"La démocratie vivante ici et ailleurs" par Patrick Savidan

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La démocratie vivante ici et ailleurs Patrick Savidan * C’est un plaisir d’être associé de cette manière à une initiative aussi intéressante, non seulement parce qu’elle est porteuse de choses positives pour notre société, mais parce qu’elle nous permet éga- lement de poser un certain nombre de questions importantes sur les évolutions contemporaines de la citoyenneté. De fait, il n’est pas évident que nous sachions toujours très exactement ce que nous faisons quand nous faisons de la démocratie partici- pative, sachant que ce que vous avez fait en répon- dant à ce questionnaire et ce que nous faisons depuis ce matin est bien un exercice de démocratie participative. Nous allons d’abord essayer de comprendre l’émergence de cette exigence pour, ensuite, même 79 * Maître de conférences en philosophie à l’université de Paris IV- Sorbonne, président de l’Observatoire des inégalités. Auteur de État des inégalités en France (avec Louis Morin), Belin, 2006; Dictionnaire des sciences humaines (avec Sylvie Mesure), Presses universitaires de France, 2006.

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"La démocratie vivante ici et ailleurs" par Patrick Savidan

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La démocratie vivante ici et ailleurs

Patrick Savidan *

C’est un plaisir d’être associé de cette manière àune initiative aussi intéressante, non seulementparce qu’elle est porteuse de choses positives pournotre société, mais parce qu’elle nous permet éga-lement de poser un certain nombre de questionsimportantes sur les évolutions contemporaines dela citoyenneté. De fait, il n’est pas évident quenous sachions toujours très exactement ce que nousfaisons quand nous faisons de la démocratie partici-pative, sachant que ce que vous avez fait en répon-dant à ce questionnaire et ce que nous faisonsdepuis ce matin est bien un exercice de démocratieparticipative.

Nous allons d’abord essayer de comprendrel’émergence de cette exigence pour, ensuite, même

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* Maître de conférences en philosophie à l’université de Paris IV-Sorbonne, président de l’Observatoire des inégalités. Auteur de Étatdes inégalités en France (avec Louis Morin), Belin, 2006; Dictionnaire dessciences humaines (avec Sylvie Mesure), Presses universitaires deFrance, 2006.

lon le taux d’abstention au second tour des électionsprésidentielles, en 1974, on constate qu’il était de12,7 en 1981, de 14,1 en 1988, de 15,9 en 1995, de20,3 en 2002, l’abstention au premier tour était de28,24 et aux régionales de 2004 il était de 38 %.Chiffres à prendre en compte et désintérêt qui pren-drait une plus grande ampleur si l’on devait intégrerdans l’appréciation de la participation électorale lesvotes blancs et le taux de non-inscription sur leslistes électorales. Globalement, nous devons consta-ter une détérioration de ce mode d’expression de lacitoyenneté.

Le deuxième élément d’illustration provientd’une série de sondages qui ont été menés enavril 2006 et qui expriment la réalité et la profon-deur du problème de la représentation sociale etpolitique. Ces sondages indiquent que 53 % desFrançais pensent que la démocratie ne fonctionnepas bien, alors qu’en 2000 ils étaient 35 % à penserainsi. Par ailleurs, 69 % des Français estiment queleurs gouvernants s’occupent peu ou pratiquementpas de ce qu’ils pensent. Ce chiffre est à mettre enrelation avec le sentiment exprimé par les élus dansl’enquête présentée ci-dessus. Ces derniers, eneffet, ont le sentiment de bien comprendre lescitoyens et de bien exprimer leurs préoccupations.Bien sûr, il faudrait entrer dans le détail de cetteperception et déterminer les niveaux de défiance enfonction des types de mandats et des niveauxd’exercice de responsabilité politique. 70 % desFrançais interrogés estiment qu’aucun parti ne lesreprésente véritablement, 72 % estiment qu’aucun

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si je suis complètement acquis au principe de ladémocratie participative, évoquer certains pointssur lesquels il faut être extrêmement prudent.

