LA RELATION D’ENSEIGNEMENT DANS UN CADRE...

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LA RELATION D’ENSEIGNEMENT DANS UN CADRE HOSPITALIER Enseigner le Français à l’Hôpital des enfants Mémoire réalisé pour l’obtention du 2CA-SH par Melle Elodie Fuchs sous la direction de Mme Florence Savournin Session 2010

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LA RELATION D’ENSEIGNEMENT DANS UN

CADRE HOSPITALIER

Enseigner le Français à l’Hôpital des enfants

Mémoire réalisé pour l’obtention du 2CA-SH

par Melle Elodie Fuchs

sous la direction de Mme Florence Savournin

Session 2010

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SOMMAIRE

INTRODUCTION : FUNAMBULE p.3

I/LA PERTE DU CADRE SCOLAIRE

A/ L’IMAGE DE L’ENFANT À L’HÔPITAL : LE CORPS ET LA MORT p.5

B/ ÉLÈVE OU MALADE ? : L’INVERSION DE LA RELATION DE DOMINATION

p.7

C/ PERTE DE L’ESPACE-TEMPS DE LA CLASSE – CADRE, RITUELS ET

DISTANCE p.10

II/ LES MODÈLES CONCURRENTS OU PARASITES DE L’ENSEI GNANT

A/ LA FIGURE D’AUTORITÉ : LE MÉDECIN p.14

B/ LA PRÉSENCE FANTASMATIQUE : LE PARENT p.17

C/ UN ETHOS ENSEIGNANT : DÉPASSER LA RELATION DUELLE TOUT EN

ÉTANT DEUX p.20

III/ FAIRE ADVENIR UNE RELATION D’ENSEIGNEMENT

A/ADAPTATIONS PÉDAGOGIQUES p.25

B/ LA COMMUNAUTÉ ÉDUCATIVE p.30

CONCLUSION : MOI, PROF p.33

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE p.35

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INTRODUCTION : FUNAMBULE

Depuis septembre 2008, j’enseigne le Français 7 heures par semaine à l’Hôpital des

Enfants de Toulouse-Purpan, essentiellement en hémato-oncologie et plus ponctuellement

en pédopsychiatrie. J’effectue le reste de mon service en remplacements dans des

établissements scolaires normaux. Je peux donc placer au point de départ d’une réflexion

sur mon statut d’enseignante spécialisée une phrase utilisée par Marcel Postic en 1979 pour

conclure La relation éducative : « L’enseignant, ébranlé par les diverses remises en cause

de son rôle et de ses modes d’action pédagogique, n’a plus de modèle stable. »1

Travaillant à l’hôpital, je suis en effet confrontée à la disparition de tous les repères

du cadre scolaire qui pourraient me servir à asseoir une identité enseignante et une pratique

pédagogique. Salle de cours, tableau, bureau, cahier de texte, cahier d’appel, cartable,

classeur, emploi du temps, CPE… Tout ce qui matérialise le cadre scolaire, l’identité

enseignante et les supports de la pédagogie n’est plus là. Je dois m’adapter au cadre

hospitalier et à ses contraintes particulières. La dématérialisation de la scolarité m’oblige

donc à me demander quel est l’ethos d’un enseignant du 2°degré dans un lieu, l’hôpital,

où disparaissent tous les repères de la scolarité.

Pour réfléchir à cette question de la relation d’enseignement, je commencerai par

un état des lieux : travailler à l’hôpital confronte à un environnement instable qui véhicule

des peurs profondes, qu’il s’agisse des miennes ou de celles des élèves. 2 Dans ce cadre

anxiogène et inhabituel pour une scolarité, comment être à l’école en étant à l’hôpital ? La

relation d’enseignement va peut-être ne reposer que sur le simple fait que je sois « la prof

de Français ».

Mais à l’hôpital, cette relation d’enseignement entre directement en concurrence

avec la relation thérapeutique et la relation parentale. Pour éviter les confusions, il me faut

me demander qu’est-ce qu’être « la prof de Français » ? Je m’efforcerai donc dans un

deuxième temps de confronter la figure de l’enseignant à celles du médecin et du parent,

présents aux chevets de l’enfant malade, afin de mieux définir la fonction enseignante.

Le problème identitaire clarifié, je me pencherai au terme de cette réflexion sur les

adaptations pédagogiques que je mets en œuvre au fil de mon expérience pour aider l’élève

1 Marcel Postic, La relation pédagogique, p.295. 2 À la différence de mes collègues de l’option F, je ne suis pas tant confrontée à la violence qu’à l’angoisse.

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à devenir autonome dans ses apprentissages, car la dématérialisation de la scolarité me

semble nous y obliger. Il s’agira donc de savoir comment enseigner le Français à l’hôpital.

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I/ LA PERTE DU CADRE SCOLAIRE

A/ L’IMAGE DE L’ENFANT À L’HÔPITAL : LE CORPS ET LA MORT

Lorsque l’on m’interroge sur mon métier ou que des collègues me demandent où

j’enseigne, et que je réponds : « Je suis prof pour la moitié de mon temps de service à

l’hôpital des enfants », je reçois le plus souvent une réaction de rejet ou d’admiration :

« moi je ne pourrais pas », « ce doit être très intéressant ». Cela satisfait sûrement chez moi

un besoin profond de se singulariser, de ne pas être une prof comme les autres.

Ce qui est ensuite le plus souvent exprimé lorsque je m’explique un peu sur mes

conditions de travail, c’est que ce doit être terrible de travailler avec des « mourants ». La

première fois que j’ai entendu le mot dans la bouche d’une formatrice 2CA-SH, il m’a

frappé car ce n’est pas celui que j’aurais utilisé. Je travaille pourtant en priorité cette année

dans le service d’hémato-oncologie de l’Hôpital des enfants de Toulouse-Purpan, et deux

de mes collègues du second degré avec lesquels j’y enseigne m’ont clairement dit que pour

eux ce service leur était pénible car ils y sentaient la présence de la mort.

Il me semble que nous enseignons dans cet hôpital auprès de trois types d’enfants

différents : ceux qui sont à l’Hôpital des Enfants ou à la Villa Ancely parce qu’ils sont

malades dans leur tête, ceux qui présentent une maladie incurable, comme la

mucoviscidose, et ceux enfin qui sont ici pour une chimiothérapie très lourde. Les fous, les

mucos et les chimios sont ainsi différentes catégories d’enfants avec lesquels je peux être

amenée à travailler.

Les « fous », que je vois peu cette année, sont souvent ceux chez qui l’adolescence

pousse à bout certains processus aux limites du pathologique. On parle le plus souvent de

« problèmes psy ». Les « mucos », eux, sont les véritables condamnés, qui entrent en soins

palliatifs, au sens médical et strict du terme3, dès leur naissance. Mais ceux qui gênent le

plus à l’évidence dans l’imaginaire de notre société, ce sont les « chimios », les chauves,

parce que cela se voit4. Cette catégorie se fait d’ailleurs selon leur mode de traitement et

non leur pathologie.

3 Selon le Dr Brémont, médecin responsable de cette pathologie à l’Hôpital des Enfants de Toulouse-Purpan, leur espérance de vie, qui ne cesse de croître, peut aller aujourd’hui jusqu’à une quarantaine d’année même si l’âge moyen du décès était de 24 ans en 2002. 4 La vision imposée du corps souffrant et rachitique peut provoquer dans le cas des anorexiques la même gêne.

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Ce n’est donc pas pour moi la présence de la mort qui est palpable et difficile dans

le fait d’exercer à l’hôpital, mais la présence extrêmement troublante de corps mouvants

bien plus que mourants. Les cheveux qui tombent, les aphtes qui gênent la parole,

l’extrême maigreur ou la prise de poids brutale et considérable, l’acné, parfois les odeurs…

sous l’effet des traitements, les corps de ces enfants connaissent des changements d’une

rapidité effrayante. Le fait que nous ne les voyions pas tous les jours ni toutes les semaines,

car ils alternent traitements à l’hôpital et à domicile, rend ces changements encore plus

frappants.

Cela nous renvoie brutalement à l’instabilité de notre propre corps, qui est notre

principal appui dans le monde et une part de notre identité en ce qu’il porte l’image à

travers laquelle nous existons pour les autres. Les chimiothérapies sont un des incroyables

progrès techniques réalisés par notre société mais il n’est pas possible d’ignorer l’étape

monstrueuse par laquelle passent les corps de ces enfants. On peut y voir non pas tant la

présence de la mort que le refus à tout prix de la mort caractéristique de notre société.

Travailler en hémato-oncologie oblige à se poser pour soi-même des questions

dérangeantes comme celle de l’euthanasie sous le versant de l’acharnement thérapeutique.

Le fait qu’il s’agisse ici de mineurs et que les décisions soient entre les mains de leurs

parents ajoute un niveau supplémentaire de complexité au problème. Ce n’est pas là une

digression. Pour travailler sereinement dans un tel service, il me semble nécessaire de se

poser clairement ces questions. Pour se situer avec justesse dans un tel environnement,

sans esprit de revanche, dolorisme ou pathos, il faut soi-même se demander ce qui peut

agiter ces enfants et leurs parents.

On imagine donc trop souvent qu’en travaillant en hémato-oncologie, je travaille

auprès de la mort, ce qui ne veut en réalité rien dire. Mais cela me permet de construire une

image de moi un peu héroïque. Nous apprécions toujours un peu plus ceux qui enseignent

dans une situation difficile ou particulière. Aujourd’hui c’est auprès des malades et des

enfants en situation de handicap ; il y a quelques années, les vrais héros de l’Éducation

nationale montaient au front en ZEP. C’est ne voir la situation que du point de vue du

corps enseignant et oublier tout le personnel infirmier et surtout les médecins qui eux

assument de réelles responsabilités dans le choix des traitements et la vie de ces enfants.

Mais il est vrai, si l’on en croit le succès de certaines séries télévisées américaines, que le

médecin hospitalier, de préférence urgentiste, est une figure extrêmement valorisée par

notre société.

7

Ce qui trouble à l’hôpital, ce n’est ainsi pas directement la mort mais le corps

mouvant, chimiquement traité, certains penseront pollué. C’est un trouble identitaire bien

plus profond car il m’atteint par tous mes sens, quand la mort reste une idée derrière une

porte. Cette dernière n’émerge d’ailleurs que lorsque l’enfant n’est plus là. L’idée de la

mort d’un de mes élèves peut me venir à l’esprit quand il n’est plus mon élève. Mais cela,

si je me donne la peine d’y penser, n’a peut-être pas beaucoup plus de raison d’être avec un

élève que je côtoie à l’hôpital qu’avec n’importe lequel des élèves rencontrés au cours de

ma carrière. Le problème réside dans le fait de le savoir, de vouloir le savoir, ou pas.

