Georges Gurdjieff - Rencontre Avec Des Hommes Remarquables

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 G. GURDJIEFF RENCONTRES AVEC DES HOMMES REMARQUABLES RENÉ JULLIARD 30 et 54. RUE DE L'UNIVERSITÉ

Transcript of Georges Gurdjieff - Rencontre Avec Des Hommes Remarquables

G. G U R D J I E F F

RENCONTRES AVEC DES HOMMES REMARQUABLES

REN

JULLIARD PARIS

30 et 54. RUE DE L'UNIVERSIT

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JUIXIARD

PRINTED IN FRANCE

Note de l'diteur

L't 1922 arriva en France un inconnu, Georges Ivanovitch Gurdjieff. Il tait accompagn d'un petit groupe d'hommes et de femmes qui l'avaient connu Moscou et Saint-Ptersbourg, l'avaient suivi au Caucase, pendant la Rvolution, avaient essay avec lui de poursuivre leur aivit l'abri de la guerre Constantinople, puis s'taient enfuis de Turquie devant l'imminence d'une nouvelle crise et se retrouvaient maintenant, aprs un exode travers divers pays d'Europe, la recherche d'une proprit vendre aux environs de Paris. Ils achetrent la veuve de Matre Labori, l'avocat de Dreyfus, sa vaSte proprit du Prieur d'Avon, prs de Fontainebleau. Gurdjieff y tablit une tonnante communaut qui suscita d'emble une grande curiosit. Dans ces annes d'aprs-guerre, alors que tant d'illusions avaient t arraches, l'Occident prouvait un profond besoin de certitudes. Ce furent d'abord des Anglais qui vinrent au Prieur, attirs par P. D. Ouspensky (crivain russe, n en 1877, mort Londres en 1947). Ils furent rejoints plus tard par des Amricains. Critiques, diteurs, mdecins, la plupart portaient un nom connu. Us allaient au Prieur comme au-devant d'une exprience difficile mais qui si Gurdjieff tait celui qu'on leur avait dit leur ouvrirait la porte de la Connaissance. Le Prieur rpondit leur espoir. Vingt-sept ans plus tard, lorsque Gurdjieff mourut Paris, son nom tait encore inconnu du grand public, son uvre indite, la place qu'il occuperait dans l'hitoire de la pense impossible dfinir. Mais des ides avaient t transmises, et, de si loin qu'elles vinssent les ides de Gurdjieff semblent en effet se rattacher une trs haute et lointaine tradition elles avaient trouv un terrain appropri pour y germer. Qui donc tait Gurdjieff? Georges Ivanovitch Gurdjieff eSt n le I E R janvier 1877 (selon l'ancien calendrier russe) dans la ville d'Alexandropol, situe dans la province de Kars, jusqu'alors ottomane, qui venait d'tre conquise par les armes du Tsar. Sur ses parents, sur son enfance, sur l'ducation qu'il reut, nous ne pouvons que renvoyer le lefteur aux premiers chapitres de ce livre. Pendant la priode qui suivit, et qui dura peut-tre une vingtaine d'annes, Gurdjieff disparut.

On sait seulement qu'il entreprit de lointains voyages, en Asie centrale notamment. Ces annes furent de la plus grande importance pour la formation de sa pense. Il dit lui-mme (i) : " Je n'tait pas seul. Il y avait toutes sortes de pcialiBe Chacun tudiait selon les mthodes de sa science particuli lorsque nous nous runissions, nous nom faisions part des nus. " Il fait ainsi allusion au groupe des Chercheurs de Vrit Nous ne savions pas, jusqu' prsent, qui avaient t ces compagnons de jeunesse de Gurdjieff. Rencontres avec des Hom remarquables nous prsente quelques-uns d'entre eux et donne de dtails sur leurs aventures et leurs voyages. Mais le leeur devra se souvenir que ce livre, s'il eSt une autobiographie, n'eSt certainement pas une autobiographie au sens ordinaire du mot. Il ne devra pas tout y prendre la lettre (non plus d'ailleurs que tourner tout au symbole), ni essayer, pour remonter aux sources de la connaissance, de tenter une exploration systmatique du cours du fleuve Piandje ou des montagnes du Kfiritan. Car, bien que le rcit ait un son d'indniable authenticit, il parat vident que Gurdjieff a voulu brouiller les pits... Nous retrouvons Gurdjieff en Russie, en 1913. C'eSt Moscou, au printemps 1915, qu'a lieu la rencontre d'Ouspensky avec Gurdjieff. Ouspensky a une formation scientifique. Il a publi, en 1909, un livre sur la quatrime dimension. Dans l'espoir de trouver en Orient une rponse aux questions auxquelles, selon lui, la science d'Occident n'apportait pas de solution, il a entrepris un grand voyage aux Indes et Ceylan. Il eSt revenu de ce voyage avec la conviftion que sa recherche n'tait pas vaine et qu'il existait en effet quelque chose en Orient, mais " que le secret t gard bien plus profondment et bien mieux qu'il ne l'ava prpare dj un nouveau voyage, cette fois vers l'Asie centrale russe et vers la Perse, lorsqu'on lui parle de l'tonnant personnage rcemment apparu Moscou. Sa premire entrevue avec Gurdjieff devait modifier tous ses plans. " Je m'en souviens trs bien. Nous tions arrivs dans u situ hors du centre, dans une rue bruyante. Je vis un hom plusjeune, de type oriental, avec une mouHache noire et de

(1) Dans les Fragments d'un Enseignement inconnu, de P. D. Ouspensky, publis chez Stock, Paris, en 1950.

ti m*tonna d'abord parce qu'il ne semblait nullement sa p tel endroit et dans une telle atmosphre j'tais encore plei pressions d'Orient, et cet homme au visage de rajah hindou arabe, que j'aurais vu sous un burnous blanc ou un turba duisait dans ce petit caf de boutiquiers et de commission son pardessus noir col de velours et son melon noir, l'impre due, trange et presque alarmante d'un homme mal dguis. Aucune des questions que lui posa Ouspensky n'embarrassa Gurdjieff. Persuad que cet homme pourrait tre le chemin vers la connaissance qu'il avait vainement cherche en Orient, Ouspensky devint l'lve de Gurdjieff. Il devait donner plus tard une relation prcise, d'une impressionnante honntet, des sept annes qu'il passa auprs de son matre pour lucider et pour dvelopper tout ce que celui-ci lui avait laiss entrevoir lors de cette premire conversation Moscou en 1915. Mais Gurdjieff attira lui, en pleine guerre, d'autres chercheurs. Citons le compositeur Thomas de Hartmann (n en Ukraine en 1885, mort New York en 1956) qui tait dj bien connu en Russie. C'eSt sa science et son travail, mis la disposition de Gurdjieff, que nous devons d'avoir pu recueillir l'uvre musicale de celui-ci. La Rvolution trouva Gurdjieff, entour d'lves, Essentouki, au nord du Caucase. [Il venait d'y jeter les bases d'un premier InBitut pour le dveloppement harmonique de l'homme. guerre civile se dchana, il russit avec quelques-uns de ses lves une prilleuse expdition travers les cols du Caucase. Ayant gagn, par ce moyen inattendu, Tiflis, momentanment pargne, il y ouvrit un nouvel Institut. Puis, le sud du Caucase submerg par la rvolution, il se rfugia avec ses lves Constantinople, o ils purent ouvrir nouveau l'Institut. Cet itinraire se prolonge, toujours plus l'OueSt, jusqu' Fontainebleau, o Gurdjieff trouva enfin les conditions voulues pour fonder l'InStitut sur des bases Stables. Parmi les Anglais qui vinrent l'y rejoindre se dtache la figure d'Orage. Il avait vendu, pour venir au Prieur, sa revue The New Age, dans laquelle il s'tait rvl pendant quatorze ans, au dire de Bernard Shaw, " le plus brillant essayiste de ce tem Rien ne lui tait tranger, ni dans le domaine littraire, ni dans le domaine conomique. Orage, pour beaucoup de jeunes crivains, avait t mieux qu'un conseiller : une sorte de frre an. Margaret Anderson fit aussi partie de ce groupe deux ans plus

tard. Elle avait fond New York, en 1914, une revue d'avantgarde, The Little Review, dans laquelle elle avait prsent l'Am rique Apollinaire, Cofteau, Gide, Satie, Schnberg, Picasso, Modigliani, Braque... Elle avait mme risqu la prison pour avoir os y publier l'Ulysse de James Joyce. Parvenue au point o elle ne pouvait plus se satisfaire des seuls raffinements de l'esprit, elle dcida, elle aussi, de rejoindre Gurdjieff. Bien rares furent, dans ces premires annes, les Franais qui approchrent Gurdjieff. Un homme inoubliable, Alexandre de Salzmann, l'avait rejoint Tiflis. Il tait peintre et dcorateur de thtre. Sa femme tait franaise. C'eSt elle qui devait, par la suite, faire connatre la pense de Gurdjieff en France et lui amener les groupes auxquels il transmit son enseignement, Paris, aprs la fermeture du Prieur. Katherine Mansfield, son arrive au Prieur, dcrit : " ...un vieux chteau trs beau, entour d'un parc adm soigne les btes, on jardine, on fait de la musique... on doit choses au lieu d'en discourir ". Et plus tard " ...en trois semaines je sens que j'ai pass des aux Indes, en Arabie, en Afghanistan, en Perse... il n'y a c pas un autre endroit au monde o l'on pourrait apprendr apprend ici ". La venue de Katherine Mansfield au Prieur a fait couler beaucoup d'encre. " De la calomnie, crit Pierre Schaeffer dans " le Monde ", il reS toujours quelque chose. En ce qui concerne Katherine M exemple, force de le ressasser en caraeres d'imprimerie, par associer l'hospitalit de Gurdjieff lafin malheureuse poitrinaire. " Lorsque Katherine Mansfield, dj trs malade, avait demand tre admise au Prieur, Gurdjieff, voyant la gravit de son tat, avait d'abord refus. Orage et les autres insistrent pour qu'on lui donnt cette dernire joie. Katherine Mansfield mourut quelques mois plus tard au Prieur et Gurdjieff reut en rcompense, comme l'crit Ouspensky, " son plein salaire de mensonges calomnies ". Ren Daumal et Luc Dietrich sont, parmi les crivains franais, ceux que l'enseignement de Gurdjieff a le plus dire&ement nourris. Andr Rousseaux, aprs avoir reconnu que la valeur d'une influence spirituelle se mesure la qualit des uvres

