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De la même auteureBalafres, poésie, Montréal, CIDIHCA, 1994Le silence comme le sang, nouvelles, Montréal, Remue-ménage, 1997Le livre d’Emma, roman, Montréal, Remue-ménage/Éditions

Mémoire, 2001Un alligator nommé Rosa, roman, Montréal, Remue-ménage, 2007Et puis parfois quelquefois..., poésie, Montréal, Mémoire d’encrier, 2009

Littérature jeunesseAlexis d’Haïti, Montréal, Hurtubise, 1999Le Noël de Maïté, Montréal, Hurtubise, 1999Alexis fi ls de Raphaël, Montréal, Hurtubise, 2000Vingt petits pas vers Maria, Montréal, Hurtubise, 2001L’oranger magique, Montréal, Montréal, Les 400 Coups, 2002La légende du poisson amoureux, Montréal, Mémoire d’encrier, 2003La nuit du Tatou, Montréal, Les 400 Coups, 2008

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Marie-Célie Agnant

les éditions du remue-ménage

Mémoire d’encrier

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ISBN (pdf) 978-2-89091-320-2ISBN (epub) 978-2-89091-366-0

Deuxième impression, 2011© Les Éditions du remue-ménageÉdition originale, 1995Nouvelle édition : Les Éditions du remue-ménage et les Éditions Mémoire d’encrierDépôt légal : quatrième trimestre 2010Bibliothèque et Archives CanadaBibliothèque et Archives nationales du Québec

Les Éditions du remue-ménage Mémoire d’encrier110, rue Sainte-Thérèse, bureau 501 1260, rue Bélanger, bureau 201Montréal (Québec) H2Y 1E6 Montréal (Québec) H2S 1H9

1941-989 415 : .léT 7900-678 415 : .léT7129-839 415 : .céléT 1597-678 415 : .céléT

[email protected] [email protected] www.memoiredencrier.com

Distribution en librairie (Québec et Canada) : Diffusion DimediaEurope : La Librairie du Québec à Paris/DNMHaïti et les Caraïbes : Mémoire d’encrierAilleurs à l’étranger : Exportlivre

Les Éditions du remue-ménage bénéfi cient du soutien de la Société de déve-loppement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) pour leur pro-gramme d’édition et du soutien du Conseil des arts et des lettres du Québec. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication. Nous reconnaissons l’aide fi nancière du gouver-nement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition.

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Couverture et illustrations : Annick DésormeauxMise en pages et pdf interactif : Claude Bergeron

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Agnant, Marie-Célie La dot de Sara Éd. originale: 1995. Publ. à l’origine dans la coll.: Collection Connivences. Publ. en collab. avec Mémoire d’encrier. ISBN 978-2-89091-319-6 I. Titre.

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Préface

Construit à partir de récits de vie de grands-mères d’ori-gine haïtienne, transmis en créole dans le cadre d’une re-cherche en sociologie, La dot de Sara est un roman à la fois simple et complexe. Il est simple par le ton, par la voix. Marie-Célie Agnant a fait passer ces récits de l’oralité à l’écriture de même que du créole au français, tout en con-servant le ton, l’émotion, ainsi que la langue, simple au premier abord, mais aussi imagée et rythmée.

Le roman est complexe, aussi, étant fait d’un enchevê-trement de voix et de récits, parfois écrits, parfois livrés oralement, et dans lesquels se confondent la réalité et la fi ction. À l’origine même du projet d’écriture, il y a les voix des grands-mères venues d’Haïti. Tout en reprenant leurs récits, Marie-Célie Agnant y glisse ses propres his-toires. Elle donne la parole au personnage de Marianna, originaire d’Haïti et exilée à Montréal pour rejoindre sa fi lle Giselle et sa petite-fi lle Sara. Marianna, on l’entend. On entend son accent, son courage et sa force, en même temps que sa fragilité et son désarroi. Marianna raconte des histoires de femmes guerrières, de survivantes, ca-pables de tondre un œuf ou battre de l’eau pour en faire du

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beurre. Elles viennent de la campagne ou de la ville et vivent de petits métiers, couturière, coiffeuse, bouchère ou agricultrice. Malgré la misère qui les entoure, et bien conscientes de l’injustice qui la fait perdurer, elles s’en sortent à force de courage et de sacrifi ces, mais aussi d’humour et d’entraide. Ce sont elles qui feront tout en leur pouvoir pour permettre à leurs enfants de s’instruire et de quitter le pays d’origine qu’elles délaisseront à leur tour pour se rapprocher de leurs fi lles, de leurs fi ls et de leurs descendants. Ces femmes, on voudrait les connaître personnellement. On comprend alors le désir de Marianna de garder vivante la mémoire de leur histoire. Marianna ne crie pas. Elle souffl e. Elle nous livre des histoires de vie dans un souffl e persistant.