La démocratie participative est une excellentechose si on la maintient à la place qui doit être lasienne, c’est-à-dire qu’elle doit être conçue commeun moyen de perfectionner la démocratie représen-tative et ne doit pas être pensée comme une autremanière de faire de la démocratie. J’imagine quedans vos expériences d’élus, vous avez l’occasion dele constater : aujourd’hui, il existe une vraieméfiance à l’égard du politique ; elle peut s’expri-mer de manière très diverse, soit sur le mode d’unscepticisme amusé, soit sous un mode plus radicalde défiance. C’est l’évolution de ce sentiment queje crois très important d’interroger, dans la mesureoù il semble procéder d’une sorte de décrochageentre la société et ceux qui la gouvernent. Ce décro-chage me paraît lié à une lente agonie du sentimentde confiance dans les institutions de la démocratiereprésentative.

Nature et portée d’un décrochageDeux exemples illustrent ce décrochage entre la

société civile et ses élus. Prenons tout d’abord l’évo-lution du taux d’abstention aux élections : même sil’on considère celui-ci avec prudence – la Francen’est pas la seule concernée par ce problème –, onremarque que, depuis les années 1970, le tauxd’abstention, selon les types de scrutins, ne cesse deprogresser. Le seul endroit d’Europe où cela restestable, c’est au Danemark. Si l’on prend comme éta-

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(cela a été mesuré par le Crédoc). Ils ne désespèrentdonc pas totalement du système représentatif.

Surtout – fait majeur – les Français s’impliquentdavantage dans le milieu associatif. Une part impor-tante du taux d’adhésion des Français à ces associa-tions concerne essentiellement les associationssportives et culturelles. Il est toutefois intéressantde remarquer que la part des adhésions à des asso-ciations dont l’objet est relatif à la santé et à l’actionsociale, à l’aide aux démunis, à l’aide sociale délo-calisée ou à la lutte contre le chômage et à la prévention contre la délinquance, est passée,entre 1998 et 2000, de 11 à 24 %. Il faudrait mesu-rer la réalité de l’engagement que signale l’adhé-sion à une association intervenant dans cesdomaines. Mais le fait même de s’impliquer ainsiexprime un engagement civique, un intérêt pour lachose publique et un souci de l’autre qui nourrittoute pratique citoyenne. Pour les associations dedéfense de l’environnement, la part de cet engage-ment est passée de 3 à 9 %, pour les associationshumanitaires et la solidarité internationale, ellepasse de 3 à 8 % et dans les associations de défensedes droits de l’homme et de lutte contre le racisme,elle est passée de 2 à 7 %.

Il n’est donc pas possible d’en rester au refrainde la fragmentation sociale, de la passivité, de l’in-différentisme civique. Il existe bien sûr des élé-ments de cet ordre dans notre société mais force estde constater que les Français cherchent des débou-chés politiques à leur désir d’action, à leur désir devolonté politique. Le problème se pose à tous parce

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leader politique ne les représente, 79 % estimentqu’aucune organisation syndicale ne les représenteet 40 % expriment une défiance généralisée àl’égard de tous les partis du gouvernement sansoublier 16 % qui ne se prononcent pas.

Cela permet de voir qu’il y a – même si cela necorrespond pas à une réalité – un véritable sentimentde défiance dans la société. Si le décrochage n’estpas aussi important, il reste que le sentiment dudécrochage, lui, est extrêmement important et pré-occupant.

Il faut se garder de toute interprétation un peusuperficielle qui consisterait à penser que c’est unproblème de circonstances, d’homme politique,d’agenda, de configuration politique, d’état du rap-port de forces… Ce type d’explication peut jouersur une partie de la réalité, mais n’explique pas laprofondeur du problème.

Il faut ensuite se garder d’interpréter ce désin-vestissement ou ce décrochage comme une formede désinvestissement civique. Apparaît à ce niveauun véritable paradoxe démocratique, dont il importede bien mesurer la portée : d’un côté, une défiancese manifeste à l’égard des procédures habituelles dedésignation des responsables politiques et de lamanière dont les gens jugent l’action des hommespolitiques ; d’un autre côté, on observe des formestout à fait significatives de mobilisation sociale oucivique. Les gens participent ainsi davantage à desmanifestations, se sentent davantage concernés parcertains mouvements, participent à des pétitions,écrivent des lettres à leurs représentants politiques

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réserve : elle implique les gens puisqu’elle leur poseun certain nombre de questions sur les projets surlesquels on veut orienter l’action publique demanière plus générale.