qu'elle inspire, crit dans le Figaro Littraire : " Si par exemple il nous tait prouv que Ren Daumal doit vraiment Gurd de ce que nom eimons et admirons en lui, notre admirat jieff en recevrait grand renfort... " En fait, Daumal a, pend ans, suivi l'enseignement de Gurdjieff et Le Mont Analogue, dd Alexandre de Salzmann, par qui Daumal avait connu Gurdjieff, eil une transposition potique tout fait transparente de l'exprience intrieure que Daumal et ses camarades poursuivaient. Des prises de position passionnes se produisirent pour ou contre Gurdjieff quelques annes aprs sa mort, lorsque son nom, atteignant le public, fut employ abusivement par des gens qui ne l'avaient pas connu. Ainsi prirent naissance des absurdits auxquelles nul, bien entendu, n'apporta jamais un commencement de preuve. Gurdjieff ne fermait sa porte personne. On voudrait bien savoir quelles furent les impressions profondes de l'archevque de Canterbury lorsqu'il passa un weekend au Prieur ou celles de Louis Jouvet lorsqu'il lui rendit visite Paris. Parmi ces visiteurs du dimanche il y eut aussi Denis Saurat, typiquement universitaire, alors diredeur de l'InStitut Franais au Royaume-Uni, qui retrouvait l son ami A. R. Orage. Denis Saurat, en abordant le Prieur, craignait avant tout d'tre dupe, et il mit dix ans et davantage pour " digrer " les impressions multiples qu'il reut ce jour-l. Bien des annes plus tard, dans une lettre Louis Pauwels, * il rsuma ainsi l'impression qu'il avait retire de son entretien avec Gurdjieff : " Je ne suis en aucune faon un disciple de Le bref contati que j'ai eu avec lui m'a laiss l'impression forte personnalit humaine, double ou surmonte par une tualit la fois morale et mtaphysique. J'entends par l sembl que seules les plus hautes intentions morales ressa et que, d'autre part, il savait sur le monde Spirituel des peu d'hommes savent, et qu'il tait vritablement un ma domaine de l'intelligence et de l'eSprit. " La seule manifestation publique de Gurdjieff et de ses lves pendant cette priode fut une dmonstration de danses sacres et de " mouvements " qu'ils donnrent au Thtre des ChampsElyses, en oftobre 1923. Ces exercices furent prsents la fois comme une restitution de danses de derviches et de crmonies sacres (dont leur auteur avait t le tmoin au cours de ses

voyages en Asie centrale) et comme une mthode d'ducation. Les Parisiens n'taient gure prpars regarder dans des danses, fussent-elles sacres, autre chose qu'un simple speftacle. Si la danse tait un langage, ils auraient voulu qu'on leur en livrt les cls. Mais Gurdjieff, sans s'attarder ces objeftions, allait faire affronter ses lves une preuve plus difficile encore. Accompagn de quarante d'entre eux, il allait porter ses ides New York et y donner des reprsentations de ses " mouvements ". Ils s'embarqurent le 4 janvier 1924. On trouve dans la presse de l'poque le compte rendu de deux sries de reprsentations qu'il donna, l'une au Neighbourhood Playhouse, l'autre au Carnegie Hall.

Quelques semaines aprs son retour en France, Gurdjieff fut grivement bless dans un accident d'automobile et ne reprit que lentement ses forces. Voyant qu'il ne lui restait que peu de temps pour accomplir la tche qu'il s'tait impose, il ferma partiellement l'Institut et se fit crivain afin de " transmettre ses ides sous une forme accessible tous ". Ds lors, et pour plusieurs annes, crire devint pour lui une obligation essentielle. Il ne cessa cependant jamais de composer de la musique, improvisant presque chaque jour, sur une sorte d'harmonium portatif, des hymnes, des prires ou des mlodies d'inspiration kurde, armnienne ou afghane, que Thomas de Hartmann notait et transcrivait. Cette musique, simple et profonde, n'et pas la partie la moins tonnante de son uvre.

Il se plia au mtier d'crivain avec cette sorte d'habilet artisanale qui lui avait permis dans sa jeunesse d'apprendre tant d'autres mtiers. Il raconte lui-mme dans le premier chapitre des Rcits de Belv>buth son Petit-Fils quelles furent les difficults qu'il rencontr ds l'abord. Aprs avoir hsit, il avait choisi d'crire en russe. Ses langues natales taient, en plus du grec, l'armnien et le turc. Il pensait en persan. Il plaisantait en russe. Il racontait des histoires en anglais " avec une simplicit orientale qui droutait apparence de navet ". Il ne cachait pas son ddain des convention grammaticales, englobes par lui dans le vaSte domaine de ce qu'il appelait, avec un accent charg d'ironie, " le bon ton En revanche, il avait un profond intrt pour les tournures de la sagesse populaire, maniant avec une grande adresse des pro-

verbes qu'il attribuait au lgendaire Mullah Nassr Eddin, mme quand ils taient de son cru. Ceux qui l'ont approch pendant cette priode l'ont souvent vu crire jusqu' une heure avance de la nuit, au Prieur, en voyage, sur les tables de caf de villes de province, et, naturellement, au Caf de la Paix, qui tait, disait-il, " son bureau ". Il ajoutait que, quand il avait besoin d'une grande concentration, le va-et-vient autour de lui d'tres humains de toutes sortes Stimulait son travail. Sitt un chapitre achev, il le faisait traduire rapidement pour en donner leure aux personnes de son entourage, dont il surveillait les ra&ions. Instruit par cette exprience, il le remaniait. Et il recommenait l'preuve aussi souvent qu'il tait ncessaire. Il crivit ainsi pendant une dizaine d'annes. Ce n'eSt pas un seul livre qu'il composa, sous le titre DU TOUT ET DE TOUT, mais trois gros ouvrages, dont l'apparente diversit rpond son intention de transmettre ses ides en trois tapes et sous trois formes diffrentes. Le premier, intitul RCITS DE BELZBUTH A SON PETITFILS OU CRITIQUE OBJECTIVEMENT HOMMES, IMPARTIALE DE LA VIE DES

vise, crit-il, " extirper les croyances et opinions en dans le psychisme des hommes propos de tout ce qui monde ". A ceux des leiteurs qui auront accept ce doute sur eux-mmes, il rserve le second ouvrage, RENCONTRES AVEC DES HOMMES REMARQUABLES, par lequel il veut "faire connatre le matriel nc une rdification, et en prouver la qualit et la solidit Le troisime, intitul LA VIE N'EST RELLE QUE LORSQUE " J E suis ", a pour but de " favoriser dans le penser et le sentim leeur l'closion d'une reprsentation juste, non fantaisi rel ". Il a t crit pour le petit nombre de ceux qui s'taient rellement engags dans son enseignement. Le premier des trois tait sous presse aux tats-Unis au moment de la mort de Gurdjieff. Il a paru successivement New York (i), Londres (2), Vienne (3), et enfin Paris en 1956 (4). Le second, que nous livrons au public onze ans aprs la mort de l'auteur, aura l'intrt d'apporter pour la premire fois certaines(1) (2) (3) (4) Harcourt Brace, All and Everything. Routledge and Kegan Paul, All and Everything. Verlag der Palme, All und Alles. ditions Janus, distribu par Denol, Rcits dt Bel^butb son Petit-Fils.

prcisions sur la partie jusqu'ici la plus mystrieuse de la vie de Gurdjieff. Lorsqu'il eut fini d'crire, Gurdjieff, aprs avoir ferm dfinitivement le Prieur, vint demeurer Paris. Il y reprit, avec un cercle d'lves, franais cette fois, l'enseignement dire, capable de faire appel aux moyens d'expression les plus divers, dont il avait le secret. Il alla souvent aux tats-Unis pendant cette priode, l'exception des annes de la guerre, qu'il passa tout entire Paris. Il mourut Paris le 29 oftobre 1949. La premire voix qui s'eSt leve, quelques jours aprs sa mort, vint d'Amrique. C'tait celle de l'architecte Frank Lloyd Wright, dclarant : Kipling a dit une fois que ces jumeaux il entendait l l'Occident ne pourraientjamais s'entendre. Mais dans la vi dans son uvre et dans sa parole, ily a une philosophie, sort deurs de la sagesse de l'Asie, ily a quelque chose que l'homme dent peut comprendre. Et dans l'uvre de cet homme et dan dans ce qu'il a fait et dans la manire dont il l'a fait l'O rencontre vraiment l'Orient.

Note des traducteurs

L'uvre de Gurdjieff est multiple. Mais, que que soit la forme travers laquelle il s'exprime parole est toujours un appel. Il appelle parce qu'il souffre du chaos intrieur lequel nous vivons. Il appelle pour nous faire ouvrir les yeux. Il nous demande pourquoi nous sommes l, ce nous voulons, quelles forces nous obissons. Il demande surtout si nous comprenons ce que n sommes. Il veut nous faire tout remettre en question. Et parce qu'il insiste, et que son insistance nou oblige rpondre, il s'tablit entre lui et nous relation qui fait partie intgrante de son uvre.

Pendant prs de quarante ans cet appel reten avec tant de force que, de tous les continents, de hommes vinrent lui. Mais l'approcher tait toujours une preuve. De

lui toute attitude semblait artificielle. Qu'elle dfrence excessive ou au contraire de prtention les premires minutes elle tait mise en pices. L tude tombe, il ne restait plus qu'une crature hu dpouille de son masque et surprise pour un ins dans toute sa vrit. Exprience impitoyable et pour quelques-uns i possible supporter. Ceux-l ne lui pardonnaient pas d'avoir t per jour, et, une fois hors d'atteinte, cherchaient tous les moyens se justifier. Ainsi naquirent le gendes les plus extravagantes. Gurdjieff lui-mme s'amusait de ces histoire allait au besoin jusqu' les provoquer, ne ft-ce pour se dbarrasser des simples curieux, incapab de comprendre le sens de sa recherche. Quant ceux qui avaient su Vapprocher, et pcfu cette rencontre avait t un vnement dtermi toute tentative pour la dcrire leur paraissait dri C'est pourquoi les tmoignages directs sont si rar

Cependant, la personne mme de Gurdjieff es sparable de l'influence qu'il n'a cess d'exercer. donc lgitime de vouloir connatre ce que fut sa au moins dans ses lignes essentielles. Aussi les lves de Gurdjieff ont-ils estim n saire de rendre publics ces rcits, conus l'origin pour tre lus haute voix dans un cercle restrei d'lves et d'invits. Gurdjieff y parle de la pri moins connue de son existence : son enfance, s adolescence, les premires tapes de sa recherche Mais si Gurdjieff se raconte, c'est pour servir vrai dessein. Nous voyons bien qu'il ne s'agit pas l d'une autobiographie au sens strict du mot. P lui le pass ne vaut la peine d'tre rapport que d la mesure o il est exemplaire . Ce qu'il sugg dans ces aventures, ce ne sont pas des exemples

ter extrieurement, mais toute une manire d' devant la vie, qui nous touche directement et nou pressentir une ralit d'un autre ordre. Car Gurdjieff n'tait pas, ne pouvait pas tre s lement un crivain. Sa fonction tait autre. Gurdjieff tait un matre.

Cette notion de matre, si courante en Orient, pratiquement pas reue en Occident. Elle n'vo rien de prcis, son contenu est des plus vagues, s suspect. Disons que, selon les conceptions traditionnelle la fonction du matre ne se limite pas l'enseign ment des doctrines mais signifie une vritable in nation de la connaissance, grce laquelle le ma peut provoquer un veil et par sa prsence mme a l'lve dans sa recherche. Il est l pour crer les conditions d'une exprie travers laquelle la connaissance pourra tre v aussi totalement que possible. C'est la clef mme de la vie de Gurdjieff.

Ds son retour en Occident, il travaille sans r constituer autour de lui un cercle d'hommes dc partager avec lui une existence tourne tout en vers le dveloppement de la conscience. Il leur ex ses ides, anime et soutient leur recherche, et les la conviction que, pour tre complte, leur ex rience doit porter simultanment sur tous les as de l'tre humain : c'est l'ide mme du dvelop ment harmonique de l'homme , dont il voulait f la base de cet Institut que pendant de nombr annes il s'effora de mettre sur pied. Pour atteindre ce but, Gurdjieff dut livrer une acharne au travers des difficults accumules la guerre, la rvolution, l'exil, l'indiffrence des et l'hostilit des autres.

