La critique nietzschéenne de la métaphysique … · et comme le portrait d’une civilisation...

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La critique nietzschéenne de la métaphysique platonicienne Mémoire Marilie Rhéaume Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Marilie Rhéaume, 2017

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La critique nietzschéenne de la métaphysique platonicienne

Mémoire

Marilie Rhéaume

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Marilie Rhéaume, 2017

La critique nietzschéenne de la métaphysique platonicienne

Mémoire

Marilie Rhéaume

Sous la direction de :

Marie-Andrée Ricard, directrice de programme

iii

Résumé L’objet de la présente recherche est de présenter la critique que Nietzsche formule de la

métaphysique platonicienne sous la perspective de la volonté de puissance. Pour ce faire,

nous dresserons d’abord un portrait psycho-physiologique de Platon en explorant les

influences majeures de ses prédécesseurs sur les idées qui fondent sa métaphysique. Une

fois ce portrait établi, nous entamerons la critique de la métaphysique platonicienne en

montrant qu’elle résulte d’une mécompréhension du corps et d’erreurs fondamentales de la

raison. Cela nous conduira à exposer les raisons pour lesquelles la métaphysique est néfaste

pour la vie et doit être surmontée. Nous terminerons en abordant brièvement la question du

perspectivisme et du dépassement esthétique de la métaphysique proposés par Nietzsche.

.

iv

Table des matières RÉSUMÉ ......................................................................................................................................................... III

TABLE DES MATIÈRES ............................................................................................................................. IV

REMERCIEMENTS ........................................................................................................................................ V

INTRODUCTION ............................................................................................................................................ 1

PREMIÈRE PARTIE : ANALYSE NIETZSCHÉENNE DU PHILOSOPHE PLATON ET DE SA

MÉTAPHYSIQUE. .......................................................................................................................................... 7

CHAPITRE 1 : QU’ENTENDRE PAR « MÉTAPHYSIQUE »?................................................................. 7

CHAPITRE 2 : POURQUOI FALLAIT-IL UNE MÉTAPHYSIQUE À PLATON? ...............................14

L’HÉRITAGE DES HÉRACLITÉENS ....................................................................................................................17 L’HÉRITAGE DE PARMÉNIDE ..........................................................................................................................23 L’HÉRITAGE DE SOCRATE ..............................................................................................................................28 L’HÉRITAGE ORPHICO-PYTHAGORIQUE ..........................................................................................................38

CHAPITRE 3 : LA PSYCHOLOGIE DE PLATON ...................................................................................47

LA VOLONTÉ DE PERMANENCE .......................................................................................................................47 LES APPARENCES : UN PROBLÈME MORAL ......................................................................................................51

SECONDE PARTIE : LA CRITIQUE NIETZSCHÉENNE DE LA MÉTAPHYSIQUE DE PLATON

ET SON DÉPASSEMENT ESTHÉTIQUE. ..................................................................................................63

CHAPITRE 4 : L’HOMME THÉORIQUE CONTRE L’HOMME TRAGIQUE : MÉTAPHYSIQUE

ET REFUS DU DIONYSIAQUE. ..................................................................................................................63

LE CORPS COMME MANIFESTATION D’UN TYPE DE VOLONTÉ DE PUISSANCE ..................................................67

CHAPITRE 5 : ORIGINE DE LA MÉTAPHYSIQUE : UNE MÉCOMPRÉHENSION DU CORPS. ..75

CHAPITRE 6 : LES ERREURS FONDAMENTALES DE LA RAISON .................................................81

LES ERREURS DU LANGAGE, DE L’INVENTION DE LA CONSCIENCE ET DU MOI COMME ORIGINES DE LA

MÉTAPHYSIQUE ..............................................................................................................................................86 LA MÉTAPHYSIQUE COMME DÉVALORISATION DE LA VIE ...............................................................................91

CONCLUSION : LE PERSPECTIVISME ET LE TRAGIQUE : COMMENT DÉPASSER LA

MÉTAPHYSIQUE ? .......................................................................................................................................99

BIBLIOGRAPHIE ........................................................................................................................................108

v

Remerciements

Merci à tous ceux sans qui ce mémoire n’aurait jamais été achevé.

Un merci particulier :

À Laurence Gagnon-Montreuil et Patrice Hamel, qui ont affronté le même périple, pour

leurs conseils et leur support moral.

À mes parents pour leurs encouragements et leur support financier tout au long de mes

études.

À mon collègue et ami Nicolas Hamel qui m’a permis de mieux cerner ce qu’était

véritablement la philosophie, les dispositions qu’elle exige et l’art de lire réellement un

texte.

À tous mes collègues du Cégep de Ste-Foy pour qui j’ai la plus grande admiration. Leur

passion et leur dévouement m’inspirent au quotidien et me poussent à me dépasser

constamment.

À Jean-Marc Narbonne pour m’avoir aidée à orienter ce mémoire à ses débuts et pour

m’avoir transmis sa passion de la philosophie antique.

Et surtout à ma directrice, Marie-Andrée Ricard, pour ses conseils, sa rigueur, sa patience,

son dévouement et son humanité.

vi

« Le Cosmos organisé est une croyance du jour qui préserve l'homme de l'angoisse

nocturne du chaos. »

C.G. Jung

Je peux tout nier de cette partie de moi qui vit de nostalgies incertaines, sauf ce désir

d'unité, cet appétit de résoudre, cette exigence de clarté et de cohésion. Je peux tout réfuter

dans ce monde qui m'entoure, me heurte, me transporte, sauf ce chaos, ce hasard roi et cette

divine équivalence qui naît de l'anarchie. [...] Et ces deux certitudes, mon appétit d'absolu et

d'unité et l'irréductibilité de ce monde à un principe rationnel et raisonnable, je sais encore

que je ne puis les concilier. [...] Cette raison si dérisoire, c'est elle qui m'oppose à toute la

création. Je ne peux la nier d’un trait de plume. Ce que je crois vrai, je dois donc le

maintenir. Ce qui m’apparait si évident, même contre moi, je dois le soutenir. Et qu'est-ce

qui fait le fond de ce conflit, de cette fracture entre le monde et mon esprit, sinon la

conscience que j'en ai?

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe

The most merciful thing in the world, I think, is the inability of the human mind to correlate

all its content. We live on a placid island of ignorance in the midst of black seas of infinity,

and it was not meant that we voyage far. The sciences, each straining in its own direction,

have hitherto harmed us little; but some day the piecing together of dissociated knowledge

will open up some such terrifying vistas of reality, and of our frightful position therein, that

we shall either go mad from the revelation or flee from the deadly light into the peace and

safety of a new dark age.

H.P. Lovecraft, The call of Cthulhu

1

Peut-être ce vieux Platon est-il vraiment mon grand adversaire? Mais comme je suis fier d’avoir un tel adversaire. Nietzsche, Lettre à Paul Deussen du 16 novembre 1887

Introduction Le « miracle grec », qu’est-ce que cela peut bien vouloir signifier? Qu’avait donc ce peuple

pour que lui soit attribuée la paternité de la civilisation occidentale? Par-delà l’évidence que les

Grecs furent les inventeurs d’une multitude de disciplines et d’institutions, il importe de scruter plus

profondément cette culture antique pour constater ce qu’elle a de vraiment unique. Nietzsche, quant

à lui, suggérerait peut-être, au contraire, de s’en tenir à l’épiderme, à ce qui frappe les sens, pour

découvrir en quoi consiste réellement la spécificité des Grecs. Après tout, ne dit-il pas que les Grecs

sont « superficiels… par profondeur »1?

L’éloge de la rationalité est, à n’en pas douter, un axe central de la culture grecque2.

Pourtant, elle ne permet pas à elle seule de rendre compte de la richesse de cette civilisation. On

pourrait même dire que, lorsqu’elle devient une exigence intransigeante, comme c’est le cas avec

Socrate, elle n’est plus tout à fait fidèle à l’esprit grec. Alors même que sont apparus les premiers

philosophes, ceux qu’on nomme, peut-être injustement si l’on en croit Nietzsche, les présocratiques

(comme si Socrate incarnait l’apothéose de la philosophie alors qu’il n’en figure peut-être que le

dernier coup de pinceau, et pas le plus précieux), les mythes pullulaient dans les cités grecques. La

pluralité de ces mythes, dont les versions se contredisent souvent, ne présente pourtant pas pour les

Grecs un problème logique, encore moins un problème moral. Le besoin de cohérence logique ne

semble alors d’aucune façon constituer un impératif moral. Ce sont les philosophes milésiens qui

ont, les premiers, introduit la raison comme source explicative du monde, indépendamment du

mythe. Ce n’est pourtant pas la pure raison qui les y aurait poussés selon Nietzsche, mais une

faculté imaginative débordante (un esprit artistique pour ainsi dire) désormais jointe à un désir

d’unité3. L’eau, l’air, l’indéfini comme principes du monde : il fallait des esprits bien particuliers

pour poser l’hypothèse de telles fictions. Dès lors, la spécificité grecque ne résiderait-elle pas dans

cette union de l’appétit rationnel d’unité et de la force plastique qui permet de donner naissance à un

nouveau mythe explicatif, au mythe rationnel? 1 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, Avant-propos §4, p.16. 2 Cf. C. Gauthier, M. Tardif, La pédagogie : théorie et pratique de l’Antiquité à nos jours, Québec, G. Morin, 1996, p.18 : « En grec, parole et pensée rationnelle renvoient à la même notion : logos (ratio, en latin). Les Grecs sont donc les découvreurs de la raison, les inventeurs de la rationalité, cette activité qui consiste à fonder des idées, des discours et des actes sur des arguments. » 3 Cf. F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p. 39.

2

Si c’est le cas, Nietzsche a sans doute raison lorsqu’il considère la tragédie grecque comme

la plus haute forme d’art jamais inventée4 et comme le portrait d’une civilisation unique, et lorsqu’il

fait l’éloge d’une philosophie qui serait le rejeton de l’esprit tragique, philosophie dont Héraclite

sera d’ailleurs, comme nous le verrons, la figure la plus significative. Selon Nietzsche, les deux

visages du tragique apparaissent à travers Apollon et Dionysos, deux forces d’un même monde de

formes multiples et changeantes qui créent et anéantissent dans des luttes perpétuelles. Ils

engendrent la belle apparence qui vient farder un chaos trop imposant et terrifiant pour être

supportable en lui-même. Ce fusionnement de deux forces en tension dans la tragédie constituerait

pour le vivant la manière la plus haute de s’approprier le monde, qui rend la vie la plus digne d’être

vécue. Pourquoi? Parce qu’elle accepte, voire fait l’éloge de la démesure, de la contradiction et du

chaos du devenir, bref, de la vie « apparente »5. En d’autres mots, cette fusion des forces rend

compte de tous les phénomènes sans en nier l’aspect tragique. Or, Nietzsche l’oppose à la

métaphysique, car selon lui, elle fabule un arrière-monde à l’aune duquel elle juge et condamne

l’existence. Au contraire, au sein de la philosophie naissante, Héraclite est celui qui a le mieux su

intégrer les contradictions et même les affirmer, car pour lui le devenir n’est pas immoral, ni moral

d’ailleurs, il est simplement ce qu’on retrouve partout et en toute chose. Cela témoigne d’une

acceptation de la contradiction et du devenir qu’on retrouve peu ou pas du tout chez les autres

présocratiques, encore moins chez Socrate et Platon. Envisagé du point de vue de la vie, on ne peut

que constater, selon Nietzsche, que cet amour est la manifestation d’une santé débordante, alors

qu’au contraire, vouloir l’unité, la stabilité et la vérité à tout prix, apparaît comme un principe de

dégénérescence, de déclin, de décomposition. Une telle volonté va à l’encontre de ce qu’est la vie,

c’est-à-dire chaos et multiplicité de forces en lutte. C’est la raison, devenue impératif moral, qui

permettra à ces malades, Socrate le premier, de postuler des essences des choses atteignables par la

pensée. Alors que la raison était au service de la vie avant Socrate, elle deviendra, avec lui, une

ennemie de la vie.

C’est le pari que fait Nietzsche en proposant une perspective nouvelle de la Grèce et de la

philosophie antique. Le Socrate héros de la tradition est « démasqué » grâce à une approche physio-

psychologique qui nous révèle qu’en fin de compte, les instincts qui conduisent à une superfétation

logique sont les symptômes d’une maladie de la volonté, un déclin des forces vitales et

organisatrices, bref, une forme de décadence. L’origine même de ce qu’on nomme aujourd’hui 4 Cf. F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §1 à 5, pp.27-47. 5 Idem.

3

métaphysique résiderait dans cette désagrégation des forces. Ainsi, bien qu’il soit devenu la figure

emblématique de la philosophie, Socrate n’est pas un sommet ou un tournant pour les mêmes

raisons qu’on l’avait cru avant Nietzsche. De la même manière, Platon, malgré sa force artistique

remarquable, peut être considéré comme un décadent, ou du moins, le « platonisme », auquel

Nietzsche identifie la métaphysique en tant que croyance aux arrière-mondes6, est le symbole d’une

maladie de la volonté. Le platonisme renonce au devenir et au corps au profit de l’éternité et de la

raison. Plus encore, il les oppose et en fait des adversaires irréconciliables, ce qui le pousse à créer

un « autre monde ». Platon donne vie à ce qui est mort, c’est-à-dire aux concepts, comme nous le

verrons plus loin. Il a un amour de l’ « apparence » si puissant qu’il confère de la « réalité » à ce qui

en a le moins, lui attribuant les caractéristiques de l’être, à savoir l’unité, l’éternité, l’immuabilité.

Ce faisant, il devient le premier grand métaphysicien.

Pour Nietzsche, le devenir, au contraire, est le monde, pas comme principe, mais

simplement comme ce qui nous apparaît. Rien, en fait, n’est stable et éternel. Ce sont la raison et le

langage qui imposent leur forme au monde et finissent par nous faire croire que nous avons accès à

la réalité en soi. Nous assimilons les concepts à l’essence même de ce qui apparaît, les mots se

confondent ainsi avec l’être des choses. Nous nous faisons croire injustement que nous avons une

conscience et que nous sommes des sujets autonomes en plaquant nos catégories grammaticales sur

le réel. Toutefois, pour Nietzsche, l’erreur la plus fondamentale de Platon réside dans son manque

de probité, dans le fait de ne pas admettre que les idées ne sont pas la réalité, mais une création de

son esprit, et plus particulièrement de son corps, puisque le corps est esprit7. Toute métaphysique

jusqu’à ce jour repose sur cette mécompréhension du corps. On croit d’abord au langage

argumentatif et à la raison comme seuls accès à la vraie réalité, à la « vérité», et on accuse le corps

d’être la source de l’erreur. De ces croyances sont nés les « arrières-mondes » à la base de la

métaphysique, soit ces mondes fictifs censés refléter le fond des choses derrière les apparences.

Ces arrière-mondes sont donc engendrés par une incapacité foncière à tolérer l’aspect déstabilisant

et énigmatique du devenir. Nous verrons que ce trait psychologique, présent chez Platon, peut se

traduire de deux manières. Il peut soit se manifester à travers une volonté d’éterniser, issue d’une

surabondance de force, ou bien par une volonté de permanence, issue de la dégénérescence des

instincts. Il faudra, suivant Nietzsche, séparer l’homme Platon du platonisme pour démystifier les

types de forces qui sont en jeu.

6 Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §344, p.328. 7 Cf. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : Un livre pour tous et pour personne, Trad.fr. G-A. Goldschmidt, Paris, Librairie générale française (coll. Le livre de poche : Classiques de la philosophie), 1983, Des contempteurs du corps, p.48.

4

Les Grecs d’avant Socrate, quant à eux, avaient bien réussi à transfigurer leur propre

horreur devant l’aspect inquiétant du devenir grâce à l’art. Nietzsche observe dès le début de La

naissance de la tragédie: « Le Grec connaissait et ressentait les terreurs et les atrocités de

l’existence : et pour qu’en somme la vie fût possible, il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces

enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens »8. La tragédie attique conserve non seulement

la dimension du rêve qu’Apollon inspirait et dont émergent les divinités, mais elle y intègre surtout

l’ivresse dionysiaque. Ce faisant, elle sera l’art le plus fidèle à l’apparence, « reflet de l’éternel

antagonisme qui est le père de toute chose »9. La tragédie constitue donc le sommet de l’art pour

Nietzsche. C’est le phénomène esthétique qui justifie le mieux l’existence et la rend la plus digne

d’être vécue. Socrate, figure de l’homme théorique, signera toutefois l’arrêt de mort de la tragédie

en incitant Euripide à se départir de l’aspect dionysiaque de la tragédie, la musique, au profit du

discours rationnel. Platon, héritier non seulement des présocratiques, mais aussi et surtout de

Socrate, poursuivra la mission de son maître en condamnant toute forme d’art qui n’est pas fidèle au

discours rationnel et qui ainsi, à ses yeux, n’est pas au service de la vérité.

Si donc le miracle grec ne réside pas dans le discours rationnel en tant que tel, mais plutôt

dans la transfiguration opérée par la tragédie et la philosophie tragique, doit-on affirmer avec

Nietzsche qu’il est le résultat d’une surabondance de vie? Si c’est le cas, peut-on penser que nous

avons, depuis Platon, recouvré cette santé? Nous, modernes, qui croyons avoir délaissé la

métaphysique, peut-être sommes-nous encore des métaphysiciens sans le savoir. Pouvons-nous

vivre à nouveau avec le tragique de l’existence et la transfigurer sans avoir recours aux arrière-

mondes? Selon Nietzsche, la réponse dépendra de notre rapport au corps, puisque c’est le corps

malade qui produit des chimères métaphysiques. Dès lors, comment comprendre ce rapport entre

corps et philosophie, entre instincts et métaphysique? Pour y arriver, il nous faudra adopter la

perspective de la volonté de puissance, perspective qui se veut englobante et fidèle au caractère

antagoniste de l’existence. À partir d’elle, il nous invite à remonter aux erreurs fondamentales de la

raison et à les démasquer pour mieux réconcilier l’homme et le monde. Cette réconciliation ne peut

en effet se faire qu’à partir du corps, dans la perspective de la vie. Monique Dixsaut résume

l’entreprise de Nietzsche en ces termes :

8 F., Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §3, p.36 9 Ibid, §4, p.40.

5

La tâche de la connaissance est dès lors de remonter à la falsification initiale, d’en comprendre la nécessité mais aussi d’établir une échelle de "degré du faux". Découvrir qu’il y a falsification et en quoi elle consiste est le propre de l’analytique du corps; comprendre sa nécessité relève de la question de la valeur de la vérité pour la vie : elle signifie que le problème de la connaissance doit être posé dans la perspective de la vie10.

La tâche de l’homme de connaissance prend ainsi avec Nietzsche une nouvelle tournure,

elle devient un regard critique sur la connaissance elle-même, suivant un impératif de probité et de

lucidité. Le philosophe doit lui aussi se faire artiste. Sa tâche consistera en un mot : redonner

l’innocence à l’homme et au devenir, à les décharger du poids de la métaphysique et des arrière-

mondes pour que naisse une nouvelle forme de tragédie dont la figure emblématique sera celle d’un

Socrate musicien. La philosophie tragique doit renaître sous une nouvelle forme.

Une dernière remarque s’impose avant de clore cette introduction. Puisque Nietzsche invite

à une réconciliation avec le corps, ce mémoire sera nécessairement une forme de confession de son

auteure. Du point de vue de Nietzsche, pour s’intéresser véritablement à un problème, il faut que ce

problème nous traverse, que nous acceptions de le vivre de l’intérieur sans nous faire croire que

nous pouvons être de « froides grenouilles », autrement dit, des esprits purement objectifs. Toute

autre prétention se placerait totalement en dehors de la perspective nietzschéenne et serait, du coup,

inappropriée. Cela signifie que nous devons nous-même avoir expérimenté ce malaise devant le

caractère tragique du devenir pour avoir le droit de traiter de ce problème. Il y a, en ce sens,

nécessité d’être ou d’avoir été décadent pour parler de décadence, et Nietzsche n’échappe pas lui-

même à cette règle, qu’il admet plutôt sans réserve. Arriverons-nous nous-mêmes à comprendre les

mécanismes de notre aspiration au « néant »? Serons-nous capables de suivre Nietzsche jusqu’au

bout et de renoncer à ces arrière-mondes? La voie du tragique nous permettra-t-elle de modifier nos

affects et de nous élever par-delà bien et mal? En somme, l’auteure aura à combattre ses propres

démons, et le lecteur, s’il s’avère probe, n’y échappera pas non plus. Scruter Platon avec les lunettes

de Nietzsche, ce sera nécessairement s’analyser soi-même et se remettre en question en même

temps, parfois même jusqu’à se faire violence. Après tout, Nietzsche ne dit-il pas que nous sommes

à fois créateurs et créatures, et que la créature en l’homme doit nécessairement souffrir pour

qu’advienne toute forme de transformation11?

10 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.329. 11 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §225, p.657.

6

Ce mémoire aura donc pour objectif de présenter la critique nietzschéenne de la

métaphysique platonicienne, critique qui, comme mentionné ci-dessus, se fonde sur la perspective

du corps et de la vie comme volonté de puissance. Adopter cette perspective de la vie nécessitera de

la part du lecteur et de l’auteure de se défaire des antinomies classiques et de repenser le langage, la

raison, la conscience et le sujet. Elle exigera aussi de ne pas s’en tenir à la lettre platonicienne

comme si celle-ci présentait de froides idées totalement extérieures à l’homme Platon. Il sera en

même temps nécessaire de séparer Platon du platonisme pour comprendre la critique de Nietzsche.

Nous verrons que l’homme Platon témoigne d’une surabondance de force dans le fait qu’il impose

sa propre forme au monde grâce à sa métaphysique, mais nous constaterons aussi que le résultat de

cette surabondance produit le platonisme, cette croyance en des arrière-mondes qui dévalorise

l’existence et oppose le corps à la raison. Il faudra plutôt essayer de saisir le type d’homme qu’est

Platon et déterminer quelle volonté de puissance, quelle perspective, a pu produire le platonisme.

Enfin, nous tâcherons de comprendre quelles implications la métaphysique platonicienne a pour la

vie. D’un point de vue méthodologique, notre fil conducteur sera l’analyse psycho-physiologique du

philosophe Platon à travers les pensées que lui lèguent ses prédécesseurs dans un premier temps,

puis la critique des idées auxquelles son idiosyncrasie le conduit dans un second. Nous terminerons

en montrant que l’entreprise de déconstruction de la métaphysique proposée par Nietzsche mène au

perspectivisme et au tragique comme moyens artistiques de dépasser la métaphysique.

7

Première partie : Analyse nietzschéenne du philosophe Platon et de sa métaphysique.

Chapitre 1 : Qu’entendre par « métaphysique »?

Le premier défi qui se pose lorsqu’il est question de métaphysique est de définir ce qu’il faut

comprendre par là. Qu’entendre en effet par métaphysique? Dans l’histoire des idées, le terme a été

employé allègrement sans pour autant donner sur une définition commune. Les uns diront que c’est

la science de l’être, les autres l’étude des choses divines, et d’autres enfin, comme Nietzsche, que

c’est le fait de poser, à part, un monde-vérité. Il s’avérerait complexe et inutile de répertorier toute

l’histoire et l’évolution du terme « métaphysique ». Nous nous contenterons ici de présenter son

origine, ses grandes tendances et de retenir une définition qui convienne à l’idée que Nietzsche s’en

fait lorsqu’il applique ce concept notamment à la pensée de Platon.

Comme on sait, le terme « métaphysique » est postérieur à Platon, et même à Aristote dont l’un

des ouvrages porte pourtant aujourd’hui ce nom. Le mot « métaphysique » aurait été employé pour

la première fois par Andronicos de Rhodes, au 1er siècle avant Jésus-Christ, pour organiser quatorze

petites études d’Aristote qui venaient après la physique (meta ta phusika). Ce n’est qu’au 12e siècle

que le terme commence à être employé pour désigner un domaine particulier de la philosophie12.

Antérieurement, les philosophes n’ont jamais utilisé cette dénomination, ni parlé d’un domaine de la

pensée qui aurait précisément pour objets les thèmes que nous attribuons à cette discipline

aujourd’hui. En ce sens, se demander ce que la métaphysique signifie pour Platon est un

anachronisme. Néanmoins, on peut penser que pour lui ce concept aurait référé à la recherche de

l’essence véritable de chaque chose derrière les apparences par le recours à la raison, la partie la

plus divine en nous. Qu’est-ce que cela implique?

Selon Jean Grondin, on peut parler de métaphysique essentiellement en deux sens, une partition

déjà admise au Moyen Âge. Le premier désigne tout ce qui se trouve « au-delà du sensible et du

physique », du « matériel ». Dans ce cas, « métaphysique » est synonyme de « transcendant,

théologique ou surnaturel » et, en tant que discipline, elle renvoie à l’étude ayant pour objet un autre

monde, un « arrière-monde »13 ou encore Dieu. La métaphysique, au second sens du terme, aurait

pour objet « l’être en tant qu’être ». Elle serait donc l’étude de l’être dans son ensemble, envisagé 12 Cf. J. Grondin, Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses universitaires de Montréal (coll. Paramètres), 2004, p.24. 13 Ibid, p.25.

8

comme transcendant à l’étant, mais pas nécessairement surnaturel14. Cette ambiguïté se trouve déjà

dans la Métaphysique d’Aristote. Au début du livre Z, Aristote associe l’être à la substance15. Or, la

substance est « absolument première », et elle le serait à la fois « logiquement », « dans l’ordre de la

connaissance » et « selon le temps »16. Le problème réside dans le fait qu’étant donné cette triple

antériorité, on a longtemps pensé que la métaphysique, en tant que philosophie première, était

inséparable de la théologie. Toutefois, en ce qui concerne Aristote, Pierre Aubenque soutient plutôt

qu’elle réfère à un champ particulier de la philosophie, encore innommé par Aristote lui-même, qui

porte sur « l’être dans son universalité, c’est-à-dire en tant qu’être »17. Quoi qu’il en soit, cette

confusion s’est poursuivie au Moyen Âge et les deux sens dégagés par Jean Grondin mettent en

évidence cette tradition. Même si nous admettons avec Aubenque que c’est dans le second sens

qu’Aristote avait vu la métaphysique, le premier reste plus près de ce que Nietzsche entrevoit chez

Platon, car l’ousia platonicienne réside dans un monde à part du nôtre et inaccessible par les sens.

Elle est de nature divine et correspond à la partie divine en nous18. C’est elle qui permet de

déterminer certaines idées, comme la beauté en tant que beauté par exemple.

Nous croyons donc que c’est dans le premier sens que Nietzsche conçoit la métaphysique liée à

Platon et au platonisme. Toutefois, comme beaucoup d’autres termes tels que « vérité », « science »

et « réalité », celui de « métaphysique » est employé en plusieurs sens par Nietzsche dépendamment

du contexte19. Il importe donc de relever les différentes acceptions du mot dans l’œuvre de

Nietzsche pour être certain de déceler laquelle reste la plus appropriée lorsqu’il discute de Platon.

Les principales occurrences du mot apparaissent dans quelques textes publiés, notamment dans

La naissance de la tragédie, Le gai savoir et Humain, trop humain. Nous nous arrêterons à celles

qui nous semblent les plus révélatrices. Dans La naissance de la tragédie, Nietzsche emploie le

terme métaphysique en deux sens distincts, l’un positif, l’autre péjoratif. D’abord, dans la dédicace

à Richard Wagner, Nietzsche présente l’art comme « l’activité proprement métaphysique de cette

vie »20. On comprend plus loin que métaphysique est dans ce cas employé en un sens positif, parce

que « ce n’est qu’en tant que phénomène esthétique que l’existence et le monde, éternellement, se 14 Idem. 15 Cf. Aristote, Métaphysique, Tome 1, Livre A à Z, Trad,fr. Jean Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2000, Livre Z, 1-30, p.238. 16 Idem. 17 P. Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote : Essai sur la problématique aristotélicienne, Paris, PUF (coll. Quadrige), 1943, p.68. 18 Cf. Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon, 90a, p.1210. 19 On lui reproche souvent de se contredire d’un texte à l’autre, mais selon nous, il veut précisément déconstruire le langage pour en faire ressortir le caractère fondamentalement interprétatif. 20 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, Dédicace à Richard Wagner, p.26.

9

justifient »21, et que l’art seul est « à même de plier le dégoût pour l’horreur et l’absurdité de

l’existence [et de le] transformer »22. L’art a ainsi une fonction métaphysique au sens où il permet

de transfigurer l’horreur de l’existence en tant que telle. Plus loin dans le texte, Nietzsche traite

cependant de la métaphysique en des termes péjoratifs et la dissocie de l’art transfigurateur dont il

était question au départ. Ce changement de sens s’opère dans la section où il est justement question

de Socrate. Nietzsche affirme que « la croyance inébranlable [de Socrate] que la pensée, en suivant

le fil conducteur de la causalité, peut atteindre jusqu’aux abîmes les plus lointains de l’être et

qu’elle est à même non seulement de connaître l’être, mais encore de le corriger »23 est une

« sublime puissance d’illusion métaphysique24 ». Au départ, le terme « sublime » pourrait nous

indiquer qu’il s’agit de l’art transfigurateur de la dédicace, mais l’idée que Socrate voulait corriger

l’être nous amène déjà vers la notion d’arrière-monde. Admettre l’existence d’un fond intelligible

des choses, atteignable uniquement par la pensée rationnelle et caché derrière le monde sensible,

c’est ce qui conduit à la séparation entre deux mondes : le monde de l’être véritable et celui de

l’apparence.

Il semble ainsi que la métaphysique peut à la fois transfigurer ce monde-ci pour le rendre

supportable ou bien produire un arrière-monde pour s’y dérober. Dans le premier cas, elle ajoute des

voiles à l’horreur de l’existence pour la rendre tolérable, dans le second, elle veut retirer les voiles

qui recouvrent l’être véritable et atteindre l’essence des choses. Le terme métaphysique entendu

dans le second sens est celui que Nietzsche applique à Socrate, et donc aussi à Platon. Comme

l’affirme Nietzsche dans l’avant-propos du Gai savoir, il ne croit plus que « la vérité reste vérité si

on lui ôte ses voiles » et que « peut-être la vérité est une femme qui a de bonnes raisons de ne pas

laisser voir ses raisons »25. L’apparence permet d’entretenir une illusion salvatrice qui transforme

l’horreur de l’existence en représentations capables de justifier la vie. Mais ne soyons pas dupes, ce

qu’on nomme illusion n’a pas moins de teneur que ce qu’on nomme vérité pour Nietzsche, il n’y a

qu’apparence et rien derrière elle. Séparer illusion et vérité revient à condamner ce monde-ci au

profit d’un autre meilleur. Or, pour Nietzsche, l’être est apparence, car « toute vie repose sur

21 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §5, p.47. 22 Ibid, §7, p.56. 23 Ibid, §15, p.92. 24 Idem. 25 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, Avant-propos §4, p.16.

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l’apparence, sur l’art, sur l’illusion, sur l’optique, sur la nécessité perspectiviste et sur l’erreur »26.

Condamner l’apparence, c’est donc condamner la vie.

Ce lien entre métaphysique et arrière-mondes devient beaucoup plus clair dans Le gai savoir,

notamment dans l’aphorisme 151 où le mot « métaphysique » est relié à ceux d’ « autre monde »,

d’ « arrière-monde », d’un « sur-monde » et d’un « sous-monde »27. Ces représentations ont pris

naissance, selon Nietzsche, sous « l’empire de pensées religieuses »28. Cette filiation se retrouve

dans l’aphorisme 344 où l’affirmation d’un « autre monde » est qualifiée de « croyance

métaphysique »29, croyance que Nietzsche identifie, à la fin de l’aphorisme, à la foi chrétienne et à

celle de Platon, du fait que, pour les deux, « Dieu est la vérité » et « la vérité est divine »30.

Ce rapprochement est également confirmé indirectement dans Humain, trop humain, où

Nietzsche définit la métaphysique de cette manière : « Or, étant donné que toute métaphysique s’est

principalement occupée de substances et de la liberté de volonté, on peut la désigner comme la

science qui traite des erreurs fondamentales de l’homme, mais cela comme si c’étaient des vérités

fondamentales »31. Ces erreurs, il le dit au début de la phrase, consistent dans le fait qu’il existe une

« substance des choses », une « chose en soi » et qu’il y a par ailleurs une volonté libre, un sujet

cause de l’action, capable d’accéder à ces entités. Nous verrons plus tard que ces erreurs de la raison

conduisent inévitablement à la création d’arrière-mondes et qu’elles se perpétuent dans la

métaphysique moderne, particulièrement avec Descartes et le rôle central qu’il confère au cogito.

Nous concluons de cette analyse que, lorsque le terme métaphysique est lié à Socrate et à

Platon, il désigne une « science » des arrière-mondes issue d’erreurs fondamentales de la raison.

Nous traiterons donc de la métaphysique selon le premier sens examiné ci-dessus, soit la

métaphysique comme croyance aux arrière-mondes. Cela n’est pourtant pas suffisant pour saisir ce

qu’est la métaphysique pour Nietzsche. Le propre de son interprétation est que la métaphysique

d’un penseur (sa croyance en un certain type d’arrière-monde) est toujours la manifestation d’une

morale. La métaphysique ne peut par conséquent être envisagée comme un champ à part qui serait

purement épistémologique, ce que souligne d’ailleurs Jean Grondin :

26 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, Essai d’autocritique, p.17. 27 Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §151, p.212. 28 Idem. 29 Ibid, §344, p.328. 30 Idem. 31 F. Nietzsche, Humain, trop humain, trad.fr. A.-M. Desrousseaux et H. Albert, Paris, Librairie générale française (coll. Le livre de poche : Classiques de la philosophie), 2010, p.49.

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La métaphysique se sait […] portée par une inquiétude qui peut être qualifiée d’éthique ou d’existentielle. La question, parfois débattue, de la priorité de l’éthique sur la métaphysique, ou de celle-ci sur celle-là, n’a pas vraiment à se poser. C’est que toute éthique présuppose une métaphysique ou une ontologie, à savoir une intelligence de ce que nous sommes, au même titre que toute métaphysique se sait aiguillée par un questionnement éthique sur le sens et les possibilités de notre existence32.

Pour Nietzsche, en tout cas, toute philosophie découle d’une morale, et toute morale découle

d’une idiosyncrasie particulière, c’est-à-dire d’un tempérament, d’un agencement de pulsions

propre à un individu. On ne peut connaître séparément le philosophe, ses idées et ses affects, tous

sont nécessairement liés au corps. Ainsi, le projet métaphysique de Platon ne sera pleinement

compris que dans une perspective morale :

Pour expliquer comment au juste se sont constituées les affirmations métaphysiques les plus poussées d’un philosophe, il est bon (et prudent) de toujours commencer par se demander : à quelle morale veut-on (veut-il -) en venir? Je ne crois pas, par conséquent, qu’un « instinct de connaissance » soit le père de la philosophie, mais tout au contraire qu’un autre instinct, ici comme pour le reste, s’est simplement servi de la connaissance (et de la méconnaissance) comme d’un instrument. […] Chez le philosophe, il n’y a absolument rien d’impersonnel; et sa morale tout particulièrement indique, en portant un témoignage décidé et décisif, qui il est - c’est-à-dire suivant quelle hiérarchie les instincts les plus intimes de sa nature sont disposés les uns par rapport aux autres33.

Il nous faudra donc nous interroger sur les principes moraux qui traversent la métaphysique

de Platon. Nous verrons que, pour Socrate, c’est du principe du Bien que découlerait toute vérité.

Seul l’homme qui délaisse le corps et oriente sa vie rationnellement peut atteindre la vertu et ainsi le

bonheur. Platon intégrera cette équation socratique fondamentale entre raison, vertu et bonheur à sa

métaphysique, opposant lui aussi le corps à la raison.

Pour Nietzsche, la personnalité d’un auteur n’est compréhensible que par le truchement des

idées qu’elle produit : « [les] systèmes philosophiques, fussent-ils complètement erronés […]

contiennent néanmoins un point tout à fait irréfutable, une tonalité, une teinte personnelle; on peut

remonter de ces systèmes à l’image de leur auteur, comme on peut conclure d’une plante au terrain

qui l’a produite »34. Pour lui, rappelons-le, le corps est esprit, c’est-à-dire une « grande raison »35.

32 J. Grondin, Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses universitaires de Montréal (coll. Paramètres), 2004, p.25. 33 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, première section, §6, pp.463-464. 34 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.21.

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Autrement dit, il est un ensemble de pulsions qui se livrent bataille36, créant momentanément des

hiérarchies qui conduisent à l’élaboration de telle ou telle pensée, personnalité et action. La raison

n’est qu’un instinct parmi les autres. En ce sens, ce qu’on nomme habituellement « conscience »,

« libre-arbitre », « sujet » n’est que le résultat d’une longue lutte que se livrent les passions à notre

insu37. La compréhension de ces déterminations et de ces dispositions psycho-physiologiques

fondamentales lui permet de poser un regard lucide sur les idées de Platon, car « la plus grande part

de la pensée consciente d’un philosophe est clandestinement guidée et poussée dans des voies

déterminées par ses instincts »38. Il ne faudra donc pas s’attendre de la part de Nietzsche à une

analyse approfondie des dialogues de Platon, à une exactitude interprétative. Ce n’est pas en général

ce qui attire son attention, comme nous l’explique Geneviève Bianquis : « Aussi bien Nietzsche

annonce-t-il tout autre chose qu’une reconstitution patiente de textes ou de systèmes. Ce qu’il veut,

c’est évoquer des personnalités. Tous les systèmes meurent, seules les œuvres d’art et les

personnalités durent. Un système n’est vrai que pour son auteur et par son auteur, en vertu de la

personnalité qui le crée et qui s’y exprime »39. Olivier Sedeyn le confirme : « ce qui intéresse

Nietzsche chez un philosophe c’est sa philosophie en tant qu’elle témoigne de l’homme qui l’a

écrite, de la vie qu’il a vécue et de la vie dont il est l’expression »40.

D’un point de vue méthodologique, nous resterons fidèle à la manière de procéder de

Nietzsche. Ce qui comptera dans nos observations ne sera donc pas en premier lieu le contenu des

croyances métaphysiques en tant que tel, mais plutôt les instincts qui les produisent et leurs

conséquences pour la vie. Cette importance accordée au corps nous obligera à nous pencher

attentivement sur le rapport que Platon entretient avec lui. Nous verrons qu’il sépare l’âme du corps,

faisant de la psyché une entité indépendante et meilleure. Si ce qui attire l’attention de Nietzsche est

avant tout la personnalité de l’auteur, entendue au sens de position existentielle, nous devrons nous

attarder uniquement à ce qui, dans les thèses de Platon, témoigne de ce caractère. Cela veut aussi

dire que nous devrons renoncer à nous prononcer de manière définitive sur le statut des croyances

métaphysiques de Socrate et de Platon. Nous verrons plus loin que nous considérons certaines de 35 Cf. F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra : Un livre pour tous et pour personne, Trad.fr. G-A. Goldschmidt, Paris, Librairie générale française (coll. Le livre de poche : Classiques de la philosophie), 1983, Des contempteurs du corps, p.48. 36 Toute vie se veut elle-même, la puissance veut la puissance, et donc tout instinct cherche naturellement à dominer selon Nietzsche. 37 Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §16-21, pp.477-487. 38 Ibid, §3, p.460. 39 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad. G. Bianquis, Gallimard, Paris, 1938, p.9. 40 F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.14.

