien elle accepte des’adapter, mais elle est emportée par sesconcessions loin de ses bases, au risqued’y perdre son âme et sa raison d’être.D’une certaine manière, face à ce conflit,le peuple reste spectateur. Il a cessé d’êtreun acteur, comme il l’était aux temps deMarx et même de Keynes. Il accepte derécolter les miettes du festin et évite, leplus souvent, de prendre parti. Com-ment, du reste, le ferait-il ? Il se reconnaîtde moins en moins dans les institutionspolitiques qui s’étaient imposées au XIXe siècle comme les vecteurs de la démocratie : le suffrage universel, le Parlement, les partis politiques.

Permettez-moi d’insister, un instant,sur ces derniers. Ils sont nés, notam-ment à gauche, de la rencontre du suf-frage universel et de la nouvelle classeémergente, le prolétariat industriel.Comme le régime parlementaire, ilsétaient fondés sur le principe de la re-présentation ; et, du reste, dans leursinstitutions, ils étaient comme un mo-dèle réduit de la démocratie représen-tative : souveraineté théorique de la « base », élection des chefs, organisa-tion en tendances, tensions entre l’ap-

pareil bureaucratique et les leaderscharismatiques, etc. De sorte qu’à sonapogée, au début du XXe siècle, le sys-tème républicain fonctionnait commeune collection de poupées russes em-boîtées les unes dans les autres. Il n’estdonc pas surprenant que les défaillanceset la décadence du système représentatif,tel qu’on le constate à l’échelle nationale,se retrouvent à l’intérieur du systèmedes partis. Aujourd’hui, celui-ci est mori-bond. Les effectifs ne cessent de décroître,et malgré des efforts pour redonner à labase des bribes de souveraineté – orga-nisation de primaires –, la circulation ver-ticale entre la base et le sommet est deplus en plus difficile. Rares, désormais,sont les adhérents « désintéressés », àl’idéal purement militant, sans la pers-pective de carrière politique profession-nelle. De sorte que ces partis, conçus àl’origine comme un trait d’union entrela base et le sommet de la pyramidepolitique, sont perçus désormaiscomme des obstacles à la libre circu-lation des idées et des acteurs à l’inté-rieur du corps social. De tels partis serévèlent incapables de produire un cor-pus d’idées nouvelles ; pis que cela :d’adapter leurs idées anciennes aumouvement général de la société.

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A propos des partis de gauche, qu’ils’agisse du PS ou du PG, le constat estle même : le corps de doctrine est uncomposé, en proportions variables, duvieux programme de la social-démo-cratie du XIXe siècle, de certaines idéesissues de mai 1968 et d’apports indivi-duels de la sociologie militante. Il ymanque une interprétation d’ensembledu devenir de nos sociétés et des idéesorganisatrices en écho à cette interpré-tation. De sorte que le rapport entre lespartis et les courants issus de la sociétéest devenu purement empirique, etmême aléatoire.

En un mot, le parti politique est un ob-jet à réinventer. La tâche ne sera pasfacile, parce que dans l’architecture de

notre démocratie, le parti est venu endernier comme un couronnement del’édifice. Il est probable que ce sera en-core le cas dans l’avenir. En attendant,c’est cette défaillance du parti qui ex-plique le succès, y compris à gauche,de la démocratie charismatique fondéesur le rapport direct du chef avec lesmasses, par dessus les corps intermé-diaires, sorte de transition entre la dé-mocratie gouvernée du passée et lesaspirations, encore vagues et parfoispérilleuses, à la démocratie gouver-nante de l’avenir. Il est vain de préten-dre préfigurer le parti de demain. Mais,une chose est évidente : celui d’au-jourd’hui s’est vidé de sa substancequand il a limité ses fonctions à laconquête du pouvoir et à la sélectiondu personnel politique. Celui qui ne visepas une carrière politique ou para-poli-tique comprend très vite qu’il n’a rien ày faire ; il s’en va sur la pointe des pieds.Si, donc, le parti politique se désintéressede son autre fonction, qui est d’êtrel’école primaire de la démocratie, autre-ment dit, s’il renonce à toute fonctionintellectuelle et éducative, il restera ex-sangue, et sa légitimité comme instru-ment de la conquête et de l’exercice dupouvoir sera de plus en plus contestée.

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J. Julliard - « C’est ce totalitarisme de la marchandise et du profit qui rend littéralement les gens fous »

Si le parti politique se désintéressede son autre fonction, qui est d’être l’école primaire de la démocratie, autrement dit,s’il renonce à toute fonctionintellectuelle et éducative, il restera exsangue, et salégitimité comme instrument de la conquête et de l’exercice du pouvoir sera de plus en plus contestée.

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la revue socialiste 57À propos de…

On pourrait dire de l’Etat à peu près toutce qui vient d’être dit du parti politique.Conçu à gauche comme une puissancetutélaire et organisatrice de la protectionsociale, il est la concrétisation de la célèbre définition du socialisme par Durkheim : « On appelle socialiste toutedoctrine qui réclame le rattachement detoutes les fonctions économiques, ou decertaines d’entre elles qui sont actuelle-ment diffuses, aux centres directeurs et conscients de la société. » Or, le peuplese sent, aujourd’hui, totalement exté-rieur à l’Etat. Certes, celui-ci il reste ledeus ex machina dont on attend touteprotection et tout secours dans la diffi-culté. Mais, à aucun moment, on ne réa-lise que l’Etat, c’est nous. C’est pourtant indispensable. Si l’Etat n’est pas perçu

comme l’expression de la communauténationale, c’est-à-dire du peuple, etcomme son bras armé, il redevient le redoutable Léviathan de ThomasHobbes, à la fois tutélaire et tyrannique.Une analyse détaillée de cette situationnous emmènerait trop loin ; je mecontente d’en signaler l’urgence. A uneépoque où le maître-mot de la démo-cratie se nomme participation, le socia-lisme qui implique nécessairement le recours à l’Etat, au moins comme chefd’orchestre, doit se préoccuper plus qu’il ne le fait du rapport d’extérioritéabsolue qui s’est installé entre le citoyenet les pouvoirs. Il est vain de continuerà se prétendre socialiste, si l’on se résigne à un Etat aussi arrogant et à un citoyen aussi désinvolte.

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Il est vrai que le climat n’est plus celui de2002-2003, ni même celui de 2009-2010.La morosité de la conjoncture internatio-nale a fini par atteindre l’Amérique latineet le Brésil. Ce qui pose de façon centraleau Parti des travailleurs (PT) une ques-tion pressante, celle de se montrer en capacité de mener une politique écono-mique, combinant croissance et avan-cées sociales. Et donc, d’inventer unprojet alternatif à celui qui a été le sien,jusqu’ici, aujourd’hui, en rendementsdécroissants.La question concerne les Brésiliens.Mais, elle est posée aussi à tous les par-tis et gouvernements qui se disent de

gauche ou, de façon plus générale, pro-gressistes. Il n’y avait, pourtant, pratique-ment aucun représentant de formationspolitiques à vocation sociale, le 1er jan-vier 2015, à Brasilia, pour accompagnerla prise de fonction de Dilma Rousseff. Et si un certain nombre de gouverne-ments latino-américains, de la « vieille »ou de la nouvelle gauche avaient tenu àêtre là, un seul Premier ministre euro-péen avait fait le déplacement, le social-démocrate suédois. Le défi, en effet, quedoit relever la première mandataire duBrésil n’a rien de particulièrement local.Il est posé à toutes les formations à vocation sociale et démocratique, en

Brésil, Dilma Rousseff confirmée parles électeurs, mais pour quelle alternative ?

Jean-Jacques KourliandskyChercheur à l’IRIS, spécialiste de l’Amérique latine.

la revue socialiste 57

actualités internationales

D ilma Rousseff a officiellement commencé son mandat de présidente du Brésil,le 1er janvier 2015. Dilma Rousseff s’est succédé à elle-même. Le 1er janvier2015, pour la quatrième fois, un président de la République issu du parti des

travailleurs, a succédé à un chef d’Etat pétiste. En 2003, 2006, avec Lula, et en 2010,2014, avec Dilma Rousseff. Pourtant, jamais comme cette fois-ci, la victoire et la conti-nuité partisane n’auront été aussi problématiques.

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J.-J. Kourliandsky - Brésil, Dilma Rousseff confirmée par les électeurs, mais pour quelle alternative ?

ambition ou en situation de gouverner, auBrésil, en Amérique, comme en Europe,en Afrique et en Asie, afin de mettre enœuvre les politiques qui se conforment àleurs principes. La question, en temps decrise, est particulièrement difficile. Ellecontraint de vérifier la validité concrèted’un horizon, et de surmonter le risqued’une rhétorique à vocation électorale dé-poussiérée, tous les quatre ou cinq ans,

selon les calendriers électoraux par desvirtuoses de la communication.En clair, est-il encore possible de faire dela politique privilégiant le social et le pu-blic, et donc de présenter des alternatives,à l’option libérale et entrepreneuriale ? Oun’y a-t-il, à ce jour, qu’une seule voie pos-sible, imposée par la globalisation et ses

acteurs dominants, celle des libertés régu-lées par un marché désormais mondia-lisé ? C’est ce mur, mur du marché, versionactualisée du mur de l’argent, qui sedresse face à Dilma Rousseff, comme àbien d’autres gouvernements, en Amé-rique latine et en Europe. L’interpellationlancée dans le quotidien espagnol, El Pais,le 27 janvier 2015, par le politologue, Igna-cio Urquizu, concerne toute la gauche, etdonc aussi le PT brésilien. « Quand toutsemblait annoncer que la social-démocra-tie allait gagner la bataille des idées (…)onconstate que les grands partis socialistesnon seulement peinent à gagner les élec-tions, mais aussi qu’ils déçoivent quandils accèdent au pouvoir. (…) Comment ex-pliquer (…) ces déceptions ? Que se passe-t-il à gauche ? ». Quelque part donc, etcompte tenu du rayonnement internatio-nal du Brésil, puissance émergente, au-delà de ce pays, c’est aussi au-delà deDilma Rousseff et du PT brésiliens, l’avenirdu réformisme, en général, qui se joue.