Afin de donner au lecteur une ide de ce que f cette lutte et de l'ingniosit infatigable qu'il d pour la soutenir, on a insr la fin du livre un t qui primitivement ne lui tait pas destin. C'est le rcit qu'il fit un jour en rponse une q tion, apparemment fort indiscrte, sur l'origine ressources de l'Institut. Cette tonnante narration, publie sous le ti ha Question matrielle, contribue nous faire mieu comprendre comment l'existence d'un matre et to comportement sont soumis l'accomplissement sa mission.

Photo Andrieux

Introduction

Un mois s'eSt coul depuis que j'ai termin la premire srie de mes ouvrages, un mois consacr tout entier au repos des parties de ma " prsence gnrale " subordonnes ma raison pure. Comme je l'ai dit (i), je m'tais promis de ne plus crire une seule ligne pendant ce temps-l, et de me contenter de boire bien doucement et tout gentiment pour le bientre de la plus mritante de ces parties toutes les bouteilles de vieux calvados que la volont du deStin avait mises ma disposition dans le cellier du Prieur, amnag avec tant de soin il y a une centaine d'annes par des hommes qui comprenaient le vrai sens de la vie. Aujourd'hui ma dcision eSt prise. Sans aucune contrainte, et mme avec le plus grand plaisir, je veux me remettre crire soutenu bien entendu par toutes les forces qui me sont dj venues en aide, et de plus cette fois-ci par les rsultats cosmiques, conformes aux lois, qui font affluer de toutes parts vers ma personne les souhaits bienveillants que m'adressent en pense les lefteurs des livres de la premire srie. Je me propose de donner l'ensemble des ides que je vais exposer une forme accessible tous, dans l'espoir que ces ides pourront servir d'lments conStruftifs et pr( l ) Voit le dernier chapitre des Rcits de Hel%butb son Petit-Fils.

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HOMMES REMARQUABLES

parer le conscient des cratures, mes semblables, l'dification d'un monde nouveau monde rel selon moi, et susceptible d'tre peru comme tel, sans la moindre impulsion de doute, par tout penser humain au lieu de ce monde illusoire que se reprsentent nos contemporains. En effet, la pense d'un homme contemporain, quel que soit son niveau intelle&uel, ne prend conscience du monde qu' partir de donnes qui dclenchent en lui toutes sortes d'impulsions fantastiques. Et ces impulsions, en modifiant chaque instant le tempo des associations qui se droulent sans cesse en lui, dsharmonisent compltement l'ensemble de son fonionnement. Je dirai mme que tout homme capable de s'isoler des influences de la vie ordinaire, et de rflchir de faon peu prs saine, devrait tre horrifi par les consquences de cette disharmonie, qui va jusqu' compromettre la dure de sa propre existence. Mais pour donner un lan ma pense aussi bien qu' la vtre et leur communiquer le rythme voulu, je veux suivre l'exemple du grand Belbuth et imiter celui qu'il vnrait comme moi et peut-tre aussi comme vous, intrpide leeur de mes ouvrages, si toutefois vous avez eu le courage de lire jusqu'au bout les livres de la premire srie. Em>runtant donc notre cher Mullah Nassr Eddin (i) sa orme de pense et jusqu' ses expressions, j'aborderai d'emble, comme l'aurait dit ce sage des sages, un " subtil problme philosophique Si j'ai dcid d'agir ainsi ds le dbut, c'est que j'ai l'intention de mettre profit aussi souvent que possible, dans ce livre comme dans les suivants, la sagesse de ce matrepresque universellement reconnu, et qui, selon certaines rumeurs, se verrait bientt dcerner par qui de droit le titre officield'Unique au monde.

Or ce subtil problme philosophique apparat dj dans cette espce de perplexit qui n'aura pas manqu d'envahir le leeur ds les toutes premires lignes de ce chapitre s'il a confront les nombreuses donnes sur lesquelles reposent

(i) Figure lgendaire dans de nombreux pays du Proche-Orient, Mullah Naur Eddin incarne la sagesse populaire.

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Fils, alors que le fonHonnement de mon organisme n'tait pas encore tout fait rtabli aprs l'accident qui avait failli me coter la vie ce qui ne m'avait pas empch de soutenir un effort continu pour exposer mes ides et les transmettre aux autres avec la plus grande exatitude possible j'aie pu raliser un repos entirement satisfaisant grce un usage gnreux d'alcool, sous forme de vieux calvados ou de quelque autre de ses admirables cousins pleins de force virile. A vrai dire, pour rsoudre sans erreur le subtil problme philosophique ainsi pos l'improviSte, il faudrait encore pouvoir juger de manire quitable le fait que je ne m'en suis as tenu Striement la parole que je m'tais donne de oire tout le vieux calvados qui me restait. En effet, pendant cette priode consacre mon repos, il ne me fut pas possible, malgr tout mon dsir automatique, de me limiter ces quinze bouteilles de vieux calvados, et il me fallut combiner leur sublime lixir avec celui de deux cents autres bouteilles de vritable vieil armagnac, l'aspe enchanteur elles aussi et au contenu non moins sublime, afn que cet ensemble de substances cosmiques puisse suffire ma consommation personnelle, ainsi qu' toute la tribu de ceux qui sont devenus, au cours des dernires annes, mes assistants invitables en ces sortes de crmonies. Le verdi qui serait prononc mon sujet devrait enfin tenir compte du fait que ds l premier jour j'abandonnai mon habitude de boire l'armagnac dans des verres liqueur pour le boire dans des verres th. Et c'eSt d'inStin, me semble-t-il, que j'oprai ce changement, sans doute pour qu'une fois de plus puisse triompher la vraie justice. Je ne sais comment il en va pour vous, courageux leeur, mais quant moi, ma pense a dj trouv son rythme, et je peux maintenant, sans me faire violence, me remettre sophistiquer. Je me propose entre autres d'introduire dans cette seconde srie sept sentences parvenues jusqu' nous du fond des ges grce des inscriptions que j'eus l'occasion de dchiffrer sur

l'ide que moi, l'auteur des Rcifs de Belsjbuth son Petit-

ses conviions les mieux 'tablies en matire mdicale avec

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divers monuments au cours de mes voyages, et dans lesquelles nos anctres loigns avaient exprim certains aspeis de la vrit obje&ive, perceptibles pour toute raison humaine, mme celle de nos contemporains. Pour commencer, j'en prendrai une qui pourra fort bien servir de point de dpart aux exposs qui vont suivre et constituera en outre un excellent trait d'union avec la conclusion de la premire srie. L'ancienne sentence que j'ai choisie pour thme de ce premier chapitre se formule ainsi :

Seul mritera le nom d'homme, et seul pourra compter su chose qui ait t prpar pour lui d'En-Haut, celui qui aur acqurir les donnes voulues pour conserver indemnes et et l'agneau qui ont t confis sa garde. Or, l'analyse philologique dite " psycho-associative " laquelle cette sentence de nos anctres a t soumise de nos jours par certains vrais savants n'ayant rien de commun, bien entendu, avec ceux qui habitent le continent d'Europe dmontre clairement que le mot loup y symbolise l'ensemble du fonctionnement fondamental et rflexe de l'organisme humain, et le mot agneau l'ensemble du fonctionnement du sentiment. Quant au fonctionnement du penser humain, il eSt reprsent ici par l'homme lui-mme l'homme capable d'acqurir au cours de sa vie responsable, par ses efforts conscients et ses souffrances volontaires, les donnes confrant le pouvoir de toujours crer des conditions qui rendent possible une existence commune pour ces deux vies individuelles, trangres l'une l'autre, et de natures diffrentes. Seul un tel homme peut esprer se rendre digne de possder ce qui eSt dsign dans cette sentence comme tant prpar pour lui d'En-Haut, et qui d'une manire gnrale eSt destin l'homme. Il eSt intressant de remarquer que parmi les nombreuses nigmes auxquelles les diffrents peuples d'Asie ont souvent recours par une habitude automatique et qui rclament des solutions pleines de malice, il en eSt une o le loup et la chvre (au lieu de l'agneau) jouent aussi leur rle qui

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correspond bien, selon moi, l'essence mme de notre sentence. La question que pose cette astucieuse nigme eSt la suivante : comment un homme, ayant sous sa garde un loup, une chvre et de plus, cette fois-ci, un chou, pourra-t-il les transporter d'un bord l'autre d'une rivire, si l'on considre d'une part qu'il ne peut emporter avec lui dans sa barque plus d'une de ces trois charges, et d'autre part que, sans sa surveillance constante et son influence direfte, le loup peut toujours manger la chvre et la chvre le chou. La solution correle de cette nigme populaire exige non seulement que notre homme fasse preuve de l'ingniosit propre tout tre normal, mais qu'il ne soit pas paresseux et ne mnage pas ses forces, car pour arriver ses fins il devra traverser la rivire une fois de plus. Si nous revenons la signification profonde de notre premire sentence en tenant compte de l'enseignement qu'apporte la solution correle de cette nigme populaire, et si nous y rflchissons en faisant abtration de tous ces prjugs qui, chez l'homme contemporain, ne sont que le produit de ses " penses creuses " , il nous eSt impossible de ne pas admettre avec la tte et de ne pas reconnatre avec le sentiment que tout tre qui se donne le nom d'homme doit surmonter sa paresse et, inventant sans cesse de nouveaux compromis, lutter contre les faiblesses qu'il a dcouvertes en lui, afin de parvenir au but qu'il s'eSt fix et conserver indemnes ces deux animaux indpendants qui ont t confis la garde de sa raison, et qui sont, par leur essence mme, opposs l'un l'autre. Etimant que j'en avais termin la veille avec ce que j'ai appel mes " sophistications pour donner un lan ma pense " , je rassemblai ce matin-l toutes les notes rdiges pendant les deux premires annes de mon activit d'crivain, avec l'intention de m'en servir comme matriel pour le dbut de cette seconde srie, et j'allai m'asseoir dans lepare, sous les arbres d'une alle historique, pour y travailler. Aprs avoir relu les deux ou trois premires pages, oubliant tout ce qui m'entourait, je tombai dans une mditation profonde.