B/ ÉLÈVE OU MALADE ? L’INVERSION DE LA RELATION DE

DOMINATION

À l’hôpital, ma journée commence par une tournée : je passe d’un service à l’autre,

des secrétariats aux chambres. On s’informe de l’état de l’enfant, du programme éventuel

de sa journée (examens nécessitant un déplacement, soins douloureux ou soporifiques,

activités ludiques, visites…) Il faut ensuite organiser, et souvent réorganiser avec ses

collègues au fil de la demi-journée, son propre emploi du temps en fonction du nombre

d’enfants disposés à travailler.

Car il faut chaque jour passer par la question fatidique : « Est-ce que tu veux

travailler ce matin ? »5 Souvent d’ailleurs nous hésitons : « Est-ce que tu veux, tu peux

travailler ce matin ? » Nous sommes toujours prêts à laisser à l’enfant la porte de sorite

qu’est ici son traitement : il est fatigué, il a mal dormi, il a mal à la tête…6

Certains, comme Émilie ou Arnaud, tour à fait en état physique de travailler, disent

très clairement « non ! ». Avec une grande violence pour l’une (chez qui le « non » semble

être la posture identitaire habituelle) avec une totale désinvolture pour l’autre (qui a une

espérance de vie très courte, comme l’annonce d’une fin de vie très proche nous

l’apprendra). Le refus de cours ainsi affirmé fait que nous ne passons plus voir ces enfants

le matin, ce qui ne nous empêche pas parfois de nouer une relation, de se saluer dans un

couloir, de passer demander des nouvelles. Se crée une entente cordiale mais qui ne relève

pas de la situation d’enseignement.

5 Cette question ne se pose pas dans une structure comme la Villa Ancely où les élèves ont des plages de cours obligatoires prévues dans leur emploi du temps hebdomadaire. 6 Avec le temps, on apprend que toutes ces excuses ne sont pas équivalentes et à discerner ceux qui ne peuvent pas de ceux qui ne veulent pas.

8

Les choses sont plus délicates lorsque l’enfant n’est pas aussi clairement dans le

refus ou le désir d’apprendre. Certains nous disent oui au réveil puis fuient sous la douche,

ou se trouvent pris de terribles maux de tête au bout de 5 minutes de cours. Ces enfants se

sentent obligés de maintenir une scolarité (probablement pour rassurer leurs parents et leur

montrer que tout va/vit bien) mais cela leur est difficile car ils doivent le faire de leur

propre volonté. La fuite sous la douche à l’heure prévue pour un cours est le signe

caractéristique d’une tension provoquée par la présence d’une scolarité à l’hôpital, là où il

est laissé à l’enfant la possibilité de la refuser.

Une chambre d’hôpital est un espace ambigu car on y trouve un lit, objet qui

signale le plus souvent un espace intime. Ce lieu est en réalité proche de l’école dans son

fonctionnement : « L’école est un monde clos [qui] a ses caractéristiques de

fonctionnement. À l’intérieur, on peut s’y sentir protégé ou brimé. À la différence du

milieu familial, où on possède son coin intime, où on se retrouve face à soi-même, on

n’échappe pas au réseau social. »7 Une chambre d’hôpital n’est pas un coin intime – le seul

espace de repli, c’est alors en partie la salle de bain. Mais nous sentons bien que pour

certains enfants, la chambre d’hôpital est habitée à l’égal de la leur (présence de posters,

peluches, objets personnels, nourriture…) et que l’arrivée des profs peut y être perçue

comme une forme d’agression, parce que pour ces enfants cela n’a pas sa place ici. Il nous

faut alors être très prudent et respectueux de l’espace et de la façon dont nous y entrons : ce

n’est pas une estrade, on ne peut pas toujours y déployer l’espace scénique et théâtralisé si

utile à beaucoup d’enseignants.

En ayant la possibilité d’accepter ou de refuser une proposition de cours que nous

lui faisons, l’enfant se voit concéder une place inhabituelle qui peut le gêner ou dont il peut

abuser. L’enfant va qui plus est parfois avoir à choisir entre différentes matières - car je

travaille presque toujours en binôme ou en trinôme – choix que nous, enseignants, tout

autant que l’élève, avons du mal à ne pas percevoir comme un choix de personnes. Nous

mettons parfois l’enfant, en lui laissant le choix, dans une situation psychologique

compliquée. Il lui serait probablement plus facile que nous lui disions, à partir du moment

où il veut avoir cours : tu commences par cette matière, puis si tu es en état de continuer, tu

auras un deuxième cours dans la matinée. Il nous faut en tant qu’enseignant sentir que ce

choix, surtout chez les plus jeunes, peut bloquer certains élèves, et dans ce cas laisser la

7 Michel Postic, L’imaginaire dans la relation pédagogique, p.29.

9

place à un collègue ou enchaîner directement soi-même sur un cours en mettant son

collègue dehors.

Le problème qu’il y a à laisser à un enfant la possibilité de dire « non » vient de ce

qu’on inverse ainsi la relation d’autorité et qu’il peut en abuser.

Kevin, en 6°, qui au départ, soutenu par sa mère, accepte de travailler bien que difficilement, avec lequel se crée une relation, se met brutalement à refuser les cours8 ; je perçois très vite qu’il « joue » avec son non, avec la présence de son père également. Le fait qu’à l’hôpital l’enseignant ne soit pas la figure d’autorité peut nous amener ainsi à perdre un enfant très immature qui affirme ici sa toute-puissance au regard de membres de sa famille sur le dos des enseignants. Dans ce cas-là, nous partageons probablement avec les parents la même incapacité à avoir obligé plus fermement cet enfant à travailler, car cela aurait été notre rôle.

Le cas inverse où l’enfant réclame des cours n’est pas forcément moins complexe.

Ce sont d’ailleurs plus souvent les parents qui réclament les cours. Les plus jeunes n’ont

jamais de demande claire ; à partir de la 3°, ils sont capables de se situer plus aisément

dans leurs apprentissages et de dire « j’aurais besoin de ceci ou cela », exprimé selon des

modes variés, en général négatifs : « je suis nul en dictée, je comprends rien en grammaire,

j’ai eu une mauvaise note à ma dernière dissert… » Certains arrivent avec des exercices à

faire, nous demandant une aide que nous n’avons pas à leur fournir. Répondre à une

demande suppose que l’enseignant perd la maîtrise de l’organisation du savoir ; à ce titre, il

ne faut pas oublier que symboliquement nous ne sommes pas l’enseignant principal de

l’élève, mais simplement un relais, un écho de celui-ci au cœur de la structure

hospitalière9. Ce qui ne signifie pas que nous sommes des demis-profs mais que nous en

sommes l’image et que nous travaillons dans un temps qui n’est pas celui de référence

d’une année scolaire.

Certaines demandes qui nous sont adressées par ces enfants semblent parfois d’une

certaine façon mal dirigées : lorsque je passe une demi-heure avec Romain à ranger son

classeur ou à faire des recherches sur Internet avec Dorian (voir récit ci-dessous), j’ai en

main les objets de la scolarité mais je perçois clairement que je leur sers à apaiser tout

autre chose. Il faut accepter cette dérive du cours ; à partir du moment où on la perçoit

clairement, il est facile de redresser la barre et de se remettre sur les rails d’une relation

d’enseignement le cours suivant.

8 Précisons que ce moment coïncide à peu près avec une absence de sa mère qui vient d’accoucher. 9 La vraie difficulté me semble aujourd’hui de faire comprendre cela à nos collègues.

10

Jeudi 17 décembre Dorian est prêt à travailler, mais pas trop : il se plaint que la prof du SAPAD le bombarde de notions pendant deux heures ! Je propose d’aborder la lecture de « Paroles de poilus » qu’il a à faire. La lecture à haute voix lui est difficile à cause des aphtes, conséquence habituelle de certaines chimios. C’est donc moi qui entame la lecture. À son habitude, il amorce un commentaire vif et pertinent. Je lui parle de Rostropovitch et de la chute du mur de Berlin, mais hésite sur le fait que ce violoncelliste soit mort ou pas… Aussitôt il me propose une recherche sur Internet. (Est-ce une diversion ou lui est-il insupportable que je ne le sache pas ?) Je le laisse faire, ne m’étant pas attendue à la proposition. Après Rostropovitch, nous chercherons le violoncelle de guerre de Marcel Maréchal, le Panthéon, des châsses, sainte Foi de Conques, la Sainte Chapelle… On glisse vers la conversation de culture générale, et à ce moment un tutoiement échappe à Dorian. Est-ce que je n’ai pas su conserver la bonne distance, en renchérissant sur ses trouvailles pour motiver d’autres recherches ? J’ai plutôt l’impression d’être dans un accompagnement éducatif que dans un cours. Est-ce qu’inconsciemment parfois je renonce à faire cours, par peur d’imposer le cours ? À toujours me reposer sur le bon vouloir de l’enfant, je renonce en partie à être prof et à incarner une figure d’autorité. Après coup, je me rendrai compte que tout ce qui a motivé Dorian tourne autour de la mort. Cette analyse du contenu de notre échange me rassure un peu : il a été peut-être pour lui beaucoup plus consistant que je ne peux le percevoir.

C/ PERTE DE L’ESPACE-TEMPS DE LA CLASSE – CADRE, RITUELS ET

DISTANCE

Une chambre d’hôpital est un espace particulier. Au-delà de son ambiguïté quant à

la limite entre espace public et privé, l’hôpital est, selon le Dr Vignes, responsable du

service de pédopsychiatrie de l’Hôpital des Enfants de Toulouse-Purpan, un milieu

profondément régressif, maternel et archaïque. Le cadre y est très flou et tout est médiatisé

par le corps sur lequel on se penche. La régression ainsi produite peut aider à pacifier un

enfant en grande souffrance, comme ceux qui passent quelques jours après une TS10, mais

une hospitalisation de longue durée dans un milieu strictement hospitalier ne leur permettra

pas de grandir psychiquement.

Une chambre d’hôpital est un lieu rempli de mouvement. Repas, soins, visites,

télévision, chambre double… L’enseignant doit se glisser dans ce mouvement perpétuel,

en un sens très soporifique, où tout tourne autour du corps de l’enfant. Un tel espace n’est

pas pensé pour la scolarité. Se pose sans cesse la question du placement de son propre

corps par rapport à celui de l’enfant, et éventuellement de ses parents. Aujourd’hui il me

semble que lorsque cela est possible, il est préférable de faire lever l’enfant malade, de lui

faire quitter la chambre pour la salle de cours ou tout au moins de l’installer à une table.