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leurs idées métaphysiques, notamment l’immortalité et la transmigration des âmes, comme ayant

une fonction essentiellement pédagogique. Selon nous, cette dernière servirait avant tout à orienter

l’agir de manière morale. Cette interprétation n’entre pas en contradiction avec celle de Nietzsche

puisqu’elle n’empêche pas de mettre en lumière les instincts qu’il identifie chez nos deux penseurs.

En somme, pour faire une analyse juste de la pensée de Platon, il faudra interroger sa propre

conception de la psyché, tout comme pour connaître le type de morale qui le traverse, nous devrons

nous pencher sur la morale qu’il valorise. Mais inversement, ce n’est qu’en découvrant les

impulsions qui animent un penseur, en les mettant en parallèle avec ses idées métaphysiques, qu’on

peut ensuite les comprendre et les critiquer selon Nietzsche. Il y a donc une forme de circularité

dans sa manière d’interpréter qui fait alterner les instincts et les produits de la pensée. Nous

tenterons de la reproduire et d’en montrer la teneur au fil de notre exposé. Puisque les symptômes

d’un type d’instincts ne se manifestent concrètement, chez les philosophes, que dans leur pensée,

c’est de là, comme Nietzsche, que nous devrons partir. Nous procéderons d’abord en nous attardant,

dans ce qui va suivre, à l’étude et la compréhension du philosophe Platon. Nous tenterons de suivre

l’élaboration progressive de ses grandes idées métaphysiques, mais ces dernières ne nous

intéresseront que dans la mesure où elles mettent en lumière les motivations et les instincts qui

poussent Platon à l’élaboration de sa pensée. La critique de Nietzsche à l’égard de la métaphysique

repose, répétons-le, sur cette conception selon laquelle l’homme est un arrangement de « pulsions »

qui expriment des « besoins propres à la forme de vie qu’incarne ce vivant »41. C’est pourquoi, pour

saisir la critique que Nietzsche fait de la métaphysique platonicienne, il faudra d’abord voir

comment il interprète cette organisation de pulsions propre à Platon et les besoins à l’origine de

cette organisation, c’est-à-dire : son besoin de stabilité, issu de son incapacité à tolérer l’incertitude

du devenir, sa volonté de permanence, son ascétisme et son désir de rétribution.

41 P. Wotling, La philosophie de l’esprit libre : Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion (coll. Champs essais), 2008, p.18.

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Chapitre 2 : Pourquoi fallait-il une métaphysique à Platon?

Enfin ma méfiance de Platon va toujours plus au fond : je trouve qu’il a dévié de tous les

instincts fondamentaux des Hellènes, je le trouve si imprégné de morale, si chrétien avant la lettre - il donna déjà l’idée du « bien » comme idée supérieure - que je suis tenté d’employer à

l’égard de tout le phénomène Platon, plutôt que tout autre épithète, celle de « haute fumisterie » ou, si l’on préfère, d’idéalisme.

Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux anciens », §2

Avant de critiquer tout ce qui pourrait s’apparenter à une métaphysique chez Platon, il est

essentiel d’expliquer comment ce dernier en est venu à devoir dépasser le terrain de la physique sur

lequel se mouvaient les philosophes présocratiques. Le but de Platon était d’établir une philosophie

estimée valable, c’est-à-dire une philosophie qui mène à la connaissance véritable, connaissance qui

permet à son tour d’orienter l’agir de manière morale. Pour saisir les étapes qui conduisent à

l’élaboration de la métaphysique, arrêtons-nous à l’interprétation de Nietzsche dans La philosophie

à l’époque tragique des Grecs.

Comme nous le savons, avant Platon, bien d’autres penseurs ont tenté de comprendre le

monde de manière rationnelle. Eux aussi ont voulu s’écarter du mythe, mais, contrairement à

Platon, plusieurs n’ont pas cru bon de scinder l’existence en deux réalités pour y arriver. Les

premiers philosophes ont eu le pressentiment d’une unité du cosmos et ont tenté de trouver cette

unité dans un principe physique comme l’eau (Thalès) ou l’air (Anaximène). Toutefois, selon

Nietzsche, leur particularité réside dans le fait que, même s’ils renoncent au mythe traditionnel, ils

ne considèrent pas que la logique constitue l’outil par excellence pour arriver au vrai, comme ce

sera plus tard le cas pour Socrate. Nietzsche parle plutôt d’une « force étrangère et illogique,

l’imagination » et d’un « pressentiment génial »42 pour expliquer ce qui guide les idées de Thalès

par exemple. Cependant, au fur et à mesure qu’elle avançait, la pensée s’est vue confrontée à

différents problèmes, dont le plus fondamental est celui du devenir et de la contradiction. Comment

expliquer que les choses se transforment perpétuellement et qu’on puisse malgré tout en parler?

Comment la souffrance, la noirceur, le mensonge, la mort, peuvent-ils subsister en même temps que

leurs contraires? Ce caractère insaisissable et chaotique de l’existence, que peut-on en faire?

Certains, comme Héraclite et Empédocle, vont embrasser la contradiction inhérente au monde.

42 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.36.

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D’autres, comme Anaximandre et Parménide, vont sentir le besoin de la surmonter. Pour dépasser

ces contradictions, Parménide va scinder le monde en deux, et parler dès lors de l’être et du non-

être. Socrate reprendra cette idée et y ajoutera une dimension morale en soutenant que la

connaissance est indispensable à la vertu et que seule la vertu est à même de rendre heureux. Platon

héritera de ses prédécesseurs et deviendra le premier philosophe hybride43. Il sera d’abord tributaire

du problème du devenir. Il se révélera toutefois incapable, contrairement à Héraclite, de tolérer

l’aspect déstabilisant du devenir. Comme Parménide, il sentira la nécessité de distinguer l’être du

non-être. Toutefois, il devra nuancer les thèses de Parménide et pousser plus loin encore son idée de

l’être pour rendre la connaissance et la vertu possibles. Socrate, par la dialectique, ouvre la voie à

l’essence des choses et permet d’établir non seulement une épistémologie, mais surtout une morale.

Désormais, Platon fait reposer toute sa métaphysique sur des oppositions de valeurs, il oppose la

vérité à l’apparence, l’art à la philosophie, la raison au corps, la vertu au vice, le bien au mal. Dans

tous les cas, le premier terme de l’opposition est supérieur au second. Ces oppositions sont typiques

des métaphysiciens selon Nietzsche, comme il l’affirme dans Par-delà bien et mal :

« Comment quelque chose pourrait-il bien naître de son contraire? Par exemple la vérité, de l’erreur? Ou la volonté de vérité, de la volonté de tromperie? […] Il faut nécessairement que les choses de plus haute valeur aient une autre origine, une origine propre, - on ne peut les faire dériver de ce monde périssable, séducteur, trompeur, mesquin, de ce chaos d’illusion et de désir! C’est plutôt dans le sein de l’être, de l’impérissable, dans ce dieu caché, dans la « chose en soi » - c’est là que doit nécessairement se trouver le fondement, et nulle part ailleurs! » Cette manière de juger constitue le préjugé typique auquel on reconnaît les métaphysiciens de tous les temps; ce genre d’évaluation figure à l’arrière-plan de toutes les procédures logiques; c’est à partir de cette « croyance » qui est la leur, qu’ils se démènent pour obtenir leur « savoir », quelque chose qui finira par être baptisé solennellement « la vérité ». La croyance fondamentale des métaphysiciens, c’est la croyance aux oppositions de valeurs44.

La question centrale qui émerge de ces considérations pourrait être formulée comme suit :

pourquoi vouloir à tout prix la vérité? Dans le cas de Platon, c’est clairement la recherche de la

conduite morale, de la justice, qui a besoin de la croyance en la vérité comme principe immuable.

La notion de « vertu » y est omniprésente et est gouvernée par l’idée du Bien, idée déifiée puisque

d’elle dépend l’existence de toutes les autres. Le Bien devient le principe non seulement de la

connaissance, mais aussi et nécessairement principe de l’action. La dialectique n’a d’autre but que

de conduire vers lui, et l’épistémologie n’est que la route empruntée pour y parvenir. C’est donc

dans cette optique morale que nous allons analyser la métaphysique de Platon. Nous devrons,

43 Ibid, p.31. 44 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §2, pp.458-459.

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comme nous l’avons déjà dit, continuellement nous demander à quelle morale il veut en venir,

quelles sont ses motivations, quels besoins et quels désirs engendrent ses croyances. Pour ce faire,

néanmoins, il faudra d’abord retracer la généalogie de ce besoin métaphysique et moral, en germe

chez les penseurs présocratiques et culminant chez le maître de Platon : Socrate. Nietzsche dit de

Platon qu’il est une fusion des héraclitéens, des pythagoriciens et du socratisme45. Toutefois, il est

nécessaire d’ajouter à cette liste Parménide, car Nietzsche s’en sert aussi pour comprendre la

psychologie et la métaphysique de Platon.

Dans la suite de ce chapitre, nous verrons donc comment Héraclite et les héraclitéens ont mis

en lumière le problème du devenir, problème qui entrave la connaissance et engendre un malaise

chez le philosophe en quête de principes stables au fondement de la vérité. Nous montrerons ensuite

comment la séparation entre « réalité » et « apparence », entre épistémèet doxa, et comment la

volonté de parvenir à une unité vraie et immuable, sont des héritages de Parménide. Nous

expliquerons par la suite de quelle manière Socrate a transmis à son élève son mépris pour le corps

et le monde sensible, sa croyance de l’identité entre vertu et savoir et sa méthode dialectique. Nous

montrerons finalement en quoi les théories orphico-pythagoriques venaient pallier le besoin de

permanence et de rétribution qu’éprouve Platon. Cette présentation nous permettra ensuite de

dresser un portrait psychologique du philosophe Platon à partir duquel nous pourrons mieux

comprendre la critique nietzschéenne de la métaphysique platonicienne. Nous verrons que les traits

psychologiques précédemment nommés convergent vers une volonté de permanence et que cette

dernière conduit Platon à un combat contre les apparences, problème moral par excellence selon

Nietzsche.

Pour saisir les liens qui unissent la pensée de Platon à ses prédécesseurs, nous recourrons

d’abord aux textes de jeunesse de Nietzsche, soit La naissance de la philosophie à l’époque de la

tragédie grecque, La naissance de la Tragédie, et, enfin, ses notes de cours regroupées

dans Introduction aux dialogues de Platon et Les philosophes préplatoniciens. Pour ce qui est de

l’influence de Socrate et de la psychologie de Platon, nous nous servirons en plus du Crépuscule des

idoles et du Gai savoir. Pour présenter les thèses de Platon, nous nous appuierons sur le Phédon, le

Phèdre, le Gorgias, le Sophiste, le Ménon, le Protagoras, la République, le Banquet et le Timée.

Lorsque nous citerons les dialogues, nous considérerons que ce qui est énoncé par le personnage

45 Cf. F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.31.

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principal (le plus souvent Socrate) correspond à ce que Platon croit lui-même ou ce qu’il veut

démontrer à ses lecteurs.

L’héritage des héraclitéens Pourquoi donc débuter avec Héraclite et non avec Parménide ou Socrate par exemple? En quoi

Héraclite, ou plutôt faudrait-il dire Cratyle, représente-t-il une influence fondamentale de la

métaphysique, et particulièrement de celle de Platon? C’est que nous pouvons considérer la

métaphysique comme une réaction au problème du devenir. Platon, le premier, fondera un monde à

part pourvu d’entités immuables pour se garantir contre l’aspect déstabilisant du devenir qu’il

n’arrive pas à supporter. Cette propension à vouloir rejeter le devenir n’est certainement pas un

héritage d’Héraclite si l’on en croit Nietzsche, mais bien celui de son disciple, Cratyle. L’influence

de Cratyle et des héraclitéens sur la pensée de Platon se révèle indéniable. Comme le souligne

Thomas Szlezak : « Diogène et Aristote s’accordent à indiquer que la philosophie héraclitéenne se

trouve à l’orée de son itinéraire intellectuel, et Aristote de nommer alors le nom d’un maître :

Cratyle »46. Commençons donc par comprendre ce qui distingue Héraclite de Cratyle.

La célèbre métaphore d’Héraclite selon laquelle on ne se baigne jamais deux fois dans le même

fleuve est depuis l’Antiquité une énigme pour les philosophes, probablement l’une des assertions

qui lui ont valu le titre d’ « Héraclite l’obscur ». Que voulait-il donc insinuer par là? Quel était son

but? Que cette proposition signifie que le sensible est en constant changement, qu’il n’y a pas de

permanence dans le monde sensible, cela va de soi. Mais qu’elle indique que de cette impermanence

il ne peut y avoir de connaissance possible et qu’il faille pour cela s’en remettre à un autre monde,

interprétation souvent admise, il faut peut-être le remettre en question. Selon Nietzsche lui-même,

dans son cours intitulé Introduction à l’étude des dialogues de Platon, c’était Cratyle qui croyait

qu’aucune connaissance de l’être n’était possible puisque tout s’écoule. Son maître Héraclite aurait

simplement voulu signifier que « toute chose doit un jour céder sa place », que « rien dans le monde

n’échappe finalement à la ruine » et que « rien ne peut subsister définitivement »47. Seuls les

héraclitéens dont Cratyle est le protagoniste auront en eux cette tendance à vouloir poser un être qui

résiderait au-delà de l’apparence, un monde-vérité. C’est donc que Cratyle ne parvient pas à se

contenter d’une ontologie qui n’implique pas en même temps une théorie de la connaissance, ce que

son maître acceptait pourtant très bien.

46 T.A. Szlezak, « Le témoignage d’Aristote », dans Platon et les pythagoriciens, Hiérarchie des savoirs et des pratiques, Musique – Science – Politique, trad.fr. Jean-Luc Périllé, Cahiers de philosophie ancienne n.20, Grèce, Ousia, 2008, p.95. 47 F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.76.

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Héraclite n’a en fait que remarqué, dans le flux perpétuel du monde, une unité intrinsèque,

comme nous l’explique Nietzsche dans ses notes du cours Les philosophes préplatoniciens : « Deux

prodigieux modes de contemplation ont captivé son regard : le mouvement éternel, c’est-à-dire la

négation de la durée et de la permanence dans le monde, et la régularité interne et unitaire du

mouvement »48. Notons que cette unité ne se trouve pas à l’extérieur du monde sensible, mais se

situe dans la régularité des processus de création et de destruction. Par cette idée nouvelle, Héraclite

a « résolu » le problème du devenir soulevé par Anaximandre, problème pour lequel ce dernier

n’entrevoyait de solution que dans un être à part, différent du sensible. Devant le problème du

devenir, « Anaximandre a besoin d’une unité qui [fonde les contraires], unité qui ne peut être

définie que de façon négative : τὸ ἄπειρον, une chose à laquelle ne peut être affecté aucun prédicat

issu du monde présent du devenir, donc une chose comme "la chose en soi" »49. Anaximandre se

serait réfugié dans son principe d’indéfini métaphysique, il aurait ainsi « dénié l’existence vraie et

essentielle » des qualités définies du monde sensible50. Il fallait une force exceptionnelle, selon

Nietzsche, pour arriver à surmonter ce problème sans avoir recours à un principe extérieur et sans

condamner l’existence, force qu’Anaximandre ne possédait pas, puisqu’il en vint à concevoir le

devenir comme l’expiation d’une faute, s’imaginant une succession éternelle de destructions et de

renaissances du monde : « C’est une vision du monde marquée par la plus grande gravité : tout ce

qui devient et qui décline expie une faute, doit expier τίος [la peine] et δίκη τῆς ἀδικίας [les

conséquences de son injustice]! Comment peut périr ce qui a le droit à l’existence! Désormais, nous

voyons tout en proie au déclin, par conséquent tout en proie à l’injustice »51. Héraclite, au contraire,

embrasse l’aspect tragique du devenir : « ce n’est pas un orgueil coupable, c’est l’instinct du jeu

sans cesse réveillé qui appelle au jour des mondes nouveaux. L’enfant jette parfois son jouet, puis

bientôt il le reprend, par un innocent caprice. Mais dès qu’il bâtit, il relie, il assemble et il modèle

les formes selon une loi et d’après une stricte ordonnance intérieure »52.

Héraclite ne condamne donc pas le sensible de la même manière que le fera Anaximandre, ni

comme le feront ses disciples et Platon lui-même. Pour lui, il y a de l’ordonnance et de la régularité

48 F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, Trad.fr. N. Ferrand, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1994, p.146. 49 Ibid, p.118. 50 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.51. 51 F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, Trad.fr. N. Ferrand, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1994, p.118. 52 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.55.

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dans le devenir. Les sens nous mentent pour lui aussi, non parce qu’ils nous présentent un devenir

insaisissable, mais plutôt parce qu’ils donnent précisément aux choses l’apparence d’un être unifié

et durable. Pour Nietzche, cela constitue déjà un pas de géant, mais Héraclite aurait dû voir que le

mensonge réside dans la raison plutôt que dans le sensible. C’est elle qui fait mentir le témoignage

des sens :

Je mets à part avec une vénération profonde le nom d’Héraclite. Alors que le reste de la nation philosophique rejetait le témoignage des sens parce qu’ils indiquent la pluralité et le changement, il en rejeta le témoignage parce qu’ils donnent aux choses l’apparence de la durée et de l’unité. Héraclite aussi est injuste envers les sens. Leur mensonge n’est pas celui qu’imaginent les Éléates, ni celui que croit Héraclite – ils ne mentent pas. Le mensonge est dans l’usage que nous faisons de leur témoignage : mensonge de l’unité, de la réalité, de la substance, de la durée. La "raison" est cause que nous falsifions le témoignage des sens. Dans la mesure où les sens témoignent du devenir, de la destruction, du changement, ils ne mentent pas… Mais Héraclite serait éternellement fondé à dire que l’être est une fiction creuse. Le monde "apparent" est l’unique monde; c’est un mensonge que d’y ajouter le "monde vrai"53.

La différence fondamentale entre Héraclite et Anaximandre, mais aussi entre Héraclite et son

disciple Cratyle réside dans le fait que le premier pense à partir du monde sensible, tandis que les

deux autres considèrent le problème du devenir comme une impasse et ont besoin de s’en remettre à

un être stable séparé pour établir la connaissance. Si nous suivons l’interprétation de Nietzsche,

Platon aurait admis non pas la philosophie d’Héraclite lui-même, mais plutôt celle de Cratyle :

L’opinion selon laquelle le sensible est soumis à un changement constant lui vient de Cratyle l’héraclitéen, et [Platon] s’y est toujours tenu. Après avoir pris connaissance des concepts de Socrate qui, une fois bien formés, doivent être toujours invariables, il a cru qu’en conséquence il était impossible de les mettre en rapport avec le sensible : il fallait qu’il existe d’autres entités, qui seraient les objets de la connaissance conceptuelle. - Influence considérable du grand Héraclite. Il n’y a pas d’être, le devenir éternel est comme un non-être éternel54.

Cette lecture de Nietzsche est corroborée par Pierre Hadot dans son œuvre Le voile d’Isis

lorsqu’il tente de comprendre ce qu’a voulu signifier Héraclite par sa célèbre phrase phusis

krupthestai philei qu’on traduit généralement par « La nature aime à se cacher ». En affirmant qu’on

ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, Héraclite souligne, selon Hadot, le caractère

insaisissable de la nature. En disant que cette dernière « aime à se cacher », il renforce l’idée selon

53 Ibid, p.20. 54 F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.48.

20

laquelle nous n’avons pas accès à une vérité immuable. Le fleuve n’est qu’une image pour parler

d’un principe qui gouverne la nature tout entière. Les deux interprétations habituelles de cette

métaphore se résument ainsi : la constitution de chaque chose tend à se cacher ou elle veut être

cachée, ou encore, c’est l’origine des choses qui tend à se cacher, elle est difficile à connaître.

Hadot propose toutefois d’autres façons de comprendre cet énoncé. En effet, kruptesthai peut aussi

vouloir dire « ensevelir », terme ainsi lié à la mort. La nature pour les Grecs, conçue comme

« apparence », implique la mort et la destruction, elle n’en est pas exempte. Suivant cela, on

pourrait interpréter la phrase d’Héraclite de cette manière : « Ce qui fait apparaître tend à faire

disparaître (= ce qui fait naître tend à faire mourir) »55. Ou encore, si l’on se fie à la définition du

terme phusis par Aristote, la phrase pourrait également vouloir dire : « La forme (l’apparence) tend

à disparaître (= ce qui est né veut mourir) »56. Dans les deux cas, Héraclite aurait voulu souligner le

caractère éphémère de tout ce qui subsiste et la tendance de la nature à détruire ce qu’elle a créé,

tendance qui ramène au devenir perpétuel.

Cette interprétation va clairement dans le sens de la pensée de Nietzsche et de son idée du

tragique, idée qu’il transpose lui-même sur les philosophes préplatoniciens. On ne peut comprendre

l’interprétation nietzschéenne de la philosophie antique que dans cette perspective. L’existence est

tragique parce qu’elle est une forme de chaos et qu’elle ne possède aucun sens a priori. L’homme,

vivant au sein de la nature, ne peut que constater ce désordre et ne peut y faire face qu’en

l’interprétant, qu’en l’embellissant. On serait porté à croire, en lisant les textes de jeunesse de

Nietzsche, qu’il est lui-même métaphysicien, puisqu’il semble avoir recours au principe de

l’ « être » comme unité fondamentale. Si nous définissons la métaphysique comme « science de

l’être », nous n’aurions peut-être pas tort d’accorder le qualificatif de métaphysicien à Nietzsche,

mais si nous reprenons le second sens, celui que Nietzsche critique tout au long de son œuvre et qui

consiste dans le recours à des arrière-mondes pour expliquer l’être, il semble que Nietzsche reste

fidèle, de ses écrits de jeunesse jusqu’à ses écrits les plus tardifs, à sa critique de la métaphysique.

Nietzsche propose d’interpréter le monde à partir du monde lui-même, sans le secours d’un principe

qui se situe en dehors de la nature. Il admire d’ailleurs chez Héraclite le fait qu’il part d’une faculté

intrinsèque à la nature : l’imagination.

Héraclite est un philosophe au sens plein du terme selon l’interprétation nietzschéenne.

Nietzsche a sa propre conception du philosophe, conception qui va à l’encontre de celles acceptées

55 P. Hadot, Le voile d’Isis : Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 2004, p.30. 56 Idem.

21

traditionnellement. Dans ses écrits de jeunesse, particulièrement dans La naissance de la

philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Nietzsche affirme que le philosophe a avant tout

pour guide l’imagination57. Avant Platon, cette dernière n’était pas comprise comme faculté

distincte de la raison. C’est pourquoi le mythe n’était pas entièrement distinct de la science et la

philosophie de la poésie. Les philosophes préplatoniciens procèdent par l’intuition d’une unité,

d’une harmonie dans le monde et les choses. Le fait que le sensible soit en constant changement et

que la connaissance de ce monde soit possible n’apparait pas comme une contradiction, car la

connaissance des choses n’est pas purement logique. Le monde est constitué de telle manière que la

seule compréhension possible réside dans ce flux constant. C’est en ce sens que la philosophie

signifie selon Héraclite un « éveil ». Bien penser n’aurait rien à voir avec la logique froide des

concepts. Il s’agit d’une forme d’intuition qui n’est pas donnée à tous. Nietzsche dit des paroles

d’Héraclite qu’elles « expriment l’orgueil et la majesté de la vérité, mais d’une vérité saisie par

l’intuition au lieu de l’escalader par l’échelle de corde de la logique »58. C’est là une véritable

sagesse du point de vue de Nietzsche, car cette manière d’interpréter a toujours quelque chose de

personnel, et elle ne tend pas à condamner l’existence à partir d’une perspective morale extérieure

au monde. Bref, cette manière de considérer le monde apparait comme anti-métaphysique si l’on

entend métaphysique au sens de production d’arrière-mondes.

Ainsi, selon Héraclite, malgré le flux constant des choses que nous observons, malgré leur

instabilité, il est possible de connaître si on « pense bien », et bien penser signifie pour lui bien plus

que penser logiquement : « Le don sublime d’Héraclite, c’est sa faculté sublime de représentation

intuitive. Au contraire, il n’a que froideur, insensibilité, voire hostilité, envers l’autre mode de

représentation qui opère au moyen de concepts et de combinaisons logiques, donc envers la raison,

et il semble prendre plaisir à la contredire fréquemment par quelque vérité tirée de l’intuition »59.

C’est lorsque nous mettons à l’avant-plan les exigences purement logiques de la raison, avec son

besoin d’unité et de stabilité, que nous trahissons la réalité tout en rendant coupable la sensibilité.

L’intuition consisterait en une sorte d’union entre la raison et la sensibilité. Toutefois, ce ne serait

pas la sensibilité qui se mettrait au service de la raison, mais bien le contraire car, ne l’oublions pas,

le corps est esprit.

57 Cf. F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.39. 58 Ibid, p.62. 59 Ibid, p.46.

22

Puisque Héraclite ne condamne pas les sens de la même manière que ses disciples, et

puisqu’il ne recourt pas à des arrière-mondes pour cristalliser le devenir, on ne peut dire de Platon

qu’il est tributaire d’Héraclite selon l’interprétation nietzschéenne. Même si la dialectique de Platon

passe aussi par une forme d’intuition qui permet une saisie immédiate des essences des choses, le

raisonnement logique reste préalable à cette intuition et doit se détacher de la sensibilité60. Chez

Platon, l’imagination est subordonnée à la logique et non le contraire, même si ultimement,

l’intuition des essences est le but de la dialectique. Chez Héraclite, on pourrait dire que la logique

est subordonnée à l’imagination, quoiqu’on ne puisse les traiter clairement comme deux facultés

distinctes avant Socrate. Par ailleurs, l’intuition chez Platon n’a pas le même objet puisqu’elle vise

un être extérieur au monde sensible, contrairement à Héraclite.

Comme mentionné, Platon s’est plutôt inspiré de Cratyle que d’Héraclite, retenant

principalement de son enseignement l’aspect déstabilisant du devenir pour la connaissance. Il garde

aussi de Cratyle, dans le dialogue qui porte son nom, une certaine conception mimétique du langage

que nous ne jugeons pas pertinent d’exposer ici. Platon sera donc poussé à établir, en dehors du

monde sensible, un monde-vérité où reposent les concepts des choses, leur essence. Ce refus qu’il

éprouve face à tant d’instabilité et d’incertitude fait état du premier trait psychologique que l’on

peut observer chez le philosophe : son incapacité à tolérer l’incertitude du devenir, et donc aussi

l’incertitude dans le domaine de la connaissance.

En somme, on peut supposer que Platon prendra conscience de son malaise face au devenir,

et que grâce à Cratyle, il en envisagera la solution de manière dichotomique en supposant

l’existence d’une vérité ontologique qui subsiste à l’extérieur de la conscience et de la réalité

sensible. Nous verrons maintenant qu’avec Parménide, Platon pourra entrevoir une solution qui lui

permette d’expliquer comment subsistent des réalités indépendantes de nos perceptions, ce qui le

conduira à élaborer la théorie des idées séparées. Parménide, en posant deux réalités qu’il appelle

l’ « être » et le « non-être », a opéré une dichotomie chargée de sauver l’être du devenir. Tout ce qui

est instable est identifié au non-être, tout ce qui est stable à l’être. Cette ontologie a entraîné le

questionnement fondamental concernant la possibilité de la connaissance. La conclusion de

Parménide, conclusion qui aura une incidence fondamentale sur Platon, est qu’on ne peut rien

connaître de ce qui est impermanent, du non-être, ce qui mènera à une exigence métaphysique chez

Platon. Puisque la connaissance de ce qui est en constant changement semble impossible, il faut

60 Cf. Platon, Lettre VII, 341b – 342d.

23

trouver une autre voie, sans quoi toute philosophie devient vaine recherche, et toute morale

impossible à justifier. C’est ce que Parménide permettra à Platon de faire.

L’héritage de Parménide Pour les philosophes qui ont précédé Parménide, il n’était pas nécessaire, pour penser le

monde, de le ramener à une unité rationnelle. Les Milésiens, par exemple, ont tenté d’expliquer la

réalité par un principe physique unifié comme l’eau ou l’air. Anaximandre, avec son apeiron, place

déjà le principe comme distinct du sensible, mais n’en parle pas comme d’une unité qui serait

rationnelle. Pour eux, le monde n’était pas divisé en deux réalités : l’une qui serait apparente et

pourtant illusoire, et l’autre qui serait réelle absolument, mais invisible et insaisissable sans le logos

qui, pris dans son acception classique, signifie à la fois rationalité et langage. Parménide lègue

paradoxalement aux Grecs un esprit antinomique et une volonté de parvenir à un principe rationnel

unique, principe qu’il appellera « l’être ». Cet esprit antinomique se traduit par la séparation entre

deux ordres, celui de l’être et du non-être. Le monde est scindé en deux : tout ce qui est connu par

les sens et qui n’est pas soumis à la raison est appelé « non-être », et tout ce qui est intelligé est

appelé « être ».

Selon Jean Grondin, ce qui est nouveau avec Parménide, c’est que « […] la philosophie ou la

science occidentale se trouvait [désormais] rivée à l’être stable et permanent et confiée à la rigueur

de la « pensée », dont l’élément, mais aussi l’objet n’existaient pas vraiment avant [lui]»61. Cet être

stable et permanent est tout le contraire des choses qui sont saisissables par les sens et qui sont

soumises au devenir. Selon Parménide, l’être est :

[…] de membrure intacte, inébranlable et sans fin; jamais il n’était ni ne sera, puisqu’il est maintenant, tout entier à la fois, un, d’un seul tenant […]. Et d’autre part il est immobile dans les limites de liens puissants, sans commencement et sans cesse, puisque naissance et destruction ont été écartées tout au loin où les a repoussées la foi qui se fonde en vérité. Restant le même et dans le même état, il est là, en lui-même, et demeure ainsi immuablement fixé au même endroit; car la contraignante Nécessité le maintient dans les liens d’une limite qui l’enserre de toutes parts62.

Puisque le sensible est multiple, puisqu’il est soumis au changement et qu’il peut périr ou être

détruit à tout moment, comment serait-il possible d’en tirer une connaissance vraie? Pour que l’être

soit connaissable, il doit être saisissable, c’est-à-dire, au contraire, unitaire, éternel, inengendré et

61 J. Grondin, Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses universitaires de Montréal (coll. Paramètres),

2004, p.45. 62 J. Beaufret, Parménide : Le poème, Paris, Quadrige (PUF), 2006, Fragment 8, pp.84-85.

24

impérissable. Seul ce qui a de la permanence, pour Parménide, est véritable objet d’intellection. Il

va sans dire que cette vision nouvelle de la connaissance et du monde a très fortement influencé

Platon, comme le souligne Nietzsche :

En séparant brutalement les sens de l’aptitude à la pensée abstraite, donc de la raison, comme si c’étaient deux facultés entièrement différentes, il a détruit l’intellect lui-même et poussé à cette distinction entièrement erronée entre "l’esprit" et le "corps", qui pèse, surtout depuis Platon, comme une malédiction sur toute la philosophie. Toutes les perceptions des sens, pense Parménide, nous trompent, et leur principale imposture est justement qu’elles nous font croire que le non-être existe, que le devenir a lui aussi un être. Toute la diversité et le bariolage du monde empirique, ses qualités changeantes, l’ordre qui en règle le flux et le reflux, tout cela est impitoyablement rejeté comme pure apparence et illusion, tout cela ne nous apprend rien, donc c’est peine perdue que de s’occuper de ce monde menteur, inexistant, qui est une pure imposture de nos sens63.

L’héritage que Parménide transmet à Platon peut se résumer en quatre points que nous tirons

de l’œuvre Introduction à la métaphysique de Jean Grondin, mais que nous illustrerons à l’aide

d’autres auteurs. La première partie de cet héritage consiste dans le fait que pour Platon, comme

pour Parménide avant lui, « l’être vrai, ou plein, doit rester l’objet par excellence de la quête

philosophique »64. Cela signifie que les essences des choses constituent les objets principaux que le

philosophe se propose d’observer, et plus particulièrement les principes moraux tels que la Vertu, la

Justice, le Beau, le Bon et le Bien. Les essences, qui sont insensibles et atteignables uniquement par

le logos, sont les seuls objets qui possèdent de la permanence, et donc de la vérité. Cela n’écarte pas

la possibilité de s’intéresser aux choses du monde sensible, comme la politique par exemple, mais

c’est uniquement en atteignant les idées ou les essences de Justice et de Bien que le philosophe

pourra s’approcher de la vérité dans ce domaine. Cet héritage parménidien est bien démontré dans

ce passage du Timée:

Or il y a lieu, à mon sens, de commencer par cette distinction : qu’est-ce qui est toujours sans jamais devenir, et qu’est-ce qui devient toujours, sans être jamais? De toute évidence, peut être appréhendé par l’intellect et faire l’objet d’une explication rationnelle, ce qui toujours reste identique. En revanche, peut devenir l’objet d’opinion au terme d’une perception sensible rebelle à toute explication rationnelle, ce qui naît et se corrompt, ce qui n’est réellement jamais65.

63 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.70. 64 J. Grondin, Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses universitaires de Montréal (coll. Paramètres), 2004, p. 58. 65 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Timée 27d-28a, p.1989.

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Ce qui nous conduit au deuxième élément de cet héritage : cet être n’est soumis ni au devenir, ni au

mouvement. Il doit être permanent, constant, intemporel, comme le soutient également Henry

Theloh: « If something « is », then it must be ungenerated, indestructible, indivisible, unchanging,

pure or uniform, and the like. The predicates applied to the Forms are the direct descendants of the

« signpost » for Being in Parmenides’ poem »66. Troisièmement, cet être ne peut être atteint que par

l’intellect, le noûs, et non par les sens, ce que Platon souligne explicitement dans le

Timée : « Puisqu’il en est ainsi, il faut convenir qu’il y a une première espèce : la forme intelligible,

qui reste la même, qui est inengendrée et indestructible, qui ne reçoit pas autre chose venant

d’ailleurs en elle-même et qui elle-même n’entre en aucune autre chose où que ce soit, qui est

invisible et ne peut être perçue par un autre sens, voilà ce qui a été attribué comme objet de

contemplation à l’intellection »67.

Les sens portent sur le sensible, l’intellect sur l’intelligible, et seul l’intelligible peut faire

l’objet d’une science véritable. Cette idée que la pensée seule peut distinguer ce qui est (la vérité) de

ce qui n’est pas (l’erreur, le mensonge, l’apparence) est un premier pas vers la superfétation logique

qu’on retrouve chez Socrate, conception de la pensée qui conduit nécessairement à la condamnation

de l’existence, comme Nietzsche l’explique en parlant de Parménide et de son élève Zénon :

Dans toutes leurs démonstrations, ils partent de l’hypothèse absolument indémontrable, voire invraisemblable, que nous possédons dans la faculté conceptuelle le critère suprême et décisif de l’être et du non-être, c’est-à-dire de la réalité objective et de son contraire; ces concepts, loin de subir l’épreuve et la correction de la réalité dont ils sont en fait tirés, doivent au contraire mesurer et juger cette réalité, la condamner même, quand elle est en désaccord avec la logique68.

Enfin, le quatrième point réside dans le fait que Platon reprend l’antinomie de Parménide

entre épistémè et doxa et donc, parallèlement, entre vérité et apparence. Cette reprise est bien

illustrée dans le livre VII de la République où Platon explique que l’intellection est la seule aptitude

par laquelle le dialecticien peut parvenir à la connaissance. Il associe alors la science (connaissance)

et la pensée à l’intellection, puis la croyance et la représentation à l’opinion, et il ajoute: « On dira

alors que l’opinion concerne le devenir, alors que l’intellection vise l’être : ce que l’être est par

66 H. Teloh, The development of Plato’s metaphysics, University park, Pennsylvania State Univ. Press, 1981,

p.6. 67 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Timée 52a, p.2010. 68 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.76.

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rapport au devenir, l’intellection l’est par rapport à l’opinion, et ce que l’intellection est par rapport

à l’opinion, la science l’est par rapport à la croyance, et la pensée par rapport à la représentation »69.

Il apparait clairement ici que, pour Platon, il y a deux réalités distinctes et deux manières différentes

de « connaître » correspondant à ces deux ordres de réalité, ce qui constitue un héritage direct de

Parménide.

Pourtant, dans le Sophiste, tout porte à croire que Platon rejette la dichotomie parménidienne

de l’être et du non-être. Quand Parménide affirme que du non-être on ne peut rien dire puisqu’il

n’est pas, il dit en même temps qu’il serait impossible de tenir un discours faux. Cela est une

aberration pour Platon, comme il nous le fait comprendre à travers le personnage de l’Étranger

d’Élée qui dirige le dialogue :

L’ÉTRANGER - Il sera nécessaire, pour nous défendre, d’éprouver la thèse de notre père Parménide, et d’obliger le non-être, sous certaines conditions, à être et l’être, à son tour, selon quelques modalités, à ne pas être.

THÉÉTHÈTE – Il semble évident qu’il faudra soutenir fortement cela dans nos raisonnements.

L’ÉTRANGER – Ce sera évident – comme on dit – même pour un aveugle! Si nous ne réfutons ni n’acceptons ce que nous venons de dire, il sera difficile de prétendre parler de discours ou de jugements faux, ainsi que d’images, copies, imitations et illusions, et des techniques qui s’y rattachent, sans être obligés de soutenir, d’une manière ridicule, le contraire de ce que nous avons affirmé nous-mêmes70.

Pour Platon, il y a un discours qui porte sur le vrai et un discours qui porte sur le faux, et le faux,

(copies, images, imitations et illusions), est une forme de non-être, mais pas au sens d’une

opposition à l’être. Du non-être absolu, il n’y a effectivement rien à dire. Il faut toutefois admettre

qu’il existe du non-être dans l’être et de l’être dans le non-être pour que soit possible la réalité du

discours. En effet, le langage, en ce qu’il peut dire le non-être, ne doit pas être disqualifié comme

genre de l’être, sans quoi tout discours perdrait de sa valeur et sans discours vrai, pas de

philosophie : « [Il faut pouvoir] affirmer que, pour nous, le discours est l’un des genres des êtres.

Privés de cela, qui est la chose la plus importante, nous serions privés de philosophie. Mais le

moment est venu de nous mettre d’accord sur ce qu’est le discours, car si nous lui dénions toute

existence, nous serions même incapables de parler. Et nous le nierons si nous acceptons que rien ne

se mélange avec rien »71.

69 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République 534a, p.1700. 70 Ibid, Sophiste 241d, p.1841. 71 Ibid, 259e – 260a, p.1864.

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Platon ne reconnaît pas de non-être absolu, mais seulement du non-être relatif, ce qui

permet d’expliquer en quoi le sophiste, entre autres, fait appel à la fausseté dans le discours :

« Alors, qu’on ne dise pas que lorsque nous avons eu le courage d’affirmer que le non-être existe,

nous pensions mettre en évidence le contraire de l’être. En ce qui nous concerne, il y a déjà

longtemps que nous avons envoyé promener n’importe quel contraire de l’être, soit qu’il existe, soit

qu’il n’existe pas, qu’il possède un certain sens ou qu’il soit complètement irrationnel »72.