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M'interrogeant sur la manire de continuer, et plein des penses que cela me suggrait, je restai l, sans crire un seul mot, jusqu' la tombe de la nuit. J'tais si absorb dans mes rflexions que pas une seule fois je ne m'aperus que la plus jeune de mes nices, celle qui avait pour tche de veiller ce que le caf arabe auquel j'ai toujours recours dans mes moments d'intense aftivit physique ou mentale ne refroidt pas trop dans ma tasse, tait venue ce jour-l, comme je l'appris plus tard, le changer vingt-trois fois. Pour que vous puissiez comprendre toute la gravit de cette mditation et vous reprsenter, ne serait-ce qu'approximativement, dans quelle situation difficile je me trouvais, je dois vous dire qu'aprs avoir lu ces pages et m'tre rappel par association le contenu entier des manuscrits dont j'avais l'intention de me servir comme introduction, il m'apparut clairement que tout ce sur quoi je m'tais acharn durant tant de nuits sans sommeil ne convenait plus mon but, tant donn tous les changements et additions que j'avais apports la rda&ion dfinitive des livres de la premire srie. Lorsque je l'eus compris, j'prouvai pendant prs d'une demi-heure cet tat que Mullah Nassr Eddin dfinit ainsi : se sentir enfonc dans la galoche jusqu' la racine des che j'en pris mon parti et dcidai de refaire ce chapitre d'un bout l'autre. Cependant je continuai par automatisme me remmorer toutes sortes de phrases de mon manuscrit, et je me souvins tout coup d'un passage o, voulant expliquer pourquoi je me montrais si impitoyable dans ma critique de la littrature contemporaine, j'avais introduit certaines rflexions tires du discours d'un vieux lettr persan que je me rappelais avoir entendu dans ma jeunesse, et qui dcrivait, selon moi, on ne peut mieux les caractristiques de la civilisation contemporaine. J'estimai alors impossible de priver le lefteur des rflexions habilement dissimules entre les lignes de ce passage, car pour celui qui saurait les dchiffrer elles constitueraient un matriel permettant une comprhension juSte de ce que je me proposais d'expliquer dans les deux dernires sries, sous une forme accessible tout chercheur de vrit.

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Ces considrations m'amenrent me demander comment m'y prendre pour donner mon expos la forme qu'exigeaient dsormais les importantes modifications apportes aux livres de la premire srie, sans pour cela priver le leiteur de ces rflexions. De toute vidence ce que j'avais rdig pendant les deux premires annes de ce mtier d'crivain que je m'tais vu forc d'adopter ne correspondait plus ce qui tait maintenant ncessaire. En effet, j'avais alors presque tout crit du premier jet, sous une forme concise, comprhensible pour moi seul, avec l'intention de dvelopper par la suite tout ce matriel en trente-six livres, dont chacun serait consacr une question spciale. Au cours de la troisime anne, j'avais donn l'ensemble de ce que j'avais ainsi sommairement bauch une forme accessible, sinon tous, du moins ceux qui seraient dj familiariss avec un penser abstrait. Mais comme peu peu j'tais devenu plus habile dans l'art de cacher des penses srieuses sous des tournures plaisantes, faciles comprendre, et d'associer aux penses quotidiennes de la plupart des hommes contemporains certaines ides qui ne peuvent tre perues qu'avec le temps, je vis qu'il me f prendre le parti exactement inverse de celui que j'avais adopt jusqu'alors : au lieu de chercher atteindre par la quantit des ouvrages le but que je m'tais fix, je devrais dsormais y parvenir par leur seule qualit. Et je repris du dbut l'expos de tout ce que j'avais esquiss, avec l'intention cette fois de le rpartir en trois sries, chacune d'elles devant tre son tour divise en plusieurs livres. J'tais donc, ce jour-l, plong dans une mditation profonde, ayant encore toute frache la mmoire la sage sentence de la veille, qui conseillait de toujours s'efforcer ce que le loup soit rassasi et que l'agneau demeure indemne. Mais lorsque la tombe de la nuit la fameuse humidit de Fontainebleau, traversant mes semelles, eut aff t jusqu' ma facult de penser, tandis que d'en haut de gentilles cratures de Dieu, appeles petits oiseaux, provoquaient de plus en plus souvent sur mon crne lisse une sensation de

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fracheur, soudain surgit en moi la dcision catgorique de ne tenir compte de rien ni de personne et d'insrer dans ce premier chapitre titre de dveloppement digressif, comme diraient les crivains patents non sans les avoir polis auparavant, tous les fragments qui me plaisaient dans ce manuscrit detin tout d'abord servir d'introduCtion l'un des trente-six livres. Aprs quoi je me remettrais crire en me conformant Strictement au principe adopt pour les ouvrages de cette srie. Cette solution aura un double avantage. Elle pargnera mon cerveau, dj bien assez surmen sans cela, de nouvelles tensions superflues, et permettra aux leCteurs, surtout ceux qui auront lu mes crits antrieurs, de dcouvrir l'opinion objectivement impartiale qui peut se former dans le p chisme de certains hommes ayant par hasard reu une ducation peu prs normale, l'gard des manifestations des minents reprsentants de la civilisation contemporaine. Dans cette introduction, primitivement destine au trentime livre et intitule Pourquoi je suis devenu criva je parlais des impressions accumules en moi au cours de ma vie et sur lesquelles se fonde l'opinion peu flatteuse que je me fais des reprsentants de la littrature contemporaine. Je reproduisais ce propos, comme je l'ai dj dit, le discours que j'avais entendu dans ma jeunesse, lors de mon premier sjour en Perse, un jour que j'assistais une runion d'intelleChiels o l'on discutait de la culture contemporaine. Parmi ceux qui parlrent le plus ce jour-l se trouvait le vieil intelle&uel persan auquel j'ai fait allusion intellectuel, non pas dans le sens europen du mot, mais dans le sens qu'on lui donne sur le continent d'Asie, c'eSt--dire non seulement par le savoir mais par l'tre. Il tait d'ailleurs fort instruit et avait une connaissance approfondie de la culture europenne.

Entre autres choses, il dit ceci : " Il eSt trs regrettable que la priode aCtuelle de culture que nous nommons et qui sera nomme par les gnrations ultrieures civilisation europenne soit intercala pourrait-on dire, dans l'volution de l'humanit ; en d'autres

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termes, qu'elle soit un abme, une priode d'absence dans le processus gnral de perfectionnement humain, puisque aussi bien les reprsentants de cette civilisation sont incapables de transmettre en hritage leurs descendants quoi que ce soit de valable pour le dveloppement de l'intelligence, ce moteur essentiel de tout perfectionnement. " Ainsi, l'un des principaux moyens de dveloppement de l'intelligence eSt la littrature. " Mais quoi peut bien servir la littrature de la civilisation contemporaine ? Absolument rien, si ce n'eSt la propagation de la parole putanue. " La raison fondamentale de cette corruption de la littrature contemporaine eSt, mon avis, que toute l'attention s'eSt concentre peu peu, d'elle-mme, non plus sur la qualit de la pense ni sur l'exaCtitude de sa transmission, mais seulement sur une tendance la caresse extrieure en d'autres termes la beaut du Hyle, pour donner en fin d compte ce que j'ai appel la parole putanue. " Et, de fait, il arrive chacun de passer une journe entire lire un gros livre sans savoir ce que l'auteur veut dire, et de dcouvrir seulement vers la fin, aprs avoir perdu un temps prcieux, dj trop court pour faire face aux obligations de la vie, que toute cette musique reposait sur une infime petite ide, pour ainsi dire nulle. " Toute la littrature contemporaine peut tre rpartie, d'aprs son contenu, en trois catgories : la premire embrasse ce que l'on nomme le domaine scientifique, la seconde consiste en rcits, et la troisime en descriptions. " Dans les livres scientifiques, on dveloppe de longues considrations sur toutes sortes de vieilles hypothses connues de tout le monde depuis longtemps, mais chaque fois combines, puis exposes et commentes, de manire un peu diffrente. " Dans les rcits, ou comme on dit encore dans les romans, qui remplissent des volumes entiers, on nous raconte, la plupart du temps sans nous faire grce d'un dtail, comment un certain Pierre Dupont et une certaine Marie Durand sont enfin parvenus satisfaire leur amour ce sentiment9

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sacr qui a peu peu dgnr chez les hommes, en raison de leur faiblesse et de leur manque de volont, jusqu' devenir un vice dfinitif chez nos contemporains, alors que la possibilit d'une manifestation naturelle de ce sentiment nous avait t donne par le Crateur pour le salut de nos mes et le soutien moral rciproque que requiert une existence colleftive plus ou moins heureuse. " Quant aux livres de la troisime catgorie, ils nous offrent des descriptions de nature, d'animaux, de voyages et d'aventures dans les pays les plus divers. Les ouvrages de ce genre sont gnralement crits par des gens qui ne sont jamais alls nulle part et n'ont par consquent jamais rien vu de rel, bref des gens qui, comme on dit, ne sont jamais sortis de leur cabinet. A de rares exceptions prs, ils laissent simplement libre cours leur imagination, ou transcrivent divers fragments, tout aussi fantaisistes, emprunts aux livres de leurs devanciers. " Rduits cette misrable comprhension de la responsabilit et de la porte relle de l'uvre littraire, les crivains adtuels, dans leur poursuite exclusive de la beaut du Style, se livrent parfois d'incroyables lucubrations, seule fin d'obtenir l'exquise sonorit de la rime, comme ils disent, ac vant par l de dtruire le sens, dj bien assez faible, de tout ce qu'ils avaient crit. " Mais si trange que cela puisse vous paratre, rien ne fait plus de mal la littrature contemporaine que les grammaires j'entends les grammaires particulires chacun des peuples qui prennent part ce que j'appellerai le concert gnral cataHrophonique de la civilisation conte raine. " Ces grammaires, dans la plupart des cas, sont artificiellement constitues et ceux qui les ont inventes comme ceux qui continuent les modifier appartiennent une catgorie d'hommes tout fait ignares quant la comprhension de la vie relle et du langage qui en dcoule pour les relations mutuelles. " Au contraire, chez les peuples des poques passes, la vritable grammaire, ainsi que nous le montre trs clairement l'histoire, a t faonne peu peu, par la vie mme,

INTRODUCTION conformment aux diffrentes phases de leur dveloppement, aux conditions climatiques de leur principal lieu d'existence et aux formes prdominantes que prenait chez eux la recherche de la nourriture. " Dans le monde contemporain, la grammaire de certaines langues en eSt venue dnaturer tel point le vrai sens de ce que l'on dsire exprimer, que le leeur des uvres littraires d'aujourd'hui surtout s'il eSt un tranger - se trouve priv des dernires possibilits de saisir ne serait-ce que les minuscules ides qui peuvent encore s'y rencontrer, et qui, exposes autrement, c'et--dire sans application de cette grammaire, seraient peut-tre restes comprhensibles. " Afin de rendre plus clair ce que je viens de dire, poursuivit le vieux lettr persan, je prendrai comme exemple un pisode de ma propre vie. " Comme vous le savez, de tous mes proches par le sang il ne m'eSt reSt qu'un neveu, qui, ayant hrit il y a quelques annes une exploitation de ptrole aux environs de Bakou, s'eSt vu forc d'aller vivre l-bas. " Je me rends moi-mme de temps autre dans cette ville, car, tout ses innombrables affaires, mon neveu ne peut gure s'absenter pour venir voir son vieil oncle au pays qui nous a vus natre tous deux. " Le diSlrit de Bakou, o se trouve cette exploitation, eSt aftuellement sous la dpendance des Russes, qui constituent l'une des grandes nations de la civilisation contemporaine, et qui, comme tels, produisent une abondante littrature. " Or, la plupart des habitants de Bakou et de ses environs appartiennent des tribus qui n'ont rien de commun avec les Russes ; dans leur vie de famille, ils emploient le diale&e maternel, mais pour leurs relations extrieures ils sont tenus de faire usage de la langue russe. " Au cours des sjours que je fis l-bas, il m'arriva d'entrer en relation avec toutes sortes de gens pour diverses raisons personnelles, et je rsolus d'apprendre cette langue. " J'avais dj d tudier bien des langues dans ma vie, et j'tais donc trs entran le faire. Aussi l'tude du russe ne prsentait-elle pour moi aucune difficult ; je fus trs vite