Lorsque j’ai commencé à enseigner à l’Hôpital, cela me semblait une perte de temps

énorme en déplacements. Je pense à présent qu’il est important pour l’enfant de marquer

10 Sigle utilisé couramment à l'Hôpital pour Tentative de Suicide.

11

physiquement son temps de scolarité, si court soit-il, par une attitude, un dispositif, une

disposition particulière de son corps dans la chambre. Symboliquement, il « va » ainsi à

l’école.

Lorsque l’enfant ne peut pas quitter son lit se pose la question du face à face ou du

côte à côte. Spontanément, je ne me mets jamais au pied du lit pour éviter spatialement une

confrontation directe, avec l’idée que je me mettrais ainsi aux pieds de l’élève. La question

de savoir si ensuite je place ma chaise ou mon fauteuil à côté du lit tourné vers l’enfant ou

comme lui dans la direction de sa table de travail ou du manuel que je lui prête ne me

paraît pas résolue. Le « face-à-face de biais » est très incommode dans la mesure où je ne

dispose la plupart du temps que d’un seul support et que je n’ai pas encore développé l’art

de lire à l’envers… La copie du manuel me paraît impossible dans la mesure où quand je

rentre dans une chambre, je ne sais jamais ce sur quoi je vais travailler. J’ai fait quelques

tentatives avec deux manuels, un dans mes mains, un dans celles de l’élève, mais il m’a

semblé alors que quelque chose faisait écran, que l’élève pouvait se plonger de façon très

léthargique dans son manuel, ce qui n’arrive pas quand nous le partageons.

Le côte à côte peut sembler intéressant mais souvent je prends alors la place du

parent qui se trouve là. Cette place du parent dans la chambre – sur laquelle nous

reviendrons - est peut-être ce qu’il faut analyser pour savoir comment se placer pour

enseigner dans une chambre d’hôpital, afin que les rôles ne se confondent pas.

L’absence de tableau rend très problématique la conservation d’une trace écrite.

Avec seulement deux années d’expérience d’enseignement à l’hôpital, c’est une question

qui me reste très floue. Certains élèves, comme Laura ou Erlann, sortent dès que j’arrive

une trousse et un cahier. Il est évident que dans ce cas-là, la trace écrite est une demande de

leur part, qu’ils attendent que je leur dicte quelque chose. Je m’y plie car cela les rassure –

et me permet de travailler l’orthographe ! Il m’arrive de faire travailler à l’écrit certains

élèves, notamment pour faire une dictée ou s’entraîner à rédiger une question, comme en

3° dans l’optique du DNB. Mais pour le reste, j’éprouve une grande difficulté à laisser

trace du cours, à moins que cela soit donc une demande implicite de l’élève. Il m’a semblé

un temps qu’il était très important de laisser des photocopies des textes sur lesquels nous

travaillons aux élèves, mais cela n’est pas toujours techniquement possible – et je le

regrette.

12

L’erreur que j’ai commise un temps était de me substituer à l’élève qui me dit ne

pas pouvoir écrire, comme Alexandra. Il est difficile de ne pas chercher à accélérer le

rythme d’un cours, pensant aux autres élèves que nous souhaiterions voir dans la matinée.

Si l’élève est lent pour écrire et me le signale – à cause de sa perfusion par exemple – en

réalité je crois que ce qu’elle veut que je voie, c’est sa perfusion.

Il m’arrive cependant parfois d’utiliser une feuille de papier comme je le ferais d’un

tableau et de la laisser ensuite à l’élève. Cela me semble aujourd’hui le meilleur

compromis possible.

L’absence de sonnerie est tout aussi problématique que celle d’un bureau ou d’un

tableau. L’enfant peut de lui-même demander brusquement la fin d’un cours. Nous

pouvons être interrompus par un soin ou la visite d’un interne, le médical ayant alors

toujours la priorité. Je me dois le plus souvent de mesurer la fatigue du malade et d’avoir

en tête les autres élèves qui veulent des cours. Certains, comme Héloïse ou Dorian,

« s’accrochent » et compliquent la fin d’une séance de travail. Ce sont brusquement des

ribambelles de questions, sur ma personne beaucoup plus que le travail effectué dans le cas

d’Héloïse.

Cette enfant qui trouve une ressemblance dans nos prénoms, nos origines sur lesquelles elle m’interroge, recherche un lien fusionnel. Les choses s’opèrent de façon très subtile mais il me faut le percevoir immédiatement et poser clairement la fin du cours, lui disant fermement que j’ai d’autres élèves à faire travailler. La distance ne se mesure pas que physiquement. Ce refus de ma part d’une relation fusionnelle et exclusive m’expose bien entendu à ce qu’Héloïse me boude et ne veuille plus de cours les fois suivantes où je les lui proposerai – ce qui pourrait me mettre, si je n’avais pas conscience du manège, dans un certain sentiment d’échec vis-à-vis de mes collègues qu’elle me « préfère », jouant les adultes les uns contre les autres face à mon refus d’exclusivité. Si je juge collante ou intrusive son attitude, je dois être au clair avec le fait qu’elle me demande de sortir de mon rôle d’enseignante, ce que je n’ai pas à faire.

La juste distance entre un professeur et un élève se trouve lorsque l’adulte sait quel est son

rôle et ne le mélange pas avec d’autres, comme ici ceux du médecin ou du parent.

*

Enseigner en milieu hospitalier confronte à la perte de tous les repères classiques de

la scolarité et oblige en cela à faire reposer la relation d’enseignement essentiellement sur

la conscience que l’enseignant a de son rôle. En hémato-oncologie, il y est confronté aux

corps mouvants de ses élèves, corps non par en train de mourir mais d’être soignés, plus

monstrueux qu’inanimés ou disparus, ce qui ne les prive pas d’un questionnement

13

identitaire profond en miroir sur ce qu’est mon propre corps, sa santé, son image, son

rapport aux normes… Une fois habitué à cette « mouvance » qui contamine l’espace et le

temps, la grande difficulté est de faire accéder l’enfant au statut d’élève, sachant que celui

de malade peut être utilisé comme écran. Cela passe par un travail sur l’espace de la

chambre, tant physique que symbolique : il s’agit de trouver avec chacun un

positionnement, une distance qui soient justes pour créer une relation professeur/élève.

Tout comme l’enfant doit s’arracher à son statut d’enfant et de malade pour devenir ici un

élève et « aller à l’école », l’adulte qui joue le rôle de l’enseignant doit se départir de ceux

de parent et de médecin.

14

II/ LES MODÈLES CONCURRENTS OU PARASITES

DE L’ENSEIGNANT

A/ LA FIGURE D’AUTORITÉ : LE MÉDECIN

Marcel Postic rappelle dans L’imaginaire dans la relation pédagogique que

l’enseignant « a une fonction symbolique de gardien de la loi »11. Même si cette position

fait aujourd’hui débat dans notre société, on se doit de constater qu’au sein de l’institution

hospitalière, c’est le médecin et non l’enseignant qui est le « professeur » et donc la figure

d’autorité de référence12. Il apparaît ainsi à la fois comme un modèle idéal et un rival

potentiel. Mireille Cifali interroge dans Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique le

fantasme qui se développe selon elle dans le monde enseignant d’un lien thérapeutique (et

donc plutôt duel – nous y reviendrons) plus efficace, ou offrant de meilleures conditions de

rencontre avec l’enfant que le lien éducatif : « pourquoi cette tentation, pour les métiers

d’instruire et d’éduquer, de se mimétiser sur le thérapeutique ? »13 Nous y verrions là une

relation beaucoup plus apaisée, beaucoup plus harmonieuse, bien loin de la violence de nos

classes. « Certains enseignants répondent toujours à la dévalorisation de leur fonction par

une idéalisation des autres métiers et une fascination du thérapeutique : eux aussi

aimeraient avoir – ce qu’ils considèrent comme un privilège – des conditions plus

favorables de rencontre avec un enfant, sans ces contraintes, ces déterminations

supplémentaires qui leur semblent grever leur métier. »14 Il y a alors peut-être l’idée sous-

jacente que l’enfant est un être malade et non en gestation, comme si notre société

vieillissante projetait sur ses constituants les plus malléables sa propre image.

Ce refus du conflit, et donc de la relation éducative, est lié pour Mireille Cifali à la

peur de l’enfant : « L’adulte a souvent peur de l’enfant. De sa force, de l’impossibilité où il

est mis d’en faire façon. Peur d’être débordé. » (Enseigner dans un service d’hémato-

oncologie rend palpable cette peur dans la mesure où les corps mouvants peuvent être

perçus comme monstrueux et débordants.) Il existe alors pour l’adulte qui se sent incapable

11 Marcel Postic, L’imaginaire dans la relation pédagogique, p.51. 12 Cette délégation d’autorité vers un corps médical semble apparaître au sein de l’institution scolaire : certains établissements font désormais appel à des psychologues pour « coacher » des élèves en difficulté, réclamant une aide qu’ils se pensent impuissants à fournir. Sa place incontournable dans la reconnaissance de la situation de handicap lors d’un PAI semble aller dans le même sens. 13 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, p.27. 14 idem, p.73

15

de poser clairement des limites un fantasme de « fraternage » selon le terme de Daniel

Hameline, où l’on cherche à « ne pas réprimer tout en nourrissant quand même »15, rejetant

en réalité le père castrateur au profit de la bonne mère nourricière. Pour une femme comme

moi qui enseigne en milieu hospitalier surgit alors le modèle de l’infirmière, maternelle ou

séductrice, qui peut nourrir ou se nourrir en paix, l’autorité ayant été déléguée au médecin.

« Tous les métiers de l’humain traînent derrière eux l’idéal d’une absence de

sentiments négatifs »16 constate Mireille Cifali. Cet idéal semble accessible à l’hôpital où

la relation éducative n’existe que si elle est consentie par l’enfant, qui prend ainsi seul la

responsabilité d’écarter/d’accepter le conflit. En cela, la relation éducative en milieu

hospitalier peut présupposer que l’enseignant se refuse à incarner une figure d’autorité,

souhaitant privilégier un mode de rencontre plus harmonieux avec l’élève, fantasmé

comme étant celui de la relation thérapeutique. Le fait qu’en tant qu’enseignant on puisse

porter une blouse plutôt qu’un cartable – objet qui me semble aujourd’hui le plus apte à

désigner le professeur – traduit cette ambiguïté possible.