DEUX PROJETS ANTAGONISTES,TROIS CANDIDATS

La campagne électorale brésilienne de2014 a, en tout point, répondu à un scé-nario qui est celui de la plupart des cam-

Le défi que doit relever la première mandataire du Brésil n’a rien de particulièrement local.Il est posé à toutes les formations à vocation sociale etdémocratique, en ambition ou en situation de gouverner, au Brésil, en Amérique, comme en Europe, en Afrique et en Asie,afin de mettre en œuvre les politiques qui se conforment à leurs principes.

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pagnes électorales, dans les pays démo-cratiques. L’offre a été clairement différen-ciée. Les Brésiliens ont eu à choisir entredeux programmes répondant à des lo-giques différentes1. Les partis ayant sou-tenu les candidats de deuxième tour, le PTpour Dilma Rousseff, et le Parti social-démocrate brésilien (PSDB), en ce quiconcerne Aecio Neves, ont, en effet, rendupubliques leurs plates-formes électorales,quelques semaines avant la consultationprésidentielle. L’une, celle du PT – UnNovo Ciclo de Cambios–, reposait sur unelogique économique, sociale et politiqueréservant une large place à l’Etat et ausecteur public. L’autre, celle du PSDB –Para Mudar de Verdade o Brasil –, faisaitle pari d’un développement privilégiant le« laisser-faire » et la liberté d’entreprendre. Une bataille de déqualifications réci-proques a été l’image de marque d’unecampagne particulièrement rude, dontl’enjeu était l’exercice du pouvoir politique,mais aussi celui de l’hégémonie idéolo-gique. Le bilan a été au cœur de cette ba-taille âprement disputée, jusqu’au dernierjour. La candidate du PT a mis en avantles acquis sociaux des mandatures Lulaet Rousseff. Elle les a opposés à l’état des

lieux hérité du PSDB et de Fernando Hen-rique Cardoso, qui auraient laissé un paysendetté et un chômage massif. Elle a rap-pelé les mesures adoptées et mises enœuvre, depuis 2003 : la bourse « famille »,l’électricité pour tous, le programme de lo-gements populaires, « Ma maison-mavie » (Minha casa-Minha vida), la rééva-luation du salaire minimum, la baisse duchômage, le désendettement du pays.Son concurrent du PSDB, Aecio Neves, asignalé le retour de l’inflation, l’atonie dela croissance économique, la crise du sec-teur industriel et la chute des investisse-ments. Il a également porté un jugementde valeur sur un gouvernement et uneformation, le PT, présentés comme cor-rompus. La critique était double. Elle visait l’utilisation, à des fins partisanes, de

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Une bataille de déqualificationsréciproques a été l’image

de marque d’une campagneparticulièrement rude, dont l’enjeu

était l’exercice du pouvoirpolitique, mais aussi celui

de l’hégémonie idéologique. Le bilan a été au cœur de cette

bataille âprement disputée,jusqu’au dernier jour.

1. Voir Jean Jacques Kourliandsky, Brésil, présidentielle de crise, Note de la FJJ, n° 234, Paris, 8 octobre 2014.

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l’argent des entreprises publiques, et donc,la nécessité de leur laisser une pleine au-tonomie ou de les privatiser, par éthique,et afin de leur rendre les moyens de l’effectivité économique. Elle ciblait, parailleurs, les programmes sociaux consi-dérés comme les instruments d’unevaste manipulation clientéliste, les élec-teurs les plus pauvres et les moins édu-qués étant, en quelque sorte, achetés parle pouvoir en place. L’argument a été lar-gement diffusé par les grands quotidiens,O Estado de São Paulo et Globo2. Globo,le 28 octobre 2014, a par exemple expli-qué le résultat du premier tour, de lafaçon suivante : « L’élection présidentiellela plus disputée depuis 125 ans de Répu-blique laisse le pays divisé entre ceux quiproduisent et payent des impôts et lesbénéficiaires de programmes sociaux »3.La fracture idéologique a été accentuéepar le rôle militant joué par les grandsmedias. Les groupes de télévision et depresse se sont comportés, d’abord, en acteurs de la vie économique, et de façon

secondaire, en quatrième pouvoir équili-brant démocratiquement les trois autres.Ils ont ouvert ou fermé le robinet de l’information, afin de provoquer une al-ternance répondant aux intérêts desgrandes industries et des services qui leursont liés. Faute de pouvoir soutenir uncandidat répondant à ce projet, ces jour-naux et ces canaux de télévision ont, pen-dant un temps, aidé une candidate enalternative-trompe l’œil, Marina Silva. Entrompe l’œil, parce que Marina Silva, touten défendant un programme libéral, pré-sentait, en effet, l’avantage de pouvoirbrouiller les frontières électorales. Issuedu PT, femme noire, écolo-évangéliste,elle paraissait en mesure de pouvoir atti-rer une partie des votants traditionnelsdu PT. Mais, prise dans l’étau des bataillesélectorales, la candidature de MarinaSilva a été attaquée sur ses deux flancs.Son programme économique libéral atrès vite été mis en évidence par le PT. Tan-dis que le PSDB rappelait aux électeurs dedroite, le passé pétiste de la candidate.

2. FHC, entretien avec les blogueurs uol, Josias de Souza et Mário Magalhães. O Estado de São Paulo, O partido dos grotões,10 octobre 2014.

3. Un ouvrage, massivement diffusé après les élections, Um país partido, a eleição mais suja da história, de Marco AntonioVilla, présente, sous une forme qui se veut scientifique, le lien qui existerait entre vote PT, politiques sociales et clientélisme,exposé ci-dessus par Globo : « Le parti (le PT) se renforce géographiquement et idéologiquement dans la région septentrio-nale avec une pratique politique patrimoniale qui réactualise la vieille réaction brésilienne, sous le couvert d’un gauchisme(...) sentant la naphtaline ».

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L’électorat, un moment perturbé parl’émergence portée par les medias d’unecandidature floue, a rejeté cette candida-ture de fausse troisième voie. L’optiondéfendue par Marina Silva de regrouperles meilleurs des deux camps antago-

nistes, PT et PSDB, est apparue illusoire.Les Brésiliens, au fil de la campagne, ontclairement manifesté un vote de classe.Les plus pauvres ont voté PT. Les classesmoyennes ont, dans leur majorité, votéPSDB. La géographie électorale a ex-primé ce face à face, entre un sud plusdéveloppé, plus riche, plus différenciésocialement, et un nord, nord-est, por-tant encore les traces du sous-dévelop-pement et de l’héritage esclavagiste. Il est intéressant de rappeler que la lec-ture de ce résultat a donné lieu à des interprétations perpétuant les préjugés

de supériorité raciale et culturelle dusud, dont les habitants seraient mieuxformés, moins manipulables et le nord,à la limite de l’analphabétisme, et donc,ouvert au clientélisme. Au nom duPSDB, l’ancien président, Fernando Henrique Cardoso, a exprimé ce point devue de la façon suivante : « Le PT est implanté chez les moins informés, quisont aussi les plus pauvres. Cette dérivedu PT des centres urbains vers les cavernes est (…) préoccupante ».

UN BRÉSIL EN PANNE, UN GOUVERNEMENT EN PEINES

La victoire de la candidate PT reflète uneréalité sociale contrastée. Ceux qui ontaccordé leur confiance au PT et à sa can-didate, pour la quatrième fois, ont si-gnalé leurs attentes. Ils demandent lapoursuite des programmes sociaux,dans l’un des pays les plus inégalitairesdu monde. Leur exigence est d’autantplus forte qu’en dépit des programmesmis en œuvre, depuis une dizaine d’an-nées, il reste encore beaucoup de che-min à parcourir, en dépit d’un motd’ordre gouvernemental optimiste qui a proclamé à l’infini : le Brésil est un pays riche, sans pauvreté. Les ménages,

L’électorat, un moment perturbépar l’émergence portée par les medias d’une candidaturefloue, a rejeté cette candidature de fausse troisième voie. L’option défendue par MarinaSilva de regrouper les meilleursdes deux camps antagonistes, PT et PSDB, est apparue illusoire.

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considérés à risque alimentaire, ontbaissé de 12 points, depuis dix ans.Mais, il en reste encore 22,6 %4. Les caté-gories moyennes, anciennes ou nouvel-lement entrées dans le casier « classemoyenne » de la statistique, ont, en juin2013, signalé bruyamment et dans larue, de fortes inquiétudes. Elles concer-nent l’assurance de la perpétuation deleurs acquis, comme l’exigence de nou-velles avancées collectives en matièred’éducation, de santé et de transports.Cette double inquiétude est lisible dansle résultat de la présidentielle, particu-lièrement serré. Il est le reflet d’une prisede conscience, celle de l’épuisement de

la croissance brésilienne des années2004-2010.La statistique est sans appel. Le Brésil, de-puis 2011, fait du surplace économique.La croissance s’est affaissée. Elle aura étéde 0,14 %, en 2014. La part de l’industrie,dans la richesse nationale, a reculé de 3,2 %, en 20145. L’économie brésiliennecourt le risque d’une « reprimarisation ».Les immatriculations de véhicules neufsont chuté, en 2014, de 6, 9 %. L’investis-sement a chuté. L’inflation pointe dunez, à 6,5 %. La dette publique a retrouvéune actualité que l’on pensait dépassée.Elle représentait, en 2014, 63 % du PIB6.La balance commerciale aura été, en2014, déficitaire, pour la première fois, depuis 14 ans. Le Brésil qui s’était hissé au sixième rang mondial a rétrogradé aumoins d’une place, en 2014. Symbole desannées glorieuses, le pétulant hommed’affaires, Eike Batista, qui caracolait entête des personnes les plus riches d’Amé-rique latine, vend, aujourd’hui, ses bienspar appartements. Le dialogue entre la présidente, le gouvernement et le pa-tronat a tourné à l’aigre. L’argent ne rentrant plus dans les caisses des entre-

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Ceux qui ont accordé leurconfiance au PT et à sa candidate,pour la quatrième fois, ont signaléleurs attentes. Ils demandent la poursuite des programmessociaux, dans l’un des pays les plus inégalitaires du monde.Leur exigence est d’autant plusforte qu’en dépit des programmesmis en œuvre, depuis une dizained’années, il reste encore beaucoupde chemin à parcourir.