Il n’en demeure pas moins que, tout au long du dialogue, l’étranger sépare les genres en

deux, et l’une des parties est toujours plus vraie que l’autre, et donc toujours plus près de l’être que

du non-être. En ce sens, Platon reste l’héritier de la tendance parménidienne à scinder le monde en

deux grands genres, l’un qui se rapporte au faux (au non-être chez Parménide) et l’un qui se

rapporte au vrai (à l’être). Dans les deux cas, ce qui est perçu par la sensation constitue une forme

de non-être, une illusion, comme le dit clairement l’Étranger dans le Sophiste : « Et, d’autre part,

quand [le jugement] se présente non pas par lui-même, mais par l’intermédiaire de la sensation,

sommes-nous capables de trouver, pour cette affection, un nom plus pertinent que celui

d’"illusion" »73.

On peut tirer de ce qui a été dit un deuxième trait psychologique chez Platon, qui

s’apparente au premier que nous avons identifié, soit l’incapacité à tolérer l’incertitude du devenir :

la volonté de permanence. Cette dernière va résulter en une survalorisation du logos. Placé en très

haute estime par quelques présocratiques, il n’a pris néanmoins son caractère divin - autrement dit

moral - que chez Socrate74. Pour Platon, l’admission parménidienne de l’être en général comme

inengendré, impérissable, inaltérable, etc. ne sera pas encore suffisante, car la « science de l’être »

ne permet pas de fonder une morale. Pour ce faire, il aurait fallu que Parménide admette lui aussi

que le non-être existe d’une certaine manière et que ce non-être correspond, comme le dit le

Sophiste, à des copies, des images, des imitations et des illusions. Autrement, le discours vrai est

aboli, et sans discours vrai, pas de philosophie. Or sans philosophie, il est impossible de parvenir au

Bien.

72 Ibid, 258e – 259a, p.1863. 73 Ibid, 264a, p.1870. 74 Nous verrons plus loin que l’emploi du logos par Socrate pour tourner en ridicule ses adversaires est une manière détournée de se venger.

28

Selon Platon, pour agir de manière morale, il faut connaître l’essence des principes moraux.

L’être de Parménide n’est pas encore suffisamment satisfaisant, car il s’avère inapte à apaiser

complètement le trouble qui sévit en lui. Il faut encore dire de cet être à quoi il s’applique, préciser

en quoi consiste ce qui est véritablement et surtout, montrer comment il est possible de parvenir à la

connaissance de l’être véritable pour ensuite justifier la morale. Monique Canto qualifie ainsi la

pensée de Platon d’éthique intellectualiste, car « c’est à l’intelligence et à la rationalité, au lieu du

désir, des croyances religieuses ou des conventions, de définir les fins humaines »75. Épistémologie

et morale sont donc intimement liées l’une à l’autre dans toute la pensée de Platon. Nietzsche en

conclut pour sa part ceci: « Il nous faut donc admettre comme première influence de la philosophie

sur Platon un sombre désespoir. Ainsi, toute vie morale était-elle réduite à néant, il n’y avait plus de

règle de conduite, tous les concepts sont fluctuants, l’individu est sans repère aucun et ne connaît

aucune norme, aucune limite »76. Platon trouvera les principaux éléments qui lui permettront de

répondre à ses questions morales et d’élaborer une théorie métaphysique complexe et satisfaisante

auprès de son maître Socrate.

L’héritage de Socrate Il est difficile, peut-être même impossible, de savoir ce qui, dans les dialogues platoniciens,

appartient strictement à Platon et ce qui est tiré de la pensée de Socrate. Même en disposant de

quelques indices77, on ne peut se prononcer de manière certaine sur ce point. Nous retiendrons donc

ici essentiellement l’interprétation de Nietzsche, laquelle d’ailleurs est appuyée par quelques

commentateurs. Selon Nietzsche, Platon conserve de son maître non seulement l’idée que la

recherche de concepts moraux par la dialectique mène à la connaissance et à l’action morale, mais

aussi que le corps est nuisible à cette recherche.

Avec pour seules influences Héraclite et Parménide, Platon aurait été laissé dans un profond

désespoir, puisque ni l’un ni l’autre n’ont établi de principes transcendants et immuables pour la

connaissance et le discours, ce qui empêche de fonder une morale absolue. Parménide, s’il l’a fait

en partie avec l’être et le non-être, n’a toutefois pas présenté d’épistémologie qui fonde les principes

moraux, il est resté dans le domaine de l’ontologie. Or, comme cela a été mentionné, établir une

morale est la motivation centrale de Platon. Héraclite nous apprend qu’aucun principe stable

75 L. Brisson, Monique. Canto, P. Demont, et al. « Les paradoxes de la vertu » dans Problèmes de la morale antique : sept études, Amiens, Faculté des lettres, 1993, p.66. 76 F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.78. 77 Par exemple, le Socrate peint par Xénophon ou par Aristophane, qui est dans les deux cas assez différent de celui de Platon.

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n’existe véritablement, tandis que Parménide se limite à un principe qu’il appelle l’être et qui serait

objet pour l’intelligence, sans montrer qu’il existe en soi, séparé de l’intelligence mais accessible à

elle seule, quelque chose qui garantisse l’existence de valeurs morales transcendantes. Il fallait par

conséquent la venue de Socrate pour que tout s’éclaire, pour que le Bien soit non seulement possible

désormais, mais surtout qu’il soit infaillible et constitutif de tout ce qui est.

Comme on le sait, ce sur quoi s’interroge Socrate avant tout, ce sont des concepts d’ordre

moral. Socrate emploie la dialectique, une méthode qui consiste à dialoguer avec des interlocuteurs

afin de parvenir à définir des concepts qui correspondent à l’essence de chaque chose. Pour

atteindre les essences, il part de l’opinion, qui relève du sensible, et remonte au concept. En les

décortiquant une à une, la dialectique a pour mandat d’écarter les opinions fausses et, en outre, de

dépasser les opinions vraies en espérant ainsi atteindre, par l’intellection, l’être de la chose elle-

même78. Ces essences des choses, que Socrate nomme parfois « idées », sont disposées de telle

manière que certaines en englobent d’autres, qu’il y a une hiérarchie dans les idées. La « science »

de cette organisation serait la base d’une dialectique proprement philosophique, comme l’explique

l’Étranger dans le Sophiste :

L’ÉTRANGER – Diviser par genres et ne point croire que la même forme est une autre, ou une autre la même, n’affirmerons-nous pas que ceci relève de la science dialectique?

THÉÉTHÈTE – Oui, nous le dirons.

L’ÉTRANGER – Or, celui qui est capable de faire cela, perçoit, à juste titre, une seule forme qui se répand complètement au travers d’une multiplicité, dont chaque composant est isolé; plusieurs formes, différentes les unes des autres, entourées extérieurement par une seule forme; et à nouveau, une seule forme, mais, maintenant, rassemblée dans une unité à partir de plusieurs ensembles; et, enfin, beaucoup de formes totalement isolées. Cela signifie savoir distinguer, selon chaque genre, quels sont ceux qui peuvent, et ceux qui ne peuvent pas communiquer79.

Selon Platon, « [...] il n’existe pas de savoir plus élevé que la forme du bien, et […] c’est par cette

forme que les choses justes et les autres vertueuses deviennent utiles et bénéfiques »80. En partant,

comme nous l’avons dit, de l’opinion de l’interlocuteur à propos de quelque chose (le plus souvent

une vertu), Socrate propose en effet à celui-ci un examen qui lui permet de remettre en question sa

définition d’une chose. Il pense ainsi parvenir à l’essence de la chose par cette interrogation. Ces

78 Cf. Platon, Lettre VII, 342a-e. 79 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Sophiste 253d-e, pp.1856-1857. 80 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République VI, 505a, p.1671.

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essences subsisteraient à part du sensible comme des êtres purement intelligibles. C’est ce qu’on

nomme communément la « théorie des idées ». Léon Robin la décrit en ces termes :

Admettre l’existence de "choses" qui ne soient qu’intelligibles; donner aux qualités, et même surtout à des qualités morales, le privilège de cette existence ; prétendre que, loin d’être une sorte de sédiment des expériences de notre vie, ces purs intelligibles sont au contraire le principe éternel de la présence des qualités dans les êtres que nous percevons par nos sens et de l’existence qui, pour un temps limité, appartient à ces êtres; considérer ces essences formelles comme des réalités permanentes et exemplaires, dont ce que nous représentent nos perceptions n’est qu’apparence fuyante et copie imparfaite, - voilà l’essentiel de ce que nous appelons la "théorie des Idées" ou des "Formes"81.

Nietzsche ne se prononce pas concernant l’existence séparée et autonome des Idées chez

Platon, mais compte tenu du fait qu’il reproche à Platon d’avoir recours à un « monde-vérité », nous

pouvons supposer que, selon lui, les essences possèdent nécessairement une forme ou une autre de

réalité pour Platon. Quoi qu’il en soit, les idées que le philosophe socratique veut atteindre sont

avant tout d’ordre moral, comme nous l’avons dit, car « seul celui qui sait est vertueux »82. Julian

Young l’explique en ces termes: « Now, since, says Socrates, one obviously cannot consistently do

what is good or wise unless one knows what is good or wise - knows the standard that makes an

action good or wise - it follows that only the life devoted to knowing the good and the wise has any

chance of being good and wise »83. On retrouve encore ici le lien fondamental qui unit, chez

Socrate, la morale à l’épistémologie, lien qui passe nécessairement par l’Idée du Bien comme

indispensable à l’existence même des autres Idées. Nietzsche exprime bien cette liaison entre

épistémologie et morale. Il montre, en reprenant l’analogie du Soleil dans l’Allégorie de la

caverne84, que toute connaissance est dépendante du Bien :

Tout comme le soleil dans le monde visible engendre la vie et la connaissance, comme il donne la lumière à l’œil et rend visibles les choses, mais aussi permet à toute chose de croître, ainsi dans le monde supra-sensible le Bien est la source de l’être et du savoir, de la faculté de connaître et de la connaissance; et, comme le soleil est plus élevé que la lumière et l’œil, le Bien est plus élevé que l’être et le savoir85.

81 L. Robin, Platon, Paris, Alcan (coll. Grands philosophes), 1935, p.74. 82 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §12, p.80. 83 J. Young, The death of God and the meaning of life, New York, Routledge Taylor & Francis Group, 2003, pp.9-21. 84 Cf. Platon, République VII. 85 F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, pp.96-97.

31

L’action morale, chez Socrate, dépend avant tout d’un exercice logique soutenu qui conduit à la

meilleure définition possible, comme le souligne Nietzsche :

Son exigence fondamentale était donc d’obtenir une définition dans le domaine moral et socio-politique; sa méthode était dialectique ou pédagogique. Le monde entier des ἀνθρώπινα [choses humaines] lui apparaissait comme le monde de l’ἀμαθία: il y avait des mots, mais aucun concept ne leur était solidement attaché. Socrate s’efforçait de mettre de l’ordre en ce monde, dans l’idée que, une fois le monde mis en ordre, l’homme ne pourrait que vivre vertueux86.

Selon Nietzsche, la nouveauté chez Socrate, c’est précisément ce fait de ne pas s’en tenir à la

morale admise par ses pairs, mais de vouloir la récréer en se basant sur la raison : « C’est le moyen

choisi, épistémè qui distingue Socrate. Choisir la connaissance comme le chemin de la vertu, cela

définit son tempérament philosophique; la dialectique est l’unique chemin »87. Alors que la plupart

des Grecs se fiaient à leur instinct et à la tradition pour établir comment vivre vertueusement,

Socrate voit dans l’instinct un ennemi à combattre. Pour lui, sans la connaissance du Bien, il s’avère

difficile, voire impossible de faire le Bien. Il en est de même de la connaissance du courage, de la

tempérance et des autres vertus, qui sont subordonnées à l’Idée du Bien. Socrate en vient dès lors à

condamner le type d’existence que mènent ses contemporains. Après avoir consulté l’Oracle de

Delphes, qui soutient qu’il est le plus sage des hommes, il entreprend de questionner ceux qui

bénéficient du plus haut prestige à son époque : hommes d’État, orateurs, poètes et artistes. Il réalise

alors à quel point ils sont ignorants dans les domaines pour lesquels ils se proclament experts, ce qui

l’indigne à un point tel qu’il se donne dès lors pour mission de corriger non seulement la vie que

mènent ses compatriotes, mais l’existence elle-même. Nietzsche nous l’explique bien dans La

naissance de la tragédie :

Ce qui le surprenait [Socrate], c’était de constater que toutes les célébrités n’avaient pas même un discernement juste et sûr quant à leur propre profession et qu’ils l’exerçaient seulement d’instinct. "Seulement d’instinct" : nous touchons là au cœur et au centre mêmes de la tendance socratique. Nanti de cette formule, le socratisme condamne aussi bien l’art existant que la morale existante, car, où qu’il porte son regard inquisiteur, il voit le manque de discernement et la puissance de l’illusion, et il conclut de ce manque au caractère profondément absurde et condamnable de tout ce qui est. C’est à partir de ce seul point que Socrate crut devoir corriger l’existence88.

86 F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, Trad.fr. N. Ferrand, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1994, p.24. 87 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.145. 88 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio

essais), 1977, §13, p.84.

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La nature de Socrate semble tout simplement incompatible avec celle de ceux qui sont

appelés les « grands hommes » de son époque. Nietzsche, s’inspirant des Tusculanes de Cicéron,

qualifie Socrate de « plébéien », d’« inculte », de « laid » et dit qu’il est « doté des passions les plus

violentes »89. Étant donné cette physionomie particulière, Socrate a développé une manière d’être au

monde qui lui est propre. Puisque, d’un point de vue nietzschéen, tout être vivant tend à accroître sa

puissance et à dominer, Socrate devait trouver, consciemment ou non, une façon d’y parvenir. Cette

domination s’exerce sur deux voies distinctes : les autres (ses ennemis) et l’existence elle-même.

Socrate a recours à la logique pour ridiculiser ses ennemis, c’est-à-dire, tous ceux qui,

contrairement à lui, sont nobles, cultivés, beaux et disposent d’une forte hiérarchie au sein de leurs

passions. La dialectique est l’outil qu’emploie Socrate pour exercer sa puissance autrement

puisqu’il est inapte à satisfaire aux critères de son époque. Toutefois, cette volonté de dominer ne

s’arrête pas aux autres, elle s’étend, chez Socrate, à toute l’existence. En effet, étant inadapté à son

époque en raison de son physique et de son idiosyncrasie particulière, Socrate deviendra ce que

Nietzsche a nommé, dans La naissance de la tragédie, « l’homme théorique », c’est-à-dire « celui

qui trouve apaisement et satisfaction à voir arraché le voile et ne connaît pas de désir plus grand que

de réussir, par ses propres forces, à faire tomber de nouveaux voiles »90. Cette volonté de démasquer

l’apparence pour atteindre l’essence des choses fera en sorte que, pour Socrate, « connaissance et

moralité coïncident »91 désormais. Seul sera bien ce qui est vrai, c’est-à-dire, ce qui se trouve

derrière l’apparence. C’est grâce à ce lien entre vérité et moralité que Socrate pourra condamner

l’existence. Il jugera que l’apparence est quelque chose de mal, l’existence devra être rectifiée. Pour

lui, « partout où la connaissance claire n’est pas, règne τὸ κακόν [le mal] »92. Ainsi, tous ceux qui

ne consacrent pas leur vie à la recherche de cette clarté sont dans l’erreur. Pour Nietzsche, « Socrate

devient ici le critique de son époque : il cherche à comprendre dans quelle mesure elle agit sous

l’influence d’impulsions obscures et dans quelle mesure elle agit sous l’influence de la

connaissance. Il obtient un résultat démocratique : les artisans les plus humbles sont supérieurs aux

hommes d’État, aux orateurs, aux artistes de son époque »93.

89 F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, Trad.fr. N. Ferrand, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1994, p.242. 90 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §15, p.92. 91 F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, Trad.fr. N. Ferrand, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1994, p.243. 92 Idem. 93 Idem.

33

Avec Socrate, dès lors, la plèbe l’emporte sur la noblesse, la raison sur les passions, la

connaissance sur la tradition : c’est un renversement total de l’esprit hellénique. Socrate ne peut se

contenter, comme les autres Grecs, d’une morale instinctive, parce qu’une telle morale est

changeante et incertaine, autrement dit, immorale. Pour y remédier, la raison et la logique se

développeront de manière excessive chez Socrate, au point où il sera une sorte de monstre parmi les

Grecs, une anomalie. Pour comprendre cette anomalie, ce renversement de l’instinct grec, il n’y a,

selon Nietzsche, qu’à s’interroger sur les passages des textes de Platon qui portent sur le démon de

Socrate :

L’une des clefs de l’âme de Socrate nous est fournie par cet étrange phénomène que l’on désigne comme "le démon de Socrate". Dans certaines circonstances, sa raison prodigieuse vacillait, Socrate, en effet, retrouvait un appui ferme grâce à la voix divine qui lui parlait alors. Cette voix, quand elle survient, dissuade toujours. La sagesse instinctive, chez cette nature tout à fait anormale, ne se manifeste que pour s’opposer de temps à autre, en l’empêchant, à la connaissance consciente. Alors que chez tous les hommes productifs l’instinct est une force affirmative et créatrice, et la conscience prend une allure critique et dissuasive, l’instinct, chez Socrate, se fait critique, et la conscience créatrice94.

Dans l’Apologie et le Phédon, Socrate déclare que son daimon l’a toujours empêché, dans des

situations particulières, d’agir de manière immorale. Lors du procès concernant la bataille des

Arginuses, le démon aurait empêché Socrate de condamner à mort des stratèges responsables de ne

pas avoir recueilli les hommes en mer après une bataille. Socrate aurait été le seul à voter contre95.

Mais l’exemple le plus frappant est celui du procès de Socrate, où le démon ne s’est pas manifesté

pour empêcher Socrate de faire la défense de la philosophie, ce qui, il le savait, risquait de lui coûter

la vie. Puisque s’opposer au jugement des Athéniens aurait constitué une injustice, le démon ne

pouvait se manifester. Socrate n’est donc pas comme la plupart des Grecs; ses instincts, au lieu

d’être affirmatifs, sont négateurs. Lorsque les passions tenaillent le corps, la conscience doit le

dissuader d’agir selon les désirs. Son démon, même s’il contient en lui-même une part instinctive,

incite à ne prendre pour guide que ce qui est rationnel et à s’écarter des passions. Le démon de

Socrate apparaît sous la forme d’une conscience morale répressive.

Il y aura toutefois une exception à cette règle : le démon a plusieurs fois, en rêve, sommé

Socrate de faire de la musique. Croyant que la divinité l’invitait à faire de la philosophie, Socrate

94 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §13, p.85. 95 Cf. Platon, Apologie de Socrate, 32a-c.

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pensait être sur le droit chemin. Pourtant, un doute naquit dans ses derniers jours, avant sa

condamnation à mort96. Nietzsche explique ce doute en ces termes :

Cette parole que Socrate avait entendue en rêve est le seul indice d’un scrupule, d’une hésitation sur les limites de la logique : peut-être – ainsi dut-il s’interroger – ce que je ne comprends pas n’est-il pas pour autant l’incompréhensible lui-même? Peut-être existe-t-il une région de la sagesse d’où le logicien est banni? Peut-être même l’art est-il le corrélat et le supplément nécessaires de la science97?

Socrate aurait donc douté de sa mission. Mais ce ne pouvait être précisément qu’une hésitation.

Malgré cette incartade de dernière minute, Socrate est resté, toute sa vie, fidèle à la logique.

Il paraît évident aux yeux de Nietzsche que Socrate est le résultat d’un processus qui n’émane

pas uniquement de lui-même, mais dont il est plutôt le représentant, d’une « pulsion logique » qui

ne pouvait se critiquer elle-même en tant que réaction à l’hellénisme affirmatif de son époque :

Dans ce déferlement débridé se fait jour une énergie naturelle qu’on ne rencontre guère, pour notre surprise horrifiée, que dans les forces instinctives les plus puissantes. Qui a perçu, dans les écrits de Platon, ne fût-ce qu’un souffle de cette naïveté divine et de cette sûreté dans la conduite socratique de la vie, sentira aussi que le prodigieux moteur du socratisme logique tourne en quelque sorte derrière Socrate et qu’il faut le regarder à travers Socrate comme à travers une ombre. Que lui-même, du reste, ait eu le pressentiment de ce rapport, cela se marque dans le sérieux et la dignité avec lesquels il fit valoir partout, et jusque devant ses juges, sa vocation divine98.

Ce qui se manifeste à travers la pulsion logique de Socrate, c’est la décadence d’une époque,

décadence que Nietzsche définit comme étant une « anarchie des atomes » et une « désagrégation

de la volonté », une « paralysie », une « fatigue », une « catalepsie »99. Elle révèle une forme

d’anarchie dans les instincts qui engendre de la souffrance et une méfiance à l’égard de la vie. Ces

symptômes paralysent le vouloir. Socrate procède ainsi par « réaction » : il s’oppose à la morale

affirmative de ses pairs, la morale des instincts que prône la noblesse athénienne. La rationalité

n’est chez lui qu’un instinct de conservation qui lui permet d’exercer sa puissance en jugeant les

autres et l’existence elle-même. Or, tout jugement sur l’existence est en soi une forme de décadence

selon Nietzsche : « de la part d’un philosophe, voir un problème dans la valeur de la vie, demeure

même une objection contre lui, un point d’interrogation envers sa sagesse, un manque de sagesse. 96 Cf. Platon, Phédon, 60d – 61b. 97 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard, (Coll. Folio essais), 1977, §14, p.90. 98 Ibid, §13, pp.85-86. 99 Cf. F. Nietzsche, Le cas Wagner : Un problème musical, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, §7, p.31-32.

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— Comment ? et tous ces grands sages — non seulement ils auraient été des décadents, mais encore

ils n’auraient même pas été des sages ? »100. Ne pas aimer la vie, c’est une autre manière de dire

qu’on est malade. Vouloir que le monde soit autrement que ce qu’il est, aspirer à des arrière-

mondes, c’est le signe d’une dégénérescence des instincts. Puisque la plupart des philosophes à ce

jour ont voulu corriger l’existence, il faut admettre que la plupart sont des décadents, Socrate en

tête.

Incapable d’affirmer directement ses propres instincts parce qu’ils sont désordonnés et

contraires aux instincts helléniques, Socrate aurait donc eu recours à la rationalité pour se

« venger » de la morale ambiante. Cette manière réactive d’orienter la puissance est ce que

Nietzsche appelle dans la Généalogie de la morale le « ressentiment », une forme de haine rentrée

qui, ne pouvant être déchargée sur un objet extérieur, est remâchée sans cesse et conduit à toutes

sortes de stratagèmes pour dominer. Le plus éminent de ces stratagèmes fut sans doute l’invention

de l’enfer et du paradis des chrétiens, mais Socrate a eu recours à ses propres moyens. Chez lui, le

ressentiment engendrera une morale contemptrice des désirs et des pulsions qui passe par la logique.

Les instincts sont contrôlés et refoulés par la conscience rationnelle, c’est ainsi la conscience qui

devient créatrice et non plus les instincts. La conscience crée dès lors des artifices, des illusions, qui

condamnent ce monde au profit d’un autre monde qui convient davantage aux exigences de la

conservation de soi. Cela n’est pas la caractéristique d’une vie ascendante selon Nietzsche : « La

plus vive lumière, la raison à tout prix, la vie claire, froide, prudente, consciente, dépourvue

d’instincts, en lutte contre les instincts ne fut elle-même qu’une maladie, une nouvelle maladie — et

nullement un retour à la "vertu", à la "santé", au bonheur... Être forcé de lutter contre les instincts

— c’est là la formule de la décadence: tant que la vie est ascendante, bonheur et instinct sont

identiques »101.

Répétons que, pour Socrate, la raison conduit à la vertu, et la vertu au bonheur, comme il le

dit explicitement dans le Gorgias : « À mon avis, oui, Polos, je le soutiens. J’affirme que l’être

(homme ou femme) doté d’une bonne nature morale est heureux, mais que l’être injuste et méchant

est malheureux »102. Mais pour être vertueux, et donc heureux, on doit lutter contre les instincts.

Voilà un renversement total de la morale affirmative des Grecs, où les instincts ne sont pas un

ennemi à combattre, mais la seule voie qui conduise potentiellement au bonheur. Néanmoins, pour

100 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, Le problème de Socrate, §2, p.82. 101 Ibid, §11, p.87. 102 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Gorgias 470e, p.443.

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que les instincts soient ainsi glorifiés, il a fallu qu’ils soient organisés, hiérarchisés. Socrate en est,

comme on l’a dit, incapable. C’est pourquoi il a recours à la logique :

Les dérèglements qu’il avoue et l’anarchie dans les instincts ne sont pas les seuls indices de la décadence chez Socrate : c’en est un indice aussi que la superfétation du logique et cette méchanceté de rachitique qui le distingue. N’oublions pas non plus ces hallucinations de l’ouïe qui, sous le nom de "démon de Socrate", ont reçu une interprétation religieuse. Tout en lui est exagéré, bouffon, caricatural ; tout est, en même temps, plein de cachettes, d’arrière-pensées, de souterrains. — Je tâche de comprendre de quelle idiosyncrasie a pu naître cette équation socratique : raison = vertu = bonheur : cette équation la plus bizarre qu’il y ait, et qui a contre elle, en particulier, tous les instincts des anciens Hellènes103.

Cette adéquation nouvelle entre raison, vertu et bonheur est un symptôme de décadence qui

sera transmis et même accentué chez Platon. C’est aussi à partir de ce stratagème, celui de tenir la

rationalité en haute estime et les désirs pour contraires à la rationalité, que naîtra la « mauvaise

conscience », sentiment de culpabilité issu de l’idée de « libre-arbitre » du « sujet pensant » comme

cause et acteur des pulsions104. Notons au passage qu’on voit déjà poindre ici toute la morale

chrétienne, de là l’affinité de Platon avec le christianisme. Nietzsche ne dit-il pas, après tout, que

« le christianisme est du platonisme pour le peuple »105?

Platon est fasciné par Socrate. Il voit d’abord en lui la prémisse d’une solution au problème

de l’existence, mais aussi de toute la connaissance, justement parce qu’il va hériter du principe

socratique voulant que la connaissance et la morale soient en fin de compte une seule et même

chose. Pour justifier l’éthique, il est nécessaire d’avoir la possibilité, grâce au discours et à une sorte

d’intuition intellectuelle, d’atteindre les essences des grands concepts moraux. Pour que cela soit

réalisable, il est impératif de renoncer au pur instinct comme guide de la moralité et de s’en remettre

uniquement à l’intellect. Ainsi, la raison prendra pour Platon toute la place et deviendra la mesure

de toute chose. Elle va condamner tout ce qui est relié au corps, aux instincts, et en faire une sorte

de « mal moral » car, rappelons-le, « partout où manque la connaissance claire, est le mal

(kakon) »106.

103 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, Le problème de Socrate, §4, p.83. 104 Cf. F. Nietzsche, Généalogie de la morale, traité 1, §13. 105 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, Préface p.455. 106 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, pp.145-146.

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Ainsi, toute morale, pour être bonne, doit être rationnelle. Celui qui ne vit pas selon la

rationalité est un ignorant, et cette ignorance l’égare. Comme l’ignorance est entretenue par un

moteur particulier, ce dernier doit par conséquent être décelé et nous devons nous ériger contre lui.

Ce moteur, nous dit Socrate, est le corps lui-même: « Tant que nous aurons le corps, et qu’un mal

de cette sorte restera mêlé à la pâte de notre âme, il est impossible que nous possédions jamais en

suffisance ce à quoi nous aspirons; et, nous l’affirmons, ce à quoi nous aspirons, c’est le vrai »107.

Le corps, siège des désirs et des passions, fait obstacle à la connaissance, si bien que le philosophe a

le devoir de s’en éloigner autant que possible. Ce devoir exercera une influence primordiale sur

Platon selon Nietzsche : « Le mépris et la haine de Socrate envers la réalité effective était avant tout

un combat contre la réalité la plus immédiate, celle qui importune le penseur, contre la chair et le

sang, la colère, la passion, la volupté, la haine. […] Il transmet cette haine du sensible à Platon : se

libérer autant que possible des sens devient un devoir moral »108.

Socrate transmet donc à Platon son mépris du corps et des choses sensibles. Les choses

sensibles ne concernent que la doxa, tandis que Platon recherche l’épistémè. Pour parvenir à celle-

ci, il est nécessaire de se défaire du corps autant que possible et éviter d’accorder trop d’importance

aux choses sensibles. On peut constater ici un troisième trait psychologique chez Platon, qui

s’applique en même temps à l’homme théorique en général et qu’on peut qualifier de socratique:

l’ascétisme. Ce dernier provient du deuxième en ce que la volonté de permanence mène à une

survalorisation de la raison, laquelle implique une dévalorisation de ce qui n’appartient pas au

domaine du logos ou qui vient s’y opposer. Le corps et les instincts sont donc un ennemi à

combattre, et Nietzsche, dans ce jugement, perçoit la manifestation d’un être qui n’aime pas la

vie109, puisque cette dernière, comme nous le verrons plus loin, est fondamentalement instincts et

passions, la rationalité n’étant qu’un instinct parmi tant d’autres.

Platon entreprendra l’élaboration d’une théorie qui explique que la partie rationnelle de

l’homme n’est pas soumise au flux temporel du monde sensible et aux instincts. Il lui faudra

107 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon, 66b, p.1182. 108 F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.80. 109 Cf. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Trad.fr. É. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et al. Paris, Flammarion, 2002, Traité 3, §11 : « Car une vie ascétique est une contradiction en soi : c’est un ressentiment sans égal qui règne ici, celui d’un instinct et d’une volonté de pouvoir, qui veut régner en maître, non pas sur un aspect de la vie, mais sur la vie elle-même, sur ces conditions les plus profondes, les plus fortes, les plus fondamentales; on s’évertue ici à utiliser la force pour tarir les sources de la force, un regard bilieux et haineux se tourne contre l’épanouissement physiologique, en particulier contre ce qui en est l’expression, la beauté, la joie; tandis que ce qui est dénaturé, taré, tout ce qui est douleur, raté, tout ce qui est laid, privation volontaire, dépossession, mortification, sacrifice, suscite une satisfaction et sera recherché. »

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démontrer que, si le corps est périssable, l’âme, elle, doit être immortelle. Plus encore, il sera

nécessaire de faire la preuve que le corps, en tant que nuisible à la connaissance en raison de ses

passions, peut aussi causer la perte de l’âme. Plus précisément, Platon aura besoin de deux théories

à propos de l’âme : l’immortalité et la transmigration des âmes. Ces théories ne sont probablement

pas issues de Socrate, comme pourrait le faire croire le Phédon. Selon l’interprétation

nietzschéenne110, elles auraient plutôt émergé grâce à une influence orphico-pythagorique, influence

ultime dans la configuration de la métaphysique platonicienne.

L’héritage orphico-pythagorique Après avoir été confronté au problème du devenir tel que posé par Cratyle, Platon conclut

qu’il ne peut y avoir de connaissance de ce qui est sensible, changeant, impermanent. Avec

Parménide, Platon considère que la solution au problème du devenir réside dans la séparation du

monde en deux ordres différents : celui de l’apparence, du non-être ou du devenir, et celui de la

vérité, de l’être véritable, de la permanence. Toutefois, comme nous l’avons mentionné

précédemment, Platon écarte la séparation absolue de l’être et du non-être, sans quoi on ne pourrait

plus rien dire qui soit vrai ou faux, ni même parler tout court111. Le non-être constitue plutôt une

forme de mélange qui contient aussi de l’être, forme sans laquelle le monde apparent ne pourrait

faire l’objet d’aucun discours, ce qui serait absurde. Il demeure essentiel, toutefois, de distinguer la

doxa de l’épistémè pour parvenir à l’être, qui est le seul véritable objet de l’intellection et le

fondement de l’agir. En Socrate, Platon découvre alors un maître de dialectique qui offre la

possibilité de circonscrire des valeurs d’ordre moral par le biais du logos. On retrouve à nouveau

une antinomie entre le corps et l’âme qui fera en sorte qu’il faille délaisser autant que possible le

corps et les choses sensibles et se concentrer sur l’intelligible pour parvenir à la vérité. Cette

antinomie fondamentale entre corps et esprit est pourtant bien antérieure à tous les penseurs que

nous avons rencontrés jusqu’à présent. Elle prend racine dans les vieux mythes de l’orphisme, dont

les pythagoriciens vont fortement s’inspirer, et dont Platon sera l’héritier. Patrice Cambronne, dans

une conférence sur l’actualité d’Orphée112, soutient qu’il y a trois axes de l’orphisme qui ont été

transmis à la modernité et qui passent par Platon. Cambronne part du mythe de Dionysos, fils de

Zeus qui est démembré et mangé par les Titans sous l’ordre d’Héra. Zeus, pour se venger, anéantit

les Titans, et de leurs cendres, mêlées par la digestion aux membres de Zagreus, il crée les hommes.

110 Cf. F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.101 111 Cf. Platon, Sophiste, 241d 112 Cf. P. Cambronne, Conférence sur le thème de l’actualité d’Orphée, Université Victor Segalen de Bordeaux, (http://www.canalu.tv/video/universite_bordeaux_segalen_dcam/l_actualite_d_orphee.4239)

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Les hommes ont donc en eux une parcelle de divin (Zagreus) et une part terrestre, titanesque113.

Cette double nature alimente un ensemble de croyances qui touchent la conception de l’être humain

et la manière dont il doit se comporter. Cambrone présente le premier axe de l’orphisme qui aurait

fait son chemin jusque dans la modernité, axe qu’il nomme : « le corps comme chiffre du malheur

d’exister ». Parce que l’homme est d’une double nature, il est un être de désir et de nostalgie,

nostalgie de sa nature divine. Il souffre de sa nature chtonienne (terrestre, liée au corps) qui

l’empêche d’accomplir la partie divine qui l’habite. Ce premier axe se retrouve évidemment chez

Platon dans la séparation qu’il pose entre le corps et l’âme, la seconde seulement étant divine et

immortelle, et la seule à laquelle on devrait consacrer notre énergie. Cambronne nomme le second

axe « le tragique de la réitération ». L’âme est condamnée à se réincarner sans cesse dans un corps,

l’existence est un malheur parce qu’elle n’est pas pure, mais mêlée indéfiniment aux soucis du

corps, aux passions, aux désirs. Le dernier axe, Cambronne l’appelle « instance des arrière-

mondes ». Le malheur d’exister et la nostalgie d’un état divin poussent en effet à imaginer un

contrepoint à cette vie, un au-delà où les âmes bonnes seront récompensées et les mauvaises punies.

Ces trois axes fondamentaux de l’orphisme engendreront la théorie de la transmigration des âmes

qui sera reprise par Platon. Cet apport de l’orphisme aux théories de Platon est corroboré par

Simonne Jacquemard :

L’homme reste une créature ambivalente, capable du meilleur et du pire, doué d’attributs mâles et femelles, dont les prérogatives l’égarent. Pareille dualité, répétons-le, est due à son origine dramatique (Dionysos dévoré par les Titans) […] Donc Orphée, aussi compatissant qu’intransigeant, propose à ses adeptes d’être des purs. […] Chacun est l’artisan de sa perte. Chacun doit vivre de manière à éviter la répétition des mêmes erreurs à travers des existences similaires, menées aveuglément, donc vainement. Quiconque ignore cette vérité tombe et retombe dans le piège. Étayée par une telle certitude, l’œuvre de Platon met en garde contre l’enchaînement malencontreux des renaissances114.

Platon retiendra donc de l’orphisme le caractère dichotomique de l’être humain sur tous les plans et

la croyance en la métempsychose. Cette dichotomie se manifestera d’abord sur le plan

anthropologique, où le corps est conçu comme une prison pour l’âme, comme le dit explicitement le

Phédon : « […] au moment où la philosophie a pris possession de leur âme, elle était, cette âme,

tout bonnement enchaînée à l’intérieur d’un corps, agrippée à lui, contrainte aussi d’examiner tous

113 Les titans font partie des divinités chtoniennes ou telluriques, elles font référence à la terre par opposition au ciel, mais aussi à l’ancien, l’archaïque par rapport au moderne. L’adjectif chtonien est accompagné, généralement, d’une connotation péjorative. 114 S. Jacquemard, Trois mystiques grecs : Orphée, Pythagore, Empédocle, Paris, Albin Michel (coll. Spiritualité vivante), 1997, p.90.

40

les êtres à travers lui comme à travers les barreaux d’une prison au lieu de le faire elle-même et par

elle seule, - vautrée enfin dans l’ignorance la plus totale »115.

Ensuite, la dichotomie se prolongera sur le plan métaphysique, où l’être s’oppose au non-

être, la stabilité au devenir, puis sur le plan épistémologique, où la connaissance (intelligible)

s’oppose à l’opinion (sensible), et finalement sur le plan éthique où l’ascèse purificatrice sera

encouragée pour contrer les passions impures. Le corps, le non-être, le devenir, l’opinion (sensible)

et les passions sont tous des aspects titanesques qu’il faut apprendre à anéantir ou à rediriger pour

dégager l’aspect divin en l’homme : l’âme, l’être et la stabilité, la connaissance (l’intelligible). Il y

a ainsi dépréciation de l’ordre inférieur au profit d’un ordre supérieur, du corps au profit de l’âme,

associée à notre vraie nature, comme nous le dit Platon dans le Phédon : « En ce qui concerne

l’espèce d’âme qui nous domine, il faut se faire l’idée que voici. En fait, un dieu a donné à chacun

de nous, comme démon, cette espèce-là d’âme dont nous disons, ce qui est parfaitement exact,

qu’elle habite dans la partie supérieure de notre corps, et qu’elle nous élève au-dessus de la terre

vers ce qui, dans le ciel, lui est apparenté car nous sommes une plante non point terrestre, mais

céleste »116. Cette supériorité de l’âme par rapport au corps est présentée encore plus clairement

dans le Timée lorsque Platon écrit que « c’est plutôt première et antérieure par la naissance et par

l’excellence que le dieu constitua l’âme, pour qu’elle puisse commander au corps et le garder sous

sa dépendance »117.

L’analyse de Cambronne est extrêmement intéressante, car elle montre à quel point l’Orphisme est

une influence incontournable non seulement chez Platon, mais aussi pour toute la civilisation

occidentale. Cet héritage orphique fut fort probablement transmis à Platon à travers le

pythagorisme, ce que nous tenterons maintenant de montrer.

Thomas Szlezak rapporte qu’Aristote lui-même « voit une grande ressemblance de structure

entre les deux théories, ainsi qu’une profonde harmonie entre les concepts utilisés et les formes de

pensée »118. Szlezak en conclut que Platon se rapproche davantage des pythagoriciens que de toute

autre doctrine119. Pour comprendre cette influence primordiale du pythagorisme sur Platon,

115 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon, 82d-e, p.1202. 116 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Timée, 90a, p.2048. 117 Ibid, 34c, p.1994. 118 T. A. Szlezak, « Le témoignage d’Aristote », tiré de Platon et les pythagoriciens, Hiérarchie des savoirs et des pratiques, Musique – Science – Politique, dir. Jean-Luc Périllé, Cahiers de philosophie ancienne n.20, Ousia, Grèce, 2008, p.104. 119 Cf. Idem.