Cela n’empêche pas l’enseignement d’avoir une dimension thérapeutique. Elle est

souvent admise mais ses modalités restent floues : « La pédagogie peut avoir un effet

thérapeutique, dans le sens où elle permet à l’un ou à l’autre de devenir, là où quelque

chose est resté « gelé »17. Un premier effet thérapeutique de l’enseignement est d’aider à

une structuration interne, grâce aux rituels de la scolarité, qu’il faut adapter et réinventer

sans cesse en milieu hospitalier, tout autant qu’à l’apprentissage d’une mise en forme de la

pensée.

Le Docteur Vignes, médecin responsable du service des urgences psychiatriques de

l’Hôpital des Enfants de Toulouse-Purpan, affirme également que la présence des

enseignants à l’hôpital a une dimension thérapeutique dans la mesure où ceux-ci offrent à

l’enfant des figures d’identification. Lors d’une hospitalisation de courte durée, la scolarité

ne sert pas à éviter de perdre du temps scolaire, même si c’est ce qui est dit aux parents

pour les rassurer. Pour certains enfants, le travail psychologique est difficile ; la

confrontation avec des adultes variés autres que le psychiatre dont on se méfie permet la

construction d’une séquence thérapeutique dont le ressort est l’identification ; cela permet

de détourner de son obsession un esprit gelé sur un attachement phobique.

15 Marcel Postic, La relation éducative, p.237 16 Mireille Cifali, Le lien éducatif, p.178 17 idem, p.73

16

Reconnaître une dimension thérapeutique pour l’enfant à une relation

d’enseignement, selon les modalités de la structuration ou de l’identification, ne dédouane

pas l’adulte qui enseigne de s’interroger pour lui-même sur cette même dimension. Dans

l’enseignement spécialisé, les adultes semblent toujours plus concernés par l’idée d’

« aider » un enfant. Mireille Cifali y voit un besoin identitaire profond d’être utile :

« Quand on est dans une démarche d’aide, on sert à quelque chose ; on ne doute plus de

son utilité (…) Sa souffrance m’aide à me détourner de mes soucis. Elle est une sorte de

remède à la mienne. Elle m’aide à vivre, sans avoir à me confronter à moi-même. Au fond,

il m’aide à m’aimer, l’assistance que je lui porte me rend meilleur. »18 En milieu

hospitalier, cela suppose d’accepter l’idée paradoxale selon laquelle nous avons « besoin »

de la maladie ou de la déficience de ces enfants : « On espère secrètement qu’il rechute :

son impuissance et son attachement nous seraient-ils devenus indispensables ? Nous créons

sa dépendance, mais parfois nous ne l’assumons pas. »19 La dépendance à la relation

d’enseignement est une question réelle et profonde qui touche à la construction identitaire

de chaque enseignant. Lorsqu’un élève « réclame » tel ou tel cours, nous sommes

confrontés à notre toute puissance tout autant qu’à celle de l’enfant. « Ne nous méprenons

pas, un professionnel est souvent flatté quand il a affaire à un enfant dépendant, du moins

dans un premier temps : « Il a besoin de moi, il m’appelle, il me demande, il m’est attaché,

je lui suis indispensable »20.

Une rivalité peut alors émerger avec la figure médicale d’autorité, médecin ou

psychiatre, que nous cherchions à faire oublier à l’enfant le cadre hospitalier ou à

l’apaiser : « une prétention tenace chez l’adulte : réussir à « sortir » un enfant de là (…)

C’est davantage notre réussite qui importe : orgueil pédagogique selon Freud, suscité par la

présence, à l’arrière-plan, d’une rivalité. « Un autre adulte a échoué, je vais lui montrer… »

Rivalité imaginaire où l’on se dispute un être en souffrance. »21 Nous voulons le « sortir »

de l’hôpital pour l’amener à l’école, avec le fantasme possible d’un enseignant

18 Idem, p.65 19 Idem, p.67 20 Idem, p.159 Lorsque j’annonce à mes collégiens du milieu ordinaire que je pars 3 semaines en formation, les éclats de certains, pas forcément toujours ceux dont je l’attends, me confrontent à ce lien de dépendance. 21 Idem, p.64

17

« sauveur »22. Lorsqu’on lit certains ouvrages concernant l’enseignement spécialisé ou que

l’on écoute certains enseignants qui y travaillent, on est frappé du nombre de « miracles »

rendus possibles, d’enseignants ayant réussi à remettre brusquement un enfant sur la

grande route merveilleuse du Savoir (et de la Santé mentale qui plus est!). Ce fantasme du

Professeur Sauveur omnipotent invite à beaucoup plus d’humilité quant à la dimension

thérapeutique de l’enseignement, et à l’interroger aux deux pôles de la relation, du côté de

l’élève comme de l’enseignant.

Le plus souvent, l’élève se sert du professeur pour avancer seul, et se dernier doit

accepter les échecs et réfléchir les moyens de sa pratique pour les éviter. « Être enseignant,

c’est apprendre et enseigner, le but n’a pas à être bradé. Mais des effets thérapeutiques

peuvent en résulter, si on a réfléchi à ses actes, paroles et outils et que l’on ne s’est pas

contenté de déléguer purement et simplement la difficulté à d’autres. »23 Cela suppose

aussi surtout d’accepter que l’élève grandit à son rythme et selon ses modalités. « Des

procédures pédagogiques peuvent se révéler thérapeutiques, non par la volonté d’un

enseignant mais parce qu’un enfant vous l’indique : il a pu utiliser quelque chose – dont on

ne saura jamais exactement quoi – pour poursuivre son chemin. C’est lui qui rend

thérapeutique le milieu ou le geste ou le savoir ou la parole, et non vous qui voulez qu’ils

le soient à tout prix. »24

B/ LA PRÉSENCE FANTASMATIQUE : LE PARENT

Très souvent, un des deux parents de l’élève se trouve dans la chambre ; certains la

quittent lorsqu’un enseignant arrive, d’autres pas et font mine la plupart du temps de se

plonger dans un livre (ce à quoi quelques toussotements bien placés apporteront parfois un

démenti). Cette présence, qui se veut discrète, n’en est pas néanmoins problématique. Cet

adulte est un regard et une oreille qui peuvent me juger, situation généralement très mal

vécue par les enseignants si l’on écoute leur hantise des inspections. « Même un collègue

qui entre dans sa classe est l’intrus et est inconsciemment rejeté, car il constitue une

menace dans cet espace clos : il pourrait usurper le pouvoir dans la classe, ou contester

secrètement celui du titulaire. »25 Marcel Postic pose ainsi cette situation en termes de

rivalité. Qu’on le veuille ou pas, cet adulte présent dans la chambre, qui entretient un lien

22 Symboliquement, il ne s’agit pas pour nous de le « sortir » de l’hôpital mais pour lui d’ « aller » à l’école. 23 Idem, p.225. 24 Idem, p.73. 25 Marcel Postic, La relation éducative, p.243.

18

affectif privilégié avec l’enfant, fait obstacle à tout ce qui pourrait être de ma part désir

inconscient d’une relation duelle exclusive. La question indécidable, car posée en des

termes à chaque fois différents et selon des données qui nous échappent en partie, est de

savoir comment faire avancer l’enfant hors de ce mode de relation sans créer de rivalité

avec l’autre adulte : je suis là dans cette chambre pour t’empêcher une relation exclusive

avec un enfant que je veux pour moi seul(e).

Lorsque les parents ne sont pas là, il est parfois difficile de ne pas se laisser

apitoyer par un enfant que nous jugeons malheureux dans sa solitude hospitalière : il y a un

danger certain à vouloir se substituer à un affect jugé défaillant. Cela n’empêche pas que

lorsqu’un enfant nous semble réclamer un soutien affectif, parfois jugé nécessaire pour le

mener sur la voie de ses apprentissages, nous n’ayons pas à assumer une forme d’étayage.

Mais la difficulté de la chose est de l’effectuer sans se confondre avec le modèle parental.

Marcel Postic rappelle dans La relation éducative le propos de Georges Mauco selon

lequel « la valeur éducative du maître est relative à son degré de maturité affective, selon

qu’il maîtrise alors ses propres affects. »26 L’enseignant, à la différence du parent, est un

professionnel de la relation qui se doit de tenir un rôle provisoire dans la vie d’un élève.

Lorsqu’un élève se met en situation d’enfant et réclame un soutien affectif, il nous faut

l’entendre sans y répondre, sinon par une proposition de savoir, médiation vers laquelle

transférer cette demande. « Il s’agit d’accepter l’expression de la demande, de la

comprendre, sans répondre à la revendication affective, ni par la parole, ni par les gestes, et

de permettre un déplacement d’investissement. La réponse à la demande de « maternage »

ferait régresser l’enfant, la compréhension de la demande par l’adulte le rassure. »27

L’enseignant rassure, contient et pacifie l’angoisse de l’élève face au changement que peut

provoquer chez lui l’apprentissage ; à l’hôpital, ce travail de réassurance est d’autant plus

important que, bien que ce milieu soit parfois régressif et apaisant dans son mode de

fonctionnement, la maladie ajoute ses propres angoisses. La plupart des élèves y

développent ainsi des troubles névrotiques qui perturbent les apprentissages, que ces

troubles prennent un caractère dépressif ou hystérique.

La figure du parent, parfois lointaine pour l’enseignant lorsque l’on exerce en

établissement classique, est incontournable à l’hôpital. Cela suppose également que nous

sommes amenés à accueillir une parole angoissée des parents d’un malade quant à son

avenir d’élève, parole médiatisée et rendue possible par la présence de la scolarité. Un

26 Idem, p.229 27 Idem, p.252

19

parent qui nous parle du redoublement possible de son enfant alors qu’il se trouve à

l’hôpital pour une chimiothérapie nous dit beaucoup plus que le seul souci de sa scolarité.

Certains assument ou se déchargent totalement sur les équipes enseignantes du lien avec

l’établissement où est inscrit l’élève ; chaque cas est respectable et n’a pas à être jugé.

Nous n’agissons que pour maintenir ce lien si cela est nécessaire pour l’élève, qui parfois

l’assure lui-même très facilement par le biais de son réseau de camarades.