4. In O Globo, 19 décembre 2014, Pobreza na mesa.5. In Folha de São Paulo, 9 janvier 2015.6. O Globo, 31 décembre 2014.

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prises, les patrons contestent la poli-tique suivie et ont été au cœur de la ba-taille pour une alternance libérale.Marina Silva, puis le PSDB, ont portéleurs attentes, qui ont été défendues de bout en bout par les entreprisesmédiatiques. L’hebdomadaire Vejaa été beaucoup plus percutant et

militant que le candidat présidentieldu PSDB dans la critique de la corrup-tion, et donc, de la gestion par l’Etatdes entreprises publiques, Petrobras,en particulier7.

La stabilité économique des années Fernando Henrique Cardoso (FHC), cou-plée sur une politique libérale et de privatisations de grandes entreprisespubliques, n’avait pas apportée la crois-sance attendue. Le PT et son candidatde l’époque, Luis Inacio Lula da Silva,avaient proposé une autre voie, keyné-sienne, plus nationale ou nationaliste.Un coup de pouce à la consommationintérieure, alimentée par la fiscalité, etdonc, par l’Etat, devait permettre d’in-jecter du pouvoir d’achat et de la de-mande. En luttant contre la pauvretél’Etat, il ouvrait ainsi un marché aux en-treprises brésiliennes. Le calcul s’étaitavéré juste, les premières années. Lacroissance avait repris des couleurs, en2004. Elle a atteint un pic, en 2010, avecune hausse de 7,5 % qui justifiait laplace du Brésil dans le groupe des paysémergents. Le modèle, bien qu’en diffi-culté, a pourtant permis de réduire lechômage. Le Brésil, avec une croissancevoisine de zéro, en 2014, a continué àcréer des emplois. Le taux de chômageétait, en décembre 2014, de 4,8 %.

7. L’hebdomadaire Veja a avancé sa sortie pour diffuser, l’avant-veille du deuxième tour, un numéro mettant en cause Lula etDilma Rousseff, figurant en photo de couverture, sous l’intitulé concernant les cadres de Petrobras mis en examen pourcorruption, Ils savaient tout (Eles sabiam de tudo).

La croissance avait repris des couleurs, en 2004. Elle a atteint un pic, en 2010, avec une hausse de 7,5 % qui justifiaitla place du Brésil dans le groupedes pays émergents. Le modèle,bien qu’en difficulté, a pourtantpermis de réduire le chômage. Le Brésil, avec une croissancevoisine de zéro, en 2014, a continué à créer des emplois. Le taux de chômage était, endécembre 2014, de 4,8 %.

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8. Pour une présentation de l’esprit et des acquis du modèle, voir, João Sicsú, Dez anos que abalaram o Brasil, São Paulo,Geração, 2014.

Ce modèle, générateur de croissance sociale8, s’accompagnait de quelquescontradictions porteuses de difficultésultérieures. Elles se sont révélées, au fildes ans. L’agro-industrie exportatrice, gé-nératrice de devises et de rentrées fis-cales, cohabitait aux marges de ce projetautocentré, renvoyant aux calendesgrecques les annonces de réformeagraire attendues par les paysans sansterre. Reposant sur la consommation etla production de biens, susceptiblesd’être achetés, ce programme a, d’autrepart, sous-estimé les biens collectifs quiauraient dû l’accompagner. La construc-tion de véhicules automobiles indivi-duels a été soutenue par l’Etat. Le Brésilest, effectivement, en quelques années,devenu un producteur et un marchéstratégique pour les fabricants. Il étaittoujours le quatrième du monde et lepremier d’Amérique latine, en 2014.Mais, la construction d’autoroutes n’apas suivi au même rythme. Et les villesbrésiliennes sont, aujourd’hui, victimesd’engorgements et de pollution, d’autantplus importants que le transport collectifn’a pas suffisamment été pris en consi-

dération. Le programme de logementspopulaires a, qui plus est, aggravé cettesituation. Les nouveaux quartiers sont,en effet, le plus souvent construits loindes centres-villes et des lieux de travail.Les partenariats extérieurs ayant permisle décollage des années 2004-2010, lesvoisins du Mercosul (marché commundes pays sud-américains), la Chine, l’Eu-rope, sont, aujourd’hui, en repli, sinon enrécession. La demande chinoise, en2014, a chuté de 11 points. Les exporta-tions du Brésil vers ses voisins sud-amé-ricains ont baissé de 15 points. Lemarché intérieur en produits d’équipe-ments basiques est saturé.La réactivité des autorités a été obéréepar les rigidités institutionnelles. LaConstitution et la loi électorale brési-liennes ne donnent pas, au président ouà la présidente élue, le contrôle de toutesles manettes. Le Brésil est un pays fédé-ral. La consultation présidentielle est or-ganisée de manière à réduire la batailleultime à deux candidats et deux projets.Mais, la proportionnelle, dans ce cadredécentralisé, éclate la représentationparlementaire. La première formation

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parlementaire représente, au mieux, 20 % du nombre total des élus. Bâtir unemajorité, dans un tel environnement, estun casse-tête qui éloigne le candidat élude ses ambitions initiales et de son pro-gramme. Le résultat des négociationsest porteur de surprises. Les coalitionsvalorisent les accords de marchands detapis reposant sur du « donnant-don-nant ». Cela peut concerner les périmè-tres ministériels. Cela peut ouvrir desespaces perméables aux violations desrègles éthiques. Mettre un terme à cesdérives institutionnelles suppose leur révision. La réforme constitutionnellequi a, officiellement, les faveurs des

grandes formations n’a pourtant jamaispu être réalisée. Un vote des Chambresest, en effet, nécessaire. Or, les assem-blées parlementaires sont composéesd’une kyrielle de petites formations quiont toujours refusé de voter une révisionde la Loi fondamentale, qui conduirait àleur disparition9. La présidente et le PTont donc dû affronter les conséquencesd’une situation institutionnelle, porteusede risques judiciaires. Certains de sesmembres ont été mis en examen. Despersonnalités de partis alliés également.De 2010 à 2014, la présidente, faute depouvoir réformer la loi fondamentale, aété contrainte d’exiger la démission desept de ses ministres.

UNE FEUILLE DE ROUTE EN ÉTAT DE SUSPENSION

La campagne électorale a confrontédeux programmes aux cohérences diffé-rentes. Les électeurs se sont clairementrépartis en blocs antagonistes. Pourtant,le 1er janvier 2015, la présidente n’a pasdonné aux Brésiliens le sentiment qu’elleavait totalement défini les orientations

La première formationparlementaire représente, au mieux,20 % du nombre total des élus. Bâtir une majorité, dans un telenvironnement, est un casse-tête qui éloigne le candidat élu de ses ambitions initiales et de son programme. Le résultat desnégociations est porteur de surprises.Les coalitions valorisent les accordsde marchands de tapis reposant surdu « donnant-donnant ».

9. Voir Murillo de Aragão, Reforma política, Rio de Janeiro, Editora José Olympio, 2014.

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de sa mandature. La présidente a signaléles questions essentielles. La premièreest celle de renouer avec la croissanceéconomique. La seconde est le rappeldes objectifs sociaux qui doivent être

maintenus, et, si possible, abondés. La troisième concerne la nécessaire modernisation des institutions, afin defluidifier les processus de décision dansla transparence et la démocratie. Cesproblèmes étaient déjà ceux de sa première mandature, de 2010 à 2014. Ils sont, aujourd’hui, posés dans lesmêmes termes, faute d’avoir pu trouverdes solutions répondant aux objectifs affichés. Pour autant, le discours de laméthode n’a pas évolué. Les interroga-tions d’hier restent d’actualité. Ellesconcernent le tassement de la crois-sance et, par voie de conséquence, la difficulté à dégager les moyens finan-

ciers nécessaires à de nouvelles avan-cées sociales, tout comme le report indé-fini de la réforme politique.La composition du gouvernement est ré-vélatrice d’hésitations et de la pressioncontinue exercée par l’environnementéconomique, médiatique, entrepreneu-rial et institutionnel. La présidente a étécontrainte de composer une majorité,rien moins qu’évidente, au vu du résultatdes élections législatives. Bien quegroupe le plus nombreux, le PT a perdudes sièges, ce qui a rendu encore plusdifficile l’exercice de recomposition d’unemajorité parlementaire et d’un gouver-nement reflétant cette coalition. Le nom-bre des ministres, élevé (39), est laconséquence de cette nécessité : donnerà chacun des alliés un portefeuille permettant de garantir son soutien. La présidente a, d’autre part, cherché àréduire l’animosité des milieux d’affaireet des médias, en confiant les porte-feuilles économiques à des experts issusde ces secteurs d’activité. Joaquim Levy,nouveau ministre des Finances, parexemple, dirigeait avant sa nominationla banque Bradesco.Ces décisions sont révélatrices d’une urgence compréhensible, celle de récu-pérer une forme de paix intérieure, préa-

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Les interrogations d’hier restentd’actualité. Elles concernent le tassement de la croissance et,par voie de conséquence, la difficulté à dégager lesmoyens financiers nécessaires à de nouvelles avancéessociales, tout comme le reportindéfini de la réforme politique.