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en mesure de le parler couramment, mais, bien entendu, la manire des habitants de la rgion, avec un accent et des tournures un peu rustiques. " Puisque je suis en quelque sorte devenu un linguiste, je trouve ncessaire d'observer ici qu'il eSt impossible de penser en une langue trangre, mme si on la connat la perfetion, tant que l'on continue parler sa langue maternelle ou une langue dans laquelle on a pris l'habitude de penser. " Par consquent, partir du moment o je pus parler russe, tout en continuant penser en persan, je me mis chercher dans ma tte les mots russes correspondant mes penses persanes. " Et, me trouvant parfois dans l'impossibilit de rendre exactement en russe les plus simples et les plus quotidiennes de nos penses, je fus frapp par certaines absurdits tout d'abord inexplicables de cette langue civilise contemporaine. " Cette constatation m'intressa, et, comme j'tais alors libre de toute obligation, j'entrepris d'tudier la grammaire russe, puis celle d'autres langues en usage chez diffrents peuples contemporains. " Je compris ainsi la vraie raison des absurdits que j'avais remarques, et j'acquis bientt, comme je viens de le dire, la ferme conviction que les grammaires des langues employes par la littrature contemporaine ont t inventes de toutes pices par des gens qui, en fait de connaissance relle, restaient bien au-dessous du niveau des hommes ordinaires. " Pour illustrer de faon plus concrte ce que je viens d'expliquer, je citerai, parmi les nombreuses incohrences qui m'avaient frapp ds le dbut dans cette langue civilise, celle qui me dtermina tudier fond cette question. " Un jour que je parlais russe, et traduisais comme d'habitude mes penses par des tours de phrase la manire persane, j'eus besoin d'une expression que nous autres Persans employons souvent dans la conversation, celle de mian-diaram, qui, en franais, se traduit par je dis et en anglais par I say. Mais malgr tous mes efforts pour dcouvrir dans ma mmoire

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quelque mot qui lui correspondrait en russe, je ne pus en trouver un seul, bien que je connusse dj et fusse capable de prononcer aisment presque tous les mots de cette langue utiliss, soit dans la littrature, soit dans les relations ordinaires, par les hommes de tous niveaux intellectuels. " Ne trouvant pas l'expression correspondant ces mots si simples et si souvent usits chez nous, je crus d'abord, bien entendu, que je ne la connaissais pas encore, et me mis la chercher dans mes nombreux dictionnaires, puis demander diffrentes personnes qui passaient pour comptentes le mot russe qui traduirait ma pense persane; mais il se trouva qu'il n'exitait pas et qu' sa place on employait une expression dont le sens eft celui de notre mian-sol-yaram, qui qui vaut au franais je parle ou l'anglais I Speak, soit ia govoriou.

" Vous, qui tes Persans, et qui, pour digrer le sens contenu dans les mots avez une forme de pense toute pareille la mienne, je vous le demande prsent : eSt-il possible un Persan, lisant en russe une uvre de littrature contemporaine, de ne pas se sentir inStinCtivement indign lorsque, rencontrant un mot exprimant le sens contenu dans solyaram, il s'aperoit qu'il doit lui donner le sens correspondant diaram ? C'eSt videmment impossible : sol-yaram et diara ou en franais parler et dire, sont deux actes ressentis de faon tout fait diffrente. " Ce petit exemple eSt bien caractristique des milliers d'absurdits que l'on rencontre dans les langues de ces peuples reprsentant ce qu'on appelle lafleur de la civilisatio contemporaine. Et ce sont ces absurdits qui empchent littrature aCtuelle d'tre l'un des principaux moyens de dveloppement de l'intelligence chez les peuples civiliss aussi bien d'ailleurs que chez d'autres peuples qui pour certaines raisons (que toute personne de bon sens souponne dj) sont privs du bonheur d'tre considrs comme civiliss, et sont mme, l'histoire en tmoigne, couramment traits d'arrirs. " Par suite des nombreuses incohrences du langage utilis par les littrateurs contemporains, tout homme qui

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lit ou entend un mot employ d'une manire incorrere, comme dans l'exemple que je viens de donner, s'il eSt dou d'un penser plus ou moins normal et sait donner aux mots leur vraie signification et surtout s'il appartient l'un de ces peuples exclus du nombre des reprsentants de la civilisation aftuelle percevra invitablement le sens gnral de la phrase d'aprs ce mot impropre, et, pour finir, comprendra quelque chose de tout fait diffrent de ce que cette phrase voulait exprimer. " Bien que la facult de saisir le sens contenu dans les mots diffre selon les peuples, les donnes permettant de percevoir les expriences rptes qui forment la trame de l'exitence sont constitues chez tous les hommes d'une manire identique, par la vie elle-mme. " L'absence dans cette langue civilise d'un mot exprimant exactement le sens du mot persan diaram, que j'ai pris en exemple, confirme bien ma conviftion, en apparence mal fonde, que les parvenus illettrs d'aujourd'hui, qui s'intitulent des lettrs, et pour comble sont considrs comme tels par leur entourage, ont russi transformer en un ersatz allemand jusqu' la langue labore par la vie. " Il faut vous dire qu'aprs avoir entrepris d'tudier cette langue civilise contemporaine, ainsi que plusieurs autres, pour y trouver la cause des nombreuses incohrences que l'on y rencontrait, je rsolus, comme j'avais un penchant pour la philologie, d'tudier galement l'histoire de la formation et du dveloppement de la langue russe. " Or, ces recherches historiques m'apportrent la preuve que cette langue avait autrefois possd, elle aussi, pour chacune des expriences dj fixes dans le processus de la vie des hommes, un mot exactement correspondant, mais qu'aprs avoir atteint au cours des sicles un haut degr de dveloppement, elle tait son tour devenue un objet tout juSte bon aiguiser le bec des corbeaux, c'eSt--dire un suje choix pour les sophistications de divers parvenus illettrs. Si bien que de nombreux mots furent dforms, ou finirent mme par tomber en dsutude, car ils ne rpondaient pas aux exigences de la grammaire civilise. Parmi ces derniers

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se trouvait justement le mot correspondant notre diaratn, et qui se prononait alors ska^ivaou. " Il eSt intressant de remarquer que ce mot s'eSt conserv jusqu' nos jours, mais que seuls l'emploient, et dans son sens exat, des gens qui tout en appartenant la mme nation se sont trouvs par hasard isols de l'influence de la civilisation contemporaine, autrement dit les habitants de certains villages loigns de tout centre de culture. " Cette grammaire artificiellement invente, dont l'tude eSt impose partout aux jeunes gnrations, eSt une des causes principales du fait que chez les Europens aftuels se dveloppe une seule des trois donnes indpendantes indispensables l'acquisition d'une saine intelligence, la pense, qui tend prendre la premire place dans leur individualit. Or, comme tout homme capable de rflchir normalement doit le savoir, sans le sentiment et l'inStinft la vraie comprhension accessible l'homme ne saurait se constituer. " Pour rsumer tout ce qui vient d'tre dit sur la littrature de la civilisation contemporaine, je ne peux pas trouver de dfinition plus heureuse que celle-ci : elle e it sans me. " La civilisation contemporaine a dtruit l'me de la littrature, comme celle de toute chose sur laquelle elle a port sa bienveillante attention. " Mon impitoyable critique de ce rsultat de la civilisation contemporaine et d'autant plus justifie que, si l'on en croit les donnes historiques les plus sres qui nous sont parvenues de la plus haute antiquit, la littrature des anciennes civilisations contenait rellement tout ce qu'il fallait pour favoriser le dveloppement de l'intelligence humaine, si bien que son influence se fait encore sentir sur les gnrations aituelles. " Selon moi, on peut parfaitement transmettre la quintessence d'une ide au moyen d'anecdotes et de diftons labors par la vie mme. " Aussi me servirai-je, pour exprimer la diffrence entre la littrature des civilisations d'autrefois et celle d'aujourd'hui,

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d'une anecdote trs rpandue chez nous, en Perse, sous le nom de Conversation de deux moineaux. " On raconte qu'un jour, sur la corniche d'une haute maison, taient poss deux moineaux, l'un vieux, l'autre jeune. " Ils discutaient entre eux d'un vnement qui tait devenu pour les moineaux la question brlante du jour : l'conome du mullah avait jet par la fentre, l'endroit o les moineaux se rassemblaient pour jouer, quelque chose qui ressemblait des restes de gruau mais n'tait en ralit que du bouchon coup fin, et quelques jeunes moineaux encore inexpriments, qui s'taient jets dessus, en avaient presque clat. " Tout en parlant, le vieux moineau se hrissa soudain, et, avec une grimace douloureuse, se mit chercher sous son aile les poux qui le torturaient ces poux qui envahissent les moineaux quand ils ne mangent pas leur faim puis, en ayant attrap un, il dit avec un profond soupir : " Eh oui ! les temps ont bien chang, la vie eSt dure aujour" d'hui pour nos frres. " Autrefois, tu te posais quelque part sur un toit, comme " nous en ce moment, et tu y sommeillais, bien tranquille, " quand tout coup un bruit s'levait dans la rue, un fracas, " des craquements, et bientt aprs se rpandait une odeur " qui te remplissait d'allgresse, parce que tu pouvais tre " sr qu'en volant sur les lieux o tout cela s'tait pro" duit tu trouverais de quoi satisfaire ton besoin le plus " essentiel. " Aujourd'hui, du bruit, des craquements, du fracas, ce " n'eSt certes pas ce qui manque, et chaque instant se r" pand aussi une odeur, mais cette fois une odeur presque " impossible supporter, et si par hasard on s'envole par " vieille habitude, dans les moments d'accalmie, en qute de " quelque chose de substantiel, on a beau chercher et tendre " son attention, on ne trouve rien d'autre que des traces " nausabondes d'huile brle. " " Ce rcit fait allusion, comme vous l'avez srement saisi, aux anciennes voitures avec leurs chevaux, et aux automobiles

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auelles, qui, comme le disait le vieux moineau, produisent des grincements, du vacarme et de l'odeur, davantage mme qu'auparavant, mais tout cela sans aucune utilit pour la nourriture des moineaux. " Et, sans manger, vous admettrez qu'il e it difficile, mme pour un moineau, d'engendrer une descendance saine. " Cette anecdote illustre de manire idale la diffrence que j'ai voulu faire ressortir entre la civilisation contemporaine et les civilisations des poques passes. " La civilisation moderne, tout comme les anciennes, dispose de la littrature pour servir au perfectionnement de l'humanit, mais aujourd'hui, dans ce domaine comme dans tous les autres, il n'y a rien d'utilisable pour ce but essentiel. Tout n'eSt qu'extrieur. Tout n'eSt, comme disait le vieux moineau, que bruit, vacarme et odeur nausabonde. " Pour tout homme impartial, cette vue sur la littrature aCtuelle peut tre confirme de manire indiscutable par le fait qu'il existe une diffrence vidente dans le degr de dveloppement du sentiment chez les gens qui sont ns sur le continent d'Asie et y ont pass toute leur vie, et chez ceux qui, ns en Europe, y ont t duqus dans les conditions de la civilisation contemporaine. " De fait, comme l'ont constat de nombreux contemporains, chez les hommes qui vivent aujourd'hui sur le continent d'Asie, et qui en raison de diverses conditions, gographiques et autres, sont isols de l'influence de la civilisation aCtuelle, le sentiment connat un dveloppement bien suprieur celui des peuples d'Europe; et le sentiment tant la base mme du bon sens, ces hommes, tout en ayant moins de connaissances gnrales, ont une conception plus juSte de l'objet sur lequel se porte leur attention que ceux qui reprsentent la fine fleur de la civilisation moderne. " Chez un Europen, la comprhension de l'objet observ ne peut se faire que s'il possde son sujet une information mathmatique complte, tandis que la plupart des Asiatiques saisissent pour ainsi dire l'essence de l'objet observ, parfois avec leur seul sentiment, et parfois mme avec leur seul inStinft. "