Confondant « aider » et « aimer », l’enseignant spécialisé peut être tenté de calquer

sa relation sur le modèle de la relation parentale. Il faut alors distinguer la relation

culturellement perçue comme maternante de celle perçue comme paternante. Le rôle du

père, jugé castrateur28, qui peut être tranquillement délégué au médecin, considéré comme

étant à l’hôpital la figure d’autorité, ne semble pas être celui qui prédomine dans

l’enseignement spécialisé, où le modèle maternant, alimentaire, dont on oublie alors le

caractère possible de dévoration, s’impose bien plutôt. Sur le plan fantasmatique,

« l’enseignant est la mère toute-puissante, pouvant donner ou refuser la nourriture et

l’existence. La survie de l’élève dépend de lui. Mais engendrer, c’est aussi mourir : l’autre

dévore et détruit la mère, afin de conquérir son indépendance. »29 La fuite de l’autorité

dans la recherche du fusionnel maternant est paradoxalement la recherche du duel

conflictuel, où s’engage un combat symbolique à la vie à la mort.

La recherche inconsciente de ce lien fusionnel est probablement beaucoup plus

présente que nous ne sommes capables de la voir. « Quand il est recherché par l’éducateur,

c’est parce que celui-ci veut former l’élève à son image, le garder dans ses liens et

l’absorber (…) Quand c’est l’élève qui le recherche, c’est parce qu’il désire posséder

l’objet de l’identification et se fondre en lui. »30 Le rapport de possession qui en est une des

expressions atténuées est plus facilement repérable : quel enseignant ne dit pas : « mes

élèves »… À l’hôpital, j’ai la chance de travailler en alternance avec une autre collègue de

Français. Comme elle est arrivée cette année et que nous ne nous connaissons pas encore

très bien, je n’ai pas pu m’empêcher en début d’année de découper les services en

« territoires » pour éviter le conflit : je suis la prof de Français de D2, elle est celle de B2 et

C2, nous alternons en E2. Derrière l’alibi de l’efficacité pédagogique se (re)jouent des

problématiques identitaires profondes.

28 L’enseignant « père » semble plutôt s’être incarné sous l’image de l’instituteur III° République. 29 Idem, p.237 30 Idem, p.269

20

La relation duelle présente « plus de danger que d’avantages, parce qu’elle

reproduit une structure familiale que l’éducateur voudrait voir dépasser »31. Lorsque les

affects débordent, il faut se poser très clairement la question d’un possible transfert de la

relation parentale dans la relation éducative.

Il m’est aujourd’hui évident que l’an dernier, cela s’est produit avec Grégoire. J’ai été à un moment sa seule enseignante à l’hôpital, car le Français était la seule matière qui ne lui était pas enseignée à la maison. Une problématique d’élection a dû surgir, me renvoyant à ses données infantiles très complexes, dont le contenu importe finalement très peu. Je me suis beaucoup inquiétée d’une opération périlleuse qu’il a subie à Bordeaux ; j’avais pu ressentir de ma part une volonté excessive de le faire travailler, d’autant plus difficile à discerner que c’était un bon élève qui demandait des cours ; on tient à le faire travailler / on tient à lui. C’est une certaine gêne de ma part à le retrouver cette année et ce que m’ont renvoyé mes collègues, me disant qu’il était mon « chouchou », qui m’ont aidé à en prendre conscience. Mon réflexe a été de le laisser à un collègue, le poussant vers les langues pour une reprise en douceur de la scolarité après la perte provisoire de certaines de ses facultés cognitives. Aujourd’hui il m’apparaît que ce rejet, le temps de comprendre ce qui se passait et de pacifier mes affects, était la bonne solution : « tout signe de contre-transfert doit entraîner de la part du maître un rejet de l’enfant déclencheur. »32

Chercher le pourquoi du comment permet de ne pas se laisser déborder ; et lorsqu’il ne se

trouve pas, il faut tout simplement accepter de laisser l’enfant à d’autres pour ne pas se

laisser prendre soi-même dans une relation non plus d’enseignement mais modelée sur une

relation parentale régressive.

C/ UN ETHOS ENSEIGNANT : DÉPASSER LA RELATION DUELL E

TOUT EN ÉTANT DEUX

La classe, en tant qu’espace physique et relationnel, est ce qui disparaît le plus

massivement de la structure scolaire lorsque la relation d’enseignement s’installe dans un

cadre hospitalier. Tenté par l’usurpation ou le mimétisme des autres adultes qui y entourent

l’élève, à savoir le médecin et le parent, l’enseignant est donc très explicitement confronté

au risque de relation duelle, risque présent également lorsque l’on est face à un groupe

d’élèves mais qui sera alors plus difficile à repérer et plus diffus.

On peut émettre l’hypothèse qu’inconsciemment il y a de ma part dans un premier

temps la recherche de conditions permettant la relation duelle, à l’imitation d’une relation

thérapeutique fantasmée comme dégagée du risque de conflit avec l’autorité (c’est

l’identification à l’infirmière, à la bonne mère). Le paradoxe est que cette fuite de 31 Idem, p.278 32 Francis Imbert, L’inconscient dans la classe, p.74

21

l’incarnation de l’autorité dans la relation à deux qui se veut pacificatrice est source de

violence. « Lorsqu’on est dans une trop grande proximité, dans la séduction, l’inceste, un

dedans privé d’un regard au-dehors ; lorsqu’il n’existe pas de lieu tiers, pas de soupapes,

pas de porte de sortie, pas de perspective, on peut être sûr que l’agressivité va germer et

prospérer dans les face-à-face, les fréquentations sans dégagements, les exclusivités, les

moi-toi en miroir »33 constate Mireille Cifali. Que l’on soit dans l’affection avec les plus

jeunes ou dans la séduction avec les adolescents, c’est une même fusion identitaire qui est

recherchée et se trouve être en réalité symboliquement destructrice. La relation duelle est

une situation pathologique dangereuse. Didier Anzieu constate que cette expression de

« relation duelle » « tend actuellement à être utilisée pour connoter toute situation à deux

alors qu’elle désigne, au sens strictement psychanalytique, non pas un dispositif matériel34

mais la relation symbiotique du nourrisson à sa mère. »35 Il suffit de penser au genre du

western et à ses fameux duels pour comprendre la dimension agressive de ce type

d’enfermement, voulu cependant protecteur et pacifiant. Lacan la définit clairement

comme un « ou moi ou toi ».

Le ressort de cette négation de l’autre par son absorption dans notre propre image

est une relation en miroir : « chacun ne voit dans l’autre que son propre reflet »36. L’autre

est alors nié en tant que personne autonome et différente au point d’être l’objet à absorber :

« chacun est en situation d’être accaparé, capté par l’autre, d’être objet pour l’autre »37.

Reflet ou objet, image de soi ou matière à façonner selon l’image idéale de soi, l’enfant

peut être ainsi nié par l’adulte qui veut l’aider/l’aimer. Il y a pour l’éducateur le « risque de

ne voir dans l’élève que celui qui le reflète [ de ne voir que l’élève qui le reflète pouvons-

nous ajouter], qui lui renvoie une image de lui-même, parfois douloureuse s’il ne se

reconnaît pas, ou celui qu’il façonne selon son propre idéal »38.

Il semble donc que la notion de relation duelle pour définir la relation

d’enseignement réduite à l’élève et à l’enseignant ne convienne pas, en ce qu’elle en décrit

une possible dérive. Cela ne signifie pas qu’il faille s’interdire de l’utiliser comme appui et

fuir lorsque l’enfant semble la réclamer ; si cela est effectué consciemment par

33 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, p.113 34 À la suite des travaux de Stéphane Lojkine, on peut penser que le seul dispositif matériel est toujours symbolique et exprime une part d’inconscient. 35 Marcel Postic, La relation éducative, p.278 36 Idem, p.278 37 Idem, p.278 38 Idem, p.234

22

l’enseignant qui cherche à ce que l’enfant accède au statut d’élève, peut s’accomplir ainsi

l’étape essentielle qui permettra d’accéder à une trinité symbolique.

Le parent, lorsqu’il reste dans la chambre, apaise peut-être parfois ce risque du

face-à-face provoqué par la dualité mais le plus souvent il semble qu’il souhaite plutôt

conserver la dualité à son profit et empêcher que s’instaure une véritable relation

d’enseignement, où les objets de savoir vont jouer le rôle du tiers.

Si l’on rejette l’appellation « relation duelle », faut-il alors parler de « dyade » ?

Cette expression semble rendre encore plus prégnante la dimension fusionnelle, sur le

modèle de la mère qui porte son enfant et enclot dans un seul corps deux identités, avec les

confusions que cela peut entraîner. Toutes les expressions qui tournent autour du deux ne

me semblent aujourd’hui ne convenir que pour la dérive pathologique et régressive de la

relation d’enseignement.

L’expression de « cours au chevet » ou de « cours en chambre », qui correspondent

plus précisément à la réalité spatiale d’un enseignement à l’hôpital, ne me paraissent

cependant pas exemptes d’autres travers. L’idée d’un cours en chambre renvoie à cette

dimension régressive d’un repli sur l’espace intime qui ne correspond pas à la dimension

socialisante recherchée par un enseignement ; l’enfant n’aurait plus à opérer le

déplacement nécessaire pour accéder à ses apprentissages qui viendraient à lui, ce qui est

un leurre et un déni des transformations qu’ils nécessitent. Francis Imbert rappelle qu’ « il

ne s’agit pas en classe de pratiquer une quelconque thérapie à deux, mais de réactualiser les

réseaux de partage, des dispositifs de médiation capables de soutenir l’inscription dans la

loi à l’obligation à l’échange structurant de l’humain »39, loi bien compréhensible aux

travers des études ethnographiques autour de l’interdit de l’inceste. Symboliquement, je

dois trouver les moyens de faire en sorte que l’enfant quitte sa chambre, même si c’est moi

qui m’y rends, pour aller à l’école et opérer un déplacement qui lui permette de grandir.

Je ne peux ensuite pas m’empêcher de penser que je veille un mort lorsqu’on me

parle de « cours au chevet ». Le mot de « chevet » connote la maladie et la mort et ce n’est

pas symboliquement à un malade à soigner ou à un mourant que je m’adresse, mais à un

élève, c’est-à-dire un individu qui désire apprendre.

L’enjeu d’une relation d’enseignement est peut-être là : au lieu d’être celui qui

donne un soin, de l’amour ou du savoir, je dois permettre à l’enfant malade d’accéder à un

39 Francis Imbert, L’inconscient dans la classe, p.199.

23

statut d’élève autonome qui ait en lui-même le désir d’apprendre, tourné ainsi vers ce tiers

qu’est le savoir et que je n’incarne pas. Je ne suis que le médiateur, le passeur qui vise à ce

que s’instaure pour l’enfant l’autonomie, c’est-à-dire ici une relation de désir à l’égard

d’un bien dématérialisé que l’enfant peut absorber pour grandir, sans être pris dans les

filets et des conflits d’une relation duelle où c’est l’autre, pourtant incomestible, qui est

l’objet de dévoration. Le corollaire de cette pensée est l’adaptation de la technique

pédagogique selon l’élève quant à son autonomie dans les apprentissages.