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lable indispensable à l’action gouverne-mentale. Pour autant, elles n’annoncentrien de plus et ne permettent pas de répondre aux défis et interrogationsposés, depuis 2010, au parti des travail-leurs et à sa présidente. Cette indéfinition,pour l’instant tactique, permet à la prési-dente de s’assurer un temps de répit. Déjà,des impatiences et des critiques ont visételle ou telle nomination. Celle du ministredes Sports, un pasteur étranger, au porte-feuille qui lui a été attribué, et au curricu-lum contesté. Celle, aussi, du ministre desFinances qui préoccupe le PT et certainsde ses alliés, en raison de son passé debanquier formé à la rigueur des comptes.Le temps de répit n’aura, par définition,qu’un temps. Dilma Rousseff aura très viteà consolider la victoire électorale, en luidonnant un sens et des orientations. Troisoptions se présentent à elle. Soit sans l'avoir vraiment assumé, laprésidente va donner un contenu à sesnominations, en accord avec le profil desministres qu’elle a nommés. Et donc, vagouverner dans le sens souhaité par lesmilieux d’affaire et par l’opposition. C’estainsi que les grands medias et le patro-nat de Sao Paulo ont interprété les no-minations ministérielles annoncées parla présidente. Soit, elle va essayer de

donner à sa mandature une cohérencesociale, conforme à la campagne électo-rale qu’elle a menée et gagnée, et donc,en entrant en conflit avec medias et

milieux d’affaires. Reste une dernière hypothèse, celle d’une navigation à vue,contournant, au jour le jour, obstacles etadversaires. La formule magique desannées Lula mariait les contradictoires.Patronat et prolétariat ont pu, pendantces années-là, défendre un projet depays mutuellement profitable. Ce n’est,aujourd’hui, plus le cas. La présidente et sa majorité ont besoin, ou auraientbesoin, d’un logiciel réactualisé, pour affronter les défis de 2015. Elle auraitégalement besoin de pouvoir s’appuyer

Le PT de 2002, avant donc la première victoire électorale

de l’un de ses candidats, avait jouéun rôle d’articulation avec les mouvements sociaux. Il avait fabriqué un projet

et un programme. Le PT d’aujourd’hui, est sorti

affaibli de la consultationlégislative de 2014. Il est, selon lecommentaire d’un journaliste,

José Arbex, « en état de confusion idéologique ».

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sur une formation politique en capacitéde mobiliser les électeurs qui lui ont faitconfiance. Mais, le PT de 2015, n’est plusle PT de 2002. Le PT de 2002, avant doncla première victoire électorale de l’un deses candidats, avait joué un rôle d’articu-lation avec les mouvements sociaux. Il avait fabriqué un projet et un pro-gramme. Le PT d’aujourd’hui, est sorti affaibli de la consultation législative de 2014. Il est, selon le commentaire d’un journaliste, José Arbex, « en état de confusion idéologique ». Ses cadres,d’autre part, ont été, depuis douze ans,absorbés par l’appareil d’Etat. Le parti et ses dirigeants sont mobilisés par lasélection des élites de pouvoir, à tous les niveaux, local, fédéral et national. Cer-tains ont été, et sont mêlés, à des affairesd’abus de biens sociaux10.Les prochains mois vont être décisifs.Tout à la fois pour garantir la réalisationdes ambitions sociales du PT, mais aussipour assurer la perpétuation d’une option alternative au discours dominant« asservi à l’abstraction monétaire,comme seule figure de l’universalité »,selon la formule du philosophe Alain

Badiou11. L’enjeu est aussi un enjeu qui,au-delà du Brésil, est suivi avec intérêtet/ou préoccupation, dans le reste del’Amérique du sud. Le devenir politiquedu Brésil, au-delà de la situation de son économie, aura, du fait de son péri-mètre, une résonnance entendue bienau-delà de ses frontières intérieures.L’enlisement concret et idéologique du PT signerait sa défaite aux pro-chaines consultations électorales, pers-pective qui aurait nécessairement desincidences sur les équilibres politiquesdans le reste du sous-continent. Les premiers mots de la présidente ontesquivé la difficulté. Le discours très dé-fensif a, en effet après avoir rappelé sonbilan social, signalé la nécessité, pourpoursuivre le changement, de consoli-der la stabilité économique et de luttercontre la corruption. Elle a, in fine, signaléun horizon prioritaire pour le pays : l’édu-cation, objectif transversal et consensuel.« Le nouveau mot d’ordre de mon gou-vernement (…) simple, direct et mobilisa-teur (…) est le suivant : Brésil patrieéducatrice »12. Les premières mesuresannoncées, le 8 janvier 2015, ont effecti-

10. Voir José Arbex Jr, Caos no PT debilita governo Dilma, Caros amigos, n° 214, janvier 2015.11. In Le Monde, Le Rouge et le Tricolore, 28 janvier 2015.12. In la Folha de São Paulo, 2 janvier 2015.

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vement concerné la rigueur budgétaire.Tous les ministères sont affectés, y com-pris, donc, également et paradoxale-ment, celui de l’éducation. Une mesured’allègements d’impôts, proposée par leCongrès des députés, le 20 janvier, a étébloqué par un veto présidentiel. Chacun

a tiré de ces décisions une appréciationdifférente. Tactiques, pour les uns, stra-tégiques, pour d’autres, elles sont révé-latrices d’un troisième tour présidentielqui prétend rebattre les débats et les ré-sultats de la bataille électorale qui vient

de s’achever. L’issue, bien qu’indéfinie,pose, au-delà d’un présentisme qui tented’imposer sa logique, le problème del’hégémonie du projet.Les milieux d’affaire estiment qu’ils sonten bonne voie pour l’emporter dans lesfaits, en dépit du revers électoral subi parle candidat du PSDB. A l’annonce despremières nominations et des pre-mières mesures de rigueur budgétaire,la revue America economia, a fait lecommentaire suivant : « Sous la pres-sion, le nouveau gouvernement de laprésidente réélue a commencé à réviserla politique qui a été la sienne les quatredernières années (…) Joaquim Levy (le nouveau ministre des finances) estorthodoxe, adepte des réductions bud-gétaires pour ajuster l’économie. Soncurriculum est en décalage avec ceuxdes gouvernements antérieurs du PT »13. Le principal enseignement de cette élec-tion, pour le philosophe de gauche,Paulo Arantes, est que « la nouvelledroite, (brésilienne), qui n’est pas lePSDB, (…) est anti-PT, antisocialiste, anti-sociale, elle n’est pas intéressée parl’exercice du pouvoir. Ce qu’elle veut, c’estempêcher l’émergence de certaines poli-

13. Izabelle Azevedo, Mudar ou mudar, America economia, Brasil, n° 442, décembre 2014.

A l’annonce des premièresnominations et des premièresmesures de rigueur budgétaire, la revue America economia, a fait le commentaire suivant : « Sous la pression, le nouveaugouvernement de la présidenteréélue a commencé à réviser la politique qui a été la sienne les quatre dernières années (...)Joaquim Levy (le nouveauministre des finances) est orthodoxe, adepte des réductions budgétaires pour ajuster l’économie ».

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tiques »14. Tarso Genro, figure historiquedu PT, ancien ministre, inventeur dubudget participatif, s’en est inquiété,comparant le Brésil d’aujourd’hui, à laRépublique de Weimar. « La réaction dela droite et de l’opposition libérale et néo-libérale brésiliennes aux modestesavancées obtenues par les gouverne-ments de Lula et de Dilma rappelle laréaction allemande à l’époque de Wei-mar (…). Les partis de droite, les grandsmédias, les cabinets de consultants éco-nomiques, les intellectuels universitaires

libéraux, (…) incapables de formuler unprojet alternatif, ont abandonné leursagendas démocratiques (…) et ont cibléleur objectif politique contre la gauche,en général, et le PT, en particulier. (…) Ona assisté, pendant cette campagne, à unvéritable coup d’état médiatique contrela réélection de la présidente. (…) Lasphère du politique a été identifiée à lalutte contre la corruption (…) et à la dé-monstration de l’impossibilité en démo-cratie de combattre les privilèges et deréduire les inégalités »15.

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14. In Fania Rodrigues, Bandeiras para o segundo mandato, Caros amigos, n°213, décembre 2014.15. Tarso Genro, Revisitando : Brasil em Weimar, Le Monde Diplomatique-Brasil, n°89, décembre 2014.

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L’INDÉPENDANTISME ÉCOSSAIS :AU-DELÀ DE RACINES

CULTURELLES FORTES, DES ASPIRATIONS SOCIALES

ET POLITIQUESUne revendication souverainiste quel’histoire n’explique qu’en partie.Comme tout « irrédentisme », le natio-nalisme écossais s’appuie sur une his-toire et l’interprétation d’une histoire. Le Royaume-Uni, dans sa forme institu-tionnelle actuelle, date de l’Acte d’Unionde 1707, sous la reine Anne, qui a réuni

les quatre nations constitutives – cellesqui perdurent dans les compétitionsrugbystiques –, dans un même pays.Avant 1603, l’Ecosse était un royaumeindépendant. De 1603, date de la mon-tée sur le trône anglais du fils de MarieStuart, Jacques Ier (Jacques VI d’Ecosse),à 1707, l’Angleterre et l’Ecosse avaientle même monarque, mais restaientdeux Etats souverains. Ironie de l’his-toire, ce sont les presbytériens, qui dominaient alors le Parlement écos-sais, qui ont réclamé l’Acte d’Union,

L es électeurs ont refusé, le 19 septembre 2014, par 55,3 % des voix, d’opter pour l’indépendance de l’Ecosse. Les résultats étaient très attendus, non seulement auRoyaume-Uni où les partis de gouvernement ont redouté, dans les jours qui ont

précédé le vote, une décision inverse, mais aussi dans le reste de l’Europe, confrontée auxtentations sécessionnistes de plusieurs régions. Un vote en faveur de l’indépendance aurait,indiscutablement, eu des effets en chaîne, même si la revendication indépendantiste écossaise a de très solides particularités.