La démocratie est une histoireLa première chose que je veux souligner par rap-

port à cette évolution vers des formes plus partici-patives ou des formes plus inclusives de démocratie,c’est qu’il ne faut absolument pas s’en inquiéter. Ilest naturel, pour les sociétés démocratiques, de tou-jours rechercher les nouveaux dispositifs qui per-mettront de mieux capter, de mieux former la ou lesvolontés populaires. La démocratie a toujours évo-lué, elle s’est d’abord constituée certes commedémocratie représentative, mais le suffrage univer-sel ne s’est pas d’emblée imposer comme une évi-dence ; il est issu d’un certain nombre d’avancées,qui furent, dans un premier temps, perçues commedes déviances à l’égard de l’engagement démocra-tique, avant d’entrer progressivement dans lesmœurs, produisant de nouveaux dispositifs qui fontpartie du socle minimal de la citoyenneté. La ques-tion est de savoir cependant si ces dispositifs sont àla hauteur des aspirations citoyennes.

De ce point de vue, le débat sur la démocratieparticipative doit être soustrait aux polémiques quipeuvent naître des échéances électorales. Certainscandidats peuvent pratiquer plus ouvertement qued’autres la démocratie participative et se le voirreprocher. Si cela donne lieu à des débats parfoisintéressants, notons que le contexte dans lequel ils

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que c’est un volontarisme qui ne trouve pas commedébouché naturel les procédures habituelles de ladémocratie. C’est cette difficulté qu’il faut essayerde résoudre et la démocratie participative est unemanière d’essayer de résoudre ce paradoxe, d’in-venter des dispositifs un peu innovants qui permet-traient de capter cette énergie sociale, cette énergiecivique.

L’action qu’engage le département des Côtesd’Armor est très intéressante parce qu’elle mani-feste tout d’abord un souci d’établir un diagnostictout en faisant en sorte que ce diagnostic puisse êtrepartagé. Je signalerais juste un manque, me semble-t-il. Dans l’enquête, le questionnaire pour les élusn’est pas libellé de la même manière que celui pourles habitants ; une série de questions aux élus portesur l’appréciation qu’ils ont de la nature de leurfonction : Sont-ils satisfaits de l’exercice de leurfonction d’élus ? Comment cela se passe-t-il ? Ont-ils le sentiment d’être pris en compte ? Etc.Malheureusement, ces questions n’ont pas étéposées aux habitants eux-mêmes. Il serait intéres-sant, dans ce volet de prospective ambitieux, d’as-socier l’engagement politique, qui peut êtreconsidéré comme un bien au même titre que le res-pect de l’environnement, l’accès à l’éducation, etc.Ce qui permettrait de tester le niveau de satisfac-tion des personnes à l’égard de l’exercice qu’ils peu-vent faire ou ne pas faire, de leur fonction decitoyen. C’est un point qu’il serait intéressant d’in-tégrer dans la démarche engagée. En elle-même, enrevanche, celle-ci ne donne pas prise à cette

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manière d’agir des élus que la manière d’agir descitoyens. Les élus, dans ces commissions, ces comi-tés de quartier, les services techniques associés à laréalisation de ces décisions, se sentent davantagetenus de justifier leur action et cela modifie d’unecertaine manière l’optique du travail de l’élu. C’estun point important.

Mais, par ailleurs, je ne crois pas qu’en touchantdes représentants de citoyens par le biais de comitésde quartier, on touche « le peuple » pour autant.Certains travaux d’anthropologie politique souli-gnent que l’on a surtout produit une nouvellecouche intermédiaire de citoyens (que, non sans iro-nie, certains appellent les « superhabitants »), deshabitants un peu spécialisés, plus formés et mieuxinformés. C’est un début de solution, mais cela nerésout pas le problème de l’implication de l’en-semble des citoyens à la vie politique du pays. Lerisque – mais on peut en neutraliser les effets – estde rejouer d’une certaine manière, informelle et dis-simulée, le coup de la démocratie capacitaire, enpréparant des pools de citoyens plus spécialisés,plus compétents. On risque alors de les prendrecomme interlocuteurs, en imaginant que, ens’adressant à eux, on s’adresse à tout le monde. Or,la structure sociologique des gens qui s’impliquentdans les comités de quartier, dans les conseilsconsultatifs, dans toutes les formes que la démocra-tie participative peut prendre, n’est pas du tout lastructure de la société française. Il ne faut donc passurjouer l’importance de cette population en termesde prise de parole directe du peuple à travers ces

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s’inscrivent peut aussi nous faire perdre de vue l’es-sentiel. La démocratie participative est quelquechose de trop important pour qu’on en fasse l’enjeud’une dispute à très court terme. Il faut l’étudier,essayer de la préserver de ces petites conjonctures.La démocratie participative, dans certaines desformes qu’elle peut revêtir, est une chance pour ladémocratie. Une chance qu’il ne faut ni gâcher, nitrahir.