La question de la multiplicité des voix n’est qu’une fa-çon parmi beaucoup d’autres d’aborder La dot de Sara. Après toutes les lectures que j’en ai faites et après m’être nourrie de tant d’analyses et d’études littéraires à son su-jet, relire ce roman pose à chaque fois le défi de me lais-ser guider par une nouvelle approche, vers une nouvelle ouverture. Impossible de présenter une liste exhaustive de tout ce qui a été écrit sur La dot de Sara. Ethnologues, sociologues et critiques littéraires, pour ne nommer que celles-là et ceux-là, l’ont abordé sous l’angle de la média-tion culturelle, de la communication interculturelle ou de la quête identitaire, qu’il soit question d’identité cul-turelle, linguistique ou sociale. On y a décelé des formes d’identité urbaine ou transnationale, par exemple. On y a cherché la trace de l’altérité et de l’interculturalité, tout comme celle des relations intergénérationnelles. On a tenté de trouver, à travers les mots de Marie-Célie Agnant, le sens toujours mouvant de la famille. Posant un regard

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féministe sur ces récits d’exilées transmis par une écri-vaine engagée, on s’est penché sur la représentation des femmes qu’on y retrouve, sur la place de celles-ci dans différents types de sociétés et, surtout, sur les relations qu’elles tissent entre elles à travers des réseaux locaux et transnationaux. Le style même de La dot de Sara a donné lieu à des études littéraires, qui ont notamment souligné la présence simultanée du créole et du français, de l’ora-lité et de l’écriture ainsi que du monde réel et de l’imagi-naire, situant le roman dans la tradition de la littérature haïtienne.

À travers toutes ces façons d’approcher La dot de Sara, une chose semble demeurer : l’émotion que la lecture sus-cite. Quel que soit leur âge, leur culture, leur sexe ou leur trajectoire, les lectrices et les lecteurs se sentent interpel-lés d’une façon ou d’une autre par les personnages du roman et par les histoires que l’écrivaine livre. En lisant La dot de Sara, on fi nit par se reconnaître dans l’un ou l’autre de ses personnages, et, le plus souvent, dans plu-sieurs d’entre eux. Qui n’a pas vécu le deuil, la sépara-tion, la quête qui s’en suit, et la recherche de réparation qui redonnerait un sens à ces expériences douloureuses ? Comme les personnages du roman, aussi, chaque être humain doit régulièrement choisir entre la poursuite vers l’avant ou le retour aux sources, chacun de ces choix nécessitant une bonne dose de courage. Marianna parle de son anguille de vie qui semble toujours lui échapper. N’est-ce pas là toute la condition humaine qu’elle résume en une seule image ?

Enfi n, il reste beaucoup à dire et à écrire sur La dot de Sara. Il est heureux que ce beau livre soit lu un peu par-tout à travers le monde. Chaque étudiant ou étudiante,

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chaque chercheur, chaque critique littéraire aborde le roman avec un bagage qui lui est propre. Un angle d’ap-proche, toutefois, semble pertinent pour toutes les lec-tures, une approche qui rallie toutes les autres, aborder La dot de Sara librement, en se laissant aller à l’émotion de la lecture, puisque cette liberté ouvrira la voie à des perceptions et à des perspectives nouvelles.

Colette Boucher

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Remerciements

L’histoire de Marianna c’est l’histoire de beaucoup d’êtres et je n’aurais jamais su, à moi toute seule, la transposer en ces pages. Je dois dire avant toute chose que ce livre n’aurait sans doute pas vu le jour, du moins sous cette forme, sans l’étroite collaboration, le dévouement, les sug-gestions de Verena Haldemann, et sa précieuse amitié.