Le référendum sur l’indépendance de l’Écosse :un bel exercice démocratique

qui n’a pas clarifié l’avenir

Monique Saliou Haut fonctionnaire.

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afin d’éviter un roi catholique – un descendant de Jacques II, chassé dutrône d’Angleterre en 1688 –, auquel le royaume d’Ecosse revenait en lignesuccessorale directe. Les guerres « jaco-bites » qui en ont résulté, au XVIIIe siè-cle, ont surtout opposé des Ecossaisentre eux.

Contrairement au nationalisme irlan-dais, régulièrement revivifié par des affrontements sanglants, l’irrédentismeécossais doit donc, en dépit d’uneunion qui n’a « que » trois siècles, remonter au Moyen-Âge pour trouverses guerres et ses héros anti-anglais.Encore faut-il ajouter que ces guerres etces héros nourrissent au moins autant

la mythologie britannique, par la grâcede Walter Scott, que l’imaginaire souve-rainiste écossais. Si l’on ajoute qu’il estdifficile de repérer, dans l’histoire an-

cienne et récente du Royaume-Uni, desdiscriminations à l’encontre des « Ecos-sais » – autre différence avec l’Irlande –,on comprend que la revendication nationale s’est longtemps bornée àl’exaltation d’une identité culturelle forteque personne, au demeurant, ne son-geait à brimer. La volonté autonomisteest néanmoins présente, comme ensourdine, pendant des dizaines d’an-nées. Elle reçoit des appuis contrastés :soutenue par certains conservateurs au milieu du XIXe siècle, puis par les travaillistes et les libéraux, avant la Première Guerre mondiale, maissans jamais atteindre la vivacité des dé-bats, autour du Home Rule irlandais.

Des facteurs socio-économiques puis-sants conjugués à une allergie à l’égarddu conservatisme anglaisBeaucoup d’observateurs considèrentque l’élément déclenchant a été la découverte, en 1970, de réserves de pétrole et de gaz, en mer du Nord : uneEcosse indépendante serait ainsi deve-nue viable ; les nationalistes écossaispeuvent, désormais, faire campagnesur le « vol », par Londres, des res-sources naturelles de l’Ecosse. De fait, le Parti national écossais connait ses

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Monique Saliou - Le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse

Contrairement au nationalismeirlandais, régulièrement revivifiépar des affrontements sanglants,l’irrédentisme écossais doit, en dépit d’une union qui n’a « que » trois siècles, remonter au Moyen-Âge pour trouver sesguerres et ses héros anti-anglais.

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premiers succès électoraux, à partir de1974. Cette analyse de la revendicationindépendantiste écossaise comme entrant dans le champ bien connu desaspirations des régions riches qui neveulent pas ou plus partager leurs richesses est, en partie, vraie mais insuf-fisante. D’abord, parce que, contraire-ment à la Flandre ou à la plaine du Pô,voire à la Catalogne, l’Ecosse, forte sur-tout de ses ressources naturelles – hy-drocarbures, agriculture, pêche – n’estpas la région la plus riche du Royaume-Uni. Le grand Londres, pour ne citer quecet exemple, est plus prospère. En outre,l’indépendance n’a jamais été présentéecomme un refus de la solidarité, àl’égard d’autres régions plus pauvreset/ou décrites comme moins « méri-tantes ». Dans une contrée de forte tra-dition travailliste où les inégalitéssociales sont très fortes, le Parti nationalécossais a su mettre en avant des pro-messes d’amélioration de l’Etat provi-dence et un discours autour de la justicesociale. Le « oui » à l’indépendance a étémajoritaire dans des villes (Glasgow,Dundee) qui comptent une forte propor-tion de catégories défavorisées, quandla « bourgeoise » d’Edinbourg a voté « non ». De même, d’ailleurs, que les îles

du Nord, Orcades et Shetlands, pre-mières bénéficiaires de la manne pétro-lière : ces territoires avaient envisagé de se séparer de l’Ecosse, si le choix del’indépendance avait été fait, estimantque leur prospérité dépendait du main-tien des liens avec le reste du Royaume-Uni, premier acheteur de pétrole et degaz. La volonté de rompre avec l’imageet les politiques d’une Grande-Bretagneimprégnée de « thatchérisme », le rejetdu gouvernement Cameron ont ainsiapporté un nombre important de voixpour le « oui » : les sondages préalablesau vote montraient le rôle déterminant,pour beaucoup d’électeurs, de la ques-tion sociale. Le Parti national écossais a permis, à des électeurs détestant les conservateurs, et déçus du travail-lisme, de trouver une alternative à la foisprotestataire et porteuse d’un contenusocial-démocrate. Cette alchimie créed’indéniables problèmes au LabourParty mais, dans un contexte européen

Le Parti national écossais a permis, à des électeurs

détestant les conservateurs, et déçus du travaillisme, de trouver une alternative

à la fois protestataire et porteused’un contenu social-démocrate.

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Monique Saliou - Le référendum sur l’indépendance de l’Ecosse

où les dérives populistes s’amplifient, ellen’est pas sans vertus.

UN EXERCICE DÉMOCRATIQUERÉUSSI

Un référendum par consentementmutuel…Le référendum écossais est aussi atypique par les conditions politiquesqui l’ont entouré. Le scrutin a étéconvoqué, contrairement aux tenta-tives avortées, en Catalogne, ou à l’agi-tation entretenue par la Ligue duNord, en Italie, d’un commun accordentre les autorités de l’Etat central etcelles de la région potentiellement sécessionniste. Le Parti national écos-sais dirige l’Ecosse depuis 2007, dateà laquelle il a obtenu une majorité relative. En 2011, c ’est une majoritéabsolue en sa faveur qui se dégagedes urnes, ce qui permet à son diri-geant, Axel Salmond, de réclamer ledroit à l’auto-détermination. Persuadépar des sondages qui situent aux environs de 30 % l’aspiration à l’indé -pendance chez les Ecossais, David Cameron conclut, en octobre 2012, lesaccords d’Edinbourg qui prévoient le référendum. Il parie, à l’évidence, sur

le « syndrome québécois » : tout référen-dum perdu par les indépendantistes –en 1980 et 1995, au Québec – renforceles unionistes.

… à la suite d’une autonomie accordée par les travaillistesLe pari est d’autant moins absurde quel’Ecosse jouit déjà d’une très large auto-nomie, depuis la « dévolution » mise en place en 1997 par le gouvernementde Tony Blair. Les travaillistes ont été, officiellement du moins, partisans, delongue date, de l’autonomie écossaise. Lapremière vraie tentative date des années1970 : le gouvernement travailliste avaitsoumis à référendum, en 1979, la créa-tion d’un Parlement écossais, mais les conditions du scrutin - à la suite d’unamendement d’un député travailliste –prévoyaient que 40 % des inscrits – et

L’Ecosse est le territoire qui a obtenu la plus largeautonomie : son Parlement

délibère, notamment, sur l’éducation, la culture, le tourisme, l’agriculture, la

santé – mais pas sur l’assurancesociale ni sur le médicament –et sur une fraction très limitée

de l’impôt sur le revenu.

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non des votants – devaient se prononceren faveur de cette évolution. La propor-tion de 40 % n’ayant pas été atteinte, l’autonomie a été rejetée, et le Parti na-tional écossais a fait chuter le gouverne-ment ; les élections ont porté Margaret Thatcher au pouvoir, dans la foulée. La revendication écossaise est néan-moins restée dans les programmes travaillistes et la « dévolution » de com-pétences à l’Ecosse, au Pays de Galles età l’Irlande du Nord, avec un degré d’auto-nomie différent pour chaque « nation »,a été votée, à Westminster, et confirméepar trois référendums locaux, en 1997,puis mise en œuvre, en 1999. L’Ecosseest le territoire qui a obtenu la plus largeautonomie : son Parlement délibère, notamment, sur l’éducation, la culture,le tourisme, l’agriculture, la santé – maispas sur l’assurance sociale ni sur le médicament – et sur une fraction très limitée de l’impôt sur le revenu. Dans cescirconstances, il est toujours difficile,néanmoins, d’apprécier si l’octroi de l’au-tonomie suffit à satisfaire une revendica-tion particulariste ou si elle stimule, aucontraire, l’aspiration à l’indépendance.

Une bonne campagne du Parti natio-nal écossais

En tout état de cause, la perspective duréférendum donne une crédibilité à l’in-dépendance. Le Parti national écossais a su mener une campagne vigoureuse et plutôt intelligente. A rebours d’uneconception fermée et « ethniciste » de lanationalité écossaise, le scrutin a étéouvert à tout résident en Ecosse, qu’ilsoit citoyen britannique, d’un autrepays de l’Union européenne ou ressor-tissant du Commonwealth, ou bien encore membre des forces armées bri-tanniques stationnées dans la région.En revanche, les « Ecossais » vivanthors d’Ecosse ont été exclus du scrutin.Le scrutin a passionné les résidentsécossais : dans un univers britanniqueoù on se déplace peu pour voter, l’abs-tention n’a été que de 15 %. En outre,

A rebours d’une conception ferméeet « ethniciste » de la nationalitéécossaise, le scrutin a été ouvert àtout résident en Ecosse, qu’il soitcitoyen britannique, d’un autrepays de l’Union européenne ouressortissant du Commonwealth,ou bien encore membre des forcesarmées britanniques stationnéesdans la région. En revanche, les « Ecossais » vivant hors d’Ecosse

ont été exclus du scrutin.