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influence que souligne d’ailleurs Nietzsche lui-même120, il faut s’enquérir des théories de la

réminiscence, de l’immortalité de l’âme et de la métempsychose.

D’abord, si Platon reconnaît effectivement une distinction entre deux ordres de réalité, soit le

sensible et l’intelligible, la stabilité et le devenir, il tente aussi d’expliquer le lien qui les unit. Pour

connaître, quelque chose du corps incarné dans le sensible doit avoir accès à l’intelligible, mais

comment cela est-il possible? Pour répondre à cette question, Platon se basera, selon Nietzsche, sur

la théorie pythagoricienne qui soutient que les choses sont engendrées par « imitation » des

nombres. En d’autres termes, les nombres constituent l’essence des choses dont le monde sensible

n’est qu’une copie, une imitation121. Même en tant qu’image, que copie imparfaite, le sensible peut

dès lors constituer une voie vers l’intelligible. Cette vue conduira Platon à établir une autre thèse,

celle de l’anamnèse, aussi appelée réminiscence. Comme on sait, Platon soutient que la

connaissance repose sur un ressouvenir, fondé sur le fait que nos perceptions sensibles reflètent des

réalités intelligibles que nous aurions auparavant contemplées, dans un état de pureté où l’âme se

trouvait séparée du corps122 :

Mais supposons que, ayant acquis ces savoirs avant de naître, nous les ayons perdus en naissant; par la suite, lorsque nous usons de nos sens pour percevoir des choses qui en relèvent, nous reprenons à nouveau possession des savoirs que nous avions antérieurement, à un certain moment; dès lors, ce que nous nommons "apprendre", ne serait-ce pas reprendre possession d’une science qui nous est propre? Et quand nous disons que c’est là une sorte de ressouvenir, n’employons-nous pas le mot correct123?

Pour parvenir à la connaissance, notre pensée devra ainsi procéder par gradation, à partir des objets

les plus près du sensible pour remonter par abstraction vers leurs essences. Cela implique toutefois

de se détacher du corps, lequel pose obstacle à la connaissance parce qu’il lui est dissemblable. Pour

Platon et beaucoup d’autres penseurs de l’Antiquité, le semblable ne connaît que le semblable.

Ainsi, la pensée doit ressembler à ce qu’elle intellige, et ce qui s’apparente le plus à l’intelligible,

c’est l’âme ou, pour être plus précis, la partie rationnelle de l’âme. Or, si l’âme veut intelliger des

principes qui sont éternels, il est nécessaire qu’elle soit elle-même de cette nature, et qu’elle ait

contemplé au moins une fois ces essences. L’âme est donc immortelle. Platon conclut de tout ceci

qu’il y a une parenté entre l’âme et les essences des choses, comme il l’indique dans le Phédon :

120 Cf. F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. Polemos), 1991, p.101. 121 Idem. 122 Cf. Platon, Phédon, 249b-c. 123 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon, 75c-e, p.1193.

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Examine alors, Cébès […], si nous arrivons bien, en fonction de ce qui précède, à la conclusion suivante : ce qui est divin, immortel, objet pour l’intelligence, qui possède une forme unique, qui est indissoluble et toujours semblablement même que soi-même, voilà ce avec quoi l’âme offre le plus de ressemblance. En revanche, ce qui est humain, mortel, inaccessible à l’intelligence, multiforme, sujet à dissolution, et qui jamais n’est même que soi, c’est au contraire avec cela que le corps offre le plus de ressemblance124.

Comme il a été dit, la possibilité de la connaissance repose sur le fait que l’âme soit distincte

du corps et qu’elle soit immortelle. Mais la reconnaissance de cette parenté entre l’âme et les

essences ne suffit pas encore puisque chez Platon, nous le rappelons, l’épistémologie doit être au

service de la morale. Non seulement l’âme doit être éternelle, mais surtout, il est indispensable

qu’elle soit bonne, sans quoi toute morale ici-bas devient relative et perd son sens. Le corps est une

prison et on doit le fuir, c’est pourquoi il faut convaincre ceux qui vivent selon le corps que la vie et

la souffrance qu’elle comporte sont une forme de punition. Pour y arriver, Platon n’a eu qu’à

s’inspirer de la théorie orphico-pythagorique de la transmigration des âmes qui soutient que la

réincarnation est une punition pour l’âme, un emprisonnement dans le corps, et que les âmes se

réincarnent selon la vie qu’elles ont vécue, comme le résume Léon Robin :

[…] c’est la croyance orphico-pythagorique, déjà solennellement affirmée dans le Gorgias (493 q sqq.), que l’âme est "ici-bas" pour expier les fautes de sa vie antérieure, et, en vertu d’une allitération symbolique, que le corps, sôma, est le sépulcre, sêma, dont la dalle pèse sur elle. Sa plus grande espérance est donc de s’en aller "là-bas", vers le séjour des dieux et des justes, où s’achèvera seulement son voyage125.

Dans les Lois, Platon explique cette forme de rétribution à travers la réincarnation en ces termes :

Celui qui est devenu plus méchant ira rejoindre les âmes plus méchantes, alors que celui qui est devenu meilleur ira rejoindre les âmes meilleures : aussi bien au cours de sa vie que dans ses morts successives, on subit ou l’on fait subir l’action naturelle du semblable sur le semblable. À ce jugement des dieux, ni toi ni aucune autre victime de l’infortune ne pourra se vanter d’avoir échappé. Ceux qui l’ont établi l’ont établi au-dessus de tous les autres jugements, et il faut le révérer avec une rigueur absolue. Car jamais tu ne pourras te soustraire à ce jugement, fusses-tu assez petit pour pouvoir t’enfoncer dans les profondeurs de la terre ou assez haut perché pour t’envoler jusqu’au ciel, et tu paieras aux dieux la peine encourue, que tu restes ici même, que tu sois passé chez Hadès ou dans un lieu encore plus inaccessible126.

Il affirme la même chose dans le Timée : 124 Ibid, 80 a-b, p.1199. 125 L. Robin, Platon, Paris, Alcan (coll. Grands philosophes), 1935, p.126. 126 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Les Lois X 904e – 905b, pp.949-950.

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Ce sont les âmes d’hommes sans valeur qui sont forcées d’errer autour de pareils objets, subissant ainsi le châtiment de leur manière de vivre passée, qui était mauvaise. Et elles continuent d’errer jusqu’au moment où, habitées par cet appétit qu’elles ont de leur compagnon – celui qui a forme corporelle - elles reviennent de nouveau s’enchaîner à un corps. Et, comme on pouvait s’y attendre, elles s’enchaînent à des corps dont le comportement est identique en tous points aux occupations qu’elles ont pu avoir leur vie durant127.

Ces extraits permettent d’identifier un autre trait de caractère essentiel de Platon : sa volonté

de rétribution, qui se traduit par un désir de voir souffrir ceux qui valorisent le corps et les instincts.

La souffrance est le lot de celui qui a mal agi, et il y a quelque chose de juste dans cette rétribution

pour Platon. En contrepartie, cette rétribution implique aussi une récompense pour le philosophe qui

mène une vie droite et vertueuse en contrôlant les désirs du corps, récompense que Platon expose à

deux moments dans le Timée :

Et celui qui aurait vécu, comme il faut, le temps prévu, celui-là retournerait dans l’astre qui lui a été affecté, pour y habiter, pour y vivre une vie bienheureuse et conforme à sa condition; […] Cette masse tumultueuse et déraisonnable, c’est après l’avoir dominée par la raison, qu’il retournerait à la condition de son état premier et meilleur.128

[…] l’homme qui a mis tout son zèle à acquérir la connaissance et à obtenir des pensées vraies, celui qui a exercé surtout cette partie de lui-même, il est absolument nécessaire, je suppose, qu’il ait des pensées immortelles et divines, si précisément il atteint la vérité; que, dans la mesure, encore une fois, où la nature humaine est capable d’avoir part à l’immortalité, il ne lui en échappe pas la moindre parcelle; enfin que, puisqu’il ne cesse de prendre soin de son élément divin et qu’il maintient en bonne forme le démon qui en lui partage sa demeure, il soit supérieurement heureux.129

Nous aimerions toutefois ouvrir une parenthèse sur ce dernier trait, qui est plus difficile à

insérer dans une lecture nietzschéenne pour deux raisons. D’abord, parce que ce trait n’est pas

mentionné directement par Nietzsche lui-même, nous disposons seulement de quelques indices. Le

premier serait lorsque Nietzsche envisage la dialectique socratique comme une forme de

vengeance130. Socrate se vengerait de ses ennemis en les ridiculisant par la dialectique. Cette

dernière pourrait être considérée comme une forme de « punition » pour les ignorants, ou du moins

être envisagée comme un désir de punir. Le second indice se trouve dans le troisième traité de la

Généalogie de la morale où Nietzsche affirme que l’idéal ascétique est un moyen pour le

127 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon 81d-e, p.1201. 128 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Timée 42b-d, pp.2000-2001. 129 Ibid, 90 b-c, p.2048. 130 Cf. F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, Le problème de Socrate, §7, pp.84-85.

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philosophe d’« échapper à une torture ». L’ascèse devient ainsi la récompense de l’homme vertueux

et lui évite de souffrir131. Par ailleurs, si l’on suppose que la description du prêtre ascétique donnée

dans cette même section s’applique à Platon, la volonté de rétribution apparaît plus clairement.

Nietzsche dit que le prêtre ascétique guide l’être souffrant en lui inculquant le devoir de chercher la

cause de sa souffrance en lui-même, dans une faute, et qu’ « il doit comprendre sa souffrance même

comme un châtiment… »132. Cette interprétation prend tout son sens si on se rapporte au mythe d’Er

à la fin de la République où Platon présente une vision de l’au-delà dans laquelle les âmes justes et

injustes subissent des sorts différents. Chacune connaît un séjour de 1000 ans dans un lieu ou un

autre, soit joyeux dans le ciel lumineux, soit malheureux dans une région inférieure, souterraine et

sombre. Les âmes injustes connaissent un sort peu enviable, car pour chacune des injustices

commises de leur vivant, la peine est décuplée, tandis que les bonnes sont récompensées. La faute

résiderait dans la volonté des âmes elles-mêmes, car ce sont elles qui choisissent le genre de vie

qu’elles veulent expérimenter : « Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui

choisirez un démon. […] La responsabilité appartient à celui qui choisit »133. Seul le philosophe

peut échapper définitivement au mauvais choix grâce au bon usage de sa raison : « Mais en dépit de

tout cela, si quelqu’un poursuit une vie philosophique d’une manière disciplinée quand il vit sa vie

ici sur terre […] on peut affirmer que non seulement il mènera ici-bas une vie heureuse, mais que le

voyage qui le conduira là-bas et ensuite le ramènera ici-bas ne se fera pas à travers le souterrain

rempli d’aspérités, mais au contraire sur la voie douce du chemin céleste »134. Nous retrouvons dans

ce mythe à la fois l’idée d’imputabilité personnelle de la faute, mais aussi la notion de rétribution

sur cette terre et dans l’au-delà. Sur terre, la souffrance résulte de l’ignorance, car l’arrangement

particulier de l’âme dépend des choix que l’âme fait135. Après la mort, l’âme qui a été injuste par

ignorance subit une souffrance disproportionnelle aux actes perpétrés (10 fois plus grande). Nous

pensons donc que Platon s’inscrit dans une logique du ressentiment, ressentiment qui, nous le

verrons dans la seconde partie, est le moteur principal de l’élaboration des arrière-mondes. C’est

pourquoi nous croyons pertinent d’ajouter ce trait pour comprendre la psychologie de Platon d’un

point de vue nietzschéen.

La présence de ce dernier trait n’est pourtant pas évidente pour une seconde raison, car on

peut supposer que les thèses platoniciennes concernant l’immortalité et la transmigration des âmes 131 Cf. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Trad.fr. É. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et al. Paris, Flammarion, 2002, traité 3, §6, p.121. 132 Ibid, §20, p.159. 133 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République X, 617e, p.1788. 134 Ibid, 619d-e, p.1790. 135 Ibid, 618b, p.1789.

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se veulent avant tout pédagogiques ou exhortatives. Socrate soutient dans le Gorgias qu’être juste et

faire le bien rendent heureux, mais voyant qu’il ne réussit pas à convaincre Calliclès, il a recours, en

dernière instance, à un mythe concernant l’immortalité de l’âme et son destin après la mort :

Écoute donc, comme on dit, une fort belle histoire, dont tu penseras, je crois, que c’est un mythe, mais dont je pense que c’est une histoire vraie. Ainsi, je te raconterai tout ce qui va suivre comme s’il s’agissait de choses vraies. […] si un homme meurt après avoir vécu une vie de justice et de piété, qu’il se rende aux Îles des Bienheureux et qu’il vive là-bas dans la plus grande félicité, à l’abri de tout malheur : mais s’il a vécu sans justice ni respect des dieux, qu’il se dirige vers la prison où on paie sa faute, où on est puni – cette prison qu’on appelle Tartare136.

Il est vrai que, dans l’œuvre de Platon, les mythes de l’immortalité de l’âme et de la rétribution

après la mort apparaissent souvent lorsque l’interlocuteur refuse de reconnaître la force des

arguments en faveur de l’agir moral. Remarquons d’abord que ces mythes varient d’un dialogue à

l’autre. Dans le Ménon, par exemple, Socrate essaie de convaincre Ménon de la nécessité de

connaître la vertu pour agir de manière vertueuse, et que chacun possède en lui cette connaissance

s’il se donne la peine de chercher. Voyant que Ménon hésite, Socrate recourt à un autre mythe que

celui du Gorgias, celui de la réincarnation, qu’il dit emprunter entre autres à Pindare et à d’autres

poètes :

Ils déclarent en effet que l’âme de l’homme est immortelle, et que tantôt elle arrive à un terme – c’est justement ce qu’on appelle "mourir" –, tantôt elle naît à nouveau, mais qu’elle n’est jamais détruite. […] Or comme l’âme est immortelle et qu’elle renaît plusieurs fois, qu’elle a vu à la fois les choses d’ici et celles de l’Hadès [le monde de l’Invisible], c’est-à-dire toutes les réalités, il n’y a rien qu’elle n’ait appris. En sorte qu’il n’est pas étonnant qu’elle soit capable, à propos de la vertu comme à propos d’autres choses, de se remémorer ces choses dont elle avait justement, du moins dans un temps antérieur, la connaissance137.

La fonction pédagogique et exhortative de ce genre de mythe est bien exposée un peu plus loin dans

le Ménon, où Socrate explique que la croyance en la vérité de ces derniers rend plus moral, ce qui

signifie que, sans être vrais au sens littéral, ils présentent des vérités fondamentales :

[…] À vrai dire, il y a des points [concernant le mythe qui vient d’être énoncé] pour la défense desquels je ne m’acharnerais pas trop ; mais, le fait que si nous jugeons nécessaire de chercher ce que nous ne savons pas, nous serons meilleurs, plus courageux, moins paresseux, que si nous considérions qu’il est impossible de le découvrir et qu’il n’est pas non plus nécessaire de le chercher, ce fait, pour le défendre,

136 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Gorgias 523a-b, p.504. 137 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Ménon 81a-d, p.1065.

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je me battrais avec la dernière énergie, aussi fort que j’en serais capable, et dans ce que je dis et dans ce que je fais138 !

Socrate soutient que les croyances en l’immortalité de l’âme et en la réminiscence sont essentielles

pour connaître, et que la connaissance est nécessaire pour devenir meilleur. On retrouve aussi cette

fonction exhortative dans le Phédon. Il dit que « ceux qui philosophent droitement » n’ont pas à

craindre la mort. Puisque le philosophe est amoureux de la pensée, il doit se réjouir de la mort, car

ce n’est que « là-bas », après la mort, qu’il pourra atteindre entièrement la vérité139. La question qui

demeure est donc: le philosophe a-t-il lui aussi besoin de ces croyances pour fonder la vérité et agir

moralement, ou n’est-ce qu’un procédé pédagogique pour amener l’interlocuteur vers philosophie?

Il semble que le philosophe n’ait pas besoin de ce genre de mythe selon Joseph Moreau : « Mais le

philosophe, dont toute la vie a été un effort pour s’affranchir des prestiges des sens, de la servitude

du corps, n’a pas même besoin d’être rassuré de la sorte; son imagination n’est point effrayée; il a

atteint de la réalité distincte de l’âme une conscience si nette, qu'il ne saurait redouter qu’elle

s’anéantisse au moment de sa séparation d’avec le corps »140. Les mythes seraient ainsi réservés à

ceux qui ne peuvent être convaincus autrement. Croire qu’avoir une bonne vie permet d’atteindre

des vérités et d’être heureux, non seulement dans ce monde-ci, mais également après la mort, amène

le commun des mortels à devenir meilleur en ce monde, à poursuivre le Bien.

Ce qui nous pousse à conserver malgré tout ce dernier trait, soit le désir de rétribution de

Platon, c’est le fait que cette exigence impliquée dans la théorie de la transmigration des âmes reste

avant tout morale, que la théorie soit présentée comme une thèse ou comme un mythe. Or, depuis le

début, nous soutenons, avec Nietzsche, que l’entreprise métaphysique de Platon est avant tout

morale. Il nous apparaît donc logique de considérer ce trait comme faisant partie de la psychologie

de Platon. Cette dernière caractéristique de la psychologie platonicienne est la manifestation, encore

une fois, d’un type de caractère inapte à aimer l’existence telle qu’elle apparaît. L’incertitude du

devenir, mettant en jeu la possibilité de la connaissance, et donc de la morale, est perçue par Platon

comme injuste. C’est pourquoi il se fera un devoir, selon Nietzsche, de corriger l’existence.

138 Ibid, 86b-c, p.1073. 139 Cf. Platon, Phédon, 67e- 68b. 140 J. Moreau, La construction de l’idéalisme platonicien, Paris, Boivin et cie., 1939, p.369.

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Chapitre 3 : La psychologie de Platon

Jusqu’à présent, nous avons voulu, en établissant une généalogie des influences qu’a connues

Platon pour parvenir à sa métaphysique, faire ressortir les traits élémentaires de sa personnalité.

Autrement dit, en termes nietzschéens, notre but était de montrer les instincts qui ont poussé Platon

vers l’élaboration de sa métaphysique. Ce que nous constatons, c’est qu’il éprouve un profond

besoin de permanence issu de son incapacité à tolérer le caractère éphémère et changeant du monde

sensible. Cet inconfort fondamental est accompagné d’un désir profond de « vérité », désir qui le

poussera à mépriser ce qui est instable dans l’homme et s’oppose au logos : le corps, et ce qui en

relève, les instincts, les passions, les émotions et les sens. Ces trois traits de caractère sont liés à un

quatrième qui recouvre une exigence morale : un besoin de justice et de rétribution, symptôme

évident d’une condamnation de l’existence telle qu’elle est. Platon ressentira ainsi l’urgence

d’établir des principes moraux absolus, justifiés par une ontologie reflétant la permanence et la

stabilité. Nous allons maintenant approfondir la psychologie de Platon en explorant sa volonté de

permanence et son besoin de morale qui s’expriment dans le combat qu’il mène contre les

apparences, et plus précisément contre les arts et les sophistes.

La volonté de permanence Comme nous avons pu le constater, Platon semble éprouver une aversion naturelle envers

l’instabilité du monde sensible, ce qu’indique la présence d’une volonté particulière chez lui: la

volonté de permanence141. Mais qu’est-ce au juste que cette volonté?

Le fait que tout change et que rien ne perdure est très perturbant et désagréable pour la

pensée du philosophe. C’est d’ailleurs un fait difficile à supporter pour la plupart des hommes. En

témoigne le foisonnement des religions et autres théories métaphysiques qui cherchent à

comprendre ce monde et à en tirer des principes immuables. La science moderne n’échappe pas non

plus à cette tendance142, croyant identifier dans la nature des lois qui lui permettent de mieux

comprendre et contrôler son environnement. Sans principes permanents sur lesquels fonder la

connaissance et la morale, la vie semble vaine, dénuée de sens. Il devient même difficile de justifier

la philosophie, car cette dernière, selon Platon, vise l’atteinte de la connaissance des êtres, laquelle

est impossible en l’absence de principes immuables.

141 Cf. L. Robin, Platon, Paris, Alcan (coll. Grands philosophes), 1935, 364p. 142 Cf. F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. H. Albert, Paris, Le livre de poche (coll. Classiques de la philosophie, 1993, §373, pp.391-393.

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Pour comprendre la psychologie de Platon, arrêtons-nous un instant au phénomène de la mort

de Socrate. L’attitude de Socrate devant la mort, décrite par Platon dans le Phédon, en dit long sur

la psychologie non seulement du personnage, mais aussi de l’auteur. Autrement dit, leur propre

conception de la psyché humaine, présentée dans ce texte comme immortelle et séparable du corps,

nous révèle le noyau de l’âme de Socrate et de Platon eux-mêmes. En termes nietzschéens, cela

nous indique à quelle personnalité et à quel agencement particulier de pulsions nous avons affaire.

D’abord, si Socrate était si prompt à boire la cigüe après sa condamnation à mort, c’est qu’il croyait

son âme immortelle, comme il l’explique lui-même dans le Phédon. Par ailleurs, il justifie son geste

moralement en disant qu’il refuse d’aller à l’encontre de la justice athénienne. S’enfuir ou choisir

l’exil serait commettre une injustice. Dans les deux cas, pour Nietzsche, cela ne témoigne pas d’une

forme d’héroïsme devant la mort, mais plutôt du fait que Socrate n’avait pas d’amour pour la vie

telle qu’elle est ici-bas, apparemment instable et injuste, et qu’il voulait se venger des Athéniens qui

l’ont condamné en rejetant dialectiquement la peur de la mort. Nietzsche croit d’abord déceler chez

Socrate une haine de la vie dans les paroles qu’il prononce avant de mourir: « Ces "dernières

paroles" ridicules et terribles, signifient pour celui qui a des oreilles : "Oh! Criton, la vie est une

maladie!" […] Socrate a souffert de la vie! Et il s’en est vengé – avec ses paroles voilées,

épouvantables, pieuses et blasphématoires »143! Une telle attitude devant la mort ne peut être qu’un

symptôme de profonde décadence : Socrate préfère la mort à la vie. La mort est un remède, la vie

une maladie. Cette interprétation nietzschéenne est défendue par Walter Gabriel Leszl :

Dans le Phédon, la condition dans laquelle nous nous trouvons après l’incarnation de l’âme dans un corps est considérée comme une sorte de maladie, qui ne trouve son traitement définitif que dans la mort, de sorte que c’est pour célébrer sa guérison que Socrate, au moment de sa mort, exhorte Criton à sacrifier un coq à Asclepios. Tant que ce "remède" n’est pas disponible, et puisque le suicide est interdit par la religion, il nous faut nous exercer à la mort […], afin d’atteindre la séparation complète de l’âme et du corps144.

Ce portrait de Socrate mourant dévalorise nécessairement la vie selon Nietzsche. Il témoigne non

seulement du fait que la mort n’est pas à craindre, mais aussi qu’elle est souhaitable. Socrate nie le

143 Ibid, §340, p.319. 144 W. Gabriel-Leszl, « Pourquoi les formes? Sur quelques-unes des raisons pour lesquelles Platon a conçu l’hypothèse des formes intelligibles », dans J-F. Pradeau (coord.) Platon : les formes intelligibles. Sur la forme intelligible et la participation dans les dialogues platoniciens, Paris, PUF, 2001, pp.108-109.

49

tragique de la mort, mais aussi la beauté de la vie en adoptant cette attitude complètement déphasée

avec la réalité, comme le soutient Alexis Philonenko :

Sans doute le maître de Platon affirmerait-il qu’on ne perd rien à être bon (en théorie du moins), sans doute pourrait-il encore nous dépeindre les beautés de la mort qui nous délivre des maux dont le corps nous afflige. […] il s’agit d’un virage culturel : la vie terrestre est dévalorisée, et c’est par l’effet de cette négation que le christianisme et le platonisme se trouvèrent ouverts l’un à l’autre. C’est cette rencontre qui est l’essence vicieuse de la métaphysique, et le beau et noble tableau de la mort de Socrate, s’endormant en paix, est une insulte à tous ceux qui agonisent dans d’inexprimables souffrances. La vraie mort n’est pas celle que Socrate trouve à point nommé pour éviter de souffrir, mais celle au-devant de laquelle on est allé en vivant jusqu’au bout tous ses jours pour goûter les vrais fruits bénis par les dieux : l’air, la chaleur, le pain, le vin et jusqu’à la délivrance d’une souffrance, en un mot l’existence. Avec Socrate, déréalisée, la mort cesse d’être un absolu misérable; elle devient un passage145.

Grâce à cette attitude insensible devant la mort, Socrate se venge de ses ennemis, qui sont pour la

plupart terrifiés par cette idée. Même ses disciples ont besoin d’être réconfortés par la dialectique.

Socrate se targue ainsi d’une supériorité morale et triomphe de ses adversaires en évitant de

succomber, grâce au raisonnement, à l’angoisse de la mort. Dès lors, « Socrate mourant » devint,

comme le souligne Nietzsche, « l’idéal nouveau, encore jamais vu, de l’élite des jeunes Grecs.

Platon surtout, le type même du jeune Grec, se prosterna au pied de cette image avec toute la

ferveur de son âme exaltée »146. Socrate était donc faible, malade, et il se serait servi de sa propre

mort pour se venger de la vie et de ses ennemis. Il lui fallait alors opposer un autre monde à celui-ci,

jugé inadéquat, et c’est à l’élaboration de cet autre monde que Platon va s’affairer après la mort de

son maître.

Bien que les experts ne s’entendent pas sur la question de savoir si Platon postulait réellement

un monde intelligible entièrement séparé du sensible, nous pouvons supposer que Nietzsche le

tenait pour acquis étant donné l’héritage indéniable de l’orphisme et le besoin profond de

permanence de Platon. Comme nous l’avons dit précédemment, Nietzsche veut avant tout exposer

quels types de forces s’expriment à travers Platon. Ainsi, ce dernier aurait eu foi en une vérité

absolue, une vérité qu’on atteint par la raison, une vérité dont on observe les images déformées dans

le monde sensible, mais qui réside hors de celui-ci, dans un monde intelligible. C’est pourquoi il en

viendra à admettre qu’il existe des essences pour chaque chose, des « idées », des « formes », en

particulier pour les principes moraux que le philosophe peut « intuitionner » par le chemin de la

145 A. Philonenko, Leçons platoniciennes, Paris, Belles lettres, 1997, p.250. 146 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §13, p.86.

50

dialectique. Mais cette conception du monde a un prix. En opposant au monde des apparences un

monde vrai, la vie ne peut qu’être déconsidérée, dévalorisée, ou à tout le moins, n’aura de valeur

qu’en tant que le reflet de ce monde « meilleur »147. Platon, en cela, ne fait qu’inverser la manière de

poser des valeurs qui, selon Nietzsche, repose à l’origine sur une affirmation et qui représente plutôt

ici une réaction. Autrement dit, au lieu d’affirmer d’emblée une valeur, Platon dévalue ce monde et

a besoin d’un autre monde. Il conçoit comme « apparence » le monde sensible, qu’il considère

comme l’image des « vérités ». Pour Nietzsche, au contraire, il n’y a qu’apparence, et rien derrière

cette apparence, rien que nous puissions connaître en tout cas. Ce qui est perçu par les sens revêt

pour lui le sens d’une apparence parce qu’elle est une interprétation du réel. En fait, tout n’est

qu’interprétation, et derrière ce qui apparaît à la conscience, il n’y a pas de fond originel des choses

qui soit plus « réel », il n’y a pas d’autre monde, ou du moins, il serait totalement contingent de

postuler un tel monde. La conscience humaine n’est qu’un type de perspective possible, et chaque

humain, de surcroît, est une perspective unique sur le monde étant donné son organisation

pulsionnelle particulière. Il n’y a aucune manière d’accéder à d’autres types de perspectives qui se

situeraient hors de la nôtre comme humains, nous ne pouvons que supposer qu’il en existe à l’infini

et que la nôtre n’en est qu’une parmi tant d’autres. Ces idées que Nietzsche se fait de l’apparence et

du caractère interprétatif de l’existence sont bien expliquées par Simone Goyard-Fabre :

Il n’est point d’autre être que l’être-interprété-par-nous, si bien que, dans le monde, l’homme trouve et ne trouvera jamais rien d’autre que ce que lui-même y a mis. Dès lors, le monde est ce qu’il apparait, à savoir, le grand livre de la Vie, dont l’unité est multiplicité. Cette interprétation tragique du monde révèle à coup sûr chez le philosophe la veine philologique qu’il exploita d’abord : le cosmos est comme un texte dont le sens ne transparait qu’à sa lecture. C’est pourquoi nul ne pourra jamais savoir ce qui, en lui, est essence, et ce qui est apparence : l’être et le phénomène se renvoient sans cesse l’un à l’autre dans un va-et-vient si constant qu’ils sont indissociables148.

La conscience ne percevra donc toujours que des apparences, et rien ne laisse croire qu’il y a

quelque chose « derrière ». Nous examinerons plus en détail la notion de perspectivisme dans la

seconde partie de ce mémoire. Pour l’instant, contentons-nous de retenir que l’élaboration d’un

arrière-monde est « injuste » du point de vue de Nietzsche car, selon lui, on ne peut juger la vie à

partir d’un monde fictif et que la maladie, le ressentiment, en est le moteur. C’est une erreur de

croire qu’on a accès à des vérités sur le monde, surtout si ces prétendues vérités sont tout le

contraire de ce que révèlent les sens et résident dans la froideur des concepts. La condamnation du

147 Nous approfondirons ce point dans la seconde partie. 148 S. Goyard-Fabre, Nietzsche et la conversion métaphysique, Paris, La pensée universelle, 1972, p.51.

51

sensible révèle encore ce besoin de permanence, qui n’est en fin de compte, nous le rappelons avec

Nietzsche, qu’un phénomène moral:

Ce qui est ne devient pas; ce qui devient n’est pas…Maintenant ils croient tous, même avec désespoir, à l’être. Mais comme ils ne peuvent pas s’en saisir, ils cherchent des raisons pour savoir pourquoi on le leur retient : "Il faut qu’il y ait là une apparence, une duperie qui fait que nous ne puissions pas percevoir l’être : où est l’imposteur? " – "Nous le tenons, s’écrient-ils joyeusement, c’est la sensualité! Les sens, qui d’autre part sont tellement immoraux…les sens nous trompent sur le monde véritable. Morale : se détacher de l’illusion des sens, du devenir, de l’histoire, du mensonge"149.

Platon doit montrer que les apparences, liées à la sensation, sont immorales parce qu’elles sont

trompeuses ou parce qu’elles peuvent être au service de la tromperie. Ce besoin moral de

permanence va ainsi se traduire par un combat contre les apparences.

Les apparences : un problème moral

Platon considère les apparences comme l’ennemi à combattre. Mais qu’est-ce que

l’apparence au fond pour Platon? Tout ce qui est perceptible par les sens n’est qu’apparence, car le

sensible est une forme d’imitation des principes intelligibles. En tant que telles, ces imitations sont

imparfaites et contiennent une partie de fausseté, d’illusion. L’apparence s’oppose ainsi au vrai, qui

lui, est purement immatériel. Il est perceptible non par la sensation, mais uniquement par

l’intellection. Par imitation, Platon entend toute représentation sensible, c’est-à-dire, qui n’est pas

directement intelligée, mais qui ne fait que reproduire imparfaitement l’être de quelque chose. Dans

le domaine moral, cela signifie que toute manifestation concrète ou artistique de courage, de

tempérance ou de vertu, que ce soit dans les actes « réels » des citoyens ou dans les mythes, les

poèmes d’Homère ou les tragédies, n’est en fait qu’une imitation du courage, de la tempérance et de

la vertu véritables. Il y a toutefois, entre les différents types d’imitation, une hiérarchie : certaines

imitations sont meilleures que d’autres. En fait, plus l’imitation s’éloigne de l’être de la chose,

moins elle a de valeur. De surcroît, toute forme d’imitation qui ne sert pas la vertu ou le bien est en

soi « immorale ». Il y aurait ainsi deux niveaux de hiérarchisation : les imitations qui ressemblent le

plus à l’être sont supérieures à celles qui lui ressemblent le moins, et les imitations les plus près de

la vertu et du Bien sont meilleures que celles qui s’en éloignent. Comme exemple du premier

niveau, prenons les actes courageux, qui sont plus près de la forme du courage que le récit fictif

d’un acte courageux. Pour ce qui est du second niveau, il suffit de dire que les actes courageux sont

149 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La raison dans la philosophie,

§1, p.89.

52

meilleurs que les actes lâches, et que le récit fictif d’un acte de courage est supérieur au récit fictif

d’un acte de lâcheté.

Comme nous l’avons établi précédemment, Platon croit qu’on ne peut être vertueux qu’en

connaissant ce qu’est la vertu. Cette connaissance s’acquiert toutefois de manière progressive. On

doit d’abord voir les copies imparfaites de la vertu dans le monde sensible et tenter de les imiter, en

prenant pour modèle ce qui se rapproche le plus de l’essence des vertus recherchées. Cependant,

imiter la vertu, si on ignore ce qu’elle est, n’est pas suffisant pour être vertueux. Si on s’éloigne trop

de la vertu ou qu’on se trompe sur ce qu’elle est, en effet, et qu’on présente ces fausses vertus

comme des modèles, il y a un grave problème moral pour Platon. Selon lui, les poètes sont les

imitateurs par excellence, puisqu’ils produisent des copies de copies, c’est-à-dire des

représentations fictives notamment d’actes perceptibles dans le sensible. Par exemple, le courage

des héros est une imitation du courage effectif du citoyen, qui lui-même n’est qu’une image de

l’Idée du courage. Les poètes choisissent ainsi les imitations qui sont le plus éloignées de l’être

plutôt que celles qui s’en approchent le plus. Ils s’éloignent aussi de la vertu au second niveau, en

faisant l’éloge de certains vices à travers leurs portraits des divinités, qu’ils présentent comme

imparfaites. Par exemple, dans les récits d’Homère, les dieux ont toutes sortes de défauts qui

s’apparentent à ceux des hommes : colère, jalousie, désir de vengeance, etc. Si même les dieux sont

vicieux, comment les hommes pourraient-ils aspirer à être vertueux? Un autre problème lié à la

poésie réside dans sa nature même. Comme nous l’avons soulevé, la vertu nécessite un détachement

du corps, et donc des désirs et des passions. Certaines formes d’art, particulièrement la tragédie,

nourrissent et excitent les affects plutôt que de les calmer et les repousser. Nous verrons que, pour

toutes ces raisons, Platon croit devoir combattre l’art.

Toutefois, l’ennemi à combattre est beaucoup plus vaste, car l’ensemble du monde sensible

est constitué d’apparences. N’étant que des imitations, elles sont imparfaites, et ce n’est donc pas

elles qu’il faut viser. En tant qu’illusion, une copie très imparfaite d’un monde permanent, stable et

éternel, le monde sensible devient lui-même un danger. Il n’aura désormais de valeur qu’en tant

qu’il est constitué de modèles imparfaits des formes parfaites. Malheureusement pour Platon, tous

ne sont pas d’accord avec cette vision du sensible et du monde humain. Entre autres, les plus

estimés sophistes de son temps se sont fondés sur ce dernier pour établir leurs discours. Ils

soutiennent qu’on peut défendre une thèse aussi bien que son contraire, ce qui signifie, en fin de

compte, que la vérité ou l’être absolus n’existent pas. Ce sera le cas notamment de Protagoras et de

certains de ses confrères qui considèrent que tout est relatif et dépend de la perception sensible. Ces

53

orateurs, que l’on nomme généralement sophistes, soutiennent dès lors qu’une connaissance

universelle des idées est impossible, de sorte que l’important n’est pas d’atteindre la vérité, mais

bien de convaincre au moyen du discours. Ainsi, Platon devra mener, parallèlement au combat

contre les arts, un combat contre les sophistes.

Le combat contre les arts

L’art, disons-le d’emblée, car j’y reviendrai plus longuement à l’occasion, - l’art qui sanctifie justement le mensonge et dans lequel la bonne conscience vient s’allier à la volonté d’illusion,

est bien plus foncièrement opposé à l’idéal ascétique que la science : c’est ce que Platon a senti d’instinct, lui qui fut le plus grand ennemi de l’art que l’Europe ait produit jusqu’à ce jour.

Platon contre Homère : voilà tout l’antagonisme, le véritable antagonisme – d’un côté "l’homme de l’au-delà" en toute bonne volonté, le grand calomniateur de la vie, de l’autre, celui

qui la divinise spontanément, nature d’or.

Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Traité 3, §25 Le rapport de Platon à l’art est assez problématique. Comme Nietzsche le souligne, il aurait

lui-même été artiste dans sa jeunesse, plus précisément compositeur de poèmes tragiques. Mais sa

rencontre avec Socrate va changer son rapport à la poésie, puisque la raison devient désormais le

guide suprême vers la connaissance et la morale. La tragédie est l’art qui, par excellence, est

contraire à la conception de la philosophie selon Socrate, ce qui fait en sorte que Platon se voit

logiquement forcé de l’abandonner :

Mais en fait, Socrate ne pensait pas un instant que la tragédie put "dire la vérité"; sans compter qu’elle s’adressait aux gens "sans trop d’esprit" et non, c’est évident, aux philosophes : double raison, donc, pour s’en tenir éloigné. Comme Platon, il la rangeait au nombre des arts flatteurs, qui représentent l’agréable et non l’utile, et c’est la raison pour laquelle il exigeait de ses disciples qu’ils s’abstiennent et s’isolent avec rigueur de sollicitations si contraires à la philosophie. Moyennant quoi le jeune poète tragique Platon commença par brûler ses poèmes afin de pouvoir devenir disciple de Socrate150.

Sachant à quel point l’art est illusoire pour Platon, on s’attendrait dans son œuvre à ne rencontrer

qu’une froide dialectique, suivant uniquement des principes logiques, détachée de toute fiction et de

tout embellissement esthétique dans sa forme. Et pourtant, quand on découvre les dialogues, on

rencontre des mythes, des métaphores, des allégories. Pourquoi Platon emploie-t-il ces procédés

stylistiques? Nietzsche l’explique en ces termes :

150 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §14, p.87.

54

Et pourtant, par pure nécessité esthétique, [Platon] fut obligé de créer une forme d’art intimement apparentée, comme de juste, aux formes existantes qu’il rejetait. Le principal reproche que Platon avait adressé à l’art ancien – qu’il fut l’imitation d’un simulacre et que par conséquent il appartînt à une sphère encore inférieure au monde empirique -, il ne fallait surtout pas qu’il pût s’appliquer à la nouvelle œuvre d’art : aussi voyons-nous Platon s’efforcer de passer outre la réalité pour présenter l’idée sur quoi se fonde cette pseudo-réalité151.