J’ai pu aussi bénéfi cier des conseils de nombreuses personnes qui, avec enthousiasme, ont mis de leur temps et surtout de leur cœur à la lecture de ce manuscrit. Je ne saurais ici toutes les nommer. Je les en remercie chaleu-reusement. Un grand merci à Alexandra Philoctète, Annick Germain, Marie-Carme Rateau, Clorinde Zéphir, Mourad Ali Khodja.

Hélène Larochelle et Rachel Bédard, des Éditions du remue-ménage, pour le sérieux de leur travail, leurs con-seils et surtout le respect avec lequel elles ont accueilli Marianna.

Merci à Cynthia, Camilo et Manuel Roumer pour leur soutien inestimable et leur inspirante curiosité.

Guy Roumer, pour sa présence et son dévouement, à toute heure...

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Je dédie ce livre à toutes ces femmesqui m’ont reçue avec chaleur et amitié,

et m’ont parlé de Marianna, Ita, Marcelle et des autres...

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« Le temps passeet fait tourner la roue de la vie, comme l’eau celle des moulins... »

Marcel Pagnol

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Pour moi, Sara a toujours été une enfant bien spéciale. J’ai souvent dit à Giselle combien elle me rappelle ma grand-mère Aïda. Elle a tout d’elle, ses yeux de braise et de tendresse, ses cheveux en lianes qui me donnent tant de fi l à retordre lorsque je dois les coiffer. Comment ou-blier ce jour où elle m’a dit que j’étais une tantine ma-coute, parce que je la torturais quand je la coiffais. Elle avait aussi, dès sa tendre enfance, cette démarche décidée de petit soldat. Sara a par-dessus tout, je crois, le carac-tère de grand-mère Aïda. Aïda, qui pouvait vous cajoler à vous faire perdre la tête, tout en tenant bien serrée une badine dans les mains. Ne jamais perdre le contrôle de la situation, telle était sa devise. Maîtresse d’elle-même, elle n’élevait jamais cette voix qui fi ltrait de son corps comme un fi let d’eau qui glisse du rocher. Elle savait où elle allait, grand-mère Aïda, elle fonçait, en un corps à corps extraordinaire avec la vie. Tout le contraire de Giselle qui se croit forte, parce qu’elle a un caractère de diablesse, colérique, et pourtant, tellement sans volonté.

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Grand-mère Aïda... Giselle affi rme ne pas se souvenir d’elle. « Tu veux me dire que ma fi lle est la réincarnation de ta grand-mère ?

— Et pourquoi pas ? Aïda, fi gure-toi, outre le fait d’être ma grand-mère, elle est ton arrière-grand-mère, l’aurais-tu oublié ? C’est elle, ma fi lle, qui a coupé ton cordon om bilical et l’a enseveli sous l’abricotier dans la cour, disais-je, une pointe de malice dans la voix. Elle savait bien ce qu’elle faisait, la femme Aïda, et elle avait bien raison car notre passé c’est comme la lune, n’est-ce pas ? Il nous suit, il a les yeux fi xés sur nous. Il est très diffi cile de fuir son passé, Giselle. Quoi qu’on fasse, il nous en restera toujours un peu. »

Elle avait vu le jour à l’Anse-aux-Mombins, Aïda. Son père s’était établi dans cette région aride où candélabres et bayahondes1 se disputaient les rares gouttes de pluie que dispensait parcimonieusement le ciel pourtant sou-vent chargé de gros nuages lourds. « Trop lourds pour se laisser tomber, disait grand-mère Aïda, ils se feront trop mal, ou encore : ils sont sans doute trop fi ers pour venir jusqu’à nous. » L’air inquiet, elle scrutait le ciel de ses yeux pensifs.