Quelques recommandationsDans le cadre du lancement de l’opération Côtes

d’Armor qui se veut un formidable exercice dedémocratie participative, je proposerai quatre élé-ments de réflexion critique qui incitent à la pru-dence.

1) Il ne faut pas prendre la démocratie participa-tive pour ce qu’elle n’est pas : elle renvoie à l’idéed’une participation directe des citoyens, versionlyrique de la participation du peuple à la vie de lacité. Plus lucidement on peut dire qu’elle déplace laquestion de la représentation, mais ne la remplacepas. Des procédures participatives et délibérativesne sauraient de façon définitive résoudre le pro-blème de l’adhésion des citoyens aux décisions, ni laquestion de la crise de confiance. Ces processus, quiexistent déjà depuis plusieurs années, ont fait l’ob-jet d’évaluations qui permettent d’en saisir la por-tée, son efficacité réelle, mais relative. On remarqueainsi qu’elles font évoluer les pratiques non descitoyens mais en premier lieu celles des élus, c’est-à-dire que ces pratiques changent davantage la

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3) La troisième difficulté que posent ces formesd’intervention tiendrait au fait d’accorder une tropgrande importance aux nouvelles techniques d’in-formation et de communication, notamment l’inter-net. Il s’agit certes d’un outil formidable qu’il faututiliser. Par exemple, le gouvernement canadienmet en ligne, quasiment en direct, l’état desdépenses de chacun des ministères, c’est-à-dire quelorsqu’un ministre se déplace, les dépenses sontaffichées. En termes de transparence, c’est dérisoiremais par rapport à l’état de l’opinion, c’est trèsimportant parce que cela donne le sentiment qu’onne cache rien. Nous sommes obligés d’en faire plussur ce registre-là parce que les gens ont acquis lesentiment qu’on leur cachait tout. Il faut sans doutesurjouer la carte de la transparence pendant untemps pour essayer de rééquilibrer cette perception.De manière plus générale, si cet outil présente degrands avantages, il ne faut pas non plus se leurrersur ce qu’il est possible de faire sur le plan politiqueà travers lui. D’une part, c’est un outil très inégali-taire. Tout le monde n’a pas accès à l’internet– même si cette situation va progresser très rapide-ment. D’autre part, l’utilisation de ces techniquesn’est pas neutre. Elle peut conduire à un effet deradicalisation, c’est-à-dire que les gens ont tendanceà se réunir par affinités, sensibilités politiques. Etdes travaux montrent que lorsque l’on se réunit paraffinités, il en résulte un phénomène de polarisa-tion, de radicalisation, parce que tout simplementon n’entend plus la voix de l’autre, nous ne sommesplus confrontés à un son de cloche un peu divergent

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institutions : ce sont encore des catégories choisies,privilégiées, qui s’expriment à travers ces institu-tions… Il y a bien sûr des exceptions, des militants,des personnes qui se manifestent et qui se présen-tent dans ces dispositifs, mais globalement ils neconstituent pas une représentation fidèle de cequ’est la société française.

2) Il est difficile de façonner des dispositifs quipermettent de produire une bonne représentationde l’intérêt général. L’histoire de la démocratiereprésentative, d’une manière générale, nousmontre combien il est difficile d’instaurer de telsdispositifs et si, aujourd’hui, tant de reproches sontadressés à la démocratie représentative, c’est préci-sément parce qu’en dépit de la sophistication dessolutions qui ont été élaborées au cours des XIXe etXXe siècles, nous n’avons pas réussi à la réaliser. Iln’y a donc pas de raison de penser que la démocra-tie dite participative puisse permettre de modifierradicalement la donne de ce point de vue. Celapeut améliorer les choses en faisant mieux circulerl’information mais la production d’une représenta-tion fidèle de l’intérêt général restera un problèmeà résoudre. Il faut aussi relever le type de difficultéparticulière que peut susciter l’accent mis sur laparticipation. Cela peut entraîner une survalorisa-tion d’une certaine forme de proximité. Cela peutpervertir l’exercice de l’action politique parce quela politique ne peut pas se résumer à une forme departicularisme managérial ou de clientélisme dansle pire des cas. Il ne suffit pas d’être proche pourêtre juste.