Il y aurait eu nécessité pour Platon de recourir à l’art pour illustrer sa position, mais il aurait proposé

une forme d’art nouvelle qui « enfreint la rigueur de la vieille loi prescrivant l’unité de forme et de

langage »152. L’art, chez Platon, aurait été subordonné à la pensée philosophique, ainsi obligé à

rester « étroitement agrippé au tronc de la dialectique » qui « célèbre son triomphe à chacune de ses

conclusions et qui ne peut respirer que dans la froide clarté de la conscience »153.

Platon ne pouvait absolument pas avoir recours aux formes d’art classiques pour faire valoir

sa philosophie. Comme nous l’avons déjà expliqué, il propose une perspective selon laquelle les

désirs et les besoins du corps font obstacle à la connaissance véritable. Dans son discours, il faut

ainsi séparer l’intellect du corps (République, Phédon) autant que possible, comme le souligne

Martha Nussbaum : « Plato’s argument rely centrally upon the notion that appetitive and emotional

needs and desires are potent forces of both distortion and distraction, and that clear and adequate

judgments concerning value can be made only by getting the intellect free and clear of their

influence altogether, allowing it to go off "itself by itself"»154.

Les poètes, particulièrement les tragiques, vont plutôt exciter les émotions, ce qui éloigne de

la philosophie. Par leur art, ils nuisent à la connaissance, et donc à l’agir moral, comme le montre

encore ici Nussbaum :

Our way of coming to understand a representation of intense emotion will itself involve emotional activity. Whether we watch empathetically, assuming the emotional range of one or more of the characters, or whether, as Plato more often seems to suppose, we react to the character’s predicament with sympathetic emotions such as pity, in either case we are emotionally active. And this means, says Plato, that this poetry is giving nourishment and strength to our emotions and appetites, “watering” just those elements of the personality which, according to his view of the soul, we “ought to dry up” (606b). The poet, then, by the very nature of his art, promotes the very elements that make ordinary human life deficient in understanding and access to

151 Idem. 152 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §14, p.88. 153 Idem. 154 M. Nussbaum, Fictions of the soul , Philosophy and Literature, 7:2 (1983:Oct.) p.148.

55

truth; he impedes the separation of the intellect and its ascent to the good perspective of the “real above in nature”, from which really true accounts are produced155.

Mais dans ce cas, la question se pose à nouveau : pourquoi Platon emploie-t-il lui-même le

mythe dans ses dialogues? Croyait-il qu’il fallait, à cause de la faiblesse humaine et de

l’imperfection liée au corps, s’adresser d’abord aux passions pour amener progressivement

l’individu vers la connaissance? La solution à ce problème implique le concept d’erôs selon

Monique Dixsaut : « Toute évaluation procède d’une orientation prévalente du désir, et la

détermination (culturelle ou sophistique) des valeurs ne commande pas seulement des manières de

vivre et d’agir, mais des modes de connaissance ou d’ignorance, et des modes de discours »156. Le

désir propre au philosophe commande ainsi un discours qui soit propre au philosophe. Dans le

Banquet, Platon propose une double conception d’erôs. Il y aurait en effet un bon et un mauvais

erôs, autrement dit, deux conceptions du désir, ce qu’il énonce également dans le Timée :

À l’inverse, quand, de son côté, le corps, énorme et démesurément grand pour l’âme, se trouve naturellement uni à un esprit petit et débile, comme il y a naturellement deux types de désirs chez l’homme, l’un qui vient du corps et a pour objet la nourriture, l’autre qui vient de la plus divine des parties qui sont en nous et a pour objet la pensée, étant donné que les mouvements de la partie la plus forte l’emportent et agrandissent leur domaine, ils rendent l’âme stupide, difficile à instruire et prompte à l’oubli, et ils y produisent la maladie la plus grave, l’ignorance157.

Le désir « propre à l’intelligence, à la partie logique de l’âme » serait, selon Monique Dixsaut, la

nature même du philosophe158. Le désir auquel Platon s’adresse dans ses dialogues serait donc le

bon erôs, l’erôs philosophique, celui qui incite à la quête de la connaissance notamment par

l’entremise du Bien (République) et du Beau (Banquet, Phèdre). Le mauvais erôs, quant à lui, serait

désir de ce qui est purement charnel. C’est ce second type de désir qu’il faut fuir si l’on veut

philosopher. On peut ainsi supposer que l’apport du mythe dans les dialogues contribue à former un

discours qui incite au désir philosophique et guide les passions vers la vertu en tournant

progressivement l’âme vers l’intellection. Puisque l’art traditionnel incite au mauvais erôs et

éloigne de la vie philosophique, il faut le fuir, car seule la vie orientée vers la vertu rend

véritablement heureux. L’art ne peut être admis dans la cité que s’il est au service de la philosophie,

et donc de la morale.

155 Ibid, p.149. 156 M. Dixsaut, Le naturel philosophe : Essai sur les dialogues de Platon, Paris, Les belles lettres (coll. Librairie philosophique J. Vrin.), 1985, p.128. 157 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Timée 88a-b, p.2046. 158 Cf. M. Dixsaut, Le naturel philosophe : Essai sur les dialogues de Platon, Paris, Les belles lettres (coll. Librairie philosophique J. Vrin.), 1985, pp.130-131.

56

Au livre X de la République, Platon prend l’exemple du lit pour montrer le caractère

problématique de l’art: « Eh bien, ces lits constitueront trois lits distincts. Le premier est celui qui

existe par nature, celui qui, selon ma pensée, nous dirions l’œuvre d’un dieu […] Le deuxième lit

est celui que le menuisier a fabriqué. […] Le troisième lit est celui que le peintre a fabriqué »159. Le

premier lit désigne l’idée du lit, son essence. Le second lit est celui fabriqué par l’artisan qui a en lui

l’image de son essence (du lit) et qui tente de la reproduire. Le troisième, enfin, est l’œuvre de

l’artiste qui se base sur le modèle de l’artisan pour produire celle-ci. Le travail de l’artiste est donc

celui qui s’éloigne le plus de la réalité, de l’essence de la chose. Il constitue la copie d’une copie,

apparence d’une apparence. Pour Platon, cela signifie que l’artiste est un falsificateur, un trompeur.

C’est ici qu’apparait le caractère moral de sa critique, puisque, pour Platon, personne n’aime être

trompé. De surcroît, celui qui trompe volontairement fait quelque chose d’immoral :

- Tu sais, dis-je, que le mensonge véritable, si on peut s’exprimer de la sorte, tous les dieux et tous les hommes le haïssent?

- Que veux-tu dire?

- Je veux dire, répondis-je, que personne ne consent de son plein gré à être trompé dans ce qui constitue la partie souveraine de soi-même et concernant les choses qui sont souveraines, mais qu’au contraire on craint par-dessus tout d’y introduire le mensonge.

- Je ne saisis pas mieux, dit-il.

- C’est parce que tu crois, dis-je, que je formule quelque chose de sublime. Je dis simplement que, s’agissant des êtres réels, ce que chacun accepte le moins, c’est d’être trompé en son âme, d’être privé de connaissance et par là de posséder et de conserver la fausseté, voilà ce que tous haïssent absolument en pareille situation160.

Selon Nietzsche, les Grecs ne considèrent pas l’art comme tromperie ou mensonge, surtout parce

que leur rapport à la connaissance était fondamentalement différent de celui de Socrate et de Platon.

En effet, les Grecs n’entretiennent pas avec « l’apparence » cette même relation de mépris que

Platon. L’apparence est au contraire ce qui justifie l’existence, ce qui sauve de son horreur et de son

chaos. Il leur importait peu d’atteindre par la réflexion le fond originel des choses. L’apparence est

un voile qui embellit et exprime le monde : « Oh ces Grecs! Ils s’y connaissaient, pour ce qui est de

vivre : chose pour laquelle il est nécessaire de s’arrêter courageusement à la surface, au pli, à la

peau, d’adorer l’apparence, de croire aux formes, aux sons, aux mots, à tout l’Olympe de

159 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République Livre X, 597b, p.1765. 160 Ibid, Livre II, 382 a-b, p.1543.

57

l’apparence! Ces Grecs étaient superficiels… par profondeur »161! Les Hellènes ont trouvé dans le

mythe un moyen qui leur permettait à la fois d’être préservés de l’angoisse face à l’essence

chaotique de l’existence et de ne pas sombrer dans l’inaction ou dans les explications

métaphysiques qui dévalorisent la vie. L’exigence de vérité et le mépris de l’apparence est donc le

problème platonicien par excellence, un problème moral.

Platon reproche notamment aux poètes d’être immoraux parce qu’ils présentent des dieux

imparfaits et vicieux. Homère le premier, éducateur de toute la Grèce, est visé par ces critiques.

Platon soutient que de tels récits sont à proscrire dans la cité : « Mais de raconter que Héra a été

enchaînée par son fils, que Héphaïstos a été jeté dans un précipice par son père parce qu’il avait

voulu protéger sa mère assaillie de coups, et tous ces combats de dieux que Homère a mis dans ses

poèmes, cela, il ne faut pas l’admettre dans la cité, que ces poèmes aient été composés ou non avec

une intention allégorique »162.

Dans l’Iliade et l’Odyssée, les dieux sont effectivement présentés comme étant jaloux,

colériques et même cruels. Ils diffèrent en fait des hommes en ce qu’ils sont immortels et plus

puissants. Ils ne sont ni tout-puissants ni parfaits, même s’ils peuvent intervenir dans les affaires des

mortels. Ils sont d’ailleurs eux aussi soumis à la Moïra (destinée). Or chez Platon, les dieux sont

nécessairement des êtres bons et parfaits, idée tout à fait étrangère aux Grecs. Festugière

commente : « L’idée que le dieu soit bon n’est jamais entrée dans une tête grecque avant Platon, car

moins encore que celle de justice, l’idée de la bonté divine n’est impliquée dans la notion de

puissance. Bien au contraire, comme, dans nos vies, les événements indépendants de nous sont

beaucoup plus souvent tristes qu’heureux, le Grec est persuadé, comme j’ai dit, que le dieu, jaloux

de nous, prend plaisir à nous accabler »163. Les Grecs envisagent traditionnellement les dieux de

manière anthropomorphique, parfois bienfaisants, mais le plus souvent malfaisants. Cette idée

répugne à Platon. Les dieux doivent être meilleurs que les hommes parce que leurs âmes ne sont pas

mêlées à la pâte du corps, leurs parties sont harmonisées. Le concept de Bien doit gouverner toute

chose, et les dieux aussi doivent inciter au Bien. Il est donc immoral selon lui de représenter des

dieux imparfaits et mesquins, comme le font les poètes, Homère en tête.

Au final, le problème est que le poète ne tend pas à rendre l’homme plus vertueux et n’éveille

pas la partie intellective de l’âme, mais seulement les passions reliées au corps : « De la même

161 Friedrich, NIETZSCHE, Le gai savoir, Trad. Patrick Wotling, Flammarion, 2008, Avant-propos, §4, p.16. 162 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République Livre II, 378 c-d, p.1539. 163 A.-J. Festugière, De l’essence de la tragédie grecque, Paris, Aubier Montaigne, 1969, pp.23-24.

58

façon, nous dirons que le poète imitateur instaure dans l’âme individuelle de chacun une

constitution politique mauvaise, il flatte la partie de l’âme qui est privée de réflexion »164. Il fait

plutôt l’éloge de l’apparence, conçue par Platon comme une forme de mensonge, de tromperie. Pour

que l’art devienne moral, il doit donc, au contraire, représenter des dieux vertueux et des modèles

qui sont sans cesse à la recherche du Bien, et cela sans exciter les passions et en se détachant autant

que possible du corps. Autrement dit, l’art doit être au service de la philosophie. Cette dernière est

pour Platon un άνατον μελέτηque Nietzsche rend par un « souci de la mort »165, qu’on traduit par

l’expression « s’exercer à mourir » :

Si, au moment où elle se sépare, l’âme est pure et n’entraîne avec elle rien qui vienne du corps, du fait que tout au long de la vie elle n’a volontairement rien de commun avec lui, le fuit au contraire en ne cessant de se concentrer en elle-même, du fait que c’est là, toujours, l’objet de son exercice : cela ne revient-il pas à dire que cette âme pratique droitement la philosophie et qu’elle s’exerce pour de bon à être morte sans faire aucune difficulté. Ne serait-ce pas cela s’exercer à la mort166?

En somme, comme l’art et, plus particulièrement, la poésie, excite les passions et éloigne l’âme des

réalités intelligibles et de la vertu, il est pour Platon trompeur et immoral. L’exigence de vérité

devient une exigence morale. C’est pourquoi Platon s’érigera contre une classe d’individus qui se

font payer pour enseigner l’art de tromper par le langage, ceux qu’on appelle « les sophistes ».

Le combat contre les sophistes : de l’apparence d’être sage Que dis-tu là, Anytus ? Quoi ! Parmi ceux qui font profession d’être utiles aux hommes, les

sophistes seuls diffèrent des autres en ce que non seulement ils ne rendent pas meilleur ce qu’on leur confie, comme font les autres, mais encore ils le rendent pire ? Et ils osent exiger de

l’argent pour cela ? […] En supposant la vérité de ce que tu dis, que faudra-t-il penser d’eux ? Qu’ils trompent et corrompent sciemment la jeunesse, ou qu’ils n’ont nulle connaissance du tort

qu’ils lui font ? Tiendrons-nous pour insensés à ce point des hommes qui passent dans l’esprit de quelques-uns pour les plus sages personnages?

Platon, Ménon, 92b Les sophistes étaient fortement estimés dans toute la Grèce comme des modèles de sagesse.

On avait recours à eux pour l’éducation des jeunes hommes, surtout de ceux qui visent une carrière

politique. Toutefois, du point de vue de Platon, les sophistes avaient peu le souci de produire des

discours vrais. En effet, soit ils ne croient pas que la vérité existe, soit ils croient la posséder, mais

164 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République X, 605b, 1775. 165 Cf. F. Nietzsche, Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Trad.fr. O. Sedeyn, Paris, L’éclat (coll. polemos), 1991, p.66. 166 Cf. Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon 90 d-e, pp.1210-1211.

59

se trompent (Gorgias, Calliclès, Thrasymaque). Nous allons nous servir de l’exemple de Protagoras,

célèbre sophiste d’Abdère qui aurait été le disciple de Démocrite167, pour illustrer le problème.

Platon reproche à Protagoras, dans le dialogue du même nom, de prétendre enseigner la vertu en

échange d’argent alors qu’il ignore complètement ce qu’est la vertu. Par ailleurs, comment pourrait-

il connaître et enseigner la vertu alors qu’il considère que toute chose dépend de l’être humain et

que la vérité n’existe pas168? Protagoras affirme en effet qu’il n’y a pas une « vérité », mais qu’il y a

des vérités. Diogène Laërce nous rapporte les idées de Protagoras en ces termes :

Il commença ainsi un livre de la façon suivante : "De toutes choses, la mesure est l’homme : de celles qui sont, qu’elles sont; de celles qui ne sont pas, qu’elles ne sont pas.". Il disait que l’âme n’est rien en dehors des sensations, comme le dit Platon dans le Théétète, et que toutes choses sont vraies. Il commença un autre livre de la façon suivante : "Des dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent pas : car beaucoup d’obstacles empêchent de le savoir, l’obscurité (de la question) et la brièveté de la vie de l’homme"169.

Platon interprète la première thèse de Protagoras comme voulant signifier que tout est relatif, c’est-

à-dire que tout dépend entièrement de la sensation :

Ou bien comment devons-nous nous prononcer, Théodore? Car, vraiment, si pour chacun doit être vraie l’opinion qu’il conçoit du fait de la sensation; si, ce qu’éprouve un tel, tel autre n’en sera pas meilleur juge; si, s’agissant d’opinion, l’un non plus ne sera pas mieux à même d’examiner si celle d’un autre est juste ou fausse; si au contraire – c’est ce qui se dit souvent -, chacun dans sa solitude, n’aura pour opinions que les choses qui lui sont propres, mais, celles-là, toutes justes et vraies : alors pourquoi donc, mon ami, Protagoras était-il un savant, ce qui fait qu’on le tenait pour maître des autres, avec, comme il est juste, un gros salaire? Et pourquoi étions-nous, nous, moins intelligents, pourquoi nous fallait-il aller apprendre auprès de lui : nous dont chacun est lui-même mesure de son propre savoir? Comment ne pas affirmer que Protagoras amuse la galerie, quand il dit cela170?

Si nos jugements reposent sur la perception sensible et que cette perception est propre à chacun

d’entre nous, il ne peut en résulter que des vérités différentes pour chacun. Cela est inadmissible

pour Platon. Une telle manière de penser, selon lui, conduit à la misologie. Il présente ce problème

dans le Phédon171 en expliquant comment les sophistes détournent l’argumentation et s’en servent à

des fins pernicieuses. À force d’être trompés, les hommes finissent par « haïr » le discours rationnel 167 Cf. D. Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Trad.fr. J-F Balaudé, L. Brisson, J. Brunschwig, et al., Paris, Le livre de poche (coll. La pochothèque), 1999, p.1088. 168 Cf. Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Théétète 161d-e, pp.1916-1917. 169 D. Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, Trad.fr. J-F Balaudé, L. Brisson, J. Brunschwig, et al., Paris, Le livre de poche (coll. La pochothèque), 1999, pp.1088-1089. 170 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Théétète 161d-e, p.1916. 171 Cf. Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phédon, 89d-e, pp.1210-1211.

60

et ne font aucune distinction entre sophistique et philosophie. Les sophistes tentent de prouver, par

le langage, aussi bien une chose que son contraire, et on finit par croire qu’il ne sert rien de

rechercher la vérité. Il faut à tout prix éviter cette haine de la connaissance, car elle conduit

nécessairement à commettre délibérément aussi bien la justice que l’injustice, le bien que le mal et

finit par faire détester la philosophie elle-même.

En affirmant par ailleurs que l’âme n’est pas distincte des sens, Protagoras suppose que

l’homme n’est que son corps et rien d’autre, ou, pour le dire autrement, que l’âme est sensation. Dès

lors, comment agir de manière morale si chacun a sa propre conception du Bien et de la vertu selon

ses inclinations, ses états d’âme et ses passions? Il faudrait admettre que le concept et la définition

de la vertu varieraient d’un individu à l’autre, mais aussi chez un même individu d’un moment à un

autre. Cela est bien sûr inacceptable pour Platon, pour qui la vérité se trouve par l’intellection, qui

est distincte de la sensation. Protagoras met en péril la morale en soutenant de telles idées, d’autant

plus qu’il remet en question l’existence même des dieux et affirme qu’on ne peut non plus les

connaître. Que les dieux existent tels qu’ils sont présentés dans les mythes des poètes, avec des

passions proprement humaines, Platon le nie comme nous l’avons vu, mais croit pourtant à

l’existence des dieux si l’on se fie à l’aspect orphique de son œuvre. Si on prend ses textes au sens

littéral en tout cas, il conçoit les dieux comme des modèles de moralité dont l’âme est parfaitement

équilibrée (Phèdre 246b – 247b). Protagoras, lui, va beaucoup plus loin. Son doute ne porte pas sur

la nature des dieux, mais sur la possibilité même de leur existence. On pourrait toutefois penser que,

pour Platon, la croyance aux dieux a une visée strictement pédagogique et qu’elle exhorte à la vertu,

et donc que Platon ne croit pas véritablement aux divinités. La question demeure irrésolue, mais

l’exigence morale dont elle témoigne reste entière. Ainsi, que Platon admette réellement ou non

l’existence des dieux, il en affirme à tout le moins la nécessité d’un point de vue éthique,

contrairement à Protagoras.

Comme nous l’avons répété, la recherche de la vérité est une exigence morale fondamentale

pour Platon. Tromper est quelque chose de mal, être trompé est méprisable. L’emploi du logos est

donc requis pour parvenir à la vérité, les essences intelligibles de toutes choses, mais il doit être

pratiqué à bon escient. Or, les sophistes ont avant tout une visée éristique, ils n’ont que faire de la

vérité de leurs propos. En effet, la rhétorique et la dialectique sont en eux-mêmes des outils neutres,

seules les fins pour lesquelles elles sont employées varient. Dans la sophistique, la rhétorique et la

dialectique ne servent qu’à convaincre sans égard au vrai ou au bien, contrairement à la philosophie.

Gorgias donne un bon exemple de la manière dont les sophistes emploient la rhétorique dans le

61

dialogue qui porte son nom. Dans ce dialogue qui oppose la rhétorique sophistique à la philosophie,

il soutient que la rhétorique « est le bien suprême », car « il est à la fois cause de liberté pour les

hommes et principe du commandement que chaque individu, dans sa cité, exerce sur autrui »172. Il

la définit comme étant « le pouvoir de convaincre, grâce aux discours, les juges du Tribunal, les

membres du Conseil au Conseil de la cité, et l’ensemble des citoyens de l’assemblée, bref, du

pouvoir de convaincre dans n’importe quelle réunion de citoyens »173. Socrate soulève pourtant un

problème : si la rhétorique est « productrice de conviction », « […] l’orateur n’est pas l’homme qui

fait connaître "aux tribunaux, ou à toute autre assemblée" ce qui est juste ou injuste; en revanche,

c’est l’homme qui fait croire que "le juste, c’est ceci" et "l’injuste, c’est cela", rien de plus »174.

Selon Socrate, le rhéteur ne vise pas la vérité, mais seulement ce qui est le plus convaincant. Il

définit donc la rhétorique comme une forme de « flatterie », qui « vise l’agréable sans souci du

meilleur »175. Il faut bien comprendre que Platon ne s’en prend pas à la rhétorique elle-même, mais

au but qu’elle vise. Toute rhétorique qui n’a pas les mêmes visées que celles de la philosophie est

condamnable, comme l’explique Nietzsche dans son cours intitulé Rhétorique et langage :

La polémique de Platon contre la rhétorique s’en prend d’abord aux fins pernicieuses de la rhétorique populaire, puis à la préparation tout à fait grossière, insuffisante et non philosophique des orateurs. Il lui accorde une certaine valeur quand elle s’appuie sur une culture philosophique, et qu’elle vise de justes fins, c’est-à-dire les fins de la philosophie176.

Il en est de même pour la dialectique qui, traditionnellement, n’est pas l’outil propre au philosophe,

mais une autre technique employée par les orateurs et les sophistes. Platon modifie le but

traditionnel de la dialectique en lui donnant pour visées le Bien et la vertu. Gadamer écrit à ce

sujet :

[…] la dialectique, chez les Grecs, n’est pas une réalité une et homogène, mais elle peut revêtir de multiples aspects. Ce que Platon appelle "dialectique" (en rapport avec la figure de Socrate) ne recouvre nullement le champ des diverses formes qu’elle a pu emprunter dans la pensée grecque. On sait que la dialectique tire son origine de la critique éléatique des impressions sensibles, à laquelle Gorgias se réfère. Sous cette forme, la dialectique a essentiellement un sens négatif : elle ne présente pas la chose elle-même, mais seulement les arguments qui parlent pour ou contre elle. Sa démarche peut être décrite ainsi : au lieu d’interpréter son objet d’étude en procédant par

172 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Gorgias 452d, p.422. 173 Ibid, 452e, p.422. 174 Ibid, 455a, p.425. 175 Ibid, 465a, p.435. 176 F. Nietzsche, Rhétorique et langage, Trad.fr. P. Lacoue-Labarthe et J-L Nancy, Chatou, Transparence (coll. Philosophie), 2008, p.26.

62

approches successives et en le soumettant à un examen suivi, elle développe dans toutes les directions et selon sa logique propre les éléments d’interprétation qui s’offrent à elle, puis les pousse jusqu’à la contradiction interne, si bien qu’elle finit, manifestement, par perdre de vue son objet177.

En somme, les sophistes se servent du langage, que ce soit à travers la rhétorique ou la

dialectique, non pour parvenir à la vérité et la vertu, mais seulement pour convaincre ou réfuter,

selon Platon. Un usage approprié de la dialectique, plus propre à la recherche philosophique, permet

d’atteindre les buts de la philosophie. Les sophistes sont donc un ennemi à combattre parce qu’ils

pervertissent le langage, outil essentiel à l’atteinte des idées, des essences des choses, et aussi parce

qu’ils relativisent toute morale. Pour Platon, il existe un Bien en soi, un Beau en soi, le Courage, la

Vertu, la Justice en soi. On n’y parvient qu’en exerçant la partie intellective de notre âme, en

délaissant les intérêts reliés au corps et au monde sensible.

Ayant dressé un portrait général de la psychologie de Platon, il nous reste maintenant à

examiner de quelles erreurs procède la métaphysique, le lien entre ces erreurs et le type

d’idiosyncrasie qui les produit et enfin, à comprendre en quoi la métaphysique est contemptrice de

la vie. Pour mieux y arriver, nous devrons passer par une déconstruction du langage et du sujet, ce

qui nous permettra de faire la lumière sur les erreurs fondamentales de la raison qui conduisent à

l’élaboration de la métaphysique platonicienne. Nous montrerons ensuite en quoi la métaphysique

dévalorise la vie et ce que Nietzsche propose comme perspective pour la dépasser. Mais d’abord, il

nous faudra nous pencher sur l’origine de la métaphysique : la mécompréhension du corps, et sur

l’opposition fondamentale entre l’homme théorique et l’homme tragique.

177 H-G Gadamer, L’éthique dialectique de Platon, Interprétation phénoménologique du Philèbe, Trad.fr. F. Vantan et V. von Schenck, Arles, Le génie du philosophe (coll. Acte sud), 1994, p.50.

63

Seconde partie : La critique nietzschéenne de la métaphysique de Platon et son dépassement esthétique.

Chapitre 4 : L’homme théorique contre l’homme tragique : métaphysique et refus du dionysiaque.

Sachons comprendre : seule la vie est ascendante, et Socrate, en feignant la vie, était la décadence même. Socrate est un échec ; il a, de sa laideur, défiguré la sublime transfiguration

que l’art grec avait su réaliser ; sa bassesse plébéienne, son âme d’esclave-né, son inculture faite du manque d’organe mystique ont introduit « le mensonge extra-moral » dans le monde : c’est

de ce mal, qui est le germe du nihilisme, que l’humanité se meurt.

Simone Goyard-Fabre, Nietzsche et la conversion métaphysique

Avant de pouvoir traiter des étapes qui mènent à la constitution de la métaphysique, nous

devons mieux clarifier comment celle-ci émerge et dans quel contexte. Platon, nous l’avons vu, est

l’héritier de ses prédécesseurs, mais la figure la plus marquante pour lui reste sans aucun doute

Socrate. Pour saisir pourquoi, il est à nouveau nécessaire de nous demander en quoi Socrate

s’oppose à la vision grecque traditionnelle, vision que Nietzsche qualifie de « tragique ». Pour ce

faire, nous devrons nous pencher sur La naissance de la tragédie et insister sur le caractère propre

de Socrate, qualifié d’homme théorique, par opposition à l’homme et au philosophe tragique.

Selon Nietzsche, la tragédie grecque constitue l’apogée de l’art dans l’histoire, et la brièveté de

son existence n’est pas un argument contre elle. Sa spécificité réside dans le fait qu’elle ait su être

l’art le plus fidèle à la représentation de la vie parce qu’il voile en partie l’horreur de l’existence

sans toutefois la nier. Werner J. Dannhauser avance que, selon Nietzsche, « art is the imitation of

the process of a creative nature that is chaotic; ultimately it is the fulfillment and perfection of

nature. One can then maintain, as Nietzsche does implicitly, that nature reaches it’s peak in the art

of the Greeks »178. Puisque l’art est pour Nietzsche l’expression la plus directe de la nature, plus un

art y sera fidèle, plus il sera accompli. Toutefois, pour en juger, il faut déterminer d’abord ce qu’est

la nature. Les définitions possibles sont issues de différents aspects de la nature que Nietzsche

qualifie d’apollinien et de dionysiaque. Elles produiront aussi des arts distincts, soit respectivement

les arts plastiques et la musique.

178 W. J., Dannhauser, Nietzsche’s view of Socrates, Ithaca and London, Cornell university press, 1974, p.48.

64

Contrairement à Socrate, qui croit que la nature est rationnelle, organisée et bienveillante, l’idée

fondamentale de Nietzsche est que la nature est souffrance, chaos et non-sens, comme l’illustre

Dannhauser : « Nietzsche describes nature as titanic, cruel, wild, and terrible. He speaks of the

contradiction in the heart of the world, of the innermost abyss of things, which accounts for the two

contradictory drives of nature, the Apollinian and the Dionysian. At various times he suggests that

wisdom, civilization, and individuation are unnatural »179. L’art est, pour l’homme, une nécessité,

car il ne peut affronter cette nature terrifiante sans la voiler s’il veut se conserver180. Les Grecs ont

instinctivement compris ce besoin : « le Grec connaissait et ressentait les terreurs et les atrocités de

l’existence : et pour qu’en somme la vie fût possible, il fallait qu’il interposât, entre elles et lui, ces

enfants éblouissants du rêve que sont les Olympiens »181. Par le mythe, les Grecs ont su rendre

l’existence supportable sans en renier la nature profonde, mais l’art le plus propice à cette

réalisation est sans aucun doute la tragédie, car elle unit les deux puissances fondamentales qui

constituent la nature : l’apollinien et le dionysiaque. L’apollinien, force plastique qui vise la beauté,

est cette puissance créatrice qui ajoute des voiles pour enjoliver l’horreur de l’existence. Elle est

aussi celle qui permet l’individuation et fait sentir à l’être humain que son existence particulière est

une réalité et qu’elle n’est pas vaine. La dimension apollinienne de la tragédie réside à l’époque

d’Euripide dans le discours des acteurs, mais plus originellement dans la beauté plastique du décor

et du choeur. Cependant, pour s’en tenir uniquement à l’apollinien dans l’art, il faut être pourvu

d’une naïveté profonde selon Nietzsche182. En effet, dès que l’homme prend conscience du vide, de

la contingence de son existence et de l’horreur qu’elle contient, il entre plutôt en contact avec le

dionysiaque, force créatrice qui puise dans les profondeurs de la nature sauvage et chaotique, où

l’individu se confond avec le tout. La dimension dionysiaque de la tragédie repose sur le chœur, la

musique. Avec la seule puissance dionysiaque, l’homme serait poussé à l’autodestruction, il ne

pourrait supporter l’horreur de l’existence. C’est pourquoi, mêlée à l’apollinien, cette force devient

la plus productive. Au lieu de nier l’horreur et le chaos de l’existence, la tragédie affirme malgré

tout sa valeur. De cette union des deux forces artistiques peut naître un pessimisme de la force, qui

affirme la vie dans tout ce qu’elle est, avec toute la souffrance qu’elle comporte, mais en continuant

de l’embellir de multiples voiles. La tragédie permet à la fois de se maintenir dans le principe

d’individuation tout en ayant l’illusion de revenir à l’unité primaire du monde. 179 Ibid, p.118. 180 Cf. F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §7, p.56. 181 Ibid, §3, p.36. 182 Cf. W.J. Dannhauser, Nietzsche’s view of Socrates, Ithaca and London, Cornell university press, 1974, p.121.

65

Pour cerner les raisons de la naissance de la métaphysique platonicienne, il est impératif de

comprendre la mort de la tragédie grecque, et surtout d’identifier son meurtrier : Socrate. Par

opposition au pessimisme de la force, dont témoigne celui qu’on pourrait appeler « l’homme

tragique », apparaît un optimisme né de la faiblesse qui conduit à un autre type d’homme : l’homme

théorique, qui est incarné dans la personne de Socrate. L’homme théorique ne rejette pas la

souffrance, il la constate aussi. La différence essentielle est qu’il croit pouvoir annihiler la

souffrance et corriger l’existence en niant l’importance du corps. Comment? En montrant la

supériorité de la raison et sa capacité à atteindre le fond originel des choses derrière les apparences

trompeuses.

Selon Nietzsche, le déclin de la tragédie commence en fait avec Euripide. Ce dernier aurait eu

pour juge Socrate et se serait imprégné de son impératif : « tout, pour être bon, doit être

conscient »183. Euripide le traduit, dans ses tragédies, par l’idée que « tout, pour être beau, doit être

rationnel »184. C’est ce que Nietzsche nomme le « socratisme esthétique ». Alors que l’instinct

occupait une position centrale dans la tragédie, Euripide le rejette, avec Socrate, et le remplace par

la rationalité. Le chœur prend de moins en moins de place au profit du discours. Autrement dit,

l’aspect dionysiaque de la tragédie, la musique, est écarté. La musique, selon Nietzsche, est la seule

à pouvoir exprimer le cœur des choses185 « si tant est qu’on a pu dire à bon droit que la musique est

une réduplication, un second moulage du monde »186, alors que le langage est inadéquat ou

insuffisant. Désormais, le socratisme esthétique contamine, à travers Euripide, la tragédie attique et

en viendra à bout peu de temps après. L’art, avec Socrate, perd tout ce qu’il a d’instinctif, de

dionysiaque : « Tel est le nouvel antagonisme : socratisme contre dionysisme »187.

Le socratisme esthétique, nous l’avons dit, repose sur l’idée que tout, pour être bon, doit être

conscient. La clarté rationnelle à tout prix devient la seule manière de vivre. Socrate oppose

désormais au pessimisme tragique un optimisme rationnel nouveau. Alors que pour l’homme

183 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §12, p.82. 184 Idem. 185 Cf. W.J. Dannhauser, Nietzsche’s view of Socrates, Ithaca and London, Cornell university press, 1974, p.120: « Language enables man to think conceptually, but the fundamental reality is not to be understood through and by language; the truth is not to be reached through reason, which is linked to language. Only music can express the heart of things. » 186 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §5, p.44 187 Ibid, §12, p.79.

66

tragique, le monde est en perpétuelle mutation, frappe les sens et engendre ainsi une souffrance

inévitable, l’homme théorique perçoit le monde comme ordonné et intelligible, et la souffrance est

évitable grâce au pouvoir de la raison. Étant donné ses prémisses ontologiques, la tragédie sert à la

base à justifier le mal humain pour le décharger de la culpabilité, assouplir l’imputabilité de la faute

et la relayer au tragique de la destinée (la moïra), à laquelle même les dieux sont soumis. Le

« soubassement éthique de la tragédie » est donc « la justification du mal humain, de la faute

comme de la souffrance qui en résulte »188. De même, suivant ses propres postulats ontologiques,

l’homme théorique rend l’être humain seul coupable de son mal en transférant la faute sur les sens,

le corps, l’ignorance, l’illusion, l’apparence : tout ce qui peut être surmonté, selon lui, par la

raison189. Il est donc anti-tragique en ce qu’il croit pouvoir éviter la souffrance par les artifices de la

rationalité. L’attitude de Socrate devant la mort est le témoignage par excellence de cet optimisme.

On pourrait également y ajouter, selon Dannhauser, « the socratic principles that virtue is

knowledge, that one only sins out of ignorance, and that the virtuous man is the happy man »190.

L’optimisme théorique de Socrate naît nécessairement d’autres instincts que le pessimisme tragique

de Nietzsche. Nous avons vu plus haut que la superfétation logique, qui pousse Socrate à croire

qu’il a accès à l’essence des choses et qu’il peut ainsi corriger l’existence, ne serait en fait que le

produit du ressentiment, une forme de faiblesse et de maladie. La raison à tout prix ne serait que le

dernier recours des hommes malades et la seule manière de témoigner de leur puissance. Cet

optimisme est lui aussi créateur, mais il ne permettrait qu’à un type d’homme en particulier de se

conserver, un type d’homme faible. Dannhauser commente ici ce que Nietzsche dit par ailleurs, à

savoir que le socratisme et l’alexandrisme sont les plus forts garants de la conservation de ce type

d’homme: « Since man experiences life as fundamentally painfull, he is in need of stimulants in

order to keep living. Alexandrian, or Socratic, culture provides these stimulants by permetting men

to find pleasure in knowledge and in the belief that the wound of existence can be healed. Such a

culture’s highest ideal is the theoretical man, and at its height it is permeated by boundless

optimism »191.

188 Ibid, §9, p.67. 189 Cf. Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, République X, 617e à 618c, pp.1788-1789 : « Ce n’est pas un démon qui vous tirera au sort, mais c’est vous qui choisirez un démon. […] La responsabilité appartient à celui qui choisit. Le dieu, quant à lui, n’est pas responsable. […] Il s’agit en effet de savoir si on est en mesure de connaître et de découvrir celui qui nous donnera la capacité et le savoir requis pour discerner l’existence bénéfique de l’existence misérable, et de toujours et en tout lieu choisir l’existence la meilleure au sein de celles qui sont disponibles. » 190 W.J. Dannhauser, Nietzsche’s view of Socrates, Ithaca and London, Cornell university press, 1974, p.64. 191 Ibid, p.69.

67

Pour expliquer en quoi la création de l’homme théorique est issue de la faiblesse et non de la

force, il faut s’attarder au concept de « volonté de puissance », car ce n’est qu’à la lumière de ce

dernier que nous pourrons saisir la perspective de Nietzsche et sa critique. Adhérer à la perspective

de la volonté de puissance, c’est, selon Nietzsche, adopter le point de vue de la vie. Nous verrons

que c’est la meilleure perspective parce qu’elle est la plus englobante et qu’elle affirme le mieux la

vie dans toutes ses contradictions. Même si ce terme n’est pas encore employé par Nietzsche dans

La naissance de la tragédie, on y trouve déjà le concept en germe dès cette époque. Ce que

Nietzsche nomme « instinct » peut être en général rapporté à la volonté de puissance. Pour mieux

saisir l’opposition entre homme théorique et homme tragique, on ne peut passer à côté la distinction

que Nietzsche opère entre deux types de manifestations de la volonté de puissance : l’affirmation et

la réaction. Il est indispensable de faire ce détour pour expliquer quel type de force motive

finalement Platon dans l’élaboration de sa métaphysique et sa relation à l’homme théorique.

Le corps comme manifestation d’un type de volonté de puissance À l’origine de la connaissance, il y a un instinct qui n’est pas un instinct de connaissance mais de

domination et d’appropriation. L’histoire de l’origine de la connaissance est l’histoire de la croissance

et des mutations de cet instinct.

Monique Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies

Le concept de « volonté de puissance » » est thématisé principalement dans Par-delà bien et

mal et Généalogie de la morale. Dans ces œuvres, Nietzsche offre non seulement certaines

descriptions du concept, mais également de la manière dont il se manifeste concrètement dans le

développement de la morale et chez différents types d’individus. Cependant, nous ne pouvons

passer sous silence le texte qui a été publié de manière posthume et qui porte ce nom. Nietzsche

avait pour projet de rédiger un livre qui aurait pour nom La volonté de puissance : Essai de

transvaluation de toutes les valeurs192. Il a abandonné ce projet et affirme dans Ecce homo avoir

opéré cette transvaluation des valeurs dans d’autres œuvres, notamment dans les œuvres ci-haut

mentionnées, mais aussi dans Le crépuscule des idoles193. Paolo D’Iorio ajoute que plusieurs

documents attestent du fait que cette inversion des valeurs aurait été effectuée dans l’Antéchrist

192 F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Trad.fr. É. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et al. Paris, Flammarion, 2002, Troisième traité, §27, p.178. 193 Cf. F. Nietzsche, Ecce Homo, Trad.fr. J-C Hémery, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 2009, p.178 : « Le 30 septembre, grande victoire, achevé l’Inversion des valeurs. »

68

également194. À la mort de Nietzsche, sa sœur, Elisabeth Förster-Nietzsche, a décidé de publier La

volonté de puissance en regroupant différents aphorismes et notes personnelles. Toujours selon

D’Iorio, non seulement l’ordre de ces extraits semble aléatoire, mais leur contenu a été falsifié en

bonne partie par elle. Même si l’édition Colli-Montinari a rétabli les passages en indiquant leur

ordre chronologique et en éliminant les modifications apportées aux manuscrits initiaux, il n’en

reste pas moins que Nietzsche avait refusé de publier ces extraits pour des raisons qui lui

appartiennent et que nous ne connaîtrons jamais. La minutie avec laquelle il classait, ordonnait et

composait ses aphorismes constitue selon nous, et suivant Paolo D’Iorio195, un argument suffisant

pour admettre que La volonté de puissance n’est pas une œuvre assez fiable pour qu’on puisse

fonder sur elle une interprétation de Nietzsche. Nous nous en tiendrons donc essentiellement aux

deux textes précédemment mentionnés.