L’Anse-aux-Mombins en ce temps-là comptait à peine une douzaine de familles ; des déracinés venus des ré-gions avoisinantes fuyant on ne sait trop quel destin ou sans doute en quête d’un vague bonheur. Ils avaient planté leurs cases dans cette cuvette entre les deux mornes, un

1. Espèce d’acacia.

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affaissement de terrain en quelque sorte, comme une grotte, juste après la ville de Chanterelle. Déjà, à l’époque, Chanterelle était un endroit assez prospère, avec des dames qui portaient chapeaux à voilette et chaussures de cuir à la messe le dimanche. Aïda n’avait jamais quitté l’Anse-aux-Mombins. Le souvenir de son père, qui avait dompté, arrosé de sa sueur de paysan tenace et rebelle, cette terre tout aussi rebelle, l’avait liée pour toujours à l’Anse. Et c’est avec fi erté qu’elle disait : « Cette terre c’est l’âme de mon père. » Ils avaient travaillé dur, racontait Gran’Aïda, et en quelques années l’Anse donnait café, cacao, ignames et autres denrées que l’on allait vendre au marché voisin, parfois jusqu’à la capitale.

À l’Anse-aux-Mombins, tout le monde respectait et ai-mait Aïda. C’était une guerrière. Elle avait empoigné la vie comme seules les femmes de ce temps, faiseuses de miracles, savaient le faire. Aïda était de celles qui avaient le don, croyez-moi, de transformer les roches en pain et de battre l’eau jusqu’à en faire du beurre. Dieu ! ce qu’elles savaient faire, les femmes de ce temps-là pour élever une armée d’enfants. Elle en a eu dix, Aïda. Rivée nuit et jour à son infatigable machine à coudre, ne faisant plus qu’une avec elle. C’était une de ces machines que l’on tournait du matin au soir tel un moulin avec le bras. Pas de pé-dales, non madame ! Nous n’en avions pas les moyens. Rien que cela et un petit commerce de détail : dix cen-times de sucre, un dé d’huile, une poussière de sel, une branche de thym, cela et rien d’autre pour récolter un soupçon d’argent afi n de payer le loyer, acheter les re-mèdes, les souliers et les cahiers et envoyer à l’école la pe-tite Marie et le petit Jo. Elle ne connaissait rien pourtant des lettres, Aïda, ni des grandes ni des petites.

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Il est bien possible, crois-moi, que « ta fi lle », comme tu dis si bien, soit véritablement la réincarnation de grand-mère Aïda. Elle appréciait tant la vie cette Aïda, qu’elle a dû ne pas en avoir son saoul. Alors elle est revenue pour continuer à vivre à travers Sara et sais-tu pourquoi ? Parce que rien ne se perd et, comme l’ont toujours dit nos vieux, et moi je ne fais que répéter après eux : « Tout ce que tu ignores est plus grand que toi et il faut avoir la sagesse de le respecter. » Voilà ! Moi qui ai connu grand-mère Aïda mille fois mieux que celle à qui je dois la vie, je sens en Sara tant et tant d’Aïda, un peu comme un miroir dans lequel je la revois. Sara, Aïda, à travers moi, à travers toi, la même racine, le même fi l, la même vie ; rien ne change sous ce ciel, sauf les apparences. La vie, tu sais, n’est rien qu’un long fi l que l’on tire et qui s’en va et qui revient, sans cesse, toujours le même fi l.

Grand-mère Aïda c’était comme la bonne terre. Amou-reuse de la vie, généreuse et intelligente. Elle donnait, donnait, la femme Aïda, pour le plaisir de donner, pour l’amour de l’amour, l’amour de la tendresse, pour l’amour sans raison d’aimer, au delà de la raison et de l’amour, cet amour de la vie pour ce qu’elle est véritablement : tré-sor, mystère, beauté, bonheur simple dans le tourbil lon de l’existence, au milieu des siens : enfants, petits-enfants, nièces et neveux. Aïda, les jupes toujours remplies d’en-fants. Et lorsque j’y pense, au fait, qu’avait-elle d’autre, qu’avions-nous d’autre ? Que récoltions-nous sinon cette chaleur et cet espoir presque insensé qui nous venait de tous ces yeux où nous lisions la même interrogation : « Où allons-nous ? Où donc le Bon Dieu a-t-il laissé tom-ber notre pierre sous le soleil ? » Interrogation constante

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à laquelle nous n’avions rien d’autre à opposer que notre foi dans la vie.