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politique apparaît moins marquée, les gens sonttentés de se resituer sur les marges de l’échiquierpolitique avec tous les effets qu’on peut imaginer.Il y a un certain danger, à travers des dispositifs dedémocratie participative, à faire de la politique unobjet sociétal. On constate qu’il est extrêmementdifficile de parler en termes politiques dans les ins-tances délibératives, comme si les problèmes posésn’étaient jamais que des problèmes techniques,indifférents politiquement. Une perspective poli-tique y sera immédiatement ressentie comme idéo-logique. La tendance, dans ces institutions, estplutôt à une approche immédiate et concrète desproblèmes. Certains dispositifs sont plus ambitieuxmais, dans la grande majorité des cas, ce sont desquestions complètement dépolitisées. Il faut per-mettre aux gens de pouvoir faire de la politique àleur niveau aussi. Tout n’est pas politique, mais il ya des problèmes du quotidien qui le sont éminem-ment. Il faut permettre à ces dispositifs de sedéployer aussi sur ce mode. C’est possible, commeon peut l’observer dans l’expérience lilloise, telleque la rapporte l’un de ceux qui en furent les insti-gateurs avec le soutien de Martine Aubry et del’équipe municipale 1.

Il y a énormément de choses très positives dansla démocratie participative. La technique du bud-get participatif est, par exemple, extrêmementintéressante, ne serait-ce que parce qu’elle permet

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qui permet de contrebalancer les tendances lourdesde la discussion. L’outil internet a tendance à homo-généiser des groupes d’individus qui étaient déjàrelativement homogènes d’un point de vue culturelet d’un point de vue social.

4) Enfin, il faut s’interroger, à travers la mise enœuvre de ce type de dispositif, sur le devenir de laresponsabilité politique : le risque est que l’éludevienne le relais de l’opinion, une opinion qui seconstruit par le biais de ces contacts ou par le biaisd’autres moyens de collecte de l’opinion. En quelsens sera-t-il possible de parler de la responsabilitéde celui qui finalement ne ferait qu’obtempéreraux exigences de l’opinion ? Le problème de l’élun’est pas simplement de se situer dans une pers-pective de conquête de pouvoir et de répercussiondes desiderata de la population, il joue un rôleimportant d’un point de vue politique : il doit struc-turer l’offre politique pour organiser le débat ; pourcela il faut qu’il incarne une option politique, c’est-à-dire que, quel que soit le regard que l’on porte surla manière de penser les problèmes, il est importantque cette offre existe et qu’elle structure le champ.Qu’elle permette d’organiser le débat entre diffé-rentes orientations. Les synthèses sont permises,peu importe, mais pour qu’il y ait synthèse, ilimporte d’abord qu’il y ait pluralité. Si l’on se situedans une perspective délibérative, le risque est detomber sur des formes de consensualisme quin’aboutiront qu’à radicaliser les extrêmes. C’est cequ’a montré l’histoire française depuis le milieu desannées 1980. À partir du moment où la bipolarité

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1 Michel Falise, La Démocratie participative, promesses etambiguïtés, l’Aube, 2003.

Avec la conscience de ces limites, il faut néan-moins faire, de la démocratie participative, unenécessité politique : il faut l’organiser, l’ouvrir le pluspossible et permettre le renouvellement de toutesces instances. Lorsque les habitants se spécialisent,le système se sclérose de nouveau et échoue. Enfin,en pratiquant la démocratie participative, on perce-vra aussi que les problèmes pour lesquels la démo-cratie ne fonctionne pas ne sont pas que desproblèmes de procédure. On pourra mettre en placeles dispositifs les plus ambitieux, si les conditionssociales et culturelles ne sont pas réunies par ailleurs,les gens ne s’impliqueront pas. On ne peut pas for-cer les gens à être citoyens. Le désir de participer àla vie politique est intimement lié au fait que lecitoyen perçoit la société dans laquelle il se trouvecomme étant suffisamment juste pour qu’il veuilles’y investir. Ce sont là des questions de solidarité, derapports entre hommes et femmes, de lutte contreles discriminations, qui constituent aussi des sortesde préalable à la citoyenneté.