L’expression allemande « Wille zur Macht » veut en fait dire littéralement « volonté vers la

puissance ». Ce concept est assez difficile à circonscrire et à traduire en français, non pas

uniquement pour des raisons langagières, mais aussi, et surtout, pour des raisons conceptuelles.

Nietzsche en parle surtout avec des images et des métaphores, c’est donc de la même manière que

nous procéderons pour l’illustrer. Nous pouvons d’abord affirmer que la volonté de puissance est

une perspective fondamentale sur l’existence qui permet d’en comprendre les diverses et fluctuantes

manifestations à travers différents phénomènes. Nietzsche dit que la vie elle-même est volonté de

puissance196. On pourrait être tenté ici d’associer celle-ci à un principe métaphysique, comme le fait

Heidegger en disant qu’elle est le sens de l’être ou « l’être de l’étant »197, mais cela constituerait une

erreur selon nous. Nous croyons en effet que Nietzsche n’accorde pas de substantialité au sens

métaphysique à la volonté de puissance. Cette idée irait à l’encontre du perspectivisme, idée qui est

selon nous la plus fondamentale pour interpréter Nietzsche. Nous y reviendrons plus loin. Par

ailleurs, donner une personnalité à la volonté de puissance, une intention, serait aussi inadéquat, car

ce serait tomber dans le piège de l’anthropomorphisme que Nietzsche veut éviter. On peut

concevoir la volonté de puissance comme une force, un élan vital de la vie vers elle-même, qui

s’étend même au-delà de la vie comme principe qui traverse toute chose, y compris le monde

194 Cf. P. D’Iorio, « Les volontés de puissance » dans « La volonté de puissance » n’existe pas, Paris, L’éclat, 1997. 195 Idem. 196 Cf. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Prélude d’une philosophie de l’avenir, Trad.fr. H. Albert, Mercure de France, 1913, §259, p.718. 197 J. Van Wiele, « Heidegger et Nietzsche : Le problème de la métaphysique », Revue Philosophique de Louvain, 1968, Volume 66, Numéro 91, p.436.

69

inorganique198. Le concept semble à première vue tautologique, mais il renvoie à une idée

particulière, celle du vouloir qui se veut comme vouloir. La volonté ne veut rien en dehors d’elle-

même, elle se désire elle-même perpétuellement. Selon Nietzsche, le monde, en tant que tout, est

volonté et se veut donc perpétuellement lui-même. Il est constitué essentiellement de multiples

volontés qui s’entrechoquent et désirent leur accroissement. Il ne s’agit pas pour autant d’une

simple soif de pouvoir, une volonté de dominer l’autre, comme le souligne Michel Haar :

Il faut écarter d’emblée, comme un contresens grossier, une interprétation seulement psychologique et anthropologique de la Volonté de Puissance. Celle-ci serait alors simplement synonyme d’appétit de pouvoir. Il s’agirait seulement du désir de chaque individu de dominer les autres et de se soumettre les choses. Une telle volonté, il est facile de le montrer, serait en réalité impuissante, puisque souffrant sans cesse d’un manque et éprouvant une nostalgie perpétuelle.199

Le désir de dominer l’autre témoigne en fait, dans la sphère humaine, d’une inaptitude

foncière à se dominer soi-même. L’homme affirmatif n’a pas besoin d’un objet extérieur pour

ressentir sa propre puissance. C’est l’apanage du faible que de devoir réagir à des stimuli extérieurs

pour avoir un sentiment puissance. Vouloir écraser l’autre, vouloir s’en venger, seraient en fin de

compte des manifestations contraires à la volonté de puissance. La volonté de puissance serait plutôt

le fait de vouloir la puissance pour elle-même, en soi-même, et cette puissance étendrait seulement

collatéralement ses effets sur ce qui l’entoure, et potentiellement sur d’autres êtres vivants. Dans

Par-delà bien et mal, Nietzsche emploie, pour caractériser ses effets, des mots comme

« appropriation, atteinte, conquête de ce qui est étranger et plus faible, oppression, dureté,

imposition de ses formes propres, incorporation et à tout le moins, dans les cas les plus tempérés,

exploitation »200. Il n’est donc pas étonnant qu’on soit porté à précipiter notre jugement et à croire

qu’elle réside dans la volonté d’un individu d’écraser les autres. Il s’avérerait pourtant inexact de la

concevoir ainsi, car elle s’étend de manière beaucoup plus large à l’ensemble du règne du vivant et

même au-delà, comme l’illustre Haar :

198 Cf. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Prélude d’une philosophie de l’avenir, Trad.fr. H. Albert, Mercure de France, 1913, §36, pp.510-511 : « De la « volonté » ne peut naturellement exercer ses effets que sur de la « volonté » – et non sur des « matières » […] : bref, on doit risquer l’hypothèse visant à voir si, partout où l’on reconnaît des « effets », de la volonté n’exerce pas des effets sur de la volonté – et si tout processus mécanique, dans la mesure où une force y est active, n’est pas précisément force de volonté, effet de volonté. […] on se serait ainsi acquis le droit de déterminer de manière univoque toute force exerçant des effets comme : volonté de puissance. » 199 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.24. 200 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Prélude d’une philosophie de l’avenir, Trad.fr. H. Albert, Mercure de France, 1913, §259, p.718.

70

Dans sa signification la plus large, la Volonté de Puissance désigne, le déploiement non finalisé, mais toujours orienté, des forces. Toute force, toute énergie, quelle qu’elle soit, est Volonté de Puissance, dans le monde organique (pulsions, instincts, besoins), dans le monde psychologique et moral (désirs, motivations idéaux) et dans le monde inorganique lui-même, dans la mesure où « la vie n’est qu’un des cas particuliers de la volonté de puissance201.

Ainsi, il est bon d’éviter aussi de tomber dans le piège de la « volonté » entendue au sens de libre-

arbitre, puisqu’elle s’exprime également dans le monde inorganique, exempt de toute téléologie

extérieure à la conquête de la puissance pour elle-même, et donc de toute « volonté » qui dirige vers

un but extérieur. Ce faisant, faire du « mal » à l’autre « volontairement » serait un non-sens.

Le vocabulaire employé par Nietzsche pour parler de la volonté de puissance nous heurte

nécessairement, surtout dans cette croyance au libre-arbitre qui constitue le fondement de notre

morale. Nous faisons reposer l’ensemble de notre morale sur le fait d’être des sujets imputables de

nos actions, sur la notion de liberté. Nous croyons être en mesure de nous abstenir volontairement

de nous faire du mal mutuellement et nous mesurons en cela tout le progrès de l’humanité. Nous

envisageons difficilement le fait que la volonté de puissance, qui n’a, en fin de compte, rien de la

volonté entendue au sens de libre-arbitre, puisse être le principe à l’origine de nos pensées et de nos

actions. Et pourtant, puisque la vie elle-même est volonté de puissance, tous les êtres, vivants ou

non, sont guidés par ce principe. En somme, l’exercice de la volonté de puissance ne dépend pas de

la volonté individuelle, du libre-arbitre, et ne peut ainsi être condamnée moralement, car

exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme force, qu’elle ne soit pas volonté de domination, volonté de terrasser, volonté de maîtrise, soif d’ennemis, de résistances et de triomphes, c’est tout aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force. Un quantum de force est tout autant un quantum de pulsion, de volonté, d’action, - bien mieux, il est tout entier cette pulsion, ce vouloir, cette action mêmes, et seule la séduction du langage (et les erreurs fondamentales de la raison qui se sont sédimentées en lui), qui comprend et mécomprend toute action comme étant conditionnée par un agent, par un « sujet », fait apparaître les choses différemment. […] il n’existe aucun « être » derrière l’agir, le faire, le devenir; l’ « agent » est un ajout de l’imagination à l’agir, car l’agir est tout202.

La volonté de puissance est, comme nous l’avons dit, instinct, et nous ne pouvons choisir, pas

plus que tous les autres êtres vivants, le degré et la nature de la volonté de puissance qui se

manifestent dans nos pensées et nos actions. Nous expliquerons plus loin comment se construit la

croyance au sujet, à la conscience comme maîtresse des instincts, et nous montrerons en quoi c’est 201 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.27. 202 F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Trad.fr. É. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et al. Paris,

Flammarion, 2002, Premier traité, §13, p.56.

71

une erreur de la raison alors même que toute notre morale est fondée dans ce principe du libre-

arbitre, incluant celle de Platon.

Tous les êtres humains sont donc mus par la volonté de puissance, mais cette dernière se

manifeste de manière différente chez chaque individu. Chez certains, elle est d’emblée affirmative,

elle est débordement, surabondance de force, un grand « oui » à la vie. Chez d’autres, elle est plutôt

réactive, un désir de conservation, de confort, de retenue, un soupçon à l’égard de l’existence203.

Tout dépend de la capacité d’un individu à hiérarchiser et harmoniser les instincts en lui-même.

Socrate, comme nous l’avons dit, est constitué d’une disposition chaotique des instincts qu’il

contrôle difficilement. Son soupçon à l’égard de l’existence est manifeste dans sa volonté de la

corriger par la raison. Il est déjà évident qu’il fait partie de la seconde catégorie. En est-il de même

pour Platon? Creusons davantage pour mieux saisir cette distinction entre l’affirmation et la

réaction.

Dans l’aphorisme 260 de Par-delà bien et mal et dans la première section de la Généalogie

de la morale, Nietzsche explique comment sont apparus les premiers jugements moraux dans

l’histoire et à quoi ils ressemblaient. Il présente une typologie qu’il dit basée sur une longue étude

des peuples et des individus à travers l’histoire. Il observe deux grandes tendances; il y aurait selon

lui une morale de maîtres et une morale d’esclaves204 qui résultent de deux tendances distinctes dans

la manière dont la volonté puissance est interprétée. Il n’est pas exclu, toutefois, que les deux types

de volonté de puissance soient présents au sein d’un même être205. N’allons donc pas croire trop

rapidement que ces deux tendances séparent d’emblée le genre humain en deux classes, mais

voyons plutôt ces portraits comme deux tendances morales qui traversent l’humanité. Le premier

type de manifestation de la volonté de puissance naît au sein d’une classe aristocratique, où le noble

prend conscience de sa supériorité et l’affirme, devenant ainsi créateur et mesure de ses propres

valeurs206. Ces nobles acceptent la souffrance pour se mesurer à eux-mêmes et à leurs semblables,

ils aiment la compétition ou tout ce qui leur permet de devenir plus forts, même leurs ennemis, qui

les aident à se surpasser. Ils n’ont aucune rancune parce qu’ils oublient facilement, déchargeant sur

203 Cf. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §260, p.723 : « À supposer que ceux qui sont victimes de la violence, les opprimés, les souffrants, les non-libres, les incertains et fatigués d’eux-mêmes moralisent : quel trait homogène présenteront leurs évaluations morales ? Il est probable que s’y exprimera un soupçon pessimiste à l’égard de la situation de l’homme tout entière, peut-être une condamnation de l’homme ainsi que de sa condition. » 204 Cf. F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P. Wotling, Paris, GM Flammarion, 2000, §260, p.720. 205 Idem. 206 Ibid, p.721.

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le champ leurs pulsions lorsqu’on porte atteinte à leur personne207. Le second type de manifestation

de la volonté de puissance apparaît plutôt dans une classe de vaincus et d’esclaves, qui, par

souffrance et impuissance, réagit aux valeurs des nobles et se définit par opposition à ces derniers.

Ces esclaves fuient la souffrance parce qu’ils cherchent à se conserver. Ils doivent se forger des

armes qui leur sont propres, dont la rationalité exacerbée, arme par excellence, qui n’est pourtant

qu’un luxe pour le type affirmatif, comme le dit bien Nietzsche dans l’extrait suivant : « Une telle

race d’hommes du ressentiment finira nécessairement par devenir plus intelligente que n’importe

quelle race noble, et elle honorera l’intelligence dans une tout autre proportion : comme une

condition d’existence de première importance, tandis que, chez les hommes nobles, l’intelligence

comporte plutôt une délicate saveur de luxe et de raffinement »208. Le réactif ne peut se comprendre

lui-même que par opposition à ce qui lui est extérieur, il a besoin d’un ennemi, un ennemi qu’il ne

fait pas que dédaigner ou mépriser, mais un ennemi qu’il hait et qu’il veut anéantir, ce que

Nietzsche dit clairement dans la Généalogie de la morale : « Ce retournement du regard évaluateur,

cette nécessité pour lui de se diriger vers l’extérieur au lieu de revenir en soi appartient en propre au

ressentiment : pour naître, la morale des esclaves a toujours besoin d’un monde extérieur, d’un

contre-monde, elle a besoin, en termes physiologiques, de stimuli extérieurs pour agir; son action

est fondamentalement réaction »209. Si le premier type oublie facilement, le second type, au

contraire, remâche sans cesse le tort qu’on lui cause. Incapable de manifester directement sa

puissance, il refoule ses pulsions malsaines au fond de lui-même et anéantit ou fait souffrir en

pensée son ennemi. Ce qui guide ce second type, c’est avant tout le ressentiment, une rancune

profonde concoctant des vengeances imaginaires d’une cruauté inouïe à l’égard des puissants et

dont la manifestation la plus reconnaissable se retrouve dans l’invention du paradis et de l’enfer des

chrétiens. Le chrétien est l’esclave type, car il est le plus grand calomniateur de la vie :

Dès le début, le christianisme fut essentiellement et fondamentalement dégoût et lassitude de la vie de la vie envers la vie, simplement travestis, dissimulés, fardés sous la croyance en une « autre vie », une « vie meilleure ». La haine pour le « monde », la malédiction des affects, la peur de la beauté et de la sensualité, un au-delà inventé pour mieux calomnier l’en-deçà, au fond une aspiration au néant, à la fin, au repos, au « Sabbat des Sabbats » - tout cela, joint à l’inconditionnée volonté du christianisme de ne reconnaître que des valeurs morales, m’est toujours apparu comme la forme la plus dangereuse et la plus inquiétante entre toutes les formes possibles de la « volonté de

207 Cf. F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Trad.fr. É. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et al. Paris, Flammarion, 2002, Premier traité, §10, p.50. 208 Idem. 209 Ibid, p.48.

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périr », ou à tout le moins un signe de profonde maladie, de fatigue, de découragement, d’exténuation, d’appauvrissement de la vie210.

Si l’on étend cette analyse du type réactif à Socrate, encore une fois, on peut aisément

apercevoir sa proximité avec la morale d’esclave. D’abord, nous l’avons dit, Socrate était en tout

assez différent des nobles de son époque, on l’associait à la plèbe. L’intelligence est pour lui « une

condition première d’existence » et non un simple luxe. Par ailleurs, nous avons vu qu’il arrive mal

à contenir ses propres instincts, de là son besoin de morale pour compenser. Socrate est donc un

homme du ressentiment. Il a une haine de ses ennemis, dont il veut se venger, et son outil privilégié

pour y parvenir est la raison. Ses premiers ennemis, nous le savons, ce sont les sophistes. Pour se

venger, Socrate a recours à la dialectique pour les ridiculiser. Son second ennemi, nous l’avons déjà

dit, est la sensualité. Socrate va condamner les sens au profit de la raison, seule capable d’accéder

au vrai. Ce faisant, il se venge des amis de la sensualité en les condamnant à une vie de malheur, car

il affirme que seul celui qui sait est vertueux, et que seul le vertueux est heureux. Enfin, le dernier

ennemi de Socrate est la vie elle-même. Afin de s’en venger, il adopte une attitude sereine devant la

mort et traite la vie comme une maladie. Ainsi, Socrate aurait été un homme du ressentiment qui, en

fin de compte, doit être rapporté à l’homme théorique décrit dans La naissance de la tragédie.

L’homme théorique se conserve lui-même et tout type de vie faible. Il se venge du tragique de

l’existence en imaginant qu’il peut le surmonter grâce au logos.

Maintenant, comment pouvons-nous évaluer une telle attitude à l’égard de l’existence? Peut-

on affirmer que la perspective tragique est plus adéquate pour représenter la vie que la perspective

de l’homme théorique, l’affirmation meilleure que la réaction? Nietzsche nous propose un critère

pour en décider : la capacité et la force d’une perspective à valoriser l’être humain, comme être

d’instincts et non comme âme immatérielle incarnée dans un corps et la vie, non comme punition

divine expiatoire, mais comme unique possibilité de l’existence, même avec son caractère tragique.

Sous cet angle, une perspective tragique, même si elle est pessimiste, est beaucoup plus affirmative

qu’une perspective théorique, qui paraît optimiste, mais qui n’est telle que parce qu’elle condamne

l’existence et aspire à un monde fictif. Cette manière d’évaluer peut ensuite s’étendre au domaine

de la connaissance et nous permettre de comprendre quel type de penseur Nietzsche valorise.

Sous l’angle de la volonté de puissance, l’acquisition du savoir apparaît comme un combat

perpétuel entre les affects, comme une capacité à résider dans l’instabilité du devenir et à ne pas

210 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, Essai d’autocritique, §5, p.17.

74

flancher en direction d’une théorie systématique réconfortante. En ce sens, être véritablement

philosophe, pour Nietzsche, ce serait « séjourner au beau milieu de cette rerum concordia discors

ainsi que de toute la prodigieuse incertitude et ambiguïté de l’existence » tout en « [vibrant] du désir

et du plaisir de poser des questions »211. C’est le contraire de l’optimisme de l’homme théorique qui

est mû par une volonté de permanence. Selon Nietzsche : « la force d’un esprit se mesurerait à la

quantité précise de « vérité » qu’il parviendrait à supporter, plus clairement au degré auquel il aurait

besoin de la diluer, de la voiler, de l’adoucir, de l’émousser, de la falsifier »212. Nietzsche ajoute que

les philosophes et artistes ont une « adoration passionnée et exagérée des "formes pures" » et que

cela les mène souvent à poser quelque chose « en-dessous », comme des essences par exemple. De

là, il affirme qu’ « on pourrait déduire leur degré de dégoût de la vie du point jusqu’auquel ils

souhaitent voir son image falsifiée, atténuée, faite transcendance, déifiée »213.

Si Socrate, suivant cette analyse, peut être qualifié de réactif, peut-on en dire autant de

Platon ? Qu’est-ce que la métaphysique de Platon nous enseigne sur sa psycho-physionomie? La

métaphysique ne naît-elle pas précisément, en fin de compte, d’une mécompréhension du corps

comme volonté de puissance?

211 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §2, p.51. 212 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Trad.fr P. Wotling, Paris, Flammarion, 2000, §39, p.513. 213 Ibid, §59, p.541.

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Chapitre 5 : Origine de la métaphysique : une mécompréhension du corps.

Nous avons constaté jusqu’à maintenant que la pensée d’un philosophe est inséparable de son

idiosyncrasie particulière. Autrement dit, c’est le corps entier qui pense, le corps qui est esprit.

Selon Monique Dixsaut, faire cette analyse psychologique des philosophes vise un but précis chez

Nietzsche :

[…] destituer l’âme mais aussi la conscience, l’intellect, la raison, des privilèges qu’on leur a accordés – nous n’en sommes dotés que parce que notre corps l’est. Le corps est esprit. Cette affirmation est le contraire d’une réduction matérialiste, ce n’est pas l’esprit qui est corps, mais le corps qui est esprit. La destitution ne consiste pas à réduire le psychologique au physiologique (le physiologique est psychologique), elle consiste en une multiplication; consciences, intellects, raisons sont en chacun innombrables. Prendre le corps comme "fil conducteur", c’est affirmer la priorité du multiple sur l’un, du complexe sur le simple, de l’obscur sur le clair. La pensée n’est qu’un "rapport de pulsions les unes avec les autres"214.

Pourquoi doit-on reconsidérer le rôle du corps dans la pensée? Pourquoi retirer à l’âme, la

conscience, l’intellect, la raison, leur primauté par rapport au corps? Pour Nietzsche, concevoir ces

facultés comme autonomes ou supérieures par rapport au corps est une erreur fondamentale, qui

rendra possibles tout idéalisme, toute morale et toute métaphysique. Or, tout « au-delà de la nature »

est une manière de dévaloriser l’existence, car cela suppose un autre monde opposé au nôtre et

condamne ainsi la vie humaine et l’existence entière. En somme, la métaphysique résulte d’une

volonté de vengeance des caractères impuissants contre ce monde qui les opprime. Dès qu’on

recherche avec probité d’où provient la métaphysique, on ne peut ramener sa création qu’à un type

de corps déterminé, mais le métaphysicien parvient difficilement à constater les erreurs que son

propre corps produit. Il aura plutôt tendance à se cacher à lui-même la source de ses idées. Il croira

en l’objectivité parce qu’il n’a pas compris ou ne veut pas admettre que c’est le corps qui

philosophe et que la conscience et le moi ne sont que des « fictions » :

Le déguisement inconscient de besoins physiologiques sous le costume de l’objectif, de l’idéel, du purement spirituel atteint un degré terrifiant, - et assez souvent, je me suis demandé si, somme toute, la philosophie jusqu’à aujourd’hui n’a pas été seulement une interprétation du corps et une mécompréhension du corps. […] On est en droit de considérer toutes les téméraires folies de la métaphysique, particulièrement

214 M. Dixsaut, Platon-Nietzsche : L’autre manière de philosopher, Clamecy, Fayard (coll. Ouvertures), p.55-56.

76

ses réponses à la question de la valeur de la vie, d’abord et toujours comme symptômes de corps déterminés215.

Quelle organisation pulsionnelle conduit à une telle pensée métaphysique? Nietzsche nous

indique, dans son avant-propos du Gai savoir, qu’il y aurait en fait deux impulsions philosophiques,

deux types d’idiosyncrasie du philosophe :

On a en effet nécessairement, à supposer que l’on soit une personne, la philosophie de sa personne : mais il y a là une différence considérable. Chez l’un, ce sont les manques qui philosophent, chez l’autre, les richesses et les forces. Le premier a un besoin impérieux de sa philosophie, que ce soit comme soutien, soulagement, remède, délivrance, élévation, détachement de soi; chez le second, elle n’est qu’un beau luxe, dans le meilleur des cas la volupté d’une reconnaissance triomphante qui doit finir par s’inscrire en majuscules cosmiques au ciel des concepts216.

Nous devons maintenant nous demander à quel type appartient Platon. Nous serions tentés, suivant

notre analyse psychologique de la première partie, de croire que Platon appartient à la première

catégorie, comme Socrate. Son incapacité à tolérer l’aspect déstabilisant du devenir nous mène à

l’hypothèse qu’il aurait « un besoin impérieux de sa philosophie », car c’est elle qui lui permet de

fixer le devenir et d’atteindre non seulement le vrai, mais aussi le Bien. Toutefois, on ne peut passer

sous silence cette référence évidente à Platon lorsque Nietzsche parle de « ciel des concepts »,

même si elle pourrait très bien s’appliquer à d’autres penseurs idéalistes après lui. La philosophie

est-elle un « luxe » pour Platon, ou un « besoin impérieux »? La chose n’est pas simple. Nietzsche

ajoute, toujours dans la préface du Gai savoir, que

toute philosophie qui place la paix plus haut que la guerre, toute éthique présentant une version négative du concept de bonheur, toute métaphysique ou toute physique qui connaissent un final, un état ultime de quelque sorte que ce soit, toute aspiration principalement esthétique ou religieuse à un en marge de, un au-delà de, un en dehors de, un au-dessus de autorise à demander si ce n’est pas la maladie qui a inspiré le philosophe217.

Étant donné l’hypothèse des idées séparées, de la survie de l’âme après la mort, du concept de

rétribution par la métempsychose, on serait en droit de croire que Platon est en effet du premier

type, et que ce sont les manques qui philosophent chez lui. Pourtant, un autre passage du Gai savoir

nous oblige à revoir notre hypothèse. Dans l’aphorisme 372, Nietzsche dit qu’il n’est pas idéaliste

parce que l’idéalisme condamne et rejette les sens, alors que lui en voit la nécessité pour la vie, dans

215 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, Avant-propos, §2, p.11. 216 Ibid, p.9. 217 Ibid, p.11.

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la praxis. L’idéaliste, au contraire, ne voit dans la sensualité qu’un ennemi à combattre. En

déssensualisant, il « vampirise », saigne le réel, l’appauvrit. Toutefois, quand les sens deviennent

tyranniques, « surpuissants », ne faut-il pas les modérer, les combattre nécessairement au nom de

cette même praxis? Platon aurait peut-être été de ceux qui devaient combattre les sens pour mieux

vivre : « In summa : tout idéalisme philosophique fut jusqu’à présent quelque chose comme une

maladie lorsqu’il ne fut pas, comme dans le cas de Platon, la précaution d’une santé opulente et

dangereuse, la peur de sens surpuissants, la sagesse d’un sage socratique »218. Nietzsche ne peut être

plus clair à cet égard, c’est plutôt au second type qu’appartiendrait Platon et c’est la surabondance

de force qui philosophe chez lui, non le manque. Comment cela est-il possible? N’étions-nous pas

forcés, étant donné tout ce qui a été dit précédemment, de considérer Platon comme un décadent?

Pour répondre à cette question, il faut d’abord reconnaître que la connaissance elle-même est une

forme de conquête qui exige un type de force, comme le souligne Michel Haar :

Par ailleurs, la connaissance est conquête, pour autant qu’elle est d’essence impérative, qu’elle impose des lois au Chaos, qu’elle est activité d’assimilation. Elle agit despotiquement en ne cessant de supprimer, de simplifier, d’égaliser. La logique, comme la morale, découle d’une volonté de réduire tous les phénomènes à des "cas identiques". Alors qu’il feint l’objectivité, le savoir schématise, crée des cohérences fictives, et d’autre part s’approprie avec une sorte de voracité inépuisable tout ce qui lui est étranger, dans le seul but de s’en rendre maître. Mais il y a plus : l’activité schématisante et assimilatrice de la connaissance n’est pas même l’œuvre de la conscience. Elle se produit déjà au niveau du corps et, de là, émerge au conscient. Connaître, juger, ce n’est que reconnaître un schéma d’assimilation qui se trouve disponible parce que déjà tracé par le corps, c’est-à-dire par la Volonté de Puissance219.

La connaissance est donc l’une des manifestations de la volonté de puissance qui peut s’exprimer

autant de manière affirmative que réactive. Nous avons vu qu’elle passe par la réaction chez Socrate

parce que la superfétation logique vient pallier une anarchie des instincts et permet de se venger. En

est-il de même pour Platon?

Il est possible de mieux comprendre en quoi la pensée de Platon serait signe de « santé » en

nous référant à l’aphorisme 370 du Gai savoir, voisin de l’aphorisme 2 de l’avant-propos cité plus

tôt. Dans le 370, Nietzsche nous rappelle de quoi naissent les deux impulsions philosophiques

possibles : dans un cas, de la « surabondance de vie », dans l’autre de « l’appauvrissement de la

vie ». Cette distinction est beaucoup plus complexe qu’il ne le paraît de prime abord :

218 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §372, p.390. 219 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.37.

78

L’aspiration à la destruction, au changement, au devenir peut être l’expression de la force surabondante, grosse d’avenir (mon terminus pour la désigner est, comme on le sait, le terme de « dionysiaque »), mais ce peut être aussi la haine du raté, de l’indigent, du déshérité qui détruit, doit détruire, parce que ce qui subsiste, voire tout subsister, tout être même, le révolte et l’irrite. […] La volonté d’éterniser exige de même une double interprétation. Elle peut d’une part provenir de la reconnaissance et de l’amour : un art ayant cette origine sera toujours un art d’apothéose […]. Mais elle peut aussi être la volonté tyrannique d’un être souffrant profondément, luttant, torturé, qui voudrait encore frapper ce qu’il a de plus personnel, de plus singulier, de plus intime, l’idiosyncrasie propre de la souffrance, du sceau qui en ferait une loi ayant force d’obligation et une contrainte, et qui se venge en quelque sorte de toutes choses en leur imprimant, en leur incorporant de force, en leur gravant au fer rouge son image, l’image de sa torture220.

Le propre de Platon, c’est qu’il aime tellement l’« apparence » qu’il finira par la confondre

avec la « réalité », à inverser les choses premières et les choses dernières pour ultimement poser en

dehors de lui ce qui n’est que le produit d’un corps particulier; le sien. Malgré la quantité de force

qu’il fallait à Platon pour imposer une forme au devenir et ses propres valeurs au monde, la pensée

de Platon ne conduit pas à l’éternisation dans le but de glorifier le réel, mais dans le but inverse : le

condamner. Platon a contraint le réel à se plier à sa propre volonté. Monique Dixsaut le confirme :

Ce n’est donc pas parce qu’il dévalorisait la réalité (Realität) que Platon en créait une autre, c’est au contraire parce qu’il était persuadé de la réalité de l’apparence, de la fiction que sa pensée inventait, qu’il accordait une moindre valeur à la réalité effective (Wirklichkeit). Il a eu assez de force pour imposer ce renversement stupéfiant, ce coup d’audace, mais il l’a si bien imposé que nous ne le percevons plus comme tel. Platon en est lui-même en partie responsable, car il a pris de mauvais moyens pour faire croire à ce qu’il inventait : il l’a doté de tout ce à quoi on attache habituellement de la valeur – au premier chef, l’être. Il aurait dû avouer qu’il n’allait vers rien d’existant mais qu’il posait un idéal à sa semblance, qu’il a su faire briller comme plus pur, plus beau, meilleur221.

Pour comprendre pleinement le reproche de Nietzsche à l’égard de Platon, nous allons tenter

de distinguer deux notions : la volonté de permanence et la volonté d’éterniser. Comme nous

venons de le voir, la volonté d’éterniser peut se comprendre de deux manières selon qu’elle est issue

de la surabondance ou du manque de force. Dans la première partie, nous avons montré que la

volonté de permanence est issue d’un manque et qu’elle appauvrit le réel en fixant le devenir dans

l’immuable. Nous proposons donc d’appeler « volonté d’éterniser » ce qui résulte de la

surabondance de force, et « volonté de permanence » ce qui résulte du manque pour mieux

distinguer les deux idées et les mettre en parallèle avec notre analyse précédente. Platon serait-il à la

fois muni des deux volontés? Est-ce possible? Admettons donc que Platon a eu une volonté 220 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §370. 221 M.Dixsaut, Platon-Nietzsche : L’autre manière de philosopher, Clamecy, Fayard (coll. Ouvertures), p.29.

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d’éterniser, Nietzsche ne le condamnerait certainement pas pour cela. Ce qu’il lui reprocherait, dans

ce cas, ce sont les moyens qu’il emploie pour le faire (dévalorisation du corps, du devenir, bref, de

la vie) et le fait qu’il ne soit pas assez honnête envers lui-même pour reconnaître qu’il s’agit là de sa

propre œuvre et non d’une réalité objective222. Si Platon possède une volonté d’éterniser, ce ne

serait donc pas par manque de force, mais plutôt de probité :

Mais cette innocence existe aussi chez les grands philosophes; ils ne se rendent pas compte que c’est d’eux-mêmes qu’ils parlent; - ils s’imaginent qu’il s’agit « de la vérité », - mais au fond, c’est d’eux qu’il s’agit. Ou plutôt, l’instinct le plus puissant en eux se manifeste avec l’extrême impudeur et la totale innocence d’un instinct fondamental : - c’est lui qui veut dominer, devenir si possible le but de toute chose, de tout événement. Le philosophe n’est qu’une sorte d’occasion et de possibilité qui permet à l’instinct de s’exprimer223.

Ce manque de probité est essentiellement lié à une incompréhension du corps, du corps comme

esprit. Il n’est pas, en tant que tel, un manque de force. C’est seulement une autre orientation que

celle que prend la volonté de puissance chez les sages :

Mais les sages n’ont pas seulement inventé un monde conforme à leur volonté, ils ont créé un monde de valeurs supérieures qu’ils puissent vénérer. Celles-ci sont les expressions d’une « ancienne volonté de puissance » qui s’était baptisée elle-même volonté de vérité, volonté d’obéir à des valeurs sacrées, dotées de « noms somptueux » - bien et mal, en particulier, car la valeur qui se précède elle-même sous la forme d’une pure représentation, c’est le bien. […] Le propre de cette vieille volonté de puissance est en effet de vouloir s’ignorer comme telle, de se dissimuler derrière ce qu’elle a lancé224.

La question qui surgit à nouveau est celle de savoir si Platon, en fin de compte, a une volonté

d’éterniser liée à une surabondance de force, ou bien une volonté de permanence tributaire de la

maladie? Pour résoudre ce problème, il nous faut, comme Nietzsche, distinguer Platon du

platonisme. Platon est l’homme qui, par surabondance de force, veut imposer sa forme propre au

monde extérieur. Le platonisme est le résultat de cette surabondance de force qui se manifeste

pernicieusement par des procédés qui entraînent une dévalorisation de la vie. Le terme

« platonisme » est très peu employé par Nietzsche dans ses œuvres publiées. Il en traite uniquement

222 Cf. F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, Comment le « monde-vérité » devint enfin une fable, §1, p.95 : « Le "monde-vérité", accessible au sage, au religieux, au vertueux, - il vit en lui, il est lui-même ce monde. (La forme la plus ancienne de l’idée, relativement intelligente, simple, convaincante. Périphrase de la proposition : "Moi, Platon, je suis la vérité"). » 223 F. Nietzsche, La volonté de puissance, Tome 1, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, §52, p.19. 224 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.333.

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dans Le crépuscule des idoles225, où il l’associe à l’idéalisme, et dans la préface de Par-delà bien et

mal, où il le lie à l’invention de « l’esprit pur » et du « bien en soi »226. Il dit d’ailleurs dans cette

préface que « le christianisme est du platonisme pour le peuple »227. Dans tous les cas, on peut

constater que le platonisme est une forme d’idéalisme optimiste qui permet à l’homme de se guérir

de la vie. Alors que Platon serait selon Nietzsche « la plus belle plante de l’Antiquité »228, il aurait

été corrompu par Socrate, et le platonisme serait le résultat de cette corruption. Michel Haar aborde

la distinction entre Platon et le platonisme en ces termes :

Il reste pour rendre compte de l’origine de la morale ascétique une troisième possibilité que Nietzsche envisage précisément à propos de son adversaire : Platon, l’homme Platon, qu’il sépare du philosophe Platon. Il existe des êtres chez qui la surabondance de vie et de sensualité est telle que l’ascétisme représente pour eux un redoublement de force, une victoire en face d’un obstacle qu’ils se créent à eux-mêmes pour le seul plaisir d’en triompher. Platon serait une nature sensuelle "éprise de son contraire". Mais cette explication ne vaut ni pour le platonisme, ni pour le christianisme229.

Alors que l’idéal ascétique sert généralement de « muraille défensive »230 contre les instincts les

plus atroces, protection indispensable aux êtres décadents ou dégénérés, il prend chez Platon la

forme contraire et manifeste plutôt « un redoublement de force ». Ce qui est engendré devient

toutefois, pour les dégénérés avides de dogmes et d’idéaux, l’équivalent des autres murailles

défensives. C’est ce qu’il advient du platonisme.

Il y a donc ambivalence dans l’analyse nietzschéenne, mais cette dernière peut être en partie

résolue en séparant Platon du platonisme. On ne peut pas dire de Platon qu’il est simplement

décadent. La puissance de son caractère est trop manifeste pour qu’on puisse le placer dans la même

catégorie que Socrate. Par contre, le platonisme offre une alternative au problème du devenir et un

refuge pour les êtres faibles qui ont besoin de permanence. C’est donc à ce dernier que s’adresse la

critique de Nietzsche. Ce dernier procéderait, comme la plupart des métaphysiques, des erreurs

fondamentales de la raison. C’est à ces dernières que nous nous attarderons dans le prochain

chapitre.

225 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, Ce que je dois aux anciens, §2, p.173 : « Mon repos, ma préférence, ma cure, après le platonisme, fut de tout temps Thucydide. » 226 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Trad.fr P. Wotling, Paris, Flammarion, 2000, Préface, p.454. 227 Ibid, p.455. 228 Idem. 229 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.42. 230 Ibid, p.41.

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Chapitre 6 : Les erreurs fondamentales de la raison Avant d’entamer l’analyse de la section du Crépuscule des idoles nommée « Les quatre grandes

erreurs », nous allons d’abord nous pencher sur la section qui la précède intitulée « La raison dans la

philosophie », qui montre bien comment prennent place et se solidifient ces erreurs de la raison qui

sous-tendent la métaphysique. Ces six aphorismes permettent de mettre en lumière le procédé

inconscient par lequel les philosophes en arrivent à la croyance en l’être. Autrement dit, Nietzsche

présente clairement les erreurs successives qui conduisent à la métaphysique. Dans le premier

aphorisme, il aborde une idiosyncrasie des philosophes : la volonté de permanence: « Tout ce que

les philosophes ont manié depuis des milliers d’années, ce sont des idées-momies, rien de réel ne

sort vivant de leurs mains. Ils tuent, ils empaillent lorsqu’ils adorent, messieurs les idolâtres des

idées, – ils mettent tout en danger de mort lorsqu’ils adorent »231. Cette première idiosyncrasie

procède de l’incapacité à tolérer le caractère déstabilisant et destructeur du devenir. Nous avons déjà

trouvé ce trait chez Platon, ou du moins dans le platonisme, et Nietzsche nous rappelle que cette

tendance conduit inévitablement à la condamnation du corps, à son rejet comme obstacle, puisqu’il

est devenir. Le corps sera alors tenu pour responsable de l’erreur, et la raison, à l’inverse, pour la

source du vrai. Le corps est changeant, mais la raison serait éternelle ou du moins, donnerait accès à

une forme d’éternité. Dans le second aphorisme, Nietzsche se réfère à Héraclite pour montrer qu’il

est peut-être le seul philosophe antique à avoir échappé à cette tendance et ayant constaté que « le

"monde des apparences" est le seul réel : le "monde-vérité" est seulement ajouté par le

mensonge »232. Dans le troisième aphorisme de la même section, Nietzsche insiste sur l’importance

de redonner de la valeur aux sens, donc au corps. Toute science repose sur le corps : « Aujourd’hui

nous ne possédons de science qu’en tant que nous sommes décidés à accepter le témoignage des

sens, – qu’en tant que nous armons et aiguisons nos sens, leur apprenant à penser jusqu’au bout »233.

La connaissance passe par le corps, elle ne peut s’y soustraire. Il faut d’abord comprendre cela pour

être un véritable philosophe, ce que Platon n’a su faire.