*

À l’hôpital, ce ne sont pas seulement les corps et l’espace-temps qui sont gagnés

par la mouvance. Les identités peuvent également se contaminer et se confondre.

L’enseignant y croise le médecin et le parent : entre enseigner et soigner, aider et aimer, les

confusions de rôles sont possibles. Il peut y avoir un réel malaise identitaire pour

l’enseignant qui n’est plus la figure d’autorité de référence40, incarnée par le médecin, et se

voir directement confronté à celle du parent. Si cette confusion existe, on court le risque

d’une relation duelle avec l’enfant, sur le modèle thérapeutique ou parental. La relation

duelle, dans laquelle les identités de l’enseignant et de l’élève se confondent et s’entre-

dévorent est profondément anxiogène et surajoute ses peurs à celles générées par

l’hospitalisation, qui peuvent à elles seules perturber les apprentissages. Il s’agit donc pour

l’enseignant d’éviter tout jeu de miroir et d’être dans une position de réassurance de

l’élève, en indiquant clairement comme tiers un objet de savoir ou d’apprentissage pour

sortir du duel.

La question est alors de savoir comment amener l’enfant à tourner son désir vers un

savoir pour qu’il devienne élève dans un cadre scolaire totalement dématérialisé. Comment

être symboliquement et presque virtuellement à l’école tout en étant à l’hôpital et quelle

pédagogie mettre en œuvre pour construire une relation autonome entre l’élève et les

savoirs ?

III/ FAIRE ADVENIR UNE RELATION D’ENSEIGNEMENT

40 Nous comprenons la figure d’autorité comme la représentation que peut avoir l’enfant/l’élève/le malade de celui qui est supposé-savoir ; celui qui incarne cette figure peut ensuite ne pas exercer son autorité, c’est-à-dire imposer sa volonté, mais au contraire tenter de faire accéder l’autre à l’autonomie.

24

A/ADAPTATIONS PÉDAGOGIQUES

Selon que l’élève est venu à l’hôpital avec le sac à dos qui lui tient lieu de cartable,

que c’est lui ou l’un de ses parents qui me le présente, j’ai déjà un bon indice du désir de

l’enfant d’aller à l’école. Si l’élève me fournit lui-même les supports de sa scolarité

(photocopies de ses cours, manuel, cahier, stylo…) je peux immédiatement placer la

séance sur le plan didactique et pédagogique. Si tel n’est pas le cas, je dois d’abord

m’efforcer de faire accéder l’enfant malade au rôle d’élève en intégrant peu à peu les

objets de la scolarité. Je n’ai pas moi-même de cartable, et cela me semble une erreur. Pour

transporter les 4 ou 5 manuels dont je pense avoir besoin dans la matinée, j’utilise comme

les élèves un sac à dos. Ce mimétisme maladroit me semble, aujourd’hui que j’y ai

réfléchi, beaucoup plus poussé : de la même façon que le statut de malade peut faire écran

et empêcher d’accéder à celui d’élève, mon statut symbolique d’handicapée fait que je

n’accède probablement pas toujours à celui d’enseignante41.

Malgré cela, lorsque j’entre dans une chambre, je me présente comme « la prof de

Français ». Spontanément, la proximité fait que je donne parfois mon prénom et tutoie

l’élève, alors que devant une classe je me fais appeler « Madame » et vouvoie toujours mes

élèves, même au collège. Le risque du duel, sous les formes du mimétisme et du

« fraternage », apparaît donc d’emblée. Le fait que la matière que j’enseigne soit le

Français ne me facilite pas forcément la tâche quant à l’évitement du duel. En effet Marcel

Postic, dans son étude des représentations inconscientes des archétypes profonds associés à

certaines disciplines, indique qu’à la différence de l’enseignant de mathématiques, le

professeur de Français, quand il n’est pas jugé « vulnérable » et « plus sensible que

d’autres aux attaques du monde extérieur »42 semble receler un pouvoir presque occulte :

« on lui attribue la propriété de lire à cœur ouvert les émotions et sentiments (…) de

s’immiscer dans son intimité »43. Le fait de rentrer dans une chambre, possiblement perçue

comme un espace intime, ou d’envisager un cours « les yeux dans les yeux » fait émerger

cette angoisse de la relation transparente où les corps ne font plus écran à l’intériorité

intime. C’est pour cela que lorsque l’enfant me l’adresse, comme lorsque cela a été le cas

avec Sarah, à l’hôpital je ne pars jamais d’une production de l’élève.

41 À 25 ans, on m’a mis sous les yeux la possibilité que je me retrouve sur un fauteuil roulant suite à une importante malformation de la colonne vertébrale qui m’oblige à un certain nombre d’aménagements invisibles dans ma vie quotidienne. 42 Marcel Postic, L’imaginaire dans la relation pédagogique, p.113 43 Idem, p.115

25

Jeudi 7 janvier Travaillé ce jour avec Sarah, que je n’avais pas vue depuis l’an dernier. Quel changement ! Cette petite si naïve et si gentille est devenue un spectacle ambulant incapable de concentration. Elle souhaite ses vœux à tout le monde, se met à faire ses présentations à Elina avec qui travaille Alain. Comme notre salle de cours est donc occupée, je vais dans la salle des instits. Je n’aime pas travailler ainsi avec des profs autour de moi ! Et puis Sarah s’éparpille sans cesse, me dit qu’elle n’aime pas se justifier quand on lui pose des questions, que les garçons sont méchants, salue José qui entrait discrètement, trouve joli un tableau au mur… Cette enfant nous échappe, qui dit en riant à l’infirmière qu’elle ne dort pas la nuit et crie sans cesse « maman, maman ». C’est une habituée de l’hôpital qui fait marcher son monde à la baguette. J’aurais dû être plus rigoureuse mais avec les oreilles des collègues autour de moi, j’ai eu peur de passer pour la méchante. Un quiproquo avec Alain m’avait déjà mise de mauvaise humeur, mais là… Mardi 2 février Sarah, alitée et câblée de partout (j’ai recopié : accablée) pour de nouveaux examens, me propose un poème qu’elle a en tête intitulé « O Algérie »… Je prends note, pensant aux dictées d’angoisse de L’enfant bleu d’Henri Bauchau mais n’ose pas parler avec elle du contenu du poème car le grand-père espagnol, toujours discret, revient néanmoins s’installer dans la pièce. Je perçois la gêne de Sarah et m’y conforme. Nous ne ferons que de la grammaire à partir de son texte. Mais en ai-je le droit ?

Cela me semble ici l’amener à rester collée à sa problématique psychique et ne pas l’aider

à amorcer un détachement de celle-ci qui l’amènerait sur la voie de l’apprentissage.

L’enfant qui joue ainsi d’emblée la transparence se met en réalité en scène et me manipule.

L’avantage de l’enseignement du Français, c’est qu’il offre cependant deux

versants très différents, celui de la langue et celui de la littérature. La leçon de grammaire

est une chose qui m’est régulièrement demandée. Parfois, l’élève cherche ainsi avant tout à

me montrer qu’il sait et se lance dans la litanie apaisante des conjugaisons. Mais une fois

qu’il est lancé, je peux en général l’amener un peu plus loin que le monde connu, vers un

autre temps que celui sur lequel il veut absolument travailler car il le connaît déjà ou vers

des difficultés orthographiques présentées par d’autres verbes que ceux qu’il me propose.

Les élèves de 3° réclament souvent une leçon sur un point précis sur lequel ils pensent

avoir achoppé (valeurs des temps, subordonnées, expansions du nom, points de vue…) La

demande vient au fil de l’étude d’un texte ou d’un sujet d’annales (alors que chez les plus

jeunes, la grammaire est décrochée des textes). S’il est prêt à cela, il va alors spontanément

prendre note du contenu du cours ; sinon, j’utilise une feuille comme je le ferais d’un

tableau et peux la lui laisser ensuite. Si là le contenu de l’apprentissage est clairement

« posé » par la mise à l’écrit, il ne faut pas totalement perdre de vue la dimension affective

que peut avoir l’échange : « Chez le pré-adolescent et l’adolescent, la demande d’appui

affectif est toujours dissimulée derrière une demande d’appui dans l’apprentissage »44. J’ai

donc adapté ma pratique en ayant en mémoire la structure de mes cours de grammaire

44 Marcel Postic, L’imaginaire dans la relation pédagogique, p.146

26

plutôt que d’arriver avec des photocopies, ce que je fais lorsque j’enseigne devant une

classe entière ; dans ce dernier cas, je ne peux pas vérifier que tous les élèves ont

correctement pris note du cours et je me suis aperçue en examinant des classeurs que ce

n’était pas toujours le cas et pénalisait les élèves qui écrivent lentement, ont du mal à se

concentrer ou ne parviennent pas à participer à l’élaboration d’un cours tout en le prenant

en notes.

À l’hôpital, même si cela est parfois périlleux pour moi car, après deux ans

seulement d’enseignement spécialisé, je ne suis pas encore tout à fait au point sur tout

(l’exemple adéquat peut m’échapper, je ne trouve pas l’exercice approprié à ce que j’ai

commencé à travailler dans le manuel de l’élève que je ne connais pas forcément…) il me

semble qu’impliquer une trace écrite (de la part de l’élève ou de ma part avec une feuille-

tableau) plutôt que de donner sous forme de photocopies un objet de savoir clos, indigeste

et constitué, permet à la fois pour l’élève de fixer plus précisément le contenu du cours en

l’élaborant à son rythme tout en nous tournant tous les deux vers un objet-tiers, la feuille

de prise de notes. La trace écrite nous confronte à la spécificité du rythme de chacun face

aux processus d’apprentissage.

Plutôt que de se regarder l’un l’autre, il nous faut en effet regarder ensemble un

« ailleurs » pour échapper à la relation duelle et amorcer un apprentissage. L’enfant qui me

propose de faire de la conjugaison et commence à réciter des verbes se met en scène et

veut que je le regarde ; si je faisais un cours au tableau45 je voudrais qu’il me regarde. La

relation d’enseignement me semble commencer à s’instaurer lorsque tous deux nous

regardons un objet de savoir et qu’il va développer à partir de son savoir-être d’élève un

savoir-faire lui permettant d’y accéder, et non lorsque l’un montre quelque chose à l’autre.