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Axel Salmond a tenté de rassurer, quitteà faire beaucoup évoluer les positionstraditionnelles de son parti : il s’est engagé à garder Elisabeth II, la livresterling et l’appartenance à l’OTAN. Ce dernier point a sans doute été le plusmalaisé à faire accepter, le souve -rainisme écossais s’étant beaucoup appuyé sur le pacifisme et l’hostilité au nucléaire, militaire ou civil.

Malgré l’enjeu, une réaction tardive desresponsables politiques britanniquesLe sentiment que le référendum serait lar-gement perdu par les nationalistes a étélongtemps partagé par les trois partis degouvernement britanniques. Du côté destravaillistes qui disposent, en Ecosse, d’unimportant réservoir de voix, notammentdans les catégories sociales plutôt favo-rables au « oui », on était, en outre, peuenclin à apparaître comme des défen-seurs actifs du « non », celui-ci étant sup-posé acquis. Les sondages sortis auprintemps et à l’été 2014 convainquent lespartis britanniques qu’une campagneplus vigoureuse est nécessaire. L’enjeuest, il est vrai, majeur, au moins pour lesdeux grands partis. David Cameron peutdifficilement envisager d’endosser la res-ponsabilité d’un démem brement du

Royaume-Uni. Dans un pays qui, commela France, se remet lentement de la perted’un empire, devenir celui qui a rétréci leterritoire national à un espace comprisentre les falaises de Douvres et le murd’Hadrien est peu porteur électoralement.

D’autant que les répercussions du départde l’Ecosse auraient été immédiates surle Pays de Galles où la revendication in-dépendantiste a parfois pris un tour vio-lent, sans parler de l’Irlande du Nord quin’est sortie qu’en 1997 d’une situation deguerre civile larvée.

Les déboires éventuels des conserva-teurs ne pouvaient dissimuler que le risque était encore plus élevé pour les travaillistes. Sans les électeurs écos-sais, leurs chances de revenir au pouvoirdans des délais raisonnables disparais-

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Au nord de la Tweed, lestravaillistes sont majoritaires,depuis 1964. C’est l’Ecosse

qui a donné, au fil des années, un nombre significatif de cadres

et de dirigeants au Labour, de Ramsay MacDonald,

le premier Premier ministretravailliste de l’histoire,

à Gordon Brown.

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sent. Le Parti travailliste n’a eu de majo-rité, à Westminster, hors circonscriptionsécossaises,qu’avec le raz-de-marée de lapremière élection gagnée par Tony Blair,en 1997. Dès le scrutin suivant, c’estl’Ecosse qui apporte la victoire, commeelle avait auparavant limité les défaites :au nord de la Tweed, les travaillistes sontmajoritaires, depuis 1964. C’est l’Ecossequi a donné, au fil des années, un nom-bre significatif de cadres et de dirigeants au Labour, de Ramsay MacDonald, lepremier Premier ministre travailliste de l’histoire, à Gordon Brown.

Des arguments sur les risques de l’indépendance qui ont portéLa campagne des partisans du « non »à l’indépendance a logiquement fait desvariations autour du thème du « sautdans l’inconnu ». Les incertitudes nom-breuses et réelles, d’autant plus réellesque le Parti national écossais ne s’atten-dait pas, non plus, à une victoire, sontmises en avant. Le sujet de la monnaieest le plus débattu. Alors qu’Axel Salmond s’engage à garder la livre ster-ling, les trois partis de gouvernementbritannique et le gouverneur de laBanque centrale font savoir que l’hypo-thèse est exclue. Aucun signe positif

sur une négociation éventuelle, en vued’une entrée dans la zone euro, ne peut,évidemment, parvenir des pays de lazone. La fragilité de l’économie écossaiseest également soulignée, de même quesa dépendance aux achats de ses hydro-carbures par le reste du Royaume-Uni –même si on ne voit pas vraiment pour-quoi Londres aurait eu intérêt à suspen-dre les relations commerciales. Enfin, ladifficulté de régler le problème des basesmilitaires britanniques, notamment desbases navales, est mise en avant. Lespartisans du « non » décrivent la futureEcosse indépendante, comme appelée àdevenir une terre indigente et un Etatisolé, à la suite de son bannissement del’Union européenne et de l’OTAN. Ces ar-guments ont certainement porté. Faut-il,en outre, voir dans les sondages des der-niers jours, le reflet de la vérité des inten-tions de vote ou un procédé efficacepour mobiliser les unionistes ? Il faut,néanmoins, reconnaître à GordonBrown le mérite d’avoir compris les limites politiques et électorales du dis-cours de la peur. Avec le talent oratoirequi est le sien, il a su, au dernier mo-ment, mais sans doute efficacement,faire vibrer « l’identité britannique », invoquer la fraternité des armes au

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cours des guerres successives et la communauté de valeurs, ciment duRoyaume-Uni.

UNE SITUATION MÉDIOCREMENT CLARIFIÉE

Les conséquences qui seront tirées du résultat, par les protagonistes, sont malai-sées à déterminer. Le score, lui-même, estsans appel : plus de 55 % de « non », alorsque 85 % de la population s’est prononcée,montrent que l’Ecosse de 2014 a rejeté l’indépendance. David Cameron a, néan-moins, promis dans la foulée une « devo-max », c’est-à-dire une extension descompétences du Parlement écossais quine laisseraient au Royaume-Uni que lamonnaie, les affaires étrangères et la défense. Cette solution, qui se traduiraitpar une sorte de fédéralisation du pays,est loin de recueillir l’unanimité. Beaucoupde conservateurs y sont hostiles, par prin-cipe. S’ils se maintiennent au pouvoiraprès les élections de 2015, ils peuvent êtretentés de gagner du temps et de miser surl’essoufflement du mouvement indépen-dantiste. Le Parti québécois n’est toujourspas remis de l’échec de 1995, alors que levote en faveur de l’indépendance avait ob-tenu 49 % des voix.

Les indépendantistes écossais ont obtenuun résultat qui était inespéré, au regard dece qu’eux-mêmes anticipaient quelquesmois auparavant. L’analyse des résultatsmontre que le « oui » est assez nettementmajoritaire chez les jeunes. Axel Salmonda, certes, donné sa démission mais sonparti sort, a priori, plutôt renforcé de la pé-riode. Les prochaines élections locales setiendront, en 2016 ; elles seront l’occasionde vérifier si la vague souverainiste semaintient. Si tel est le cas, il sera difficile,pour Londres, quelle que soit la couleur dugouvernement, de résister à la « devo-max». Quant aux travaillistes qui ont active-ment soutenu le « non », alors qu’une par-tie de leur base électorale traditionnelle avoté « oui », on les voit mal ne pas soutenir,dans leur programme, une « devo-max ».Les sondages, parus en janvier 2015, mon-trent que l’électorat travailliste écossais y est majoritairement favorable. Or, DavidCameron a déjà fait savoir que la « devo-max » ne sera possible que dans le cadred’une réforme constitutionnelle, auRoyaume-Uni. La situation est, il est vrai,peu tenable dans la durée. Les trois « na-tions » périphériques ont un Parlement etun gouvernement autonomes, l’Angleterrequi rassemble 84 % de la population dupays n’a rien de tel. Les députés écossais

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délibèrent sur l’éducation, en Ecosse, maisaussi, pour ceux qui siègent à Westminster,sur l’éducation, en Angleterre ; l’inversen’est pas vrai. Certainsconservateurs sou-

lèvent « l’injustice » de la situation ; ils neverraient que des avantages à la créationd’un Parlement anglais, où ils pensent êtremajoritaires neuf fois sur dix. Les travail-listes, qui font une analyse similaire, sontpris en tenailles entre la nécessité de ne passe couper des aspirations écossaises et lerisque majeur de voir apparaître un Parle-ment anglais où ils seraient régulièrementminoritaires et qui aurait une capacité denuisance forte durant les périodes où ilsgouverneraient le Royaume-Uni, grâce auvote des « nations » périphériques.

Le résultat du 19 septembre 2014 laisseune autre question en suspens : qu’aurait

fait l’Union européenne, en cas de vote en faveur de l’indépendance ? Personne nepeut vraiment mesurer l’ampleur de « l’ef-fet domino » dans d’autres pays. Ce qui estcertain, en revanche, c’est qu’aucun précé-dent n’existe pour régler les questions ins-titutionnelles, économiques, monétaires…qui se seraient posées. La Républiquetchèque et la Slovaquie se sont séparéesavant leur adhésion. Le sujet aurait été explosif entre Etats-membres qui ne sontpas tous égaux, pour des raisons internes,devant le risque de sécession et ne sontdonc pas portés au même degré de flexi-bilité : l’Espagne ne reconnait toujours pasle Kosovo. Le résultat du référendum écos-sais a donc évité, à court terme, une crisemajeure au Royaume-Uni, mais il a aussiévité une crise politique de l’Union euro-péenne. A plus long terme, un éclatementdu Royaume-Uni, dans une hypothèse oùl’Ecosse entrainerait le Pays de Galles et l’Irlande du Nord sur la voie de l’indé-pendance, aurait des effets systémiques,en-dehors même de l’Europe : la Russie a,certes, succédé à l’URSS, comme membrepermanent du Conseil de sécurité, mais, il n’est pas certain que le maintien de l’Angleterre s’impose avec autant d’évi-dence. Et en cas de réforme de la compo-sition du Conseil, celui de la France.

Les indépendantistes écossais ontobtenu un résultat qui était inespéré,au regard de ce qu’eux-mêmesanticipaient quelques moisauparavant. L’analyse des résultatsmontre que le « oui » est asseznettement majoritaire chez les jeunes.Axel Salmond a, certes, donné sa démission mais son parti sort, a priori, plutôt renforcé de la période.