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A cet endroit de son discours, le vieux lettr persan aborda une question laquelle s'intressent de nos jours la plupart des Europens qui se proccupent d'instruire et d'clairer le peuple. Il dit : " Pendant un certain temps les peuples d'Asie ont t captivs par la littrature europenne, mais ils ne tardrent pas sentir toute la nullit de son contenu et cessrent peu peu d'y porter intrt. Aujourd'hui, on ne la lit presque plus. " Rien n'a davantage contribu, selon moi, cette indiffrence croissante que la sorte de littrature qui a pris le nom de roman. " Ces fameux romans consistent, comme je l'ai dj dit, en descriptions interminables des diverses formes d'volution d'une maladie qui se dclare chez nos contemporains et se prolonge assez longtemps du fait de leur faiblesse et de leur manque de volont. " Les Asiatiques, qui ne sont pas encore trs loigns de la mre Nature, considrent en leur conscient que cet tat psychique apparaissant chez les personnes des deux sexes est un tat vicieux, indigne de l'homme en gnral, et particulirement avilissant pour le sexe masculin et d'inStinl ils le regardent avec mpris. " Quant aux ouvrages appartenant aux branches scientifiques et descriptives de la littrature europenne, ou toute autre forme de pense dida&ique, l'Oriental, moins diminu dans sa facult de sentir, c'eSt--dire rest plus prs de la Nature, prouve demi consciemment et ressent inStinitivement l'absence complte chez leur auteur de toute connaissance du rel et de toute comprhension vritable de l'objet dont il traite dans ses ouvrages. " Telles sont les raisons pour lesquelles les peuples d'Asie, aprs avoir manifest un grand intrt pour la littrature europenne, ont peu peu cess de lui accorder la moindre attention, au point qu'aujourd'hui ils ne lui rservent plus aucune place ; cependant qu'en Europe, dans les bibliothques prives et publiques et dans les librairies, les rayons

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croulent sous le nombre croissant des livres journellement dits. " Mais vous devez sans doute vous demander comment il eSt possible de concilier ce que je viens de dire avec le fait qu'afbuellement les Asiatiques, dans leur immense majorit, sont proprement parler de simples illettrs. " A cela je vous rpondrai que la raison essentielle du manque d'intrt suscit par la littrature contemporaine rside dans ses propres dfauts. " J'ai vu moi-mme comment des centaines d'illettrs se rassemblent autour d'un seul lettr pour couter la letture des Ecritures saintes ou celle des Contes des Mille et une Nuits. " Vous m'objeterez naturellement que les histoires qu'ils entendent sont empruntes leur vie mme, ce qui les rend comprhensibles et intressantes pour eux. Mais l n'eSt pas la question : ces textes, et en particulier les Contes, sont de vritables uvres littraires dans toute l'acception du terme. " Quiconque les lit et les entend sent bien que tout y eSt pure fantaisie, mais d'une fantaisie conforme la vrit, si invraisemblables qu'en soient les diffrents pisodes par rapport aux conditions ordinaires de la vie des hommes. L'intrt s'veille chez le leCteur ou l'auditeur : merveill de la subtilit avec laquelle l'auteur comprend le psychisme des hommes de toutes caStes autour de lui, il suit avec une intense curiosit la manire dont toute une histoire se construit peu peu partir de petits vnements de la vie relle. " Les exigences de la civilisation contemporaine ont encore engendr une forme trs spcifique de la littrature, que l'on appelle journalisme. " Je ne peux passer sous silence cette nouvelle forme littraire, car, en dehors du fait qu'elle n'apporte absolument rien de bon pour le dveloppement de l'intelligence, elle eSt devenue, mon avis, le mal de ce temps, en ce sens qu'elle exerce l'influence la plus funeste sur les relations mutuelles des hommes.

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" Cette sorte de littrature s'eSt beaucoup rpandue ces derniers temps et cela tient, j'en ai la ferme conviftion, ce qu'elle rpond, on ne peut mieux, aux faiblesses et aux exigences que dtermine chez les hommes leur manque croissant de volont. Elle achve ainsi d'atrophier leur dernire possibilit d'acqurir les donnes qui leur permettaient jusqu'alors de prendre plus ou moins conscience de leur relle individualit unique moyen de parvenir au rappel de soi, ce faeur absolument indispensable au processus de perfeftionnement de soi. " Pour tout dire, cette littrature quotidienne, sans principes, isole compltement la pense des hommes de leur individualit, de sorte que la conscience morale, qui apparaissait encore en eux de temps autre, a maintenant cess de prendre part leur pense. Et ils sont dsormais privs des donnes qui leur avaient jusqu'alors assur une existence plus ou moins supportable, ne serait-ce que dans le domaine des relations rciproques. " Pour notre malheur tous, cette sorte de littrature, qui envahit chaque anne davantage la vie courante des hommes, fait subir leur intelligence dj bien affaiblie un affaiblissement pire encore en la livrant sans rsistance toutes sortes de tromperies et d'erreurs, les gare chaque pas, les dtourne de tout mode de penser plus ou moins fond et, au lieu d'un jugement sain, Stimule et fixe chez eux certaines tendances indignes telles que : incrdulit, rvolte, peur, fausse honte, dissimulation, orgueil, et ainsi de suite. " Afin de vous dpeindre sommairement tout le mal que fait l'homme cette nouvelle forme de littrature, je vous raconterai plusieurs vnements dclenchs par la lefture des journaux, et dont la ralit ne fait pas de doute pour moi, puisque le hasard a voulu que j'y participe. " A Thran, l'un de mes amis intimes, un Armnien, m'avait dsign en mourant comme son excuteur testamentaire. " Il avait un fils, dj d'un certain ge, que ses affaires obligeaient vivre avec sa nombreuse famille dans une grande ville europenne. " Or, au lendemain d'un fatal repas, on les trouva tous

INTRODUCTION morts, lui et tous les membres de sa famille. En ma qualit d'excuteur testamentaire, je dus aussitt me rendre sur les lieux de cet affreux vnement. " J'appris que, les jours prcdents, le pre de cette malheureuse famille avait suivi, dans un des quotidiens qu'il recevait, un long reportage sur une charcuterie modle, o l'on prparait avec une propret sans gale des saucisses faites, disait-on, partir de produits garantis vritables. " En mme temps, il ne pouvait ouvrir ce journal ni aucun autre sans tomber sur des rclames recommandant cette nouvelle charcuterie. " Pour finir, la tentation devint irrsistible, et bien que n'aimant gure les saucisses non plus d'ailleurs qu'aucun des siens, car ils avaient t levs en Armnie, o l'on ne mange pas de charcuterie il ne put s'empcher d'en acheter. Le soir mme ils en firent leur dner et furent tous empoisonns. " Frapp par cet vnement extraordinaire, je russis par la suite, avec le concours d'un agent de la police secrte, dcouvrir ce qui suit : " Certaine grosse firme avait acquis vil prix un norme lot de saucisses destin l'tranger, mais qui, par suite d'un retard dans l'expdition, n'avait pas t accept. Pour se dbarrasser au plus vite de tout ce Stock, la dite firme n'avait pas marchand l'argent aux reporters auxquels elle avait confi le soin de cette malfique campagne dans les journaux. " Autre exemple : " Au cours d'un de mes sjours Bakou, je lus moimme, plusieurs jours de suite, dans la presse locale que recevait mon neveu, de longs articles dont les colonnes tenaient bien la moiti du journal et qui s'extasiaient avec force dtails sur les mrites et prouesses d'une arice clbre. " On parlait d'elle avec tant d'insistance et d'exaltation que moi-mme, vieil homme, j'en fus enflamm, et qu'un soir, laissant de ct toutes mes affaires et renonant mes habitudes, j'allai au thtre voir cette toile. " Et que croyez-vous que j'aie vu ?... Quelque chose qui

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rpondt tant soit peu ce que l'on crivait sur elle dans ces articles qui remplissaient la moiti du journal ?... " Rien de pareil. " Au cours de ma vie j'avais rencontr de nombreux reprsentants de cet art, des bons et des mauvais, et je peux dire sans exagrer que depuis longtemps dj on me tenait pour un connaisseur en la matire. " Or, sans mme faire tat de mes conceptions personnelles sur l'art, mais en me plaant d'un simple point de vue ordinaire, je dois reconnatre que je n'avais jamais rien vu de comparable cette clbrit... quant au manque de talent et l'absence des notions les plus lmentaires sur l'art d'interprter un rle. " Dans toutes ses manifestations sur scne il y avait un tel manque de prsence, comme on dit, que personnellement, mme dans un lan d'altruisme, je n'aurais pas confi cette toile le rle de fille de cuisine dans ma maison. " Comme je l'appris par la suite, certain industriel de Bakou le type mme du gros raffineur de ptrole, accidentellement enrichi avait avanc plusieurs reporters une jolie somme, promettant de la doubler s'ils parvenaient faire une clbrit de sa matresse, jusqu'alors femme de chambre chez un ingnieur russe, et qu'il avait sduite l'occasion de ses visites d'affaires. " Encore un exemple : " Je lisais de temps autre, dans un journal allemand trs rpandu, de longs pangyriques la gloire d'un peintre, et ces articles m'amenrent penser que cet artiste tait une sorte de phnomne dans l'art contemporain. " Comme mon neveu s'tait fait construire une maison dans la ville de Bakou et avait dcid, en prvision de son mariage, de se faire amnager un intrieur somptueux, je lui conseillai de ne pas lsiner et de faire venir ce fameux artiste pour diriger les travaux de dcoration et peindre quelques fresques. (Je n'ignorais pas que cette anne-l il avait eu la chance de forer plusieurs puits de ptrole gros dbit, qui laissaient esprer un rendement meilleur encore). Ainsi ses normes dpenses profiteraient-elles au moins ses deseen-