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Les institutions visant à donner une forme auprincipe de souveraineté des individus n’ont pascessé d’évoluer. Aujourd’hui, l’universalité du suf-frage et la périodicité des élections ne suffisentmanifestement pas à lui donner cette pleine réalitéà laquelle aspirent les citoyens.

Parce que les dispositifs participatifs et délibéra-tifs tracent indéniablement les perspectives les plus

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la réintroduction de sujets éventuellement clivantssur le plan idéologique. En même temps, elle ren-voie à des exigences d’équilibre qu’il faut prendreen compte. Cela oblige les gens à remettre les piedssur terre : accepter que l’on raisonne sur la base deces contraintes-là. « Considérant le contexte, quepeut-on faire d’efficace, qui sans être parfaitementjuste soit déjà plus juste que ce que l’on a ? »

On peut aussi constater l’intérêt des commis-sions consultatives thématiques, centrées, parexemple, sur la protection de l’environnement. Desactions ont ainsi été menées pour la protection de laLoire comme fleuve naturel. Des succès ont étéobtenus parce que précisément le tissu associatifs’est constitué en organe de consultation autour desquestions de préservation.

Malgré les réserves que j’indiquais, je maintiensdonc la nécessité de continuer d’avancer dans ladirection de la démocratie participative ; je veux sur-tout souligner le fait que, pour ne pas être déçu dela démocratie participative, il ne faut pas voir en ellece qu’elle n’est pas. Elle est un mode de perfec-tionnement du régime démocratique représentatif,et à ce titre elle présente aussi certains de sesdéfauts. La légitimité se fonde essentiellement surle consentement que seul le suffrage permet d’ex-primer ; cela n’empêche pas que des associationspuissent, à un moment donné, incarner un point devue dont le politique peut se saisir pour le défendresur le plan national ou sur le plan local, peu importe,mais le moment de validation politique se fait par lebiais des élus et l’élu doit être convaincu.

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Vivre ensemble

Philippe Estèbe *

En introduction, je tiens, moi aussi, à souligner lerisque du consensus qui guette les instances dedémocratie participative et je pense notamment à cequi nous occupe aujourd’hui, le développementlocal et l’aménagement de l’espace. L’espaceengendre des conflits de destination, d’occupation etd’usage, or souvent, dans les instances de démocra-tie participative, ces conflits d’usage, liés aux modesd’appropriation de l’espace et aux types de repré-sentation de l’espace, sont passés sous silence auprofit d’une discussion qui en reste à des généralitésconsensuelles. On cherche l’accord alors que l’onaurait intérêt à faire surgir la controverse sur l’espaceet sur les modes d’occupation de l’espace. Le déve-loppement territorial, c’est la rencontre de forcescontradictoires ou qui peuvent être contradictoiressur un même territoire. Nous savons bien que, si lesoppositions et les controverses ne se manifestent pas

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prometteuses à cet égard, il importe de s’engagerdans cette direction. Il faut néanmoins être extrê-mement prudent pour ne pas déstabiliser les méca-nismes de légitimation démocratique qui reposentsur le suffrage universel.

Il est essentiel de concevoir et présenter ces dis-positifs de la « démocratie inclusive » comme unmoyen d’améliorer le régime représentatif et noncomme les vecteurs d’une « autre » démocratie.

Cela signifie : accordons à chaque dispositif laplace qui lui revient. Ni plus, ni moins. La démo-cratie participative a pour ambition de permettreune meilleure figuration du corps politique. Ellepeut être utile à ce titre, pour autant qu’on s’attacheà respecter quelques principes simples. Mais, sur-tout, gardons-nous de penser que l’État puisse avoircomme objectif légitime celui d’incarner parfaite-ment le social. Cette ambition est, d’une part, assezvaine en son principe puisqu’elle repose sur l’imagefantasmée d’un corps politique unifié et transparentà lui-même. Et j’ajouterais que cette ambition estégalement dangereuse. En effet, l’idéal d’absorp-tion de la société par l’État a été le ressort de tousles régimes totalitaires. La démocratisation de notresociété passe, certes, par l’amélioration de la repré-sentativité de nos institutions politiques et sociales,mais elle doit aussi reposer sur la tension maintenueentre la société civile et l’État.

* Politologue et géographe, directeur d’études à Acadie etenseignant à l’IEP de Paris et à l’École des ponts et chaussées.