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Décryptages

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la revue socialiste 57Actualités internationales

Quelques réflexions sur la politique régionale de la Turquie

Didier Billion Directeur adjoint de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).

D epuis plusieurs mois, de nombreux commentateurs ont émis de vives inquiétudesà propos des évolutions de la politique extérieure de la Turquie. L’angle d’attaquede ces critiques est immanquablement de souligner la forte contradiction qui existe

entre les déclarations passées, maintes fois répétées, de Ahmet Davutoğlu, alors ministredes Affaires étrangères, sur le « zéro problème avec nos voisins » et la réalité actuelle decette assertion.

Certes, la Turquie connaît, aujourd’hui,de réelles turbulences dans ses relationsavec la plupart de ses voisines. Toutefois,deux remarques s’imposent. La pre-mière est que la formule forgée par l’an-cien ministre des Affaires étrangères,même si elle rencontre de fortes difficul-tés de mise en œuvre, représentait unformidable changement de paradigme,par rapport à la formule « le Turc n’a pasd’autre ami que le Turc », qui a, durantdes décennies, été l’un des adages de lapolitique extérieure turque. La seconde,même si elle n’absout pas les erreurs de

la Turquie, oblige à admettre qu’il estplus complexe d’articuler une politiquerégionale fluide et raisonnée, lorsqueque l’on possède pour voisins la Syrie,l’Irak ou l’Iran, plutôt que l’Espagne, l’Ita-lie, la Suisse ou l’Allemagne.

L’ÉPINEUX DOSSIER SYRIEN

La prise de la ville de Kobané, assiégéepar les miliciens de l’Organisation Etatislamique (OEI), à partir de la mi-septem-bre 2014 va aiguiser les contradictions etplacer la Turquie en porte-à-faux vis-à-

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vis d’une partie de l’opinion publique in-ternationale, vilipendée par de nom-breux médias occidentaux pour son « double » ou « triple jeu », à l’égard del’OEI. La Turquie a ainsi été notammentsommée d’organiser une opération ter-

restre pour sauver la ville alors que,dans le même temps, aucun des mem-bres de l’hétéroclite coalition anti-djiha-diste ne voulait mettre en œuvre unetelle action. Par cette posture commina-toire, les acteurs régionaux et internatio-naux montrent, une nouvelle fois, leurdifficulté à se doter d’objectifs de longterme sur la base d’une claire résolutionde l’Organisation des nations unies(ONU), ce qu’au passage la déclarationadoptée par le Conseil de sécurité, le 19septembre 2014, ne constitue pas.

Le défi, pour la Turquie, n’est pas tantqu’elle joue un hypothétique double outriple-jeu, mais qu’elle est prise dans lepiège de la gestion du dossier syrien,dans lequel elle s’est enfermée depuismaintenant plus de trois ans. Il est, évi-demment, difficile de mesurer précisé-ment le degré de soutien des autoritésturques aux groupes djihadistes ; il ap-paraît, néanmoins, avéré et s’explique,fondamentalement, par l’obsession defaire tomber, par tous les moyens, le ré-gime syrien. Ce que n’ont pas comprisles dirigeants turcs, c’est que, dans cetype de situation chaotique de guerre ci-vile, ce sont toujours les groupes les plusradicaux qui parviennent à s’imposer. Iln’est donc pas étonnant que les groupesdjihadistes soient désormais l’aile laplus dangereuse et la plus incontrôlablede la lutte anti-Bachar al-Assad. Il estcertes loisible de juger sévèrement laTurquie sur ce point, mais il convientalors de porter aussi un point de vue cri-tique sur la politique déployée par lesprincipaux pays occidentaux. Ces der-niers ont, en effet, commis strictement lamême erreur d’appréciation initiale quiconsistait à considérer que le régime sy-rien allait tomber dans les meilleurs dé-lais, antienne répétée ad nauseam,

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Didier Billion - Quelques réflexions sur la politique régionale de la Turquie

La prise de la ville de Kobané,assiégée par les miliciens de l’Organisation Etat islamique(OEI), à partir de la mi-septembre2014 va aiguiser les contradictionset placer la Turquie en porte-à-fauxvis-à-vis d’une partie de l’opinionpublique internationale, vilipendéepar de nombreux médiasoccidentaux pour son « double » ou « triple jeu », à l’égard de l’OEI.

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depuis 2011, et qu’il fallait donc soutenirles groupes rebelles sans être trop regar-dant sur leurs affiliations idéologiques.L’une des grandes différences est que lesconséquences de ces erreurs se paient àun prix plus fort, lorsque l’on possèdeune frontière de près de 1 000 kilomè-tres, avec la Syrie, que lorsque l’on s’entrouve à plusieurs milliers de kilomètres.Pour les dirigeants turcs, le combat prin-cipal reste bien celui qui consiste à fairetomber le régime syrien comme le Pre-mier ministre, Ahmet Davutoğlu, l’expli-qua sans détours, le 2 octobre, lors d’uneémission télévisée sur la chaîne A HaberATV, le jour-même du vote du parlementturc, autorisant l’armée à mener d’éven-tuelles opérations contre l’OEI : le res-ponsable des 200 000 morts n’est pasl’OEI, mais clairement Bachar al-Assad :c’est donc lui qu’il faut frapper. Si la poli-tique turque à l’égard de la Syrie, depuisles débuts de la crise, a connu plusieursphases, exprimant des évolutions quiont pu dérouter, il semble, en réalité,qu’elle n’ait pas réellement varié de laposition adoptée au cours de l’été 2011.Ainsi, les infléchissements qu’elle a en-

suite manifestés tiennent davantage àdes considérations pragmatiques –souci de ne pas froisser ses différentspartenaires, volonté de préserver son in-tégrité territoriale, crainte d’être projetéedans la guerre contre son gré – qu’à desretournements erratiques de sa poli-tique extérieure.

LE PARAMÈTRE KURDE

La guerre civile syrienne a permis unconsidérable essor du mouvement na-tionaliste kurde, en Syrie, en lui permet-tant de se structurer et, en dépit desdivisions qui le traversent, de prendrepleinement part au conflit. Les liens tissés entre la CNS1 et le Conseil nationalkurde (CNK) fondé en octobre 2011, et regroupant une série de petites organi-

1. La Coalition nationale syrienne, de son nom officiel Coalition nationale des forces de la révolution et de l’opposition syrienne,qui a succédé, en novembre 2012, au Conseil national syrien.

La guerre civile syrienne a permis un considérable essor

du mouvement nationalistekurde, en Syrie, en lui

permettant de se structurer et, endépit des divisions qui letraversent, de prendre

pleinement part au conflit.

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Didier Billion - Quelques réflexions sur la politique régionale de la Turquie

sations kurdes, sous la houlette du président de la région autonome duKurdistan irakien et leader du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), Massoud Barzani, inquiéta incontesta-blement la Turquie. Dès lors, par sonsoutien appuyé à la CNS, le gouverne-ment turc espéra, aux débuts de la crise,peser dans la refondation de la futureSyrie et ainsi réduire l’importance poten-tielle des diverses factions kurdes qui,pour certaines, se battent, pourtant, auxcôtés de l’Armée syrienne libre (ASL).A l’inverse, Ankara suspecte le Parti del’union démocratique (PYD), branche syrienne du PKK turc, de se situer defacto aux côtés de Bachar al-Assad. Cedernier a, il est vrai, fermé les yeux, voirefavorisé le retour en Syrie du leader duPYD, Mohammed Saleh Muslim, enmars 2011, et procédé, en octobre, à la li-bération de militants du PKK, emprison-nés en Syrie. Les combattants kurdes,organisés par le Parti de l’union démo-cratique, profitent de l’évacuation de cer-taines zones par les troupes syriennesrégulières, pour s’emparer, en juillet2012, de quelques bourgs proches de lafrontière avec la Turquie, les « kurdiser »,en rétablissant les appellations kurdesdes lieux, en y hissant le drapeau du PKK

et en s’en appropriant la gestion munici-pale. Ce retrait de la zone frontalière résulte d’une véritable tactique du gou-vernement syrien qui y voit un moyen dedéstabiliser son voisin turc, en avivant lesaspirations autonomistes des popula-tions kurdes présentes dans ces régions.Dans cette logique, le PYD proclame, uni-latéralement, le 12 novembre 2013, sansconsultation avec les forces du CNK, la

constitution d’une administration intéri-maire dans les zones kurdes de Syrie,qualifiées de Kurdistan « occidental », leRojava. A cette équation délicate, s’ajoutele jeu des Kurdes irakiens, proches par-tenaires d’Ankara depuis 2007, mais quine peuvent, pour autant, pas se dissocierdes aspirations nationales des Kurdes deSyrie et de Turquie. C’est pourquoi, ils ontencouragé la création du CNK puis, plus

Les combattants kurdes, organiséspar le Parti de l’union

démocratique, profitent del’évacuation de certaines zones parles troupes syriennes régulières,pour s’emparer, en juillet 2012, de quelques bourgs proches de la frontière avec la Turquie,

les « kurdiser », en rétablissant les appellations kurdes des lieux.