INTRODUCTION dants, qui recevraient en hritage les fresques et autres uvres de ce matre incomparable. " C'eSt ce que fit mon neveu. Il alla lui-mme chercher cet illustre artiste europen. Et le grand peintre arriva bientt, tranant sa suite toute une cohorte d'assistants et d'ouvriers et, me semble-t-il, jusqu' son propre harem dans le sens europen du mot, bien entendu. Puis, sans se presser, il se mit l'uvre. " Le rsultat du travail de cette clbrit contemporaine fut que premirement le mariage fut ajourn, et que deuximement il fallut dpenser pas mal d'argent pour tout remettre en tat, puis faire peindre et enluminer les murs, d'une manire plus conforme la vraie peinture, par de simples artisans, des Persans cette fois. " Dans le cas prsent, il faut d'ailleurs rendre justice aux journalistes : c'eSt de faon presque dsintresse qu'ils aidrent ce petit peintre faire sa carrire, par simple camaraderie, en modestes scribouillards qu'ils taient. " Comme dernier exemple, je vous raconterai une sombre histoire dont le responsable fut un des pontifes de cette sorte particulirement pernicieuse de littrature contemporaine. " Du temps o j'habitais la ville de Khorassan, je rencontrai un jour, chez un ami commun, deux jeunes maris europens, et me liai d'amiti avec eux. " Ils s'arrtrent plusieurs fois Khorassan, mais toujours pour trs peu de temps. " Voyageant en compagnie de sa jeune femme, mon nouvel ami recueillait des observations et se livrait des analyses pour dterminer les effets de la nicotine de divers tabacs sur l'organisme et le psychisme des hommes. " Ayant rassembl dans plusieurs pays d'Asie toutes les informations dont il avait besoin, il repartit avec sa femme pour l'Europe et se mit crire un important ouvrage o il exposait les conclusions de ses recherches. " Or, faute d'exprience, la jeune femme n'avait pas encore appris envisager l'ventualit de " jours noirs " , et pendant ces voyages elle avait puis toutes leurs ressources. Aussi se vit-elle oblige, pour permettre son mari de

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terminer son livre, d'entrer comme daftylo dans une grande maison d'dition. " Cette maison tait frquente par un certain critique littraire qui l'y rencontrait souvent. Tomb amoureux d'elle, comme on dit, ou simplement dsireux de satisfaire sa concupiscence, il tenta de l'amener une liaison. Mais elle, en femme honnte et qui connaissait son devoir, ne cda pas ses avances. " Tandis que chez cette pouse fidle d'un mari europen la morale triomphait, ce typique individu contemporain, malpropre tous gards, nourrissait, avec d'autant plus de force que sa concupiscence n'tait pas satisfaite, le dsir de vengeance habituel ces gens-l, si bien qu'il parvint, par ses intrigues, lui faire perdre sa place sans le moindre motif. Puis, lorsque le mari eut termin et publi son ouvrage, ce critique se mit crire, par rancune, dans les quotidiens dont il tait le collaborateur et mme dans d'autres journaux et revues, toute une srie d'articles o il donnait du livre une interprtation absolument fausse. Bref, il le discrdita tel point que ce fut un chec total, c'eSt--dire que personne ne s'y intressa ni ne l'acheta. " Les menes d'un de ces reprsentants malfaisants d'une littrature sans principes eurent cette fois pour rsultat de pousser un honnte chercheur vouloir mettrefin ses jours. Lorsqu'il eut puis toutes ses ressources et n'eut mme plus de quoi acheter du pain pour lui et sa chre femme... aprs s'tre mis d'accord, tous deux se pendirent. " Par l'influence que leur donne leur autorit d'crivains sur la masse des hommes nafs et faciles suggestionner, les critiques littraires sont, mon avis, mille fois plus nuisibles que tous ces gamins baveux de reporters. " Je connaissais par exemple un critique musical qui de sa vie n'avait jamais touch un instrument, et qui n'avait donc aucune comprhension pratique de la musique : il ne savait mme pas ce que c'tait qu'un son, ni la diffrence qu'il y a entre les notes do et r. Les anomalies inhrentes la civilisation contemporaine lui avaient pourtant permis d'occuper le poSte responsable de critique musical, puis de

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devenir une autorit pour les lefteurs d'un journal en pleine prosprit et dont la diffusion tait considrable. Ses jugements tout fait ignares avaient fini par inoculer aux leeurs des opinions dfinitives, alors que la musique aurait pu tre pour eux ce qu'elle eSt en ralit : une source de comprhension correfte de l'un des aspeis de la connaissance. " Le public ne sait jamais qui crit. Il ne connat que le journal, lequel appartient un groupe de commerants expriments. " Que savent au juSte ceux qui crivent dans ces journaux, et que se passe-t-il dans les coulisses de la rda&ion ? Le leeur l'ignore compltement. Aussi prend-il tout ce qu'il trouve dans les journaux pour argent comptant. " Ma convition s'eSt renforce ce sujet, ces derniers temps, pour devenir plus solide que le roc et tout homme capable de penser de faon plus ou moins impartiale peut faire la mme constatation : ceux qui s'efforcent de se dvelopper par les moyens que leur offre la civilisation contemporaine n'acquirent tout au plus qu'une facult de penser digne de la premire invention d'Edison, et ne dveloppent en eux-mmes, en fait de sensibilit, que ce que Mullah Nassr Eddin aurait appel la subtilit de sentiment d'un vache. " Les reprsentants de la civilisation contemporaine, se trouvant un degr trs infrieur de dveloppement moral et psychique, sont, comme des enfants jouant avec le feu, incapables de mesurer la force avec laquelle s'exerce l'influence de la littrature sur la masse des gens. " Si j'en crois l'impression que j'ai retire de l'tude de l'histoire ancienne, les lites des civilisations d'autrefois n'auraient jamais permis pareille anomalie de se poursuivre si longtemps. " Ce que je dis peut d'ailleurs tre confirm par des informations qui nous sont parvenues sur l'intrt que portaient la littrature quotidienne les dirigeants de notre pays, il n pas si longtemps encore, l'poque o nous comptions parmi les grandes puissances, c'eSt--dire l'poque o Babylone nous appartenait et tait sur terre le seul centre de culture unanimement reconnu.4

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" Selon ces informations, il existait aussi l-bas, une presse quotidienne, sous forme de papyrus imprims, en quantit limite bien entendu. Mais ces organes littraires ne pouvaient collaborer que des hommes gs et qualifis, connus de tous pour leurs srieux mrites et leur vie honnte. Il existait mme une rgle selon laquelle ces hommes n'taient admis remplir leur charge qu'aprs avoir prt serment. Ils portaient alors le titre de " collaborateurs asserments " , comme il y a aujourd'hui des jurs, des experts asserments, etc. " De nos jours, par contre, n'importe quel blanc-bec peut devenir reporter, pourvu qu'il sache s'exprimer joliment et, comme on dit, littrairement. " J'ai d'ailleurs appris bien connatre le psychisme de ces produits de la civilisation contemporaine qui inondent de leurs lucubrations ces journaux et revues, et j'ai pu valuer leur tre car pendant trois ou quatre mois j'ai eu l'occasion de les ctoyer chaque jour dans la ville de Bakou, et d'avoir avec eux de frquentes conversations. " Je me trouvais Bakou, o j'tais all passer l'hiver chez mon neveu. Un jour, plusieurs jeunes gens vinrent lui demander une des grandes salles du rez-de-chausse de sa maison o il avait eu tout d'abord l'intention d'installer un restaurant pour y runir leur Nouvelle Socit des Litt rateurs et Journalistes. " Mon neveu acquiesa aussitt cette demande, et, partir du lendemain, ces jeunes gens se retrouvrent tous les soirs chez lui pour y tenir ce qu'ils appelaient leurs assembles gnrales et leurs dbats scientifiques. " Les trangers taient admis ces runions, et comme je n'avais rien faire le soir, et que ma chambre tait ct de la salle o ils se rencontraient, j'allais souvent couter leurs discours. Bientt quelques-uns d'entre eux m'adressrent la parole et peu peu des relations amicales s'tablirent entre nous. " La plupart, encore trs jeunes, taient dbiles et effmins. Chez certains, les traits du visage rvlaient que leurs parents avaient d s'adonner l'alcoolisme ou d'autres

INTRODUCTION passions par manque de volont, ou que les propritaires de ces visages se livraient de mauvaises habitudes caches. " Bien que Bakou soit une petite ville, compare la plupart des grandes cits de la civilisation contemporaine, et que les chantillons d'humanit qui se runissaient l-bas n'aient t tout au plus que des *' oiseaux de bas vol " , je n'ai aucun scrupule gnraliser en mettant tous leurs collgues dans le mme sac. " Et je m'en sens le droit parce que plus tard, au cours de mes voyages en Europe, j'ai souvent rencontr des reprsentants de cette littrature contemporaine, et qu'ils m'ont toujours fait la mme impression : celle de se ressembler les uns aux autres comme deux gouttes d'eau. " Ils ne diffraient que par leur degr d'importance, qui dpendait de l'organe littraire auquel ils collaboraient, c'et--dire de la renomme et de la diffusion du journal ou de la revue qui insrait leurs lucubrations, ou encore de la solidit de la firme commerciale laquelle appartenait cet organe, avec tous ses ouvriers littraires. " Beaucoup d'entre eux s'intitulaient, on ne sait pourquoi, des " potes ". De nos jours, en Europe, quiconque crit une courte absurdit de ce genre : Vert rsda Rouge mimosa La divine pose de Usa C'ef comme les pleurs de F acacia reoit de son entourage le titre de pote; quelques-uns font mme figurer ce titre sur leurs cartes de visite. " Chez ces ouvriers du journalisme et de la littrature contemporaine, l'esprit de corps eSt trs dvelopp : ils se soutiennent mutuellement et se louent en toute occasion de manire immodre. " Il me semble mme que ce trait eSt la cause principale de leur prolifration, de leur fausse autorit sur la masse, et de l'adulation inconsciente et servile dont la foule tmoi-

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gne ceux que l'on pourrait qualifier, avec la conscience tranquille, de parfaites nullits. " Dans ces assembles, l'un d'eux montait sur l'estrade pour y lire, par exemple, quelque chose dans le genre des vers que je viens de citer, ou pour examiner pourquoi le ministre de tel ou tel tat, au cours d'un banquet, s'tait exprim sur certaine question de telle manire et non pas de telle autre. Puis l'orateur terminait la plupart du temps son discours par une dclaration de ce genre :

" Je cde la parole cette incomparable lumiere de la s notre temps, Monsieur Un Tel, appel dans notre ville p affaire de haute importance et qui a eu l'amabilit de bi assister notre assemble. Nous allons avoir l'inant le d'entendre son adorable voix. " Et lorsque cette clbrit montait son tour sur l'estrade, elle prenait la parole en ces termes :

" Mesdames, Messieurs, " Mon collgue a t asse% tnodee pour m'appeler une (soit dit en passant il n'avait pas pu saisir ce qu'avait dit son collgue puisqu'il tait venu de la pice voisine dont la porte tait ferme).