Après la volonté d’éterniser, qui correspond au désir de tout inscrire dans l’ordre de la permanence,

Nietzsche expose une seconde idiosyncrasie des philosophes dans l’aphorisme 4 :

231 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La raison dans la philosophie, §1, p.89. 232 Ibid, §2, p.90. 233 Ibid, §3, p.91.

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L’autre idiosyncrasie des philosophes n’est pas moins dangereuse : elle consiste à confondre les choses dernières avec les choses premières. Ils placent au commencement ce qui vient à la fin – malheureusement! Car cela ne devrait pas venir du tout! – les « conceptions les plus hautes », c’est-à-dire les conceptions les plus générales et les plus vides, la dernière ivresse de la réalité qui s’évapore, ils les placent au commencement et en font le commencement234.

Cette manière d’inverser les choses dernières et premières est issue d’une façon propre de

vénérer qui implique que « ce qu’il y a de plus haut ne peut pas venir de ce qu’il y a de plus

bas »235. Ainsi, la seconde idiosyncrasie fait en sorte que le besoin d’éterniser devient une exigence

morale. On refusera catégoriquement d’admettre que les choses les plus « élevées » puissent venir

des choses les plus « basses », car les « valeurs supérieures » doivent être causes d’elles-mêmes,

elles doivent être causa sui. Le désir de tout ramener à l’unité pour éviter les contradictions

conduira ultimement à la conception de Dieu comme cause de lui-même. C’est ainsi que « la chose

dernière, la plus mince, la plus vide est mise en première place, comme cause en soi, comme ens

realissimum… »236. Alors que la plupart des philosophes voient l’être immuable comme le principe

premier, celui dont découle tout le reste, Nietzsche le considère comme le plus vide des concepts et

celui qui vient plutôt en dernier. Il en est de même du concept de Dieu, concept le plus éloigné de la

vie et de la réalité, concept vide. Monique Dixsaut exprime bien cette vacuité du concept d’être :

« L’être est la plus forte et la plus vide de leurs idées mortes car il est, par définition, "éternel".

Même ceux qui ne jugent pas possible de connaître l’être y croient néanmoins, et l’être auquel ils

croient ne s’oppose pas, au fond, au devenir, mais à la vie. Ces néants que sont les idoles sont des

figures de la mort, les symptômes d’une volonté de vengeance, d’une haine de la vie »237.

L’être n’est donc pas seulement un concept vide ou faux, mais surtout, un concept qui

dévalorise la vie en niant le devenir, car, comme nous l’indique Michel Haar :

Cette dévalorisation de la contradiction et du changement révèle à la base de la connaissance un préjugé moral. Ce préjugé se résume ainsi : le toujours-stable, le toujours-identique, n’est pas seulement le Vrai, c’est aussi le Bien. En un double sens : la connaissance prétend apporter le salut et se trouve hantée par un idéal d’honnêteté morale : il est honteux de tromper tout comme d’être trompé; le vrai a plus de valeur morale que le faux. Mais si vouloir connaître le vrai, c’est vouloir être bon, et « sauvé » c’est, pour Nietzsche, une manière de nier la vie. En effet, si le vrai logique se définit par une recherche de l’identité à tout prix et par le refus du caractère

234 Ibid, §4, p.91. 235 Idem. 236 Ibid, p.92. 237 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.195.

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contradictoire de la vie, la volonté du vrai se rattache à une Volonté de Puissance nihiliste, et plus brutalement à une volonté cachée de mort. Toute connaissance est mue par une volonté ascétique, cette volonté d’autodestruction qui va se révéler comme la forme suprême de la morale. Il y aurait dans toute connaissance l’aspiration à se situer définitivement en dehors de toute contradiction, c’est-à-dire, pour Nietzsche, dans le néant238.

En résumé, cette volonté de permanence est si puissante qu’elle devient un impératif moral et qu’on

finit par ne reconnaître pour vrai, et donc bon, que ce qui possède les caractéristiques du « néant » :

la stabilité, l’identité, l’absence de devenir et de contradictions. Mais cette inversion des choses

dernières avec les choses premières repose sur des actes de foi, croyances que Nietzsche expose

dans le cinquième aphorisme. Le processus qui conduit à la foi en l’être et en Dieu comme ens

realissimum part de la croyance au logos, puis évolue vers la croyance au moi comme sujet de

l’action (volonté). Voici comment les choses se passent du point de vue de Nietzsche :

Le langage appartient, par son origine, à l’époque la plus rudimentaire de la psychologie : nous entrons dans un grossier fétichisme si nous prenions conscience des conditions premières de la métaphysique du langage, c’est-à-dire de la raison. Alors nous voyons partout des actions et des choses agissantes : nous croyons à la volonté en tant que cause en général, nous croyons au "moi", au moi en tant qu’être, au moi en tant que substance, et nous projetons la croyance, la substance du moi sur toutes les choses – par là nous créons la conception de "chose"…239.

La séparation qui s’opère entre nous et le monde procède d’une croyance au langage, c’est-à-

dire dans l’idée que les concepts reflètent des réalités. Nietzsche a brillamment réussi à mettre en

lumière le lien entre cet acte de foi et la création du sujet (moi) comme cause de l’action, comme

une entité entière, autonome, séparable du monde. Il a été l’un des premiers à montrer que ce n’est

qu’ainsi que le monde est devenu objet d’observation et d’analyse à l’extérieur de moi, qu’il est

devenu une chose. Ce n’est qu’à partir de ce constat qu’on peut appréhender la fausseté du concept

d’être, comme nous l’explique Monique Dixsaut : « L’identité logique repose sur la croyance à

l’identité de chaque chose avec elle-même, donc finalement sur la croyance qu’il y a des choses :

notre croyance aux choses est la présupposition de notre croyance à la logique. Chose, substance,

être sont nos concepts les plus anciens et les plus faux parce qu’ils contredisent le monde du

devenir »240.

238 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.39. 239 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La raison dans la philosophie, §5, pp.92-93. 240 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.36.

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Dans le sixième et dernier aphorisme de cette section, Nietzsche condense en quatre thèses

ce qu’il a énoncé précédemment. La première est que la seule réalité est l’apparence, toute autre

réalité est indémontrable. Par conséquent, l’être est une fiction. La seconde est que « les signes

distinctifs que l’on a donnés de la véritable "essence des choses" sont les signes caractéristiques du

non-être, du néant »241. L’être est non seulement une fiction, mais une fiction néfaste, car elle

dévalorise la vie en se posant comme valeur supérieure alors qu’elle est néant, donc opposée à la

vie. La troisième est que la seule chose qui peut conduire à une telle croyance est nécessairement

« un instinct dominant de calomnie, de rapetissement, de mise en suspicion de la vie »242. Cette

thèse est renforcée par la quatrième et dernière qui dit que « séparer le monde en un monde réel et

un monde des apparences […] ce n’est là qu’une suggestion de la décadence, un symptôme de la

vie déclinante… »243.

Cette citation nous ramène au problème initial des idiosyncrasies des philosophes et au

problème de Platon. Encore une fois, même si l’homme Platon témoignait d’une surabondance de

force, le platonisme, dans ses hypothèses, témoigne plutôt d’un malaise face à l’existence, d’une

volonté de rapetisser la vie qui procède d’une forme de maladie de la volonté. Le refus de

l’apparence (liée au monde sensible) au profit de l’être auquel on attribue, en fin de compte, toutes

les caractéristiques du néant, témoigne de cette décadence qui conduit nécessairement à une

dévalorisation de la vie.

Si nous nous penchons maintenant sur la section « Les quatre grandes erreurs » du

Crépuscule des idoles, nous pouvons constater que Nietzsche reprend ce qui a été dit jusqu’ici en

insistant cette fois sur l’aspect psycho-physiologique qui vient d’être énoncé. La première erreur

décrite par Nietzsche est celle de la confusion de la cause et de l’effet. On pense, à tort, que la faute

est de l’ordre de la volonté libre, alors qu’en fait, « toute faute, d’une façon ou d’une autre, est la

conséquence d’une dégénérescence de l’instinct, d’une désagrégation de la volonté : par là on

définit presque ce qui est mauvais. Tout ce qui est bon sort de l’instinct – et c’est, par conséquent,

léger, nécessaire, libre »244. Alors que la morale et la religion conçoivent l’agent comme libre, et

donc, imputable de ses actes et pensées, Nietzsche récuse l’idée de la volonté libre et nous ramène

plutôt au corps, aux instincts, comme moteurs de toute action. Le corps est un ensemble complexe

241 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La raison dans la philosophie, §6, p.94. 242 Idem. 243 Idem. 244 Ibid, Les quatre grandes erreurs, §2, p.105.

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d’instincts et de pulsions, on ne peut être imputable de nos actions que si on confond l’effet et la

cause, comme le souligne Michel Haar : « La volonté (comme la conscience et la pensée en général)

est l’écho lointain d’un combat déjà disputé en profondeur, un remous à la surface, un "langage

chiffré" d’une lutte souterraine des pulsions. Vouloir, c’est sentir le triomphe d’une force qui s’est

frayé un chemin à notre insu et l’illusion suprême consiste à prendre ce sentiment pour une causalité

libre »245. Cette croyance fondamentale à la volonté comme cause de l’action entraîne deux autres

croyances : la conscience (esprit) et le moi (sujet). Ces « faits intérieurs » vont mener ensuite à la

croyance à l’être, comme nous l’explique Nietzsche dans ce passage : « L’homme a projeté en

dehors de lui ces trois "faits intérieurs", ce en quoi il croyait fermement, la volonté, l’esprit, le moi

– il en déduisit d’abord la notion de l’être de la notion du moi, il a supposé les "choses" comme

existantes à son image, selon la notion du moi en tant que cause. Quoi d’étonnant si plus tard il n’a

fait que retrouver toujours, dans les choses, ce qu’il avait mis en elles?»246. Cet être sera dès lors

envisagé comme cause première et divine, comme nous l’avons vu dans notre analyse de « La

raison dans la philosophie ».

Ce qui engendre ces erreurs (1- la croyance à la volonté comme moteur de l’action; 2- la

croyance à la conscience comme réalité (âme); 3- la croyance au moi comme entité indépendante du

monde extérieur; 4- croyance à l’être comme produit extérieur de ma conscience), c’est encore le

corps, car « ramener quelque chose d’inconnu à quelque chose de connu allège, tranquillise et

satisfait l’esprit, et procure en outre un sentiment de puissance. L’inconnu comporte le danger,

l’inquiétude, le souci – le premier instinct porte à supprimer cette situation pénible. Premier

principe : une explication quelconque est préférable au manque d’explication »247.

Instinctivement, l’homme préfère le connu à l’inconnu, par conséquent, « la première représentation

par quoi l’inconnu se déclare connu fait tant de bien qu’on la "tient pour vraie" »248. Le problème

évidemment est que le fait d’éprouver du plaisir devant une hypothèse n’en prouve aucunement la

véracité. Pourtant, la morale est issue précisément de cette confusion entre cause et effet. On associe

le fait de bien se sentir à une faveur divine, et le fait de mal se sentir à une faute personnelle qu’on

doit expier. : « En réalité toutes ces prétendues explications sont les conséquences d’états de plaisir

ou de déplaisir, transcrits en quelque sorte dans un langage erroné : on est en état d’espérer puisque

245 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.26. 246 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, Les quatre grandes erreurs, §3, p.106. 247 Ibid, §5, p.108. 248 Idem.

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le sentiment physiologique dominant est de nouveau fort et abondant »249. Mais derrière ces

évaluations, il y a toujours une volonté de rétribution à l’œuvre : « partout où l’on cherche des

responsabilités, c’est généralement l’instinct de punir et de juger qui est à l’œuvre. On a dégagé le

devenir de son innocence lorsque l’on ramène un état de fait quelconque à la volonté, à des

intentions, à des actes de responsabilité : « la doctrine de la volonté a été principalement inventée à

fin de punir, c’est-à-dire avec l’intention de trouver un coupable »250. Rappelons que nous avons

identifié ce désir de rétribution chez Platon dans la première partie.

L’analyse de ces sections du Crépuscule des idoles nous donne les grandes lignes de

l’entreprise de Nietzsche, qui était de dévoiler le processus par lequel la métaphysique s’établit.

Nous allons maintenant procéder à l’analyse approfondie de chacun de ces thèmes en nous référant

à d’autres textes de Nietzsche qui viennent se soutenir et se compléter mutuellement. Pour ce qui est

du langage, de la raison et de la fiction du moi, nous nous servirons du Gai savoir et de Vérité et

mensonge au sens extra-moral. En ce qui a trait au problème des arrière-mondes, nous nous

appuierons sur Par-delà bien et mal et Crépuscule des idoles. Et enfin, pour traiter du tragique et du

dépassement esthétique de la métaphysique, nous nous arrêterons au Gai savoir et nous reviendrons

sur la Naissance de la tragédie. Nous nous proposons de montrer comment la croyance au langage a

muté vers une croyance au moi comme sujet de l’action et comment, finalement, cela a conduit aux

croyances métaphysiques et à la séparation des deux mondes chez Platon. Nous expliquerons

ensuite pourquoi la métaphysique dévalorise la vie et l’être humain, puis nous terminerons en

présentant comment il est possible de redonner leur innocence au devenir et à l’homme est adoptant

une perspective tragique de l’existence pour dépasser la métaphysique.

Les erreurs du langage, de l’invention de la conscience et du moi comme origines de la métaphysique

Le langage est cette manière propre à l’homme de proférer des sons et de créer et organiser un

ensemble cohérent de symboles pour communiquer des réalités (dangers, sentiments, désirs, idées

abstraites, etc.) à ses pairs. Quand nous parlons, nous pensons nécessairement que nous nous

référons à des choses qui existent, donc qu’il y a concordance entre le mot et la réalité qu’il

249 Ibid, §6, p.110. 250 Ibid, §7, p.110.

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représente. Mais qu’est-ce en fait que cette réalité dont nous parlons? Dans le Platonisme, nous

l’avons dit, le logos permet d’entrevoir l’essence des choses. Cette essence est opposée à

l’apparence qui, perçue uniquement par les sens, ne peut constituer l’être véritable des choses. Le

langage peut aussi avoir pour objet l’apparence, mais lorsqu’il le fait, il ne se rapporte qu’à une

forme de non-être, comme nous l’avons vu précédemment. Le langage est nécessaire pour

circonscrire l’être et éventuellement atteindre son essence par l’intellection pour Platon251. Que peut

bien désigner pourtant cette essence? Est-ce un principe métaphysique concret, extérieur à la

pensée, qui réside dans un monde intelligible? Ou est-ce plutôt le concept de la chose, concept qui

se forme à partir d’impressions sensibles et qui n’a à l’origine qu’une fonction strictement

conservatrice? Pour Platon, c’est la première option, pour Nietzsche, la seconde. Comme nous

l’avons vu, Nietzsche déconstruit la notion d’essence en la ramenant à sa plus simple expression. Il

doit montrer ce qu’est un concept et comment il se forme dans le langage. Pour y arriver, il présente

une sorte de fable dans Vérité et mensonge au sens extra-moral, fable où seraient exposées la

formation et l’évolution du langage.

Nietzsche affirme dans ce texte qu’un concept, c’est d’abord un mot, c’est-à-dire un son

arbitraire que l’on appose à un ensemble de représentations qui se ressemblent. Le langage naît à

l’origine d’une double métaphore : « Une excitation nerveuse d’abord transposée en une image!

Première métaphore. L’image à son tour remodelée en un son! Deuxième métaphore »252. Les mots

ne sont que « la transposition sonore d’une excitation nerveuse. »253. Quand nous disons le mot

« arbre », de quel arbre sommes-nous en train de parler? L’arbre en-soi n’a rien à voir avec la

production arbitraire du son qui sort de notre bouche. Nos sens sont d’abord frappés par des formes

et des couleurs, ce qui produit en nous une représentation de la chose. Cette représentation, pour

être communiquée, doit être arbitrairement associée à un son. Le mot s’avère ainsi doublement

éloigné, dès le départ, de la réalité qu’il est censé représenter.

Toutefois, pour saisir de quoi le langage est constitué, il devient impératif de comprendre non

seulement comment il s’est formé, mais aussi et surtout, pourquoi il s’est formé, à partir de quel

251 Cf. Platon, Lettre VII, 342a-b : « Pour tout ce qui est, trois facteurs doivent être présents qui permettent d’en obtenir la connaissance : le quatrième est la connaissance elle-même; en cinquième lieu, il faut placer ce qui est précisément l’objet de la connaissance et ce qui existe vraiment. Premier facteur, le nom; second facteur, la définition; troisième facteur, la représentation; quatrième facteur, la science. » 252 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Trad.fr. N. Gascuel, Paris, Babel, 1997, p.13. 253 Ibid, p.12.

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besoin254. Selon Nietzsche, ce serait d’abord et avant tout par utilité, pour se conserver en tant

qu’espèce, que nous avons eu recours au langage : « L’intellect en tant que moyen de conservation

de l’individu, déploie ses principales forces dans le travestissement; car c’est le moyen par lequel se

maintiennent les individus plus faibles, moins robustes, qui ne peuvent pas se permettre de lutter

pour l’existence à coups de cornes ou avec la mâchoire affilée des bêtes de proie »255. Un être

humain n’a que très peu de moyens de défense dans la nature. Sa ruse et le nombre sont ses armes

les plus puissantes. L’homme est, du point de vue de Nietzsche, un animal de troupeau. La

collaboration est sans doute la cause principale de la survie de notre espèce et, pour collaborer, il

faut communiquer. Identifier des « réalités » et pouvoir les transmettre et les rendre intelligibles aux

autres devient essentiel pour la survie. C’est dans cette logique qu’on pourrait dire « darwinienne »

que Nietzsche conçoit l’apparition du langage, mais cette dernière devient rapidement empreinte

morale. En effet, si, au départ, le langage était purement utilitaire, on constate aisément qu’il a

depuis longtemps surpassé sa fonction première. On croyait au départ que les mots désignaient des

choses concrètes, des réalités. Plus tard, on commence à croire qu’ils donnent accès à la vérité sur

ces choses : « Maintenant en effet se trouve fixé cela qui désormais sera de droit « la vérité », c’est-

à-dire qu’on invente une désignation constamment valable et obligatoire des choses, et la législation

du langage donne aussi les premières lois de la vérité »256. Les mots employés doivent désormais

être en adéquation avec la vérité. Comment cette nouvelle dimension morale, cette exigence de

vérité, s’est-elle introduite dans le langage? Nietzsche explique bien ce glissement dans l’aphorisme

110 du Gai savoir intitulé « Origine de la connaissance » :

Pendant longtemps, très longtemps, l’intellect n’a produit que des erreurs; quelques unes de ces erreurs se trouvèrent être utiles à la survie de l’espèce; celui qui tomba sur elles ou bien les reçut par héritage, lutta pour lui et ses descendants avec plus de bonheur. Beaucoup de ces articles de foi erronés, transmis par héritage, ont fini par devenir une sorte de fonds commun de l’espèce humaine, par exemple : qu’il existe des choses durables et identiques, qu’il existe des objets, des matières, des corps, qu’une chose est ce qu’elle parait être, que notre volonté est libre, que ce qui est bien pour les uns est bon en soi. […] Ces propositions devinrent même, dans les bornes de la connaissance, des normes d’après lesquels on évaluait le « vrai » et le « non-vrai » - jusque dans les domaines les plus éloignés de la logique pure. […] Peu à peu le cerveau humain s’emplit de pareils jugements et de semblables convictions et, dans cette agglomération, il se produisit une fermentation, une lutte et un désir de dominer. Non seulement l’utilité et le plaisir, mais encore toute espèce d’instinct prirent parti dans la lutte pour la « vérité »; la lutte intellectuelle devint une occupation, une

254 B. Thomass, S’affirmer avec Nietzsche, Paris, Eyrolles (coll. Vivre en philosophie), 2010, p.49 : « Chacun de nos mots est un anthropomorphisme, autrement dit une représentation qui humanise l’univers et qui le décrit en fonction de nos besoins et de nos valeurs. » 255 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Trad.fr. N. Gascuel, Paris, Babel, 1997, pp.8-9. 256 Ibid, p.11.

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fascination, une vocation, une dignité - : la connaissance et l’aspiration au vrai prirent place enfin comme un besoin, au milieu des autres besoins.

Les erreurs de la croyance en la raison comme faculté autonome et au « sujet » cause de l’action

sont issues de la confusion entre fonctions grammaticales et réalité. Dans toute phrase logiquement

bien construite, il y a un sujet cause de l’action. De cette logique, nous tirons la conclusion que le

réel aussi est soumis à la cause et à l’effet, et que le « moi » est une réalité qui engendre l’action. On

finit par croire au « moi » comme entité autonome et distincte du monde. On pense pouvoir agir sur

le monde, avoir une conscience qui en est indépendante. La conscience est vite associée, chez les

premiers philosophes, à la raison. Ainsi, au lieu d’être un instinct parmi d’autres, la raison devient le

sujet central, la conscience autonome source de l’individuation. L’homme se pose « en dehors » de

la nature, et c’est ainsi que les croyances métaphysiques peuvent apparaître. Désormais, moi et le

monde deviennent des entités distinctes. La volonté individuelle, le sujet cause de l’action, ne sont

pourtant que des fictions. Michel Haar nous explique en quoi ce ne sont que des illusions pour

Nietzsche :

« […] l’individu ne possède pas un vouloir identique, permanent, d’où découleraient ses actes. Ce qu’il appelle sa « volonté » est une pluralité d’instincts, de pulsions, de lutte incessante pour la prépondérance. Une analyse du « je veux » individuel démontre que ce que nous appelons volonté résulte d’une réduction, obéissant à une nécessité pratique aussi bien qu’à une structure du langage, et ne représente qu’une entité imaginaire, une pure fiction. Le vouloir est composé d’émotions et de polarités distinctes : il y a le voulant et le voulu et, au sein même de l’ « individu », ce qui commande et ce qui obéit, le plaisir de triompher d’une résistance et celui, différent, de se sentir un instrument qui exécute. Ce que le langage désigne sous le nom de volonté n’est en réalité qu’un sentiment ou un « affect » complexe et tardif : celui qui accompagne la victoire d’une pulsion sur d’autres ou la traduction en termes conscients de l’état d’équilibre temporaire qui est intervenu dans la lutte des pulsions257.

L’exigence morale liée au langage naît, comme les erreurs de la raison, d’une

mécompréhension du corps. La volonté de vérité, qui se manifeste comme exigence morale, est un

instinct de domination parmi d’autres. Le philosophe est celui qui a pris parti en faveur de la vérité

et qui tenta de l’imposer comme exigence de stabilité en face du devenir grâce à la métaphysique.

Ainsi naît l’opposition de valeur radicale entre le sensible et l’intelligible. Emmanuel Diet

commente :

La genèse du langage permet de comprendre comment se constitue l’illusion métaphysique. Sous la pression de la société et des nécessités de la communication, le mot devient une essence. Arrachée à l’expérience vivante qui lui donne son sens, sa

257 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.25.

90

signification devient une forme d’archétype éternel et transcendant par rapport auquel toutes les choses réelles, matérielles, changeantes paraissent imparfaites258.

Cette volonté de vérité, qui semble désintéressée en apparence, devient avec les philosophes une

nécessité. On recherche désormais la connaissance non plus dans un but utilitaire, mais pour elle-

même. Dès lors, mentir devient un mal moral. Celui qui ment ou qui trompe est mauvais, seule la

vérité est bonne.

Nietzsche reproche deux choses au langage lorsqu’il prend cette forme morale. D’abord, la

croyance au langage et l’exigence morale de vérité qui l’accompagne produisent des arrière-

mondes. Ce recours aux arrière-mondes est le fruit de la décadence, de la maladie et de la faiblesse.

Il dévalorise la vie comme le verrons plus loin. D’autre part, le langage, lorsqu’il est employé à de

telles fins, appauvrit le réel plutôt que de l’enrichir. Les concepts, par leur nature même, font

toujours abstraction des particularités propres des choses concrètes. Ce faisant, le langage logique

est une manière bien pauvre de désigner le « réel », puisque le concept néglige l’unicité de chaque

objet pour en extraire une caractéristique qui paraît commune. Adopter le logos comme unique

mesure des réalités, c’est en même temps perdre la richesse des choses :

Chaque mot devient immédiatement un concept par le fait que, justement, il ne doit pas servir de souvenir pour l’expérience originelle, unique et complètement singulière à laquelle il doit sa naissance, mais qu’il doit s’adapter également à d’innombrables cas plus ou moins semblables, autrement dit, en toute rigueur, jamais identiques, donc à une multitude de cas différents. Tout concept naît de l’identification du non-identique. Aussi sûr que jamais une feuille n’est entièrement identique à une autre feuille, aussi sûrement le concept de feuille est-il formé par abandon délibéré de ces différences individuelles, par oubli du distinctif, et il éveille alors la représentation, comme s’il y avait dans la nature, en dehors de feuilles, quelque chose comme « la feuille », une sorte de forme originelle sur le modèle de quoi toutes les feuilles seraient tissées, dessinées, mesurées, colorées, frisées, peintes, mais par des mains inexpertes au point qu’aucun exemplaire correct et fiable n’en serait tombé comme la transposition fidèle de la forme originelle259.

Ce désir tyrannique de ramener la complexité du monde à des catégories logiques est, la plupart du

temps, la manifestation d’une volonté de puissance réactive. Rappelons que Socrate, l’anti-tragique,

pousse Euripide à écarter le chœur de la tragédie, et donc la musique, pour le remplacer par le

discours rationnel. Pour Nietzsche, la musique est le langage le plus propre à communiquer le

monde, le plus fidèle à la richesse et la diversité de l’existence. Le discours rationnel risque trop

souvent de n’être qu’un langage réactif qui appauvrit le monde et le nie.

258 E. Diet, Nietzsche et les métamorphoses du divin, Paris, Cerf (coll. Horizon philosophique), 1972, p.43. 259 F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, Trad.fr. N. Gascuel, Paris, Babel, 1997, pp.14-15.

91

Il y cependant, à n’en pas douter, une richesse incroyable dans le langage lui-même comme

création artistique. L’être humain comme animal créateur se révèle dans toute sa splendeur à travers

le langage :

Il nous est tellement plus facile de créer par l’imagination une approximation d’arbre. Même au beau milieu de nos expériences vécues les plus singulières, nous continuons à agir de même : nous inventons à coups d’affabulation la plus grande part de l’expérience vécue et l’on ne pourra guère nous contraindre à ne pas regarder une action quelle qu’elle soit, en « inventeurs ». Tout cela revient à dire : nous sommes fondamentalement, depuis des temps immémoriaux - habitués à mentir. Ou bien, pour exprimer la chose sous une forme plus vertueuse et plus hypocrite, bref plus agréable, on est bien plus artistes qu’on ne le sait260.

Le langage est en lui-même, qu’on le veuille ou non, une forme de mensonge. La question repose

sur le fait de savoir si ce mensonge, cette création, sera ou non au service de la vie261. Après tout,

c’est aussi par le langage que le philosophe peut espérer effectuer une transvaluation des valeurs,

car « nous ne pouvons détruire qu’en créant! – Mais n’oublions pas non plus ceci : il suffit de créer

des noms nouveaux, des appréciations et des probabilités nouvelles pour créer à la longue des

"choses" nouvelles »262.

La métaphysique comme dévalorisation de la vie L’homme contre le monde », l’homme principe « négateur du monde », l’homme

comme étalon des choses, comme juge de l’univers qui finit par mettre l’existence elle-même sur sa balance pour la trouver trop légère – tout cela est d’un mauvais goût

monstrueux et écoeurant, - quoi de plus risible que de placer « l’homme et le monde », l’un à côté de l’autre, quelle sublime présomption que ce petit mot « et » qui les

sépare!

Nietzsche, Gai savoir, §346

Jusqu’à maintenant, nous avons pu voir que pour Nietzsche, la métaphysique repose sur la création

d’arrière-mondes. Nous avons constaté que la croyance en ces arrière-mondes relève des erreurs

fondamentales de la raison, et que ces dernières sont produites par un type de volonté de puissance

260 F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Trad.fr P. Wotling, Paris, Flammarion, 2000, §192, p.595. 261 Cf. F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, Trad.fr P. Wotling, Paris, Flammarion, 2000, §4, p.461 : « La fausseté d’un jugement ne suffit pas à constituer à nos yeux une objection contre un jugement; c’est en cela peut-être que notre nouveau langage rend le son le plus étrange. La question est de savoir jusqu’à quel point il favorise la vie, conserve la vie, conserve l’espèce, et peut-être permet l’élevage de l’espèce. » 262 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §58, p.115.

92

réactif. Autrement dit, la métaphysique est la création de corps malades, de décadents. Pourtant, les

métaphysiciens, Platon en tête, ne reconnaissent pas que leur métaphysique est le produit de leur

propre idiosyncrasie. Ils manquent de probité. Ce faisant, ils projettent leurs instincts sur le monde

extérieur sans s’en rendre compte, et ils croient ensuite y déceler des vérités. La croyance au

langage entraîne celle en la vérité et au sujet comme libre-arbitre. De là naissent la conscience

individuelle et la séparation entre elle et le monde extérieur. Par la suite survient la foi en Dieu, au

cosmos organisé et aux valeurs transcendantes, bref, en l’être comme opposition au devenir. De

cette croyance en naît une autre, plus périlleuse, qui veut que le corps soit désormais un obstacle

pour la raison et la source de l’immoralité. Chez Socrate et Platon, le corps est mauvais parce qu’il

éloigne de la philosophie et du Bien, chez les chrétiens, parce qu’il éloigne de Dieu. De toutes ces

erreurs naîtront les arrière-mondes. Le métaphysicien raisonne ainsi :

« Il faut nécessairement que les choses de plus haute valeur aient une autre origine, une origine propre, - on ne peut les faire dériver de ce monde périssable, séducteur, trompeur, mesquin, de ce chaos d’illusion et de désir! C’est plutôt dans le sein de l’être, dans l’impérissable, dans le lieu caché, dans la « chose en soi » - c’est là que doit nécessairement se trouver leur fondement, et nulle par ailleurs! » Cette manière de juger constitue le préjugé typique auquel on reconnait les métaphysiciens de tous les temps263.

Ainsi, dans toute métaphysique, l’homme et la vie sont condamnés, parce qu’ils sont

fondamentalement instincts et que les instincts s’opposent à l’être. On nie la nature instinctive de

l’être humain et de la vie. On les mesure désormais à l’aune d’un idéal produit par la raison, la

raison de corps faibles et malades, de surcroît.

Le métaphysicien se fait désormais un devoir de sauver l’existence, mais ainsi, il la rend

coupable. Dixsaut nous explique cette antinomie fondamentale en ces termes : « L’antinomie

consiste en ce que, posant des valeurs pour améliorer ou sauver l’existence, la morale les pose en les

idéalisant de telle façon que ces valeurs servent de critères à des jugements qui condamnent

l’existence. Cette antinomie est l’antinomie fondamentale, car c’est à l’existence, à la vie, à la

nature, à l’innocence du devenir que la morale s’oppose »264. Or, pour Nietzsche, se donner le droit

de juger de la valeur de la vie est indéfendable pour deux raisons, comme il le montre dans ce

passage du Crépuscule des idoles :

Une condamnation de la vie de la part du vivant n’est finalement que le symptôme d’une espèce de vie déterminée : sans qu’on se demande en aucune façon si c’est à tort

263 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P Wotling, Paris, Flammarion, 2000, §2, p.458. 264 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, pp.376-377.

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ou à raison. Il faudrait prendre position en dehors de la vie et la connaître d’autre part tout aussi bien que quelqu’un qui l’a traversée, que plusieurs et même tous ceux qui y ont passé, pour ne pouvoir que toucher au problème de la valeur de la vie : ce sont là des raisons suffisantes pour comprendre que ce problème est en dehors de notre portée265.

Pour juger de la valeur de la vie, il serait d’abord nécessaire de pouvoir connaître un autre état que

celui de vivant. Étant le seul état que nous ayons expérimenté, comment juger qu’il existe quelque

chose de meilleur (ou de pire)? Seules les fictions inventées par la raison poussent à croire qu’il y a

quelque chose de meilleur que la vie. On ne peut adopter la perspective du « non-vivant ». Par

ailleurs, nous pouvons à peine envisager d’adopter la perspective d’un autre type de vie. Pour

pouvoir juger de la vie, il faudrait pouvoir vivre de l’intérieur toutes les perspectives possibles du

vivant. Autrement dit, nous devrions pouvoir vivre la vie de tout être vivant qui a été et existera

dans le futur. Condamner la vie est donc indéfendable.

Nous devons maintenant voir la métaphysique pour ce qu’elle est véritablement : une forme

de vengeance. Nous avons déjà bien montré comment cette vengeance se manifeste chez Socrate.

Nous devons admettre que le Platonisme est lui aussi une forme de vengeance : toute métaphysique

en est une. Poser un monde à part permet de se venger des hommes en les faisant sentir coupables et

de la vie en la dévalorisant au profit d’un idéal : « Parler d’un "autre" monde que celui-ci n’a aucun

sens, en admettant que nous n’ayons pas en nous un instinct dominant de calomnie, de

rapetissement, de mise en suspicion de la vie : dans ce dernier cas, nous nous vengerons de la vie

avec la fantasmagorie d’une vie "autre", d’une vie "meilleure" »266. La métaphysique est la

vengeance de types d’hommes réactifs. La dévalorisation de la vie que cette vengeance entraîne

passe par deux voies : la création d’arrière-mondes et le combat contre le corps et les instincts.

265 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La morale en tant que manifestation contre nature, §5, p.101. 266 Ibid, §6, p.94.

94

Le problème des arrière-mondes

En quoi les arrière-mondes sont-ils néfastes? Pourquoi Nietzsche les dénonce-t-il? D’abord,

Nietzsche sent qu’il doit les critiquer parce qu’ils procèdent non plus d’une erreur, mais d’un

mensonge267. Même si leur origine repose sur des erreurs, ces erreurs deviennent imprégnées de

morale et se transforment en mensonge. Ce mensonge est particulièrement inquiétant parce qu’il est

au fondement de ce que les êtres humains ont appelé jusqu’ici « connaissance ». Ce n’est pas en tant

qu’il est mensonge qu’il est condamnable, car Nietzsche ne cesse d’affirmer que « la vie ne se

conserve qu’au prix d’illusions et d’erreurs »268, mais bien parce que ce mensonge calomnie la vie.

Il inverse radicalement les valeurs et crée les antinomies fondamentales de la métaphysique qui

conduisent à mépriser l’apparence et le corps. La métaphysique en tant que productrice d’arrière-

mondes est donc condamnable parce qu’elle est un mensonge qui dévalorise l’existence. Elle

s’accompagne d’une morale qui est antinaturelle parce qu’elle nie les instincts, les désirs, les

passions, bref, le corps. Or, le vivant est instinct, il est volonté de puissance. Pour Nietzsche :

Tout naturalisme dans la morale, c’est-à-dire toute saine morale, est dominée par l’instinct de vie […] La morale antinaturelle, c’est-à-dire toute morale qui a été jusqu’à présent enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux –, elle est une condamnation tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. Lorsqu’elle dit « Dieu regarde les cœurs », elle dit non aux aspirations intérieures et supérieures de la vie et considère Dieu comme l’ennemi de la vie…Le sain qui plaît à Dieu, c’est le castrat idéal…La vie prend fin là où commence le « Royaume de Dieu »269…

Cet extrait du Crépuscule des idoles réfère principalement au christianisme, mais plus

largement à la morale ascétique qui s’applique également à Platon. Plaire à Dieu signifie être

« moral ». Pour Platon, cela signifie aussi fuir le corps, contenir les passions, obéir à des

valeurs suprêmes, comme c’est le cas pour le chrétien à un degré plus extrême. Pour mieux

appliquer cette idée à Platon, on pourrait simplement remplacer la dernière phrase par « La

vie prend fin là où commence le Royaume des idées ».

On serait tout de même en droit de nous demander s’il n’y aurait pas de « bons »

arrière-mondes, qui affirmeraient l’existence plutôt que de la nier. Après tout, les arrière-

267 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, pp.171-172. 268 Idem. 269 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La morale en tant que manifestation contre nature, §4, p.100.

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mondes des métaphysiciens condamnent-ils tous le corps? Sont-ils tous imprégnés de morale?

Selon Dixsaut, s’il y a deux mondes, il y a nécessairement une « relation hiérarchique du

supérieur à l’inférieur270 ». La valeur de ces mondes sera toujours jugée en fonction du degré

de « réalité » et de « vérité » qu’il manifeste. Le problème est qu’on juge le monde que l’on

connaît à partir d’un monde idéal, produit par l’esprit, qui possède toutes les caractéristiques

opposées au monde du devenir. Ce monde est « entièrement construit par un ensemble de

négations et ces négations transforment ce qui aurait pu n’être qu’un degré en un

contraire ».271 On se met alors nécessairement à croire que toute chose, pour avoir de la

valeur, doit être idéale. Ainsi, poser des arrière-mondes, c’est inévitablement condamner ce

monde-ci au profit d’un monde idéalisé. La métaphysique est toujours contemptrice de la vie,

et ce, principalement parce qu’en posant un arrière-monde, elle se dresse en même temps

contre le corps et les instincts.

Le combat contre le corps et les instincts

Les moyens radicaux ne sont indispensables qu’aux dégénérés; la faiblesse de la volonté, ou plus exactement l’incapacité de ne pas réagir à quelque excitation, n’est en elle-même rien de

plus qu’une autre forme de dégénérescence. L’hostilité radicale, l’hostilité à mort à l’égard de la sensualité reste un symptôme qui donne à réfléchir : elle donne lieu à des suppositions sur l’état

global d’un être excessif de la sorte.

Nietzsche, Crépuscule des idoles, « La morale en tant que manifestation contre-nature » §2

Ces paroles de Nietzsche sont adressées essentiellement aux chrétiens, mais nous croyons

qu’elles s’appliquent bien, encore une fois, à Platon. Comment considère-t-il les désirs? Dans la

métaphore de l’attelage ailé que l’on retrouve dans le Phèdre, Platon propose une tripartition de

l’âme, représentée par deux chevaux et un coursier. Des deux chevaux, l’un est noir et possède des

traits effrayants et repoussants : « de travers, massif, bâti on ne sait comment; il a l’encolure

épaisse, sa nuque est courte et sa face camarde; sa couleur est noire et ses yeux gris injectés de sang,

il a le goût de la démesure et de la vantardise; ses oreilles sont velues, il est sourd et c’est à peine

s’il obéit au fouet garni de pointes»272. Ce coursier représente les désirs du corps. Il tire l’attelage

dans tous les sens et est le plus difficile à contenir. Par opposition, le cheval blanc est décrit en des

termes beaucoup plus nobles, il « a le port droit, il est bien découplé, il a l’encolure haute, la ligne

du museau légèrement recourbée; sa robe est blanche, ses yeux sont noirs, il aime l’honneur en

270 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.402. 271 Idem 272 Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008, Phèdre, 253d-e, p.1269.

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même temps que la sagesse et la pudeur, il est attaché l’opinion vraie; nul besoin, pour le cocher, de

le frapper pour le conduire, l’encouragement et la parole suffisent »273. Il représente la force morale

de l’âme, celle qui obéit au cocher, est docile. Et finalement, le cocher incarne la partie rationnelle

de l’âme, celle qui, travaillant de pair avec la force morale, doit dresser la fougue et la vigueur de la

partie désirante. Présentée sous cet angle, la force désirante semble être quelque chose que l’on doit

craindre, qui est à peine contrôlable et qui empêche la force rationnelle de bien exécuter son travail.