C’est pourquoi à l’hôpital je privilégie le travail sur les textes littéraires, car il

permet d’introduire l’objet-livre sous la forme du manuel, livre symbolique de

l’enseignement de ma discipline et objet de savoir. « Il apparaît que la possibilité pour

l’enfant de trouver une place dépend de la capacité de l’adulte à assumer sa fonction

symbolique : celle de garant de la médiation, de passeur ou d’interprète qui veille à ce que

l’on dispose de mots de passe (…). Le pouvoir symbolique de l’enseignant se gagne ou se

perd selon qu’il parvient ou non à tenir le cap d’une parole qui ouvre l’espace d’un partage,

45 Cela m’est arrivé au début dans notre salle de cours où nous disposons d’un tableau, mais le dispositif scénique ainsi crée ne m’a pas semblé juste.

27

d’un déport, d’un processus de transfert. »46 Il me semble aujourd’hui que l’indice rare

mais le plus certain d’une relation d’enseignement à l’hôpital est celui de l’élève qui tient

en main son manuel de Français. Je suis parfois confrontée à des enfants « rétifs de

l’apprendre », selon l’expression de Serge Boimare, que cette réticence soit déjà installée

ou qu’elle soit liée aux angoisses de l’hospitalisation. Je m’efforce donc de leur donner les

moyens d’affronter leurs peurs grâce à une médiation, physiquement incarnée par le

manuel avant d’être culturelle.

Une étape de transition est parfois nécessaire : il faut que le manuel passe de mes

mains à celles de l’élève.

En 6°, les contes sont au programme. Imane est une enfant instable avec laquelle il est difficile de travailler. Je vais la voir en fin de matinée ; je suis fatiguée des cours précédents ; j’ai peu de temps. Je lui propose de lui lire un conte. J’ai un peu honte ; mon impression est proche de celle exprimée par Serge Boimare : « J’avais l’impression de faire perdre leur temps à des enfants déjà en retard dans leur cursus scolaire »47. J’ai l’impression d’avoir démissionné, abandonné toute ambition en terme de contenu, et que je la divertis, jouant le rôle du clown ou de la télévision. Je lui lis donc « Les trois plumes » des Frères Grimm en intégralité. Comme j’aime bien lire, cette lecture me redonne à moi-même un peu plus d’assurance.48 La lecture terminée, je propose à Imane de me raconter le conte pour m’assurer qu’elle l’a compris et greffer si possible à son récit les notions de structuration du conte. À ma grande surprise, elle s’implique totalement dans cet exercice et me monter qu’elle s’est approprié l’histoire, qui a pu passer du livre à son imaginaire par ma lecture. Et au moment où je m’apprête à partir, elle me demandera un deuxième conte… Cela, c’était un beau moment, c’était l’an dernier. Cette année, Imane a fait un passage rapide à l’hôpital et n’a pas voulu travailler. Sa situation familiale et sociale s’est dégradée. Sa scolarité se passe mal. Ce n’était pas un miracle ; tout est toujours à recommencer…

Le texte, parfois dans son intégralité lorsque c’est le cas d’un conte ou d’une

nouvelle, me semble donc devoir être au cœur d’une pédagogie adaptée au cadre

hospitalier. Se pose aujourd’hui bien entendu pour moi la question du choix de ces textes.

Avec le temps, je commence à repérer au fil des manuels des textes qui me semblent

fonctionner mieux que d’autres et amener les élèves à s’impliquer dans l’échange verbal.

Certains contes en 6°, les combats de chevalerie ou la poésie en 5°, le fantastique en 4°.

En 3°, ce sont les sujets de brevet qui rassurent le plus et au lycée, les élèves ont plus

clairement en mémoire la séquence de cours sur laquelle ils travaillent. Je travaille donc

assez souvent avec l’élève sur un texte que je ne connais pas, utilisant à mon tour bien

plutôt mon savoir-faire que mon savoir.

46 Francis Imbert, L’inconscient dans la classe, p.171 47 Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, p.2 48 « La relation pédagogique fonctionne bien lorsque le professeur ressent lui-même le besoin, en retour, d’une forme d’étayage par l’élève. Cet étayage provient de la conviction que son action est efficace, qu’il aide l’élève à se construire. » Marcel Postic, L’imaginaire dans la relation pédagogique, p.145.

28

Je me suis bien sûr posé la question de la présence de la mort ou de la maladie dans

les textes qui interpellent les élèves. Il me semble que si je la cherche implicitement en

amont des cours dans des textes à proposer, cela est trop voyant et ne fonctionne pas,

comme une tentative de séduction maladroite. Comme l’expose Serge Boimare, la

médiation culturelle doit « permettre aux questions brûlantes et aux inquiétudes d’avoir

droit de cité » mais rester « contenue, figurées dans le registre du symbolique »49. Ce n’est

donc pas tant le choix du texte que le commentaire que nous allons en faire qui permet ce

travail de médiation. À moi d’entendre chez l’élève les « mots de passe » qui lui

permettent de s’approprier le texte.

Je propose ainsi un pastiche d’Anna de Noailles que je ne connais pas à deux

anorexiques à partir du nom de l’auteur. Ce texte est utilisé dans le manuel comme support

pour l’étude des figures de style mais ce que nous travaillons, à partir des premières

réactions, c’est la caractérisation des personnages (présence du morbide et de l’exalté) et

leur relation de couple basée sur le mépris ; ce qui nous permet d’expliciter et de prendre

en notes un certain nombre de notions (incipit, point de vue, comparaison/métaphore). Il

me semble après coup que cela apportait un questionnement identitaire qui leur était

beaucoup plus essentiel qu’un cours plus formel sur les figures de style. Cela suppose que

j’accepte que c’est l’élève lui-même qui va, sans s’en rendre compte, m’indiquer ce dont il

a besoin et non pas moi qui en préjuge.

Je ne cherche donc pas dans le choix des textes l’évasion ou la négation du cadre

hospitalier. Vouloir « faire sortir » l’enfant de l’hôpital serait activer une rivalité me

concernant avec la figure du médecin en niant le statut de malade de l’élève. Il s’agit par la

médiation de la littérature de le ramener à ce qu’il est. Ce qui suppose une confiance totale

dans la littérature…

J’essaie ainsi de développer autour de cet objet de médiation culturelle que sont les

textes littéraires une pédagogie de l’oral qui permette à l’élève l’expression construite et

encadrée de ce qu’il est. Souvent, je ne prémédite pas tel ou tel texte pour tel ou tel élève ;

ce serait nier le facteur temps. J’essaie simplement, au moment du cours, d’amener à partir

de tel ou tel texte, désigné en partie par le hasard d’un manuel ou d’un programme, à

mettre en œuvre pour les développer des compétences d’expression et de compréhension.

Cela passe par l’acquisition d’un art du dialogue dans lequel je pense avoir beaucoup à

apprendre.

49 Serge Boimare, L’enfant et la peur d’apprendre, p.37

29

Travaillant ainsi autour d’une appropriation et d’un usage personnel des textes

littéraires, je suis amenée à faire parfois le deuil de contenus théoriques qui sont les miens

et que je souhaite transmettre à l’élève, pour envisager bien plutôt ses propres compétences

et lui permettre de les développer. L’espacement et l’irrégularité des cours comme le cadre

hospitalier me confrontent à une dématérialisation des insignes de ma fonction, et donc

également des procédures d’évaluation. Celles-ci me renvoient du côté de l’établissement

où est inscrit l’élève et d’où viennent à ce sujet un certain nombre de demandes.

L’enseignante de Français d’Héloïse, élève de 3° brûlée à 80% et qui ne peut pas écrire, m’envoie tous ses cours et me demande de procéder aux évaluations qu’elle prépare, ce qui signifie en réalité que je deviens la secrétaire de l’élève pour cela. Héloïse est une enfant très autoritaire qui culpabilise énormément ses parents et l’entourage médical. Elle entretient visiblement une relation très forte avec son enseignante de Français, dont elle me dit être l’élève préférée et qui lui écrit et lui transmet des livres par mon biais. J’accepte un temps de procéder aux évaluations en servant de secrétaire à Héloïse mais je me refuse à rentrer dans le rôle de lectrice. Ce n’est qu’après coup que je comprends que pour les évaluations, parce que cela me paraissait un symbole intouchable de la scolarité, j’ai accepté d’être instrumentalisée dans une relation professeur/élève visiblement complexe.

Les établissements scolaires nous demandent souvent des « notes » bien plus que

des « évaluations », elles parfois demandées par le pédopsychiatre. Il m’arrive de noter un

exercice écrit, mais je travaille le plus souvent à l’oral car c’est ce qui me semble le plus

accessible à un enfant hospitalisé. Le problème, c’est que la note est un indice permettant

de situer un élève dans une classe ; l’évaluation d’un niveau se fait en général aujourd’hui

en comparaison avec les pairs. Ainsi pour Erlann, je propose la note de 13/20, m’appuyant

sur l’expérience que j’ai des copies de 3° que j’ai pu corriger et sur l’échange avec mes

collègues. Le fait que j’exerce pour la moitié de mon service dans des établissements

scolaires ordinaires me permet d’avoir des repères assez fiables. Mais l’apparition des

livrets de compétences pourrait me permettre de participer plus facilement à l’évaluation

d’un élève hors de son groupe classe. Pour Erlann, je pourrais ainsi valider un certain

nombre d’items de la Compétence 1 –Maîtrise de la langue française, notamment pour ce

qui concerne « Lire » et « S’exprimer à l’oral ». Je peux également avoir un avis très précis

sur la Compétence 7 – L’autonomie et l’initiative, vu que l’élève est obligé à l’hôpital, s’il

veut suivre sa scolarité, d’ « Être capable de mobiliser des ressources intellectuelles et

physiques dans diverses situations » et de « Faire preuve d’initiative ». Sur ce point des

validations de compétences, nous dépendons encore des pratiques de chaque établissement

mais leur possible généralisation devrait faciliter le suivi d’un parcours scolaire lorsqu’il

30

est un temps transposé dans le cadre hospitalier. Cela suppose surtout qu’un enseignant

accepte de ne plus avoir le monopole de l’évaluation dans « sa » discipline.

B/ LA COMMUNAUTÉ ÉDUCATIVE

La question des évaluations soulève celle de la reconnaissance de l’EEAH50 par les

autres établissements scolaires. Se pose plus largement le problème de la représentation

que nous avons de la communauté éducative et aujourd’hui de son élargissement. L’école a

permis ces dernières années aux parents de prendre une place plus importante. Les élèves à

BES51 amènent souvent à une collaboration avec les membres du monde médico-social. La

circulaire du 7 janvier 2010 sur l’expérimentation d’un livret de compétence appelle à une

évaluation des champs de « l’éducation formelle et informelle. » Le livret de compétences

devrait en effet pouvoir « enregistrer l’ensemble des compétences acquises hors du cadre

scolaire : les connaissances, capacités et attitudes acquises dans le cadre associatif ou

privé, notamment familial ».