Grand-mère Aïda, je la revois, dans ses énormes va-reuses, trônant derrière son moulin Singer et d’une main ferme régissant son petit monde. Clotop, clotop, tour-nait la machine à coudre tandis que s’affairaient ses fi lles dans l’arrière-boutique. On venait de tous les coins de l’Anse-aux-Mombins acheter chez Aïda deux doigts de morue, un peu de sel, une tête de hareng pour donner une âme au soloba1 du soir. Tante Germaine surtout, la sœur cadette de maman, servait les clients. Pendant ce temps, grand-mère cousait bout à bout des sacs de toile de Siam, des sacs de farine, taillait, surfi lait. Le mercredi matin, après avoir balayé et arrosé avec ce mélange d’eau, de basilic et d’armoise le devant de sa porte, elle accro-chait sa couture. Toute la nuit, elle s’était fatigué les yeux et usé les doigts à piquer, à ourler. Les morceaux de toile, les sacs de farine, lavés, repassés, s’étaient transformés en caracos, en robes à volants, jupons et blouses ornés de ric-rac multicolores. Dès cinq heures du matin, en fi le indienne et en cadence, les marchandes qui arrivaient de Desgranges, de Madras, de la plaine d’Azur et des envi-rons, dévalaient la petite sente menant droit à notre mai-son et s’arrêtaient quelques minutes pour choisir, l’une un caraco, l’autre une blouse. La plupart ne payaient qu’en remontant chez elles le soir après le marché. Ainsi s’écoulait la vie en ce temps-là, à l’Anse-aux-Mombins.

1. Soupe du pauvre.

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De grand-mère Aïda, j’appris très tôt la couture. Ti mafi 1, disait-elle, un sourire au coin de ses yeux plissés, on ne sait jamais sur quelle barque naviguera notre vie demain : viens, voici comment on fait cet ourlet.

Plus tard, chez madame Souffrant, j’appris la coupe pour de bon, à tailler les biais, à faire de vraies robes de dames. Et c’est ainsi que j’allais devenir une des coutu-rières les plus réputées, du moins pour les gens de la Cité des Bois-Pins, à la capitale où quelques années plus tard je déménageais ma carcasse.

Grand-mère Aïda m’avait élevée au doigt et à la ba-guette, comme cela se faisait dans ce temps-là. Ma mère à moi, Man Clarisse, n’avait pas survécu à ma naissance. Elle avait été emportée par une septicémie, dit-on, quelque temps après que je sois née et n’avait jamais voulu révé-ler le nom de celui qui l’avait mise en mal d’enfant. Elle avait alors vingt ans. Comme tant d’autres, elle avait dû se dire que les enfants, c’est plutôt l’affaire des femmes. Il y avait autour de nous et avec nous cette communauté de commères, matantes et marraines, qui étaient pour moi comme autant de mamans. Elle avait tenu, grand-mère, à m’envoyer à l’école. À l’époque, c’était un grand pas, comme on dit, car les petites fi lles — et croyez-moi, cela n’a pas beaucoup changé — on les gardait surtout pour aider à la maison, ou à faire marcher le commerce. L’école, lorsqu’on le pouvait, on y envoyait plutôt les fu-turs messieurs. S’il y avait quelque argent à investir, mieux valait l’employer à garnir la caboche des petits hommes, ceux qui, pensait-on, devaient par la suite sauver la fa-

1. Ma petite fi lle.

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mille de la faim en devenant agronomes, avocats, ingé-nieurs, et peut-être même médecins.

Envoyer les enfants à l’école, c’était, disait-on, comme mettre de l’argent en banque. J’y suis allée, moi, jusqu’à la deuxième année du secondaire, puis à l’école d’éco-nomie domestique du bourg, chez madame Souffrant. C’était énorme. Et qu’est-ce qu’elle était fi ère, Gran’Aïda, de clamer à qui voulait l’entendre que je n’étais pas une mazette, mais une fi lle bien baignée et poudrée à qui la vie devait son coin de ciel copieusement garni. À l’école d’économie domestique, nous apprenions à coudre, bro-der, cuisiner. On faisait de nous de vraies femmes. « Ne parle pas ainsi, grand-maman ! » me dit un jour Sara qui, selon son habitude, n’élevait pas la voix, mais que je voyais rouge de colère. « Ils n’avaient plus qu’à vous mettre sur une étagère, ma foi ! Moi je refuse de savoir coudre et faire à manger ! Et personne ne pourra m’y obliger ! »

Dès qu’elle a su à quoi servaient les mots « pourquoi » et « comment », avec une insatiable curiosité Sara me poussait constamment à remonter le carrousel au début, au tout début. Il me fallait lui conter ma vie, chaque épi-sode, alors que j’avais l’impression que cela tenait dans un minuscule mouchoir. Ma vie à l’Anse-aux-Mombins, nos jeux d’enfants.