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tard, celle du Haut comité kurde (HCK),rassemblant le CNK et le PYD, pour tenter,vainement, de les contrôler. Ces diffé-rentes initiatives sont l’expression d’unelutte sans merci pour le leadership surun hypothétique mouvement transna-tional kurde, qui oppose le PDK d’Irakau PKK et ses organisations satellites.Sur le terrain syrien, le partenariat, tem-poraire, entre organisations kurdes, auxtactiques et aux objectifs pourtant diffé-rents, s’explique par la méfiance dontles kurdes s’estiment victimes, de la partdes autres composantes de la rébellion,et leur crainte qu’une Syrie post-Assadne soit, en réalité, défavorable aux droitsdes minorités. Toutefois, à cause de la montée en puis-sance du PYD, au sein des Kurdes de Syrie, et afin de tenter de désolidari-ser les deux factions kurdes, Ahmet Davutoğlu et Massoud Barzani rencon-trent à plusieurs reprises le CNK2, sanssuccès probant, toutefois. En outre, l’éta-blissement d’une zone kurde, de factoautonome, évoquée précédemment, faitparfaitement comprendre à Ankara quecertaines des composantes de la rébel-

lion lui sont franchement hostiles. C’estpourquoi, lors de la crise de Kobané, les autorités turques refusent que le PKK – toujours qualifié d’organisationterroriste – puisse renforcer les combat-tants du PYD qui font face à l’OEI, maiselles acceptent, après moult tractations,que des peshmergas du PDK prennentpart aux combats, en transitant par le sol turc. Toutefois, la victoire kurde, à Kobané, dérange, pour le moins, les autorités d’Ankara qui craignent la répéti-tion du scénario qui prévaut en Irak, depuis 2003, voire 1991, et voit s’affirmer,au nord de la Syrie, une zone autonome.Ainsi, le défi, pour la Turquie, ne relève pasde l’ethnicité, ou d’une position qui seraitanthropologiquement hostile aux Kurdes,mais de l’évolution du rapport de force politique à l’avantage du mouvement nationaliste kurde qui semble se dessiner.

LE JEU DES RIVALITÉS RÉGIONALES

Le soutien d’Ankara à la rébellion sy-rienne et son activisme politico-diplo-matique renforcent le sentiment partagé

2. Ainsi par exemple, le gouvernement turc rencontre, début octobre 2013, les responsables du CNK qui remercient Ankarapour son implication dans la crise, TRT, 9 octobre 2013.

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dans une partie des mondes arabe etperse, selon lequel la Turquie cherche-rait à s’affirmer comme la puissancesunnite de la région, ce qui lui a souventété reproché, sous l’appellation réduc-trice de « néo-ottomanisme »3. Damas aainsi su habilement jouer de cette cordesensible, en ravivant la peur de l’impé-

rialisme ottoman, fondée sur l’idée quela Turquie était le principal pays bénéfi-ciaire des révoltes arabes. Il est vrai quel’activisme économique, politique et di-plomatique turc, dans un Moyen-Orientdurablement affaibli, pouvait apparaître,à tort, aux yeux de ses voisins, commeun retour de la politique ottomane. L’implication turque dans le conflit sy-rien s’est pourtant heurtée aux aspira-

tions d’autres Etats, tels que l’Irak, laRussie et l’Iran. Ankara s’est, de fait,trouvé en compétition avec ces pays, aspirant chacun à jouer un rôle dansl’avenir de la Syrie. Le poids des pays duGolfe, au sein de la CNS, entre aussi danscette perspective, ce qui a conduit à devives oppositions entre l’Arabie saouditearmant des groupes salafistes radicauxau poids croissant au sein de la CNS4,aux dépens des Frères musulmans syriens soutenus, pour leur part, par levoisin qatari. Ces faits relativisent la grilled’analyse confessionnelle du conflit,selon laquelle la crise syrienne auraitcristallisé l’émergence d’un axe sunniteopposé à un axe chiite, et mettent à mal la lecture strictement religieuse del’enchevêtrement des événements. Le poids de la situation irakienne est évi-demment essentielle, en raison, notam-ment, de la proximité politique, évoquéeprécédemment, du Gouvernement régio-nal du Kurdistan d’Irak (GRK) avec cer-tains groupes kurdes syriens, générantquelques brefs moments de tensionsdans ses relations avec Ankara, alors

3. Pour un point de vue critique sur ce concept, voir Bülent Aras, « Davutoğlu Era in Turkish Foreign Policy », SETA Policy Brief,n° 32, mai 2009.

4. En juin 2012, sur pression de l’Arabie saoudite, fut élu à la tête de la CNS, Ahmad Assi al-Jarba, connu pour être l’homme demain de l’Arabie saoudite, contre Mustafa al-Sabbagh, homme d’affaires proche du Qatar.

L’implication turque dans le conflit syrien s’est heurtée aux aspirations d’autres Etats, tels que l’Irak, la Russie et l’Iran. Ankara s’est, de fait,trouvé en compétition avec cespays, aspirant chacun à jouer un rôle dans l’avenir de la Syrie.

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5. Capitale de la Région autonome du Kurdistan.6. En 2012, la Turquie a, par exemple, importé du pétrole directement du Kurdistan irakien, sans accord préalable de Bagdad,provoquant l’ire du gouvernement central irakien.

même que la Turquie privilégie sa rela-tion politique avec Erbil5, aux dépens deBagdad6. En outre, la proximité entrel’Iran et le gouvernement chiite irakien,alors dirigé par Nouri al-Maliki, a égale-ment contribué à envenimer les rap-ports entre Ankara et Bagdad, durant

plusieurs années. Toutefois, le refus turcd’aider le GRK, lors de l’avancée destroupes de l’OEI, au cours du printempset de l’été 2014, l’électrochoc constituépar la prise de Mossoul, en juin a, d’unepart, rafraîchit les liens entre Ankara etles autorités kurdes d’Irak et, d’autrepart, contribué à un réel réchauffementdes relations entre Ankara et Bagdad. En ce sens, le danger constitué par l’affir-

mation de l’OEI a eu l’insigne vertu defaire comprendre à Ankara la nécessitéde composer avec tous les segments dela société irakienne, et à soutenir la miseen place du gouvernement d’union nationale irakien, en septembre 2014.La crise syrienne a aussi contribué à com-pliquer les relations avec son partenairerusse, sans jamais aller, toutefois, jusqu’àla rupture. Ainsi, alors même que la Turquie soupçonne la Russie d’être responsable de la perte d’un Phantom F-4 turc, en juillet 2012, des échanges etrencontres diplomatiques de haut niveaun’ont cessé de se multiplier entre les deuxpays : Vladimir Poutine, à Istanbul, en décembre 2012, Recep Tayyip Erdoğan, à Moscou, en novembre 2013, et, surtout,la dernière visite officielle de VladimirPoutine, à Ankara, le 1er décembre 2014,au cours de laquelle un important contratgazier fut acté, ainsi que la perspective detripler le volume des échanges commer-ciaux, d’ici 2023. Ainsi, en dépit d’une diffé-rence radicale d’approche de la crisesyrienne des deux gouvernements, cha-cun sait parfaitement jusqu’où ne pas

Le danger constitué parl’affirmation de l’OEI a eu l’insigne vertu de fairecomprendre à Ankara la nécessitéde composer avec tous lessegments de la société irakienne,et à soutenir la mise en place dugouvernement d’union nationaleirakien, en septembre 2014.

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aller et raisonne, avant tout, en fonctionde ses intérêts nationaux. L’Iran est le dernier partenaire avec lequella situation syrienne a contribué à tendreles relations, alors même qu’elles s’étaientindéniablement fluidifiées, depuis plu-sieurs années. Cette situation s’explique,évidemment, par l’implication directe deTéhéran, aux côtés du régime de Damas.Les velléités interventionnistes occiden-

tales, relayées par Ankara, ont vivementirrité la République islamique, dont cer-tains responsables n’ont pas hésité à annoncer, en novembre 2011, être prêts,en cas d’intervention occidentale, à frap-per l’OTAN, en Turquie même7. Toutefois,de même qu’avec la Russie, Ankara abien pris soin de ménager son fournis-

seur énergétique, en tempérant réguliè-rement ses positions bellicistes. L’arri-vée au pouvoir du président, HassanRohani, en juin 2013, a, en outre, permisde renforcer les relations bilatérales,comme en témoigne sa visite d’Etat, en Turquie, un an plus tard.

EN GUISE DE CONCLUSION

Les révoltes arabes ont ainsi été, pour laTurquie, un test quant à la viabilité de sapolitique régionale, « zéro problèmeavec ses voisins », engagée par l’AKP. Sison modèle a, dans un premier temps,été mis en avant en tant que porteur desvaleurs démocratiques et libérales, lessoulèvements successifs, notammentcelui en Syrie, ont mis à jour les limitesde la puissance et de l’influence turques.Les appels répétés à l’intervention de lacommunauté internationale, dès la finde l’année 2011, témoignent des difficul-tés de la politique étrangère turque à en-dosser le rôle qu’elle s’était pourtant fixéed’incarner : celui d’une puissance cen-trale, garante de la paix, de la stabilité et

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Les velléités interventionnistesoccidentales, relayées par Ankara,ont vivement irrité la Républiqueislamique d’Iran, dont certainsresponsables n’ont pas hésité à annoncer, en novembre 2011,être prêts, en cas d’interventionoccidentale, à frapper l’OTAN, en Turquie même.

7. Jean Marcou, « Derrière la crise syrienne, la rivalité turco-iranienne », Observatoire de la vie politique turque – IFEA, 13 décembre 2011.

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de la prospérité de son voisinage, aupremier rang duquel son allié syrien. Les oscillations, à l’égard de ses diffé-rents partenaires, mettent en exergue le manque de relais turcs pour peser véritablement sur l’avenir de la Syrie.Pour des raisons principalement écono-miques, la Turquie ne peut, en effet, rom-pre avec ses partenaires que sont laRussie et l’Iran. De même, un aligne-

ment total sur ses alliés américains eteuropéens mettrait à mal son imagedans la région et pénaliserait encoreplus sa marge de manœuvre dans lagestion du conflit syrien. C’est, néan-moins, la capacité de la Turquie à setrouver à la confluence d’intérêts diver-gents, ou opposés, qui, en dépit des tur-bulences conjoncturelles, fait sa force etfonde sa capacité d’attraction potentielle.

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