" A vrai dire, si4'on me compare lui, je ne suis mm digne de m'asseoir en sa prsence. " Ce n'e pas moi qui suis une lumire, c'ef lui : il eH non seulement de toute notre grande Russie, mais du mo tout entier. Son nom sera prononc avec exaltation par n dants, et nul n'oubliera jamais ce qu'il a fait pour la scienc le bien de l'humanit. " Si ce dieu de vrit vit aujourd'hui dans cette ville ins ce n'e pas par hasard, semble-t-il, mais bien pour d'im tantes raisons de lui seul connues. " Sa place vritable n'e pas parmi nom, elle e aux ct anciennes divinits de l'Olympe... " Et ce n'eSt qu'aprs ce prambule que cette nouvelle

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clbrit prononait quelques absurdits, sur un thme comme celui-ci : Pourquoi les Sirikitsi dclarrent la guerre aux Parnakalpi. " Aprs ces assembles scientifiques, il y avait toujours un souper arros de deux bouteilles de vin bon march. Beaucoup d'entre eux fourraient des hors-d'uvre dans leurs poches qui une rondelle de saucisson, qui un hareng avec un morceau de pain et si par hasard l'un d'eux tait surpris, il disait ngligemment : " C'ef pour mon chien : coquin a ses habitudes, il attend toujours sa part quand je tard la maison. " " Le lendemain, on pouvait lire dans tous les journaux locaux le compte rendu de la soire et des discours, rdig dans un Style incroyablement ampoul, bien entendu sans qu'il y ft jamais fait mention de la modestie du dner ni du larcin des morceaux de saucisson... pour le chien. " Et ce sont ces gens-l qui crivent dans les journaux propos de toutes sortes de vrits et de dcouvertes scientifiques. Le lefteur naf, qui ne voit pas les crivains et ne connat pas leur faon de vivre, se fait une opinion sur les vnements et sur les ides d'aprs les radotages de ces littrateurs qui ne sont ni plus ni moins que des hommes malades et inexpriments, tout fait ignorants du vrai sens de la vie. " A de trs rares exceptions prs, dans toutes les villes d'Europe, ceux qui crivent des livres ou des articles de journaux sont prcisment de ces jeunes hurluberlus, qui sont devenus tels en raison de leur hrdit et de leurs faiblesses spcifiques. " Pour moi, cela ne fait pas l'ombre d'un doute : parmi toutes les causes des anomalies de la civilisation contemporaine, la plus vidente, celle qui occupe la place prdominante, et bien cette littrature journalistique, par l'aion dmoralisante et pernicieuse qu'elle exerce sur le psychisme des hommes. Je suis d'ailleurs profondment tonn qu'aucun " dtenteur de pouvoir' ' ne s'en soit jamais avis, et que chaque tat consacre presque plus de la moiti de son budget entretenir une police, des prisons, des htels de

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ville, des glises, des hpitaux, etc., ainsi qu' payer d'innombrables fonctionnaires, des prtres, des mdecins, des agents de police secrte, des procureurs, des agents de propagande, etc., seule fin de sauvegarder l'intgrit physique et morale de ses citoyens, sans dpenser un seul centime ni entreprendre quoi que ce soit pour dtruire jusque dans ses racines cette cause vidente de toutes sortes de crimes et de malentendus. " Ainsi se terminait le discours du vieux lettr persan. Eh bien, courageux leCteur (qui sans doute ne savez dj plus trs bien sur quel pied danser), maintenant que j'ai transcrit ce discours et si je l'ai introduit ici, c'et qu'il exprime mon avis une ide trs intruCtive et mme profitable pour la plupart de nos contemporains qui ont la navet de considrer la civilisation moderne comme incomparablement suprieure aux prcdentes sous le rapport du dveloppement de la raison humaine me voil enfin libre de terminer cette introduction et de passer la rvision du matriel destin la prsente srie de mes ouvrages. Au moment de reprendre ces textes en vue de leur donner une forme qui soit accessible tous, l'ide me vient d'accorder mon travail au sage conseil souvent rappel par notre grand Mullah Nassr Eddin :

Efforce-toi, toujours et en tout, d'obtenir la fois l'u les autres et l'agrable pour toi-mme. La premire moiti de ce judicieux conseil de notre matre vnr, je n'ai pas besoin de m'en inquiter : ce que j'ai l'intention d'introduire dans cette srie y rpond pleinement. Quant obtenir l'agrable pour moi-mme, je compte y parvenir en exposant mes ides sous une forme qui me permettra dsormais d'avoir une existence plus ou moins supportable, et non plus celle que j'ai connue avant mon aCtivit d'crivain. Pour rendre comprhensible ce que j'entends par l, il

INTRODUCTION faut dire qu'aprs tous mes voyages en Asie et en Afrique dans des pays auxquels, on ne sait pourquoi, beaucoup de gens ont commenc s'intresser il y a environ un demi-sicle on me considrait un peu partout comme un magicien et comme un expert en questions de l'audel. De sorte que tous ceux qui me connaissaient se croyaient en droit de venir me dranger pour satisfaire leur curiosit au sujet de cet au-del, ou encore pour me forcer leur donner des dtails sur ma vie personnelle ou raconter une de mes aventures de voyage. Et si fatigu que je fusse, il me fallait absolument rpondre quelque chose, sinon ils s'offensaient et par la suite, anims de sentiments hostiles mon gard, se rpandaient en propos malveillants, cherchant jeter le discrdit sur moi et sur mes a itivi ts. C'eSt pourquoi j'ai rsolu, en rvisant le matriel destin cette srie, de l'exposer sous forme de rcits dtachs, o seraient insres certaines ides pouvant servir de rponse quantit de questions qui m'ont souvent t poses. Ainsi, quand j'aurai de nouveau affaire ces oisifs effronts, il me sera possible de leur indiquer simplement tel ou tel chapitre susceptible de satisfaire leur curiosit automatique, ce qui me permettra de parler avec certains d'entre eux selon leur mode habituel, c'eSt--dire suivant le seul cours des associations, et de donner ainsi mon penser atif le repos indispensable l'accomplissement conscient et honnte de mes obligations quotidiennes. Parmi les questions qui m'taient poses par des hommes de toutes classes et de tous niveaux d'inStruion, celles qui revenaient le plus frquemment, je m'en souviens, taient les suivantes : 1. Quels hommes remarquables j'avais rencontrs ? 2. Quelles merveilles j'avais vues en Orient ? 3. L'homme a-t-il une me et cette me eSt-elle immortelle ? 4. La volont de l'homme eSt-elle libre ?

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5. Qu'eSt-ce que la vie, et pourquoi la souffrance exiStet-elle ? 6. ESt-ce que je croyais aux sciences occultes et au spiritisme ? 7. Qu'et-ce que l'hypnotisme, le magntisme, la tlpathie ? 8. Comment j'avais t amen m'intresser ces questions ? 9. Comment j'en tais venu concevoir mon systme et le mettre en pratique dans l'InStitut qui porte mon nom ?

Je dcidai donc de prsenter cette srie en chapitres spars, sous forme de rcits, comme autant de rponses la premire des questions que l'on me posait souvent : " Quels hommes remarquables j'avais rencontrs ? " Au cours de ces rcits, je disposerais d'aprs un principe de succession logique toutes les ides que j'avais l'intention de faire connatre dans cette srie de mes ouvrages, afin qu'elles servent de matriel prparatoire cotiBrutfif, et je rpondrais en mme temp toutes les autres questions. Enfin, la suite des rcits serait conduite de manire faire ressortir les contours extrieurs de mon autobiographie. Avant d'aller plus loin, je trouve ncessaire de dfinir l'expression " homme remarquable " , car elle a pris comme toutes les autres, chez les hommes d'aujourd'hui, un sens relatif, et purement subjeftif. Par exemple, un homme qui excute des tours de force et aussi, pour la plupart des gens, un homme remarquable et cet homme remarquable cesse de l'tre leurs yeux ds qu'ils connaissent le secret de ses tours. Pour dfinir ce que l'on peut considrer comme remarquable, je dirai simplement, sans m'tendre davantage l-dessus, quelles personnes j'applique pour ma part cette expression. A mon point de vue, seul peut tre appel remarquable l'homme qui se distingue de son entourage par les ressources de son esprit et qui sait contenir les manifestations qui vien-

INTRODUCTION nent de sa nature, tout en se montrant juSte et indulgent envers les faiblesses des autres. Comme le premier homme de ce genre qu'il me fut donn de connatre et dont l'influence laissa une trace sur ma vie tout entire fut mon pre, c'eSt par lui que je commencerai...

Mon pre

Pendant toute la fin du sicle dernier et les premires annes de celui-ci, mon pre avait acquis une grande popularit comme aihokh, c'eSt--dire comme conteur et pote. Il tait connu sous le nom d'Adash, et, bien qu'il ne ft pas un professionnel mais un simple amateur, sa rputation s'tendait au loin parmi les habitants de nombreuses contres de Transcaucasie et d'Asie Mineure. Le nom 'euhokh dsigne partout, en Asie et dans la pninsule des Balkans, les bardes locaux qui composent, rcitent ou chantent des pomes, des chansons, des lgendes, des contes populaires, et des histoires de toutes sortes. Les hommes d'autrefois qui se consacraient cette carrire, s'ils taient le plus souvent des " illettrs " , n'ayant mme pas frquent dans leur enfance l'cole du village, n'en possdaient pas moins une mmoire et une vivacit d'esprit tellement extraordinaires qu'elles sembleraient aujourd'hui tenir du prodige. Non seulement ils connaissaient par cur d'innombrables rcits et pomes, parfois trs longs, et chantaient de mmoire les mlodies les plus varies, mais ils se livraient encore, selon leur " inspiration subjeive ", des improvisations sur des thmes connus, sachant avec une rapidit surprenante changer de cadence au moment voulu et trouver la rime.

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C'et en vain que l'on chercherait aujourd'hui des hommes aussi dous. On disait dj, dans mon enfance, qu'ils se faisaient de plus en plus rares. Il m'a pourtant t donn d'en connatre plusieurs, parmi les plus clbres de ce temps-l, et les visages de ces ashokhs se sont gravs profondment dans ma mmoire. Si j'eus l'occasion de les entendre, c'eSt mon pre que je le dois, car il m'emmenait parfois avec lui aux tournois o venaient s'affronter de temps autre des potes-ashokhs de divers pays. Ils arrivaient de Perse, de Turquie, du Caucase et mme de certaines rgions du Turkestan, et devant une assistance considrable s'engageaient dans des joutes d'improvisations et de chants. Cela se passait gnralement ainsi : L'un des participants au tournoi, dont le nom tait tir au sort, posait son adversaire, en improvisant une mlodie, une question sur un sujet religieux ou philosophique, ou encore sur le sens et l'origine de quelque lgende, tradition ou croyance connue. L'autre rpondait en improvisant son tour une mlodie, et cette mlodie subjeive devait toujours tre en harmonie avec celle qui la prcdait, aussi bien dans sa tonalit que sous le rapport de ce que la vraie science musicale appelle sa suite ansapalnienne d'chos. Tout tait chant en vers, dans la langue turco-tartare, alors adopte comme langue commune par la plupart des peuples de ces rgions, qui parlaient tous des dialees diffrents. Ces tournois se prolongeaient pendant des semaines entires, parfois mme pendant des mois. Et ils se terminaient par une distribution de rcompenses dcernes, l'assentiment unanime, aux chanteurs qui s'taient le plus distingus. Ces prsents consistaient le plus souvent en btail, tapis ou autres objets de valeur offerts par l'assistance. Je fus tmoin, dans mon enfance, de trois de ces grandes comptitions. La premire eut lieu en Turquie, dans la ville de Van, la seconde en Azerbadjan, dans la ville de Karabagh, et la troisime dans la petite bourgade de Subatan du diStri de Kars.

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A Alexandropol et Kars, les deux villes o vcut ma famille, mon pre tait trs souvent invit des soires, o l'on venait pour l'entendre rciter et chanter. Au cours de ces soires, il racontait, la demande de l'assistance, l'une ou l'autre de ces innombrables lgendes, moins qu