Comment on est ? Comment on joue lorsqu’on est enfant à l’Anse-aux-Mombins ? Le carrousel tournait, grin-çant, et j’ai le sentiment aujourd’hui que nous jouions plutôt à être des enfants. L’enfance, à coups d’ailes ra-pides et furtifs, passait, sans trop s’arrêter aux Mombins. Peut-être n’aurions-nous pas su quoi en faire alors... peut-être... Il y avait bien sûr nos jeux à la source, la pêche aux écrevisses, ces folles rondes enfantines dans la cour de

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l’école, où nous répétions à tue-tête, déchaînées, comme pour exorciser cette malédiction, ce vol, la perte de l’en-fance, comme si nous chantions, pour la dernière fois, des chansons venues d’on ne sait quel âge, dans une langue comprise de nous seules : Maman, maman, ma-man, écoute-moi parler. Non, non, non maman voyé m. Lè ma moute anwo ma pote fl èr de rose, lè ma retounen ma poté fl eur d’amour. Ou encore, Frère Jacques, frère Jacques, dormez-vous, dormez-vous, sonne de la matine, sonne de la matine, ding ding dong, kilik poisson silema, kiling kiling poisson sile1. Le soir, lorsque nous avions le temps, cric, crac2, sur la gale-rie, nous tirions des contes, en égrenant le maïs que nous faisions rôtir entre trois grosses pierres et remplissions nos ventres de jus de canne, siffl ant, aspirant, mâchant bruyamment, mordant à belles dents dans les fl ûtes. C’était cela le plaisir de l’enfance à l’Anse-aux-Mombins.

Nous jouions aussi à lago3, mais grand-mère Aïda n’aimait pas que l’on s’éloignât de la maison. « Tout peut arriver », criait-elle en tapant des mains pour nous rame-ner sur la galerie. « Les fi lles restent sur la galerie. Mais quelle affaire ! vous voulez me mettre dans des tracas, vous trouvez que je n’en ai pas assez ! Combien de fois dois-je répéter que les fi lles ne doivent pas s’éloigner dans les buissons le soir. Avec tous les malfi nis4 qui rô-dent ! Houn ! Mes épaules ne peuvent plus prendre au-cune charge, je vous avertis ! » À l’Anse-aux-Mombins, l’enfance, c’était l’école bien sûr, tous les jours jusqu’à

1. Comptines où se retrouvent mariés la langue française et le créole.2. Onomatopée qui sert d’introduction aux contes ou devinettes lors des réu-

nions familiales.3. Cache-cache.4. Oiseaux de proie.

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quête de soutien dans cette aventure solitaire. Une autre lecture porterait l’attention sur les relations mère-fi lle. On comprend combien ce lien entre les femmes de dif-férentes générations est central à la vie et à la survie des familles et combien il marque la place de chacune dans le monde. Ce récit est aussi celui des rapports entre gé-nérations ; la migration de ces femmes et de leurs enfants est faite de ruptures et de réorganisations qui mettent à dure épreuve le lien intergénérationnel. Elle s’inscrit de plus dans une conjoncture de très grande tension écono-mique et sociopolitique en Haïti. Enfi n, on peut lire ce récit sous l’angle de la culture haïtienne et du choc qu’elle subit au cours du processus migratoire. Les manières de faire et les manières de penser changent, que faut-il gar-der, que faut-il modifi er ?

Quel que soit le regard qu’on jette sur Marianna et son monde, on sera saisi par les mutliples facettes que pré-sentent ces cas de fi gure, typiques d’une génération de femmes haïtiennes « migrantes ». On restera fasciné par la manière dont elles négocient avec leur entourage et avec elles-mêmes leur destin singulier et unique, on sera touché par cette force vitale qui puise dans le passé et se projette dans l’avenir pour mieux maîtriser le présent.

Si Marianna peut révéler à notre conscience l’héritage précieux que nous laissent ces femmes, sa solitude de migrante s’inscrira d’elle-même dans notre aventure col-lective.

Verena Haldemann

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