Cette métaphore nous incite à réprimer nos désirs et nos passions par la force morale et par la

rationalité pour créer une harmonie au sein de l’âme. Une telle présentation de l’âme désirante

laisse transparaître une forme de dérèglement des pulsions chez Platon. Avait-il peur de ses propres

désirs, comme Socrate? Pourquoi insister autant sur le caractère néfaste et non compatible des désirs

avec les autres aspects de l’âme? Pour Platon, pourtant, tout désir n’est pas à bannir. Rappelons le

bon erôs, l’erôs philosophique, qu’on pourrait nommer le désir intelligible. C’est donc à un autre

type de désir que Platon s’attaque : les désirs sensibles. Il nous exhorte maintes fois à nous en

défaire, car ils représentent une nuisance pour l’esprit du philosophe. Pourquoi condamner ainsi le

caractère pulsionnel de l’homme? En séparant le corps de l’âme, la condamnation de la sensualité

devient inévitable.

Nous avons vu que les erreurs de la raison conduisent à croire au sujet rationnel comme cause

de l’action, et donc comme acteur moral. En séparant le « je » du corps, la conscience commence à

ressentir son propre corps comme un obstacle à la pensée. C’est pourquoi Platon est incapable de

concevoir l’être humain comme un tout et qu’il n’arrive pas à « spiritualiser » les passions274. En

tant que métaphysicien, le corps est un ennemi à combattre, et la tendance réactive pousse à

éliminer les ennemis plutôt qu’à les employer comme moteur de dépassement. La seule voie

envisageable pour le philosophe, selon Platon, est d’apprendre à mourir, comme le montre

Emmanuel Diet :

[…] depuis Platon, si le corps est le tombeau qui enchaîne l’esprit aux ombres illusoires, origine de ses malheurs et de ses déboires, la conscience langagière est l’instrument du salut. Il faut donc dépasser les apparences auxquelles le corps et ses passions nous enchaînent pour trouver repos et quiétude dans le monde de l’Être, auquel le langage nous donne accès. Ce dernier seul est le monde vrai : il faut apprendre à mourir, c’est-à-dire se libérer du corps et des sens pour trouver, au-delà de

273 Ibid, 253d, p.1269. 274 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La morale en tant que manifestation contre nature, §1, p.97.

97

la nature, les réalités suprêmes qui réalisent nos vœux lorsque nous nous confions à la conscience dialectique275.

Ce que nous présentent nos sens n’est que mirage, illusion, la réalité vraie n’est perceptible

que par la rationalité, et seule la rationalité possède un caractère divin. En voulant repousser la

sensualité, Platon dit non à la vie, car il dit non à l’être humain. L’homme n’est pas une âme insérée

dans un corps, il n’est pas pure rationalité, il n’est pas sa conscience. Il est, pour Nietzsche, un

grand corps complexe. Nier les pulsions et les condamner en supposant une volonté libre de se

défaire de ses affects, comme le fait Platon, c’est non seulement une erreur grossière (car la volonté

libre et autonome est une fiction), mais c’est aussi une condamnation de l’être humain, une volonté

qu’il soit « meilleur », qu’il soit autre que ce qu’il est. Nietzsche soulève explicitement son

objection contre ce type de morale dans le Crépuscule des idoles : « Considérons enfin quelle

naïveté il y a à dire : "l’homme devrait être fait de telle manière!" La réalité nous montre une

merveilleuse richesse de types, une exubérance dans la variété et dans la profusion des formes : et

n’importe quel pitoyable moraliste des carrefours viendrait nous dire : "Non! L’homme devrait être

fait autrement"?... »276. Vouloir que l’être humain agisse moralement, qu’il soit « meilleur » en

contrôlant ses pulsions, c’est supposer, par incompréhension du caractère fondamentalement

instinctif de l’être humain, que le libre-arbitre existe et qu’on doit le soumettre à des principes

moraux transcendants. Or, non seulement le libre arbitre est une fabulation, mais en plus,

évidemment, on ne peut supposer d’aucune manière qu’il existe de telles valeurs transcendantes.

De surcroît, en soutenant l’hypothèse de l’immortalité de l’âme, Platon suppose que l’âme

est nécessairement meilleure que le corps, car seule cette dernière semble avoir accès à

l’immortalité. N’allons toutefois pas croire trop aisément que Platon croyait lui-même en

l’immortalité de l’âme. Même Nietzsche ne l’admet pas: « L’honnêteté de Platon serait-elle hors de

doute?... Mais nous savons à tout le moins qu’il a voulu que fut enseigné comme une vérité absolue

ce qu’il ne tenait même pas pour une vérité relative : l’existence individuelle et l’immortalité

individuelle des "âmes" »277. Comme nous l’avons mentionné plus tôt, la croyance en l’immortalité

de l’âme, qui seule rend possible l’anamnèse, est bien davantage une théorie qui cherche à

consolider l’existence de la vérité et à justifier l’épistémologie et la morale de Platon. Lui-même

n’avait pas besoin de ces croyances pour postuler que la vérité existe, mais il pensait que c’était une

nécessité pour éviter que ses concitoyens ne sombrent dans le relativisme et la misologie. Il n’en 275 E. Diet, Nietzsche et les métamorphoses du divin, Paris, Cerf (coll. horizon philosophique), 1972, p.80. 276 F. Nietzsche, Le crépuscule des idoles, Trad.fr. H. Albert, Paris, GF Flammarion, 1985, La morale en tant que manifestation contre nature, §6, pp.101-102. 277 F. Nietzsche, La volonté de puissance, Tome 1, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995, §61, p.24.

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reste pas moins que le fait de postuler, même si ce n’est que dans un but pédagogique, que le corps

est illusoire et que l’âme constitue l’essence de l’être humain, revient à nier la nature de l’homme

telle qu’elle se présente et à le prétendre « meilleure » que ce qu’il est.

De ces éléments, nous pouvons conclure que la métaphysique de Platon est une

dévalorisation de l’être humain et de la vie. L’essentiel de la critique de Nietzsche à l’égard de la

métaphysique de Platon repose sur ces aspects. Il ne la critique pas en ce qu’elle repose sur des

erreurs, ni même parce qu’elle est un mensonge en tant que tel, mais parce qu’elle est un mensonge

qui dévalorise l’existence. La force d’une perspective repose sur le fait qu’elle affirme la vie en tant

que tragique, qu’elle favorise la force et l’expansion. C’est pourquoi la volonté de puissance est une

meilleure perspective que la métaphysique, car « elle rend compte à elle seule de tous les

phénomènes [et] elle contribue à l’intensification et non pas à l’affaiblissement de la puissance »278.

Nietzsche reproche à Platon et aux métaphysiciens en général de ne pas être assez probes

pour voir dans leur pensée le reflet de leur propre idiosyncrasie, de ne pas être en mesure d’admettre

que leur métaphysique est leur propre création, nourrie par leurs affects. Comme le confirme

Dixsaut, l’entreprise de Nietzsche est essentiellement de montrer que la métaphysique n’est qu’une

interprétation, et de surcroît, l’interprétation d’un type de volonté de puissance décadente et

malade :

Les mauvaises interprétations sont des symptômes de décadence, à la fois elles l’expriment et elles la produisent; le sens introduit est un sens tolérable et supportable par des volontés faibles. Ce sont des interprétations qui se font passer pour des textes et il faut donc les démasquer comme n’étant que des interprétations.279

Les façons dont un auteur définit l’être humain, la vie, le but de l’existence, sont des reflets directs

du type de vie qui se manifeste. Le but de Nietzsche à travers sa critique de la métaphysique est

avant tout de mettre en lumière les préjugés moraux sur lesquels nous avons construit nos idéaux, de

montrer de quelle manière la métaphysique est néfaste pour la vie en ce qu’elle la dévalorise au

profit d’un monde meilleur. On ne peut saisir cette entreprise qu’en passant par une généalogie et

une étude psychologique des créateurs de métaphysique, ce que nous avons tenté de faire jusqu’ici.

Il nous reste maintenant à montrer comment Nietzsche compte dépasser la métaphysique.

278 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.156. 279 Ibid, p.117.

99

Conclusion : Le perspectivisme et le tragique : comment dépasser la métaphysique ?

Nous avons inventé l’idée de « but » : dans la réalité le « but » manque…On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout, on est dans le tout, - il n’y a rien qui pourrait

juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer, condamner le tout…Mais il n’y a rien en dehors du tout! – Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être ramenées à une cause première, le

monde n’est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, - par là l’innocence du devenir est rétablie…

Nietzsche, Crépuscule des idoles, « Les quatre grandes erreurs », §8

Nous en arrivons maintenant au but de Nietzsche. Pourquoi faire la critique de la

métaphysique? Pourquoi faire une généalogie du langage, du sujet et de la rationalité? Nous

soutenons, comme y insiste Mathieu Kessler, que le projet de Nietzsche est de « rétablir l’innocence

du devenir » et de délivrer l’homme du poids de la métaphysique. Un passage de l’essai d’auto-

critique sur La naissance de la tragédie confirme notre interprétation : « Vous devriez d’abord

apprendre la consolation de l’ici-bas, - Vous devriez apprendre à rire, mes jeunes amis, si toutefois

vous tenez absolument à rester pessimistes. Ainsi, peut-être un jour, en riant, vous enverrez au

diable toute cette consolation métaphysique – à commencer par la métaphysique elle-même! »280.

C’est l’art qui engendrera cette libération281, non l’art comme discipline (il n’est pas question

seulement de l’art des artistes), mais plutôt de l’art en tant que nouvelle figure d’évaluation et

d’interprétation du monde. Pour envisager ce point de vue artistique, il faut d’abord faire ressortir le

caractère perspectiviste de l’existence. Nietzsche le fait constamment lorsqu’il s’attaque aux

antinomies classiques et tente de les surmonter. Ce faisant, il montre à la fois les limites de l’esprit

humain, enfermé dans un type de perspective dont il ne peut sortir, mais aussi l’infinité de

perspectives qui s’offrent à lui. C’est dans l’aphorisme 374 du Gai savoir que Nietzsche présente le

plus explicitement son idée du perspectivisme:

Savoir jusqu’où s’étend le caractère perspectiviste de l’existence ou bien si elle a encore un autre caractère, si une existence sans interprétation, sans « sens » ne devient pas justement un « non-sens », si d’autre part, toute existence n’est pas essentiellement une existence interprétante – voilà qui ne peut être tranché, comme il est juste, même par l’analyse et l’examen de soi les plus acharnés et les plus minutieusement consciencieux de l’intellect : puisqu’en menant cette analyse, l’intellect humain ne peut éviter de se voir lui-même sous ses formes perspectivistes et seulement en elles. Nous

280 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, Essai d’autocritique, p.20. 281 Cf. M. Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF (coll. Thémis Philosophie), 1999, pp.86-87.

100

ne pouvons contourner notre angle du regard : c’est une curiosité désespérée que de vouloir savoir quelles autres espèces d’intellect et de perspective il pourrait y avoir. […] Le monde nous est bien plutôt devenu, une fois encore, « infini » : dans la mesure où nous ne pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des interprétations infinies282.

Puisque l’existence est volonté de puissance, chaque individuation de cette volonté produit une

perspective différente sur le monde. Le cosmos est un quantum de forces en devenir perpétuel et

non un objet stable duquel on pourrait tirer une vérité. Ainsi, la chose en soi est à jamais

inatteignable. Même si on admettait qu’elle existe, elle ne serait d’aucune utilité pour nous.

L’apparence est la condition même de la vie :

Qu’on se l’avoue donc : il n’y aurait absolument aucune vie si elle ne reposait sur des appréciations perspectivistes et des apparences; et si l’on voulait, avec l’enthousiasme vertueux de la balourdise de bien des philosophes abolir complètement le « monde apparent », eh bien, à supposer que vous en soyez capables, - dans ce cas du moins, il ne resterait rien non plus de votre « vérité »! Après tout, qu’est-ce qui nous force de manière générale à admettre qu’il existe une opposition d’essence entre « vrai » et « faux »? Ne suffit-il pas d’admettre des degrés d’apparence et comme des ombres et des tonalités générales plus claires et plus sombres de l’apparence283.

Le but de Nietzsche est de montrer que l’existence est fondamentalement interprétative en

proposant lui-même une perspective, celle de la volonté de puissance, perspective la plus

englobante pour rendre compte des phénomènes et qui évite de surcroît de renier l’aspect tragique

de l’existence. Il devait d’abord dévoiler que toute morale et tout système métaphysique sont issus

d’un type particulier de volonté de puissance, d’un agencement de pulsions qui tend à la négation

plutôt qu’à l’affirmation. C’est seulement en mettant tout cela en lumière qu’il peut en arriver à son

but ultime selon nous : restituer « l’innocence du devenir » et permettre la venue d’un type d’être

humain qui soit libéré du besoin de vengeance qui produit les arrière-mondes : un nouvel homme

tragique.

Une fois que Nietzsche a exposé la métaphysique comme symptôme d’un type d’homme

décadent, il lui faut encore montrer par quelle voie combattre la décadence. Puisque la

métaphysique est issue d’une mécompréhension du corps, c’est avec lui qu’il faut se réconcilier

d’abord. Nous devons aimer le fait que le corps soit un grand interprétateur. Plutôt que de chercher

à ce que le corps ne nous trompe pas, il faut apprendre à aimer le fait d’être trompé lorsque la

282 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §374, p.393. 283 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, Trad.fr. P Wotling, Paris, Flammarion, 2000, §34, p.508.

101

tromperie est au service de la vie. Le corps doit être envisagé comme moteur artistique, producteur

de perspectives, ce qu’exprime bien Dixsaut dans l’extrait suivant :

[…] le devenir ne sera innocent que lorsque le corps le sera. Le corps, certes, nous trompe, identifie, simplifie, évalue comme cela l’arrange, mais pourquoi ne pas vouloir tromper ni être trompé? Pourquoi est-ce absolument la vérité qu’il nous faut, pourquoi pas l’erreur? Pourquoi donc ne pas vouloir l’illusion, la belle illusion, le superbe monde fictif que le corps fabrique? Pourquoi pas en effet, puisque cette vérité mensongère nous préserve de la vérité meurtrière de l’abîme et du chaos? 284.

Pour redonner l’innocence au corps, il est nécessaire d’adopter une perspective esthétique de

l’existence. Elle seule est capable par la même occasion de dépasser le problème du devenir et de le

transformer, parce que l’art ne cherche pas le vrai ni le faux. Son objet repose tout entier sur

l’apparence, l’illusion, il constitue une forme de jeu. Le propre du jeu est qu’il se veut lui-même et

n’exige pas de sens ou de but à l’extérieur de lui. Le jeu est la forme que prend la volonté de

puissance, et c’est ainsi qu’il faut concevoir le monde, non plus comme quelque chose de linéaire

qui tend vers un but qui le surpasse, mais comme jeu qui se veut lui-même éternellement. La

volonté de puissance doit se vouloir pour elle-même et se complaire en elle-même de l’éternel

retour de son propre principe. Le jeu recommence sans fin sous de multiples facettes, et c’est

seulement en envisageant la vie du point de vue de l’artiste que l’innocence du devenir peut être

rétablie. Cette concomitance entre la volonté de puissance et l’art est bien exprimée par Mathieu

Kessler :

L’art en un sens générique est la loi du développement de la volonté de puissance en général. Il est le mode d’existence de la volonté de puissance comprise en tant que processus circulaire. En effet, l’Éternel Retour signifie que tout est fin et moyen à la fois. Par conséquent, il n’existe aucune fonction absolue de quoi que ce soit, mais seulement un fonctionnement qualifié de l’ensemble. La volonté de puissance ayant sa fin en elle-même et non dans un « contenu » qu’il s’agirait pour elle d’exprimer, son mode exclusif de manifestation est le jeu. Celui-ci est un art universel, car il représente une capacité de mise en ordre, d’information et d’organisation dynamique de la matière du chaos originel285.

La métaphysique ne donne un sens à la vie que dans la mesure où elle nie la vie, elle ne peut donc

pas être considérée comme une interprétation « valable » en ce que la valeur qu’elle pose dépend

d’un extérieur, d’un autre monde. Elle condamne le devenir plutôt que de l’aimer et d’y plonger.

Nietzsche prépare par sa philosophie la venue d’un type d’homme nouveau qui sera en mesure de 284 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, pp.425-426. 285 M. Kessler, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF (coll. Thémis Philosophie), 1999, p.78.

102

fournir une interprétation gratifiante de la vie, une nouvelle table des valeurs qui affirme

l’existence, l’embellit sans en rejeter l’aspect tragique. Nietzsche prépare, autrement dit, une

renaissance de la tragédie. Non pas de la tragédie attique, car cela est impossible, mais d’une

nouvelle sorte de tragédie. Nous avons perdu l’innocence qu’avaient les présocratiques. Nous ne

pouvons plus renoncer à la raison, ni nous débarrasser du socratisme. Par contre, nous pouvons le

dépasser en l’intégrant au tragique. Notre nouveau modèle doit être celui d’un Socrate musicien,

d’un philosophe artiste ou tragique.

L’entreprise de Nietzsche prend ainsi tout son sens. Pourquoi vouloir démasquer les procédés

erronés qui mènent à la métaphysique? Pourquoi montrer que la métaphysique dévalorise la vie?

Parce que c’est en affirmant le caractère interprétatif de toute morale, le caractère perspectiviste de

l’existence, que l’on peut arriver à créer quelque morale nouvelle au service de la vie.

L’émancipation de l’esprit libre, esprit qui peut se transformer en philosophe-artiste, n’est possible

qu’à ce prix, comme nous l’indique Goyard-Fabre :

Dès lors, comment ne pas se demander d’où provient l’éblouissement dont la philosophie traditionnelle s’enchante alors même qu’il est mortel? D’où naît la monstrueuse illusion par laquelle la philosophie traditionnelle est une imposture? Il importe, dit Nietzsche, d’expliquer l’une et l’autre, d’en déceler les causes afin de pouvoir trouver la thérapeutique qui, déracinant le mal métaphysique, permettra la « guérison » de l’humain trop humain. L’esprit libre ne recouvrera la santé libératrice qu’à ce prix. Il n’y a d’affranchissement que par la compréhension286.

On pourrait croire que cet affranchissement s’était déjà produit avec la mort de Dieu, que le

déclin du christianisme est suffisant pour nous débarrasser du monde-vérité. Pourtant, la mort de

Dieu nous a fait sombrer, nous autres modernes, dans un nihilisme profond. Tout en ne croyant plus

à Dieu et aux valeurs transcendantes, nous avons continué de croire en la nécessité d’un monde-

vérité. Les valeurs, pour avoir de la valeur, doivent encore être idéales. Nous croyons avoir dépassé

la religion grâce à la science, mais la science n’est qu’une nouvelle manifestation de la croyance en

un monde-vérité où existent des lois immuables :

« Volonté de vérité » - cela pourrait être une secrète volonté de mort. […] Il n’y a pas de doute possible, le véridique, dans ce sens audacieux et ultime que présuppose la croyance à la science, affirme en cela un autre monde que celui de la vie, de la nature et de l’histoire; et dans la mesure où il affirme cet « autre monde », comment ne doit-il pas par là même – nier son opposé, ce monde, notre monde?... Mais on aura compris où je veux en venir, c’est-à-dire au fait que c’est toujours sur une croyance métaphysique que repose la croyance à la science, - que nous aussi, hommes de

286 S. Goyard-Fabre, Nietzsche et la conversion métaphysique, Paris, La pensée universelle, 1972, p.77.

103

connaissance d’aujourd’hui, nous sans-dieu et antimétaphysiciens, nous continuons d’emprunter notre feu aussi à l’incendie qu’a allumé une croyance millénaire, cette croyance chrétienne, qui était aussi la croyance de Platon, que Dieu est la vérité, que la vérité est divine287…

Nous nous retrouvons ainsi avec le même type de soupçon grotesque à l’égard de l’existence, ce

même soupçon qui nous a été transmis par les métaphysiques de toute sorte et par le christianisme.

Toutefois, nous nous retrouvons désormais devant un abyme : nous voulons que la vie ait un sens,

nous sentons qu’il doit y avoir des vérités, que la vie n’a de sens que s’il y a un monde-vérité. Et

pourtant, avec la mort de Dieu, nous comprenons qu’une telle vérité n’existe pas. Le nihilisme

moderne dans son aspect négatif, de ce point de vue, c’est de comprendre que la vérité n’existe pas

tout en conservant intimement comme condition a priori de la valeur de l’existence la nécessité

qu’elle ait un sens absolu et transcendant. L’existentialisme athée du 20ième siècle repose

précisément sur cette contradiction. Devant elle, la plupart des hommes choisissent de baser leur

existence sur un relativisme mou qui enlève à l’être humain tout ce qui pouvait lui rester de

grandeur et d’admiration, et « qu’est aujourd’hui le nihilisme, sinon cela?... Nous sommes fatigués

de l’homme… »288. Comment la grandeur humaine pourrait-elle être encore possible au sein d’une

morale où tout se vaut, où toute valeur n’a plus de valeur parce qu’elle ne repose plus sur aucun

principe immuable et transcendant? Étant incapables d’extirper notre esprit de cette « nécessité »

logique, nous sommes condamnés à regarder l’homme mourir d’épuisement et d’ennui devant la

vision de ce qu’est devenue son espèce.

Et pourtant, la mort de Dieu n’a pas que des aspects négatifs, c’est d’elle que peut renaître

une perspective tragique. Le nihilisme offre aux esprits libres une possibilité, peut-être jamais

égalée dans l’histoire de l’homme à ce jour, de modifier entièrement la manière d’évaluer

l’existence :

En effet, nous, philosophes et « esprits libres », nous sentons, à la nouvelle que le « vieux dieu » est « mort », comme baignés par les rayons d’une nouvelle aurore; notre cœur en déborde de reconnaissance, d’étonnement, de pressentiment, d’attente, - l’horizon nous semble enfin redevenu libre, même s’il n’est pas limpide, nos navires peuvent de nouveau courir les mers, courir à l’encontre de tous les dangers, toutes les entreprises risquées de l’homme de connaissance sont de nouveau permises, la mer, notre mer, nous offre de nouveau son grand large, peut-être n’y eut-il jamais encore pareil « grand large » 289.

287 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §344, p.328. 288 F. Nietzsche, La généalogie de la morale, Trad.fr. É. Blondel, O. Hansen-Love, T. Leydenbach et al. Paris,

Flammarion, 2002, Premier traité, §12, p.55. 289 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §343, p.325.

104

Ce « grand large » constitue la toile vierge de l’artiste. Les possibilités de créer foisonnent à

nouveau, peut-être plus que jamais auparavant. Mais l’émergence d’une nouvelle œuvre sur cette

toile n’est envisageable que pour un type d’esprit capable de se libérer des chaînes de la

métaphysique. Il faut des esprits libres, esprits de joueurs, d’artistes, capables de surmonter le

sérieux de l’existence et de restituer l’innocence du devenir à travers leur propre vie. Dixsaut nous

dit de ce philosophe que, « portant en lui les deux pulsions contraires de l’art et de la science, [il] est

sans illusion à l’égard des vérités que l’un comme l’autre ont la prétention de dire, il veut détruire

leurs mythes, mais il est capable de vouloir en inventer un autre et de l’affirmer comme tel, et c’est

cette volonté qui seule, désormais, est tragique »290.

Le but de Nietzsche est de permettre à un foisonnement de perspectives nouvelles de

s’exprimer. C’est nous qui donnons et avons toujours donné une valeur au monde, par là seulement

nous avons pu affirmer le caractère tragique de l’existence, et c’est ainsi que nous surmonterons le

nihilisme moderne, en appliquant l’art à la vie, comme l’exprime Nietzsche dans cet extrait de La

naissance de la tragédie : « Or c’est ici, dans cet extrême danger qui menace la volonté, que

survient l’art, tel un magicien qui sauve et qui guérit. Car lui seul est à même de plier ce dégoût

pour l’horreur et l’absurdité de l’existence à se transformer en représentations capables de rendre la

vie possible. »291. Il le réitère dans Le gai savoir :

Si nous n’avions pas donné notre approbation aux arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, la compréhension de l’universalité du non-vrai et du mensonge que nous offrent à présent les sciences – la compréhension de l’illusion et de l’erreur comme condition de l’existence connaissante et percevante –, nous seraient totalement insupportables. La probité entraînerait le dégoût et le suicide. Mais aujourd’hui notre probité possède une contre-puissance qui nous aide à éluder de telles conséquences : l’art, entendu comme la bonne disposition envers l’apparence. […] Comme phénomène esthétique, l’existence demeure toujours supportable, et l’art nous offre l’œil, la main, et surtout la bonne conscience qui nous donnent le pouvoir de faire de nous-mêmes un tel phénomène. Nous devons de temps en temps nous reposer de nous-mêmes en jetant d’en haut un regard sur nous-mêmes, et, avec un éloignement artistique en riant sur nous-mêmes ou en pleurant sur nous-mêmes; nous devons découvrir le héros et de même le bouffon qui se cachent dans notre passion de connaissance, nous devons quelques fois nous réjouir de notre folie pour pouvoir continuer à éprouver de la joie à notre sagesse292!

290 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, p.465. 291 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie : ou Hellénité et pessimisme, Trad.fr. M. Haar, Paris, Gallimard (coll. Folio essais), 1977, §7, p.56. 292 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §107, p.171.

105

L’art redonne à l’apparence et à l’illusion toute leur importance. Sans lui, l’homme est condamné au

dégoût de lui-même et du monde. Alors que Platon concevait l’apparence au pire comme contraire à

la réalité, au mieux comme un voile qui reproduit maladroitement une sorte de fond originel des

choses, Nietzsche considère que l’apparence ne s’oppose à aucun principe, il n’y a qu’apparence.

Derrière le voile, il n’y a qu’un autre voile, et on aura beau retirer les voiles à l’infini, jamais nous

n’arriverons au fond originel des choses. Il n’y a que des degrés d’apparence. Les Grecs avaient

compris ce principe, ils étaient, rappelons-le, « superficiels par profondeur »293. Pour que naissent

de nouvelles perspectives, nous devons revoir notre conception de l’apparence :

Qu’est-ce pour moi à présent que l’ « apparence »! Certainement pas le contraire d’une quelconque essence, - que puis-je énoncer d’une quelconque essence sinon les seuls prédicats de son apparence! Certainement pas un masque mort que l’on pourrait plaquer sur un X inconnu, et tout aussi bien lui ôter! L’apparence, c’est pour moi cela même qui agit et qui vit, qui pousse la dérision de soi-même jusqu’à me faire sentir que tout est ici apparence, feu follet, danse des esprits et rien de plus, - que parmi ces rêveurs, moi aussi, l’ « homme de connaissance », je danse ma propre danse, que l’homme de connaissance est un moyen de faire durer la danse terrestre, et qu’il fait partie en cela des grands intendants des fêtes de l’existence, que l’enchaînement et la liaison sublimes de toutes les connaissances sont et seront peut-être le suprême moyen de maintenir l’universalité de la rêverie et la toute-intelligibilité mutuelle de tous ces rêveurs, et par là justement de prolonger la durée du rêve294.

Cette nouvelle manière d’envisager l’apparence n’exclut pas la possibilité de voir la vie comme une

opportunité de connaissance, mais la connaissance n’est plus considérée comme un lieu de repos,

une assise certaine où l’on peut se cristalliser pour éviter de souffrir. La « vérité » que l’homme

tragique recherche n’est pas constituée sur la base de l’opposition avec l’erreur, elle est l’expression

d’une surabondance de force, toujours sous le mode du jeu, comme le souligne Monique Dixsaut :

Cette vérité-là ne peut venir prendre rang dans l’histoire de l’erreur puisqu’elle n’a pas l’erreur pour contraire. Celui qui ose la dire ose affronter la vie, et la vie n’a pas de vérité, elle est la vérité qui détruit toute possibilité de vérité, la réalité impossible à dissocier de l’apparence, le chaos de forces qui exclut toute constitution d’un monde unifié, la nécessité implacable et sans finalité. La force de regarder la vérité qu’est la vie a sa source dans la vie elle-même. Celui qui a cette force jouit d’une vie qui a en lui une telle surabondance qu’elle supporte de se connaître elle-même, y compris dans son besoin d’erreur et d’illusion. [...] Sans garantie et sans possibilité, la vérité est une expérience à faire; c'est pour découvrir la force et la limite de son esprit que le philosophe met sa vie au service de la connaissance. [...] La vérité que dit la

293 Ibid, Avant-propos, §4, p.16. 294 F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §54, p.110.

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connaissance héroïque est terrible, terrible et non pas vraie, mais agissante, destructrice, libératrice295.

La connaissance devient ainsi une interprétation qui a conscience d’être une interprétation, c’est en

cela que réside sa probité, et par là nous pouvons nous réconcilier avec le monde, en reconnaissant

le caractère fondamentalement artistique de toute interprétation. La philosophie ne doit pas avoir

pour but de démontrer la vérité, elle doit être mise au service de la vie :

Car au point de vue scientifique, tout système est une illusion, une erreur qui trompe le besoin de connaissance et ne le satisfait que temporairement. La valeur de la philosophie ne réside donc pas dans la sphère de la connaissance mais dans la sphère de la vie; le vouloir vivre utilise la philosophie pour réaliser une forme d’existence supérieure. […] La beauté, la grandeur d’une construction de l’univers (alias d’une philosophie) décide à présent de sa valeur296.

La valeur d’une pensée réside donc dans son caractère esthétique, dans la richesse qu’elle déploie et

la surabondance de force qui en émane. L’être humain est fondamentalement artiste. Toute la

grandeur humaine réside dans ce fait, et le nihilisme ne peut être surmonté que par la destruction de

la croyance métaphysique de l’ être, et par un « oui » glorieux au caractère tragique de l’existence,

comme le rappelle Patrick Wotling en nous disant que : « […] le refus de l’ontologie qu’accomplit

le créateur artistique en jouant avec les apparences constitue l’activité fondamentale de l’homme; et

[…] rien n’a plus de prix que l’acquiescement à ce jeu pour atteindre aux formes les plus hautes de

la vie humaine. »297.

Par le développement de la conscience et de la rationalité, l’être humain s’est éloigné du reste

du règne animal, il s’est placé au-dessus des autres animaux et a cru par là être « meilleur » qu’eux.

Les philosophes, en répandant ces croyances à l’humanité, se sont éloignés de la vie, ils s’en sont

imaginairement extirpés pour faire d’eux-mêmes des êtres à part, oubliant en eux les artistes qu’ils

sont, ce qu’illustre bien Goyard-Fabre :

Alors les philosophes, prisonniers d’ « une foule d’erreurs et de fantasmes » ont, de l’univers, arraché le devenir et les riches métamorphoses qu’il rend possibles ; ils ont oublié l’histoire, ils ont omis la genèse et leur plus grosse erreur a été, en conséquence, de ne pas comprendre que ce n’est pas la chose en soi qui est riche de sens, profonde, prodigieuse, grosse d’heur ou de malheur…Ils n’ont pas su reconnaître en l’homme «

295 M. Dixsaut, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, pp.326-327. 296 F. Nietzsche, La naissance de la philosophie à l’époque de la tragédie grecque, Trad.fr. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1938, p.158. 297 P. Wotling, La philosophie de l’esprit libre : Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion (Champs essais), 2008, p.83.

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le coloriste » du monde, l’auteur de son sens qui est leurs illusions, mais aurait pu être sa vérité. […] La métaphysique a été une trahison de la pensée.298

L’être humain, et particulièrement le philosophe, est ainsi une forme d’anomalie de la nature qui, le

premier sur terre, a osé juger l’existence et la condamner. Son malheur, qui réside dans ce

développement incongru face au reste de la nature, peut toutefois permettre à l’homme d’envisager

l’existence d’un point de vue tout à fait unique, et il faut, pour Nietzsche, revenir à la source

élémentaire de la vie et l’aimer jusque dans nos plus petites actions quotidiennes. Il faut être artistes

de nos vies et par là, aimer l’existence dans toute son instabilité, son incertitude, et ainsi dans toute

sa richesse et sa variété. Critiquer la métaphysique indépendamment de cette idée serait vain,

comme le montre Michel Haar :

Mais Nietzsche ne se contente pas de montrer par exemple que la peur du corps a inspiré aux métaphysiciens la fiction d’un monde immuable, inaccessible à l’erreur et à la douleur. Il s’efforce de donner, du corps, du sujet, du monde, des descriptions animées par l’amour de leur polychromie, de leur polyphonie, de leur polyvalence. Il ne veut pas tant réhabiliter l’apparence contre l’essence, le multiple contre l’un, que réparer l’oubli des vérités discrètes, retrouver le prix des pensées et des gestes quotidiens, minimes, légers, dépourvus de fins transcendantes, pris dans le clair-obscur des différences simples et ordinaires. Il fait apparaître que la préoccupation des causes premières et des fins ultimes, la recherche de l’originaire et le l’inconditionné dissimulent et font perdre de vue les perspectives élémentaires du vivant.299

Pour rétablir l’innocence du devenir et aimer de nouveau la vie, il nous faut nous débarrasser

de la mauvaise conscience qui émerge de la morale réactive, fondée dans la croyance au sujet libre

et pensant ainsi que celle de la « réalité » tirée dans la logique grammaticale. Bref, il faut nous

débarrasser de la métaphysique. Nous devons revenir à la source du vivant, et envisager l’existence

sous une perspective nouvelle, et : « c’est tout cela que nous devons apprendre des artistes, en étant

pour le reste plus sages qu’eux. Car chez eux, cette force subtile qui leur est propre s’arrête

d’ordinaire là où s’arrête l’art et où commence la vie; mais nous, nous voulons être les poètes de

notre vie, et d’abord dans les choses les plus modestes et les plus quotidiennes »300.

298 S. Goyard-Fabre, Nietzsche et la conversion métaphysique, Paris, La pensée universelle, 1972, p.81. 299 M. Haar, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, p.11. 300F. Nietzsche, Le gai savoir, Trad.fr. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2008, §299, p.277.

108

Bibliographie

I. Œuvres primaires

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II. Œuvres secondaires

ARISTOTE, Métaphysique, Tome 1, Livre A à Z, Trad,fr. Jean Tricot, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2000, Livre Z, 1-30, 309p. AUBENQUE, Pierre, Le problème de l’être chez Aristote : Essai sur la problématique aristotélicienne, Paris, PUF (coll. Quadrige), 1943, 551p. BEAUFRET, Jean, Parménide : Le poème, Paris, Quadrige (PUF), 2006, 93p. BRISSON, Luc, CANTO, Monique, DEMONT, Paul et al. Problèmes de la morale antique : sept études, Amiens, Faculté des lettres, 1993, 131p. GAUTHIER, Clermont, TARDIF, Maurice, La pédagogie : théorie et pratique de l’Antiquité à nos jours, Québec, G. Morin, 1996, 345p. DANNHAUSER, Werner J., Nietzsche’s view of Socrates, Ithaca and London, Cornell university press, 1974, 283p. DIET, Emmanuel, Nietzsche et les métamorphoses du divin, Paris, Cerf (coll. horizon philosophique), 1972, 159p. DIXSAUT, Monique, Platon-Nietzsche : L’autre manière de philosopher, Clamecy, Fayard (coll. Ouvertures), 2015, 338p. DIXSAUT, Monique, Le naturel philosophe : Essai sur les dialogues de Platon, Paris, Les belles lettres (coll. Librairie philosophique J. Vrin.), 1985, 423p. DIXSAUT, Monique, Nietzsche : Par-delà les antinomies, Paris, Librairie philosophique J.Vrin (coll. La Transparence), 2006, 476p. FESTUGIÈRE, A.- J., De l’essence de la tragédie grecque, Paris, Aubier Montaigne, 1969, 143p. GADAMER, Hans-Georg, L’éthique dialectique de Platon, Interprétation phénoménologique du Philèbe, Trad.fr. F. Vantan et V. von Schenck, Arles, Le génie du philosophe (coll. Acte sud), 1994, 323p. GOYARD, FABRE, Simone, Nietzsche et la conversion métaphysique, La pensée universelle, 1972, 222p. GRONDIN, Jean, Introduction à la métaphysique, Montréal, Presses universitaires de Montréal (coll. Paramètres), 2004, 376p. HAAR, Michel, Nietzsche et la métaphysique, Paris, Gallimard, 1996, 293p. HADOT, Pierre, Le voile d’Isis : Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard (Folio essais), 2004, 394p. JACQUEMARD, Simonne, Trois mystiques grecs : Orphée, Pythagore, Empédocle, Paris, Albin Michel (coll. Spiritualité vivante), 1997, 169p.

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KESSLER, Mathieu, Nietzsche ou le dépassement esthétique de la métaphysique, Paris, PUF (Thémis Philosophie), 1999, 312p. LAËRCE, Diogène, Vies et doctrines des philosophes illustres, Trad. J-F Balaudé, L. Brisson, J. Brunschwig, et al., Paris, Le livre de poche (coll. La pochothèque), 1999, 1398p. MATTÉI, Jean-François, Pythagore et les pythagoriciens, Paris, PUF (Que sais-je?), 2013, 127p. MOREAU, Joseph, La construction de l’idéalisme platonicien, Paris, Boivin et cie., 1939, 515p. PHILONENKO, Alexis, Leçons platoniciennes, Paris, Belles lettres, 1997, 602p. ROBIN, Léon, Platon, Paris, Alcan (coll. Grands philosophes), 1935, 364p. TELOH, Henry, The development of Plato’s metaphysics, University park, Pennsylvania state university press, 1981, 256p. THOMAS, Balthasar, S’affirmer avec Nietzsche, Paris, Eyrolles (coll. Vivre en philosophie), 2010, 216p. WOTLING, Patrick, La philosophie de l’esprit libre : Introduction à Nietzsche, Paris, Flammarion (Champs essais), 2008, 463p. YOUNG, Julian The death of God and the meaning of life, New York, Routledge Taylor & Francis Group, 2003, 236p.

III. Articles

D’IORIO, Paolo, « Les volontés de puissance » dans « La volonté de puissance » n’existe pas, Paris, L’éclat, 1997, 144p. GABRIEL-LESZL, Walter, « Pourquoi les formes? Sur quelques-unes des raisons pour lesquelles Platon a conçu l’hypothèse des formes intelligibles », dans J-F Pradeau (coord.) Platon : les formes intelligibles. Sur la forme intelligible et la participation dans les dialogues platoniciens, Paris, PUF, 2001, pp.87-128. NUSSBAUM, Martha, Fictions of the soul, Philosophy and literature, vol.7, no.2, 1983. pp.145-161 SZLEZAK, Thomas, Alexander, « Le témoignage d’Aristote », dans Platon et les pythagoriciens, Hiérarchie des savoirs et des pratiques, Musique – Science – Politique, dir. Jean-Luc Périllé, Cahiers de philosophie ancienne n.20, Grèce, Ousia, 2008, pp.93 à 115. VAN WIELE, Joseph, « Heidegger et Nietzsche : Le problème de la métaphysique », Revue Philosophique de Louvain, 1968, Volume 66, Numéro 91, pp. 435-486.