C’est un changement culturel profond qui est demandé au monde enseignant, qui

n’a plus la parole de référence sur un individu perçu dans son rôle d’élève. L’identité se

morcelle et se multiplie selon le champ auquel on se réfère : enfant, malade, pratiquant un

art, un sport, (une religion ? les limites de la « vie privée » semblent laissées à

l’appréciation de la famille) autant de supports d’identifications autres que celui d’élève.

On y percevra une concurrence ou une complémentarité selon que l’on refuse ou accepte

cette vision de l’individu, une déstructuration ou un enrichissement des identités.

Cette ouverture de l’école à des discours autres sur l’enfant peut commencer a sein

d’une équipe pluridisciplinaire. Son existence à l’hôpital des enfants me semble alors

paradoxalement une manière d’asseoir mon identité enseignante au-delà de ma seule

discipline. Je travaille souvent en binôme ou en trinôme. Le fait que nous apparaissions

ensemble devant des malades et leurs familles permet d’éviter collectivement la relation

duelle. Si le livre est pour moi un tiers intérieur au cours, l’équipe de professeurs en est

l’un des tiers extérieurs possibles. La multiplication des figures d’identification auxquelles

je peux renvoyer l’élève est pour moi un moyen facile de couper court à une éventuelle

recherche de dualité. « La protection, l’appui, que l’enfant sollicite au début de sa scolarité,

50 École des Enfants et Adolescents Hospitalisés 51 Besoins Éducatifs Spécifiques

31

sont surtout de nature affective. S’il connaît des déceptions, c’est parce que sa demande est

démesurée : avoir l’enseignant pour lui tout seul. Un enseignant idéalisé, ayant puissance

et tendresse (…) L’enfant s’aperçoit qu’il est enserré dans un groupe, et non le partenaire

privilégié d’une relation duale. »52 Si le groupe n’existe pas du côté de l’élève, il peut se

trouver du côté de l’enseignant.

Le fait que nous soyons par ailleurs une équipe mixte est une donnée très

importante : nous sentons parfois très clairement que le contact passe plus facilement avec

certains élèves selon que l’enseignant est un homme ou une femme, notamment avec les

élèves qui ont des problèmes psychiques. Cela permet dans un premier temps d’amorcer

une relation d’enseignement ; reste ensuite à l’enseignant avec lequel s’est créée cette

relation parfois privilégiée de l’utiliser pour amener l’élève à travailler dans le plus de

matières possibles, au contact d’un nombre plus important d’adultes différents. « Soyons

modestes ; si un enfant stagne avec l’un et progresse avec l’autre, ce n’est pas parce que

l’un est mauvais et l’autre bon, mais que, dans cette rencontre-là, il a trouvé – par un long

cheminement – de quoi prendre, comprendre et progresser. »53

Le fait qu’une véritable équipe existe permet alors l’élaboration de stratégies

communes (qui voit aujourd’hui tel élève ?) ou d’assumer collectivement et sans

culpabilité un abandon. Lorsque nous arrivons le matin dans notre salle de cours qui fait

alors office de salle des profs, le rituel de la discussion autour du cahier sur lequel sont

consignés les noms des élèves présents et vus la veille est essentiel. Cet espace-temps de

l’échange du matin dans la salle des profs est celui d’un lieu tiers qui peut servir de

soupape lorsque cela est nécessaire. S’expriment au fil de la conversation des inquiétudes

parfois profondes au sujet de tel ou tel élève qui s’apaisent parce qu’elles sont exprimées et

partagées. L’existence d’un réel fonctionnement en équipe, que j’avais pu constater lors

d’un remplacement, est ce qui m’a réellement donné envie de venir enseigner à l’hôpital.

Cette équipe enseignante doit exister et être mieux reconnue au sein de l’hôpital.

Nous avons commencé à y travailler en organisant l’an dernier des rencontres avec les

médecins responsables de certains services clefs. Au-delà de la demande que nous faisons

d’une (in)formation sur un contenu, le corps médical peut percevoir plus clairement la

présence de l’école à l’hôpital. Nous avons ainsi accueilli l’an dernier le Dr Suc, spécialiste

des soins palliatifs et de la prise en charge de la douleur ; cette année sont venus le Dr

52 Marcel Postic, L’imaginaire dans la relation pédagogique, p.145 53 Mireille Cifali, Le lien éducatif : contre-jour psychanalytique, p.225.

32

Brémont, spécialiste de la mucoviscidose pour nous expliquer cette maladie et évoquer la

nécessaire construction de Parcours de Formation adaptés, et le Dr Vignes, responsable du

service des urgences pédopsychiatriques, pour clarifier la question des évaluations qui

nous sont parfois demandées et envisager plus précisément l’organisation de suivis

conjoints à l’hôpital. Un des prochains enjeux est peut-être de renforcer le lien avec les

éducateurs. À chacune de ces rencontres, il s’agit d’échanger autour de représentations

souvent erronées que nous avons les uns des autres pour que chacun puisse mieux cerner

son rôle et ses missions par rapport à ceux des autres.

*

La relation d’enseignement peut s’instaurer lorsque la relation duelle, parfois

inévitable pour un accrochage par l’affect, éclate en direction d’un objet de savoir ou des

autres membres de l’équipe enseignante. Dans un cadre hospitalier où la situation scolaire

est dématérialisée à l’extrême, il importe plus qu’ailleurs que l’élève multiplie les

connections et acquiert une relation autonome au savoir. La relation d’enseignement

professeur/élève se transfère dans l’idéal à une relation élève/savoir médiatisée par

l’enseignant.

Le support des textes littéraires permet une grande ouverture au-delà des stricts

contenus disciplinaires et peut permettre de remotiver des élèves dans leurs apprentissages

sans nier l’angoisse profonde souvent liée à l’hospitalisation. Le déploiement de la

curiosité que nous souhaitons faire expérimenter à ces élèves doit également nous

concerner. Aujourd’hui, le monde enseignant, à la suite de l’enseignement adapté et

spécialisé, est appelé à prendre en compte la multiplication des supports d’identité de

l’individu avec lequel il travaille ainsi que l’extension de la communauté éducative au-delà

de l’école. Si l’enfant n’est plus seulement perçu comme un élève, cela suppose également

que le statut d’élève n’est plus propre à l’enfance et que tout un chacun peut à un moment

ou à un autre (re)devenir celui qui apprend. C’est l’enjeu du développement de la

formation continue. L’enseignant est alors peut-être simplement celui qui accepte que

l’élève lui enseigne les moyens qui leur permettent d’apprendre.

33

CONCLUSION : MOI, PROF

Enseigner le Français à l’hôpital des enfants oblige à des adaptations qui touchent

le savoir-être comme le savoir-faire de l’enseignant, son attitude et ses capacités. À

l’hôpital, l’espace-temps et parfois même les corps sont gagnés par une mouvance qui peut

être perçue comme régressive et/ou anxiogène, ce qui peut perturber les processus

d’apprentissage. Je suis confrontée à la dématérialisation de la scolarité, à une sorte d’école

virtuelle réduite à la relation d’enseignement, dans le contexte plus large d’une société où

les frontières entre réel et virtuel se complexifient et où l’on parle de « biens immatériels ».

Les élèves avec lesquels je travaille ne sont pas toujours identifiés par l’école

comme ayant des Besoins Éducatifs Particuliers mais présentent souvent des troubles

mentaux dont la particularité est d’être invisibles, qu’il s’agisse de troubles dépressifs

consécutifs aux chimiothérapies, qui déforment des corps qui occupent ainsi tout l’espace

du visible, ou que l’on soit face à des troubles généralement hystériques niés par la famille.

En tant qu’enseignante, je ne peux me laisser gagner par toutes sortes de confusions et

leurs angoisses. Il m’appartient de faire la part du rôle de chacun et d’assumer le mien,

différent de ceux de parent ou du médecin. Mon identité enseignante se construit donc

autour d’une réflexion sur les moyens pédagogiques adaptés à cet environnement.

L’individualisation des cours est souvent imposée par le cadre hospitalier et permet

de compenser la fragmentation et la discontinuité de l’enseignement. Les textes littéraires

vont ensuite constituer une médiation culturelle efficace, permettant de connecter des peurs

qui peuvent faire écran à la pensée avec un monde réel, imaginaire ou symbolique, où elles

peuvent s’exprimer, se contenir et se comprendre.

L’éthos d’un enseignant spécialisé car adapté au milieu hospitalier me semble donc

devoir être assuré, humble et attentif. Je dois être assurée de mon rôle de professeur,

tournée vers des objets de savoir que j’estime, pour opérer la réassurance parfois nécessaire

à un malade. L’humilité me permet de sortir des risques et gratifications de la relation

duelle : je ne suis qu’un adulte parmi d’autres qui accompagnent un enfant sur la voie des

compétences qui lui seront nécessaires pour s’insérer dans la société. L’attention et

l’écoute vont aider l’élève à acquérir une véritable autonomie dans ses apprentissages. Par

l’assurance, l’humilité et l’écoute, je peux ainsi accompagner l’enfant dans l’affrontement

de ses peurs, l’abandon de l’attachement duel pour s’ouvrir à la connaissance, et être une

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figure d’autorité sans exercer mon autorité, sans imposer ma vision de la littérature et du

monde.

C’est là un idéal qu’avec seulement deux années d’enseignement à l’hôpital je suis

bien loin d’atteindre dans ma pratique. Je tâtonne encore beaucoup dans mes choix

pédagogiques et didactiques et pense que seule l’expérience et donc le temps pourront

m’apprendre la justesse en la matière. Avec l’espoir que cette haute idée de la fonction

enseignante n’est pas simplement une réponse imaginaire et théorique au sentiment de

dévalorisation profonde de cette fonction qui point dans notre société.

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BIBLIOGRAPHIE

QUELQUES OUVRAGES QUI ONT ÉCLAIRÉ CETTE RÉFLEXION ET MON PARCOURS D’ENSEIGNANTE

BETTELHEIM, Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, « Pocket », 1976

BOIMARE Serge, L’enfant et la peur d’apprendre, 2° édition, Dunod, 2004.

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formation », 1994.

FOUCAULT Michel, Surveiller et Punir, Gallimard, « Tel », 1975.

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Éditeur.

LOJKINE Stéphane, La scène de roman, Armand Colin, « Collection U », 2002.

POSTIC Marcel, La Relation éducative, PUF, « Éducation et formation », 1979.

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